Les leçons de la marée noire par Naomi Klein, Courrier International

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Les leçons de la marée noire par Naomi Klein, Courrier International
Document Cinq heures avec Prince
RUSSIE Le sexe, travail d’appoint
CÔTE D’IVOIRE Cacao en péril
COLOMBIE Chanter est dangereux
www.courrierinternational.com
N° 1029 du 22 au 28 juillet 2010 - 3,50 €
Bel été !
Les leçons de la marée noire
par Naomi Klein
AFRIQUE CFA : 2 600 FCFA - ALGÉRIE : 450 DA - ALLEMAGNE : 4,00 €
AUTRICHE : 4,00 € - CANADA : 5,95 $CAN - DOM : 4,20 € - ESPAGNE : 4,00 €
E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ - GRÈCE : 4,00 € - IRLANDE : 4,00 €
ITALIE : 4,00 € - JAPON : 700 ¥ - MAROC : 30 DH - NORVÈGE : 50 NOK
PORTUGAL CONT. : 4,00 € - SUISSE : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP
M 03183 - 1029 - F: 3,50 E
3:HIKNLI=XUXZUV:?l@k@c@j@a;
s o m m a i re
●
4 parmi les sources cette semaine
6 éditorial par Philippe Thureau-Dangin
6 l’invité Joschka Fischer, Süddeutsche Zeitung, Munich
10 à l’affiche
10 ils et elles ont dit
23
Monde arabe
d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re
8 france
Deux morts, deux mesures
SOCIÉTÉ Le racisme à visage découvert
FRANÇAFRIQUE La dette de sang ne s’effacera jamais
37
Le Petit
DÉCOUVERTE A Brooklin, “la Petite France” a tout de la grande
12 europe
ESPAGNE Heurs et malheurs de l’indépendance catalane
Journal
de la crise
ALLEMAGNE Tous les extrêmes ne sont pas égaux
RUSSIE Mon corps m’appartient, donc je le loue
ROYAUME - UNI Faire comme si l’Europe n’existait pas
ALBANIE A nos chers parents, ces oubliés de la démocratie
ALLEMAGNE La dernière bataille des enfants de la guerre
17 amériques
45
ÉTATS - UNIS Obama dompte Wall Street, pas les électeurs
INFLUENCE Une réforme qui renforce le ministre des Finances
COLOMBIE Chanter peut nuire gravement à la santé
Document
ÉTATS - UNIS Ce crime qui a choqué l’Amérique
20 asie
Cinq heures avec
le Prince de
Paisley Park
13
Russie
CAMBODGE Quelle justice pour les victimes de Pol Pot ?
PAKISTAN Tout est bon pour éliminer les talibans
JAPON Un trouble-fête nommé Votre Parti
MYANMAR Le chapeau de la discorde
Mon corps m’appartient,
donc je le loue
INDE La classe moyenne se défile
23 moyen-orient
MONDE ARABE Deux morts, deux mesures
IRAN La révolte du bazar fait reculer le gouvernement
ARABIE SAOUDITE Devenir le plus grand creuset musulman
26
Dossier
25 afrique
SOMALILAND Un havre de paix et de stabilité politique
TUNISIE Ben Ali n’aime vraiment pas la presse indépendante
enquêtes et reportages
26 dossier Marée noire
32 enquête Le cacao ne fait plus recette
34 la bd de l’été (3/5) par Joe Sacco
45 document Cinq heures avec Prince
Marée noire
▶ En couverture : Prince Mike Ruiz/Kikit
▶ Les plus de courrierinternational.com ◀
BLOGS
i n t e l l i ge n c e s
37 Le Petit Journal de la crise
*X
Le regard des journalistes
de Courrier international
Taxer les riches, c’est bon pour la croissance
41 multimédia
TENDANCE La presse russe prend ses aises en province
42 sciences
RECHERCHE L’Asie du Sud-Est en panne de scientifiques
43 économie
Win McNamee/Getty Images
VU DU MONDE ARABE Un jour on regrettera l’Europe
N
*g INSOLITES
Dégustez des inédits
TRAVAIL Les ouvriers chinois font désormais la loi
rubriques
52 le livre De Bewaker, de Peter Terrin
52 saveurs Inde : petite graine miraculeuse
54 insolites Corrida : plus la foi, les foies
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
3
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
CARTOONS
Plus de 4 000 dessins
de presse à découvrir
l e s s o u rc e s
●
PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE
AAFAQ (aafaq.org) Arabie
Saoudite (siège à
Washington). “Horizons”
fut fondé à Washington
en 2006 par le journaliste
et écrivain saoudien ansour
El-Haj en tant que site
des réformateurs dans
le monde arabe. Combattre
le terrorisme, défendre
les droits de l’homme
et promouvoir la démocratie
sont au centre de ses
thèmes. Aafaq s’intéresse
aussi aux sujets liés aux
Arabes et aux musulmans
vivant aux Etats-Unis.
LE COURRIER 9 100 ex., Suisse,
quotidien. Humaniste,
progressiste et
altermondialiste : ainsi
se définit le quotidien
des milieux alternatifs
et associatifs genevois.
Une identité bien éloignée
de la défense des intérêts
catholiques dans le canton
de Genève, bastion
protestant, pour laquelle le
journal a été créé en 1868 !
DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex.,
Portugal, quotidien. Fondé
en 1864, le “Quotidien
des nouvelles” fut l’organe
officieux du salazarisme.
Aujourd’hui, le DN est
devenu un journal que l’on
peut qualifier de centriste.
Grâce au renouvellement
de sa maquette et à ses
efforts pour divulguer une
information complète, le
titre voit son public rajeunir.
FINANCIAL TIMES 448 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Le journal de référence,
couleur saumon, de la City
et du reste du monde. Une
couverture exhaustive de
la politique internationale,
de l’économie
et du management.
THE GUARDIAN 364 600 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Depuis 1821,
l’indépendance, la qualité
et l’engagement à gauche
caractérisent ce titre
qui abrite certains
des chroniqueurs les plus
respectés du pays.
THE INDEPENDENT 215 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Créé en 1986, c’est l’un
des grands titres de la presse
britannique de qualité.
Il se distingue de ses
concurrents par son
indépendance d’esprit, son
engagement proeuropéen
et ses positions libérales
sur les questions de société.
INSIDEIRAN.ORG (insideiran.org),
Iran. Ce journal en ligne
bihebdomadaire traite
de l’actualité iranienne
en se fondant sur les articles
d’auteurs vivant en Iran
et hors d’Iran. Il est financé
par The Century
Foundation, un think
tank américain.
INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE
242 000 ex., France,
quotidien. Le quotidien
mondial par excellence, créé
par des Américains en 1887,
édité à Paris, imprimé
dans 28 villes du monde,
lu dans 180 pays ; le titre est
beaucoup plus que l’édition
internationale du New York
Times, son unique
propriétaire.
IN THESE TIMES 17 000 ex.,
Etats-Unis, mensuel.
“Eclairer et analyser
les mouvements pour la justice
sociale, environnementale
et économique” : telle est
la mission que s’est donnée
ce magazine militant fondé
en 1976 par l’historien
James Weinstein.
Une mission qu’il accomplit
en publiant des enquêtes
de très bonne tenue
sur des sujets délaissés
par les grands médias.
Il appartient au puissant
groupe Multimedios.
DE MORGEN 69 000 ex.,
Belgique, quotidien. Créé
en 1978 sur le modèle
français de Libération,
le quotidien progressiste
flamand a bousculé la presse
belge par une ligne éditoriale
agressive. Spécialiste
du scoop, “Le Matin”
se distingue également par la
qualité de ses photographies.
THE NATION 117 000 ex.,
Etats-Unis, hebdomadaire.
Fondé par des
abolitionnistes en 1865,
Etats-Unis, quotidien.
Avec 1 000 journalistes,
29 bureaux à l’étranger
et plus de 80 prix Pulitzer,
c’est de loin le premier
quotidien du pays,
dans lequel on peut lire
“all the news that’s fit to print”
(toute l’information
digne d’être publiée).
NOW LEBANON
(nowlebanon.com),
Liban. Créé en 2007, le site
propose une couverture de
l’actualité, des analyses
et une base documentaire
– ainsi que des cartes –
THE IRISH TIMES 119 000 ex.,
Irlande, quotidien.
Les prix remportés
par les journalistes de
The Irish Times confirment
régulièrement son statut
de quotidien de référence.
Et tout en gardant une
grande sobriété, il jouit d’un
large lectorat, notamment
pour son édition du samedi.
MAPO, Albanie, hebdomadaire.
Fondé en octobre 2006,
ce magazine d’information
ambitionne d’être différent
de ses concurrents (le
marché des hebdomadaires
étant très fourni en Albanie)
par son franc-parler.
Chaque semaine, il s’attarde
ainsi sur un fait marquant
de l’histoire albanaise
ou des Balkans en général.
MILENIO 80 000 ex., Mexique,
quotidien. Né en 2000
à Monterrey, la grande ville
du Nord, “Millénaire”
possède aussi des rédactions
à Mexico et dans d’autres
villes de province.
Son ton irrévérencieux
traduit une approche
incisive de l’actualité
politique mexicaine.
OUTLOOK 250 000 ex., Inde,
Allemagne, hebdomadaire.
Premier magazine
d’actualité allemand.
Appartient au groupe
de presse Gruner + Jahr.
Toujours à la recherche
d’un scoop, cette “Etoile”
a un peu pâli depuis
l’affaire du faux journal
intime de Hitler.
hebdomadaire. Créé en
octobre 1995, le titre est très
vite devenu l’un des hebdos
de langue anglaise les plus
lus en Inde. Sa diffusion suit
de près celle d’India Today,
l’autre grand hebdo indien,
dont il se démarque
par ses positions nettement
plus critiques.
EL PAÍS 392 000 ex.
(777 000 ex. le dimanche),
Espagne, quotidien. Né en
mai 1976, six mois après la
mort de Franco, “Le Pays”
est une institution. Il est
le plus vendu des quotidiens
d’information générale
et s’est imposé comme
l’un des vingt meilleurs
journaux du monde.
Plutôt proche des socialistes,
il appartient au groupe de
communication PRISA.
AL-QABAS 50 000 ex., Koweït,
quotidien. Certainement
le titre le plus prestigieux
de ce petit émirat pétrolier.
Fondé en 1976, il appartient
à cinq grandes familles et
constitue donc le porte-voix
des intérêts de la bourgeoisie
libérale. C’est aussi l’une
des tribunes du mouvement
démocratique “orange”
de jeunes qui s’opposent
à la pernicieuse islamisation
du pays.
MAINICHI SHIMBUN 3 960 000 ex.
(éd. du matin),
1 660 000 ex. (éd. du soir,
au contenu différent), Japon,
quotidien. Fondé en 1872
sous le nom de Tokyo Nichi
Nichi Shimbun, le Mainichi
Shimbun est le plus ancien
quotidien japonais. Il a pris
la dénomination actuelle en
1943 lors d’une fusion avec
l’Osaka Mainichi Shimbun.
Centriste, le “Journal
de tous les jours” est le
troisième quotidien national
du pays par la diffusion.
est actuellement le journal
le plus lu en Albanie.
POLITIKEN 107 000 ex.,
Danemark, quotidien.
Fondé en 1884, Politiken est
aujourd’hui un quotidien de
centre gauche qui se donne
encore l’image d’un certain
“radicalisme culturel”.
THE IRRAWADDY 1 500 ex.,
Myanmar, mensuel.
Ce journal d’opposition
démocratique à la junte au
pouvoir a été créé en 1993.
Sa rédaction, basée
à Chiangmai, en Thaïlande,
est composée d’anciens
étudiants ayant fui
la répression du régime.
HET NIEUWSBLAD 261 000 ex., Belgique,
quotidien. Lancé en 1929 par le journal de référence de l’establishment flamand De Standaard,
Het Nieuwsblad est (avec les autres titres régionaux comme De Gentenaar et Het Volk du même
groupe) le pendant populaire moins politique, plus
généraliste et plus sportif qui s’adresse au petit
employé conservateur et catholique de Flandre.
résolument à gauche,
The Nation est l’un
des premiers magazines
d’opinion américains.
Des collaborateurs tels
que Henry James, Jean-Paul
Sartre ou Martin Luther
King ont contribué
à sa renommée.
THE NEWS 120 000 ex., Pakistan,
quotidien. Le titre, fondé
en 1991, se définit comme
progressiste dans ses prises
de position politiques
et économiques.
Son supplément dominical
propose aussi d’intéressantes
observations et analyses
sur les problèmes politiques
et sociaux.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche),
concernant la vie politique
du Liban sur le plan
intérieur et international.
Une version anglaise
reprend certaines
de ses rubriques.
SCIDEV.NET (scidev.net),
Royaume-Uni. Au-delà
de son site basé à Londres,
Science and Development
Network tente de développer
des pôles locaux et anime
des ateliers de formation
dans les pays
en développement.
Le site a été développé
par des journalistes
du magazine scientifique
Nature, et est soutenu
par plusieurs fondations.
Burkina Faso, quotidien.
Fondé en 1974, L’Obs
est aujourd’hui le plus
lu des trois quotidiens
de la capitale burkinabé.
L’essentiel de ses 16 pages
est consacré à l’actualité
politique nationale
et régionale.
SEMANA 180 000 ex.,
Colombie, hebdomadaire.
Ce magazine a été créé
en 1946 par Alberto Lleras
Camargo, après avoir
terminé son mandat
présidentiel. De tendance
libérale, il a été contraint
de fermer en 1961 puis
a été refondé en 1982.
Il s’agit d’un des
meilleurs hebdomadaires
d’Amérique latine, pour son
indépendance, sa modernité
et sa qualité d’information.
OGONIOK 67 000 ex., Russie,
SHEKULLI 25 000 ex.,
L’OBSERVATEUR PAALGA 7 000 ex.,
hebdomadaire. Après plus
d’un siècle d’une histoire
mouvementée, “La Petite
Flamme” se présente
aujourd’hui comme
Courrier international n° 1029
un magazine d’informations
générales et de reportages
richement illustrés.
Albanie, quotidien. Fondé
en septembre 1997,
“Le Siècle”, qui se définit
comme “national
et indépendant”,
STERN 1 275 000 ex.,
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Né à
Munich, en 1945, le journal
intellectuel du libéralisme de
gauche allemand est l’autre
grand quotidien de référence
du pays, avec la FAZ.
DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex.,
Allemagne, quotidien.
Ce titre alternatif, né
en 1979 à Berlin-Ouest,
s’impose comme le journal
de gauche des féministes,
des écologistes et
des pacifistes… sérieux.
TO VIMA 20 000 ex.
(140 000 ex. le dimanche),
Grèce, quotidien.
L’influence de “La Tribune”
dépasse largement
sa diffusion. Ses éditoriaux
et ses pages culturelles
sont très lus. Son édition
du dimanche, avec
des suppléments spécialisés
et deux magazines,
est remarquable. To Vima
appartient au groupe
Lambrakis.
THE WALL STREET JOURNAL
2 000 000 ex., Etats-Unis,
quotidien. C’est la bible
des milieux d’affaires. Mais
à manier avec précaution :
d’un côté, des enquêtes
et reportages de grande
qualité ; de l’autre, des pages
éditoriales tellement
partisanes qu’elles tombent
trop souvent dans
la mauvaise foi la plus
flagrante.
THE WASHINGTON POST 700 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien.
Recherche de la vérité,
indépendance :
la publication des rapports
secrets du Pentagone
sur la guerre du Vietnam ou
les révélations sur l’affaire
du Watergate ont démontré
que le Post vit selon
certains principes. Un grand
quotidien de centre droit.
EL-WATAN 50 000 ex., Algérie,
quotidien. Fondé en 1990
par une équipe de
journalistes venant d’El
Moudjahid, quotidien officiel
du régime, “Le Pays”
est très rapidement devenu
le journal de référence avant
d’être concurrencé plus tard
par d’autres quotidiens. Son
directeur, Omar Belhouchet,
est une figure de la presse
algérienne. Condamné
plusieurs fois à la prison
et victime d’un attentat,
il a reçu de nombreux prix
à l’étranger.
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication
Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président
Dépôt légal : juillet 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
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Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)
Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Raymond Clarinard (16 77)
Chefs des informations Catherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59)
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Direction artistique Sophie-Anne Delhomme, Marie Varéon (16 67)
Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef de service
adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King
(Royaume- Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France,
16 59), Marie Bélœil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias
(Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne,
16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer
(Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark), Alexia
Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède),
Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas
(Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela
Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie,
Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase,
Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Larissa Kotelevets
(Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord,
16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32 ), Marc-Olivier Bherer
(Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine,
16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès
Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie
du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime
(Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées),
Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié
(chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte,
16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie
(Turquie) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Pierre Lepidi, Anne
Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda
Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du
Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt Economie Pascale Boyen
(chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Sciences Anh Hoà
Truong (16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices &
saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice,
17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre,
17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal (webmestre,
16 61), Mathilde Melot (marketing, 16 87), Pauline Hardoüin
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin,
Emmanuelle Morau (16 62)
Traduction Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle
Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline
Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie
Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage
Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol
(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet
(16 83), Lidwine Kervella (16 10)
Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie
Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan
Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70)
Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation)
Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon)
Informatique Denis Scudeller (16 84)
Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe)
et Sarah Tréhin (responsable de fabrication). Impression, brochage : Maury,
45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Edwige Benoit, Gilles Berton, Marianne
Bonneau, Valérie Brunissen, Isabelle Bryskier, Elise Cannuel, Marianne Dardard,
Isabelle Daussun, Geneviève Deschamps, Valeria Dias de Abreu, Stéphanie
D’Hooghe, Alexandre Dumont-Blais, Sika Fakambi, Marion Gronier, Julie Hammett,
Valentine Morizot, Marina Niggli, Jacky Péraud, Françoise Picon, Stéphanie Saindon,
Marie-Laure Sers, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Janine de
Waard, Zhang Zhulin, Anna Zyw
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
Directeur délégué Régis Confavreux Secrétaire général Paul Chaine (17 46).
Assistantes : Sophie Daniel (16 52), Sophie Jan (16 99), Natacha Scheubel.
Responsable contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de
Frayssinet (16 13)
Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02
Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99)
Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable
publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef
de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion
internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet
Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18),
Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Sophie Rousseaux (17 39)
Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice
générale : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@
publicat.fr> (13 97). Directrices de clientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt
(13 47), Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic
Frémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril
Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site
Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur
de la publicité : Arthur Millet, <[email protected]> Modifications de services ventes
au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146
Abonnements Tél. de l’étranger : 00 33 3 44 62 52 73. Fax : 03 44 12 55 34. Courriel
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per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA
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Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at
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International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.
Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour les kiosques France
métropolitaine et un CD Prince pour les kiosques France métropolitaine et pour les
kiosques Suisse.
CO URRIER INTERNATIONAL N° 1029
4
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
l’invité
É D I TO R I A L
L
e non turc aux nouvelles sanctions contre l’Iran région des alternatives à sa dépendance croissante
décidées par le Conseil de sécurité des Nations vis-à-vis des fournisseurs d’énergie russes.
L’Europe ne peut simplement pas se permettre de s’aliéunies [ce vote a eu lieu le 9 juin] témoigne de
façon spectaculaire de la distance qui s’est ner la Turquie. Et si celle-ci se détourne d’elle, c’est bien
installée entre l’Occident et la Turquie. Sommes- à cause de la politique européenne de ces dernières années. La sécurité de l’Europe au XXIe siècle se décidera
nous aujourd’hui en train de découvrir les conséquences de la politique étrangère du gouveressentiellement chez ses voisins du Sud-Est – donc là
nement AKP du Premier ministre Tayyip
où la Turquie est incontournable et le sera encore plus
Erdogan, qui vise à faire changer la Turquie de camp, à l’avenir. Or au lieu de lier la Turquie le plus étroiteà la faire revenir à ses racines orientalo-musulmanes ?
ment possible à l’Europe et à l’Occident, la politique
Cette crainte est exagérée, voire erronée. Et même si
européenne pousse Ankara directement dans les bras
on en arrivait là, ce serait plutôt le fait de l’Occident, de la Russie et de l’Iran !
non celui de la classe politique turque. Car la politique
Cette politique est à la fois paradoxale, absurde et témoigne
étrangère “néo-ottomane” d’Ankara, qui vise à mettre
d’une très courte vue. La Russie, l’Iran et la Turquie ont
un terme aux conflits entre
toujours été des rivaux et jala Turquie et ses voisins, et
mais des alliés dans la région.
aux conflits internes de ces
L’aveuglement européen
pays, ainsi qu’à engager acignore cet état de fait.
tivement la Turquie dans la
La confrontation entre la
région, n’est nullement en
Turquie et Israël a elle aussi
contradiction avec les intépour conséquence de renrêts de l’Occident – bien au
forcer les forces radicales du
contraire. L’Occident va
Proche-Orient. Une ques■ Ministre des Affaires étrangères (vert)
devoir enfin considérer la
tion se pose donc : qu’attendu gouvernement Schröder de 1998 à
Turquie comme un partedent exactement Bruxelles
2005, Fischer a quitté la vie politique en
naire sérieux, non plus comet les capitales européennes
2006. Diplomate aguerri, il enseigne
me un vassal. Après la décipour lancer un pont pratidepuis lors à l’université de Princeton et
sion sur l’Iran du Conseil de
cable entre les deux pays ?
est devenu consultant pour le projet eurosécurité, Robert Gates, le
L’Occident ne peut accepter
péen de gazoduc Nabucco. Il a 62 ans.
ministre de la Défense améune rupture durable entre
ricain, a violemment reproché à l’Europe d’avoir, par Israël et la Turquie si on ne veut pas que la région soit
son comportement, contribué à l’aliénation de la encore déstabilisée pour longtemps. L’Europe doit agir
Turquie. Cette franchise fort peu diplomatique a sus- en ce sens.
cité une vive indignation à Paris et à Berlin – à tort, car La Turquie n’est pas le seul endroit où l’Europe s’illustre
Gates avait malheureusement touché juste. Depuis que par son inactivité. Bruxelles devrait s’engager massiveSarkozy a remplacé Chirac en France et Merkel ment dans les pays du sud du Caucase et de l’Asie censuccédé à Schröder en Allemagne, l’UE fait patienter trale (ou encore en Ukraine), où elle devrait, avec l’acla Turquie.
cord des petits Etats concernés, poursuivre et faire triomOn ne le répétera jamais assez : la Turquie occupe une pher ses intérêts énergétiques face à la Russie. Car la
situation géopolitique idéale dans la région, une des zones crise économique et financière mondiale, ainsi que l’enclés pour la politique mondiale, en particulier pour la
trée de la Chine sur la scène géopolitique, ce nouvel acsécurité européenne. L’est de la Méditerranée, la mer
teur qui planifie à long terme, font considérablement
Egée et l’ouest des Balkans, la région caspienne et le sud
bouger les choses. L’Europe risque de ne plus avoir asdu Caucase, l’Asie centrale, le Proche-Orient et le Moyensez de temps, y compris dans son voisinage. Car tous
Orient : l’Occident ne pourra pas faire grand-chose dans ces pays souffrent de son absence de politique étrangère
cette zone sans le soutien d’Ankara. Et cela vaut non seuactive et d’engagement fort. Que disait un homme d’Etat
lement en matière de sécurité mais également en matière
russe important de la fin du XXe siècle, au juste ? “Ced’énergie, alors que l’Europe espère trouver dans cette
lui qui arrive trop tard sera puni par la vie.”
■
Cessons de
négliger Ankara
Philippe Thureau-Dangin
L E
D E S S I N
D E
L A
Süddeutsche Zeitung (extraits), Munich
F. Reiss/AP-Sipa
Rappelez-vous : en octobre 2007,
au cours du Grenelle de l’environnement, la France décidait de
tourner le dos au tout-bagnole, du
moins le croyait-on. En mai 2008,
nouvel épisode, le prix du brut
s’envolait, on évoquait même un
cours possible à 200 dollars le baril qui allait changer notre civilisation. Fin 2009, à Copenhague, on
a espéré jusqu’à la dernière minute que le sommet
sur le changement climatique aboutirait à un accord
chiffré de réduction des gaz à effet de serre… Mais,
aujourd’hui, il faut déchanter.
La France construit toujours des autoroutes inutiles.
Le prix du brut tourne autour des 75 dollars. Les
discussions de l’après-Copenhague s’enlisent et le
sommet de Cancún, en décembre prochain, ne sera
pas décisif. Quant à Obama, il veut faire passer en
force une loi “climat” au rabais – qui insisterait plus
sur l’indépendance énergétique des Etats-Unis que
sur la limitation des émissions… Même la terrible
catastrophe de la Louisiane, sur laquelle nous revenons dans notre dossier, ne parvient pas à faire
changer les opinions, ni outre-Atlantique ni ici.
Naomi Klein le rappelle : la côte du golfe du
Mexique sera défigurée pour longtemps. Pour
preuve, le sinistre du Torrey Canyon pollue toujours,
quarante ans après.
Pourtant, si terribles que soient ces marées noires,
ce n’est pas là le pire. Notre dépendance au pétrole
a d’autres effets, encore plus irréversibles. Selon
les calculs de la NASA, le début de l’année 2010
est le plus chaud jamais enregistré depuis que l’on
mesure les températures, c’est-à-dire depuis 1880.
Les glaciers de Patagonie comme ceux d’Asie ou
d’Europe fondent plus vite que jamais. Le Pérou
peut bien imaginer de peindre en blanc leurs glaciers pour les protéger du soleil, et l’Italie de leur
mettre une couverture thermique pour réduire
la fonte durant l’été, ces subterfuges sont risibles
face au défi que nos voitures et nos modes de vie
imposent à la Terre. BP est certes une entreprise
arrogante qui se lance dans des expériences sans
en calculer pleinement les risques. Mais nous faisons de même, sans le savoir, comme M. Jourdain
faisait jadis de la prose.
Joschka Fischer,
S E M A I N E
Du 14 juillet au 15 août 2010
Danse, musique, cirque, théâtre et plus encore…
Cagle cartoon
Benjamin Kanarek
Du pétrole comme
M. Jourdain de la prose
●
■ ▲ Steve Jobs : “Il marche très bien ; il suffit de le tenir correctement.”
www.quar erdete.com
L’iPhone 4, dernier-né de la gamme téléphonique d’Apple, souffre d’un problème de réception
qui lui vaut de sévères critiques. Le 16 juillet, Steve Jobs a présenté ses excuses aux clients
et leur a promis pour bientôt une coque supposée régler l’affaire.
Dessin de Mike Keefe paru dans The Denver Post, Etats-Unis.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
6
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
f ra n c e
●
SOCIÉTÉ
Le racisme à visage découvert
En adoptant la loi sur le voile intégral, l’Assemblée nationale a voulu “libérer” les femmes. Mais la libération
ne se décrète pas et, surtout, l’Etat n’a pas à se mêler de ce que doivent porter les femmes.
lisé pour l’ériger en norme. Le paradoxe est que ces interdictions révèlent
une obsession de l’identité et du visage
à une époque où les gens passent plus
de temps que jamais à dialoguer en
ligne dans un anonymat total. De
même, la plupart des gens qui évoluent
dans l’espace public urbain évitent soigneusement de croiser le regard des
autres. Pourtant, la plupart de ceux qui
prônent l’interdiction du voile mettent
l’accent sur l’importance de montrer
son visage pour communiquer.
THE GUARDIAN
Londres
ela fait froid dans le dos.
Les députés français ont
voté, le 13 juillet, une loi qui
interdit le port du voile intégral dans l’espace public. Il faut espérer que ce texte extraordinaire [qui sera
soumis au Sénat en septembre] finira
par être censuré [par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des
droits de l’homme]. Après tout, même
le Conseil d’Etat avait signalé en mai
qu’une interdiction totale irait à l’encontre de la Constitution.
Le débat sur le voile permet en
toute légitimité de mettre au pilori
un tout petit nombre de femmes en
raison de ce qu’elles portent. Des
hommes politiques français ont décrit
le voile intégral comme un “cercueil
ambulant” ; des commentaires diffusés sur Internet décrivent des femmes
“qui se cachent sous une couverture” et
“sortent avec un sac sur la tête”. En
France, le nombre de celles qui dissimulent leur visage sous une burqa
ou un niqab est estimé [par le gouvernement] à 2 000, sur un total de
5 millions de musulmans. La réaction
[des politiques] est donc totalement
disproportionnée. Soyons clairs : le
niqab et la burqa sont des interprétations extrêmes de la tenue modeste
prescrite aux femmes par l’islam. Peu
d’islamologues préconisent leur port
et beaucoup le déconseillent. Le voile
intégral est aussi étranger à nombre
de cultures musulmanes qu’il l’est
à l’Occident. Et même s’il existe des
patriarcats où des femmes pourraient
être encouragées, voire contraintes à
le porter, ces cas ne doivent en aucun
cas être généralisés.
▶ “C’est, genre, trop
MINIJUPE, SARI, NIQAB
OU BURQA : MÊME COMBAT
Le 14 juillet, Nicolas Sarkozy a annoncé que les retraites des anciens combattants africains seraient
alignées sur celles des Français. Mais l’injustice est trop ancienne pour pouvoir être réparée.
Aujourd’hui, un nombre croissant de
jeunes femmes choisissent de porter
le voile intégral parce qu’elles y voient
un moyen d’affirmer leur identité. En
invoquant l’autorité de l’Etat pour
réglementer les codes vestimentaires
dans les lieux publics, on étend considérablement les pouvoirs de ce dernier sur un aspect du comportement
des citoyens qui relève largement du
privé. Du moment qu’on est habillé,
l’espace public occidental est entièrement libre : c’est une évidence dans
toutes les capitales européennes. Les
femmes qui portent les minijupes les
plus courtes s’assoient dans le bus à
côté d’autres femmes habillées en sari,
en tenue de ville ou en salwar kameez
[tenue indienne composée d’un pantalon et d’une tunique]. Aucun des
codes culturels exprimés par ces vêtements n’est considéré comme relevant
de l’Etat. Et ils ne doivent pas l’être.
En Occident, les lieux publics ont joué
■ Valeur
d’exemple
“Les Catalans
veulent que la burqa
soit interdite,
comme en France”,
titre La Vanguardia
le 19 juillet.
Selon un sondage,
83 % des Catalans
voudraient que
le voile intégral soit
interdit dans
les bâtiments
administratifs,
et 64 % qu’il
le soit dans la rue.
Le voile intégral
a déjà été proscrit
dans plusieurs
villes, mais début
juillet le Parlement
régional a refusé
d’étendre
l’interdiction à
toute la Catalogne.
UNE DOUTEUSE OBSESSION
DU VISAGE ET DE L’IDENTITÉ
CWS
C
répressif.” Dessin
de Clément paru
dans National
Post, Toronto.
un rôle crucial dans l’apparition d’une
culture de la tolérance ; c’est dans cet
espace que des étrangers se côtoient
même s’ils ne partagent parfois rien
d’autre qu’un lieu géographique
pendant un temps limité – cinq
minutes de queue à un arrêt de bus,
par exemple. Nous avons surmonté et
toléré des différences de classe, de culture, de nationalité et de race dans nos
rues et sur nos places.
Il n’est pas difficile de voir que le
débat français est imprégné de racisme.
Il s’agit d’affirmer son identité – sous
prétexte de protéger son “mode de
vie” – et, pour cela, on vous impose un
choix : être pour ou contre. Signez ou
dégagez. Mais il est bien connu que
ce genre de choix est dangereux. Le
député conservateur Philip Hollobone,
qui a présenté une proposition de loi
visant à interdire le voile au RoyaumeUni, a expliqué que le mode de vie des
Britanniques consistait, entre autres
choses, à “marcher dans la rue, sourire
aux gens et leur dire bonjour”. Combien
de rues britanniques ont-elles jamais
présenté un tableau aussi idyllique ?
On voit là l’absurdité des politiques qui
cherchent à légiférer sur un passé idéa-
Il n’est pas difficile de comprendre que
certaines femmes – une petite minorité – peuvent être choquées par la
sexualisation généralisée de la culture
occidentale et cherchent à s’en distancier par leur tenue vestimentaire.
Or c’est un choix dont des parlementaires français majoritairement mâles
ont décidé de les priver (les femmes
représentent moins de 20 % des
membres de l’Assemblée nationale).
Ils ont soutenu, le 13 juillet, que les
femmes devaient être libérées du voile
intégral. Forcer les gens à être libres
est une pratique déplorable qui a un
long passé derrière elle. Beaucoup ont
écrit à son sujet, dont George Orwell,
mais les époques sont trop souvent
aveuglées par leurs préjugés pour se
souvenir que la libération ne peut en
aucun cas être imposée.
Madeleine Bunting
F R A N Ç A F R I QU E
La dette de sang ne s’effacera jamais
D
écidément, ce 14 juillet 2010 restera
gravé dans les mémoires en Afrique.
Encore davantage dans la partie francophone du continent, au sud du Sahara. En
effet, pour la première fois, des troupes, au
nombre de treize, représentant les armées des
pays des chefs d’Etat africains invités ont
paradé sur les prestigieux Champs-Elysées [à
l’exception d’Andry Rajoelina, le président
de la Haute Autorité de transition malgache,
qui n’a pas été convié, et de l’Ivoirien Laurent
Gbagbo, qui s’est fait représenter par son
ministre de la Défense]. Mieux, c’est à ces
lointains héritiers des tirailleurs sénégalais
qu’est revenu l’honneur d’ouvrir le défilé militaire. Une première. Une marque d’estime,
s’il en est, quoique diversement appréciée sur
le continent noir, que l’ancienne métropole a
bien voulu exprimer à l’endroit de ses ex-colonies pour le cinquantenaire de leur indépendance. Cerise sur le gâteau de ce 50e anniversaire de l’accession des “indigènes” à la
souveraineté : la promesse de “décristallisation” de la pension des anciens combattants.
“C’est pour témoigner de notre reconnaissance
indéfectible envers les anciens combattants originaires de vos pays que nous souhaitons les voir
bénéficier désormais des mêmes prestations de
retraite que leurs frères d’armes français. Il y a des
dettes qui ne s’éteignent jamais. Il était temps de
le reconnaître.” Parole du grand chef blanc,
Nicolas Sarkozy, lors du dîner offert, mardi
13 juillet, à ses treize invités. Comme gage de
sa “sincérité”, l’hôte élyséen a annoncé qu’un
projet de loi serait déposé devant le Parlement
“à la rentrée prochaine”. Mieux vaut tard que
jamais, même si promesse de grand n’est pas
héritage. On se rappelle en effet qu’en
novembre 2006, sous le règne de Chirac
“l’Africain”, la même Assemblée nationale
avait entériné le relèvement des pensions sans
que cela ait été, jusqu’ici, suivi d’effet. Combien seront-ils à bénéficier de cette aménité
présidentielle ? Quelque 30 000 personnes,
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
8
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
soit 10 000 anciens soldats ayant servi sous le
drapeau français et 20 000 veuves de “chair
à canon”. Insignifiant. Oui, insignifiant eu
égard au nombre de tous ces conscrits coloniaux morts, parfois dans le dénuement total,
sous l’empire de cette loi aussi scélérate que
raciste de 1959 portant gel des pensions des
vétérans des ex-colonies françaises
d’Afrique et d’Asie [loi des finances dite “de
cristallisation”, votée le 26 novembre 1959].
Certes, la mesure, si elle venait à être appliquée, pèsera sur le budget hexagonal qui n’est
pas, en ces temps de crise, au mieux de sa
splendeur. Mais la meilleure façon de faire
amende honorable quant à cette iniquité dont
ont été victimes ces oubliés de la victoire sur
le nazisme, c’est de faire rétroagir la future loi
sur le dégel des pensions de retraite. Au moins
ça pour éteindre la dette financière. Quant à
la dette de sang, elle, elle ne s’éteindra jamais.
Jamais !
Alain Saint Robespierre,
L’Observateur Paalga, Ouagadougou
D É C O U V E RT E
A Brooklyn, “la
Petite France” a
tout de la grande
I
l y a trois ans, Jean-Jacques Bernat a entendu parler de l’émergence d’une Little France à Brooklyn. Il a aussitôt décidé d’y déménager
son bistrot. Il qualifie son établissement, La Provence en boîte, d’“institution de quartier” en raison de l’afflux
incessant de clients qui viennent y chercher des croissants maison, de croustillantes baguettes et des en-cas tels que
crêpes ou quiches ; d’autres s’y rendent simplement pour échanger
quelques mots dans leur langue maternelle. Le bistrot de Bernat a rejoint une
liste déjà longue d’établissements aux
noms français, comme le Bar Tabac,
Robin des Bois ou le Café Luluc. Sa
vitrine, où s’alignent tartes aux fruits
et macarons multicolores, n’a rien à
envier à celle d’une pâtisserie parisienne.
Attirées par l’ambiance villageoise et des loyers relativement
abordables, familles et entreprises
françaises se regroupent dans le secteur depuis une dizaine d’années. Un
nombre significatif des quelque
20 000 Français vivant à Brooklyn a
été séduit par cet ancien quartier
ouvrier (italien) aujourd’hui incontestablement embourgeoisé. La célébration annuelle du 14-Juillet attire
des sponsors tels que Ricard ou
Evian, souligne Bernat. Dans une
vitrine, une affiche propose les services d’un professeur particulier français bilingue ; sur une autre, quelqu’un cherche à prendre des cours
de français. Dans les écoles du quartier, les programmes d’apprentissage
bilingue sont de plus en plus prisés.
Bernat, comme bien d’autres, est
un immigrant satisfait. Arrivé aux
Etats-Unis il y a treize ans, avec
presque rien d’autre en poche que sa
formation de pâtissier, il a d’abord
dormi sur le divan de différents amis
pour ne pas devenir SDF. Aujourd’hui, il est propriétaire de son bistrot, d’un bar à vins et d’un petit bed
and breakfast. “C’est ça, le rêve américain, dit Bernat. Ici, vous pouvez monter votre affaire plus facilement qu’en
France.” Kouider Zioueche, un autre
habitant des Carroll Gardens, partage
les sentiments de Bernat sur son pays
d’adoption. “La vie est plus facile en
Amérique”, affirme Zioueche, qui travaille dans l’une des plus grosses brasseries françaises de New York, Balthazar [située sur Springstreet, dans
Manhattan], où l’on “représente la
France et vend des produits français tous
les jours”. C’est une histoire d’amour
qui a amené Zioueche aux Etats-Unis.
Il a fini par atterrir à Brooklyn, où il
vit depuis 1998. Même si son histoire
d’amour est à présent terminée, une
autre a commencé – avec l’Amérique,
cette fois. “J’aime la France et je suis
fier d’être français, dit-il. Beaucoup de
choses me manquent ici, mais pas au
point de me donner envie de repartir.”
Mildrade Cherfils
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
9
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
depte des pages dessins et mots
croisés du Washington Post, Olivia Walch est aussi une lectrice
assidue de la rubrique Style.
Mais voilà, en mai dernier, alors
que The Washington Post lançait
son concours du dessinateur
de presse le plus prometteur,
Olivia Walch se trouvait à Oxford, plongée
dans l’œuvre du grand écrivain britannique
Evelyn Waugh.
Etudiante en dernière année à l’université
William & Mary [en Virginie], elle achevait alors un semestre à l’étranger. Inscrite
à un double cursus en mathématiques et
en biophysique, la jeune fille a été informée du concours par son père. “Tu devrais
t’inscrire”, lui avait-il dit. Le gagnant se
verrait remettre un prix de 1 000 dollars
et pourrait dessiner pendant un mois dans
la section Style du journal ainsi que sur le
blog Comic Riffs. Walch, qui a eu 21 ans
la semaine dernière, ne dessine sérieusement que depuis trois ans – pour le journal du campus, The Flat Hat –, mais elle a
décidé de tenter sa chance. Ils ont été près
de 500 à faire de même mais, selon les lecteurs, c’était Walch la meilleure. Près de
8 000 lecteurs du Washington Post ont participé au vote ; son strip La Quête d’Imogène a été plébiscité aux deux tours.
Olivia était stupéfaite. “Je n’ai jamais sérieusement envisagé une carrière de dessinateur
de presse”, explique cette native de Princeton, dans le New Jersey, dont la famille
a déménagé en Virginie alors qu’elle était
âgée de 11 ans. “Dans ma tête, je devais
poursuivre un doctorat en science et peut-être
en mathématiques. Mais ce concours m’a
ouvert un nouvel horizon de possibilités.”
Lorsqu’elle a appris la nouvelle, Walsh,
ravie, a immédiatement appelé sa mère
OLIVIA WALCH, 21 ans, étudiante. Elle vient
de remporter le concours du dessinateur de
presse le plus prometteur lancé par The Washington Post. Cartooniste bénévole pour le journal
de sa fac, elle verra son strip régulièrement publié
dans les pages du grand quotidien.
et son père, “les parents les plus encourageants
de l’univers”.
Est-ce grâce au soutien de ceux-ci qu’elle
a développé ce don pour le dessin ? “Mon
père est architecte ; je tiens de lui l’habitude
d’écrire en lettres majuscules, dit-elle en riant.
Quant à ma mère, j’ai récemment retrouvé des
dessins qu’elle a faits quand elle était adolescente. Ce sont de très bonnes imitations des personnages des Peanuts.” (Mark Anthony
Walch travaille à présent pour une société
de logiciels, tandis que Sharon Murphy
Walch est professeure de technologie à
l’école primaire de Rockledge, à Woodbridge.) C’est son père qui a initié la jeune
Olivia au monde du dessin, de manière
assez cocasse. Ayant remarqué qu’elle adorait Peanuts, il lui a fait découvrir des
auteurs de strips pour adultes dès qu’elle
a été en âge de les comprendre. “Quand
j’avais 14 ans, mon père me disait : ‘Tu as
déjà lu Doonesbury ?’ Tiens, je recevais souvent son courrier, d’ailleurs.” Apparemment,
le père d’Olivia avait vécu dans la même
rue du Connecticut que Garry Trudeau
– le créateur de Doonesbury – et recevait
régulièrement le courrier du dessinateur.
Comment Mark Walch aurait-il pu imaginer que quelques dizaines d’années plus
tard sa fille serait désignée “dessinateur
le plus prometteur des Etats-Unis” par un
jury où siégerait Trudeau en personne ?
La Quête d’Imogène a reçu des commentaires
élogieux de la part d’autres grands noms du
milieu. Parmi eux, Stephan Pastis, l’auteur
des comic strips Pearls Before Swine, a écrit :
“Ce dessin est d’une intelligence et d’une originalité qui sautent aux yeux. C’est un humour
très fin, qui ose jouer la carte du pince-sans-rire
plutôt que l’humour téléphoné.”
Walch explique avoir énormément progressé
en travaillant pour le journal du campus,
auquel elle livrait entre trois et cinq illustrations par semaine – “en fonction de l’humeur du rédacteur en chef” – sans la moindre
rétribution.“Je le fais uniquement pour l’équipe
du Flat Hat, que j’aime et et que j’admire.”
Elle a également développé quelques théories sur la conception d’un dessin de presse.
“J’essaie d’être aussi originale que possible.Vous
pouvez passer des heures sur une idée géniale
et croire que c’est la meilleure que vous ayez
jamais eue mais, si quelqu’un a pensé à quelque
chose de vaguement similaire, vous êtes comme
discrédité. Il y a quelque chose d’enivrant à voir
un dessin évoluer vers une direction inattendue,
poursuit-elle. C’est la nouveauté qui me plaît,
plus encore que la drôlerie d’un dessin.”
Michael Cavna,
The Washington Post (extraits), Etats-Unis
ILS ET ELLES ONT DIT
CRISTINA
KIRCHNER,
présidente
de l’Argentine
■ Consensuelle
“C’est un triomphe
qui élargit les droits
civils : dans quelques années, le
débat qu’il provoque en Argentine
paraîtra anachro▲ Dessin
de Glez,
nique.” L’Argentine
Ouagadougou. est le premier pays
latino-américain à autoriser le
mariage homosexuel.
(Página 12, Buenos Aires)
NAWAB ASLAM RAISANI,
ministre en chef
du Baloutchistan (Pakistan)
■ Arrangeant
“Un diplôme reste un diplôme !
Qu’il soit truqué ou authentique,
cela ne fait pas de différence !”
La presse pakistanaise révèle que
des dizaines de députés, tant au
niveau fédéral que provincial, sont
en possession de faux diplômes
et risquent l’inéligibilité. Devant le
tollé qu’a provoqué sa remarque,
le ministre a précisé qu’il était malgré tout contre les faux diplômes.
Selon lui, les médias avaient mal
compris son “sens de l’humour”.
(The News, Lahore)
JOE BIDEN, vice-président
des Etats-Unis
■ Déterminé
Biden maintient le cap du mois
de juillet 2011 pour entamer le
retrait des troupes américaines
d’Afghanistan. “Beaucoup de
monde va partir”, déclare-t-il, tout
en précisant que la préparation
des forces de sécurité afghanes
pour remplacer les soldats américains est un processus “long et
pénible”.
(CNN, Atlanta)
ça depuis 1970. “C’est un bon résultat et nous devons nous réjouir.”
(The Straits Times, Singapour)
JOHNNY ROTTEN,
chanteur punk
britannique
■ Intègre
“Je ne vais pas annuler mon
concert en Israël malgré les courriels haineux que je reçois.” L’ancien membre du groupe des Sex
Pistols déclare qu’il n’a pas l’intention de suivre l’exemple d’Elvis Costello ou du groupe Pixies,
qui avaient cédé à la pression. “Je
suis contre ce gouvernement
[israélien] et je serai fier de le montrer, une fois sur place.”
(Ha’Aretz, Tel-Aviv)
LEE HSIEN LOONG,
Premier ministre
de Singapour
MIKHEÏL SAAKACHVILI,
président de la Géorgie
■ Précieux
“Je suis peut-être le dernier président géorgien capable de citer
Pouchkine, Brodsky et Essenine”,
a-t-il déclaré dans une interview
accordée à la télévision bié lorusse. Tout en louant la culture
russe, il a longuement
critiqué la politique
agressive de Moscou envers
Tbilissi.
(Gazeta.ru,
Moscou)
■ Modeste
Le taux de croissance singapourien va battre tous les records
en 2010, pour se situer entre
13 % et 15 %. On n’avait pas vu
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
10
▶ Dessin
de Valov,
Etats-Unis.
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
MARK RUTTE
Ministre-président ?
P
lusieurs semaines se
sont écoulées depuis
les législatives néerlandaises du 9 juin, et les
négociations se poursuivent pour former un gouvernement. Une coalition
des libéraux (VVD) avec
les travaillistes (PvdA), les démocrates (D66)
et les Verts (Groen Links) semble aujourd’hui
possible – qui sera très certainement dirigée
par le chef du VVD, Mark Rutte. “Il était loin
d’être le leader rêvé du VVD ou du pays, écrit
De Volkskrant, jusqu’au moment où même la
crise économique est arrivée.” Rutte est né en
1967 à La Haye. Son père était PDG d’une
entreprise commerciale, sa mère secrétaire.
Il a fait des études d’histoire mais souhaitait
devenir pianiste. Il a travaillé comme responsable des ressources humaines pour de grandes
entreprises, comme Unilever, avant de devenir secrétaire d’Etat chargé de l’Emploi, de la
Sécurité sociale et des Retraites, en 2002.
Sans expérience parlementaire, il est pourtant élu en 2006 à la tête des libéraux, d’une
courte majorité. Ses débuts sont difficiles :
la même année, son parti perd 6 sièges aux
législatives. Les critiques pleuvent au sein du
mouvement. Les élections européennes de
2009 (le VVD, qui s’attendait à perdre de nombreux sièges, a considéré comme une victoire
de n’en perdre qu’un) marquent enfin un tournant. Les difficultés financières et économiques
ont relégué l’immigration au rang de thème
politique secondaire et Rutte “a saisi chaque
occasion pour prévenir que la crise du crédit
allait gravement toucher les Pays-Bas”.
DR
A
Une cartooniste est née
Getty
Etats-Unis
●
MINAS KARATZOGLIS
Tête de Grec
S
on histoire a fait
le tour de l’Europe
pour se terminer devant
les tribunaux grecs. Il a
77 ans et il est originaire de Delphes. Tous
les jours, il posait avec
les touristes au pied de
l’Acropole moyennant 1 euro, tenue folklorique, belle moustache et bonnet rouge de
rigueur. Depuis quelques jours, Minas est
devenu une star. Au mois d’avril dernier, il
a engagé une action en justice contre la
société suédoise Lindhal. “La célèbre marque
de produits laitiers a utilisé son visage pour
la promotion de ses yaourts sans son autorisation”, explique To Vima. “Le comble, c’est
que la tête de ce Grec était destinée à
convaincre qu’il s’agissait d’un authentique
yaourt turc”, s’esclaffe le quotidien.
Après des mois de procès, la justice a tranché : Minas Karatzoglis a gagné et obtenu un
dédommagement de quelque 160 000 euros
de la part de Lindhal. “Il demandait 5 millions
d’euros pour l’utilisation de sa photographie
sur les pots de yaourt sans son autorisation
pendant plusieurs années”, explique le journal grec. La société suédoise a plaidé la bonne
foi, expliquant avoir suivi la procédure traditionnelle d’achat de photographies.
o. Morin/AFP
à l ’ a ff i c h e
e u ro p e
●
E S PA G N E
Heurs et malheurs de l’indépendance catalane
Le statut d’autonomie de la Catalogne, raboté par le Tribunal constitutionnel, a jeté 1 million de Catalans dans
les rues de Barcelone le 10 juillet. L’Etat ne peut plus nier une réalité identitaire, estime ici un historien catalan.
EL PAÍS
Madrid
D
epuis près d’un siècle, les
prétentions de nombreux
Catalans en faveur d’une
plus grande autonomie et
d’une reconnaissance de leur identité
ont parfois été rejetées et parfois satisfaites. A la suite du jugement rendu
par le Tribunal constitutionnel [le
29 juin dernier], il peut être utile de se
rappeler et d’analyser cette série
d’échecs et de victoires. En 1918-1919,
le premier projet de statut d’autonomie pour la Catalogne, élaboré par la
Ligue régionaliste [Lliga Regionalista,
parti conservateur créé en 1901, disparu avec la guerre civile], est rejeté
par le Parlement espagnol. Cet événement marque l’échec du “regeneracionismo”, mouvement idéologique
incarné par Francesc Cambó, dont
l’objectif est de réformer l’Etat et de
redéfinir le concept de nation espagnole. Face à ces frustrations, le journal madrilène El Sol craint que ceux
qui souhaitent faire de la Catalogne “le
Piémont de l’Espagne” [en référence à
l’unité italienne réalisée autour du
royaume de Piémont-Sardaigne] soient
suivis de ceux qui préfèrent “en faire
une Irlande”.
Le 14 avril 1931, un “Irlandais”,
Francesc Macià, proclame unilatéralement la République catalane à la suite
de la naissance de la Seconde République espagnole [1931-1939]. Macià,
pourtant en position de force, se laisse
convaincre de revenir sur sa décision
si le nouveau régime espagnol adopte
un modèle confédéral ou fédéral. Un
an et demi plus tard, le projet de statut d’autonomie catalan, qui avait été
approuvé massivement lors d’un plébiscite, en août 1931, est revu à la
baisse par le Parlement républicain et
réduit à un régime d’autonomie régionale au sein d’un “Etat intégral”. Pragmatiques, Macià et les siens acceptent
la solution proposée dans le but de stabiliser le régime républicain.
UNE NATION ESPAGNOLE UNIQUE
ET OBLIGATOIRE
Après quarante ans de dictature franquiste, un nouveau processus de changement politique donne finalement
lieu à la rédaction d’une Constitution
qui fait de l’Espagne un Etat largement
décentralisé, mais non pas fédéral. Le
nouveau régime d’autonomie de la
Catalogne, défini par le statut de 1979,
se différencie peu des autres, dans la
mesure où la Constitution de 1978 rendait obligatoire l’autonomie pour toutes
les provinces. Toutefois, comme le
pacte politique est le fruit des circonstances de la transition démocratique, la
Constitution est interprétée par certains
comme un point de départ marquant
la fin de la dictature et le début d’un pro-
■A
la une
“La Catalogne
condamne”, titrait
La Vanguardia,
quotidien catalan,
le 11 juillet,
au lendemain
de la manifestation.
“La Catalogne crie
ça suffit”, affichait
pour sa part
El Periódico de
Catalunya. “Nous
sommes une nation,
nous décidons
de nous-mêmes”,
scandaient les
manifestants.
cessus démocratique qui peut ouvrir la
porte à de futures réformes, et même au
développement et à la concrétisation
d’une solution pour les nationalités et
les régions. D’autres, en revanche, interprètent la Constitution comme un
point d’arrivée, le maximum que l’Etat
peut accorder aux autonomistes. Ces
derniers ont réussi à inclure dans le
texte de la Constitution “le caractère indivisible de la nation espagnole”, ce qui
sous-entend que ceux qui ne s’identifient pas à cette nation unique et obligatoire n’ont pas leur place en Espagne.
DES ANNÉES DE TENSION
NOUS ATTENDENT
En 2006, encouragés par l’“humeur”
du président Zapatero, qui, dans ses
déclarations, semblait reconnaître la
“pluralité de l’Espagne”, et après plus
de trente ans d’une autonomie contradictoire, les principaux partis politiques catalans – qui représentent plus
de 80 % des votes – élaborent un nouveau statut. Prétendant tirer le maximum de la Constitution, ils proposent d’y inclure la reconnaissance de
la nation catalane. Dans ses grandes
lignes, le texte est accepté, voté par le
Parlement espagnol et ratifié par la
majorité des Catalans lors d’un référendum. Malgré tout, après quatre
ans de délibérations, le Tribunal
constitutionnel décide d’écarter les
aspects les plus nationalistes du statut d’autonomie. Son jugement
marque la victoire de la vision de la
◀ Dessin
d’Enrique Flores
paru dans
El País, Madrid.
Constitution comme un point d’arrivée. En Catalogne, on a de plus en
plus l’impression d’assister à une nouvelle défaite de la volonté d’intervenir et d’influencer la politique espagnole afin de trouver des solutions
pour la bonne entente et le progrès
commun. Le jugement rendu par le
Tribunal constitutionnel provoque un
sentiment de perplexité politique. Il
semble suggérer que le peuple catalan ne peut ni influencer ce qui est
partagé – une interprétation plus large
de la Constitution –, ni définir ce qui
lui est propre : le statut d’autonomie.
Ainsi, après l’échec de la vieille
“voie piémontaise”, l’épuisement de la
voie autonomiste et le rejet du modèle
fédéral, peut-être peut-on s’attendre à
un retour en force de la “voie irlandaise”. Car je doute qu’il y ait en
Espagne une volonté gouvernementale
disposée à faciliter la “voie écossaise”,
plus civilisée. A mon avis, des années
de tension nous attendent étant donné
qu’il est inutile de nier les réalités identitaires existantes. Les juges du Tribunal ont-ils vraiment le droit de formuler
un jugement d’ordre politique qui
refuse de reconnaître légalement la pluralité des identités existant aujourd’hui
en Espagne ? Si l’on se fie au jugement
qu’ils ont rendu, même la définition
complexe de l’Espagne comme “nation
de nations” n’est plus constitutionnelle.
Est-il si difficile d’accepter que la
majorité des Catalans considèrent la
Catalogne comme leur nation, sans
pour autant nier l’existence de la nation
espagnole ? Pourquoi la Constitution
ne peut-elle reconnaître le fait social,
politique et objectif que des citoyens
se sentent catalans, basques ou galiciens ? Devrons-nous attendre encore
un demi-siècle pour que l’approche
fondamentaliste cède la place à une
approche réaliste ?
Borja de Riquer Permanyer *
* Professeur d’histoire à l’Université
autonome de Barcelone, spécialiste de la
Catalogne.
ALLEMAGNE
Tous les extrêmes n’ont pas la même valeur
L’amalgame du gouvernement entre les mouvements radicaux de droite et de gauche suscite un vif
débat dans l’opposition.
DIE TAGESZEITUNG
Berlin
L
es Verts (Die Grünen) critiquent violemment le programme de lutte
contre l’extrémisme présenté par Kristina Schröder (CDU), ministre chrétiennedémocrate de la Famille au sein du gouvernement Merkel. La vice-présidente de
l’assemblée régionale de Thuringe (Verts) et
deux députés verts au Bundestag ont récemment cosigné une tribune dans laquelle ils
reprochent à la ministre d’insinuer à tort que
l’extrémisme de droite et l’extrémisme de
gauche sont “deux courants politiques foncièrement semblables”. Elle occulterait, de surcroît, que les attitudes antidémocratiques et
non respectueuses des droits de la personne
humaine n’émanent pas seulement des prétendus “extrêmes”. La ministre de la Famille
avait déjà lancé, au début du mois, de nouveaux projets à l’échelon national – en plus
des programmes anti-extrême droite existants
– afin de lutter contre l’extrémisme de gauche
et l’islamisme. En 2011, 5 millions d’euros
doivent être consacrés à ces projets, soit 3 millions de plus que cette année. Malgré le
manque de clarté du concept, Mme Schröder est déjà convaincue depuis des mois que
“l’extrémisme, quelle que soit la couleur qu’il
revêt”, doit être également combattu. “Sur
le terrain, les comités d’action citoyens et les associations de lutte contre le racisme, l’antisémitisme
et toutes formes d’incitation à la haine contre des
groupes sociaux commencent déjà à ressentir les
conséquences néfastes de cet amalgame entre extrémismes de droite et de gauche”, dénoncent
Rothe-Beinlich, Lazar et Kindler. Ces associations sont, en effet, souvent cataloguées
“‘extrême gauche’et seraient donc automatiquement stigmatisées comme ennemis publics, hostiles
à la Constitution”. Interrogées sur la question,
de nombreuses associations reconnaissent que
cette nouvelle inflexion politique suscite des
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
12
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
craintes dans le milieu de la lutte antifasciste.
“Le débat sur l’extrémisme tend à renforcer la
vision d’une droite et d’une gauche qui se télescopent”, dit Tim Bleis, du Centre d’aide aux
victimes du Mecklembourg-Poméranie occidentale (Lobbi). Il craint que les punks ou les
jeunes de gauche soient dégradés en “victimes
de seconde zone”, quand ils se font agresser par
des néonazis. En juin dernier, une association
de Hambourg a même été jusqu’à annuler sa
participation à une formation du MBT
(groupe mobile de conseil contre l’extrême
droite), justifiant sa décision par la crainte
d’être cataloguée “trop à gauche”. Le discours
sur les extrémismes, souligne Bianca Klose,
de l’équipe mobile de conseil contre l’extrémisme de droite à Berlin, “mène à la criminalisation de toute forme d’engagement dans la
société civile”. Plusieurs associations éviteraient
déjà de se définir comme “antifascistes” afin
de ne pas être soupçonnées d’extrémisme de
gauche.
W.Schmidt & A.Speit
e u ro p e
RUSSIE
Mon corps m’appartient, donc je le loue
La récente crise a aggravé le phénomène : se prostituer est une façon presque banale d’obtenir les biens matériels
que l’on convoite. Un phénomène qui touche des Russes de plus en plus jeunes.
OGONIOK (extraits)
Moscou
E
n Russie, le sexe est presque
devenu un boulot d’appoint
comme un autre. Selon un
sondage, 61 % des femmes
jugent absurde d’avoir des relations
qui ne rapportent pas d’avantages
matériels. Ces enfants de la société
de consommation piétinent ainsi
allégrement le code moral de leurs
parents.
Cette “décadence” a évidemment
des causes économiques. Ces quinze
dernières années, les relations intéressées, voire la prostitution, ont peu à
peu cessé d’être considérées comme
immorales, tandis que le besoin d’argent, de biens et de services augmentait à toute vitesse. Pour l’essentiel, les
crédits bancaires, les hausses de salaire
ou la valorisation du patrimoine
(immobilier en particulier) permettaient d’acquérir une bonne partie de
ce que l’on souhaitait, mais, avec la
crise, l’offre de crédit s’est réduite, les
salaires ont chuté, et beaucoup ont
décidé de puiser dans leur “capital personnel”, c’est-à-dire de rentabiliser leur
jeunesse et leur beauté.
CONSOMMER MOINS ?
NON, SE VENDRE PLUS !
A ce jour, il n’existe en Russie qu’une
seule étude économique du marché du
sexe, réalisée par Elena Pokatovitch et
Mark Lévine, professeur d’analyse microéconomique à l’Ecole supérieure
d’économie de Moscou. Selon leurs
calculs, pour l’année 2000, le chiffre
d’affaires des prostituées de notre
pays, dont le nombre est évalué “entre
267 000 et 400 000”, aurait été de
618 millions de dollars. Si l’on estime
que la croissance de ce secteur a été la
même que celle du PIB du pays sur la
décennie écoulée, ce montant atteindrait aujourd’hui un peu plus de
900 millions [environ 710 millions
d’euros], ce qui n’est pas énorme.
TENDANCE
D
Mais il ne s’agit là que des personnes dont c’est l’activité
principale. Dans les faits, la
plupart des relations tarifées sont
occasionnelles et ne rapportent pas
forcément de l’argent, mais une
contrepartie en nature par une offre
d’emploi, une voiture, un remboursement de dette, des vêtements de marque ou des vacances
de luxe. “La prostitution permet
d’avoir un style de vie assez dispendieux malgré un faible niveau de
qualification, explique Mark Lévine.
Ce qui retient généralement de s’y adonner, c’est la menace pénale, le risque de maladie ou les réticences morales, c’est-à-dire
la réprobation sociale et la perte d’estime
personnelle. Ce dernier frein est le plus fort
de tous, et dépend des conditions dans lesquelles la personne se prostitue. C’est
beaucoup plus difficile pour celle qui exerce dans la rue que pour une escort-girl qui
travaille avec une agence, car, en Russie,
cette activité-là n’est absolument pas stigmatisée.” “Depuis la fin des années
1980, le prestige de la prostitution a
grimpé en flèche”, constate le sociologue Sergueï Golod, professeur
à l’université de Saint-Pétersbourg. “Certains sondages la plaçaient au même niveau de rêve que,
en son temps, la profession de cosmonaute. La raison en est simple,
elle tient à son extrême rentabilité.”
Et la crise n’a fait qu’accentuer
le phénomène. “Toutes les crises
importantes, quand elles créent du
chômage, aboutissent à une valorisation de l’offre de services sexuels, observe Mark Lévine. C’est en quelque sorte une façon de mettre du beurre dans les
épinards. Cela dit, ce n’est pas seulement
venu de la situation économique, mais
aussi du fait qu’à partir de la fin des années 1980 la prostitution n’a plus été autant réprimée, la législation a changé et
les barrières morales sont tombées.” A cette époque, selon les spécialistes, la
prostitution a pu apparaître à certaines
personnes comme une bouée de sauvetage, une façon de survivre au mi-
■
lieu du chaos économique d’alors. Mais, aujourd’hui, les choses ont
changé. Le commerce du
sexe est entré dans les mœurs et
il n’y a plus besoin d’une crise grave pour pousser les personnes sur le
trottoir. L’élément déclencheur n’est
plus la misère, mais une simple baisse de revenus, voire un ralentissement
de leur croissance. Puisqu’il est hors
de question de restreindre sa consommation, il faut bien trouver un moyen
d’équilibrer le budget…
Cela concerne surtout les jeunes.
“De nombreux écoliers, étudiants et jeunes
travailleurs se livrent à la prostitution afin
de pouvoir s’offrir des loisirs, ainsi que
de l’alcool et de la drogue, témoigne Mark
Lévine. On a remarqué que chez les jeunes
les services sexuels tarifés étaient une source
de revenus assez répandue.”
Les sociologues confirment les
observations des économistes. Ainsi,
En France
Le phénomène
de la prostitution
chez les étudiantes a
été mis en lumière en
France en 2008 par
le mémoire d’Eva
Clouet, une étudiante
en sociologie dont le
travail a été publié
par Max Milo sous le
titre La prostitution
étudiante à l’heure
des nouvelles
technologies de la
communication. Le
manque d’argent est
l’une des principales
motivations de celles
qui s’autodésignent
volontiers comme
“escort-girl”.
Strip-tease pour toutes
ans la lignée de la “libération
des mœurs” de ces dernières
années, du moins dans les grandes
villes, Moscou a vu s’ouvrir de nombreuses écoles de strip-tease. Selon
l’hebdomadaire Ogoniok, la capitale
en compterait à ce jour une cinquantaine, et le pays serait également l’un
des plus intéressés par la pole dance,
avec plus de 200 écoles à travers
la Russie – ce qui la place en troisième position après les Etats-Unis
et l’Australie. Les milliers de femmes
qui veulent apprendre à mieux dévoiler leurs charmes sont très différentes, allant de la jeune étudiante à
la mère de famille quadragénaire,
mais leurs motivations sont semblables : se sentir plus séduisantes
et pouvoir retenir l’attention de leur
partenaire. Pour Maria, employée de
banque de 28 ans qui apprend la pole
dance, cet exercice a en outre l’avantage de s’adapter à toutes les circonstances : “On peut briller aussi
bien en discothèque que lors d’une
soirée d’entreprise ou dans une
chambre à coucher.” Si la pole dance,
assez sportive, commence souvent
par causer bleus et courbatures, rares
sont celles qui se découragent. Beaucoup installent même une barre dans
leur appartement pour continuer à
s’entraîner ou donner des spectacles
devant leurs amis. Mais, de l’avis
unanime des passionnées, qui voient
un agrès possible dans le moindre
poteau ou lampadaire, les zones de
jeux en plein air pour enfants recèlent de parfaits équipements pour
leur loisir favori. Loisir qui peut aussi
devenir un gagne-pain, même si ce
n’est pas souvent l’objectif de
départ. Les danses érotiques en club
de strip-tease finissent parfois par
constituer un emploi principal ou de
complément, pour les soirées ou les
week-ends.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1029
13
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
selon [le chercheur] Sergueï Golod,
l’âge moyen auquel on entre dans la
prostitution a nettement baissé. Il se
situait autrefois au-delà de 18 ans,
alors qu’aujourd’hui il est passé à 15
ou même 14 ans. Cette tendance s’est
en outre développée lors de ces six
dernières années, qui ont été celles
d’une économie florissante et d’une
explosion de la consommation.
Durant cette période, les Russes
ont appris à porter un regard de
consommateur s sur un g rand
nombre de choses, dont leur propre
corps. S’il est possible de le “faire
travailler” afin d’obtenir des biens
matériels, pourquoi s’en priver ?
I l f aut ajouter que du côté des
“clients”, l’attitude aussi est purement consommatrice. Ils ne considèrent pas du tout l’amour tarifé
comme quelque chose de honteux.
Bien au contraire. Dans certains
milieux, le recours à des prostituées
est devenu une composante obligée
de la consommation ostentatoire que
l’on se doit d’afficher. Ainsi, d’après
Mark Lévine, le trio “sauna, beuverie, filles” est désormais une pratique
solidement ancrée dans la “culture
du business” d’une certaine catégorie d’hommes d’affaires russes.
Vsevolod Beltchenko
◀ Dessin de Boligán paru dans
El Universal, Mexico.
e u ro p e
R O YAU M E - U N I
Faire comme si l’Europe n’existait pas
L’“euro-ignorance”, qui consiste à profiter de l’UE sans s’y investir, est au cœur de la nouvelle politique étrangère
britannique, analyse Lluís Bassets, le directeur adjoint d’El País.
EL PAÍS
Madrid
L
a patrie de l’euroscepticisme a fait un pas de plus.
Le nouveau ministre des
Affaires étrangères britanniques, le conser vateur William
Hague, a proposé de définir au cours
des prochains mois une nouvelle
direction politique dans quatre discours. Le premier d’entre eux, prononcé le 1er juillet, a donné le ton et
le thème de cette symphonie : l’euroscepticisme n’est plus nécessaire, il
suffit de faire abstraction de l’Europe
et de considérer l’Union européenne
comme une simple institution régionale, aux connexions faibles et à l’influence limitée, dont le seul intérêt est
de disposer de nombreuses ressources
et de proposer des postes de fonctionnaires pour les Britanniques. Le
deuxième discours portera sur l’Asie,
le continent émergent du XXIe siècle,
dont Londres désire se rapprocher
grâce à une nouvelle politique étrangère, qui ignore Bruxelles et se conçoit
fondamentalement d’un point de vue
bilatéral.
Cette prise de position survient
au moment même où l’Europe organise son Service d’action extérieure
(SEAE) [lancé le 8 juillet, ce service,
qui est l’une des principales créations
du traité de Lisbonne, est destiné
à devenir le corps diplomatique de
l’UE], à la tête duquel l’ancien gouvernement de Gordon Brown, anticipant la “doctrine Hague”, a placé
la Britannique Catherine Ashton. Le
diagnostic du ministre des Affaires
étrangères sur la situation mondiale
est juste et ne diffère pas de celui
des autres chancelleries : le pouvoir
▶ David Cameron,
Premier ministre
du Royaume-Uni.
Dessin de Schrank
paru dans
The Economist,
Londres.
■
Lune de miel
David Cameron
a la cote. Selon
un dernier sondage,
58 % des électeurs
pensent qu’il fait
bien son travail, soit
10 % de plus qu’à
son arrivée à la tête
du gouvernement,
en mai. Et la presse
britannique ne tarit
pas d’éloges sur
le Premier ministre
conservateur
– même le
Guardian, qui avait
soutenu les lib-dem
pendant la
campagne, affirme
que “Cameron est
parti pour devenir
le meilleur Premier
ministre de l’ère
moderne”. Mais
la lune de miel
pourrait être de
courte durée.
A l’automne,
le détail des coupes
budgétaires,
très claires, sera
annoncé.
économique se déplace vers l’Orient
et le Sud, le nombre de pays décideurs
s’est élargi à une planète plus multilatérale ; les nouvelles menaces exigent des réponses plus complexes ;
la nature des conflits est en train de
changer ; et, enfin, il faut compter avec
un nouveau monde connecté grâce
aux nouvelles technologies et qui exige
une autre approche de la politique
extérieure.
Il n’y a pas d’unilatéralisme dans
l’approche de Hague. Pas plus que
d’attaques du multilatéralisme, qu’il
estime utile et inévitable. Le ministre
n’ignore rien de la quantité d’interdépendances qui lient le pays au reste
du monde, en commençant par celle
qu’il juge la plus forte et la plus déterminante, la relation avec Washington.
L’originalité de William Hague
réside dans l’utilisation de l’idée d’un
monde en réseau pour privilégier le
bilatéralisme, avec lequel le RoyaumeUni compte bien jouer un rôle déterminant et récupérer sa puissance passée. Cette diplomatie en réseau si
moderne veut rétablir l’ancienne
organisation à présent maltraitée de
l’Empire britannique, devenue ensuite
le Commonwealth.
LES INTÉRÊTS BRITANNIQUES
PRIMENT SUR TOUT LE RESTE
La théorie du réseau permet de consacrer la dissolution de l’idée européenne.
“Le bon côté de l’UE est qu’il s’agit d’un
réseau changeant dans lequel les membres
peuvent profiter au maximum de ce que
chaque pays met sur la table.” Londres
est bien sûr intéressé par la relation,
toujours bilatérale, entre l’Allemagne
et la France. Mais le pays européen
le plus attractif est précisément celui
que les Français et les Allemands ne
considèrent pas comme européen : la
Turquie, “la meilleure économie émergente d’Europe et un bon exemple de pays
qui développe par lui-même un nouveau
rôle et de nouvelles relations, en partie au
sommet et en partie en dehors des structures et alliances actuelles”.
Un détail intéressant est l’engagement inscrit dans le programme
électoral, désormais confirmé, concernant l’aide au développement, perçue
comme un bras financier indispensable au déploiement extérieur.
Contrairement à ce que font de
nombreux gouvernements européens,
en commençant par celui de Zapatero, William Hague n’accepte pas de
réduire le budget alloué à ce thème,
qui atteindra le fameux 0,7 % du PIB
en 2013, alors que d’autres départements de son cabinet parviendront
à réduire leur budget de 40 %.
Hague défend férocement les intérêts britanniques ; ses idées sont à
l’évidence nocives pour l’Europe.
Mais il les défend avec compétence,
usant de bons arguments et provoquant même des réflexions utiles pour
chacun. “Le pays qui se contente d’être
réactif dans les affaires extérieures est sur
le déclin” en est l’une des plus remarquables, parfaitement applicable à
l’UE et à de nombreux pays membres.
Londres vient d’inventer l’“euroignorance”. Faire comme si l’Europe
n’existait pas. Eviter même de la critiquer. C’est l’apogée d’une grande
manœuvre stratégique qui a commencé avec l’adhésion du RoyaumeUni en 1972, grâce à un gouvernement conservateur, a culminé avec la
dilution de l’UE dans l’actuel club de
27 membres et s’achève avec une politique extérieure qui se contente
d’ignorer un projet d’unification européenne, qu’elle donne déjà pour mort.
Lluís Bassets
ALBANIE
A nos chers parents, ces grands oubliés de la démocratie
Ils ont travaillé dur toute leur vie pour voir finalement leur monde s’écrouler et leurs enfants prendre le chemin de l’exil. Un jeune
journaliste albanais rend hommage à la génération perdue du communisme.
SHEKULLI
Tirana
N
ous connaissons tous ces héros anonymes qui ont construit malgré eux
leur propre calvaire. Ils ont travaillé
dur à remettre sur pied une Albanie plongée dans la misère et l’archaïsme, et n’en
ont reçu que peines et privations.
Ils ont vécu et vivent toujours dans cette
Albanie qu’ils continuent à aimer plus que
tout, même si elle les a impitoyablement
emprisonnés. Rares sont de tels prisonniers,
si naïfs et capables de se sacrifier en travaillant des décennies entières pour une utopie. Quel martyre, inconditionnel et sincère !
Ils ont cru bâtir une grande Albanie, et
finalement elle se trouve être si petite qu’elle
n’arrive pas à nous garder tous en son sein.
Et ils se sentent coupables de nous voir la
quitter si nombreux, comme si leur propre
souffrance ne suffisait pas. Ces héros de notre
petit monde, ce sont nos parents, de vrais
marathoniens de la souffrance humaine.
Jadis nous leur demandions tout ce dont
jouissaient les autres partout ailleurs dans
le monde. Sans comprendre leurs larmes,
leurs soupirs et leurs problèmes, engendrés
par un régime et un temps révolus. Ils ne
pouvaient nous donner que leur amour, qui,
intact, a perduré. Aujourd’hui, on les voit
errer dans les aéroports internationaux avec
leur cabas contenant ces tourtes traditionnelles préparées avec amour comme autrefois. Et ce sont les plus chanceux. Car la plupart d’entre eux, faute de pouvoir rendre
visite à leurs enfants partis à l’étranger, s’enferment dans les doux souvenirs d’une vie
passée. Il suffit alors d’une photographie,
d’un coup de téléphone, d’un vieux graffiti sur le mur de la maison, de la douce voix
d’un des petits-enfants teintée d’un accent
qu’ils ne comprennent pas pour que les
larmes fusent.
Nos parents voient naître et grandir à
distance leurs petits-enfants, qu’ils ne peuvent voir ni embrasser pendant de longues
années. Souvent, c’est l’argent qui leur
manque, mais plus souvent encore ils sont
obligés de composer avec la bureaucratie la
plus engluée du monde, qui veut bien les
considérer comme des contribuables mais
jamais comme des parents désireux de
voir leur progéniture. Assurances, visas,
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
14
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
formalités… Les bureaucrates s’affolent : et
s’ils venaient à demander l’asile plutôt que
d’aller simplement profiter de leurs petitsenfants à l’étranger ?
Ereintés et âgés, nos parents ne veulent
pourtant pas devenir un poids pour leurs
enfants. Alors, ces malheureux ploient sous
le poids de leur culpabilité de ne pas nous
avoir laissé autre chose que leur amour
parental. Ils ont vécu une vie difficile et
injuste. Notre société n’a jamais su voir dans
ces retraités les vrais enfants de la République albanaise. Dès lors, ils méritent notre
reconnaissance, celle que ce petit pays leur
refuse pour les rendre finalement coupables.
Mais ces coupables qui ne trouvent pas de
paix valent ô combien plus !
Igli Totozani
e u ro p e
ALLEMAGNE
La dernière bataille des enfants de la guerre
Nés pendant la guerre d’un père allemand et d’une mère française (ou belge ou néerlandaise), les fils et filles
de la “collaboration horizontale” peuvent, pour certains, obtenir depuis peu la nationalité allemande.
FRANKFURTER RUNDSCHAU
Francfort
Ullstein Bild/Roger Viollet
D
anielle Gauthier porte le
deuil. Sa mère est morte
récemment. Le noir de ses
vêtements ressort d’autant
plus que Mme Gauthier a les cheveux
blond oxygéné et que le soleil printanier baigne tout ce qui l’entoure de
couleurs vives : les maisons de Walbach,
un village viticole proche de Colmar,
les fleurs des jardins, les jouets des
enfants des voisins. De la terrasse on
aperçoit les contreforts des Vosges.
Danielle Gauthier est une soixantenaire solide et pleine de ressources.
Elle a exercé divers emplois de bureau
jusqu’à sa retraite et elle est divorcée
depuis vingt ans. Originaire du nord de
la France, elle s’est installée en Alsace
pour des raisons professionnelles.
Sur la table de sa cuisine se trouvent deux piles de papiers soigneusement classés. Au bout d’une demiheure, ce bel ordre s’est transformé
en chaos. Au début, Mme Gauthier
tourne autour de la table en bavardant
joyeusement, mais elle finit par
s’asseoir. Son rire s’est éteint, elle est
visiblement bouleversée. Sous ses yeux
s’accumulent les témoignages d’une
quête inaboutie qui dure depuis des
décennies : celle de son père biologique, le soldat allemand Willi Grotge,
de Schackensleben, près de Magdebourg, mais surtout d’elle-même.
Sur la table se trouve une pochette
transparente. A l’intérieur, deux passeports – un français et un allemand –
et un document informatique imprimé
de la Bundesverwaltungsamt [l’Office
fédéral de l’administration, installé
à Cologne], sur lequel on peut lire
“Certificat de naturalisation” et “remis
le 15 octobre 2009”.
Danielle Gauthier a reçu ce document il y a sept mois, au cours d’une
cérémonie au consulat général d’Allemagne à Strasbourg. Elle était très
fébrile. Elle ne parle pas un mot d’allemand, mais tout le monde s’est montré très gentil et serviable. Ce fut un
moment émouvant.
“Qu’est-ce que cela signifie pour vous
d’être aussi allemande ?
— Ça ne peut pas remplacer mon
père, mais je suis fière de m’être battue sur
ce dossier. Et je suis fière d’avoir un père
qui m’a désirée”, répond-elle après avoir
pris le temps de réfléchir.
En France, on appelle les gens
comme elle les “enfants de la guerre.”
Ils se trouvent actuellement dans le
dernier tiers de leur vie. Ils ont entre 65
et 70 ans. Ils ont souvent été stigmatisés et exclus dans leur enfance et leur
jeunesse. C’étaient les rejetons de l’ennemi, les enfants de la honte. C’est
pour cela que certains d’entre eux souhaitent désormais obtenir la double
nationalité. Non pour se détourner de
leur pays, auquel ils restent fidèles, mais
pour se tourner vers une autre partie,
une partie inconnue de leur identité ;
▲ Devant
le Moulin Rouge,
pendant
l’Occupation.
■
Chiffres
Les soldats de Hitler
auraient engendré
200 000 enfants
avec des Françaises
pendant l’Occupation
– relations
amoureuses, brèves
liaisons, relations
extraconjugales,
mais aussi viols
ou rapports avec
des prostituées,
précise la
Frankfurter
Rundschau. La
sociologue Ingvill
Mochmann estime
par ailleurs
à 20 000 au moins
le nombre de cas
en Belgique,
15 000 aux Pays-Bas,
12 000 en Norvège
et 8 000 au
Danemark. Deux
livres se penchent
sur le cas français :
Enfants maudits,
de Jean-Paul Picaper
et Ludwig Norz,
éd. des Syrtes,
2004, et Naître
ennemi, de Fabrice
Virgili, Payot, 2009.
pour reconnaître un pays qui était
mauvais avant et qui leur semble bien
aujourd’hui.
Pour les enfants de la guerre français, il est relativement facile de devenir allemand – mais seulement pour
eux. Les deux Etats ont conclu un
accord bilatéral en ce sens il y a un an,
en faveur duquel Bernard Kouchner,
le ministre des Affaires étrangères français, s’était fortement investi.
Il suffit à un Français de prouver
que son père était soldat de la Wehrmacht pour pouvoir demander la
nationalité. Il n’a même pas besoin
d’avoir un domicile en Allemagne.
Les consulats d’Allemagne en France
ont reçu jusqu’à présent environ
150 demandes de renseignements ;
59 demandes de naturalisation ont
été déposées depuis et 26 ont déjà été
acceptées. Danielle Gauthier est la
première Française à avoir obtenu la
double nationalité de cette façon.
DES SOIXANTENAIRES
À LA RECHERCHE DE LEUR PÈRE
La plupart des enfants de la guerre ne
connaissent leur père que par des photos et des récits (quand ils le connaissent). Les hommes sont souvent morts
au combat ou ont disparu et commencé une nouvelle vie après la guerre.
Les femmes qui avaient eu des relations avec un Allemand étaient souvent harcelées par leurs voisins et leurs
parents. On les accusait de “collaboration horizontale”, il y a eu des actes
de violence. Certaines n’ont jamais dit
à leur enfant qui était leur père ou alors
très tard, parce qu’elles avaient honte.
Danielle Gauthier avait 7 ans lorsqu’elle l’a appris. Les enfants de son
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
16
école en savaient plus qu’elle. Ils lui
lancèrent un jour : “Tu es une bâtarde,
on ne joue pas avec toi !” La petite fille
est rentrée à la maison en pleurant,
mais sa mère et ses grands-parents ne
lui ont rien dit et se sont tus encore
pendant de nombreuses années.
Danielle Gauthier était une jeune
femme quand elle a appris que son
père s’appelait Willi. C’était le premier
indice. Voilà maintenant cinquante ans
qu’elle recherche des traces de lui. Sur
la table se trouvent, entre autres, des
lettres de la Croix-Rouge, des autorités militaires françaises et de l’administration allemande, qui s’efforce de
localiser le lieu de résidence des anciens
membres de la Wehrmacht.
Entre-temps, Danielle Gauthier
a découvert le nom de famille de son
père et quelques dates. Willi Grotge est
né en 1914 et mort en 1981 en RDA.
Elle a quelques photos de lui et un cliché de sa tombe. Elle sait qu’il était stationné dans la région de Boulognesur-Mer et qu’il s’est retrouvé par la
suite prisonnier de guerre. Après sa
libération, il a rejoint sa femme allemande, avec qui il a eu un fils.
Danielle Gauthier ne sait pas
grand-chose de plus. Son demi-frère
pourrait certainement lui en dire davantage. Voilà des années qu’elle essaie
désespérément d’entrer en contact avec
lui – elle connaît son nom et son
adresse, en Saxe-Anhalt –, mais il ne
veut pas lui parler.
Sa mère a fini par raconter son histoire, tard, très tard : le caporal Willi
Grotge avait été son premier grand
amour. Lorsqu’elle est tombée enceinte,
au milieu de la guerre, elle avait 20 ans.
Ils voulaient se marier, mais le grandpère s’y est opposé. Il détournait les
lettres du jeune Allemand.
Gerlinda Swillen habite à cinq
heures de route de chez Danielle
Gauthier. Les deux femmes ne se
connaissent pas, mais ont quelque
chose en commun. Gerlinda Swillen
vit à Bruxelles, dans un appartement
moderne du centre-ville rempli de
livres et d’objets d’art asiatique.
C’est une femme petite, énergique
et déterminée, avec de grandes boucles
d’oreilles. Elle aussi a déposé une
demande de naturalisation auprès du
consulat d’Allemagne, il y a quelques
semaines. C’était la première des
enfants de la guerre belges à le faire.
Elle est venue au monde en août 1942.
Son père s’appelait Karl Weigert, venait
de Munich et fut pendant un temps
stationné à Gand, en Flandre. Il avait
demandé très officiellement la main de
son amie belge – en vain. “Mon grandpère n’aimait pas les Allemands qui se promenaient avec casque et fusil”, raconte
Gerlinda Swiller. Weigert fut ensuite
affecté ailleurs et tomba amoureux
d’une autre femme. Il rompit tout
contact avec la Belgique après la
guerre. Il est mort en 1958.
Gerlinda Swillen a fait des études
de langue et de civilisation allemandes
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
et a été professeur de lycée jusqu’à son
départ à la retraite. Elle a toujours
recherché son père, dont elle n’a
découvert le nom de famille qu’il y a
trois ans. Entre-temps, elle a étudié son
histoire à elle. Elle a retrouvé la partie allemande de sa famille, l’histoire
se termine donc bien pour le moment.
Cette question continue cependant
à l’obséder. Elle poursuit ses recherches,
elle a interviewé d’autres enfants de
la guerre belges et tiré un livre de leurs
récits. Elle est actuellement porteparole d’une association dénommée
Born of War International Network,
qui réunit des associations d’enfants de la guerre de plusieurs pays
européens.
DES CAS SIMILAIRES EN IRAK,
AU VIETNAM OU EN AFRIQUE
Gerlinda Swillen dit de sa demande
de naturalisation : “Je ne fais pas ça
pour des raisons sentimentales. C’est une
question de stratégie.” En fait, elle n’accepte pas que l’Allemagne accorde
un traitement privilégié aux enfants
de la guerre français. Son association
prépare d’autres demandes pour faire
pression sur Berlin. Un enfant de la
guerre de Finlande a demandé la
nationalité allemande en mai dernier.
D’autres s’apprêtent à en faire autant
au Danemark et en Norvège.
Gerlinda Swillen et ses compagnons de lutte veulent plus que l’égalité de traitement : ils demandent
que l’Allemagne s’engage auprès de
l’Europe pour un statut commun
garantissant la protection de tous les
enfants de la guerre – sous la forme
d’une convention ou de directives européennes qui pourraient peut-être
même contraindre à agir des pays
comme les Etats-Unis. “Nous ne
sommes pas motivés par des considérations
financières. Nous ne voulons pas nous
poser en victimes, mais faire quelque chose
pour les enfants d’aujourd’hui et leur avenir”, déclare Gerlinda Swillen.
Chaque enfant de la guerre, quel
que soit le conflit en cause, devrait se
voir reconnaître par écrit le droit à
la nationalité. Dans le même temps,
les Etats devraient s’engager à les soutenir de leur mieux dans la recherche
de leurs parents. Car il est évident
qu’il n’y a pas que l’histoire des
enfants de la Seconde Guerre mondiale ; partout où les soldats rencontrent des femmes, des enfants naissent.
Au Vietnam, lors des guerres coloniales
et civiles d’Afrique, en BosnieHerzégovine, en Irak ou aujourd’hui
en Afghanistan. Trop souvent, les
enfants de la guerre n’apprennent
jamais d’où ils viennent. Et ils sont
trop souvent apatrides.
La demande de naturalisation de
Gerlinda Swillen est actuellement
entre les mains des autorités allemandes. Celles-ci lui ont fait savoir
que l’examen du dossier durerait très
longtemps et l’ont priée de ne pas téléphoner ni écrire.
Thorsten Knuf
amériques
●
É TAT S - U N I S
Obama dompte Wall Street, mais pas les électeurs
L’adoption par le Congrès, le 15 juillet, de sa réforme financière pourrait bien être le dernier grand succès
législatif du président, estime The New York Times.
THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
S
i l’adoption de la réforme de
la régulation financière montre
quelque chose du président
Obama, c’est qu’il sait comment faire voter des projets de lois cruciaux par un Congrès rétif. Mais son
succès législatif est paradoxal. D’un
côté, il l’emporte au Capitole et, de
l’autre, il continue de perdre du terrain auprès des électeurs en cette
période de détresse économique, ce
qui devrait bientôt l’obliger à réviser
ses ambitions à la baisse.
La réforme de la régulation financière constitue la troisième victoire du
président après l’adoption de son plan
de relance de l’économie et de sa
réforme de l’assurance-maladie. Au
cours des dix-huit mois écoulés,
Obama et le Congrès à majorité
démocrate ont réussi à faire passer une
bonne partie de leur ambitieux programme. Le président a tenu les promesses de sa campagne de 2008. Il
s’est ainsi servi du gouvernement
comme d’un instrument pour tenter
de réduire le gouffre qui sépare les possédants des démunis. Il a injecté
787 milliards de dollars [605 milliards
d’euros] dans l’économie, offert une
couverture santé à 32 millions de personnes qui en étaient privées et vient
de réorganiser les relations entre
Washington, Wall Street, les investisseurs et les consommateurs.
Mais pendant ce temps, le contexte politique a changé autour de lui.
Aujourd’hui, avec un chômage qui
continue de friser les 10 % en dépit
du plan de relance, et alors que la
marée noire de BP suscite des inter-
INFLUENCE Une
L
▲ Sur le bouchon :
Loi de réforme
financière
américaine.
Dessin de Luojie
paru dans China
Daily, Pékin.
rogations sur les compétences de son
gouvernement, la politique d’Obama
fournit des munitions aux conservateurs qui soutiennent que le gouvernement est plus le problème que la
solution. Avant même les élections
législatives de mi-mandat de novembre, la Maison-Blanche est contrainte de réorienter sa stratégie. Mijuillet, Obama et les démocrates du
Sénat ont décidé d’aller de l’avant et
de faire passer un projet de loi
amendé sur l’énergie, ayant conclu,
après des mois de bras de fer, que les
ambitieuses mesures qu’ils envisageaient ne seraient tout simplement
jamais votées. C’est une tactique à
laquelle le président devra sans doute
avoir de plus en plus recours après les
élections de novembre, alors que les
démocrates auront probablement
perdu des sièges – et peut-être même
le contrôle de la Chambre des représentants ou du Sénat.
LES AMÉRICAINS REJETTENT
SA GESTION DE LA CRISE
Car les électeurs sont vraiment à cran
sur les questions économiques. Selon
un récent sondage CBS News, seuls
40 % des Américains approuvent sa
gestion de la crise. Plus de la moitié
des sondés trouvent qu’il ne consacre
pas assez de temps à l’économie. Plus
frappant encore, près de deux tiers
affirment que les choix économiques
du président n’ont amélioré en rien
leur situation personnelle, contre
13 % qui pensent le contraire. Une
partie du problème pour Obama, c’est
qu’il est arrivé à Washington en promettant de mettre fin à l’hostilité partisane qui régnait dans la capitale,
mais qu’il n’y est pas parvenu pour
l’instant. Seuls trois sénateurs républicains ont voté en faveur de la loi de
régulation financière, poursuivant
ainsi la dynamique à l’œuvre au début
du mandat du président, quand seulement trois républicains avaient soutenu son plan de relance.
Si les républicains reprennent le
contrôle de la Chambre des représentants, du Sénat ou des deux
chambres en novembre, Obama se
retrouvera dans une situation semblable à celle de Bill Clinton, le dernier président démocrate, qui avait
perdu le contrôle de la Chambre
en 1994. Clinton avait alors réagi en
barrant au centre, cherchant des thématiques plus à même de favoriser la
coopération des républicains.
Si l’on en juge par la nouvelle stratégie qu’il a mise en œuvre avec son
projet de loi sur l’énergie, Barack
Obama va peut-être chercher à se
repositionner comme un homme pragmatique prêt à faire certaines concessions en échange de victoires plus
modestes. Les prochaines élections
permettront de savoir jusqu’où le président, plus au fait de l’ampleur de sa
tâche, ira dans le compromis.
“Nous nous dirigeons soit vers un blocage total, soit vers de grandes concessions”, estime John Feehery, un stratège du Parti républicain. “Et pour
l’instant, nous ne connaissons pas la
réponse.”
Sheryl Gay Stolberg
réforme qui renforce le ministre des Finances
orsque Barack Obama aura ratifié la nouvelle loi encadrant Wall Street [ce qu’il
devait faire au cours de la semaine du
19 juillet], le ministre des Finances américain, Timothy Geithner, jouira d’une influence
sans précédent. Non seulement cette loi
reprend les grandes lignes du projet initial
qu’il avait rendu public l’été dernier, mais elle
l’adoube également – tant qu’il reste en
poste – à la tête d’un nouveau conseil de
régulateurs très influents, le Conseil de surveillance des services financiers. Geithner
se retrouve aussi à la tête de la nouvelle
agence de protection du consommateur jusqu’à ce qu’un directeur soit confirmé par le
Sénat. Il lui reviendra enfin de trancher sur
une foule de sujets qui n’ont pas été réglés
par la loi – par exemple, quels produits dérivés seront le plus étroitement contrôlés.
C’est un remarquable revirement de situation pour le ministre des Finances, alors qu’il
y a encore peu plusieurs membres du
Congrès réclamaient sa tête. Le sauvetage
des banques par le Trésor n’avait pas été
du goût de tout le monde. Mais, après le
passage, le 15 juillet, de la réforme financière, tout le monde à Washington s’accorde
à dire que Geithner est là pour rester. Selon
différents membres de l’administration, la
Maison-Blanche n’a pas manqué de remarquer que la réponse de Geithner à la crise
financière s’était révélée parfaitement appropriée. Il s’était vigoureusement opposé à la
volonté de certains législateurs qui souhaitaient nationaliser les plus grosses banques
du pays en difficulté au plus fort de la crise.
Il a au contraire préféré permettre au système financier de se remettre d’aplomb,
notamment en insistant sur la mise en place
de tests de résistance bancaire pour les
grandes institutions financières. Les résultats de ces tests avaient démontré que pratiquement toutes les banques étaient
capables de surmonter la crise, ce qui avait
par conséquent rapidement restauré la
confiance des investisseurs.
Autre signe de l’influence croissante de Geithner, le Trésor a été au cœur de la campagne
pour faire adopter la réforme financière.
L’époque durant laquelle la Maison-Blanche
surveillait de près ses interventions publiques
ne semble plus qu’un lointain souvenir.
Certes, Geithner n’a pas remporté toutes les
batailles. Il a notamment dû accepter que
soient exemptés des nouvelles lois de protection des consommateurs les concessionnaires automobiles et les banques disposant d’un capital inférieur à 10 milliards
de dollars.
Mais la nouvelle loi reflète largement la
confiance que Geithner place dans les organismes de régulation et sa conviction
profonde que les grands établissements
financiers peuvent être protégés des bouleversements s’ils ont des réserves suffisantes
en capital. Cette loi constitue une sorte de
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
17
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
compromis : un rejet de l’ère de dérégulation
qui a précédé l’effondrement financier, mais
également un rejet des propositions qui
visaient à restructurer en profondeur le secteur financier, par exemple en réduisant la
taille des grandes banques américaines.
Dans une interview l’été dernier, alors que
son équipe rédigeait le projet de loi, Geithner avait déclaré que tout effort de réforme
financière était indissociable de trois choses :
“Le capital, le capital et encore le capital.”
La législation adoptée ne retranscrit pas littéralement cette idée et ne fixe pas spécifiquement de nouveaux niveaux de capital.
Mais elle incite les autorités américaines à
travailler avec leurs homologues à l’étranger
pour fixer des normes internationales. Geithner est à la tête de ce projet – encore une
façon d’imprimer son sceau sur le secteur
des banques.
David Cho, The Washington Post (extraits),
Etats-Unis
amériques
COLOMBIE
Chanter peut nuire gravement à la santé
De Mexico à Bogotá, les ballades qui abordent les côtés obscurs des sociétés locales sont très populaires.
Elles peuvent parfois coûter la vie à leurs interprètes.
SEMANA (extraits)
Bogotá
I
▶ Le chanteur
Sergio Vega
“El Shaka”,
assassiné
en juin dernier.
AFP
l s’appelait Sergio Vega. Mais on
le connaissait davantage sous le
nom d’“El Shaka”, en hommage
à “un guerrier zoulou qui n’avait
peur de rien et attaquait toujours de front”.
C’est peut-être cette bravoure qui l’incitait à chanter des narcocorridos, ces
ballades à la gloire des narcotrafiquants, en dépit des risques encourus.
Il n’imaginait cependant pas que sa vie
s’achèverait à 40 ans, derrière le volant
d’une Cadillac rouge criblée de trente
balles. La mor t d’El Shaka, en
juin 2010, s’est ajoutée à celle de plus
de quinze chanteurs de corridos ces derniers mois au Mexique.
Mais, alors que le Mexique s’efforce de faire taire ses chanteurs populaires, en Colombie ce genre musical
connaît une véritable renaissance. Le
treizième volume des Corridos prohibidos [Ballades interdites], une série de
disques lancée dans les années 1990,
vient de sortir, même s’il est encore difficile de le diffuser à la radio. “Il est
impossible de promouvoir cette musique à
la radio. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien
qu’on les appelle les ‘corridos interdits’ ;
c’est parce que les paroles racontent ce que
personne n’ose dire”, explique Alirio
Castillo, producteur et spécialiste de
ce genre musical en Colombie. “Ici
nous ne courons pas autant de risques
qu’au Mexique, car, même si les paroles
de nos chansons sont fortes, nous faisons
plus attention”, assure-t-il.
Il raconte cependant avoir été un
jour contraint de “remiser” une chan-
son parce qu’il avait été menacé de
mort et que l’un des plus célèbres
interprètes de corridos venait d’être
désigné comme le chanteur officiel des
paramilitaires. Il avait alors choisi de
prendre pour quelque temps ses
distances avec cette musique. Mais
aujourd’hui tout est différent. Les
menaces se font plus rares et une partie du marché auquel ses chansons
s’adressent a changé. “Il y a quelques
années, dans les régions du Magdalena
Medio, du Llano et de Santander, les
groupes avaient beaucoup de succès,
comme le montrait le nombre d’engagements qui leur était proposé. La guérilla
faisait appel à eux non pour quelques
heures, mais pour plusieurs jours d’affilée.
Aujourd’hui, elle est occupée à se défendre
contre l’armée et n’a plus de place pour les
musiciens”, raconte Alirio Castillo. Ce
dernier reconnaît sans états d’âme que
le succès de la musique qu’il promeut
est directement lié à la guerre qui sévit
dans le pays. “Sans violence les corridos
n’ont aucune raison d’être. Ça ne me
dérange pas qu’on dise que c’est une
musique violente. Personnellement, j’aime
bien les histoires qu’elle raconte”, dit-il.
Il les aime tellement qu’il les enregistre ! Lorsqu’on lui demande de citer
le corrido qui, selon lui, a marqué l’histoire du genre dans le pays, il choisit
La Rondonera, écrite par “John 40”,
pseudonyme d’un commandant du
front 43 des FARC. Cette chanson
parle de la prise d’un village par des
guérilleros. La Rondonera a été interdite pendant un certain temps dans les
zones contrôlées par les paramilitaires.
“Dans les endroits dominés par les paramilitaires, on ne chante pas les chansons
des guérilleros et vice versa, sans quoi il
y a des morts”, précise Alirio Castillo,
qui n’a plus jamais reçu de chanson de
“John 40” après l’interdiction de La
Rondonera. “Il a disparu”, dit-il simplement. Mais les corridos n’ont pas
pour autant cessé d’exister. “Il y aura
toujours des thèmes à aborder dans les
chansons. Actuellement, nous avons la guérilla, les paramilitaires, la corruption, les
narcotrafiquants. Il y a énormément de
choses à raconter ici.” Ce dont se chargent quelque 600 groupes colombiens
– beaucoup moins qu’au Mexique, où
l’on en compte jusqu’à 8 000.
Mais la différence entre ce qui se
passe en Colombie et ce qui se passe
au Mexique ne tient pas uniquement
au nombre de chanteurs ou aux
menaces dont ils sont la cible. Selon
Carlos Valbuena, auteur du livre “Le
É TAT S - U N I S
Ce crime qui a choqué l’Amérique
Quatre policiers de La Nouvelle-Orléans viennent d’être inculpés pour avoir tiré, en 2005, sur des rescapés de l’ouragan Katrina.
Une affaire qui souligne la faillite de la police locale.
THE INDEPENDENT
Londres
L
e pont Danziger aurait pu rester un
simple nom sur une carte si la manœuvre des policiers pour couvrir
leur crime avait fonctionné. Mais depuis
que quatre officiers de police de la ville ont
été inculpés, le 13 juillet, pour avoir tiré sur
des civils, tuant deux personnes, nous
savons que le pont Danziger restera dans
les mémoires comme le lieu où les derniers
liens de confiance entre une ville et ses gardiens de la paix ont été rompus. Les crimes
jugés aujourd’hui se sont produits une
semaine après le passage de l’ouragan
Katrina, en 2005. S’ils sont reconnus coupables, les accusés pourraient passer le reste
de leur existence derrière les barreaux, voire
être condamnés à la peine de mort.
Dans les jours qui ont suivi l’ouragan,
le chaos régnait à La Nouvelle-Orléans. La
ville était submergée, ses hôpitaux n’avaient
plus d’électricité et les centres d’urgence
débordaient de détritus. C’est alors que les
agents d’un commissariat ont été pris de
folie et ont commis l’irréparable. Les chefs
d’inculpation prononcés le 13 juillet confirment ce que les familles des victimes ne cessent d’affirmer depuis le début. Le 4 septembre 2005, quatre officiers de police ont
ouvert le feu sur six civils – partis chercher
des vivres ou vérifier l’état de leur propriété
de l’autre côté de la ville – sans aucun motif.
Quatre personnes ont été blessées, une
femme a eu une partie du bras arrachée,
son mari a reçu une balle en pleine tête et
deux personnes ont été tuées. Les détails
de l’accusation font froid dans le dos.
On y apprend comment Ronald
Madison, un handicapé mental, a reçu
une balle dans le dos alors qu’il tentait de
s’enfuir, et comment l’un des policiers
s’est acharné sur lui alors qu’il gisait à
terre, mortellement blessé. Les hommes
risquant la peine capitale sont les officiers
d e p o l i c e K e n n e t h B owe n , R o b e r t
Gisevius, Anthony Villavaso et l’ancien
policier Robert Faulcon.
Ils sont également accusés avec deux
autres officiers d’avoir tenté de dissimuler la vérité en affirmant avoir d’abord été
pris pour cible sur le pont.
D’après l’acte d’accusation, les quatre
officiers sont arrivés sur les lieux après
avoir reçu un message radio inquiétant
d’un collègue. En arrivant sur le pont, ils
sont tombés sur un groupe de piétons.
C’est alors que la fusillade a éclaté.
James Brissette, 17 ans, se dirigeait vers
l’est de la ville avec un ami, en quête de
vivres. Les piétons ont tenté de s’abriter
derrière un pilier en béton du pont. C’est
là que deux d’entre eux ont reçu une balle
dans la tête et une autre dans le bras.
James, lui, a été tué sur le coup.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
18
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Ce jour-là, Lance Madison était accompagné de son frère Ronald. Après avoir
assisté au meurtre de son frère et vu sa
dépouille rouée de coups, Lance a été
arrêté par les policiers, qui l’ont accusé
d’avoir ouvert le feu sur eux. Il a été détenu
trois semaines durant, accusé de tentative
d’assassinat sur un officier de police, avant
d’être relâché faute de preuves.
Pour Tom Perez, le chef de la division
des droits civils du ministère de la Justice,
“ce procès doit nous rappeler que la Constitution et que l’Etat de droit ne prennent jamais
de vacances, même après un ouragan”. A l’annonce de l’inculpation, Berthe Delonde,
une habitante de la ville, a exprimé tout
haut ce que bon nombre de résidents pensent tout bas : la population de La Nouvelle-Orléans ne fait plus confiance à sa
police. “Si ces policiers ont vraiment fait cela
à des civils, que vont-ils nous faire à nous ?”
s’indigne-t-elle.
David Usborne
cartel des corridos interdits”, “au
Mexique ils se sont exclusivement limités
au thème du trafic de drogue, alors qu’en
Colombie ils sont très vite passés à d’autres
sujets, le conflit armé et la corruption, par
exemple”. Le gouvernement mexicain,
estimant que ces chansons constituaient une apologie de la criminalité,
a lancé une véritable croisade contre
les narcocorridos. La diffusion des chansons qui font l’éloge de personnages et
de scènes du narcotrafic est désormais
interdite et les producteurs qui se risquent à diffuser ce type de musique
peuvent être sanctionnés.
En Colombie, “on a recours à des
formes musicales plus ‘lyriques’, qui mettent en scène des personnages des coulisses :
les raspachines [ramasseurs de feuilles de
coca], les paysans, les pilotes, les soldats et
les combattants de toutes les factions du
conflit”, précise Carlos Valbuena. Il a
commencé à étudier le sujet il y a dix
ans, intrigué par “l’existence d’une musique populaire qui s’inscrit en faux contre
le politiquement correct et met le doigt sur
une réalité colombienne occultée par les
médias traditionnels, qui la qualifient
d’‘apologie du délit’”. A l’image d’Alirio Castillo, Carlos Valbuena explique :
“Lorsque la violence retombe, on s’intéresse moins aux sujets de prédilection du
corrido, mais celui-ci n’en reste pas moins
un témoignage historique.”
Paloma Bahamón, sociologue à
l’Université nationale, estime que ces
chansons font bel et bien l’apologie de
la culture du narcotrafic. Au terme de
deux années de recherches sur ce sujet,
elle souligne qu’il ne s’agit pas plus
d’interdire l’expression de ce genre que
de le légitimer sous prétexte qu’il
“reflète notre réalité”. S’il faut écouter
les corridos, il faut selon elle aussi “étudier les corridos interdits”. Ce n’est
qu’ainsi que ce genre pourra cesser
d’être stigmatisé comme une musique
glorifiant la violence et qu’on pourra
en faire “un outil pour dépasser notre culture de l’illégalité”.
■
FEMMES
Narcotrafiquantes
E
lles sont belles, influençables
et se laissent séduire très
jeunes en échange de vêtements
de marque, d’argent ou encore de
financement d’opérations de chirurgie esthétique. C’est ainsi que le
livre Las Muñecas de los narcos,
publié en Espagne en juin, décrit le
profil type de la femme de narcotrafiquant. “Elles dirigent la maison
et sont patronnes d’une armée d’employés, les chefs narcos les voient
comme une extension de leur pouvoir”, raconte Andrés López dans
l’ouvrage. Ce dernier, narcotrafiquant
repenti, a collaboré avec le journaliste Juan Camilo Ferrand pour
recueillir six témoignages d’exépouses de chefs narcos qui révèlent leurs rôles parfois très différents dans le milieu. Certaines sont
otages de menaces planant sur leur
famille. D’autres, au contraire, sont
parfaitement intégrées et ambitieuses. Selon les auteurs, ces
femmes contrôleraient près de 20 %
du trafic mondial de stupéfiants.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
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DU 22 AU 28 JUILLET 2010
asie
●
CAMBODGE
Quelle justice pour les victimes des Khmers rouges ?
Le 26 juillet, le tribunal international qui juge cinq anciens complices de Pol Pot doit rendre son premier verdict.
Mais, pour Sophal Ear, l’un des rescapés, il s’agit d’une farce judiciaire.
INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE
(extraits)
Paris
uand ma mère – qui nous a
sauvés, mes quatre frères et
sœurs et moi, de la famine
sous les Khmers rouges en
1976 – est décédée, en octobre 2009,
à l’âge de 73 ans, j’ai compris que, pour
elle, justice tardive avait fini par être
synonyme de déni de justice. Ma mère,
bouddhiste pratiquante, avait coutume de dire que, quoi qu’il advienne
aux responsables khmers rouges dans
leur vie actuelle, la justice karmique
s’imposerait dans la suivante : ils renaîtraient sous forme de cafards. Je suis
sûr que cette conviction a aidé des
millions de survivants à accepter que,
plus de trente ans après la chute des
Khmers rouges [en 1979, après près
de quatre ans au pouvoir et 1,7 million
de morts], pas un seul de leurs chefs
n’ait été condamné.
D’ailleurs, les Cambodgiens risquent fort de manifester un certain
désintérêt quand le Tribunal pour les
Khmers rouges – baptisé Chambres
extraordinaires au sein des tribunaux
cambodgiens et mis sur pied en coopération avec les Nations unies – rendra son premier verdict à propos de
Kaing Guek Eav, plus connu sous le
nom de camarade Duch. L’homme
qui commandait S21, un centre de torture où, sur 16 000 prisonniers, moins
d’une douzaine survécurent, a avoué
ses crimes sept ans avant que le tribunal ne siège, disant : “Ma confession est
Q
▶ Dessin de
Chappatte paru dans
l’International
Herald Tribune,
Paris.
■
Révocation
A deux semaines
de l’énoncé
du verdict, Duch,
l’ancien directeur
du centre
d’interrogatoire
et de torture S21
contre qui quarante
ans de prison ont
été requis, a décidé
de se séparer de
son avocat français,
Me François Roux,
écrit Cambodge Soir
Hebdo. “L’accusé
avait provoqué
un coup de tonnerre
en demandant sa
remise en liberté
alors que François
Roux avait axé
sa défense sur une
reconnaissance de
culpabilité”. Coup
de théâtre pouvant
être attribué
à une interférence
du gouvernement.
assez semblable à celle de saint Paul. Je
suis le chef des pécheurs.” Pendant le procès, Duch a déclaré : “Aux survivants
je confirme la reconnaissance de tous les
crimes commis contre vous à S21. Je les
reconnais tant sur le plan moral que
légal.” Après neuf mois de dépositions
et des millions de dollars dépensés,
quel verdict autre que coupable peuton attendre quand l’accusé lui-même
a émis de telles déclarations sous serment ? A quoi a pu servir cette parodie de justice ?
Que la question soit celle du degré
de culpabilité (personne ne prétendra que Duch était responsable de la
politique) ou du châtiment pur et
simple (la peine maximale est la prison à vie), chaque jour passé représente en lui-même une injustice. Si,
après quatre ans et des dizaines de
millions de dollars versés, tout ce que
le tribunal peut produire, c’est un verdict de culpabilité, les rescapés des
Khmers rouges auraient aussi vite
fait de parler de déni de justice.
LES CAMBODGIENS
GRANDS OUBLIÉS DU PROCÈS
Infesté par la corruption, le tribunal
a été détourné au profit de priorités
nationales et internationales. Pour les
politiques cambodgiens, l’objectif était
de contrôler le déroulement du procès
(en installant la cour dans une base
militaire à une vingtaine de kilomètres
de Phnom Penh) et d’en rogner la portée (en limitant à cinq le nombre d’individus qu’elle pouvait inculper), tout
en s’attirant les faveurs internationales
(en jugeant, apparemment du moins,
les crimes contre l’humanité).
Pour nombre des étrangers impliqués, le Cambodge n’a été qu’une
occasion de plus de mettre en avant
des modèles hybrides de justice de
transition, tout en créant des emplois
pour les fonctionnaires internationaux
et des perspectives de carrière aux avocats étrangers. A défaut d’autre chose,
ils peuvent toujours se congratuler en
se disant qu’ils ont montré aux Cambodgiens comment rendre la justice.
Or c’est l’inverse qui s’est produit. Le
tribunal a été grevé par la corruption,
le manque d’indépendance judiciaire
et l’absence d’intégrité. La nomination d’une fervente marxiste-léniniste
à la tête de l’Unité des victimes en
mai 2009, avec le soutien absolu du
président du tribunal de l’ONU, a
scellé le sort de la cour, qui n’a plus été
qu’une farce internationale et nationale. Les grands oubliés de toute cette
affaire sont ces Cambodgiens qui devaient se familiariser avec les critères
internationaux de la justice et vivre une
expérience cathartique grâce au tribunal. Au lieu de cela, le tribunal a eu
une influence corrosive. Après avoir
assisté, en 1993, à une démonstration
de démocratie sous l’égide des Nations
unies qui a inexorablement basculé
dans l’autoritarisme, les Cambodgiens
ont compris la leçon. Il ne faut pas
croire aux promesses internationales,
elles ne sont pas tenues. Sophal Ear*
* Spécialiste des affaires de sécurité nationale
à l’Ecole supérieure navale de Monterey, en
Californie, il travaille sur un livre consacré
aux conséquences involontaires de l’aide
étrangère au Cambodge.
PA K I S TA N
Tout est bon pour éliminer les talibans
Dans sa lutte contre les islamistes, le gouvernement encourage la formation de milices villageoises – servant surtout de chair à canon.
THE NEWS (extraits)
Karachi, Lahore, Islamabad
L
es attentats sanglants à Ekkaghund,
dans le Mohmand (Zones tribales),
à la frontière avec l’Afghanistan,
ont coûté la vie à 106 personnes le 9 juillet.
Ils sont la conséquence directe d’une initiative gouvernementale qui vise à mobiliser les tribus pour combattre les talibans.
Ces derniers se sont en effet heurtés à la
vigoureuse résistance du lashkar [armée]
local, une milice de villageois qui répond,
ironie du sort, au nom de Comité amn,
“de la paix”. Le porte-parole taliban a clairement déclaré que les personnes visées
étaient bien les membres de la milice,
réunis ce jour-là en assemblée.
Soutenus par les autorités, les lashkar
des communautés villageoises ont parfois
réussi à repousser les talibans dans certaines
parties du Khyber Pakhtunkhwa [province
du nord-ouest du pays, anciennement
appelée Province-de-la-Frontière-du-NordOuest] et des Zones tribales [province située
à la frontière avec l’Afghanistan], bien que
les membres de ces milices aient essuyé des
pertes sévères et que l’on continue d’exiger
d’elles qu’elles soient constamment prêtes
au combat. Parfois même, l’aide matérielle
promise par le gouvernement ne se matérialise pas. Les anciens se demandent souvent combien de temps encore il leur faudra mobiliser les jeunes du village pour
affronter un ennemi aussi déterminé que les
talibans. Certains se plaignent d’avoir été
contraints par les autorités de lever des lashkar et de se battre contre les militants. Selon
eux, on leur demande de faire quelque chose
que le gouvernement et ses forces de sécurité ont été incapables d’accomplir.
Des centaines de civils auraient perdu
la vie dans les Zones tribales parce qu’ils ont
maintenu leurs liens avec les représentants
du gouvernement et de l’armée en dépit des
avertissements. Les milices villageoises vengent aujourd’hui les victimes : les rebelles
islamistes et leurs complices sont désormais
traqués, leurs maisons démolies et leurs
familles bannies de villages ancestraux. Les
Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN, s’efforçant désespérément de juguler l’insurrection croissante des talibans, ont eux aussi
eu recours à des campagnes de mobilisation
et de financement des villageois afghans afin
qu’ils combattent les rebelles dans leurs
régions. Le général David Petraeus avait mis
en œuvre un plan comparable en Irak, en
armant et payant des tribus sunnites pour
qu’elles combattent Al-Qaida dans le pays.
Maintenant qu’il vient de succéder à
McChrystal [limogé le 23 juin 2010] en
Afghanistan, il tient à développer ce programme et à doubler le nombre de villages
où des milices seront équipées pour affronter les talibans.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
20
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Toutefois, le président Karzai aurait
exprimé des réserves devant un tel projet.
Le chef de l’Etat afghan redoute que cela
ne favorise d’une part le renforcement des
chefs de guerre locaux qui défient de toute
façon le pouvoir central et, d’autre part,
la multiplication de milices qui échappent
à tout contrôle. Lui préférerait une armée
nationale forte, fidèle au gouvernement, plutôt que des groupes privés n’obéissant qu’à
des chefs de guerre. Mais, avec le général
Petraeus à la tête des forces [de l’OTAN],
il est peu probable que Karzai soit écouté.
Au Pakistan, beaucoup de gens voient
dans les lashkar un moyen légitime et efficace de lutter contre les talibans. On ne se
soucie guère des conséquences qu’il y aurait
à armer des villages entiers… En réalité,
on se persuade que des attentats comme
celui d’Ekkaghund justifient la formation
de milices villageoises dans l’espoir de
vaincre les talibans. Rahimullah Yusufzai
asie
JAPON
Un trouble-fête nommé Votre Parti
Les élections sénatoriales ont coûté cher au Parti démocrate et permis au Parti libéral-démocrate de retrouver
des couleurs. Mais c’est l’émergence d’une nouvelle formation originale qui a retenu l’attention.
MAINICHI SHIMBUN (extraits)
Tokyo
E
tes-vous sûr de ne pas me faire
une fausse joie ?” Le 11 juillet,
à 23 h 36, au centre de
dépouillement, lorsqu’on a
annoncé à Yoshimi Watanabe,leader de
Votre Parti (VP), qu’il était élu dans
une des circonscriptions de la capitale,
il n’arrivait pas à y croire. Peu après,
d’un air plaisant, il a laissé éclater sa
joie. “Je pense que c’est une victoire extrêmement symbolique.” Pourtant, les discours prononcés par les membres de
sa formation pendant la période électorale n’avaient pas attiré les foules.
Le 23 juin, veille de l’ouverture
officielle de la campagne électorale,
Shusei Tanaka, conseiller spécial de
la campagne et ancien directeur de
▲ Dessin paru dans
The Economist,
Londres.
l’Agence de planification économique,
montait à la tribune pour déclarer :
“Le regard sévère porté par le Premier
ministre Naoto Kan sur le système
bureaucratique est juste ; je pensais qu’il
ne se laisserait jamais endormir par les
bureaucrates. Mais ses déclarations
concernant l’augmentation de la TVA
ont clairement montré qu’il était sous leur
emprise.”
De nombreux partis ont vu le jour
depuis le mois d’avril, mais aucun
d’entre eux n’a obtenu un bon résultat aux sénatoriales. Alors en quoi VP
se distingue-t-il ? Durant la campagne,
nous avions rencontré M.Watanabe.
“La fondation deVotre Parti s’inscrit dans
la suite logique des mouvements de citoyens
que j’ai toujours animés.Toute vantardise
mise à part, nous avons réussi à présenter
nos 44 candidats sans bénéficier de grosses
sommes d’argent et sans avoir recours à
un vote organisé. C’est une démarche
conforme à celle d’un mouvement citoyen.
Je n’ai pas choisi l’approche directe, qui
aurait consisté à créer rapidement un nouveau parti avec des députés dissidents.
Nous ne choisirons pas non plus de former
M YA N M A R
Le chapeau de la discorde
La LND d’Aung San Suu Kyi conteste à un groupe dissident le droit d’utiliser, lors des élections
à venir, le symbole du parti. Un différend qui fait les affaires de la junte.
THE IRRAWADDY
Chiangmai (Thaïlande)
L
es champions de la
démocratie font exactement ce qu’il faut pour
contenter les généraux au pouvoir. Ils se battent pour un chapeau en bambou, le kha mauk.
Comment ? un chapeau en bambou ? Eh bien, oui. Plus précisément, le chapeau traditionnel birman que portent les paysans.
Mais, avant d’entrer dans les
détails du combat, rappelons que
les dirigeants du principal parti
d’opposition, la Ligue nationale
pour la démocratie (LND), et la
formation politique dissidente
récemment fondée, la Force
nationale démocratique (FND),
étaient ensemble, il y a encore
quelques mois, au siège de la
LND à Shwegondaing, à Rangoon. Ils œuvraient à l’instauration de la démocratie. Nombre
des principaux protagonistes
avaient vécu la même amère
expérience d’un emprisonnement par la junte.
À QUAND UNE OPPOSITION
DÉMOCRATIQUE UNIE ?
Revenons maintenant à l’histoire
du chapeau. Vous avez sans
doute déjà vu l’un des beaux
portraits d’Aung San Suu Kyi
coiffée d’un kha mauk. Ces
images populaires de la dirigeante de la LND assignée à
résidence resteront pour toujours
gravées dans les pages de l’histoire du pays : Mme Suu Kyi et le
kha mauk, le kha mauk et la
LND, la LND et ses fidèles électeurs, qui avaient mis, en 1990,
une croix à côté du kha mauk sur
les bulletins de vote, où figuraient également les symboles
des autres partis. “Mettez une
croix à côté du chapeau, assurez la
victoire du peuple”, tel était le slogan mémorable du seul scrutin
qui s’est tenu au cours des deux
décennies écoulées. Avec ce symbole, la LND avait remporté les
élections haut la main [392 des
492 sièges à pourvoir]. Ce chapeau est ainsi devenu un symbole historique, celui de la LND.
Voilà la toile de fond de l’affaire.
Et voilà ce qui l’a provoquée :
la FND s’est enregistrée, en juin,
comme parti politique, avec un
kha mauk pour symbole. Même
si ce n’était pas une copie
conforme de celui de la LND,
l’état-major du parti crie au vol
de son emblème. Les dirigeants
des deux formations se livrent
depuis quelques jours une guerre
verbale. “C’est une contrefaçon pure
et simple”, accuse Nyan Win, un
porte-parole de la LND. Ce à
quoi Khin Maung Swe, l’un des
fondateurs de la FND, rétorque :
“Cette image n’est pas la propriété
de la LND, ce n’est pas une marque
déposée.” Mais le chapeau n’est
pas, bien entendu, le véritable
enjeu de la bataille. Cet accessoire
cache un différend d’ordre idéologique. Le véritable problème
est de savoir s’il faut ou non participer aux prochaines élections
organisées par la junte. La ques-
tion avait déjà constitué un motif
de discorde entre les différentes
factions de la LND avant que la
formation ne décide de les boycotter. Au sein de la LND, certains s’en tiennent aux principes
fondamentaux. Pour eux, le scrutin à venir ne sera ni libre ni équitable. La loi électorale est répressive et exigerait l’expulsion de
Mme Suu Kyi et des autres prisonniers politiques du parti. La
Constitution de 2008 est antidémocratique. Cependant, d’autres
membres de la LND voient dans
les élections l’occasion de créer
un espace démocratique – aussi
mince soit-il – au sein du futur
Parlement, même s’ils se disent
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
21
conscients du fait que la consultation ne sera pas vraiment démocratique. La FND partage cette
vision des choses. Résultat : la
LND est divisée. Il en est de
même pour les autres formations
démocratiques. Mais, à ce stade,
certaines factions de l’opposition
deviennent leurs propres ennemis, et les généraux doivent se
frotter les mains devant cette
farce. Ce que le peuple souhaite
avant tout, c’est une opposition
démocratique unie, en mesure de
combattre le puissant gouvernement militaire. Mais, au bout du
compte, cette guerre du chapeau
symbolise la désunion des forces
démocratiques. Kyaw Zwa Moe
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
brusquement une coalition avec le Parti
démocrate (PD) quand nous partirons
à la conquête du pouvoir politique, car cela
pourrait devenir un handicap à terme. Le
PD s’appuie sur les mêmes principes que
le Parti libéral-démocrate (PLD), à savoir
un gouvernement sans limites et le bureaucratisme. Nous, nous souhaitons un gouvernement limité et qui aura pour objectif une croissance fondée sur le libéralisme.
Comment collaborer avec ces différences
fondamentales ? Désormais, à la lueur des
résultats des élections, la scission au sein
du PD et l’effondrement du PLD sont
inévitables. Nous recomposerons le paysage politique en recrutant des personnes qui partagent nos idées.” Tout en
choisissant soigneusement ses mots, il
nous regardait fixement.
“Dans le monde politique actuel, les
gens ne comptent plus sur le PD dont le
leader, Naoto Kan, ne propose aucune
vision sociale très claire. Ils ne sont guère
plus attirés par le PLD, mais sont séduits
par le projet de ‘réduire le nombre des fonctionnaires avant d’augmenter la TVA’.
Watanabe a toujours montré sa volonté
de réformer la fonction publique depuis le
temps où il était ministre chargé de la
Réforme administrative [2006-2008].
C’est pourquoi il est crédible”, estime
le journaliste Soichiro Tahara pour
expliquer le succès de Votre Parti. En
ce qui concerne l’avenir de VP, il est
certain que “Votre parti et le PD formeront une coalition. SiWatanabe déclare
aujourd’hui qu’il n’en est pas question,
dans le monde politique, cela signifie qu’il
fera forcément le contraire.” Le PD ayant
essuyé une grande défaite, le monde
politique est devenu plus fluctuant.
Watanabe considère les sénatoriales
comme “une escarmouche d’avant-poste
par rapport aux législatives à venir”. La
nouvelle formation VP a su gagner l’estime des électeurs grâce à sa constance
et à ses convictions. Reste à savoir si
elle pourra mener à bien son programme sans trahir ceux qui lui ont
fait confiance ?
Yuji Nakayama
asie
“BANDH”
GRÈVE
GÉNÉRALE
INDE
La classe moyenne se défile
Le 5 juillet, les Indiens ont manifesté contre l’inflation galopante. Mais les gagnants
de la croissance se sentent peu concernés par ces manifestations populaires.
OUTLOOK (extraits)
New Delhi
I
L
e mot bandh veut tout simplement dire “fermé”. C’est un mot
qui, sous forme d’adjectif ou de
verbe, est d’une banalité quotidienne. On l’emploie pour indiquer,
par exemple, qu’on a fermé la porte
de la chambre des enfants. Mais,
lorsqu’il est employé comme nom
pour indiquer une fermeture, il prend
une tout autre importance. Il avertit. Il menace. Il peut faire tomber
des gouvernements. Car un bandh
est essentiellement une grève, une
grève qui paralyse. Le bandh des
chemins de fer indiens, déclenché
par le chef des syndicats ouvriers
George Fernandes en 1974, est toujours présenté comme l’un des plus
réussis dans l’histoire de l’Inde. Il
fut cité par Indira Gandhi, alors Premier ministre, comme l’une des
causes du déclenchement de l’état
d’urgence en 1975, auquel son gouvernement n’a pas survécu.
Dans l’imaginaire populaire indien,
le bandh évoque des sentiments
patriotiques liés au mouvement
indépendantiste, même s’il est vrai
que le Mahatma Gandhi n’a jamais
soutenu l’idée d’un bandh général
qui serait appliqué, si besoin est,
par la force. Car si le mot bandh fait
peur, c’est qu’il comporte une notion
de pression, voire de violence. Il
évoque surtout l’image d’un rideau
métallique qu’un boutiquier se hâte
de fermer de peur de se faire tabasser ou bien encore des bandes de
jeunes armés qui rôdent dans les
rues désertes. Pour paralyser le
pays, l’opposition politique indienne
a donc appelé, le 5 juillet, au Bharat bandh, ou à la “fermeture de
l’Inde”, associant le mot bandh à
celui de Bharat, qui renvoie à l’Inde
du peuple.
Tenter de bloquer une économie
dont le taux de croissance attire
tant d’investisseurs étrangers
pourra-t-il mettre en danger le gouvernement ? Car c’est un fait : la
très grande majorité des Indiens,
face à des prix qui explosent, ne
sait plus comment joindre les deux
bouts. D’autant que les 10 % de
la population qui bénéficient de
l’expansion s’enrichissent plus
rapidement encore que ne montent
les prix. Entre ces deux Inde,
l’“India” des riches et le “Bharat”
des pauvres, se creuse un abîme
dans lequel risque de tomber un
jour la démocratie indienne – avec
Mira Kamdar
ou sans bandh.
Calligraphie d’Abdollah Kiaie
l est facile de comprendre pourquoi la plupart de nos députés
ont du mal à protester contre les
prix actuels des denrées alimentaires. La cantine du Parlement
leur fournit des rotis [pains plats] à
1 roupie [1 centime d’euro], du riz
et des haricots rouges pour 7 roupies,
du kheer [riz au lait] pour 5,50 roupies
– des tarifs qui n’ont d’ailleurs pas été
révisés depuis 2004 ! Ce qui est stupéfiant, en revanche, c’est le silence
de la classe moyenne face à l’augmentation des prix. Après tout, l’inflation supérieure à 10 % pèse lourdement sur le budget des ménages.
Certains prétendent que la classe
moyenne est en fait très remontée,
mais qu’elle n’est tout simplement
pas capable de prendre la tête de la
colère populaire sur le long terme.
D’autres demandent de quelle classe
moyenne on parle. En Inde, il y a
d’une part des personnes si riches
qu’elles ne s’aperçoivent même pas
de l’inflation et d’autre part des personnes trop pauvres pour prendre une
journée de congé afin d’aller manifester. Il y en a encore d’autres qui se
montrent sceptiques. Même si la classe
moyenne voulait descendre dans la
rue, en serait-elle capable ?
Reste à savoir ce qu’est la classe
moyenne. Où vit-elle ? Que fait-elle ?
Combien gagne-t-elle ? Tout cela reste
un mystère. Cette catégorie sociale
compte, selon les analyses, de 60 à
300 millions de personnes, soit au
grand maximum 30 % de la population. Une petite partie de ce pourcentage (le tiers environ) constitue le
moteur de l’expansion économique
indienne. Même s’ils sont peu nombreux, les membres de ce groupe
concentrent un grand pouvoir – mais
manifester contre l’inflation ne leur
vient pas vraiment à l’esprit. L’incroyable montée en flèche de leurs
revenus a réglé la question il y a bien
longtemps. “En Inde, ce qu’on désigne
comme la nouvelle classe moyenne représente au maximum 10 % de la population. Au cours des quinze dernières
années, ce groupe a vu ses revenus augmenter considérablement et ne s’inquiète
pas des prix”, explique Praveen Jha,
professeur d’économie à l’université
Jawaharlal Nehru de New Delhi.
Paradoxalement, s’il y a une chose
dont l’Inde est bien sûre, c’est qu’elle
compte au moins 300 millions de personnes qui sont officiellement rangées
dans la catégorie des “pauvres” [vivant
au-dessous du seuil officiel de pauvreté]. La question est donc de savoir
si une catégorie sociale plus favorisée acceptera d’élever la voix pour
défendre les intérêts de l’autre. Autre
changement, ceux qui travaillent dans
le secteur public ou dans une entreprise privée continuent à exprimer leur
mécontentement comme auparavant,
▶ Dessin paru dans
The Economist,
Londres.
Les prix
s’envolent
■
2004/2005
2010
En roupies/kilo :
Pommes de terre
5,6
11
Farine
11
14
Oignons
g
7,6
18
Riz
15
35
Sucre
15,5
45
Lentilles
30
70
En roupies/trajet
d’environ 2 heures :
Ticket de car
16
32
FACE À LA HAUSSE DES PRIX,
LES INDIENS SE RÉSIGNENT
En roupies/litre :
Gazole
25
40
Essence
37
56
En moyenne, avec
60 roupies (1 euro),
on peut préparer
deux à trois repas
végétariens
pour une famille
de quatre personnes.
(Source : “Outlook”)
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
mais ils ne reflètent plus les préoccupations de l’aam admi, l’Indien moyen,
car leurs revenus sont désormais trop
élevés. Leur opinion n’a donc pas vraiment de valeur. Et ceux qui composent la “véritable” classe moyenne, au
sens où on l’entend normalement, ceux
qui souffrent aujourd’hui de la cherté
des prix, semblent n’avoir trouvé
aucune solution pour s’en sortir.
Raghav Gaiha, qui enseigne à la
Delhi Management School, pense
au contraire que la classe moyenne
actuelle porte l’indignation populaire
et s’exprime contre l’augmentation
des prix. “La suppression des subventions sur le carburant, qui a provoqué
l’augmentation du prix, a suscité de vives
réactions. Des manifestations ont été organisées [comme celle du 5 juillet 2010,
appelée par l’opposition]. Mais cette colère
n’est souvent que passagère”, constatet-il. L’augmentation des revenus pour
certains peut constituer un facteur
explicatif, mais, selon lui, les gens se
sont tellement préparés à la flambée
des prix de ces derniers mois qu’ils
font peut-être preuve d’une “plus
grande tolérance”.
22
On se retrouve donc dans une situation malheureuse : une classe moyenne
éclatée avec une sous-section d’élites
qui ne s’intéressent qu’à la consommation ; une “véritable” classe moyenne qui ne peut pas se permettre de
manifester ; et une opinion publique
de plus en plus habituée aux augmentations de prix. Pour C. S. Reddy,
le directeur d’une organisation qui
soutient des associations de microfinance, c’est ce dernier phénomène
– s’habituer à l’inflation sur le long
terme – qui empêche le déclenchement de grandes manifestations
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
durables dans les zones rurales. De
plus, dans les campagnes, les revenus
augmentent également – dans une
certaine mesure. Le prix de certaines
denrées est plus avantageux qu’auparavant. La loi garantissant aux
foyers ruraux cent jours de travail par
an [National Rural Employment Guarantee Act (NREGA), 2005] a contribué à améliorer le niveau de vie de la
population, dans certaines régions.
“Dans l’Andhra Pradesh, par exemple,
la population s’en sort grâce à des sources
de revenus diversifiées, du moins dans les
zones que j’ai visitées. En outre, certains
peuvent acheter des céréales à 2 roupies
le kilo, le système de santé fonctionne bien,
les pauvres ne sentent donc pas trop la
pression”, explique-t-il.
Pour Krishan Bir Chaudhary,
de la Bharatiya Krishak Samaj [l’organisation des agriculteurs indiens],
s’il n’y a pratiquement pas eu de
manifestations dans les campagnes,
c’est entre autres parce qu’il n’existe
pas de groupe de pression efficace
représentant les agriculteurs au Parlement. Résultat : le prix des denrées
alimentaires est devenu arbitraire et
est souvent contrôlé par des intermédiaires corrompus. Le problème,
c’est que, si le prix des denrées alimentaires continue à grimper, les gens
devront faire des sacrifices – d’abord
sur les quantités consommées, puis
sur la qualité, avant de renoncer totalement à certains produits. Le problème, c’est que la population va peu
à peu accepter de vivre selon un seuil
de tolérance où les prix ne sont pas
assez élevés pour se mettre en grève
mais pas assez bas pour qu’on puisse
se dispenser de faire ses courses dans
les magasins à prix réduits dont les
produits sont de moins bonne qualité.
Et, selon les experts, on en est déjà là.
Pragya Singh
m oye n - o r i e n t
●
MONDE ARABE
Deux morts, deux mesures
Le décès de Fadlallah, une figure atypique du Hezbollah, a suscité un peu partout des éloges funèbres.
La disparition d’Abu Zeid, un Egyptien libre-penseur contraint à l’exil, n’a suscité que l’indifférence. Dommage !
NOW LEBANON
Beyrouth
L
a mort, le 4 juillet dernier,
de Sayyed Muhammad
Hussein Fadlallah a suscité
un véritable torrent d’émotion aux quatre coins du monde.
Quoi que l’on pense de cet homme
de religion – qui ne se laissait pas
facilement apposer une étiquette –,
cette unanimité a de quoi laisser perplexe et illustre parfaitement les difficultés que rencontrent les penseurs
libéraux arabes.
Pourquoi une telle effusion ? La
plupart de ses apologistes ne savaient
visiblement pas ce qui faisait la particularité – et l’intérêt – de Fadlallah,
à savoir ses conceptions originales de
la doctrine musulmane (notamment
son approbation du clonage thérapeutique). En revanche, les idées pour
lesquelles il était connu, à savoir son
approbation des attentats suicides et
son hostilité envers Israël et les EtatsUnis, n’avaient rien de très original et
ne reflétaient pas la complexité de cet
esprit anticonformiste.
Il faut admirer, par exemple, avec
quel art de l’omission l’ambassadrice
du Royaume-Uni à Beyrouth, Frances
Guy, a pu écrire sur son blog : “Quand
on se rendait [chez Fadlallah], on était
certain d’avoir un vrai débat, une discussion respectueuse, et on savait qu’on
repartirait avec l’impression d’être plus
intelligent. Le Liban déplore une grande
perte aujourd’hui, mais ce décès se fera
sentir bien au-delà des frontières du pays.
Le monde a besoin de plus d’hommes
comme lui, qui s’efforcent de jeter des
ponts entre les religions, acceptent la
▲ Dessin de Mayk
paru dans
Sydsvenskan,
Malmö.
réalité du monde moderne et osent
remettre en question de vieilles traditions.
Paix à son âme.” (Ce “post” ayant suscité des critiques de plus en plus
nombreuses de la part de médias occidentaux, l’ambassade du RoyaumeUni à Beyrouth a fini par le retirer
de son site.)
Aux Etats-Unis, la responsable
du Moyen-Orient de CNN, Octavia
Nasr, a payé cher son éloge de
Fadlallah sur Tweeter. “Triste d’apprendre la mort de Sayyed Fadlallah…
Un des géants du Hezbollah que je respectais énormément”, avait-elle écrit.
Octavia Nasr a finalement été licenciée, même après avoir publié une
déclaration pour clarifier ses positions
et notamment dénoncer sans exception le recours aux attentats suicides.
Si ces réactions étaient moins
marquées que celles venues de la
république islamique d’Iran et de la
communauté chiite au Liban – avec
lesquelles Fadlallah entretenait des
relations controversées –, elles n’en
étaient pas moins révélatrices, ainsi
que source d’un sentiment étrange,
renforcé récemment par la quasi-indifférence des penseurs libéraux arabes
et occidentaux après l’annonce de la
mort de l’intellectuel égyptien Nasr
Hamed Abu Zeid.
En 1995, Abu Zeid avait fait les
gros titres des journaux après la décision de la cour d’appel du Caire de le
reconnaître coupable d’apostasie. Les
détracteurs d’Abu Zeid n’avaient pas
supporté son approche interprétative
du Coran selon laquelle le texte sacré
pouvait faire l’objet d’un débat, alors
qu’il est traditionnellement considéré
comme la parole sacrée de Dieu. Le
Djihad islamique égyptien avait alors
appelé à l’élimination d’Abu Zeid,
lequel, face à ces manœuvres d’intimidation, s’était finalement exilé
aux Pays-Bas.
TROUVER UN ISLAM TOLÉRANT
AU SEIN DU CLERGÉ
Ce que les panégyriques de Fadlallah
nous montrent, face au relatif silence
qui a entouré la mort d’Abu Zeid au
Moyen-Orient, c’est que dans cette
partie du monde il existe deux poids
deux mesures pour la pensée libérale.
Alors qu’un religieux largement
conservateur est présenté comme une
personnalité ouverte au progrès et
au dialogue, un intellectuel désireux
d’introduire une part de pensée libre
dans la religion et qui a dû s’exiler
pour échapper à une mort probable
s’est éteint dans une indifférence
quasi générale.
A qui la faute ? Les responsabilités
sont partagées. Si les faiseurs d’opinion
– les représentants à l’étranger, les journalistes et les intellectuels arabes – n’arrivent pas à mettre de l’ordre dans leurs
priorités, le reste de la société ne le fait
pas mieux. Fadlallah était un homme
fascinant, digne d’attention et parfois
même d’estime, mais il semble que
les auteurs des portraits que l’on en
dresse aujourd’hui destinent leurs
compliments à un homme fantasmé,
produit de leur désir de trouver le
représentant d’un islam tolérant au
sein du clergé.
C’est bien là tout le problème.
Pourquoi les diplomates et les médias
mettent-ils autant d’acharnement à
vouloir trouver les plus hautes vertus
libérales – notamment la capacité de
dialogue et l’ouverture d’esprit – au
sein du groupe le plus hermétiquement fermé des sociétés musulmanes,
à savoir le clergé ? Pourquoi continuer
d’ignorer les hommes et les femmes
qui manifestent ces qualités au quotidien, dans leurs études, leur mode
de vie ou leur travail ? Le clergé et les
musulmans traditionalistes seraientils jugés comme plus authentiques ?
Le fait de rendre justice à ces rares
intellectuels courageux reviendraitil à enlever quelque chose au monde
arabe ? Ces questions méritent une
réponse, au moins pour que les Nasr
Hamed Abu Zeid de ce monde ne
soient plus contraints à l’exil.
Michael Young
IRAN
La révolte du bazar fait reculer le gouvernement
Les commerçants iraniens, alliés traditionnels des religieux, font rarement grève. Leur mouvement de protestation,
qui a duré deux semaines, a obligé les autorités à changer de politique fiscale.
INSIDEIRAN.ORG
New York
A
u début du mois de juillet, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a annoncé qu’il avait l’intention d’augmenter l’impôt sur le revenu des
marchands du bazar, le centre traditionnel
du commerce. Cette hausse est significative : 70 % selon les marchands. Le bazar
de Téhéran a réagi en lançant une grève
le 6 juillet [elle concernait les commerçants
les plus influents du bazar, les marchands
de tapis, d’or et de tissus]. Malgré des
rumeurs d’arrêt dès le lendemain, les marchands ont maintenu cette grève [jusqu’au
18 juillet]. Craignant de s’aliéner l’aile
conservatrice de la société iranienne et de
perdre d’importants revenus économiques,
le gouvernement a décidé, le 12 juillet, de
revoir sa proposition de hausse des taxes.
Le bazar iranien a un poids politique
très fort dans le pays pour diverses raisons.
D’abord, il a toujours entretenu d’excellents rapports avec les religieux iraniens.
Les membres du bazar font partie des soutiens financiers les plus importants du clergé.
Le gouvernement iranien, qui tient sa légitimité des religieux, ne peut pas risquer
de perdre une grande partie de ses appuis.
De plus, et c’est peut-être le plus important,
le gouvernement doit empêcher ce segment
influent de la société de faire cause commune avec le mouvement d’opposition [né
de la réélection contestée du président
Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009].
Ensuite, des grèves unifiées dans les différents bazars du pays peuvent avoir des
répercussions économiques et psychologiques. En dépit du changement des circuits de distribution et de l’augmentation
des grandes chaînes de supermarchés, le
bazar traditionnel reste toujours apprécié
des consommateurs. L’économie iranienne
pourrait souffrir âprement de cette grève.
De plus, la concentration de magasins dans
un seul lieu peut amplifier l’impact psychologique d’une grève sur la population.
Des instances gouvernementales clés
comme le ministère du Commerce et le
ministère de l’Economie ont promis de
réviser le projet. Le vice-ministre du Commerce est allé jusqu’à dire que les taxes resteraient au niveau actuel et qu’il n’y aurait
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
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DU 22 AU 28 JUILLET 2010
pas d’augmentation à l’avenir. Le gouvernement a trouvé un accord avec les bazaris
de Téhéran, réduisant l’impact de la hausse
[à 15 %]. Mais les marchands d’autres
villes n’ont pas apprécié cet accord, notamment à Tabriz, dans le nord-ouest du pays.
Le 14 juillet, les commerçants du bazar de
Tabriz ont lancé leur propre grève pour
protester contre l’accord bilatéral trouvé
entre le gouvernement et les marchands de
Téhéran. Ils se sont sentis trahis par leurs
confrères de Téhéran, prêts à accepter un
accord qui leur convient, mais qui n’est pas
dans l’intérêt de leurs collègues de province. La grève à Tabriz est aussi un indicateur important que les tensions à Téhéran peuvent rapidement se répandre dans
d’autres villes.
Arash Aramesh
m oye n - o r i e n t
ARABIE SAOUDITE
Devenir le plus grand creuset musulman
Des millions d’immigrés musulmans installés de longue date dans le royaume n’ont toujours pas été naturalisés.
Une grosse erreur pour un pays en manque de main-d’œuvre et aujourd’hui menacé par l’Iran.
AAFAQ
Washington
I
ls sont nés et ont grandi en
Arabie Saoudite, ils parlent sa
langue et partagent sa culture,
mais ils n’ont pas accès à la
nationalité. On les appelle mawaleed
[natifs]. Depuis peu, ils sont au centre
de vifs débats suscités par la création
d’un site Internet entièrement dédié
à leur cause (http://mawaleed.net). Au
cœur de leur démarche, il y a la demande adressée au roi Abdallah bin
Abdelaziz de les naturaliser. Certains
commentateurs y voient une menace
pour la cohérence démographique du
royaume ; d’autres font valoir qu’il
s’agit d’une revendication légitime et
qu’une telle mesure servirait aussi les
intérêts du pays. Car leur intégration
mettrait le royaume en bonne position
dans la compétition internationale et
en ferait un pôle important dans ce
monde toujours plus multipolaire.
Les mawaleed sont tous ceux qui,
sans être saoudiens, sont nés en Arabie ou y sont arrivés enfants ; ils y ont
grandi, ils en ont la culture et ils souhaitent y rester. Il est tout simplement
impossible de les distinguer des Saoudiens. La seule différence est que les
uns disposent d’un passeport et que
les autres n’ont que des cartes de
séjour. Ils sont une composante essentielle de la société, laquelle est par
ailleurs constituée de la catégorie des
princes [quelques dizaines de milliers
de membres de la famille régnante],
puis de celle des nationaux, et enfin
de celle des étrangers [ceux-ci forment probablement un tiers de la
population et sont surtout employés
dans des métiers subalternes, au statut souvent extrêmement précaire].
Ils se sentiraient étrangers dans leurs
pays d’origine avec lesquels leurs
contacts se limitent à des démarches
administratives consulaires.
▶ Dessin de Hajo
paru dans As-Safir,
Beyrouth.
■
Sondage
Selon l’institut
américain Gallup,
l’Arabie Saoudite
serait le 5e pays
du monde
le plus prisé
par des migrants
potentiels,
après les Etats-Unis,
la Grande-Bretagne,
la France
et l’Espagne, mais
devant l’Allemagne.
Le royaume
wahhabite
est ainsi un pays
d’immigration
au même rang
que l’Australie.
Le quotidien d’Abha
Al-Watan s’interroge
sur ces “30 millions
de candidats”
en soulignant que
l’Arabie Saoudite
n’est pas le pays
le plus riche
de la région
et que, parmi
ces personnes,
se trouvent
de nombreux
non-musulmans.
Les mawaleed sont plusieurs millions, et il faut bien se rendre à l’évidence que, de toute façon, il serait difficile de les obliger à quitter le pays.
Non seulement leur présence est un
fait mais, en outre, notre pays trouverait de nombreux avantages à les
intégrer pleinement. Premièrement,
cela irait dans le sens d’une “saoudisation” de l’emploi, puisqu’ils pourraient investir le vaste secteur des
emplois occupés par les travailleurs
immigrés : chauffeurs de taxi, employés
de maison [presque tous les Saoudiens
emploient au moins une bonne et un
chauffeur, souvent originaires d’Asie],
aides-soignants ou gardes d’enfants.
Au moins maîtrisent-ils notre langue
et sont-ils porteurs de nos valeurs, ce
qui éviterait aux familles les nombreux problèmes actuellement posés
par les immigrés arrivés plus récemment, qui imprègnent les enfants de
valeurs étrangères.
En outre, leur intégration permettrait à l’Arabie Saoudite de se constituer la plus grande armée de la région.
Il s’agit d’un potentiel de millions de
personnes qui seraient honorées de
servir la terre des deux lieux saints [La
Mecque et Médine]. Dans la police,
on pourrait profiter de leur connaissance des bas quartiers, avec leurs
ruelles pleines de voyous. De plus, imaginez que les millions de riyals qu’ils
transfèrent chaque année vers leur pays
d’origine soient investis sur place.
DE NOMBREUX TALENTS PERDUS
AU PROFIT DE PAYS VOISINS
Pour finir, il nous faut introduire un
autre élément dans notre raisonnement, à savoir l’Iran. Le régime des
mollahs cherche à établir sa domination sur toute la région. L’Arabie Saoudite a la possibilité de couper court à
ce projet. La naturalisation massive
de résidents étrangers changerait totalement les rapports de force, puisque
les personnes concernées sont originaires de la plupart des pays musulmans du monde. Ainsi, l’Arabie Saoudite pourrait devenir le plus grand
creuset du monde musulman. A moyen
et à long terme, cela aurait des retombées positives. Imaginez comment les
pays du monde entier, et surtout ceux
du monde musulman, percevraient une
telle mesure et comment cela se répercuterait sur notre réputation en tant
que représentants de l’islam et gardiens
des lieux saints. Cela couperait également l’herbe sous le pied aux extrémistes qui, à l’instar d’Al-Qaida, cherchent à noircir notre pays en l’accusant
d’être lié au monde occidental.
Par ailleurs, cela constituerait un
apport de créativité artistique, puisque
de nombreux mawaleed expriment
leur amour pour notre pays par la
poésie ou la musique. Sans parler des
écrivains et des journalistes. Il en va
de même pour le sport, domaine dans
lequel nous avons perdu de nombreux
talents au profit de pays voisins : le
Qatar, notamment, mais également
Bahreïn. Le cas le plus connu est celui
du Tchadien Abdallah Omar, né à
Djeddah qui n’a pas pu jouer dans
l’équipe nationale saoudienne et qui
a été récupéré par Bahreïn. C’est lui
qui a marqué le but décisif contre
l’Arabie, éliminant celle-ci des qualifications pour la Coupe du monde.
Plus récemment, un agent français a
essayé de recruter un petit Tchadien
ayant grandi dans cette même ville.
Heureusement, son père s’est opposé
à son départ pour l’Europe.
Finalement, la naturalisation des
mawaleed nous distinguerait de pays
tels que le Koweït et les Emirats arabes
unis, qui comptent parmi leur population des bidouns [apatrides]. Bref, cela
aurait d’énormes répercussions en
termes d’image à l’échelle internationale. Ce serait la preuve concrète que
tous les musulmans sont égaux et que
tous, quelle que soit leur origine, sont
également dignes de servir le pays des
deux lieux saints. La diversité a été le
secret de l’expansion de l’islam durant
les premiers siècles de son histoire.
Aujourd’hui, les Etats-Unis tirent puissance et prestige de leur diversité
humaine. L’Arabie Saoudite pourrait
faire de même.
Mansour Al-Hajj
VU DU MONDE ARABE
Un jour on regrettera l’Europe
Coup de colère d’un quotidien populaire koweïtien contre ceux qui dénoncent le racisme européen à l’égard des musulmans
alors même qu’ils le pratiquent contre les étrangers dans leur propre pays.
AL-QABAS
Koweït
L
’Europe est parfois appelée le Vieux
Continent, mais elle reste la mère
de la civilisation moderne, le centre
de la culture mondiale et l’incarnation
de la conscience internationale. L’Europe,
et surtout l’Europe occidentale, joue le
rôle humaniste qui a fait sa réputation et
combat le sous-développement en ouvrant
grand les bras aux miséreux, aux maltraités et aux opposants pourchassés par
des dictateurs. Quand elle défend son
identité et sa façon de vivre, nous n’avons
pas le droit de nous en offusquer. Elle ne
fait que défendre la démocratie et les libertés individuelles contre une pensée religieuse, celle de l’islamisme.
Il faut être objectif pour comprendre les
réactions de colère des Européens face à
“l’assaut humain et culturel” musulman.
Au bout d’une ou deux générations, le
monde entier, et le monde arabe en premier lieu, regrettera l’Europe telle qu’elle
avait été jusque-là. Celle-ci aura été transformée sous l’effet de l’immigration musulmane. Les Européens ont donc raison de
s’inquiéter. Mettons-nous à leur place : dans
les pays du Golfe, ne nous inquiétons-nous
pas de l’influence exercée par les immigrés
asiatiques sur nos propres modes de vie ?
Les ghettos musulmans prolifèrent
autour des grandes villes européennes, le
voile s’y est banalisé, le niqab y progresse
jour après jour et les mosquées y attirent
plus de monde que les églises. Il y aurait
quarante-cinq millions de musulmans en
Europe, ce qui ne serait pas si grave s’ils
voulaient vraiment s’intégrer. Or beaucoup
soutiennent le principe des attentats, les
crimes d’honneur sont courants et les
femmes se voient souvent traitées par leurs
familles comme si elles étaient encore
dans leur pays d’origine. C’est effrayant
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
24
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
de voir que ceux qui ont fui des dictatures
politiques, militaires ou religieuses voudraient transformer l’Europe en quelque
chose qui ressemblerait à ce à quoi ils cherchaient à échapper.
Nous écrivons cela simplement afin de
nous élever contre la victimisation qui
accompagne la défense du droit des musulmans de vivre conformément à leurs convictions. Cela est d’autant plus inacceptable
que nous-mêmes, dans nos propres pays,
nous refusons à toutes les minorités, y
compris aux Européens, de simplement
respirer et ne cessons de vouloir leur imposer nos choix.
Ahmed Al-Sarraf
afrique
●
SOMALILAND
Un havre de paix et de stabilité politique
THE GUARDIAN
ÉR
YT
Londres
YÉMEN
HR
■
.
Aden
Réaction
Si la présidentielle
du 26 juin, qui avait
été repoussée trois
fois depuis 2008,
a été validée
par les observateurs,
elle constitue
une provocation
pour les chababs,
ces insurgés
islamistes
qui contrôlent
la majeure partie
de la Somalie.
“Cette élection
est une honte,
a déclaré l’un de
leurs responsables.
Nous voulons
l’union de tous
les musulmans,
et les prétendus
Somaliland
et Puntland
[territoire autonome
somalien] sont
des créations
de l’Ethiopie
pour diviser le seul
fief islamique
de la région.”
G O L F E
Détroit de
Bab El-Mandeb
DJIBOUTI
Djibouti
ÉTHIOPIE
D ’ A D E N
12° N
SOMALILAND
Berbera
Source : site officiel du Somaliland (www.somalilandgov.com)
L
e 26 juin, une élection présidentielle s’est déroulée
dans le calme en Afrique.
Et, selon les observateurs
internationaux, elle répondait à tous
les critères d’une élection libre. Le président sortant a accepté le résultat du
scrutin au moment même où il a été
annoncé. Il a aussitôt remis le pouvoir
à son successeur, son adversaire politique le plus farouche. En acceptant
la victoire, le président élu a quant à
lui remercié et félicité le président sortant pour les services qu’il avait rendus à son pays.
Ce qui est remarquable dans cette
élection et en fait un exemple important non seulement pour l’Afrique
mais pour l’ensemble du monde en
développement – en particulier pour
les pays musulmans –, c’est qu’elle
s’est tenue au Somaliland, république
autoproclamée qui s’est séparée du
reste de la Somalie, il y a vingt ans, et
qui ne reçoit aucune aide internationale. Elle abrite pourtant près de
600 000 réfugiés de la guerre civile
qui continue de diviser la Somalie [de
manière quasi ininterrompue depuis
1991]. La semaine qui a précédé le
scrutin, Al-Chabab, la branche somalienne d’Al-Qaida, a mis en garde le
gouvernement et le peuple du Somaliland contre les conséquences qu’aurait cette élection si elle avait lieu. Plus
de 1 million d’électeurs ont ignoré la
menace et fait la queue pendant des
heures dans tout le pays pour voter.
Le Somaliland représente une
autre idée de la Somalie devenue réalité. A côté d’un pays où règnent
49° E
Dans cette république autoproclamée, les gouvernements se succèdent au rythme d’élections libres
depuis vingt ans. Une situation étonnante compte tenu du chaos qui règne dans la Somalie voisine.
2 408 m
Borama
T S
M O N
O G
Erigavo
PUNTLAND
(province
autonome)
O
Zones
disputées
Burao
Hargeisa
Las Anod
ÉTHIOPIE
SOMALIE
Mogadiscio
0
SOMALIE
OGADEN
200 km
OCÉAN
INDIEN
Vers Mogadiscio
Superficie : 137 600 km2 (1/4 de la France et environ 1/5e de la Somalie)
Population : entre 3,5 et 4 millions d’habitants • Langues officielles : somali, anglais et arabe •
Religion : islam sunnite • Statut : République bicamérale ayant fait sécession du reste de la
Somalie en 1991 • Ressources : l’élevage, avec plus de 24 millions de têtes (ovins, bovins, camélidés)
aujourd’hui des pirates, des djihadistes
et des kamikazes, voici une nation où
prime la loi plutôt que l’individu, où
les résultats électoraux sont acceptés
par les dirigeants. Hormis l’Afrique du
Sud, il est difficile de trouver un autre
pays du continent africain offrant le
même exemple.
LA RECONNAISSANCE OFFICIELLE
EST LE SAINT-GRAAL
Situé dans la Corne de l’Afrique, le
Somaliland n’est pas officiellement
reconnu à l’étranger, mais il est accepté
de facto comme un pays par de nombreux Etats et gouvernements qui ont
des ambassades et des bureaux de
représentation dans sa capitale, Hargeisa [400 000 habitants]. Le Somaliland connaît la paix et la stabilité et, en
vingt ans d’histoire, il a vécu plusieurs
changements de pouvoir au terme
d’élections libres. Ses liens avec la
Grande-Bretagne sont particulièrement étroits, notamment parce que le
Somaliland fut un protectorat anglais
pendant quatre-vingts ans. Des dizaines
de milliers de Britanniques ont encore
de la famille là-bas, et certains n’hésitent pas d’ailleurs à leur rendre visite.
Pour les Somalilandais, la reconnaissance officielle est le Saint-Graal,
une obsession qui définit en partie
l’identité somalilandaise et transcende
tous les clivages politiques. S’étant
reconstruit sur les cendres de la guerre
civile et sans aide extérieure, le Somaliland ne comprend pas pourquoi
d’autre pays, occidentaux en particulier, n’établissent pas de relations diplomatiques avec lui. Maintenant que le
reste de la Somalie est devenu l’une
des principales bases d’Al-Qaida et le
site de l’une des pires crises du monde,
la question de la reconnaissance est
encore plus complexe. Le Somaliland
se présente comme une tribune essentielle, la seule option tangible pour
stabiliser la Somalie et contrer le
développement d’Al-Qaida.
Mais les Somalilandais n’ont
jamais voulu voir leur pays de cette
façon. Ils souhaitent prendre le plus
de distance possible avec la confusion
qui règne à Mogadiscio, capitale de la
Somalie. Soutenue par l’ONU, celleci est en grande difficulté et n’a pas
d’autres partenaires pourvus d’importantes forces de sécurité, d’institutions démocratiques, d’une connaissance approfondie de la culture, du
langage, du système de clans et de la
politique somalienne. Jusqu’ici, l’Occident comptait sur des pays comme
l’Ethiopie, le Kenya et l’Ouganda pour
être leurs principaux alliés africains,
négligeant le seul partenaire directement intéressé par le rétablissement
de la paix et de la sécurité à Mogadiscio et la fin des islamistes.
Pendant deux décennies, le Somaliland et l’Occident ont maintenu le
statu quo de l’acceptation sans reconnaissance. Mais la présence d’Al-Qaida
en Somalie fait que nous ne pouvons
pas rester dans cette situation mal définie. Une nouvelle voie doit être trouvée, et vite !
Rageh Omaar
TUNISIE
Ben Ali n’aime vraiment pas la presse indépendante
A la suite de ses reportages sur des mouvements sociaux à Gafsa, en 2008, Fahem Boukadous a été arrêté le 15 juillet dernier.
EL-WATAN
Alger
F
ahem Boukadous a été arrêté à l’hôpital de Sousse, où il était soigné pour
des problèmes respiratoires”, a fait
savoir son avocate, Radia Nasraoui. Il a été
interpellé à l’intérieur de l’hôpital Farhat
Hached, où il était retourné chercher son
dossier médical en compagnie de son épouse.
Fahem Boukadous, 40 ans, vit à Gafsa, en
Tunisie méridionale. Sans lui, le monde et
les Tunisiens n’auraient pas entendu parler de l’agitation sociale dans le bassin minier
de Gafsa au premier trimestre 2008. Fahem
Boukadous en avait rendu compte pour la
chaîne indépendante Al-Hiwar, diffusée un
temps par satellite depuis l’Europe puis sur
Internet. C’est lui qui a diffusé les seules
images connues de ces émeutes contre les
autorités locales. A l’époque, en effet, la
région était totalement bouclée. Recherché
au même titre que les syndicalistes de la
région, le journaliste a plongé dans la clandestinité en juin 2008.
Au cours de cette période, il fut condamné par contumace à six ans de prison
pour “association de malfaiteurs” et “diffusion
d’informations de nature à perturber l’ordre
public”, une peine qui fut ramenée à quatre
ans. Fin 2009, quand le pouvoir gracia les
“agitateurs” de Gafsa encore en prison,
Fahem Boukadous sortit de la clandestinité.
Il fut laissé en liberté avant son procès en
appel, qui devait débuter à Gafsa. Le 6 juillet
dernier, il a été condamné à quatre ans de
prison ferme par la cour d’appel locale, alors
qu’il était hospitalisé depuis le 3 juillet à
Sousse pour des problèmes pulmonaires.
Selon ses défenseurs et certaines ONG, le
journaliste a été puni pour avoir montré au
monde des images d’émeutes sociales dans
un régime où tout est contrôlé par la censure officielle. Les autorités tunisiennes
dénient la qualité de journaliste à Fahem
Boukadous et considèrent qu’il est impliqué dans ces troubles. Pour Tunis, il fait partie d’un “groupe criminel” ayant endommagé
des bâtiments publics et privés, installé des
barrages routiers et causé des “blessures
sérieuses” à des officiers.
Ce jugement a suscité plusieurs réactions hostiles au régime. En Tunisie, le Parti
démocratique progressiste (légal) s’est
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
25
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
opposé à son renvoi en prison et a demandé
l’annulation du verdict, également dénoncé
par des ONG de défense des droits de
l’homme. Les Etats-Unis ont dit être “profondément inquiets” quant au recul des libertés en Tunisie, et la France a affirmé son
attachement “à la liberté d’expression” dans
ce pays. Pour Reporters sans frontières, cette
condamnation n’est qu’“un cas de plus montrant que le régime tunisien se veut implacable
avec les journalistes indépendants”.
L’état de santé de Fahem Boukadous
est préoccupant. Ses proches, connaissant
les conditions parfois moyenâgeuses des prisons, craignent le pire. “On va continuer à se
battre pour sa libération et celle des autres défenseurs des droits de l’homme emprisonnés”, a
confié son avocate.
Ahmed Tazir
Win McNamee/Getty Images
dossier
●
◀ Un pelican brun maculé de pétrole dans la baie
Barataria en Louisiane.
MARÉE NOIRE
■ Depuis le 20 avril 2010, le golfe du Mexique vit un cauchemar. Des
millions de barils de pétrole se sont déversés dans ses eaux, souillant
côtes et marais. ■ Malgré les espoirs suscités par le couvercle installé
le 15 juillet par BP, la catastrophe aura un immense retentissement.
■ Il est urgent que l’industrie pétrolière renoue avec le principe
de précaution, soutient l’essayiste Naomi Klein.
BP, un colosse pét
La catastrophe dans le golfe du
Mexique n’est pas une première
pour la compagnie pétrolière.
Elle n’a pourtant pas tiré
les leçons des accidents passés.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
26
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
L
THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
e 11 juillet 2005, peu après le passage de
l’ouragan Dennis, le personnel d’un
bateau qui naviguait dans le golfe du
Mexique a été témoin d’une effroyable
scène. Thunder Horse, la gigantesque
plate-forme de BP qui avait coûté 1 milliard de dollars [790 millions d’euros], semblait être sur le point de sombrer. S’élevant à
près de 45 mètres au-dessus de la surface de
l’eau, Thunder Horse devait couronner le
triomphe de BP, incarner son audacieux pari
pour doubler la concurrence dans l’exploitation des vastes réserves d’or noir cachées dans
le sous-sol du golfe du Mexique. La plate-forme
en est plutôt venue à symboliser l’orgueil démesuré. Une simple valve installée à l’envers et la
construction s’est retrouvée inondée pendant
l’ouragan. Le projet s’est alors trouvé compromis, avant même qu’une seule goutte de
pétrole ne soit extraite. D’autres problèmes ont
été découverts par la suite, dont des soudures
si mal faites que certains conduits sous-marins
étaient fissurés de toutes parts.
Thunder Horse n’est pas une simple anomalie, elle illustre plutôt l’habitude de BP de
prendre de trop grands risques. En dépit de la
longue liste de crises et d’accidents évités de justesse accumulés ces dernières années, la compagnie pétrolière n’a pas su, ou n’a pas voulu,
tirer les leçons de ses erreurs. “Ils sont très arrogants et ils sont dans le déni”, souligne Steve Arendt,
un spécialiste de la sécurité. “La réussite leur est
montée à la tête.” Les succès enregistrés par BP
ont en effet de quoi forcer l’admiration. En un
peu moins de dix ans, la société est passée du
rang d’entreprise de taille moyenne à celui de
CHRONOLOGIE Série noire
Mars 1967 GRANDE-BRETAGNE Le pétrolier libérien Torrey
Canyon, affrêté par BP, déverse plus de 800 000 barils de brut
au large des Cornouailles.
Septembre 2004 TEXAS CITY (TEXAS) Deux ouvriers perdent
la vie et un autre est blessé lors d’un accident survenu dans
une raffinerie.
Mars 2005 TEXAS CITY (TEXAS) Quinze employés sont tués
et plus de 170 autres sont blessés dans l’explosion de la
raffinerie texane.
Juillet 2005 GOLFE DU MEXIQUE La plate-forme de forage
Thunder Horse, qui n’avait pas encore commencé ses activités d’extraction, est endommagée lors du passage d’un ouragan. Peu après, on découvre plusieurs défauts de fabrication.
Mars 2006 PRUDHOE BAY (ALASKA) Un oléoduc de BP explose
et déverse plus de 6 000 barils de pétrole dans la toundra.
Avril 2010 GOLFE DU MEXIQUE La plate-forme pétrolière
Deepwater Horizon, exploitée par BP, explose, tuant
11 personnes et provoquant la plus importante marée
noire de l’histoire des Etats-Unis.
Mai 2010 (ALASKA) Le débordement d’un réservoir raccordé au réseau d’oléoducs trans-Alaska, dont BP est le
propriétaire majoritaire, cause le déversement de près de
5 000 barils de pétrole dans la nature.
Source : The New York Times, Etats-Unis
rolier trop sûr de lui
numéro deux du secteur pétrolier, derrière
ExxonMobil. Depuis son siège social londonien,
elle a multiplié les contrats dans des pays instables
comme l’Angola et l’Azerbaïdjan, et repoussé les
limites de la technologie dans les zones les plus
reculées d’Alaska et dans les fonds marins les
plus profonds du golfe du Mexique. Dans le
même temps, elle s’est également illustrée par sa
chasse aux coûts et son rôle offensif pris dans la
consolidation du secteur. Elle a racheté plusieurs
concurrents américains comme Amoco et Atlantic Richfield, tout en supprimant des milliers
d’emplois. Pendant longtemps, la stratégie de
BP a semblé porter ses fruits. Mais, le 20 avril
2010, son succès a soudainement tourné au cauchemar : la plate-forme Deepwater Horizon a
explosé, tuant 11 personnes et provoquant le
déversement dans l’eau de plusieurs millions de
barils de pétrole. L’enquête menée par le Congrès
américain sur cet accident est toujours en cours,
mais ses premiers résultats indiquent déjà que
BP a pris des risques inconsidérés.
BP est loin d’être la seule compagnie pétrolière à se lancer dans des projets difficiles en ne
prévoyant qu’un mince filet de sécurité. Mais
son attitude face au risque tranche avec celle de
ses concurrents, notamment celle d’ExxonMobil, qui, depuis la funeste expérience de la
marée noire causée par le naufrage de l’Exxon
Valdez, en 1989, a radicalement changé sa
manière de gérer les questions de sécurité.
Lorsque Tony Hayward a pris la tête de BP au
mois de mai 2007, il a, lui aussi, promis un retour
aux fondamentaux. Connu pour son franc-parler, ce géologue s’est engagé à résoudre les problèmes de sécurité, qui avaient contribué à la
chute de son prédécesseur, John Browne. Dans
les bureaux de BP, on trouve des panneaux priant
les salariés de ne pas marcher un café chaud à la
■A
la une
L’hebdomadaire
new-yorkais
The New Yorker
est un habitué
des couvertures
mettant en scène
des animaux
anthropomorphes.
Le 7 juin,
l’illustration de une,
signée Barry Blitt,
faisait comparaître
un homme
d’affaires devant un
Congrès composé
d’animaux marins
touchés
par la marée noire.
◀ Dessin de Boligán
paru dans
El Universal,
Mexico.
main, d’employer les passages piétons dans les
parkings et de tenir la rampe dans les escaliers.
Dans une récente note adressée aux employés,
il a rappelé qu’avant la catastrophe dans le golfe
du Mexique les résultats de la compagnie dans
le domaine de la sécurité avaient progressé. “Cet
accident est une terrible exception et nous devons
en tirer des leçons, a-t-il écrit. La sécurité est notre
priorité numéro un.”
LE DISCOURS DE L’ENTREPRISE EST EN
TOTALE CONTRADICTION AVEC SES ACTES
C’est son prédécesseur qui s’est lancé dans les
projets les plus risqués, les plus chers et potentiellement les plus lucratifs. Sous sa direction,
le cours de l’action de BP a plus que doublé, et
les dividendes versés aux actionnaires ont triplé. Il a finalement été poussé à la démission
en 2007 après une série d’incidents fâcheux. Sa
chute a débuté le 23 mars 2005, après la mort
de 15 personnes lors du pire accident industriel
survenu aux Etats-Unis au cours des vingt-cinq
dernières années : une énorme explosion à Texas
City. Acquise par BP en même temps que la
société Amoco, cette raffinerie texane, la seconde
en importance du pays, transformait chaque jour
460 000 barils de brut en essence. Mais la structure, construite en 1934, était mal entretenue.
Les conclusions de l’enquête sur l’accident sont
accablantes. De fait, selon le Chemical Safety
Board, l’agence fédérale chargée de mener l’enquête après tout accident de ce genre, la fuite a
été “causée par des défaillances en matière d’organisation et de sécurité survenues à tous les niveaux
de BP”. Au total, le gouvernement a constaté
plus de 300 violations aux règles de sécurité. BP
a alors consenti à payer une amende de 21 millions de dollars [16,5 millions d’euros], un
record à l’époque.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
27
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Un an plus tard, nouvelle catastrophe : plus
de 6 000 barils de pétrole se sont échappés du
réseau d’oléoducs de Prudhoe Bay, en Alaska.
Une fois de plus, un peu de prévention aurait
pu empêcher l’accident. Les enquêteurs ont
découvert que la corrosion rongeait les tuyaux
sur plusieurs kilomètres. BP a fini par payer plus
de 20 millions de dollars [15,7 millions d’euros] d’amende. Et tandis que ces deux catastrophes attiraient l’attention du public, de graves
problèmes se préparaient aussi sur la plateforme Thunder Horse.
La compagnie pétrolière répète à l’envi
qu’elle sait préserver l’équilibre entre la prise de
risques et la sécurité. Mais tout porte à croire
que BP n’a rien appris de ses erreurs. De retour
à la raffinerie de Texas City en 2009, des inspecteurs fédéraux ont relevé plus de 700 violations des règles de sécurité. Ils ont demandé que
BP soit condamné à une amende d’un montant
record de 87,4 millions de dollars [68,7 millions
d’euros]. BP conteste cependant ces accusations,
affirmant que des améliorations considérables
ont été apportées. Pendant ce temps, en Alaska,
des accidents ont continué de se produire. Robert
Dudley supervise les opérations pour mettre fin
à la marée noire dans le golfe du Mexique. Il
refuse d’admettre que la culture de l’entreprise
puisse être responsable de cette série d’accidents.
Mais Henry Waxman, le président de la commission de la Chambre des représentants qui
mène l’enquête sur l’explosion de la plate-forme
Deepwater Horizon, est d’un tout autre avis. “Le
discours de BP est en totale contradiction avec ses
actes. BP n’a cessé de réduire ses coûts pour économiser un million de dollars par-ci et quelques heures
de travail par-là. Aujourd’hui, c’est tout le golfe du
Mexique qui en paie le prix.”
Sarah Lyall, Clifford Krauss et Jad Mouawad
dossier
Une plaie béante dans le golfe du Mexique
L’actuelle marée noire n’est pas un simple accident
industriel mais une blessure profonde infligée à la Terre,
souligne la journaliste militante Naomi Klein.
THE NATION (extraits)
L
New York
e public venu assister à la réunion avait été
prié à plusieurs reprises de faire montre de
civilité à l’égard de ces messieurs de BP et
du gouvernement fédéral. Ces éminentes
personnalités avaient ménagé du temps
dans leurs agendas surchargés pour se
rendre, un mardi soir, dans le gymnase de l’école
de Plaquemines Parish, en Louisiane, l’une des
nombreuses communautés côtières où le poison
brun envahit peu à peu les marais, résultat de ce
que l’on évoque aujourd’hui comme le plus grand
désastre écologique de l’histoire des Etats-Unis.
“Adressez-vous à eux comme vous voudriez que
l’on vous parle”, avait supplié une dernière fois le
président de séance avant de laisser le public poser
ses questions. Et pendant quelques instants la
foule, composée pour l’essentiel de familles de
pêcheurs, fit preuve d’une remarquable retenue.
On écouta patiemment le très habile Larry Thomas, porte-parole de BP, jurer qu’il faisait son
possible pour “améliorer” le traitement par sa compagnie des demandes d’indemnisations. On ne
broncha pas aux propos du représentant de l’Environmental Protection Agency [agence fédérale
de protection de l’environnement], qui affirma
que les dispersants chimiques répandus sur la
nappe de pétrole n’étaient pas toxiques. Le public
commença toutefois à perdre patience lorsque le
capitaine de la garde côtière, Ed Stanton, monta
pour la troisième fois sur le podium pour leur
assurer que “les gardes-côtes [avaient] bien l’intention de faire en sorte que BP s’acquitte du nettoyage”.
“Mettez ça par écrit !” cria quelqu’un. Le pêcheur
de crevettes Matt O’Brien s’approcha du micro.
“Ce n’est pas la peine de nous le répéter”, déclara-til, “de toute façon, on ne vous croit plus !” Toute la
salle l’applaudit bruyamment.
ON NE PEUT RIEN FAIRE POUR NETTOYER
UN MARAIS ENVAHI DE PÉTROLE
Même si elle ne servit à rien d’autre, cette réunion
eut en tout cas un effet cathartique. Depuis plusieurs semaines, les habitants du coin étaient soumis à un feu roulant de promesses extravagantes
en provenance de Washington, de Houston et de
Londres. Chaque fois qu’ils allumaient leur télévision, c’était pour entendre Tony Hayward, le
patron de BP, jurer solennellement qu’il “réparer[ait] les dégâts”. Ou Obama faisant part de son
absolue conviction que son gouvernement
“remettr[ait] la côte du golfe du Mexique en état”.
Tout cela sonnait bien aux oreilles. Mais pour
des gens qui sont mis en contact quotidien avec
la délicate chimie des zones humides, cela avait
aussi un côté absurde. On peut écoper le pétrole
flottant à la surface de la mer, on peut le ratisser
sur les plages, mais on ne peut rien faire pour
nettoyer un marais envahi de pétrole, à part le
laisser mourir. Les larves d’innombrables espèces
pour lesquelles les marais sont des aires de
■A
la une
L’hebdomadaire The
Nation a consacré
son édition du
12 juillet à la marée
noire. L’article de
Naomi Klein publié
ci-contre figure
en une, sous le titre
“Un trou dans
le monde”,
avec une tête
de mort à l’appui.
reproduction – crevettes, crabes, huîtres et poissons – seront empoisonnées.
Et puis il y a les roseaux. Si le pétrole s’enfonce dans les marais, il ne tuera pas seulement
la végétation au niveau du sol, mais aussi les
racines. Or ce sont ces racines qui assurent la
cohérence des marais en empêchant la terre de
s’effondrer dans le delta du Mississippi et le
golfe du Mexique. Des endroits comme Plaquemines Parish risquent donc non seulement
de perdre leurs lieux de pêche, mais également
une bonne partie des barrières physiques qui
atténuent la violence des ouragans comme
Katrina. Combien de temps faut-il pour qu’un
écosystème à ce point ravagé soit “restauré à
l’identique”, comme s’y est engagé le ministre
de l’Intérieur d’Obama ?
LES ZONES CÔTIÈRES SERONT
DÉFIGURÉES POUR LONGTEMPS
Nous savons en tout cas une chose : loin d’être
rendue à son état originel, la côte du golfe du
Mexique sera, selon toute probabilité, défigurée
pour longtemps. Ses eaux poissonneuses et son
ciel sillonné d’oiseaux seront moins vivants qu’aujourd’hui. L’espace qu’occupent de nombreuses
communautés sera amputé par l’érosion. Et la
culture locale dépérira. Parce que, tout le long
▶ Dessin de Burki
paru dans
24 Heures,
Lausanne.
■
L’auteur
Née à Montréal
en 1970,
la journaliste Naomi
Klein s’est imposée
comme une figure
du mouvement
altermondialiste
avec son livre
No Logo, en 2001.
Elle collabore
régulièrement
à de grands titres
de la presse
anglo-saxonne tels
que The New York
Times, The Nation
ou The Guardian.
INGÉNIERIE Trois
mois de vaines tentatives
L
e 25 avril 2010, cinq jours après l’explosion
de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon, quatre robots sous-marins ont été envoyés
pour déclencher la valve de sécurité du puits,
situé à 4 kilomètres de profondeur. Sans succès. Le 30 avril, BP a injecté des dispersants
à proximité de la fuite. Ces produits chimiques
avaient pour but de dégrader le pétrole avant qu’il
n’atteigne la surface ; leurs effets sur l’environnement restent inconnus à ce jour. Le 2 puis
le 16 mai, pour soulager la fuite, la compagnie
pétrolière a commencé à creuser deux puits de
dérivation, aujourd’hui toujours en cours de
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
28
de cette côte, les habitants ne se rassemblent
pas seulement autour de la pêche. Ils entretiennent un réseau complexe de liens qui
incluent les traditions familiales, la cuisine, la
musique, l’art et quelques langues en voie d’extinction – et ce réseau agit à la manière des
racines qui assurent l’intégrité de la couche terreuse des marais. Sans la pêche, ces cultures
uniques perdent leur système radiculaire, le terreau même où elles se développent.
Si l’ouragan Katrina a mis à nu la réalité
du racisme, le désastre BP met à nu quelque
chose de beaucoup plus profondément occulté :
le peu de contrôle que nous exerçons sur les terribles forces naturelles interconnectées avec lesquelles nous jouons avec une telle insouciance.
BP n’est pas capable de reboucher le trou qu’il
a fait dans la Terre. Obama ne peut pas ordonner au pélican brun de ne pas disparaître. Aucune
somme d’argent – pas même les 20 milliards de
dollars que BP s’est engagé à mettre sur un
compte sous séquestre, pas même 100 milliards
de dollars – ne peut remplacer une culture qui a
perdu ses racines.
Cette crise environnementale touche à de
nombreux problèmes : la corruption, la dérégulation, l’addiction aux combustibles fossiles. Mais
au-delà, elle remet en question la dangereuse
attitude de notre culture qui prétend avoir une
telle compréhension de la nature et un tel
contrôle sur elle qu’ils nous autorisent à la manipuler et à la remodeler radicalement en ne faisant peser qu’un risque minimum sur les systèmes naturels qui assurent notre subsistance.
Comme l’a révélé le désastre BP, la nature n’est
jamais aussi prévisible que le laissent imaginer
les modèles mathématiques et géologiques les
plus sophistiqués. “Les meilleurs esprits et la
meilleure expertise ont été réunis” pour résoudre la
crise, a déclaré le patron de BP, Tony Hayward,
lors de sa récente audition devant le Congrès, “à
l’exception du programme spatial des années 1960,
jamais une équipe plus compétente et plus efficace
techniquement n’a été mise en place.” Et pourtant,
ces spécialistes sont comme la brochette de personnalités alignées sur la scène du gymnase de
Louisiane : ils font comme s’ils savaient, alors
qu’ils ne savent rien.
Comme tout le monde a pu s’en rendre
compte après l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, BP n’avait prévu aucune réponse
efficace en cas d’accident. Quand on lui a
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
forage. Le 7 mai, un premier entonnoir géant a
été déposé sur la fuite pour recueillir une partie
du brut qui s’échappait. Il a été retiré deux jours
plus tard. Le 26 mai, BP a lancé deux nouvelles
opérations, appelées “Junk Shot” et “Top Kill”.
La première consistait à injecter des objets
(comme des balles de golf) dans le puits pour
activer la valve de sécurité, la deuxième à injecter de la boue pour obstruer le puits. Ces opérations ont échoué. Le 15 juillet, après plusieurs
tentatives pour poser des couvercles sous-marins,
un nouvel essai plus concluant a été mené, permettant a priori d’arrêter l’écoulement de pétrole.
MARÉE NOIRE
●
◀ Dessin de Bromley
paru dans le
Financial Times,
Londres.
demandé pourquoi sa compagnie n’avait même
pas pris la peine d’entreposer à terre un dôme
de confinement, Steve Rinehart, porte-parole de
BP, a répondu : “Je pense que personne n’avait
prévu la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.” Ce refus d’anticiper un échec est
sans conteste venu d’en haut. Il y a un an, Hayward déclarait à un groupe d’étudiants de Harvard qu’il avait sur son bureau une plaque portant l’inscription : “Si vous étiez certain de ne pas
échouer, que tenteriez-vous ?” Loin d’être une
simple devise, la phrase décrit précisément la
façon dont BP et ses concurrents se comportent
dans le monde réel. Lors des récentes auditions
devant le Congrès, le député démocrate du Massachusetts Ed Markey a questionné les représentants des grandes compagnies pétrolières et
gazières sur la façon dont elles avaient réparti
leurs budgets. Sur trois ans, elles ont dépensé
“39 milliards de dollars dans la prospection de nouveaux gisements, alors qu’elles n’ont alloué que
20 millions de dollars à la recherche sur les questions
de sécurité, de prévention des accidents et de gestion des pollutions de grande ampleur”.
Le “dossier initial d’exploration” que BP a
soumis au gouvernement avant le forage de
Deepwater Horizon se lit comme une tragédie
ÉCOLOGIE
■A
la une
“Est-ce terminé ?”
s’interroge USA
Today dans
son édition du lundi
19 juillet. Un
nouveau dôme de
confinement a été
installé le 15 juillet
pour endiguer
le flot de pétrole
s’échappant du
puits endommagé.
Le quotidien se
demande si cette
fois-ci sera la bonne
et si la pire marée
noire de l’Histoire
touche à sa fin.
“L’OCÉAN EST VASTE : IL SURMONTERA
ÇA”, A CLAIRONNÉ LE PATRON DE BP
L’océan est vaste : il surmontera ça, claironnait
Hayward durant les premiers jours de la catastrophe pendant que John Curry, porte-parole de
BP, affirmait avec aplomb que les microbes dévoreraient la totalité du pétrole présent dans l’eau
de mer, car la nature, disait-il, “est toute prête à
apporter son aide à la résolution du problème”. Or
la nature n’a pas joué le jeu. Le puits jaillissant
de l’océan a emporté tous les obturateurs, dômes
de confinement et autres systèmes d’injection
mis en œuvre par BP. Les vents et les courants
marins se sont joués des dérisoires barrages
flottants déployés pour tenter d’absorber le ▶
Un désastre difficile à mesurer
Trois mois après le début de la marée
noire, les scientifiques sont
divisés quant à l’ampleur des effets
sur l’environnement.
J
grecque sur l’arrogance humaine. Même en cas
de marée noire, peut-on y lire, les dégâts environnementaux seront minimes. Présentant la
nature comme un partenaire (voire un sous-traitant) prévisible et consentant, le rapport explique
qu’en cas de pollution accidentelle “les courants
et la dégradation microbienne élimineraient le pétrole
de la colonne d’eau et dilueraient ses composants à
des taux insignifiants”. Les effets sur la faune,
d’autre part, “ne seraient pas mortels” en raison
de “la capacité des poissons et des crustacés adultes
à éviter les nappes de pollution et à métaboliser les
hydrocarbures”.
Plus fort encore, en cas d’accident, il y aurait
probablement “un risque très faible d’impact sur le
littoral” du fait de la réaction rapide prévue par
la compagnie et de “la distance séparant la plateforme du rivage” – environ 70 kilomètres. Il s’agit
là de la déclaration la plus stupéfiante du rapport. Dans un golfe fréquemment balayé par des
vents soufflant à plus de 60 km/h, et sans parler des ouragans, BP a si peu tenu compte de
la puissance de la houle et des coups de vent que
l’on n’a même pas songé qu’une nappe de pétrole
puisse dériver sur 70 kilomètres. (Mi-juin, un
débris provenant de la plate-forme Deepwater
Horizon a été retrouvé sur une plage de Floride,
à près de 300 kilomètres du lieu de l’explosion.)
Une négligence aussi éhontée n’aurait cependant pas été tolérée si BP n’avait pas fait part de
ses prévisions à une classe politique avide de
croire que la nature est désormais totalement
maîtrisée. Forer sans la moindre réflexion préalable a été la politique adoptée par le Parti républicain à partir de mai 2008. Alors que le prix de
l’essence atteignait des sommets, le leader conservateur Newt Gingrich lança le slogan : “Drill
Here, Drill Now, Pay Less” [Forons ici, forons
aujourd’hui même, faisons des économies].
Immensément populaire, la campagne en faveur
des forages jeta aux orties prudence, études préalables et action mesurée. Dans l’esprit de Gingrich, forer partout où l’on pouvait espérer trouver du pétrole ou du gaz était un moyen infaillible
pour tout à la fois faire baisser le prix des carburants à la pompe, créer des emplois et donner
un coup de pied au cul aux Arabes. Face à ces
trois nobles objectifs, il fallait n’être qu’une chochotte pour se préoccuper d’environnement.
Obama a donné dans le panneau. Trois semaines
avant l’explosion de la plate-forme Deepwater
Horizon, il a annoncé qu’il autoriserait les forages
off-shore dans certaines zones protégées du
littoral américain.
usqu’à quel point le golfe du Mexique
est-il mort ? C’est sans doute la plus
préoccupante des questions relatives à
la marée noire causée par BP, mais en
dépit de leurs efforts les scientifiques ne
semblent pas près d’y répondre. Au cours
des trois derniers mois, la zone a été étudiée par une armada de chercheurs. Mais
du fait des importantes lacunes qui subsistent dans leurs données, ils brossent
des tableaux très variés de la situation.
Certains chercheurs considèrent qu’une
catastrophe écologique a été évitée, tandis que d’autres estiment que les écosystèmes, déjà menacés avant la marée
noire, sont aujourd’hui au point de rupture. Selon Roger Helm, chef de l’équipe
scientifique chargée par le ministère de
l’Intérieur d’étudier la marée noire, “la disparition des marais est probable, ainsi que
d’importants changements dans la chaîne
alimentaire”. Au cours des dernières
semaines, son pronostic s’est même
assombri au vu de la quantité accrue de
pétrole qui a atteint les côtes de Louisiane et de Floride.
Les recherches ont été menées horschamp, alors que l’attention du public
était concentrée sur l’“opération à cœur
ouvert” pratiquée à la tête de puits de BP.
Le patient est une zone maritime de
1,5 million de km2, qui comporte des courants tourbillonnants, des marais salants
et des canyons sous-marins parcourus
par des cachalots. De surcroît, le patient
était déjà malade avant le début de la
marée noire.
Ces dernières années, sous l’effet de l’érosion, la Louisiane a en effet perdu l’équivalent d’un terrain de football de marécages fertiles toutes les trente-huit
minutes. Dans le golfe même, des polluants venant du bassin du Mississippi
ont contribué à former une vaste zone
morte, c’est-à-dire à très faible teneur en
oxygène. Pour évaluer les dégâts causés
par la marée noire, il faut donc les distinguer des autres problèmes causés par
l’homme [voir CI n° 1018, du 6 mai 2010].
Jusqu’ici, même les tentatives les plus
simples pour mesurer l’impact de la
marée noire se sont révélées complexes.
Le nombre officiel des oiseaux morts est
d’environ 1 200, soit bien moins que les
quelque 35 000 découverts après la
marée noire de l’Exxon Valdez, en 1989.
Mais ces chiffres sont contestés : les
autorités ne prennent en compte que les
oiseaux trouvés, alors que beaucoup de
chercheurs pensent qu’un nombre important de volatiles maculés de pétrole se
sont réfugiés dans les marécages.
D’autres scientifiques se sont concentrés
sur des critères plus subjectifs. Ils ne font
pas le décompte des morts, mais étudient le comportement de la faune et de
la flore, les mouvements de la nappe de
pétrole et l’état d’écosystèmes plus
vastes. Pour eux, il est encore plus difficile de formuler des réponses claires.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
29
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
“Les herbes des marais, les joncs, les mangroves sont en train de mourir. Ils sont
atteints et meurent”, déplore Robert
Barham, secrétaire du département de la
Faune et de la Pêche de Louisiane.
Scientifiques et chercheurs ne sont pas
toujours d’accord non plus sur la présence de nappes de pétrole dissous ou
submergé au large des côtes. Plusieurs
enseignants ont découvert du pétrole
sous l’eau à des dizaines de kilomètres
de la marée noire. Il était parfois si dissous que l’eau semblait claire. Ils ont également trouvé des boules de pétrole de
la taille d’une balle de golf. Autour de
la tête de puits, un scientifique de la
Texas A&M University, a découvert des
poches d’eau à très faible teneur en oxygène dissous. Ce pourrait être le signe
que des bactéries consomment le pétrole
de la marée noire, mais aussi que les
autres formes de vie maritime vont s’asphyxier dans cette eau.
David A. Fahrenthold,
The Washington Post (extraits), Etats-Unis
dossier
▶ pétrole. “Nous les avions prévenus”, raconte
Byron Encalade, président de l’Association des
ostréiculteurs de Louisiane. “Le pétrole va passer
par-dessus les barrages ou s’infiltrer par-dessous.” Et
c’est exactement ce qui est arrivé. Le biologiste
marin Rick Steiner, qui suit de près les opérations de nettoyage, estime que “70 à 80 % des
barrages déployés ne servent absolument à rien”.
Enfin, il y a la question controversée des dispersants chimiques : près de 4 millions de litres
de ces produits ont été déversés par BP dans
l’océan, avec sa désinvolture coutumière. Or très
peu de tests ont été effectués et l’on ne sait absolument pas ce que cette quantité sans précédent
de pétrole dilué dans l’eau va provoquer sur la
faune marine.
WEB
+
Plus
d’infos sur
courrierinternational.com
Fuite de pétrole :
“En URSS, on
utilisait des bombes
nucléaires.”
UNE PROFONDE BLESSURE INFLIGÉE
À UN ORGANISME VIVANT
Heureusement, beaucoup d’autres tirent une
leçon différente de la catastrophe, qu’ils voient
comme la preuve de notre impuissance à maîtriser les formidables forces naturelles que nous
libérons. Il y a également autre chose : le sentiment que le trou au fond de la mer est plus qu’un
simple accident d’ingénierie. C’est une profonde
blessure infligée à un organisme vivant.
C’est sans doute le rebondissement le plus
surprenant de la saga de la côte du golfe du
Mexique. Il semble que ce désastre nous ouvre
les yeux sur une réalité : la Terre n’a jamais été
une machine. Suivre le cheminement du pétrole
dans l’écosystème constitue une excellente introduction à l’écologie globale. Chaque jour, nous
prenons un peu plus conscience que tel problème
terrible survenant dans une région du monde se
répercute selon des chemins que la plupart
d’entre nous n’auraient jamais imaginés. Nous
apprenons que les pêcheurs de l’île du PrinceEdouard, au Canada, s’inquiètent parce que le
thon rouge de l’Atlantique qu’ils pêchent se
reproduit à des milliers de kilomètres plus au
sud, dans les eaux souillées de pétrole du golfe
du Mexique. Et nous découvrons aussi que, pour
les oiseaux, les zones humides de la côte du golfe
du Mexique sont un gigantesque aéroport : 75 %
de tous les oiseaux aquatiques migrateurs des
Etats-Unis y font escale.
C’est une chose de s’entendre expliquer
qu’un papillon battant des ailes au Brésil peut
INDEMNITÉS
I
▼ Sous-estimation.
Dessin de Bertrams
paru dans
Het Parool,
Amsterdam.
provoquer une tornade au Texas. C’en est une
autre que de voir la théorie du chaos se concrétiser sous vos yeux. L’universitaire et écoféministe Carolyn Merchant formule de la façon suivante la grande leçon à tirer de ce désastre : “Le
problème, comme l’a tragiquement et tardivement
découvert BP, est qu’en tant que force active la nature
ne peut être confinée.” La conséquence la plus positive de cette catastrophe serait non seulement
une accélération du développement des sources
d’énergie renouvelables comme l’éolien, mais
aussi une adhésion systématique au principe de
précaution scientifique. Exact contraire du credo
“si vous étiez persuadé de ne pas échouer” cher à
Hayward, le principe de précaution établit que
“lorsqu’une activité comporte des risques pour l’environnement ou la santé humaine”, nous devons
procéder avec prudence, comme si l’échec était
possible et même probable. Peut-être pourrionsnous offrir au patron de BP une nouvelle plaque
pour orner son bureau lorsqu’il signera les
chèques de compensation aux victimes de la
marée noire : “Vous faites comme si vous saviez,
mais en fait vous ne savez rien.”
Naomi Klein
Quarante ans
Canyon” poll
En 1967, la première grande marée
noire de l’Histoire a marqué
les mémoires et l’environnement,
qui ne s’en est pas encore remis.
THE GUARDIAN
F
Londres
lop, flop, flop. Le bruit d’un oiseau battant désespérément des ailes, engluées
d’une pellicule visqueuse de pétrole,
résonne contre les parois de la carrière.
Puis c’est à nouveau le silence. Un pigeon
a plongé dans cette flaque noirâtre, à cent
mètres à peine des eaux turquoise de la mer baignant la côte occidentale de Guernesey. Il refait
surface dans une ultime tentative d’envol, puis
rejoint les autres petites carcasses gisant dans les
remous de boue noire. Depuis 1967, ce cratère
mortel empli de pétrole sur le promontoire de
Chouet a acquis un nouveau nom : Torrey
Canyon Quarry [la carrière du Torrey Canyon].
Dans la matinée du 18 mars 1967, le Torrey
Canyon s’échouait sur Pollard’s Rock, entre l’extrême pointe sud-ouest des Cornouailles britanniques et les îles Scilly. Au cours des jours suivants, les 119 328 tonnes de brut que transportait
ce supertanker de 300 mètres de long se sont
répandues jusqu’à la dernière goutte dans
l’Atlantique. Des milliers de tonnes de pétrole
ont souillé les côtes des Cornouailles – et des
milliers d’autres, poussées par les vents et les courants, ont traversé la Manche avant de se
répandre sur les plages françaises [seuls 15 % du
pétrole échappé des soutes du Torrey Canyon
se sont échoués sur le littoral britannique. Les
vents et courants ont déposé le reste sur les côtes
bretonnes].
DÉJÀ À L’ÉPOQUE, LA COMPAGNIE
PÉTROLIÈRE BP ÉTAIT IMPLIQUÉE
La bataille des chiffres ne fait que commencer
l est possible que l’on ne sache jamais avec précision quelle
quantité de pétrole aura été déversée dans les eaux du golfe
du Mexique. En effet, les compagnies pétrolières n’ont guère
de raisons de mesurer avec exactitude le nombre de barils de
pétrole engloutis dans une marée noire. La compagnie pétrolière Exxon savait combien de pétrole contenaient les cales
de l’Exxon Valdez lors de son naufrage, il y a vingt et un ans.
Pourtant, certains défenseurs de l’environnement et scientifiques de l’Alaska qui ont étudié la catastrophe affirment que
la quantité de pétrole déversée dans la baie du Prince-William
a été en réalité deux à trois fois supérieure au chiffre avancé.
Déterminer le volume de pétrole rejeté dans le golfe du Mexique
sera crucial car, en vertu d’une loi fédérale adoptée à la suite
du naufrage de l’Exxon Valdez, les compagnies pétrolières sont
tenues de payer des dommages et intérêts proportionnels au
nombre de barils de pétrole déversés. Il sera encore plus difficile de mesurer l’étendue de cette marée noire, car personne
ne sait exactement combien de pétrole contient le gisement,
situé à plusieurs milliers de mètres de profondeur, ni si le débit
de la fuite a toujours été constant. “A en juger par l’expérience
des grandes marées noires précédentes, je suis certain qu’il
y aura des divergences de vues au sujet du volume exact de
pétrole rejeté”, affirme William Lehr, un expert scientifique
de la National Oceanic and Atmospheric Administration [NOAA,
l’agence fédérale compétente en matière d’atteintes à l’environnement marin]. D’après les chiffres communiqués fin juin,
la plate-forme laissait échapper entre 35 000 et 60 000 barils
de pétrole par jour, soit beaucoup plus que l’estimation
de 12 000 à 19 000 annoncée quelques semaines auparavant. Une autre équipe fédérale sera chargée d’évaluer l’étendue des dégâts et de fixer le montant des dommages et intérêts. Ces calculs sont d’une importance capitale car, en vertu
du Clean Water Act, la société BP pourrait être condamnée
à verser entre 1 100 et 4 300 dollars [entre 850 et
3 320 euros] par baril de pétrole rejeté dans le golfe du
Mexique.
Carl Bialik, The Wall Street Journal (extraits), New York
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
30
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
A l’époque, ce fut la pire marée noire jamais
enregistrée. Le désastre occasionné aujourd’hui
par BP dans le golfe du Mexique fait évidemment penser à ce précédent. La marée noire du
Torrey Canyon a mis en péril une belle région touristique très fréquentée. Les atermoiements ont
été aggravés par le refus des compagnies internationales impliquées dans le désastre de prendre
leurs responsabilités. Et personne ne savait que
faire. Déjà à l’époque, BP était impliquée, puisque
la compagnie avait affrété le navire chargé de
livrer le brut à la raffinerie de Milford Haven, au
pays de Galles. Mais le désastre du Torrey Canyon
ne constitue pas seulement une leçon historique :
il est la preuve concrète que les grandes marées
noires dévastent les écosystèmes durant plusieurs
décennies.
Le capitaine italien du Torrey Canyon, qui
voguait sous pavillon libérien, s’est vu reprocher
d’avoir précipité son navire sur un banc de récifs
bien connu pour gagner quelques heures en prenant un raccourci. A la tombée de la nuit, une
MARÉE NOIRE
après, le “Torrey
ue toujours
nappe de pétrole de douze kilomètres de long
s’était déjà échappée de ses soutes fissurées. Le
lendemain, la nappe s’étendait sur trente kilomètres. Auparavant, les modestes pollutions
engendrées par les marées noires avaient été nettoyées à l’aide d’une combinaison de solvants et
d’émulsifiants. On les appelait détergents, un
terme qui fait penser à un produit domestique
inoffensif mais qui désignait en fait des produits
chimiques hautement toxiques. Douze heures
après le naufrage, la marine tenta de les utiliser
pour traiter la marée noire. Une solution bien
pratique, puisqu’il se trouvait que c’était justement BP qui fabriquait ces produits.
La “grosse tache noire sur l’Atlantique” était
certes un spectacle déprimant, mais les experts
néerlandais envoyés sur place par l’entreprise
propriétaire du navire, la Barracuda Tanker Corporation, basée aux Bahamas, et sa maison mère,
l’Union Oil Company of California, déclarèrent
avec insistance que le navire pouvait encore être
sauvé. Le gouvernement donna son accord.
Dennis Barker, qui, à 81 ans, écrit toujours
pour le Guardian, a été envoyé à l’époque sur les
lieux pour couvrir les opérations. “C’était le premier grand désastre écologique de l’Histoire. Cela a
pris du temps pour que l’on commence à prendre la
mesure des conséquences”, se souvient-il. Les Hosking, un habitant de Marazion, en Cornouailles,
se souvient du jour où le gouvernement a donné
l’ordre de bombarder le navire pour le couler et
tenter de brûler le pétrole en surface. “Nous avons
vu arriver les bombardiers Buccaneer. Ils ont largué
leurs bombes et ça n’a rien fait du tout”, raconte
Hosking. La presse a fait ses choux gras sur le
fait qu’un quart des 42 bombes ont raté leur
cible. D’autres méthodes ont elles aussi échoué.
La nappe a pollué près de 200 kilomètres du
littoral des Cornouailles. On estime que
15 000 oiseaux ont trouvé la mort, ainsi que des
phoques et d’autres animaux marins.
Alors que le gouvernement se faisait étriller
par la presse, l’attitude de l’opinion envers les
Naufrage du Torrey Canyon
le 18 mars 1967
0
▶ Dessin
de Bertrams paru
dans Het Parool,
Amsterdam
■
Méthane
Il n’y a pas que du
pétrole brut qui
s’échappe de la fuite
de Deepwater
Horizon. Il y a aussi
du méthane, prévient
le Financial Times.
Ce gaz, l’un des
principaux
composants du gaz
naturel, représente
une énorme
menace pour les
écosystèmes marins,
explique
l’océanologue John
Kessler, de la Texas
A&M University. En
forte concentration,
le méthane
peut entraîner
une prolifération
de micro-organismes
qui se nourrissent
de ce gaz, privant
le milieu d’oxygène
et provoquant la
formation de zones
mortes. Dans
un rayon de 10 km
autour de la fuite,
la concentration
du méthane dissous
dans l’eau est
100 000 à 1 million
de fois plus forte
que la normale,
observe le Pr Kessler.
compagnies pétrolières responsables a nettement
été plus indulgente qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Dix-neuf jours après le naufrage, une
énorme nappe a atteint Guernesey. Elle était
si épaisse qu’on a pu en pomper 3 000 tonnes
directement dans des tankers. “On s’est dit : ‘On
doit préserver nos plages, nous sommes une destination touristique, bon, il y a là une carrière
abandonnée, mettons les déchets là-dedans.’
C’est une décision qui a dû être prise très rapidement”, explique Rob Roussel, un responsable
des services publics de Guernesey.
LE RECOURS AUX DÉTERGENTS :
LA PIRE SOLUTION POSSIBLE
150 km
ROYAUME-UNI
CORNOUAILLES
z
Pen
50° N
anc
e
M A N C H E
Iles AngloNormandes
Guernesey
Iles
Scilly
Etendue
de la nappe
le 11 avril 1967
49° N
Jersey
3° O
4° O
5° O
6° O
ATLANTIQUE
FRANCE
2° O
St-Brieuc
BRETAGNE
Courrier international
Morlaix
OCÉAN
Vidanger le pétrole dans la carrière fut une solution qui créa un nouveau problème. Ce legs malodorant du Torrey Canyon refusa de disparaître.
“Ça chlingue terriblement.Tout le monde est au courant, mais personne n’a jamais rien voulu faire pour
régler la question”, observe Jayne Le Cras, directrice des opérations de la Guernsey Society for
the Prevention of Cruelty to Animals (GSPCA)
[une ONG de défense des animaux]. “En raison
de son aspect lisse et immobile, les oiseaux prennent
le plan d’eau polluée pour une surface dure et s’y
posent ; ensuite, le poids du pétrole les empêche de
repartir.” Le gouvernement de Guernesey déclare
avoir déjà dépensé des milliers de livres pour
essayer de nettoyer la carrière. En 2009, le niveau
de l’eau est monté et le changement de pression
a provoqué de nouvelles remontées de pétrole
du sous-sol. “La compagnie qui était responsable
du Torrey Canyon devrait payer pour tout cela en
vertu du principe du pollueur-payeur, mais à l’époque
les lois internationales n’existaient pas encore”, souligne Rob Roussel.
En 1967, devant le coût des opérations de
nettoyage, le gouvernement britannique a tenté
d’obtenir une compensation de 3 millions de
livres auprès des propriétaires du bateau. Egalement soucieux d’obtenir des compensations,
les Français continuèrent durant des mois à poursuivre la compagnie et ses navires.
L’ingéniosité humaine n’a pas seulement été
impuissante face au désastre, elle l’a considérablement aggravé. Trois jours après le naufrage,
Anthony Tucker, qui était alors le correspondant
scientifique du Guardian, a écrit qu’aucun test
de toxicité n’avait été effectué sur les détergents
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
31
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
que l’on répandait sur la nappe et que leurs effets
sur la vie marine n’avaient jamais été étudiés.
Le recours aux détergents s’est avéré “la pire
solution possible”, estime le Dr Gerald Boalch, un
biologiste marin qui travaille depuis cinquantedeux ans à la Marine Biological Association of
the United Kingdom (MBA). Après la marée
noire, le personnel de la MBA a consacré toutes
ses journées à l’étudier. Au début, les aspersions
chimiques ont semblé marcher. “Les détergents
semblaient efficaces, se souvient Boalch. Nous nous
sommes dit qu’ils faisaient du bon travail parce que
le pétrole disparaissait.” Mais certains de ses collègues ont effectué des tests en laboratoire et
“on a alors réalisé que les produits rendaient le pétrole
plus toxique encore car il devenait plus facilement
assimilable par les organismes vivants”. Sur le
rivage, souligne Gerald Boalch, les produits ont
probablement détruit à jamais les lichens et
d’autres formes de vie côtières. Un an après la
catastrophe du Torrey Canyon, la MBA a publié
ses conclusions : elle y condamnait de manière
cinglante le recours désastreux aux détergents,
répandus selon des méthodes “inefficaces et coûteuses” qui n’étaient qu’un “gaspillage de temps
et de ressources”.
Le désastre du Torrey Canyon eut toutefois
des conséquences bénéfiques. Il a suscité la mise
en place de réglementations maritimes internationales sur les pollutions. Si notre addiction
grandissante au pétrole n’a pas été remise en
cause, nos méthodes pour traiter les marées
noires l’ont été. Lorsque le supertanker Amoco
Cadiz a laissé échapper sa cargaison de brut au
large de la Bretagne en 1978, Gerald Boalch a
insisté auprès des autorités pour qu’elles ne fassent pas usage de détergents.
A Guernesey, en 2010, les autorités tentent
à présent de nettoyer les dernières traces du
pétrole du Torrey Canyon de manière écologiquement responsable. En mai, on a commencé
à injecter des micro-organismes dans l’eau
souillée, qui est aérée par un petit générateur
tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ce procédé de “bioaugmentation” utilise des
bactéries naturelles qui se nourrissent de pétrole.
Grâce à la vitesse à laquelle ces micro-organismes
se multiplient, le gouvernement prévoit qu’ils
auront entièrement absorbé le pétrole d’ici la fin
de l’année.
Patrick Barkham
enquête
●
RESSOURCES IVOIRIENNES EN PÉRIL
Le cacao ne fait plus recette
D
Londres
ans les années 1960, Abidjan était surnommé le
Manhattan d’Afrique occidentale et d’immenses
perspectives s’ouvraient alors à la capitale commerciale de Côte d’Ivoire. Le pays n’était plus une
colonie française et les bénéfices de son secteur cacaoyer
en plein essor coulaient à flots. Ce sont les “francs
cacao” qui percèrent les boulevards de l’élégant quartier résidentiel de Cocody et édifièrent les gratte-ciel
du pôle d’affaires du Plateau. Des chanteurs et acteurs
célèbres arrivaient par avions entiers de Paris. Les casinos de la ville étaient combles et pétillaient de vie. Le
monde consommait de plus en plus de chocolat et le
pays devint un modèle de stabilité et de prospérité en
Afrique occidentale. Les années 1960 firent place aux
années 1970, puis 1980, le cacao restait pour la Côte
d’Ivoire ce que le pétrole était pour l’Arabie Saoudite
ou le Nigeria : un geyser d’argent sonnant et trébuchant. De l’or brun.
Les Français avaient introduit le cacao en Côte
d’Ivoire, mais ce fut Félix Houphouët-Boigny, premier
président du pays et ancien planteur de cacao, qui organisa le développement d’un véritable secteur cacaoyer
pesant plusieurs milliards de dollars. Grâce à ces conditions de culture idéales, la Côte d’Ivoire et ses voisins, le Ghana, le Nigeria et le Cameroun, fournissent désormais 70 % du cacao mondial.
Houphouët-Boigny est resté au pouvoir trentetrois ans et, dans les années 1970 et 1980, il a dopé
le commerce du cacao ivoirien avec un cocktail de
subventions publiques et de mesures d’incitation foncière. En 1977, la Côte d’Ivoire avait ravi au Ghana
le rang de premier producteur mondial de cacao
et indissociablement lié son avenir à celui de l’industrie chocolatière mondiale. Aujourd’hui, quelque
800 000 agriculteurs ivoiriens produisent près de
40 % des 3,5 millions de tonnes produites dans le
monde. La production ivoirienne, qui s’établit actuellement à 1,3 million de tonnes, a plus que doublé par
rapport aux années 1980 et a été multipliée par 26
depuis 1960. Pourtant, la place prépondérante qu’occupe la Côte d’Ivoire sur le marché du cacao et sa production en hausse constante depuis des décennies
masquent une triste réalité et un avenir incertain. Après
un demi-siècle d’expansion presque ininterrompue,
la machine à cacao ivoirienne a commencé à s’essouffler. Parce que les cacaoyers vieillissants sont
malades et parce qu’un univers archaïque de petits
propriétaires terriens, de politiciens corrompus et d’intermédiaires itinérants résiste au changement. Les
multinationales de l’agroalimentaire qui dépendent
d’une source fiable et bon marché de cacao se font
du souci. La tendance est encore récente, mais le secteur du cacao, notoirement discret, a commencé à
parler d’une “crise du chocolat”…
Après la mort d’Houphouët-Boigny, en 1993, la
Côte d’Ivoire s’est lentement enlisée dans la spirale de la guerre civile et, bien que les combats aient
pris fin en 2004, le pays reste divisé entre le Sud
et le Nord rebelle. Depuis 2005, les élections ont été
différées à six reprises et l’impasse politique n’a en
rien favorisé la principale culture du pays. “Le cacao
est en danger en Côte d’Ivoire”, confie Hans Jöhr,
La production de fèves a fait
la prospérité de la Côte d’Ivoire.
Mais aujourd’hui les arbres
vieillissants sont malades
et le secteur traverse une crise.
Reportage photos : Nana Kofi Acquah
FINANCIAL TIMES
directeur de l’agriculture chez Nestlé, première entreprise alimentaire mondiale. Hans Jöhr n’a rien du
cadre supérieur classique. “Je suis moi-même agriculteur”, explique cet homme apparemment infatigable.
Après une enfance dans la campagne suisse, il est allé
chercher, d’abord au Canada, puis au Brésil, de nouvelles exploitations plus grandes, sur lesquelles il a cultivé de tout, depuis le soja jusqu’au café. Parallèlement,
il a trouvé le temps d’étudier l’économie agricole et de
décrocher un doctorat. Il a gardé un lien très fort avec
la terre. Sa mission consiste aujourd’hui à assurer à
Nestlé une source continue de matières premières agricoles, une tâche titanesque lorsque l’on sait que, pour
augmenter de 5 % ses ventes de céréales destinées au
petit déjeuner, l’entreprise absorbe l’équivalent de toute
la récolte annuelle de céréales de la Suisse. Hans Jöhr
dispose pour l’aider d’une équipe de 950 agronomes
et vétérinaires – plus que beaucoup d’organismes agricoles publics – et le cacao est l’un des produits qui l’inquiètent le plus. Son pire cauchemar n’est pas que l’envolée des cours ait un impact sur les ventes de chocolat
de Nestlé, mais qu’il n’y ait plus suffisamment de cacao
de bonne qualité à acheter.
Il n’est pas le seul à redouter ce scénario catastrophe. Pratiquement tous les plus grands chocolatiers
mondiaux s’inquiètent maintenant de la qualité du cacao ivoirien et de son prix. La Côte d’Ivoire détient une
part si importante de la production
mondiale que ce qui se passe dans ▲ Hans Jöhr
e
le pays a des répercussions mon- (4 à gauche),
responsable
diales. Au cours des cinq dernières
années, la production a diminué de de l’agriculture chez
plus de 15 %, provoquant la plus Nestlé, en visite
dans une serre
grave pénurie que le marché du cade cacaoyers.
cao ait connue depuis quarante ans
et une envolée des cours, qui ont at- ▶ Stocks de sacs
teint leur niveau le plus élevé en plus de café et de cacao,
de trente ans. Pour la quatrième dans un entrepôt
année consécutive, l’offre ne suffit de Gagnoa
plus à faire tourner à plein régime (au centre de
les usines de concassage, qui ont en- la Côte d’Ivoire).
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
32
registré leurs plus mauvaises performances depuis la
fin des années 1960. A en croire les négociants, si les
cours ne sont pas plus élevés, c’est uniquement à cause de la crise économique, qui a fait fléchir la demande
dans les pays développés, où le chocolat reste un produit de luxe. Mais, à l’heure où la consommation mondiale se ressaisit, le secteur craint qu’ils ne dépassent
largement leur niveau actuel – environ 2 850 euros la
tonne – pour friser le prix record de 3 500 euros la tonne atteint en 1977, à l’époque des grandes sécheresses
qui s’étaient abattues sur l’Afrique occidentale. Il
semble pourtant que le pire soit encore à venir. Les
courtiers, qui attendent une nouvelle récolte décevante
à la fin de la saison, pensent que pour la cinquième
année consécutive l’offre de cacao ne suffira pas à couvrir la demande en 2010-2011.
Il ne sera pas facile de résoudre la crise du cacao,
en partie du fait de la structure atypique du secteur.
Contrairement à presque toutes les autres grandes
matières premières agricoles – maïs, café, huile de palme,
sucre –, le cacao produit dans le monde est toujours
essentiellement cultivé par de petits paysans qui possèdent chacun moins de quatre hectares de terres.
L’accroissement de la production ne dépend donc pas
des dirigeants des grandes plantations agroalimentaires,
mais des efforts individuels de milliers de petits paysans ouest-africains, pauvres pour la plupart.
Tietiekon Amankro est le genre de site caractéristique de la culture du cacao ivoirien. Dans ce village
– quelques bâtisses au bout d’un chemin de terre –
auquel il est presque impossible d’accéder pendant la
saison humide, les maisons en pisé sont couvertes d’un
toit de palmes. Il n’y a ni électricité, ni eau courante.
L’endroit est à des années-lumière des chocolats suisses
enveloppés dans leur papier argenté…
Le cacao pousse dans la forêt, en lisière du village.
Les paysans me parlent des menaces qui planent sur
une activité dont les méthodes manuelles n’ont pratiquement pas changé depuis que le produit a été introduit ici, au début du siècle dernier.
“Nous avons de vieux arbres… La production n’augmente pas”, déplore Betran Ejao, producteur de 35 ans.
Il me montre un arbre planté il y a vingt-cinq ou trente
ans, à l’époque d’Houphouët-Boigny, qui donne de
moins en moins chaque année. Comme les êtres
humains, les arbres sont plus fragiles et plus vulnérables
aux maladies en vieillissant. Bertran Ejao explique que
les producteurs de Tietiekon Amankro perdent actuellement près de 10 % de leur rendement à cause de la
pourriture noire de la cabosse, un champignon qui
attaque le fruit du cacaoyer et compromet les récoltes.
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Les mercedes représentent l’aboutissement de plusieurs années de recherches sur l’hybridation des
cacaoyers, ne requérant aucune technique de modification génétique mais des croisements avec des variétés ivoiriennes les rendant plus résistants aux maladies locales, y compris aux ravages de la pourriture
noire. “Ils peuvent commencer à produire au bout d’environ dix-huit mois. Les autres mettent au moins trois ans”,
poursuit Jebouat Kouassi.
UN PRODUCTEUR INCONTOURNABLE
Reste
du monde
Production mondiale
de cacao
10 %
Côte d’Ivoire
Equateur
Brésil
3%
39 %
4%
Indonésie
15 %
6%
18 %
Ghana
5%
Nigeria Cameroun
S’il est important d’accroître la production, il est
tout aussi essentiel d’enrayer la dégringolade de la
qualité du cacao ivoirien. Depuis deux mille ans, les
producteurs de cacao ont perfectionné l’art délicat
consistant à trouver un équilibre entre le parfum et la
quantité, et nombre des dilemmes qui se posent
aujourd’hui aux paysans de Côte d’Ivoire remontent aux civilisations précolombiennes d’Amérique.
Le cacao que nous consommons aujourd’hui d’un
bout à l’autre de la planète provient à l’origine de
haute Amazonie, d’où il a été transporté au Mexique
par la civilisation olmèque, qui prospéra entre 1500
et 400 avant notre ère. La qualité finale du cacao
se joue en grande partie pendant les phases de fermentation et de séchage des fèves. Chaque cabosse
donne entre 25 et 30 fèves, que les paysans entassent
par milliers dans des clairières avant de les envelopper dans des feuilles de bananier pour les laisser
fermenter. La fermentation prend environ cinq jours
et détermine largement la viabilité d’une récolte. La
pluie ou l’humidité peuvent gâcher le processus, tout
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
33
Source : Deutsche Bank, “Financial Times”
Il y a des problèmes que seuls les Ivoiriens peuvent régler. Le système de fixation des prix, inefficace
et gangrené par la corruption, resté en vigueur jusqu’à la fin des années 1990 a ouvert la voie à un commerce ivoirien libre mais anarchique, et une série de
hausses d’impôts a alourdi le fardeau des paysans.
Près de 40 % du prix du cacao ivoirien sur le marché mondial a maintenant remplir les caisses de l’Etat,
ce qui désavantage les producteurs locaux par rapport à leurs concurrents et incite nombre d’entre eux
à abandonner purement et simplement la culture du
cacao. En arrachant leurs arbres pour planter des
hévéas, qui demandent moins de travail tant à la
culture qu’à la récolte, ils peuvent percevoir les bénéfices d’une autre matière première lucrative – qui
atteint aujourd’hui des prix plus élevés que jamais –
sans avoir à acquitter pots-de-vin et impôts. Des
arbres vieillissants, une mauvaise gouvernance et
d’autres cultures plus rentables : autant de facteurs
qui ont contribué à ralentir la machine ivoirienne du
cacao, tant et si bien que les producteurs locaux sont
maintenant en train de se faire damer le pion par leurs
concurrents du monde entier.
Que peut-on donc faire pour accroître la production ? Les chocolatiers sont persuadés que la
réponse tient aux arbres et, plus particulièrement,
qu’il faut désormais repeupler les plantations
défaillantes de Côte d’Ivoire avec de nouvelles variétés à meilleur rendement et capables de résister aux
maladies. C’est une tâche colossale : la Côte d’Ivoire
compte environ 2 milliards de cacaoyers et presque
tout le travail doit être réalisé par le secteur privé.
Nestlé, dont les projets sont les plus aboutis, envisage de dépenser quelque 110 millions de francs
suisses (81 millions d’euros) pour replanter 12 millions d’arbres au cours des dix prochaines années, ce
qui ne représenterait jamais que 0,6 % du total.
Ce n’est donc pas une solution miracle à court
terme, mais ce “plan cacao” est déjà un début et il
a séduit les paysans désireux de revaloriser leurs terres.
Les nouveaux plants, qui seront distribués au rythme
de 1 million par an à partir de 2012, ont déjà été surnommés les “mercedes”, en référence à leur qualité
supérieure présumée. “Ils poussent à une allure extraordinaire”, affirme Jebouat Kouassi, 43 ans, qui gère
l’une des pépinières de Nestlé en Côte d’Ivoire.
comme un fermier qui laisserait les ▲ Des fermiers
fèves trop ou pas assez longtemps. ivoiriens munis
Et c’est précisément là un autre de bâtons tapent
aspect des problèmes du cacao ivoi- sur les cabosses
rien : tandis que la production pour en extraire
les fèves de cacao.
chute et que les prix augmentent,
les producteurs modifient leur comportement, écourtant le temps de fermentation pour mettre leurs fèves
sur le marché aussi vite que possible et sacrifiant ainsi
la qualité aux bénéfices rapides. La chaîne des intermédiaires va des “pisteurs”, qui collectent les fèves
en camion de village en village, apportant des liasses
de billets, jusqu’aux “traitants”, petites entreprises
de courtage d’origine ivoirienne ou libanaise qui achètent les fèves et les revendent aux gros négociants
américains, comme Cargill et Archer Daniels
Midland, le français Touton ou le singapourien Olam.
A l’autre extrémité de la chaîne, les chocolatiers européens et américains n’ont donc pratiquement aucun
contrôle sur le procédé.
Sachant cela, chocolatiers et négociants encouragent à présent les agriculteurs à s’organiser en coopératives auxquelles ils pourraient acheter en direct. Mais
nous n’en sommes pas encore là, tant s’en faut : la
bureaucratie ivoirienne est redoutable et, si l’on en
croit les gros négociants, la plupart des coopératives
ne tiennent que quelques années avant de mettre la
clé sous la porte, à cause de la mauvaise gestion et de
la corruption. Celles qui ont survécu n’ont été maintenues en vie que grâce aux subventions et à une
supervision quasi permanente.
Il est encore trop tôt pour dire si toutes ces initiatives (depuis le “plan cacao” de Nestlé jusqu’aux
interventions des négociants qui se rendent sur le
terrain pour améliorer la culture et la fermentation)
parviendront à revitaliser le secteur cacaoyer de Côte
d’Ivoire. Le défi est immense, mais paradoxalement
il faut apporter des solutions à petite échelle. On ne
pourra en effet régler tous les problèmes qu’en suivant la production clairière par clairière, arbre par
arbre, fève par fève. “Nous ne pouvons pas rester les
bras croisés et ne rien faire pour résoudre le problème
actuel”, me confie Hans Jöhr. “Nous sommes en train
de voir un orage se former à l’horizon et nous devons
nous y préparer.”
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Javier Blas
la bd de l’été
■
(3/5)
Contexte
Ces dernières
années, des milliers
de migrants
africains
ont échoué à Malte
alors qu’ils
tentaient
de rejoindre
l’Europe. Comment
ce petit archipel
densément peuplé
vit-il cet afflux de
nouveaux venus ?
Joe Sacco,
Américain d’origine
maltaise,
est allé enquêter
pendant l’été 2009
dans son pays natal.
Il en a tiré une
bande dessinée
de 48 pages
qui est parue
dans la revue
américaine Virginia
Quarterly Review
et que vous
retrouverez
par épisodes tout
au long de l’été
dans nos pages.
■
L’auteur
Né à Malte en
1960, Joe Sacco a
grandi en Australie,
puis aux Etats-Unis,
où ses parents
se sont établis
en 1972.
Après des études
de journalisme,
il retourne à Malte,
où il publie ses
premières bandes
dessinées.
Revenu à Portland,
dans l’Oregon,
où il vit toujours,
il se lance dans
la BD underground.
A l’issue
d’un long voyage
au Proche-Orient,
il publie en 1993
Palestine
(Rackham, 2010).
Il inaugure avec
ce livre un genre
sans équivalent :
la bande dessinée
journalistique. Ses
dernières
publications sont
Gorazde (Rackham,
2004) et Gaza 1956
(Futuropolis, 2010).
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
34
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
●
Traduction : Olivier Ragasol
Lettrage : Stevan Roudaut
Un reportage inédit de Joe Sacco
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
35
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
la bd de l’été
(3/5)
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
●
36
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Le Petit Journal de la CRISE
Chaque semaine, les chiffres, les événements, les analyses
Taxer les riches, c’est bon pour la croissance
Dans les années 1950,
la tranche supérieure du
revenu était taxée à plus
de 90 % aux Etats-Unis. Et
l’économie se portait bien.
2 000
Alors que le chômage reste très élevé
aux Etats-Unis, le monde de la finance
se remet à embaucher. A New York, les sociétés
de Bourse ont créé 2 000 emplois depuis le mois
de février, portant leurs effectifs globaux à plus
de 160 000 personnes. Selon The New York
Times, c’est une bonne nouvelle pour l’économie
locale. Car chaque emploi créé à Wall Street en
génère deux autres, a calculé le Bureau fédéral
d’analyse économique. Cet effet multiplicateur
s’explique en partie par le niveau des salaires,
qui atteint en moyenne 311 000 euros par an
dans la finance, contre 51 000 euros dans les
autres secteurs. Wall Street représente en outre
20 % des recettes fiscales de l’Etat de New York
et 12 % du budget de la ville.
IN THESE TIMES (extraits)
Chicago
A
lors que l’économie mondiale
reste vacillante, l’expression
“pire récession depuis la Grande
Dépression” (PRDLGD) a
rem placé la formule tellement galvaudée de “guerre contre le terrorisme”,
comme pour celle-ci, les références
à la PRDLGD sont presque toujours
suivies d’explications vaseuses et contradictoires. Selon les républicains – qui
ont accumulé les déficits –, la récession
est le résultat de dépenses excessives.
Quant aux démocrates – dont les politiques de libre-échange ont démoli le
marché de l’emploi –, ils rejettent la faute
sur George W. Bush.
Mais ce genre d’affirmations simplistes concourent à occulter les idées
contre-intuitives, qui contiennent souvent les vérités les plus profondes. Dans
le cas de la PRDLGD, la plus importante de ces idées est que nous sommes
en récession parce que nous payons trop
peu d’impôts.
Cet argument provocant a pour la
première fois été avancé par l’ancien
gouverneur de New York, Eliot Spitzer,
LA PRESSION FISCALE S’ALLÈGE
(impôts et cotisations sociales, en % du PIB)
En
2000
Danemark
48,2
49,4
Suède
47,1
51,8
Belgique
44,3
45
France
42,8
44,1
42,8
41,8
Italie
Allemagne
39,3
41,9
Pays-Bas
39,1
39,9
Royaume-Uni
37,3
36,7
Espagne
33,1
33,9
Grèce
32,6
34,6
Irlande
UE 27
Etats-Unis
Japon
29,3
39,3
31,6
40,6*
28,3 (2007)
27,9 (2007)
* Données recomposées.
Source : Eurostat
Recettes fiscales en 2008
LE CHIFFRE
L Dessin de Mix et Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne.
dans un article publié en février dernier
par le magazine Slate. “Entre 1951
et 1963, alors que le taux marginal d’imposition [appliqué à la tranche supérieure
du revenu] était de 91 % ou 92 %, l’économie américaine a connu une croissance
moyenne de 3,71 % par an, expliquait-il.
Le niveau élevé du taux marginal – qu’on
jugerait aujourd’hui confiscatoire – n’a pas
entraîné de cataclysme économique, bien au
contraire. Au cours des sept dernières années,
le taux marginal maximum a été ramené à
35 %, et la croissance moyenne annuelle n’a
atteint que 1,71 %.”
Quelques mois plus tard, le quotidien
USA Today notait que les taux d’imposition avaient atteint leur plus bas niveau
depuis soixante ans. La secrétaire d’Etat
Hillary Clinton déclarait quant à elle
devant la Brookings Institution [un cercle
de réflexion américain] que “dans aucune
nation confrontée à un important problème
de chômage, les riches ne paient leur juste
part – tant les individus que les entreprises
et quelles que soient les formes de taxation”.
Le cas de la Grèce offre un bon
exemple. Les conservateurs affirment
que le pays, criblé de dettes, est victime
des largesses de l’Etat providence. Toutefois, selon une analyse du Center for
American Progress [cercle de réflexion
progressiste], “la Grèce a toujours moins
dépensé” que les autres social-démocraties européennes. “Le réel problème auquel
sont confrontés les Grecs n’est pas de trouver un moyen de réduire les dépenses, mais
d’augmenter les rentrées d’argent”, conclut
le rapport selon lequel les “recettes fiscales
anémiques” du pays constituent son
principal point faible. Comme l’a fait
remarquer Hillary Clinton, les pays qui
affichent des recettes et des taux d’imposition élevés sont prospères.“Par rapport à son PIB, le Brésil a le taux d’imposition le plus élevé du continent américain,
a-t-elle souligné. Et devinez quoi ? Il affiche
un taux de croissance dément. Les riches continuent de s’enrichir et ils sortent les pauvres
de la misère. Ce qui est tout à fait logique.
Même si l’esprit de l’époque reaganienne
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
a créé l’illusion que les impôts freinaient
la croissance, les statistiques prouvent
que des taux marginaux plus élevés permettent d’allouer plus d’argent aux investissements publics créateurs d’emplois
(routes, ponts, réseaux à haut débit…)
qui soutiennent l’activité. Ils encouragent aussi les investissements favorables
à la croissance. Car au lieu d’empocher
les profits et de payer plus d’impôts, les
riches propriétaires d’entreprise ont intérêt à les réinvestir dans leur affaire.
La combinaison taux d’imposition
élevé/recettes élevées “a toujours fonctionné
jusqu’à ce qu’on l’abandonne”, a conclu
Hillary Clinton. C’était une déclaration
politique audacieuse, si audacieuse qu’elle
a été, comme tous les autres faits démontrant la pertinence d’une hausse des
impôts, ignorée par les hommes politiques et les médias de Washington. Car
ils ont leurs propres idées reçues à promouvoir. Et malheureusement, il y a fort
à parier que la PRDLGD a de beaux
David Sirota
jours devant elle.
V E R B AT I M
“Une véritable opération de faux-monnayeurs”
“Il faut que les gouvernements qui composent
le G20 mettent au premier plan la notion de justice
pour reconstruire le système économique mondial”,
affirme James Kenneth Galbraith, président
de l’association internationale Economistes pour
la paix et la sécurité et professeur à l’université
du Texas. “Il faut donc mener des enquêtes pénales
et civiles sur les dirigeants d’entreprise qui ont créé
les hypothèques frauduleuses, comme cela a été
le cas aux Etats-Unis lors de la faillite des caisses
d’épargne, au début des années 1990 […].
Ensuite, il faut desserrer l’emprise des banques
sur le pouvoir politique […]. Ainsi, au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, la France a institué
de multiples banques dont la taille était clairement
délimitée. […] La Caisse des dépôts finançait
les infrastructures, le CIC le commerce et les
37
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
entreprises, le Crédit agricole le monde paysan, etc.”
Selon l’économiste américain, la crise a été
provoquée “par une fraude financière massive,
une véritable opération de ‘faux-monnayeurs’. […]
Des institutions ont créé des millions d’hypothèques
pour des Américains dont les revenus étaient trop
faibles pour leur permettre d’acquérir normalement
leur maison.” Et elles savaient pertinemment qu’ils
“ne pourraient même pas faire face aux intérêts. […]
Ensuite, ces hypothèques frauduleuses ont été
revendues un peu partout, comme si elles étaient
aussi sûres que des bons du Trésor américain,
alors qu’elles avaient une probabilité de 100 %
de perdre toute leur valeur. C’est ni plus ni moins
que de la fausse monnaie.”
Propos recueillis par Olivier Vilain,
Le Courrier (extraits), Genève
Le Petit Journal de la CRISE
L’ É D I T O … T h e I r i s h T i m e s ( e x t r a i t s ) , D u b l i n
Les Irlandais avalent stoïquement leur amère potion
Si le pays est officiellement sorti de
la récession, le chômage continue à
augmenter. Et la population se résigne.
A
lors ça, on ne l’avait vraiment pas vu
venir : juste au moment où on commençait à s’habituer à la rigueur, voilà qu’on
apprend que techniquement nous ne sommes
plus en récession. [Au premier trimestre 2010,
le PIB irlandais a bondi de 2,7 % par rapport
aux trois derniers mois de 2009. Cela dit, par
rapport au premier trimestre 2009, il a baissé
de 0,7 %.]
Le rapport de l’Office central des statistiques
(CSO) contient néanmoins des avertissements
à profusion, le plus important étant que d’une
année sur l’autre, “le déclin du PNB [trimestriel] a été plus fort que celui du PIB.” En considérant que le PNB [qui exclut l’activité des
nombreuses entreprises étrangères installées dans le pays] est un meilleur indicateur
et que les chiffres montrent une augmentation des exportations sans amélioration de
l’emploi, il vaudrait mieux ne pas crier alléluia
trop vite. [Le taux de chômage a atteint 13,4 %
en juin.]
Quoi qu’il en soit, cette bonne nouvelle ne
figurait pas dans le scénario. La souffrance
infligée par la récession et, surtout, l’injustice
de cette souffrance sont devenues une part
essentielle de notre identité nationale depuis
deux ans. La rage provoquée par l’incompétence et la cupidité des politiciens, des banquiers et des promoteurs s’est transformée
en une émotion particulière, telle que la tris-
EN BREF
La zone euro,
une prison
Loin de provoquer le chaos, comme
le prédit la banque néerlandaise ING
(voir CI n° 1028, du 15 juillet),
un démantèlement de la zone euro
serait au contraire le meilleur moyen
de relancer la croissance en Europe,
estime une étude du cabinet d’analyse
britannique Capital Economics, citée
par The Guardian, à Londres.
Une fois le mark ressuscité, sa valeur
grimperait, ce qui ferait fondre
l’excédent commercial de l’Allemagne
et contraindrait ce pays à stimuler
sa demande intérieure pour
ne pas sombrer dans la déflation.
Symétriquement, les nouvelles
monnaies des pays actuellement
les plus faibles (Espagne, Italie,
Portugal, Grèce et Irlande)
se dévaloriseraient, ce qui renforcerait
leur compétitivité. Mais s’ils restent
prisonniers d’une zone euro dominée
par l’Allemagne, conclut Capital
Economics, ces pays seront
condamnés à des années
de dépression et de déflation.
tesse, la joie ou l’ennui. De même que nous
avions accepté les excès maladroits pendant
le boom économique, nous nous sommes
adaptés à notre nouveau statut de pauvres
sans rien faire de plus que de nous lamenter
collectivement.
Voyez comment nous avons réagi à notre rôle
de porte-drapeau mondial de l’austérité. Les
coupes claires effectuées par ceux-là mêmes
qui avaient provoqué la bulle immobilière
auraient normalement dû déclencher des
émeutes, d’autant qu’elles se sont accompagnées d’énormes injections de fonds
publics dans les institutions qui avaient
financé l’expansion. Mais non, nous
sommes restés plutôt flegmatiques. Pour employer le jargon condescendant du
jour, nous prenons notre
médicament sans nous
plaindre. Chaque fois
qu’on nous félicite de
supporter stoïquement
l’austérité, nous y voyons
une maigre consolation.
Nous sommes peut-être
dans la panade, mais au
moins, nous recevons
pour cela une juste rétribution. Quand le ministre
des Finances britannique,
George Osborne, a présenté son budget d’urgence pour le Royaume-Uni,
n’avons-nous pas pensé :
Tiens, ils nous suivent maintenant, ils veulent
en baver un peu eux aussi ? Quand nous
voyons les Grecs se révolter et les Espagnols
manifester, est-ce que nous regrettons de ne
pas avoir fait comme eux ? Ne leur reprochonsnous pas plutôt de ne pas prendre sagement
leur médicament ? Quand les dirigeants du
G20 ont débattu du bon équilibre entre austérité et mesures de relance, combien d’entre
nous se sont dit : “Relance ?”
Nous sommes les stars de l’austérité dans
cette crise financière mondiale, et je soupçonne certains d’entre nous d’être un peu
trop à l’aise avec ce fait bizarre.
Cela est devenu flagrant, il y
a quelques jours, quand The
New York Times et The Wall
Street Journal ont donné leur
point de vue sur la manière
dont la rigueur nous affectait.
Le premier prône l’augmentation des dépenses destinées à stimuler l’économie
aux Etats-Unis tandis que le
second plaide pour des
réductions budgétaires afin
de limiter le déficit américain. Et il se trouve que
notre pays sert de cobaye
dans leur querelle idéologique. The New York Times
n’y va pas par quatre
chemins : “Au lieu d’être
récompensée pour sa
vertu, l’Irlande est
pénalisée. Le déclin qu’elle connaît est certainement plus brutal que si le gouvernement
avait dépensé davantage pour garder les gens
au travail.” C’est aussi noir sur blanc que
l’encre sur la page, non ? Voilà maintenant
The Wall Street Journal : “L’île d’Emeraude
connaît un fort chômage, l’un des déficits budgétaires les plus élevés d’Europe et applique
l’une des cures d’austérité les plus rudes du
continent. […] Les investisseurs commencent
à soutenir l’Irlande, en particulier si on compare avec d’autres pays endettés de la zone
euro.” Bonne nouvelle, non ? Pas si vite, tempère l’éditorialiste du New York Times Paul
Krugman : “On lit souvent dans la presse que
la fermeté de l’Irlande impressionne et rassure les marchés financiers. Mais la réalité
est tout autre : la vertueuse Irlande, l’Irlande
qui souffre, ne gagne rien.”
Et que pensons-nous de ces analyses contradictoires ? Nous sommes tout simplement
contents qu’on ait remarqué notre stoïcisme.
Ce n’est pas la peine de souffrir autant si on
ne récolte pas quelques tapes dans le dos
– quelle qu’en soit la raison. Mais notre prétendue guérison remet tout en question. C’est
vrai, notre PIB va augmenter, bien qu’il soit
douteux que les emplois suivent. Le pire, c’est
que nous subirons toujours l’austérité mais
que la sympathie s’évanouira. Or si nous ne
pouvons pas avoir les emplois, nous voulons
au moins conserver la sympathie. Davin O’Dwyer
◀ Dessin de Sequeiros paru dans
El Mundo, Madrid
Les villes allemandes sont à sec
Confrontée comme d’autres
communes à une crise
budgétaire sans précédent,
Quickborn a eu l’idée
d’emprunter de l’argent
à ses administrés.
STERN
Hambourg
L
es piscines ferment. Les chaussées ne sont plus refaites et les
subventions aux associations sont
en baisse. Faute d’argent, les villes allemandes prennent des mesures d’économie draconiennes. La dette des quelque
12 000 communes atteint des sommets :
elle représentait 112,1 milliards d’euros
en 2009. Le déficit devrait atteindre en
outre 15 milliards d’euros cette année.
“Les villes doubleront presque le triste
record établi pendant la crise de 2003”,
annonce Petra Roth, présid e n t e
c h r é t i e n n e - d é m o c r a t e d e l’As-
sociation des villes allemandes. “Nos budgets ont complètement explosé.”
Comment a-t-on pu en arriver là ?
D’un côté, les revenus des communes
fondent : les recettes fiscales ont chuté de
11,4 % en moyenne lors de la seule année
2009. De l’autre, les charges ne cessent
d’augmenter – à cause, par exemple, du
nombre croissant des bénéficiaires
d’aides sociales au titre du Hartz IV [allocations chômage ainsi nommées d’après
Peter Hartz, membre de la commission
qui a mis en place en 2002 ce dispositif].
Résultat, les gros investissements passent
à la trappe. Et ce n’est pas tout : plusieurs
communes ont dû augmenter la participation des parents aux frais de garde
des enfants, de même que la taxe sur les
chiens et le prix d’entrée pour les équipements publics.
Un état de fait que refusent les habitants de Quickborn, dans le SchleswigHolstein. En août 2009, ils ont décidé,
lors d’un “conseil des citoyens”, d’octroyer un crédit à leur ville. En quelques
jours seulement, 80 personnes ont réuni
4 millions d’euros qu’elles ont prêtés
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
38
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
pour un an à la municipalité, à un taux
d’intérêt de 3 %. “Nous avons été littéralement submergés, se souvient Meike
Wölfel, la trésorière municipale. Nous
avons été contactés par 700 personnes qui
voulaient des renseignements. On aurait pu
récolter le double.”
Cela n’est pas allé plus loin car le
ministère de l’Intérieur du SchleswigHolstein et la Bundesanstalt für
Finanzdienstleistungsaufsicht [autorité
fédérale de surveillance des services
financiers] ont interdit à cette commune
de 20 000 habitants de souscrire d’autres
emprunts auprès des citoyens. D’après
eux, cette façon inventive de trouver des
capitaux faisait entrer la ville dans le
domaine de l’activité bancaire, ce qui
nécessitait une autorisation. Or la législation du Land interdit aux communes
de fonder des établissements bancaires.
Depuis le début du mois de mars, les
personnes qui le souhaitent peuvent toutefois à nouveau prêter de l’argent à la
municipalité. Car elle a cette fois un partenaire : la Bank für Investments und
Wertpapiere de Willich, en Rhénanie. ■
Le second exode des Albanais de Grèce
Ils avaient fui la misère
en s’installant en Grèce.
Aujourd’hui, ils font
le chemin inverse.
MAPO (extraits)
Tirana
I
ls rentrent chez eux. Pour une
bonne raison : une crise économique que les autorités grecques ne
peuvent plus juguler. Les protestations massives, puis les grèves générales ont fini de les convaincre.
Ksero M., 45 ans, est rentré en
Albanie dès le mois de février. Son
épouse hésitait, leur fils étant scolarisé et
bien intégré dans ce pays d’accueil. Et
puis restait l’espoir de voir les choses
changer. Mais la situation n’a cessé de
se dégrader et Ksero a tranché : tout le
monde rentre à la maison. A son grand
étonnement, son fils, adolescent, l’a
soutenu dans cette décision. De retour
chez eux, Ksero a créé une petite
entreprise de vente de matériaux de
construction à Tirana. C’est sa femme,
comptable, qui s’occupe de la partie
administrative, essayant de se réadapter aux us et coutumes locales. La Grèce
“ne fait plus partie de notre avenir”, affirme
Ksero, diplômé en histoire de l’art que
rien ne prédisposait à travailler dans le
bâtiment. Mais la vie et surtout l’émigration en ont décidé autrement. Partis
DÉPRESSION
en Grèce en 2000, ces deux intellectuels
ont travaillé, comme bon nombre de
leurs concitoyens, comme maçons ou
agents d’entretien. Parce que cela payait
bien : à eux deux, ils pouvaient assurer
jusqu’à 2 000 euros par mois. Une petite
fortune pour des Albanais. Mais tout cela
est fini. “Nous sommes partis avant que la
situation ne dégénère complètement, et nous
avons eu raison, poursuit Ksero.Ton pays
reste ton pays ; à part ceux qui se sont
embourbés dans des crédits inutiles, tous les
Albanais de Grèce que je connais songent à
rentrer”, affirme-t-il.
Raimond D., 48 ans, avait émigré en
Grèce en 1995 et trouvé un emploi de
chauffeur routier qui lui assurait un bon
revenu. Jusqu’à ce qu’un accident le
ramène à son ancienne profession, garagiste. Tout allait bien là aussi, sa femme
travaillait comme dame de compagnie
pour une personne âgée qui vivait seule
et qui, d’une grande générosité, la logeait
gratuitement avec ses trois enfants, tous
scolarisés dans des écoles grecques. Mais,
à sa mort, la femme de Raimond n’a plus
trouvé que des petits boulots. Le salaire
de Raimond ne suffisait plus à couvrir
les besoins de la famille. D’autant plus
qu’à la faveur de la crise économique son
patron a décidé de réduire le rythme de
travail et songe même à fermer son atelier. Raimond et son épouse ont alors
décidé de retourner à Fier (dans le sud
de l’Albanie), leur ville natale, où ils envisagent d’ouvrir un garage “à l’européenne”. Nous rencontrons Raimond,
▲ Dessin d’Eva Vásquez paru dans El País, Madrid.
venu en prospecteur, alors que ses enfants et son épouse sont encore en Grèce
afin de préparer cette seconde émigration. “J’ai fini par suffoquer en Grèce, j’espère ouvrir mon entreprise ici et être mon
propre patron”, dit-il. L’un de ses collègues tempère son optimisme : “Tu as
fui la crise grecque, OK. Mais ici il faut survivre”, lui rappelle-t-il. Raimond en est
bien conscient.
Ils sont nombreux, ces Albanais qui
ont franchi le pas ou envisagent sérieusement de revenir dans leur patrie. Pour
L
a crise économique, l’avenir incertain et
l’intervention du FMI [qui, en tant que
créancier du pays, procédera en août à une
évaluation du plan de redressement] remplissent les hôpitaux psychiatriques. Ces
quatre derniers mois, les admissions à l’hôpital Dromokratio d’Athènes ont doublé et
les cabinets en ville refusent du monde, à
croire que la récession leur profite. Plus
généralement, les Grecs veulent voir un
médecin et repartir avec une ordonnance
pour se procurer des médicaments capables
de les aider à retrouver le sommeil ou l’équilibre psychologique.
La plupart de ces nouveaux patients sont
des retraités qui sont devenus littéralement
fous depuis l’annonce de coupes sévères
dans leur revenus. Mais cela concerne aussi
les travailleurs proches de l’âge de la retraite.
Et puis il y a les familles qui ne peuvent plus
se permettre de garder sous leur toit un
parent présentant des troubles du comportement. “Ils viennent nous supplier de le
prendre à l’hôpital”, explique Michalis
L Dessin de Mike Hodges paru dans
The Wall Street Journal Europe, Bruxelles.
Giannakos, médecin et membre de l’Union
des travailleurs à l’hôpital psychiatrique
Dromokratio. “Si nous refusons, certains
appellent la police en prétextant que le malade
crie et délire, pour que nous l’internions
d’office.” La semaine dernière, 25 nouveaux
patients ont été admis à Dromokratio.
En un après-midi, 8 se sont présentés. “Si
ça continue à ce rythme, nous serons à plus
de 200 nouveaux cas par mois”, poursuit
EN BREF
La vie de chômeuse,
quel bordel !
Quand les psys sont débordés
Peur du lendemain, angoisse… La crise
pousse de nombreux Grecs dans les bras
des psys. Et les hospitalisations d’urgence
se multiplient.
d’autres, la question ne se pose pas, soit
parce qu’ils sont intégrés et ont réussi
à s’assurer une très bonne situation, soit
parce qu’ils sont tenus par des crédits
à rembourser. Parmi ceux qui sont revenus, très peu pensent repartir en Grèce
un jour. Les mesures d’austérité prises
par le gouvernement grec, les débats
houleux au sein du Parlement et, plus
généralement, l’atmosphère de radicalisation et d’intolérance dans la société ont
confirmé leur sentiment que la Grèce
n’est plus le pays de cocagne dont ils
avaient rêvé.
Les émigrants qui nous ont confié
leur témoignage se rejoignent sur un
point : ils veulent désormais se consacrer
à leur nouvelle vie en Albanie et ont
refermé le chapitre grec de leur vie, du
moins pour le moment. L’Union européenne et le Fonds monétaire international ont accepté de sauver financièrement la Grèce. Le plan anticrise prévoit
une réduction des dépenses de 30 milliards d’euros et une baisse des salaires
et des aides sociales, ainsi qu’une augmentation de la TVA pour certains
produits du quotidien. Les Albanais
qui ont préféré quitter la Grèce ne sont
pas dupes. Ils savent que la situation en
Albanie n’est pas forcément plus mirobolante. “Nous passons de Charybde en
Scylla”, ironise Ksero. Mais, au moins,
Ben Andoni
ils sont chez eux.
le Dr Giannakos. Or il n’y a pas assez de
personnel pour prendre en charge cet afflux
de malades. “Nous manquons de cardiologues, par exemple. S’il arrive quoi que ce
soit au patient, nous sommes obligés de le
transférer dans un autre établissement”,
déplore-t-il.
Pour Theodore Megaloikonomou, directeur
de la clinique psychiatrique de Dafni, ce n’est
qu’un début. “Les conséquences réelles de
la crise économique ne sont pas encore apparues. Lorsqu’elles seront là, les chiffres augmenteront vraiment de manière significative”,
estime-t-il. L’angoisse et l’incertitude sont
les principales raisons qui poussent les
Grecs à se diriger vers les psys. “Ils ne savent
pas de quoi demain sera fait”, disent les professionnels. Selon Ilia Thotoka Chrystomidis,
directeur de l’hôpital psychiatrique de l’université d’Athènes, les crises de panique sont
la principale raison des hospitalisations d’urgence. “Les gens se sentent impuissants face
aux changements, ils refusent de se battre et
deviennent inertes face à leurs problèmes”,
explique-t-il. D’après lui, on observe aussi
une augmentation significative de la consommation de stupéfiants. “C’est le seul moyen
que ces dépressifs trouvent pour s’évader.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
Elena Fyntanidou, To Vima (extraits), Athènes
39
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Dans le cadre de la politique danoise
d’activation des chômeurs,
les demandeurs d’emploi peuvent,
au bout de neuf mois, être placés
dans une entreprise (pour un stage
ou un emploi aidé) par les autorités
de leur commune. Avec parfois
des résultats pour le moins curieux.
Le quotidien Politiken a récemment
évoqué le cas d’une femme
vietnamienne, mère célibataire,
qui a été autorisée à travailler dans
ce qui s’est avéré être un bordel.
L’objectif : se former au massage
et à la réflexothérapie, “afin de trouver
de nouvelles possibilités d’emploi”.
Le syndicat de la chômeuse a protesté,
tout comme la ministre du Travail,
Inger Støjberg (Parti libéral).
Le nombre de personnes concernées
par le programme d’activation est
passé de 30 000 en avril 2009 à
46 000 cette année. Une progression
qui s’explique par l’augmentation
du nombre de chômeurs, mais aussi
par l’intérêt de ce dispositif pour
les communes : alors que la moitié
de l’indemnisation d’un chômeur
est à leur charge, elles ne payent
en revanche qu’un quart du coût
de l’activation.
Le Petit Journal de la CRISE
Avis de tempête sur la côte danoise
Depuis la faillite de leur
banque, les derniers petits
pêcheurs du pays luttent
pour leur survie.
◀ Dessin de Falco, La Havane.
POLITIKEN (extraits)
Copenhague
I
l est 0 h 40 lorsque le réveil sonne.
Per Olsen enfile son bleu de travail
et un pull à capuche tout en jetant
un coup d’œil par la fenêtre. Il y a
déjà de la lumière sur la plage de
Thorupstrand, dans le Jutland du Nord.
Le vent est discret. Difficile d’avoir un
temps plus propice pour sortir en mer.
Ici il n’y a pas de port. Il faut tirer les
embarcations au-delà des brisants à l’aide
d’un câble, d’une bouée et d’un cabestan. Les travailleurs de la mer de
Thorupstrand sont les derniers pêcheurs
côtiers du Danemark. Depuis des centaines d’années, dans ce coin du Jutland
souvent battu par les vents, on débarque
les prises directement sur le sable avant
À LA UNE
“L’histoire secrète de la
dette britannique”, titre
The Independent.
Selon l’Office national
des statistiques, la dette
publique du pays
est quatre fois plus
importante que prévu :
elle atteint l’équivalent
de 4 800 milliards
d’euros. Selon le quotidien, il faudrait augmenter
les impôts de 30 % pour espérer limiter
le fardeau des prochaines générations. Si rien
n’est fait, les futurs contribuables devront payer
chacun 238 000 euros de plus pour financer les
services publics dont auront profité leurs parents.
de remonter les bateaux. Et c’est ainsi
que les pêcheurs veulent continuer à travailler. Mais aujourd’hui la petite communauté lutte pour survivre. La crise
financière et la chute des prix du poisson l’ont durement frappée. Mais le pire,
c’est la faillite [à l’automne 2008] de leur
banque, l’EBH Bank, et ces financiers
en costume-cravate qui ont leur sort
entre les mains. C’est contre eux que
Thorupstrand se bat. Le bateau bleu
racle le fond jusqu’à la sombre baie de
Jammerbugt et passe le premier banc de
sable. Per accélère. Il a 23 ans. Patron de
son navire, il pêche depuis l’âge de 16
ans. C’est le plus jeune membre de la
corporation des pêcheurs côtiers de
Thorupstrand, créée en 2006 par une
vingtaine de familles, après le décret de
privatisation de la pêche dans les eaux
danoises. Un quota annuel de cabillaud
et de carrelet a été alors attribué à tous
ceux qui possédaient leur propre embarcation, sur la base des prises des trois
années précédentes.
C’était la fin de l’accès à la mer pour
tous. Les pêcheurs sans bateau n’obtinrent aucun quota, pas même ceux qui
avaient travaillé pendant des années avec
les propriétaires et partagé équitablement
les prises avec eux. En même temps, il
devint possible de négocier les droits de
pêche. La privatisation a ainsi permis à
quelques familles de Thorupstrand de
devenir millionnaires du jour au lende-
main, alors que d’autres ont perdu le
droit de pêcher.
C’est pour assurer l’avenir de la ville
que les pêcheurs ont fondé la corporation. Ils ont investi chacun 100 000 couronnes [environ 13 000 euros] pour pouvoir emprunter 15 millions de couronnes
[2 millions d’euros] et se cotiser pour
acheter des quotas. Les petits pêcheurs
ont ainsi pu empêcher les grands de
rafler tous les droits, et des jeunes comme
Per Olsen ont conservé un accès à la mer
moyennant une somme raisonnable.
PER OLSEN AVAIT 20 ANS SEULEMENT
LORSQU’IL A ACHETÉ SON BATEAU
En quelques années, les pêcheurs ont
acquis pour 45 millions de couronnes
[6 millions d’euros] de quotas, ces derniers servant de garantie pour emprunter auprès de l’EBH Bank. Le système a
parfaitement fonctionné jusqu’à ce que
la crise financière fasse s’effondrer les
prix, d’abord du poisson, puis des quotas. Et l’EBH Bank a fait faillite.
A une trentaine de kilomètres de la
côte, Per appelle son collègue Kim. Il est
3 h 22 et il est temps de pêcher. Les deux
hommes posent les sennes en formant
un grand cercle dans l’eau. Deux bonnes
heures plus tard, ils remontent le filet.
Les premiers mètres sont tapissés d’une
masse gluante de méduses aux longs filaments. Kim et Per portent des gants en
caoutchouc, mais ils se brûlent quand
même. “Le pire, c’est quand ça va dans les
yeux”, commente Kim.
Per avait 20 ans seulement lorsqu’il
a acheté son bateau. A l’époque, le prix
du poisson était correct et il paraissait
raisonnable d’investir un petit million de
couronnes [environ 130 000 euros] et
de louer des quotas à la corporation. Et
puis la crise est arrivée.
Peu avant Noël 2008, la corporation
des pêcheurs a reçu une lettre de l’organisme public de défaisance [créé en
2008] en charge de la liquidation d’EBH
Bank. Celui-ci leur annonçait que les
remboursements et les intérêts de l’emprunt allaient augmenter. Un mois plus
tard, les pêcheurs ont été priés de se trouver une nouvelle banque et de rembourser leur dette. A défaut, l’organisme
vendrait leurs quotas pour récupérer l’argent. L’emprunt se montait à 45 millions
de couronnes, mais les quotas, qui
avaient représenté 72 millions de couronnes, ne valaient plus que 20 millions.
Impossible de payer.
Lorsque Per et Kim remontent pour
la troisième fois le filet, le soleil est brûlant. Avec 2,5 t de carrelet, la journée
a été fructueuse. Mais à la criée de
Hanstholm le prix au kilo ne dépasse pas
10 couronnes [1,30 euro], et Per doit
payer le carburant, la location des quotas, la préparation du poisson et son
conditionnement. Etre pêcheur à
Thorupstrand n’est guère lucratif par les
temps qui courent. Lorsque Per est de
nouveau à quai après seize heures en
mer, une réunion avec les autres
membres de la corporation l’attend. Ils
vont essayer de trouver une solution à
leurs problèmes financiers. Et d’assurer
l’avenir de la ville. Ils ont à peine deux
ans devant eux. Hanne Mølby Henriksen
multimédia
■ sciences
L’Asie du
Sud-Est
en panne de
scientifiques
p. 42
i n t e l l i g e n c e s
●
La presse russe prend ses aises en province
TENDANCE S’appuyant sur
I
■ économie
i n t e l l i ge n c e s
Les ouvriers
chinois font
désormais
la loi p. 43
sa propre expérience, l’écrivain
russe engagé Zakhar Prilepine
rappelle que la liberté
des journalistes s’exerce
souvent loin de Moscou.
OGONIOK (extraits)
U
Moscou
n homme politique russe appartenant à l’opposition, que la télé
s’obstine à ne pas inviter, à qui la
radio nationale n’offre jamais son
antenne et qui ne parvient pas à s’exprimer dans les journaux à fort tirage,
a récemment eu une idée afin d’établir un contact avec la population. Le
procédé qu’il a mis au point est
simple, même s’il demande pas
mal de disponibilité. Il a lancé
un appel à ses amis et compagnons d’opinion dans diverses
régions du pays, se déclarant
prêt à répondre aux journaux
de province à n’importe quelle
heure du jour ou de la nuit [la Russie s’étend sur 11 fuseaux horaires] et
à accorder des interviews exclusives à
tous ceux qui lui en feraient la
demande. Il pouvait communiquer,
au choix, par Internet ou par téléphone car, croyez-le si vous voulez,
certains journaux de province n’ont
pas Internet et se débrouillent encore
à l’ancienne.
Il est dès lors apparu que la liberté
d’expression existait dans notre pays !
Tous les mois, ce politicien donne une
trentaine d’interviews, qui paraissent
dans des titres comme La Voix des
anciens combattants de Krasnomel ou
Les Affaires d’Istra. Lui qui dirige un
mouvement interdit, car considéré par
la loi comme extrémiste, taille ainsi en
pièces l’ordre existant à longueur de
pages sans s’attirer le moindre problème. Certes, il y a des journaux qui
refusent de publier ses déclarations,
mais ils le font de leur propre chef,
poussés par l’autocensure ou par un
sentiment très exagéré de leur importance, fréquent chez les journalistes
de province. Ils croient que leur publication pourrait un jour tomber entre
les mains de Poutine et redoutent les
conséquences. J’ai personnellement
du mal à imaginer ce qu’il faudrait
qu’il arrive à Poutine pour qu’il se
retrouve à lire la Chronique rurale de la
région de Tchernopol.
Dans l’ensemble, dans la Fédération de Russie, la marge de
manœuvre de la presse de province est
tout aussi importante, voire parfois
plus, que celle d’Echo de Moscou
[radio indépendante considérée
comme un espace d’opposition]. On
peut y aborder tous les sujets, à condition de ne pas s’attaquer aux propriétaires des journaux eux-mêmes. On
peut y vilipender Russie unie [le parti
au pouvoir], la Douma dans son
ensemble ou député par député ; on
peut y démolir la police, les juges et
les procureurs. On peut aller sur Internet glaner des ragots malveillants au
▲ Dessin
d’Ulises paru
dans El Mundo,
Madrid.
■ L’auteur
Zakhar Prilepine,
de son vrai nom
Evgueni Lavlinski,
35 ans, est écrivain,
journaliste et
militant politique.
Le grand public
russe le découvre
en 2004, année
de parution
de son premier
roman,
Pathologies (éd.
des Syrtes, 2007),
inspiré de son
expérience de
la première guerre
de Tchétchénie
(1994-1996).
En 2007, il reçoit le
prix Iasnaïa Poliana
dans la catégorie
“Œuvres de prose
contemporaine
particulièrement
marquantes” pour
son deuxième roman,
San’kia (éd. Actes
Sud, 2009).
On lui doit aussi
Le Péché (éd.
des Syrtes, 2009).
Il milite depuis 1996
au sein du Parti
national-bolchevik
(PNB) de l’écrivain
Edouard Limonov
(lui-même exclu du
PNB en 2006). Il est
également directeur
général du quotidien
Novaïa Gazeta
de Nijni-Novgorod.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
41
sujet de n’importe quel membre du
gouvernement, les arranger un peu à
sa sauce et publier le tout comme un
article dont on serait l’auteur. Ensuite,
on peut se barricader en retenant son
souffle dans l’attente d’une descente
à la rédaction avec fouille des bureaux
et menaces aux journalistes, comme
si les personnages cités avaient quelque
chose à faire de ce qui est écrit sur eux
dans ce genre de journaux. Cela fait
bien longtemps qu’ils s’en fichent et
que tout leur est égal. Ils se donnent
encore la peine de réagir, à ce qu’il
paraît, dans les journaux de Moscou,
mais la province, franchement…
QUESTIONNER SANS RELÂCHE
LA LÉGITIMITÉ DU POUVOIR
Je connaissais un journaliste de province qui, dans la confusion des années 1990, reprenait à son compte le
discours des Alexandre Prokhanov,
Iouri Moukhine et autres idéologues
de la nébuleuse ultranationaliste russe,
ce qui avait fait de lui, localement, une
personnalité culte. Il travaillait pourtant dans le journal le plus libéral qui
soit, mais il avait sa propre rubrique,
consacrée à la politique nationale, où
il racontait ce qu’il voulait. Résultat :
les anciens combattants comme les
jeunes radicaux s’arrachaient ce journal sans se soucier du fait que toutes
les autres pages étaient en complète
contradiction avec la rubrique politique. Notre journaliste s’est réjoui de
l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine [nommé Premier ministre
en 1999 par le président Eltsine], mais
il eut vite un tel nombre de concurrents plus assourdissants que lui sur
ce terrain que son statut de grande
signature, qu’il avait mis des années à
bâtir, périclita peu à peu.
Vous pourriez croire que je me
moque, mais pas du tout. Dans une
certaine mesure, je viens de livrer une
parodie de ma propre carrière journalistique, lentement amorcée dans
les années 1990. Comme je suis loin
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
d’être un libéral, je me demande parfois comment notre peuple, malgré
toute la propagande pro-occidentale,
d’une puissance inouïe, qui a déferlé
sur ces chers citoyens de Russie depuis
près d’un quart de siècle, a réussi à
rester conservateur, au bon sens du
terme. Comment a-t-il fait pour ne
pas tomber dans un antisoviétisme
grégaire, au mauvais sens du terme ?
Il serait exagéré de prétendre que
la presse régionale a sauvé la Petite
Mère Russie de la mainmise absolue
de l’étranger. Pourtant, les journalistes
de province ont contribué à maintenir un certain équilibre dans la perception nationale de ce qui se passait
dans le pays. Et ils continuent.
Dans les années 1990, lorsque la
Russie manquait de sens patriotique
pour faire pendant aux opinions importées, la province
a vu apparaître de-ci de-là
les rétrogrades, providentiels
pour cette époque. Dans les
années 2000, lorsque toute
la vermine infréquentable a
versé comme un seul homme dans le patriotisme, la
province pensante s’est à nouveau
distinguée, devenant marginale au
sens noble. Il ne faut cependant pas
trop en demander aux médias de province ; ils ont déjà apporté une large
contribution. Mais il faut reconnaître
qu’ils tendent souvent à une simplification exagérée.
La presse régionale appartient à
de petits barons qui s’en servent dans
leur combat pour accéder à tel ou tel
poste. Malgré toutes ces années passées à participer aux guerres régionales
entre hommes de pouvoir, la province
a réussi à ne pas se déshonorer et,
mieux, à accomplir un travail essentiel : questionner sans relâche la légitimité du pouvoir, ce pouvoir qui, en
dépit de son immoralité et de sa brutalité, aime tant se considérer comme
résolu, efficace, généreux et intelligent,
presque saint. D’ailleurs, si la presse
de province ne se permet pas de critiquer le président et le Premier
ministre, elle n’est vraiment pas la
seule. L’unique chose à modifier dans
cette presse serait justement son côté
province, un qualificatif peu flatteur,
synonyme d’une certaine arriération
et de laisser-aller. L’expression “presse
régionale” sonne beaucoup plus dynamique et plus attirant – plus énergique.
La presse régionale, elle, ne traite pas
de la province dépassée et de ses problèmes éculés, mais s’occupe de faire
avancer sa région. Il faut espérer que
la presse régionale puisse faire du bien
à la capitale. Sinon, nous allons nous
retrouver comme à deux extrémités
d’une balançoire, avec Moscou d’un
côté et tout le reste du pays de l’autre.
Si Moscou s’est énormément gavée
et reste étalée par terre comme un crapaud, tandis que nous sommes en
l’air, il faut additionner tout le poids
de la région de l’Oka, de l’Oural, de
la Sibérie et de Sakhaline pour la soulever un peu du sol. Et parvenir à la
regarder dans les yeux. “Hé oh, Moscou ! nous sommes là !”
Zakhar Prilepine
sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
L’Asie du Sud-Est en panne de scientifiques
RECHERCHE Dans la région,
et de les aider à rester au pays. Il existe
d’ailleurs plusieurs programmes qui
incitent les scientifiques philippins
s’étant fait une renommée à l’étranger à revenir dans leur pays partager
leur expérience et former la jeune
génération locale.
■
le secteur des sciences
manque toujours de moyens
et d’ambition. Seule Singapour
parvient à s’en tirer.
DES INITIATIVES POUR ATTIRER
LES MEILLEURS CHERCHEURS
SCIDEV.NET
Londres
I
nnovations dans les techniques
d’irrigation, réchauffement climatique, épidémies de grippe,
recherche sur la riziculture, maladies orphelines, biocarburants… Les
défis ne manquent pas pour les scientifiques d’Asie du Sud-Est. Alors
pourquoi sont-ils si peu nombreux à
choisir cette carrière ? Lors de mon
périple dans la région, j’ai rencontré des scientifiques aux opinions très
diverses. Cependant, ils tendaient à
s’accorder sur une chose : l’un des
pro blèmes les plus répandus est
d’ordre financier. Au Cambodge, par
exemple, Chan Roath, directeur du
département de la recherche au ministère de l’Education, m’expliqua
que le salaire d’un chercheur fonctionnaire ne couvrait même pas ses
dépenses les plus élémentaires. “Les
salaires versés par le gouvernement ne
suffisent pas à faire vivre une famille.
La plupart des chercheurs sont obligés de
prendre un deuxième emploi pour joindre
les deux bouts”, poursuivit-il.
Pour la plupart des scientifiques
cambodgiens, y compris pour Chan
Roath lui-même, ce deuxième emploi
consiste le plus souvent à enseigner
leur matière dans l’une de ces nombreuses écoles privées qui ont récemment ouvert leurs portes à Phnom
Penh. D’autres trouvent des postes de
consultants.
Aux Philippines, si les scientifiques
s’en tirent mieux financièrement que
▶ Dessin de Pudles,
Londres.
■
Chiffres
Les dépenses
consacrées
à la science
dans les pays
en développement
ont plus que doublé
entre 2002 et 2007,
passant de 105
à 212 milliards
d’euros, selon les
dernières données
de l’Institut
de statistique
de l’UNESCO.
Cependant, ces
chiffres dissimulent
d’importantes
différences entre
pays plus ou moins
avancés, constate
le site spécialisé
SciDev.Net.
Ainsi, cette hausse
des dépenses liées
à la recherche
et développement
est bien plus faible
si l’on ne prend pas
en compte les
statistiques de la
Chine et de l’Inde.
leurs homologues cambodgiens, les
métiers scientifiques n’en sont pas
moins largement délaissés au profit de
carrières plus lucratives dans d’autres
secteurs. Même chose en Malaisie. La
plupart des étudiants les plus brillants
préfèrent chercher un emploi dans le
secteur privé que poursuivre leurs
études avec un doctorat. Mais les
salaires des scientifiques ne sont qu’un
aspect du problème. Les ressources
manquent elles aussi. Au Cambodge,
la pénurie est telle que les étudiants
de l’Université royale de Phnom Penh
se contentent d’un apprentissage théorique. Le budget suffit à peine à faire
tourner un laboratoire par département scientifique.
Dans l’archipel philippin, réputé
pour la mobilité de ses habitants, la
fuite des cerveaux est un problème
constant, et le gouvernement est conscient de la nécessité de créer un environnement propice aux scientifiques
pas bêtes !
Histoire de chimpanzés et de sex-toys
’ego humain n’est plus tout à fait le
même depuis le jour où, en 1960, Jane
Goodall a observé, près du lac Tanganyika,
un chimpanzé en train de se délecter de termites grâce à une brindille. Après l’avoir soigneusement coupée, l’animal l’avait introduite dans une galerie de la termitière pour
en extraire son repas. Depuis cette date, le
genre humain ne peut plus se proclamer
l’unique espèce capable de fabriquer et d’utiliser des outils.
Cinquante ans après cette découverte, dans
un article publié par la revue Science, le primatologue William C. McGrew vient d’assener le coup le plus dévastateur jamais porté
à l’amour-propre de notre espèce. Après avoir
noté que, d’après les scientifiques, le nombre
des outils utilisés par les chimpanzés se montait à vingt, le scientifique précise qu’ils ont
“diverses fonctions dans la vie quotidienne,
dont la subsistance, les relations sociales, le
sexe et la toilette”. Le sexe ? Les chimpanzés
auraient des outils pour le sexe ? Impossible.
John Reader/Science Photo Library/Biosphoto
L
S’il y a jamais eu une activité intrinsèquement humaine, c’est bien la fabrication de
sex-toys ! En l’occurrence, poursuit William
McGrew, le sex-toy des chimpanzés est une
feuille. Idéalement une feuille morte, car
cela fait davantage de bruit quand l’animal
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
la déchire avec la main ou la bouche. “Les
mâles doivent attirer et retenir l’attention des
femelles, explique le primatologue. L’une des
méthodes auxquelles ils ont recours consiste
à déchirer des feuilles, car cela produit un crissement. […] Après avoir arraché une ou plusieurs feuilles, le mâle s’assied de manière
à ce que la femelle puisse le voir. Il écarte ses
pattes pour lui faire admirer son érection et
déchire la feuille jusqu’à la nervure centrale
en laissant tomber les morceaux un à un. Il
doit parfois déchirer cinq à six feuilles avant
que la femelle ne le remarque.” Et alors ?
“Normalement elle aperçoit l’érection, en tire
des conclusions et, si elle est intéressée, s’approche de lui, lui présente son dos et les deux
chimpanzés s’accouplent.”
On notera cependant que l’“effeuillage” est
une pratique locale, observée pour l’instant
uniquement dans une colonie de chimpanzés de Tanzanie.
John Tierney,
International Herald Tribune (extraits), Paris
42
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Mais comment produire de bons
scientifiques ? En Thaïlande, c’est la
question que se pose Sakarindr Bhumiratana, président de l’Agence nationale pour le développement de la
science et de la technologie. Les Thaïlandais sont plus doués pour les arts
et la poésie que pour les sciences et la
recherche, explique-t-il. “L’une des raisons à cela est que nous n’investissons pas
suffisamment dans les infrastructures
scientifiques et technologiques. La population n’en est pas assez consciente et nous
devons travailler là-dessus.” L’absence
de gouvernement central fort ces dernières années [en raison des récents
troubles politiques] n’a guère permis
de faire progresser la cause scientifique auprès des politiques. Mais
Sakarindr Bhumiratana est au moins
content d’une chose : les crédits pour
la recherche – environ 0,26 % du
PIB – sont restés constants ces dix
dernières années.
Singapour, la cité-Etat, se place
largement au-dessus de la mêlée.
Doté de peu de richesses naturelles
et ne pouvant pas fournir de maind’œuvre bon marché, ce petit pays
a bien compris que sa compétitivité
au plan mondial reposait sur l’innovation et la recherche. Résultat : le
gouvernement a attribué plus de
13 milliards de dollars singapouriens
[7 milliards d’euros] aux secteurs
scientifique et technologique pour la
période 2006-2010, et les dépenses
brutes en recherche et développement
représentaient 2,6 % du PIB en 2007.
Biopolis et Fusionopolis, deux complexes intégrés conçus pour favoriser
les échanges entre les scientifiques de
différentes disciplines, illustrent bien
la philosophie de ce pays.
A Biopolis, on s’occupe de biologie, tandis que les scientifiques de
Fusionopolis s’intéressent aux sciences
physiques et de la matière ainsi qu’aux
technologies de l’information et de la
communication. Les deux complexes
comportent des centres de recherche
et des zones de loisirs – pubs, restaurants et espaces verts. Cet environnement permet aux scientifiques de se
détendre et de se rencontrer, dans l’espoir de faire naître des idées originales
et transdisciplinaires. Les responsables
de ces complexes espèrent attirer les
meilleurs scientifiques du monde à
Singapour et contribuer ainsi à son
développement.
Shiow Chin Tan
▶
W W W.
◀
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
économie
i n t e l l i g e n c e s
●
Les ouvriers chinois font désormais la loi
TRAVAIL Plus éduqués
mentations de salaire, le mouvement
a mis à jour une sombre réalité :
comme l’avaient prédit les démographes, le nombre de travailleurs âgés
de 16 à 24 ans a atteint son maximum.
D’ici à douze ans, il aura diminué d’un
tiers, du fait de la politique rigoureuse
de contrôle des naissances.
■
que leurs parents,
les jeunes travailleurs
se montrent aussi
plus exigeants. Et vu la
pénurie de main-d’œuvre,
le rapport de force est
en leur faveur.
AMBITIEUX, OPTIMISTES
ET INFORMÉS DE LEURS DROITS
L’autre fait nouveau, plus difficile à
quantifier, est que les jeunes sont de
moins en moins disposés à trimer, tels
de consciencieux automates, pour un
très bas salaire. Zhang Jinfang, un jeune
homme volubile de 28 ans, a travaillé
dans une dizaine d’usines depuis qu’il
est arrivé à Zhongshan, après le lycée.
“Parfois, je démissionne au bout de
quelques semaines parce que le boulot est
trop dur ou trop ennuyeux, confie-t-il.
L’argent c’est important, mais c’est tout
aussi important d’avoir une vie moins
stressante.” Zhang Jinfang, qui gagne
l’équivalent de 205 euros par mois en
assemblant des boîtes en carton, ne
met pratiquement rien de côté, ce qui
représente un autre changement significatif par rapport à la génération précédente, qui s’efforçait d’épargner. Aux
yeux d’un Occidental, le jeune ouvrier
travaille dur – six jours par semaine,
parfois plus. Il consacre un cinquième
de son salaire au loyer de son appartement, ayant depuis longtemps fui les
lits superposés et le couvre-feu des dortoirs d’entreprise. Son rêve, c’est de
diriger un jour sa propre usine. “Mais
en attendant, ajoute-t-il, j’adorerais travailler dans un bureau climatisé.”
Le changement de mentalité des
travailleurs migrants est la conséquence, entre autres, d’une stupéfiante
élévation du niveau d’instruction :
entre 2004 et 2008, le nombre de
diplômés du secondaire a augmenté
de 3 millions. Résultat, de plus en plus
THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
C
DE ZHONGSHAN (GUANGDONG)
herche emploi bien payé, sur une
chaîne de montage pas trop rapide,
dans une usine climatisée, avec repos
le dimanche, Internet sans fil gratuit et machine à laver dans le dortoir.
Patron aimable serait un plus.” Ce serait
par ces termes que pourrait commencer le CV de Wang Jinyan, 25 ans,
si elle en avait un. Cette ouvrière au
chômage n’est pas particulièrement
pressée de trouver du travail. Cet
après-midi, elle se fraie un chemin
dans la foule de recruteurs rassemblés
dans cette mégalopole industrielle.
Un fabricant de lingerie propose des
repas subventionnés. Un producteur
de radiateurs électriques promet des
journées de sept heures et demie. “Si
vous êtes douée, vous pourrez travailler
au contrôle qualité et n’aurez pas à rester debout toute la journée”, assure la
responsable d’une usine de chaussures. “Ils essaient toujours d’enjoliver
la réalité”, commente Wang Jinyan en
tournant les talons. “De toute façon, je
ne veux pas fabriquer des chaussures.
Je ne supporte pas l’odeur de la colle.”
Ce type de travailleurs, exigeants
et sûrs d’eux, pose désormais problème
aux titans industriels du delta de la
rivière des Perles, qui faisaient naguère
marcher leurs immenses ateliers grâce
CONCURRENCE
A
à l’inépuisable et docile main-d’œuvre
originaire des zones rurales. Depuis
quelques mois, alors que ces champions de l’exportation reprennent
du poil de la bête et que nombre de
travailleurs migrants ont trouvé un
emploi plus proche de chez eux, les
employeurs ne sont plus en position
de force. Ils doivent se battre pour trouver de nouveaux ouvriers – et pour
conserver le personnel expérimenté sur
place. Dans beaucoup d’usines, 15 à
20 % des postes sont vacants.
Cette pénurie de main-d’œuvre a
donné de l’assurance aux travailleurs
et suscité une vague de grèves à
Zhongshan, paralysant en juin les
activités du constructeur automobile
japonais Honda. L’agitation sociale
a ensuite gagné Tianjin [à 100 km au
sud-est de Pékin] où la production de
Toyota a brièvement été bloquée.
Même s’il a été étouffé à coups d’aug-
▲ Dessin
de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
Le Vietnam mise sur les bas salaires
l’entrée du parc industriel Thanh Long I,
près de Hanoi, des dizaines de Vietnamiens
consultent de grands panneaux où se chevauchent les annonces d’emploi. Contre un
salaire mensuel de 1,2 million de dongs
(50 euros), ils travailleront dans les immenses
hangars blancs – les usines Panasonic, Mitsubishi ou Canon – alignés derrière eux.
Le salaire d’un ouvrier vietnamien d’une entreprise étrangère équivaut en moyenne aux deux
tiers de celui de son homologue chinois. Au
moment où le coût du travail augmente en
Chine, à la suite d’importantes grèves, le Vietnam y voit un atout pour attirer les investisseurs. “Pour les multinationales, il représente
plus que jamais une alternative à la Chine”,
assure Shinji Onishi, directeur de Thanh Long I,
où travaillent 50 000 salariés.
Depuis mai et le début de la vague de contestations sociales chinoises, le groupe japonais
Sumitomo, qui gère Thanh Long I, a accueilli
quatre nouvelles firmes. Trois autres suivront
en juillet. A la fin de l’année, l’allemand Bosch
investira 55 millions de dollars dans une usine
de composants automobiles. Et en 2011, Nippon Steel, le deuxième producteur mondial
d’acier, s’implantera aussi dans le Sud.
Beaucoup misent sur une stratégie “Chine
+ 1”. Soit une présence en Chine et une autre
ailleurs en Asie. “Les groupes s’offrent ainsi la
possibilité de transférer une partie de la production de leurs usines chinoises vers leurs installations vietnamiennes en fonction de l’évolution des salaires”, décrypte Mathieu Do Tien
Dung, responsable Vietnam du constructeur
de circuits intégrés STMicroelectronics.
Combien de temps la main-d’œuvre vietnamienne restera-elle compétitive ? Le pays,
comme la Chine, connaît des grèves à répétition. “Nos dirigeants les redoutent en permanence, rapporte Shinji Onishi. D’autant que
le dialogue social n’est pas organisé. Les
ouvriers n’adhèrent pas aux syndicats.” Le
régime interdit les organisations indépendantes du Parti communiste.
Hervé Lisandre, Le Soir (extraits), Bruxelles
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
43
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
de jeunes sont ambitieux, optimistes
et bien informés de leurs droits, analyse Lin Yanling, une spécialiste du travail à l’Institut des relations industrielles
de Chine. Il faut également compter
avec leur parfaite maîtrise de la technologie – téléphone mobile, courriel et
messagerie instantanée –, qui leur
permet de maintenir le contact avec
leurs collègues dans d’autres usines.
“Quand ils sont injustement traités, ils
ont moins peur de contester l’autorité”,
constate la chercheuse.
Avec ses ongles de pied recouverts
d’un verni fuchsia et ses cheveux teints
couleur caramel, Liang Yali, 22 ans, ne
colle pas exactement au cliché de la
fourmi laborieuse “made in China”.
Fille de cultivateurs de riz sur l’île-province de Hainan [sud du pays], elle travaille dans un atelier de serrures, où
elle met en boîte les produits finis. Elle
loue un appartement avec deux amies,
mange la plupart du temps au restaurant et passe ses samedis soir à faire la
tournée des bars et des karaokés. Avant
de se coucher, elle joue parfois sur son
ordinateur. Liang Yali exprime une
sympathie mesurée pour les grévistes,
dont elle a entendu parler, mais n’a pas
l’intention de suivre leur exemple.
“Mon patron est gentil et le travail n’est
pas épuisant, alors je n’ai pas de raisons
de me plaindre.”
Son amie et collègue Li Jingling,
27 ans, approuve de la tête, ajoutant
que leur entreprise parraine des activités sportives et autorise les tenues de
ville le samedi. Lorsque la conversation s’oriente vers ses parents, la jeune
femme se dit désolée pour eux. “Ils partent aux champs dès l’aube et ne rentrent
qu’au coucher du soleil, raconte-t-elle.
Quelles que soient les difficultés qu’ils ont
rencontrées dans leur mariage, ils restent
ensemble. Nous, qu’il s’agisse du mariage
ou du boulot, si c’est nul, on s’en va.”
Andrew Jacobs avec Xiyun Yang
document
●
Cinq heures avec
le Prince de Paisley Park
Un journaliste flamand a eu la chance
d’être invité à Minneapolis
pour rencontrer l’artiste qui va
enflammer notre été.
Une entrevue étrange avec
un musicien à la parole rare.
HET NIEUWSBLAD
I
Bruxelles
l faut que tu sautes dans le premier avion. Il est prêt
à accorder l’interview demain.” Prince a peut-être
disparu des lumières des projecteurs ces dernières
années, mais rien n’a changé. Le légendaire musicien pop est toujours aussi imprévisible. Cela fait des
semaines que nous essayons d’organiser cette rencontre et, juste au moment où je suis convaincu que
cela n’arrivera jamais, je reçois ce courriel de son
manager. “Désolé, mais voilà comment il veut que ça se
passe. C’est à prendre ou à laisser. Bonne chance !”
Quand, trente-deux heures plus tard, à l’aéroport
de Minneapolis, dans l’Etat du Minnesota, j’allume
mon téléphone portable, je vois s’afficher de nouvelles
instructions. “On va venir te chercher cet après-midi à
ton hôtel. Il faut que tu saches qu’il est strictement interdit de prendre des photos ou d’enregistrer l’entretien et que
tu devras remettre ton téléphone portable.” Zut ! Les règles
étaient les mêmes autrefois et, manifestement, rien
n’a changé. Les rares personnes qui parviennent à
pénétrer dans le sanctuaire de Prince n’en repartent
pas avec un trophée. Pas de photo pour le prouver,
pas de voix enregistrée.
A l’intention de ceux qui auraient pu l’oublier,
il n’y a pas plus mystérieux que Prince : ce singulier personnage n’accorde que très rarement des entretiens. Au faîte de sa gloire, à l’époque de classiques
de la pop comme Purple Rain (1984) et Sign’o’the
LE NOUVEL ALBUM DE PRINCE
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
Mike Ruiz/Kikit
20Ten Très attendu par ses fans,
le nouvel album de Prince a été
diversement accueilli par la critique,
qui ne semble guère apprécier le fait
qu’il ait choisi de diffuser son opus
auprès du public avant de le soumettre
à l’oreille chatouilleuse des gens
de l’art. “Vous pouvez seulement l’écouter en achetant
le Daily Mirror. Vous pouvez vous en passer”,
résume le New Musical Express. L’hebdomadaire
britannique n’est pas tendre avec le Kid
de Minneapolis, estimant que l’artiste n’est que
l’ombre de lui-même. Néanmoins, le magazine
conclut que 20Ten contient quelques bons morceaux,
comme Walk in Sand ou Sticky Like Glue,
même si “Prince a oublié d’en écrire la fin”.
Sortie juillet 2010 Label NPG Records
45
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
document
Cinq heures avec le Prince de Paisley Park
■
1980
■
Prince vient de sortir Dirty Mind,
un album produit dans son propre
studio. Pendant sa tournée, le
musicien a des airs de Jimi Hendrix
et enflamme les foules
avec son titre Head, entre autres.
1985
■
Avec son groupe The Revolution, Prince
fait des étincelles. C’est l’époque
de Purple Rain, sorti en 1984,
dont il va vendre plus de 13 millions
d’exemplaires rien qu’aux Etats-Unis.
▶
Times (1987), cela a donné lieu à des rumeurs et
à des histoires à dormir debout, qui se sont mises à
mener une vie autonome. Il est devenu impossible
de démêler le vrai du faux. Prince, l’homme qui ne
dormait jamais et travaillait sans relâche. Prince,
l’homme qui séduisait une femme après l’autre.
Prince, l’homme qui mettait ses musiciens à la porte
sans ménagement. Prince, l’homme qui gardait caché
dans son studio de Paisley Park un véritable trésor
d’enregistrements, dont des sessions avec le légendaire musicien de jazz Miles Davis. Et voilà que je
suis autorisé à rendre visite à ce Prince.
Ma première surprise, c’est que cela va arriver plus
vite que je ne le croyais. Shelby, la femme qui me récupère à l’hôtel, est une de ses choristes. Elle me conduit
MUSIQUE
P
2000
■
Nouveau tournant dans la carrière du
musicien. Après s’être fait appeler Love
Symbol, Prince redevient Prince. C’est
aussi l’époque où il choisit de distribuer
sa musique via Internet sur le site
payant NPGOnlineLtd.com.
2007
■
Le musicien prépare un nouveau coup.
Tout en assurant une série de vingt
et un concerts consécutifs à l’O2 Arena,
à Londres, Prince fait distribuer
son album Planet Earth via l’édition
dominicale du Daily Mail.
jusqu’à une entrée latérale de ce grand complexe blanc
impersonnel qu’est le quartier général de Prince – un
bâtiment grand comme un studio de cinéma, au
bord d’une grande route. Une fois à l’intérieur, Shelby
disparaît derrière une porte. Je l’entends alors dire :
“Je le fais entrer ?” Et, avant même d’avoir eu le temps
de m’en rendre compte, je suis devant lui. Attendez.
N’aurais-je pas dû au préalable rencontrer dix managers et vingt responsables des relations publiques ?
C’est bien ce qui se passe d’habitude avec des stars
de la pop d’un tel calibre ? Non, un Prince souriant
me tend la main avec décontraction. “Comment ça
va ?” J’essaie de reprendre mon souffle et de me concentrer. Oui, il est effectivement petit. Il porte de
curieux vêtements : des chaussures blanches, un ample
Guay/AFP
Micellota Gettty
Getty
Getty
Ochs/Getty
PRINCE : 5 ÉPOQUES, 5 ATTITUDES
2009
Toujours prêt à surprendre, le musicien
organise deux concerts surprises,
le 11 octobre, au Grand Palais à Paris.
Les 11 000 billets disponibles sont
vendus en soixante-dix-sept minutes.
pantalon blanc, un gilet blanc sans manches sur une
chemise verte aux manches larges. Comme il a l’air
jeune – et presque espiègle ! “Ce que je te propose, c’est
de commencer par écouter mes nouveaux morceaux”,
dit-il d’une voix qui passe d’un instant à l’autre du grave
à l’aigu. Il m’indique un tabouret dans le coin de l’impressionnante salle de contrôle de son studio d’enregistrement et me met un casque sur les oreilles. “C’est
comme ça que je préfère écouter, dit-il. Avec la musique à
la fois dans les haut-parleurs et dans le casque.” Il remarque
mon calepin. “A ta place, je ne prendrais pas de notes.
Ce ne serait pas naturel. Ecoute et profite.” Il appuie sur
“lecture” et disparaît. Je me retrouve là. Seul. Au cœur
de l’univers de Prince. L’endroit où tout se passe. Ici
et là brûle une bougie. Sur la table de mixage, je vois
Des artistes de plus en plus proches de leur public
endant plusieurs décennies, les maisons
de disques ont fait la loi, imposant aux
artistes des conditions parfois draconiennes.
Tant que le disque et la radio, voire la télévision, constituaient les principaux canaux de
distribution pour les musiciens, ces derniers
ne pouvaient qu’accepter le diktat des grands
labels. L’arrivée de la cassette audio, dont la
diffusion s’est accélérée au cours des années 1970, a constitué pour certains artistes
une première tentative de s’en affranchir, mais
de façon extrêmement limitée compte tenu
des difficultés à faire circuler l’information et
à assurer la fabrication et la distribution des
cassettes elles-mêmes.
La contestation née avec le mouvement punk,
à la fin de la décennie 1970, s’est accompagnée de la multiplication de petits labels
indépendants qui permettaient aux musiciens
d’être plus libres dans leur créativité, mais
ces derniers se heurtaient encore à l’obstacle de la grande diffusion, dominée par les
multinationales du disque. Même s’il existait des magasins spécialisés dans la plupart des grandes villes du monde, la majeure
partie des artistes ne pouvait espérer vivre
de leur production musicale diffusée de cette
de diffuser certains de leurs titres sur
manière. Beaucoup d’entre eux ont dû renInternet, au grand dam de leur maison de
trer dans le rang et se plier aux règles des
disques, Def Jam. L’important était de “perCBS, EMI et autres mastodontes.
mettre aux artistes de gagner plus d’argent
L’avènement d’Internet et la mise au point
en éliminant les intermédiaires. La technologie
de nouveaux formats numériques, permetréduit les inégalités dans le secteur”, estimait
tant notamment une diffusion rapide sur la
alors Chuck D dans un entretien au New York
Toile, ont bouleversé la donne à compter de
Times. Le rappeur entendait protester “contre
la seconde moitié des années 1990. A
cette époque, certains
la bureaucratie de l’ingroupes de rap, moudustrie du disque, qui
vement musical tout
ampute les bénéfices
aussi contestataire
des artistes”.
qu’avait pu l’être le
La multiplication des
punk à son apogée,
sites de réseaux soveulent se faire en ciaux comme MySpace
tendre et refusent
est une étape impord’être sous la coupe
tante pour les musides grands labels.
ciens, qui peuvent
▲ Dessin de Reumann paru dans Le Temps, Genève.
Parmi eux figure Public
ainsi fédérer autour
Enemy, qui va jouer les pionniers. Originaire
de leur musique une communauté de fans.
de Long Island, dans l’Etat de New York, ce
Le succès du groupe britannique Arctic
groupe, qui s’est formé en 1982, s’est fait
Monkeys en a été la première illustration. Il
connaître par ses prises de position politiques
s’agissait moins pour eux de distribuer
radicales en faveur de la communauté afroautrement leur production que de se faire
américaine. Mais pas seulement : fin 1998,
connaître au-delà des limites locales et natioalors que le monde découvre le MP3, Chuck D
nales. Dans le même temps, le lancement
et les autres membres du groupe ont décidé
par Apple de son iTunes Store, en avril 2003,
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
46
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
révolutionne la distribution numérique de la
musique. Début 2010, la barre des 10 milliards de titres vendus sur cette plate-forme
a été dépassée. Mais, malgré son impact
positif sur le piratage, iTunes Store n’est pas
la solution miracle pour les artistes, qui doivent abandonner une grosse commission
à la société californienne. La commercialisation de leur musique via ce support est
considérée comme un complément certes
non négligeable, mais pas satisfaisant. Voilà
pourquoi certains musiciens explorent
d’autres voies pour distribuer leurs œuvres.
Radiohead a ainsi choisi à l’automne 2007
de proposer son album In Rainbows directement sur Internet, laissant les internautes
fixer le prix. Cette démarche a été couronnée de succès : il s’en est vendu plus de
1 million en trois jours. Prince, pour sa part,
s’est tourné vers la presse, en montant dès
2007 un partenariat avec le quotidien britannique Daily Mail, qui a distribué son
album Planet Earth. Estimant que “le Net
est dépassé”, il réitère l’expérience en 2010
avec plusieurs publications européennes,
dont Courrier international, et multiplie les
concerts pour appuyer cette démarche.
●
le symbole qu’il utilisait durant les années où il ne
voulait plus s’appeler Prince, quand il était en conflit
avec sa maison de disques. Un peu plus loin est posé
un gros dictionnaire. Même les génies ont besoin d’aide.
Dans mes oreilles retentit une musique. Et quelle
musique ! Je redoutais d’entendre un CD plein d’imitations médiocres, comme il en a tant fait ces dernières années. Mais là, c’est de la bonne musique. Très
bonne. J’entends des morceaux et des sons qui me
ramènent à l’époque où le monde entier était sous
le charme de ce musicien si inventif. Je commence
à sourire et je me mets à danser sans m’en rendre
compte. Je me ressaisis aussitôt en pensant qu’il y a
sûrement une caméra ici qui lui permet de me surveiller depuis une autre pièce. Shelby réapparaît brusquement. “Viens”, me dit-elle. Elle me précède dans
des couloirs aux murs couverts de disques d’or qui
débouchent sur une sorte de salon.
C’est l’heure de la deuxième surprise. Prince est
assis devant un grand piano à queue d’un style à la
fois futuriste et Art déco. Shelby me fait asseoir sur
une chaise et va rejoindre à côté du piano deux autres
femmes, vêtues de noir de pied en cap. Non, ce n’est
pas vrai ! Eh bien, si. Prince commence à jouer et
ils enchaînent avec désinvolture Diamonds and Pearls.
Je suis stupéfait. Puis Nothing Compares 2 U. Je me
pince le bras. “Qu’est-ce que tu aimerais entendre ?” me
demande-t-il soudain. Le trou noir. J’arrive malgré
tout à formuler une idée : Sometimes it Snows in April.
J’ai de la chance. Ils n’ont encore jamais répété ce titre
calme de Parade, l’album paru en 1986 avec le tube
Kiss. Autrement dit, les dames se taisent, et j’ai Prince
pour moi tout seul, qui tâtonne, improvise sur des
accords de jazz. Naturellement, il s’en sort. “Merci”,
arrivé-je à bredouiller quand il a terminé. “De rien”,
répond-il en souriant. Je remarque soudain la douceur de ses yeux bruns timides et l’embarras que trahit sa petite moue.
“Allez, si nous sortions parler un peu ?” Il tient la porte
pour me laisser passer et glisse sur la terrasse deux fauteuils en métal autour d’une table ronde. Une fois
de plus, je me dis : où sont les managers et les responsables des relations publiques ? Où est l’éternelle
personne avec un chronomètre à la main qui vient me
dire qu’à partir de maintenant j’ai droit à quinze
minutes ? Comment se fait-il qu’il n’y ait personne
dans ce grand bâtiment ? Pas même une secrétaire ou
un gardien ? Mais je me rends compte en même temps
que c’est mon interview. Maintenant. Ici. Que voulaisje lui demander déjà ? Par laquelle de mes trois cent
cinquante questions faut-il que je commence ?
“Je suis désolé de t’obliger à écrire, s’excuse-t-il.
Je n’ai rien contre le fait de parler avec toi, mais je n’aime
tout simplement pas les citations.” Je commence à penser, tout en étant totalement stressé, que ce Prince
est un chic type. “Attends, dit-il, je vais te chercher une
bouteille d’eau.” Pourquoi a-t-il soudain décidé de
faire une brève tournée en Europe ? “Simplement
parce qu’on m’a fait une proposition que je pouvais difficilement refuser”, répond-il en souriant. Finalement,
il ne résiste pas aux sirènes de l’argent. Comme je
ne sais pas combien de temps il va me consacrer, ▶
Mike Ruiz/Kikit
“La musique, c’est
ma vie, mon
métier. Je ne cesse
de m’améliorer.”
COURR IER INTERNATIONAL N° 1029
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DU 22 AU 28 JUILLET 2010
document
Cinq heures avec le Prince de Paisley Park
▶
je pose vite l’inévitable question sur Michael
Jackson. Est-ce curieux que Michael ne soit plus là,
la star à laquelle on l’a si souvent opposé ? Michael,
l’ange ; Prince, le petit démon. Car, autrefois, ils ont
été, avec Madonna, les plus grands – Michael
Jackson, la star avec laquelle il allait un jour enregistrer un disque, par l’entremise de Carlos Santana.
Sa réponse, accompagnée d’un sourire, est ultracourte : “Question suivante.”
Je le complimente sur ses nouveaux morceaux.
“Ah, ces vieux trucs !” me dit-il avec un rictus. “J’ai
déjà trois albums d’avance. Tu sais ce qui me met en
colère ? Ce sont les gens qui disent : ‘Prince ? Ah oui, je
me souviens de lui quand il était au sommet de sa
carrière.’ C’est absurde. La musique est ma vie. C’est
mon métier. Je continue à travailler et à m’améliorer.”
“Je suis devenu un bien meilleur guitariste. Quand
j’écoute mes vieux disques à présent, j’ai honte de la façon
dont je jouais à l’époque, explique-t-il. Je me souviens
encore que mon père, qui était lui-même musicien, m’a
fait connaître Duke Ellington. Il était déjà bien avancé
dans sa carrière. Je n’ai peut-être pas vu le légendaire
Duke des débuts, mais j’ai connu le Duke Ellington expérimenté. J’ai alors saisi toute la palette de ce grand artiste.
Mon père a fait mon éducation sur le plan musical. Il
m’a montré ce qui importait pour quelqu’un comme
Ellington. Il m’a montré qu’en définitive l’essentiel, c’est
la musique.” “Approche, et tu découvriras chez moi aussi
une palette tout aussi vaste, ajoute-t-il. Je fais constamment de la musique. Ma tête en est pleine. Et il faut que
ça sorte. C’est comme ranger une chambre. Tu connais ce
sentiment ? On ne respire à nouveau que lorsque tout est
en ordre. La musique fait partie de mon ADN. Et ce qu’il
y a de curieux, c’est que, lorsque je ne parviens pas à sor-
Soudain, venus
de nulle part,
une Japonaise et
un chauffeur de taxi.
tir de ma tête une chose que j’ai inventée, je n’arrive pas
à fonctionner. Quand on fait trop de tournées en tant
qu’artiste, on consume son énergie. J’ai le même problème
quand je ne joue pas ou quand je n’enregistre pas. Je suis
alors pris d’une curieuse fatigue. La musique produit
beaucoup d’effet sur les gens. Et je ne parle même pas du
simple fait que de l’électricité vous traverse le corps. Une
vie entière à jouer de la guitare électrique, cela te fait
quelque chose. Je suis convaincu que, si j’ai encore autant
de cheveux, c’est grâce à cette électricité.” Surpris, je lève
les yeux vers lui. Pas la moindre trace de sourire.
Il est sérieux.
Je veux tout de même en savoir plus sur cette
grande énigme à laquelle il vient lui-même de faire
allusion concernant sa carrière. Comment un musicien talentueux comme Prince peut-il être aussi innovant pendant des années, puis totalement s’égarer ?
Je cite des propos de Sting. “Il y a eu un moment où
j’ai eu le sentiment que mes doigts étaient en phase avec
leur époque. Les tubes s’enchaînaient. Tout était parfait.
Puis les choses ont changé, je n’étais plus en phase, et tout
est devenu bien plus compliqué.” “C’est simplement une
question d’univers que l’on se crée”, me rétorque vague-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
48
ment Prince. “Il n’y a pas d’époque. Les tubes, cela
dépend de la machinerie autour de la musique. Quand on
passe un morceau assez souvent à la radio, il devient un
hit. Quelqu’un comme Sting peut à tout moment dans
sa carrière produire un hit si son morceau passe assez souvent. Moi, je n’aime pas le mot ‘hit’. Ce n’est pas pour
rien qu’il a été inventé par des gangsters.” (Rire.)
Bon, alors parlons de la musique d’aujourd’hui.
Il a dit un jour qu’il voulait bousculer le monde si
terne de la musique en y apportant un peu de suspense et de danger. Que pense-t-il quand il voit les
Lady Gaga d’aujourd’hui ? Est-ce que nous ne
sommes pas revenus en arrière – à un monde de la
musique sans grande effervescence ? “Eh bien…,
il y avait effectivement de l’excitation et du danger dans
les années 1980. Puis, c’est devenu vraiment dangereux,
avec un excès de drogue et de violence dans le monde du
rap.” Et maintenant ? “Eh bien, tout tourne autour de
la music of nature. J’essaie de ne faire qu’un avec cette
musique. C’est, tout compte fait, le monde de Jéhovah.
Il faut aller là où Dieu se trouve. C’est tellement puissant.
Il y a une paix incroyable dans ma vie, et c’est ce que j’essaie de transmettre aux gens.” Nous y sommes. Malgré
tout. Voilà ce qui a dominé sa vie ces dernières
années : la foi. A travers le musicien Larry Graham,
il est devenu témoin de Jéhovah. J’essaie de l’amadouer. Qu’est-ce que cela lui a appris ? “Je ne veux
pas trop en parler”, dit-il comme par timidité. “Si tu
veux, je peux te donner des livres, tu pourras chercher par
toi-même. Je pourrais décrire la rue où j’habite, mais,
même si je le fais avec précision, tu ne me comprendras
que si tu te retrouves toi-même dedans. Tu comprends ?”
J’essaie d’une autre manière. Que pense-t-il
quand il voit, par exemple, sa photo nu sur la pochette
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
●
LIVRE Le
Prince a dit…
Pascal Le Segretain/Getty
C
’est dès l’âge de 6 ans que Prince Rogers Nelson fut
fasciné par la musique, en voyant le trio de jazz de son père
sur scène. La musique devint une obsession pour Prince. Elle
serait le moyen d’expression privilégié de ses sentiments.” C’est
par ces mots que Jason Draper introduit le musicien dans son
livre sobrement intitulé Prince, qui sortira en octobre prochain
aux éditions Place des Victoires. Dès
la couverture en velours pourpre, on
comprend que l’on a affaire à un
ou vrage pas tout à fait comme les
autres, qui réserve bien des surprises
au fil des pages. Très richement illustré, avec près de 200 photos, le livre
rend compte en détail de la carrière à
la fois tonitruante, longue et sulfureuse
du Kid de Minneapolis, avec ses moments phares – Purple
Rain ou Sign’o’the Times – et ses périodes d’éclipse. “Dix ans
après l’entrée dans le nouveau millénaire, les choix de l’artiste se sont révélés décisifs, non seulement pour son projet
artistique mais aussi pour les générations de musiciens à venir”,
rappelle Jason Draper, qui tente tout au long de son livre de
rendre saisissable un personnage qui dit de lui-même : “Je suis
quelque chose que vous ne comprendrez jamais.” A la lecture
de Prince, le lecteur a l’impression de faire partie de l’univers mystérieux de cet artiste hors du commun.
De gauche à droite :
Claudia Schiffer,
Kiran Sharma,
le manager de Prince,
et le chanteur.
Jason Draper, Prince, traduit de l’anglais par Sophie Aslanidès, éditions
Place des Victoires, 39 euros.
de Lovesexy (1988) ou lorsqu’il lit les paroles obscènes qu’il a lui-même écrites pour certaines de ses
chansons d’alors ? Il sourit. “Je vis dans le présent et
dans l’instant.Tu devrais le faire, toi aussi.Tu as l’air d’un
chic type.” Soudain apparaissent dans le jardin, comme
sortant de nulle part, deux personnes qui viennent
nous rejoindre à notre table : une Japonaise d’un certain âge et un homme portant un badge autour du
cou. “Monsieur”, dit-il à Prince d’un air paniqué.
“Pouvez-vous nous aider, s’il vous plaît ? Cette dame est
venue du Japon pour voir un monsieur qui travaille ici.
Est-ce que vous auriez son numéro ? Pouvez-vous l’appeler s’il vous plaît ?”
Prince me fait un clin d’œil malicieux et chuchote : “Cela peut devenir amusant.” L’homme s’avère
être un chauffeur de taxi qui a conduit la Japonaise
directement de l’aéroport à Paisley Park. “Et comment s’appelle l’homme qu’elle cherche ?” demande
Prince. “Prince”, lui répond le chauffeur de taxi.
“Prince ? — C’est cela ! Vous le connaissez ? Pouvezvous l’appeler, s’il vous plaît ?” La Japonaise observe
le tout d’un air confus. Elle parvient tout de même
à dire : “Je suis venue spécialement du Japon pour
vous voir.” En l’espace d’une seconde, Prince règle
la situation. Il appelle les chanteuses du chœur, leur
demande de trouver un hôtel et un repas pour la
Japonaise. Nouveau clin d’œil. “On n’a pas le temps
de s’ennuyer, ici à Paisley Park.” Et je me demande,
une fois de plus, où sont les managers et les responsables des relations publiques – et, en l’occurrence, où est la sécurité.
LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE
For You Prince vient d’avoir 20 ans.
Il sort ce premier album, dont il a écrit et
produit tous les morceaux. Cette première
œuvre est d’autant plus impressionnante
que l’artiste joue de tous les instruments.
Sortie avril 1978
Label Warner Bros. Records
“Internet, c’est
dépassé. Tous ces
trucs numériques
n’ont rien de bon.”
La situation a beau avoir été d’une drôlerie surréaliste, je les maudis tout de même. Parce qu’il
est clair que l’incident a mis un terme à mon interview. Je tente une dernière question, mais en vain.
Prince entre dans le bâtiment, dans une petite cuisine où il y a une grande télévision à écran plat.
“Viens. Je voudrais te montrer quelque chose.” Il prend
la télécommande et cherche un passage dans un talkshow de David Letterman qu’il a enregistré. “Qu’estce que tu en penses ?” Une jeune chanteuse noire
incroyablement énergique perce l’écran. J’en reste
bouche bée. Son nom est apparemment Janelle
Monáe. “Regarde, tant qu’il y aura des chanteuses
comme elle qui feront surface, je ne me fais pas de souci.
Voilà le monde de la musique d’aujourd’hui : tout le
monde peut le créer. Tout seul. Moi, il m’a fallu quinze
ans pour obtenir ma liberté et me défaire de la maison de
disques qui me paralysait. En 1995, après quinze ans,
The Most Beautiful Girl in the World a été le premier
single que j’ai réalisé en tant qu’artiste entièrement libre.
Pourquoi passer encore en 2010 par de grandes maisons
de disques ? On peut tout faire soi-même. C’est pour cela
que je propose ma musique par l’intermédiaire des journaux et des magazines. Dieu est quelqu’un de généreux,
d’aimant et de charitable. Il faut agir comme Dieu,
est-il écrit. Les occasions ne manquent pas.”
Oui, dis-je, mais pourquoi vient-il de fermer son
site Internet ? “Internet, c’est dépassé”, dit-il en opérant
une curieuse volte-face. “Pourquoi est-ce que je donnerais encore mes nouveaux morceaux à iTunes ? Ils refusent
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
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de me verser une avance. Après, ils sont mécontents de ne
pas avoir ma musique.Tu te souviens encore de l’époque où
MTV était populaire ? Puis, à un moment donné, MTV
est passé de mode. C’est la même chose avec Internet. C’est
dépassé. En plus, tous ces ordinateurs et ces trucs numériques n’ont rien de bon. Cela ne fait que remplir la tête
de chiffres. Et ce ne peut pas être bon pour les gens. Il y a
quelque temps, j’avais un technicien au studio qui était
obnubilé par les chiffres. Il n’a pas travaillé longtemps ici.
Je ne peux pas parler à des mecs comme ça.”
D’accord, il se passe d’Internet. A présent, il distribue son nouveau CD par l’intermédiaire de la
presse. Mais à quoi ressemble le reste de son modèle
économique et quelle est sa vision de l’avenir ? Il me
regarde droit dans les yeux, éclate de rire avant de
me dire : “Je peux te le dire, mais après je serai obligé de
te liquider.” Puis il me tape sur l’épaule et part en courant dans le couloir. Je le regarde s’éloigner et je pense
à toutes les rumeurs qui ont couru sur lui ces dernières années à propos de ses deux hanches qu’il fallait prétendument remplacer. Mais Prince ne voulait
pas être opéré car, en tant que témoin de Jéhovah,
il ne pouvait être transfusé. Je ne sais pas ce qui s’est
produit, mais, en tout cas, cela a marché. Car cet
homme ne fait pas ses 52 ans ; c’est un jeune homme
espiègle d’environ 18 ans, même s’il marche sur des
semelles plates, et non sur ces éternels hauts talons.
Je m’aperçois que j’ai la tête pleine. Trop d’impressions, trop de pensées. Je sors de la petite cuisine et je vois un immense symbole de Prince sur le
sol carrelé noir et blanc. Je lève les yeux et j’aperçois ▶
LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
Around the World in a Day Septième
album studio de Prince, il est réalisé
avec le groupe The Revolution.
Parmi les titres encensés par la critique
figurent Raspberry Beret et Paisley Park.
Sortie avril 1985
Label Warner Bros. Records
document
▶ au premier étage une porte avec, à côté, le mot
Knowledge. C’est le bureau où, apparemment, sont rangés tous ses livres sur Jéhovah. Et soudain surgit d’un
recoin un autre Prince : sec et impersonnel. “Si cela ne
te dérange pas, j’aimerais en rester là. Il faut que je donne
une autre interview tout à l’heure.” Il prend congé et je
me retrouve dehors aussi vite que je me suis trouvé
à l’intérieur. Dans ma chambre d’hôtel, je me repasse
le film mentalement. A la moitié, j’ai dû m’endormir, car il est 22 heures quand le téléphone sonne et
que je regarde la pendule. C’est Shelby. “Il faut que tu
viennes maintenant au studio. Prince donne une petite fête.
Ça va être sympathique.” Ça promet, qu’est-ce qui
m’attend maintenant ? Lorsque je me retrouve un
peu plus tard une fois encore sur le parking de Paisley
Park, j’y vois en tout et pour tout une seule limousine blanche aux jantes étincelantes. Une fête ? Où
sont les invités ? La porte latérale s’ouvre, et une
grande femme ravissante apparaît, habillée comme
pour se rendre à la cérémonie des Oscars. “Encore
un peu de patience”, dit-elle en souriant de toutes ses
dents. Elle monte dans la voiture et disparaît. Une autre
porte s’ouvre. C’est Prince lui-même. “Par ici.”
Et, par cette autre entrée, j’arrive soudain dans une
sorte de boîte de nuit. Sur deux gigantesques écrans
vidéo fixés au mur, je vois Prince jouer. “Mon concert
au festival de jazz de Montreux l’an dernier.” Un peu plus
tard, les trois choristes font aussi leur apparition, avec
deux grands plateaux : un de légumes crus et l’autre
de fruits. En prenant un morceau de mangue, je vois
posées sur la table les Saintes Ecritures. Puis vient
un homme qui pourrait être aussi bien chauffeur de
taxi que témoin de Jéhovah, et le mannequin noir de
tout à l’heure resurgit aussi. Prince la présente : “C’est
Bria.” Bien sûr : Bria Valente, la chanteuse dont le CD
Elixer accompagnait l’album de Prince Lotusflow3r,
sorti l’an dernier. La dame serait sa petite amie.
Je ne parviens pas à croire ce qui va suivre. Sous
un escalier dans un coin de la salle, Prince se faufile
derrière une nacelle et se met à faire le VJ*. Il choisit des fragments de vieux enregistrements de la
légendaire émission télévisée Soul Train. Quand
Marvin Gaye chante, il éjecte aussitôt la vidéo.
“Playback ! La honte !” Quand Sly Stone apparaît
dans un costume trop ajusté, il plaisante : “C’est moi
qui ai inventé ces tenues !” Les dames commencent
à danser. Je me frotte les yeux. Les fêtes que donne
la star mondiale Prince se déroulent-elles ainsi ? Où
sont tous les gens ? Mais Prince est manifestement
dans son élément. “Venez, je voudrais vous faire
entendre plusieurs choses.” Et hop, nous voilà partis
à travers les sombres couloirs de l’immense bâtiment
vide. Quelque part dans un coin, je vois la célèbre
moto de la pochette de Purple Rain et les grandes
fleurs du décor de Lovesexy. Encore beaucoup
d’autres disques d’or. Et, avant même d’avoir eu le
temps de m’en apercevoir, je me retrouve dans le
studio où tout a commencé cet après-midi.
Il met la musique et, pendant que nous écoutons
tous, il commence à improviser sur le piano électrique installé dans le studio, un morceau après
l’autre. Il conclut par la chanson qui m’a déjà paru
si étrange plus tôt. Un titre sautillant qui a pour
Barry Breseichen/Getty
“J’aime tout le monde
et tout le monde
m’aime.” L’ambiance
est surréaliste.
refrain : “I love everybody and everybody loves me.”
C’est surréaliste. Lui au milieu et nous l’entourant
comme ses disciples, avec ces paroles : “J’aime tout
le monde et tout le monde m’aime.” La situation
devient encore plus surréaliste. Il veut continuer à
jouer de la musique et entraîne la compagnie vers le
salon où trône le piano à queue. Mais il n’arrive pas
à allumer la lumière. “Bon, eh bien, allons dans la
grande salle.” Nous arrivons dans une grande salle
de concert, avec une estrade couverte d’instruments.
“J’en ai toujours rêvé, quand j’ai commencé et que je
m’échinais dans ma cave”, me confie-t-il en souriant.
Bria va se poster derrière la table de mixage, nous
montons sur l’estrade.
Le petit magicien se glisse derrière le piano à queue,
les chanteuses derrière leurs micros. Plusieurs morceaux sont joués de façon décontractée. Puis Prince
LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE
Sign’o’the Times Réalisé après
sa séparation d’avec le groupe
The Revolution, cet album, qui contient
16 titres, est considéré par de
nombreux observateurs comme l’un
des meilleurs disques de tous les temps.
Sortie mars 1987
Label Warner Bros. Records
COURRIER INTERNATIONAL N° 1029
50
dit : “Tout le monde prend un instrument.” Je m’empare
de deux baguettes. Il entame Come Together des Beatles.
Je tape comme je peux sur les percussions et me dis :
cela dépasse l’imagination. Une interview avec Prince
était déjà inconcevable. Et maintenant pouvoir dire en
plus que je suis monté sur scène avec lui ? C’est de la
folie. Mais je n’ai pas le temps de planer. Trois mots me
font vite redescendre sur terre. “Tu es viré”, s’écrie
Prince en riant. Puis tout se déroule aussi vite que dans
l’après-midi. Soudain, il en a assez. Courtoisement,
Bria et lui raccompagnent tout le monde. Je veux lui
serrer la main, mais il pose les mains sur mes épaules
et me donne une belle accolade. Je fais une dernière
tentative : “Je ne peux vraiment pas faire de photo ?
— C’est mieux de l’avoir dans sa tête”, dit-il en riant.
Et je me retrouve là, dans l’obscurité, sur ce parking
désert, à côté de ce grand bâtiment blanc.
Dans ma chambre d’hôtel, allongé sur le lit, j’ai
la tête qui tourne. J’avais encore tant de questions à
lui poser. Ne se sentait-il pas trop seul ? J’ai eu ma
réponse, non ? Je ne sais pas. Je n’avais encore jamais
vu une superstar d’aussi près : ai-je rencontré l’artiste
ou assisté à une magnifique pièce de théâtre ? Pas
de photos, pas d’enregistrement de sa voix, seulement
une tête pleine de souvenirs… et une bouteille d’eau.
Hans-Maarten Post
Personne ne voudra me croire.
* Le disc-jockey (DJ) anime les soirées avec des disques, le vidéo-jockey
(VJ) avec des clips.
DU 22 AU 28 JUILLET 2010
l e l i v re
épices et saveurs
●
UN PAS DE DEUX PSYCHOLOGIQUE
Haute surveillance
Deux vigiles sont missionnés pour
assurer la sécurité d’un immeuble
de grand standing. Un roman
sur la paranoïa contemporaine signé
de l’auteur flamand Peter Terrin.
INDE Petite graine
■
miraculeuse
I
DE MORGEN (extraits)
e moins qu’on puisse dire du Gantois Peter
Terrin, c’est que, depuis son premier livre, De
code [Le code], paru en 1998, il travaille à une
œuvre cohérente et singulière dont rien ni personne ne le détourne. Pas même la parenté stylistique avec des écrivains de renom comme Franz
Kafka et [les Néerlandais] Willem Frederik Hermans ou Ferdinand Bordewijk qu’on lui impute si
souvent et qu’il se laisse volontiers attribuer.
D’ailleurs, qui n’en ferait pas autant ? Il ne cache
pas non plus sa prédilection pour l’existentialiste
Albert Camus et l’évoque même explicitement
dans son recueil de nouvelles De bijeneters [Les
mangeurs d’abeilles]. Ajoutons à ces influences
l’auteur britannique décédé J.G. Ballard, d’autant
que les histoires souvent allégoriques de Peter Terrin renvoient immanquablement à une société sous
l’emprise d’une menace paralysante et qui se complaît dans une pensée sécuritaire. Ce sont les aberrations d’un capitalisme à la dérive.
Quand on a entre les mains le nouveau roman
de Peter Terrin, De bewaker* [Le gardien], et que
l’on prend plaisir à regarder la jolie couverture, on
pourrait croire que l’auteur a changé de cap et qu’il
a opté pour la joie et la bonne humeur. Rien n’est
moins vrai. Dans De bewaker, Peter Terrin continue sur son élan, et la paranoïa est plus que jamais
présente. L’auteur nous entraîne dans un monde
où l’espoir n’existe qu’à travers une mince fente
de lumière dans l’entrebâillement d’une porte.
Les 185 courts chapitres du livre mettent en
scène deux solides gaillards, Harry et Michel. Ils
ont reçu pour mission de surveiller attentivement
un immeuble de quarante appartements de luxe.
Ils se sont postés à cette fin dans un immense parking souterrain d’où ils peuvent observer continuellement l’entrée de l’immeuble. Ils s’acquittent
scrupuleusement de leur mission, en s’astreignant
à une discipline de fer. Malheureusement, Harry
et Michel sont tenus dans l’ignorance de la suite
de leur mission et se coupent bientôt totalement
du monde extérieur. Ils ne cessent de spéculer sur
ce qui les attend. Comme des prédateurs, le doigt
toujours sur la détente de leurs armes, ils guettent
le moindre danger. En même temps, le duo se complaît dans une docilité béate vis-à-vis de l’“organisation” opaque que constituent ceux qui leur ont
confié cette mission. Ils n’ont quasiment aucun
contact avec les riches habitants des appartements
qu’ils sont censés “défendre”. Existent-ils vraiment ?
Leur existence est-elle une “bulle d’air” et le parking ne serait-il pas leur “monde réel” ? Et quand le
troisième gardien annoncé va-t-il venir les rejoindre ?
Un beau jour, tous les riches résidents
semblent avoir déguerpi (sauf un ?) sans que les
Stephan Vanfleteren
L
Bruxelles
■
Biographie
Peter Terrin, 42 ans,
s’est imposé
aux côtés
d’Annelies Verbeke
et de Dimitri
Verhulst comme
l’un des auteurs
les plus talentueux
de la littérature
flamande actuelle.
Il remporte en 1996
un concours
de nouvelles
et publie deux ans
plus tard
son premier recueil,
De code.
Son premier roman,
Kras, paraît trois
ans plus tard.
Son dernier roman,
De bewaker, a été
finaliste en 2009
du prestigieux prix
néerlandais Libris.
Ce sera son premier
livre traduit
en français.
gardiens aient été informés des raisons de leur
départ. Michel et Harry continuent loyalement à
faire leurs rondes sans tenir compte de la soudaine
absurdité de leur activité. Peu à peu, De bewaker se
transforme en une étude de caractère sur la solitude forcée (ou choisie ?), et les deux hommes
en uniforme prennent conscience qu’ils dépendent
plus que jamais l’un de l’autre. Parallèlement, leur
notion de la réalité commence à basculer, ils sont
en proie à des hallucinations, même s’ils restent
imperturbables, surtout Harry. Passer plus d’un
an et demi privé de la lumière du jour et selon
un rituel stérile dans un parking aux apparences
d’un bunker, cela laisse des traces.
Qui garde qui, au juste, et qui se retrouve
enchaîné dans la réalité ? Telle est la question fondamentale posée par ce roman, qui se détache du
réel et prend une tournure extrêmement allégorique. Peter Terrin ne craint pas de créer un certain mystère et impose à dessein un rythme narratif d’une lenteur exaspérante : dans De bewaker,
chaque petite action est décrite dans les moindres
détails. Le lecteur doit s’imprégner totalement
de l’atmosphère de huis clos : telle semble être la
devise. Le malaise oppressant s’insinue en vous
comme l’odeur d’un cadavre. Quand le troisième
gardien finit par se présenter, Harry le considère
comme un “intrus”. “De mon point de vue, Harry
et Michel ont, au fond, une relation amoureuse, qui
s’accompagne d’une aversion pour les tiers et de la
crainte de se perdre l’un l’autre”, a confié Peter Terrin dans une interview.
De bewaker est du Peter Terrin du meilleur
cru, avec ce défilé de menaces envahissantes et
de comportements compulsifs. En ce sens, il s’agit
surtout d’un approfondissement ingénieux des
thèmes de l’auteur. On n’échappe pas, cependant,
à une certaine prolixité. Avec pas mal de pages
en moins, ce livre aurait produit nettement plus
d’effet. Mais Peter Terrin a indéniablement enrichi la littérature flamande d’un roman astucieux
sur la paranoïa contemporaine et en même temps
universelle, qui débouche sur un perfide pas de
deux psychologique.
Dirk Leyman
* Ed. De Arbeiderspers, Amsterdam, 2009. La traduction
française paraîtra fin 2011 chez Gallimard.
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DU 22 AU 28 JUILLET 2010
l m’arrive d’être invité à des dégustations pour
goûter un menu élaboré par un chef. J’ai ainsi
savouré l’autre jour un échantillon de cuisine
indienne particulièrement intéressant. En guise
d’amuse-bouche, on nous a servi une crème
d’ananas en verrine avec un matthi, sorte de
cracker indien accompagné de chutney. Nous
avons poursuivi avec des escalopes grillées à la
mangue, puis un duo de soupes au curry, l’une
traditionnelle, l’autre à base de betterave. Ce
qui m’a le plus impressionné, c’est le plat de
résistance : un saumon en croûte de moutarde
et graines de pavot, servi avec une sauce moilee [curry, piment et lait de coco].
La consommation de graines de pavot ou de
khus khus, pâte de graines de pavot moulues
présente dans de nombreux plats d’Inde orientale, n’est pas déconseillée, bien au contraire.
Et je ne dis pas cela seulement parce qu’il s’agit
d’une plante opiacée. En effet, qu’elles soient
grillées, moulues ou simplement mélangées avec
d’autres ingrédients, les graines de pavot apportent une saveur et une texture particulières à
n’importe quel plat. Entrant généralement dans
la recette de pains ou de gâteaux, les graines
de pavot sont plus souvent utilisées pour leur
croquant que pour leur saveur intense.
Elles ajoutent une touche crémeuse aux kormas,
marinades à base de yaourt et d’épices comme
l’ail et le gingembre, et donnent plus de tenue
à toutes sortes de koftas, comme les kola urundai du Chettinad, des boulettes à la viande de
mouton du Tamil Nadu.
Au Bengale, les graines de pavot constituent parfois l’ingrédient principal de certains plats,
comme les posto bora, beignets de graines de
pavot moulues [posto] ou encore les aloo posto,
pommes de terre mélangées à une pâte épaisse,
arrosées d’huile de moutarde et servies avec
des piments verts et du riz blanc. Les graines
de pavot ayant tendance à rancir rapidement,
il est recommandé de les acheter fraîches.
Pommes de terre au pavot
Ingrédients : 500 g de pommes de terre nouvelles, pelées et coupées en dés de 1 cm,
2 cuil. à soupe de graines de pavot, 2 piments
verts, 1 cuil. à soupe de kalonji (graines
d’oignons), 1 cuil. à soupe d’huile de moutarde
ou de ghee (beurre clarifié), sel.
Préparation : Faire d’abord le posto, une pâte
avec les graines de pavot, en versant progressivement de petites quantités d’eau jusqu’à
obtention d’une texture lisse. Faire chauffer
l’huile dans une poêle à fond épais, ajouter les
kalonji et les piments verts, puis les pommes
de terre. Faire sauter les pommes de terre tout
en couvrant la poêle pour permettre une bonne
cuisson. Saler et ajouter le posto en fin de cuisson. Laisser mijoter quelques minutes. Les
pommes de terre doivent être cuites et baigner
dans une sauce crémeuse. Servir chaud avec
du riz.
Priya Bala, The Times of India, Bombay
insolites
DR
●
Corrida : en avoir ou pas
C
ourageux ou lâche ? Depuis le 13 juin, Christian
Hernández, 22 ans, fait beaucoup parler de lui : ce
torero a pris la fuite par manque de “couilles” en
pleine corrida après quelques passes de muleta.
C’était la deuxième novillada* de la saison à Plaza Mexico,
la plus grande scène taurine du Mexique. Le jeune matador n’a pas voulu affronter sa première bête malgré les
trois avertissements du président indiquant qu’il avait
dépassé le temps réglementaire. Lorsque son second novillo
est entré dans l’arène sous une pluie battante, il n’a pas
voulu le toréer non plus. Au début de la faena, il a pris ses
jambes à son cou et sauté par-dessus la barrière. Quelques
minutes plus tard il pénétrait à nouveau dans l’arène et
s’arrachait sa mèche de cheveux postiche, la coleta, signifiant ainsi qu’il mettait fin à sa carrière.
Conspué par les spectateurs, le torero a été conduit
par la police devant un juge d’arrondissement. Celui-ci
a pris sa déposition et l’a remis en liberté, estimant qu’il
s’agissait d’une simple rupture de contrat. “Je n’ai pas
les compétences qu’il faut, je n’ai pas de couilles, je ne suis pas
fait pour ça”, a reconnu le matador.
Hernández, qui a débuté voilà quatre ans, a participé à plus de 50 novilladas. En 2010, il a disputé quatre
corridas qui lui ont valu trois oreilles. En avril, un taureau
lui a, d’un coup de corne, ouvert le mollet sur 18 centimètres, une blessure dont il commençait à se remettre.
Déjà blessé au même endroit, il avait eu deux fractures.
Hernández était considéré comme un novillero courageux,
de grande classe, et pourtant [le 13 juin] il s’est enfui épouvanté. Sur Internet, la nouvelle a déclenché une polémique
entre adeptes de la tauromachie et défenseurs des animaux.
Hernández a été félicité par la directrice de l’antenne mexicaine d’AnimaNaturalis Internacional [ONG latino-américaine]. María Teresa Menéndez a salué la décision du novillero de renoncer “à ce métier de mort”. “Pour la plupart des
médias et des aficionados, ce qu’il a fait est un acte de lâcheté, on
l’a accusé de salir la réputation de bravoure des toreros”, écritelle dans une lettre où elle qualifie de “lamentables” les huées
des spectateurs “déçus de ne pas voir satisfaite leur soif de sang
et de mort”.
Christian Hernández, qui reconnaît qu’il a été pris
d’une “panique incontrôlable”, compte poursuivre ses études
d’architecture.
Milenio (extraits), Mexico
* Corrida opposant des toreros débutants, les novilleros, à de jeunes taureaux, les novillos.
Aéroports : détection à distance
sous vos vêtements
La reine, la pomme
et l’arbalète
u nouveau au rayon sécurité aérienne : voici un appareil
qui repère explosifs, armes ou drogue à distance sous les
vêtements. Pas besoin de portique de détection. Ce scanner fonctionne à plus de 12 mètres en révélant les variations de température émanant de différents matériaux, rapporte
Jonathan Leake dans le Sunday Times. Contrairement à d’autres
dispositifs controversés, il détecte les objets sans dévoiler l’intimité des passagers. Mais, les voyageurs pouvant être scannés à leur insu, il risque de susciter d’autres polémiques quant
à l’atteinte à la vie privée.
Des aéroports britanniques envisagent d’utiliser ce dispositif qui a déjà subi des tests sur site en Europe, indique son
fabricant, ThruVision. “On peut équiper l’entrée des aéroports pour
scanner les passagers avant même qu’ils ne pénètrent à l’intérieur”,
a expliqué la société britannique. Des ports et aéroports aux
Bermudes ont d’ores et déjà adopté ce système dans l’espoir de
réduire l’attente causée par les mesures de sécurité, préjudiciable au tourisme.
La reine Fabiola a été priée d’arrêter ses facé-
D
ties. Menacée d’être abattue à l’arbalète, la
veuve du roi Baudoin avait répondu en sortant une pomme de son sac à main lors du
défilé du 21 juillet. Plus question de clins
d’œil à Guillaume Tell. Les services de sécurité prennent au sérieux les menaces adressées à la reine. Ils lui ont donc demandé
de “ne pas provoquer comme […] lors de la
fête nationale de l’an dernier ”, écrit La
Libre Belgique. Fabiola aurait refusé de porter sous ses vêtements un mince et discret
gilet pare-balles, note le quotidien belge.
Tout feu tout flamme
Embouteillage
Ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire la fête sur l’autoroute. Le
dimanche 18 juillet, en Allemagne, trois millions de piétons ont remplacé les 150 000 véhicules qui circulent quotidiennement sur l’A40.
Un tronçon de 60 kilomètres entre Dortmund et Duisburg avait été interdit aux voitures dans le cadre de La Ruhr, capitale de la culture eurosport, et pique-nique géant. Vingt-mille tables avaient été dressées sur
l’asphalte, qui a été rendue à la circulation le lendemain matin.
(Stern, Hambourg)
Sipa-Scanpix
péenne 2010. Au programme des festivités : musique, théâtre, folklore,
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DU 22 AU 28 JUILLET 2010
AFP
AFP
L
a féministe suédoise Gudrun Schyman a brûlé 100 000 couronnes – 10 500 euros – pour dénoncer les écarts de salaire
entre hommes et femmes. La dirigeante du parti Feministisk
Initiav (Initiative féministe) a jeté mille billets de 100 couronnes au feu sur un barbecue devant un parterre de journalistes et de curieux réunis sur l’île de Gotland. “C’est l’un des plus
grands scandales de notre démocratie : ni le Parlement, ni le gouvernement, ni les partenaires sociaux ne se battent vraiment pour l’égalité salariale, qui est un droit humain”, a clamé Mme Schyman, citée
par le site suédois anglophone The
Local. A emploi égal, une femme
touche 4 700 couronnes de moins
qu’un homme, soit, extrapolé à la
population féminine suédoise, 70 milliards de couronnes par an, ou environ 100 000 couronnes par minute,
affirme FI sur son site. “Je comprends
que beaucoup soient choqués par une telle
initiative, reconnaît la féministe. Mais
nous ne sommes pas une organisation caritative, nous sommes un parti politique.”
Détruire des billets n’est pas illégal, a
confirmé la Banque de Suède.
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23 JUILLET