Les leçons de la marée noire par Naomi Klein, Courrier International
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Les leçons de la marée noire par Naomi Klein, Courrier International
Document Cinq heures avec Prince RUSSIE Le sexe, travail d’appoint CÔTE D’IVOIRE Cacao en péril COLOMBIE Chanter est dangereux www.courrierinternational.com N° 1029 du 22 au 28 juillet 2010 - 3,50 € Bel été ! Les leçons de la marée noire par Naomi Klein AFRIQUE CFA : 2 600 FCFA - ALGÉRIE : 450 DA - ALLEMAGNE : 4,00 € AUTRICHE : 4,00 € - CANADA : 5,95 $CAN - DOM : 4,20 € - ESPAGNE : 4,00 € E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ - GRÈCE : 4,00 € - IRLANDE : 4,00 € ITALIE : 4,00 € - JAPON : 700 ¥ - MAROC : 30 DH - NORVÈGE : 50 NOK PORTUGAL CONT. : 4,00 € - SUISSE : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP M 03183 - 1029 - F: 3,50 E 3:HIKNLI=XUXZUV:?l@k@c@j@a; s o m m a i re ● 4 parmi les sources cette semaine 6 éditorial par Philippe Thureau-Dangin 6 l’invité Joschka Fischer, Süddeutsche Zeitung, Munich 10 à l’affiche 10 ils et elles ont dit 23 Monde arabe d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re 8 france Deux morts, deux mesures SOCIÉTÉ Le racisme à visage découvert FRANÇAFRIQUE La dette de sang ne s’effacera jamais 37 Le Petit DÉCOUVERTE A Brooklin, “la Petite France” a tout de la grande 12 europe ESPAGNE Heurs et malheurs de l’indépendance catalane Journal de la crise ALLEMAGNE Tous les extrêmes ne sont pas égaux RUSSIE Mon corps m’appartient, donc je le loue ROYAUME - UNI Faire comme si l’Europe n’existait pas ALBANIE A nos chers parents, ces oubliés de la démocratie ALLEMAGNE La dernière bataille des enfants de la guerre 17 amériques 45 ÉTATS - UNIS Obama dompte Wall Street, pas les électeurs INFLUENCE Une réforme qui renforce le ministre des Finances COLOMBIE Chanter peut nuire gravement à la santé Document ÉTATS - UNIS Ce crime qui a choqué l’Amérique 20 asie Cinq heures avec le Prince de Paisley Park 13 Russie CAMBODGE Quelle justice pour les victimes de Pol Pot ? PAKISTAN Tout est bon pour éliminer les talibans JAPON Un trouble-fête nommé Votre Parti MYANMAR Le chapeau de la discorde Mon corps m’appartient, donc je le loue INDE La classe moyenne se défile 23 moyen-orient MONDE ARABE Deux morts, deux mesures IRAN La révolte du bazar fait reculer le gouvernement ARABIE SAOUDITE Devenir le plus grand creuset musulman 26 Dossier 25 afrique SOMALILAND Un havre de paix et de stabilité politique TUNISIE Ben Ali n’aime vraiment pas la presse indépendante enquêtes et reportages 26 dossier Marée noire 32 enquête Le cacao ne fait plus recette 34 la bd de l’été (3/5) par Joe Sacco 45 document Cinq heures avec Prince Marée noire ▶ En couverture : Prince Mike Ruiz/Kikit ▶ Les plus de courrierinternational.com ◀ BLOGS i n t e l l i ge n c e s 37 Le Petit Journal de la crise *X Le regard des journalistes de Courrier international Taxer les riches, c’est bon pour la croissance 41 multimédia TENDANCE La presse russe prend ses aises en province 42 sciences RECHERCHE L’Asie du Sud-Est en panne de scientifiques 43 économie Win McNamee/Getty Images VU DU MONDE ARABE Un jour on regrettera l’Europe N *g INSOLITES Dégustez des inédits TRAVAIL Les ouvriers chinois font désormais la loi rubriques 52 le livre De Bewaker, de Peter Terrin 52 saveurs Inde : petite graine miraculeuse 54 insolites Corrida : plus la foi, les foies COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 3 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 CARTOONS Plus de 4 000 dessins de presse à découvrir l e s s o u rc e s ● PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE AAFAQ (aafaq.org) Arabie Saoudite (siège à Washington). “Horizons” fut fondé à Washington en 2006 par le journaliste et écrivain saoudien ansour El-Haj en tant que site des réformateurs dans le monde arabe. Combattre le terrorisme, défendre les droits de l’homme et promouvoir la démocratie sont au centre de ses thèmes. Aafaq s’intéresse aussi aux sujets liés aux Arabes et aux musulmans vivant aux Etats-Unis. LE COURRIER 9 100 ex., Suisse, quotidien. Humaniste, progressiste et altermondialiste : ainsi se définit le quotidien des milieux alternatifs et associatifs genevois. Une identité bien éloignée de la défense des intérêts catholiques dans le canton de Genève, bastion protestant, pour laquelle le journal a été créé en 1868 ! DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portugal, quotidien. Fondé en 1864, le “Quotidien des nouvelles” fut l’organe officieux du salazarisme. Aujourd’hui, le DN est devenu un journal que l’on peut qualifier de centriste. Grâce au renouvellement de sa maquette et à ses efforts pour divulguer une information complète, le titre voit son public rajeunir. FINANCIAL TIMES 448 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. THE GUARDIAN 364 600 ex., Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. THE INDEPENDENT 215 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, c’est l’un des grands titres de la presse britannique de qualité. Il se distingue de ses concurrents par son indépendance d’esprit, son engagement proeuropéen et ses positions libérales sur les questions de société. INSIDEIRAN.ORG (insideiran.org), Iran. Ce journal en ligne bihebdomadaire traite de l’actualité iranienne en se fondant sur les articles d’auteurs vivant en Iran et hors d’Iran. Il est financé par The Century Foundation, un think tank américain. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE 242 000 ex., France, quotidien. Le quotidien mondial par excellence, créé par des Américains en 1887, édité à Paris, imprimé dans 28 villes du monde, lu dans 180 pays ; le titre est beaucoup plus que l’édition internationale du New York Times, son unique propriétaire. IN THESE TIMES 17 000 ex., Etats-Unis, mensuel. “Eclairer et analyser les mouvements pour la justice sociale, environnementale et économique” : telle est la mission que s’est donnée ce magazine militant fondé en 1976 par l’historien James Weinstein. Une mission qu’il accomplit en publiant des enquêtes de très bonne tenue sur des sujets délaissés par les grands médias. Il appartient au puissant groupe Multimedios. DE MORGEN 69 000 ex., Belgique, quotidien. Créé en 1978 sur le modèle français de Libération, le quotidien progressiste flamand a bousculé la presse belge par une ligne éditoriale agressive. Spécialiste du scoop, “Le Matin” se distingue également par la qualité de ses photographies. THE NATION 117 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé par des abolitionnistes en 1865, Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). NOW LEBANON (nowlebanon.com), Liban. Créé en 2007, le site propose une couverture de l’actualité, des analyses et une base documentaire – ainsi que des cartes – THE IRISH TIMES 119 000 ex., Irlande, quotidien. Les prix remportés par les journalistes de The Irish Times confirment régulièrement son statut de quotidien de référence. Et tout en gardant une grande sobriété, il jouit d’un large lectorat, notamment pour son édition du samedi. MAPO, Albanie, hebdomadaire. Fondé en octobre 2006, ce magazine d’information ambitionne d’être différent de ses concurrents (le marché des hebdomadaires étant très fourni en Albanie) par son franc-parler. Chaque semaine, il s’attarde ainsi sur un fait marquant de l’histoire albanaise ou des Balkans en général. MILENIO 80 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 2000 à Monterrey, la grande ville du Nord, “Millénaire” possède aussi des rédactions à Mexico et dans d’autres villes de province. Son ton irrévérencieux traduit une approche incisive de l’actualité politique mexicaine. OUTLOOK 250 000 ex., Inde, Allemagne, hebdomadaire. Premier magazine d’actualité allemand. Appartient au groupe de presse Gruner + Jahr. Toujours à la recherche d’un scoop, cette “Etoile” a un peu pâli depuis l’affaire du faux journal intime de Hitler. hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement plus critiques. EL PAÍS 392 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Plutôt proche des socialistes, il appartient au groupe de communication PRISA. AL-QABAS 50 000 ex., Koweït, quotidien. Certainement le titre le plus prestigieux de ce petit émirat pétrolier. Fondé en 1976, il appartient à cinq grandes familles et constitue donc le porte-voix des intérêts de la bourgeoisie libérale. C’est aussi l’une des tribunes du mouvement démocratique “orange” de jeunes qui s’opposent à la pernicieuse islamisation du pays. MAINICHI SHIMBUN 3 960 000 ex. (éd. du matin), 1 660 000 ex. (éd. du soir, au contenu différent), Japon, quotidien. Fondé en 1872 sous le nom de Tokyo Nichi Nichi Shimbun, le Mainichi Shimbun est le plus ancien quotidien japonais. Il a pris la dénomination actuelle en 1943 lors d’une fusion avec l’Osaka Mainichi Shimbun. Centriste, le “Journal de tous les jours” est le troisième quotidien national du pays par la diffusion. est actuellement le journal le plus lu en Albanie. POLITIKEN 107 000 ex., Danemark, quotidien. Fondé en 1884, Politiken est aujourd’hui un quotidien de centre gauche qui se donne encore l’image d’un certain “radicalisme culturel”. THE IRRAWADDY 1 500 ex., Myanmar, mensuel. Ce journal d’opposition démocratique à la junte au pouvoir a été créé en 1993. Sa rédaction, basée à Chiangmai, en Thaïlande, est composée d’anciens étudiants ayant fui la répression du régime. HET NIEUWSBLAD 261 000 ex., Belgique, quotidien. Lancé en 1929 par le journal de référence de l’establishment flamand De Standaard, Het Nieuwsblad est (avec les autres titres régionaux comme De Gentenaar et Het Volk du même groupe) le pendant populaire moins politique, plus généraliste et plus sportif qui s’adresse au petit employé conservateur et catholique de Flandre. résolument à gauche, The Nation est l’un des premiers magazines d’opinion américains. Des collaborateurs tels que Henry James, Jean-Paul Sartre ou Martin Luther King ont contribué à sa renommée. THE NEWS 120 000 ex., Pakistan, quotidien. Le titre, fondé en 1991, se définit comme progressiste dans ses prises de position politiques et économiques. Son supplément dominical propose aussi d’intéressantes observations et analyses sur les problèmes politiques et sociaux. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), concernant la vie politique du Liban sur le plan intérieur et international. Une version anglaise reprend certaines de ses rubriques. SCIDEV.NET (scidev.net), Royaume-Uni. Au-delà de son site basé à Londres, Science and Development Network tente de développer des pôles locaux et anime des ateliers de formation dans les pays en développement. Le site a été développé par des journalistes du magazine scientifique Nature, et est soutenu par plusieurs fondations. Burkina Faso, quotidien. Fondé en 1974, L’Obs est aujourd’hui le plus lu des trois quotidiens de la capitale burkinabé. L’essentiel de ses 16 pages est consacré à l’actualité politique nationale et régionale. SEMANA 180 000 ex., Colombie, hebdomadaire. Ce magazine a été créé en 1946 par Alberto Lleras Camargo, après avoir terminé son mandat présidentiel. De tendance libérale, il a été contraint de fermer en 1961 puis a été refondé en 1982. Il s’agit d’un des meilleurs hebdomadaires d’Amérique latine, pour son indépendance, sa modernité et sa qualité d’information. OGONIOK 67 000 ex., Russie, SHEKULLI 25 000 ex., L’OBSERVATEUR PAALGA 7 000 ex., hebdomadaire. Après plus d’un siècle d’une histoire mouvementée, “La Petite Flamme” se présente aujourd’hui comme Courrier international n° 1029 un magazine d’informations générales et de reportages richement illustrés. Albanie, quotidien. Fondé en septembre 1997, “Le Siècle”, qui se définit comme “national et indépendant”, STERN 1 275 000 ex., SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ. DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex., Allemagne, quotidien. Ce titre alternatif, né en 1979 à Berlin-Ouest, s’impose comme le journal de gauche des féministes, des écologistes et des pacifistes… sérieux. TO VIMA 20 000 ex. (140 000 ex. le dimanche), Grèce, quotidien. L’influence de “La Tribune” dépasse largement sa diffusion. Ses éditoriaux et ses pages culturelles sont très lus. Son édition du dimanche, avec des suppléments spécialisés et deux magazines, est remarquable. To Vima appartient au groupe Lambrakis. THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex., Etats-Unis, quotidien. C’est la bible des milieux d’affaires. Mais à manier avec précaution : d’un côté, des enquêtes et reportages de grande qualité ; de l’autre, des pages éditoriales tellement partisanes qu’elles tombent trop souvent dans la mauvaise foi la plus flagrante. THE WASHINGTON POST 700 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit. EL-WATAN 50 000 ex., Algérie, quotidien. Fondé en 1990 par une équipe de journalistes venant d’El Moudjahid, quotidien officiel du régime, “Le Pays” est très rapidement devenu le journal de référence avant d’être concurrencé plus tard par d’autres quotidiens. Son directeur, Omar Belhouchet, est une figure de la presse algérienne. Condamné plusieurs fois à la prison et victime d’un attentat, il a reçu de nombreux prix à l’étranger. Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président Dépôt légal : juillet 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France RÉDACTION 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98) Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Raymond Clarinard (16 77) Chefs des informations Catherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme, Marie Varéon (16 67) Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef de service adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King (Royaume- Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France, 16 59), Marie Bélœil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32 ), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Pierre Lepidi, Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Sciences Anh Hoà Truong (16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice, 17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Mathilde Melot (marketing, 16 87), Pauline Hardoüin Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin, Emmanuelle Morau (16 62) Traduction Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin (responsable de fabrication). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Edwige Benoit, Gilles Berton, Marianne Bonneau, Valérie Brunissen, Isabelle Bryskier, Elise Cannuel, Marianne Dardard, Isabelle Daussun, Geneviève Deschamps, Valeria Dias de Abreu, Stéphanie D’Hooghe, Alexandre Dumont-Blais, Sika Fakambi, Marion Gronier, Julie Hammett, Valentine Morizot, Marina Niggli, Jacky Péraud, Françoise Picon, Stéphanie Saindon, Marie-Laure Sers, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Janine de Waard, Zhang Zhulin, Anna Zyw ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directeur délégué Régis Confavreux Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Sophie Daniel (16 52), Sophie Jan (16 99), Natacha Scheubel. Responsable contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13) Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Sophie Rousseaux (17 39) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@ publicat.fr> (13 97). Directrices de clientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt (13 47), Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic Frémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). 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La sécurité de l’Europe au XXIe siècle se décidera nous aujourd’hui en train de découvrir les conséquences de la politique étrangère du gouveressentiellement chez ses voisins du Sud-Est – donc là nement AKP du Premier ministre Tayyip où la Turquie est incontournable et le sera encore plus Erdogan, qui vise à faire changer la Turquie de camp, à l’avenir. Or au lieu de lier la Turquie le plus étroiteà la faire revenir à ses racines orientalo-musulmanes ? ment possible à l’Europe et à l’Occident, la politique Cette crainte est exagérée, voire erronée. Et même si européenne pousse Ankara directement dans les bras on en arrivait là, ce serait plutôt le fait de l’Occident, de la Russie et de l’Iran ! non celui de la classe politique turque. Car la politique Cette politique est à la fois paradoxale, absurde et témoigne étrangère “néo-ottomane” d’Ankara, qui vise à mettre d’une très courte vue. La Russie, l’Iran et la Turquie ont un terme aux conflits entre toujours été des rivaux et jala Turquie et ses voisins, et mais des alliés dans la région. aux conflits internes de ces L’aveuglement européen pays, ainsi qu’à engager acignore cet état de fait. tivement la Turquie dans la La confrontation entre la région, n’est nullement en Turquie et Israël a elle aussi contradiction avec les intépour conséquence de renrêts de l’Occident – bien au forcer les forces radicales du contraire. L’Occident va Proche-Orient. Une ques■ Ministre des Affaires étrangères (vert) devoir enfin considérer la tion se pose donc : qu’attendu gouvernement Schröder de 1998 à Turquie comme un partedent exactement Bruxelles 2005, Fischer a quitté la vie politique en naire sérieux, non plus comet les capitales européennes 2006. Diplomate aguerri, il enseigne me un vassal. Après la décipour lancer un pont pratidepuis lors à l’université de Princeton et sion sur l’Iran du Conseil de cable entre les deux pays ? est devenu consultant pour le projet eurosécurité, Robert Gates, le L’Occident ne peut accepter péen de gazoduc Nabucco. Il a 62 ans. ministre de la Défense améune rupture durable entre ricain, a violemment reproché à l’Europe d’avoir, par Israël et la Turquie si on ne veut pas que la région soit son comportement, contribué à l’aliénation de la encore déstabilisée pour longtemps. L’Europe doit agir Turquie. Cette franchise fort peu diplomatique a sus- en ce sens. cité une vive indignation à Paris et à Berlin – à tort, car La Turquie n’est pas le seul endroit où l’Europe s’illustre Gates avait malheureusement touché juste. Depuis que par son inactivité. Bruxelles devrait s’engager massiveSarkozy a remplacé Chirac en France et Merkel ment dans les pays du sud du Caucase et de l’Asie censuccédé à Schröder en Allemagne, l’UE fait patienter trale (ou encore en Ukraine), où elle devrait, avec l’acla Turquie. cord des petits Etats concernés, poursuivre et faire triomOn ne le répétera jamais assez : la Turquie occupe une pher ses intérêts énergétiques face à la Russie. Car la situation géopolitique idéale dans la région, une des zones crise économique et financière mondiale, ainsi que l’enclés pour la politique mondiale, en particulier pour la trée de la Chine sur la scène géopolitique, ce nouvel acsécurité européenne. L’est de la Méditerranée, la mer teur qui planifie à long terme, font considérablement Egée et l’ouest des Balkans, la région caspienne et le sud bouger les choses. L’Europe risque de ne plus avoir asdu Caucase, l’Asie centrale, le Proche-Orient et le Moyensez de temps, y compris dans son voisinage. Car tous Orient : l’Occident ne pourra pas faire grand-chose dans ces pays souffrent de son absence de politique étrangère cette zone sans le soutien d’Ankara. Et cela vaut non seuactive et d’engagement fort. Que disait un homme d’Etat lement en matière de sécurité mais également en matière russe important de la fin du XXe siècle, au juste ? “Ced’énergie, alors que l’Europe espère trouver dans cette lui qui arrive trop tard sera puni par la vie.” ■ Cessons de négliger Ankara Philippe Thureau-Dangin L E D E S S I N D E L A Süddeutsche Zeitung (extraits), Munich F. Reiss/AP-Sipa Rappelez-vous : en octobre 2007, au cours du Grenelle de l’environnement, la France décidait de tourner le dos au tout-bagnole, du moins le croyait-on. En mai 2008, nouvel épisode, le prix du brut s’envolait, on évoquait même un cours possible à 200 dollars le baril qui allait changer notre civilisation. Fin 2009, à Copenhague, on a espéré jusqu’à la dernière minute que le sommet sur le changement climatique aboutirait à un accord chiffré de réduction des gaz à effet de serre… Mais, aujourd’hui, il faut déchanter. La France construit toujours des autoroutes inutiles. Le prix du brut tourne autour des 75 dollars. Les discussions de l’après-Copenhague s’enlisent et le sommet de Cancún, en décembre prochain, ne sera pas décisif. Quant à Obama, il veut faire passer en force une loi “climat” au rabais – qui insisterait plus sur l’indépendance énergétique des Etats-Unis que sur la limitation des émissions… Même la terrible catastrophe de la Louisiane, sur laquelle nous revenons dans notre dossier, ne parvient pas à faire changer les opinions, ni outre-Atlantique ni ici. Naomi Klein le rappelle : la côte du golfe du Mexique sera défigurée pour longtemps. Pour preuve, le sinistre du Torrey Canyon pollue toujours, quarante ans après. Pourtant, si terribles que soient ces marées noires, ce n’est pas là le pire. Notre dépendance au pétrole a d’autres effets, encore plus irréversibles. Selon les calculs de la NASA, le début de l’année 2010 est le plus chaud jamais enregistré depuis que l’on mesure les températures, c’est-à-dire depuis 1880. Les glaciers de Patagonie comme ceux d’Asie ou d’Europe fondent plus vite que jamais. Le Pérou peut bien imaginer de peindre en blanc leurs glaciers pour les protéger du soleil, et l’Italie de leur mettre une couverture thermique pour réduire la fonte durant l’été, ces subterfuges sont risibles face au défi que nos voitures et nos modes de vie imposent à la Terre. BP est certes une entreprise arrogante qui se lance dans des expériences sans en calculer pleinement les risques. Mais nous faisons de même, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait jadis de la prose. Joschka Fischer, S E M A I N E Du 14 juillet au 15 août 2010 Danse, musique, cirque, théâtre et plus encore… Cagle cartoon Benjamin Kanarek Du pétrole comme M. Jourdain de la prose ● ■ ▲ Steve Jobs : “Il marche très bien ; il suffit de le tenir correctement.” www.quar erdete.com L’iPhone 4, dernier-né de la gamme téléphonique d’Apple, souffre d’un problème de réception qui lui vaut de sévères critiques. Le 16 juillet, Steve Jobs a présenté ses excuses aux clients et leur a promis pour bientôt une coque supposée régler l’affaire. Dessin de Mike Keefe paru dans The Denver Post, Etats-Unis. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 6 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 f ra n c e ● SOCIÉTÉ Le racisme à visage découvert En adoptant la loi sur le voile intégral, l’Assemblée nationale a voulu “libérer” les femmes. Mais la libération ne se décrète pas et, surtout, l’Etat n’a pas à se mêler de ce que doivent porter les femmes. lisé pour l’ériger en norme. Le paradoxe est que ces interdictions révèlent une obsession de l’identité et du visage à une époque où les gens passent plus de temps que jamais à dialoguer en ligne dans un anonymat total. De même, la plupart des gens qui évoluent dans l’espace public urbain évitent soigneusement de croiser le regard des autres. Pourtant, la plupart de ceux qui prônent l’interdiction du voile mettent l’accent sur l’importance de montrer son visage pour communiquer. THE GUARDIAN Londres ela fait froid dans le dos. Les députés français ont voté, le 13 juillet, une loi qui interdit le port du voile intégral dans l’espace public. Il faut espérer que ce texte extraordinaire [qui sera soumis au Sénat en septembre] finira par être censuré [par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme]. Après tout, même le Conseil d’Etat avait signalé en mai qu’une interdiction totale irait à l’encontre de la Constitution. Le débat sur le voile permet en toute légitimité de mettre au pilori un tout petit nombre de femmes en raison de ce qu’elles portent. Des hommes politiques français ont décrit le voile intégral comme un “cercueil ambulant” ; des commentaires diffusés sur Internet décrivent des femmes “qui se cachent sous une couverture” et “sortent avec un sac sur la tête”. En France, le nombre de celles qui dissimulent leur visage sous une burqa ou un niqab est estimé [par le gouvernement] à 2 000, sur un total de 5 millions de musulmans. La réaction [des politiques] est donc totalement disproportionnée. Soyons clairs : le niqab et la burqa sont des interprétations extrêmes de la tenue modeste prescrite aux femmes par l’islam. Peu d’islamologues préconisent leur port et beaucoup le déconseillent. Le voile intégral est aussi étranger à nombre de cultures musulmanes qu’il l’est à l’Occident. Et même s’il existe des patriarcats où des femmes pourraient être encouragées, voire contraintes à le porter, ces cas ne doivent en aucun cas être généralisés. ▶ “C’est, genre, trop MINIJUPE, SARI, NIQAB OU BURQA : MÊME COMBAT Le 14 juillet, Nicolas Sarkozy a annoncé que les retraites des anciens combattants africains seraient alignées sur celles des Français. Mais l’injustice est trop ancienne pour pouvoir être réparée. Aujourd’hui, un nombre croissant de jeunes femmes choisissent de porter le voile intégral parce qu’elles y voient un moyen d’affirmer leur identité. En invoquant l’autorité de l’Etat pour réglementer les codes vestimentaires dans les lieux publics, on étend considérablement les pouvoirs de ce dernier sur un aspect du comportement des citoyens qui relève largement du privé. Du moment qu’on est habillé, l’espace public occidental est entièrement libre : c’est une évidence dans toutes les capitales européennes. Les femmes qui portent les minijupes les plus courtes s’assoient dans le bus à côté d’autres femmes habillées en sari, en tenue de ville ou en salwar kameez [tenue indienne composée d’un pantalon et d’une tunique]. Aucun des codes culturels exprimés par ces vêtements n’est considéré comme relevant de l’Etat. Et ils ne doivent pas l’être. En Occident, les lieux publics ont joué ■ Valeur d’exemple “Les Catalans veulent que la burqa soit interdite, comme en France”, titre La Vanguardia le 19 juillet. Selon un sondage, 83 % des Catalans voudraient que le voile intégral soit interdit dans les bâtiments administratifs, et 64 % qu’il le soit dans la rue. Le voile intégral a déjà été proscrit dans plusieurs villes, mais début juillet le Parlement régional a refusé d’étendre l’interdiction à toute la Catalogne. UNE DOUTEUSE OBSESSION DU VISAGE ET DE L’IDENTITÉ CWS C répressif.” Dessin de Clément paru dans National Post, Toronto. un rôle crucial dans l’apparition d’une culture de la tolérance ; c’est dans cet espace que des étrangers se côtoient même s’ils ne partagent parfois rien d’autre qu’un lieu géographique pendant un temps limité – cinq minutes de queue à un arrêt de bus, par exemple. Nous avons surmonté et toléré des différences de classe, de culture, de nationalité et de race dans nos rues et sur nos places. Il n’est pas difficile de voir que le débat français est imprégné de racisme. Il s’agit d’affirmer son identité – sous prétexte de protéger son “mode de vie” – et, pour cela, on vous impose un choix : être pour ou contre. Signez ou dégagez. Mais il est bien connu que ce genre de choix est dangereux. Le député conservateur Philip Hollobone, qui a présenté une proposition de loi visant à interdire le voile au RoyaumeUni, a expliqué que le mode de vie des Britanniques consistait, entre autres choses, à “marcher dans la rue, sourire aux gens et leur dire bonjour”. Combien de rues britanniques ont-elles jamais présenté un tableau aussi idyllique ? On voit là l’absurdité des politiques qui cherchent à légiférer sur un passé idéa- Il n’est pas difficile de comprendre que certaines femmes – une petite minorité – peuvent être choquées par la sexualisation généralisée de la culture occidentale et cherchent à s’en distancier par leur tenue vestimentaire. Or c’est un choix dont des parlementaires français majoritairement mâles ont décidé de les priver (les femmes représentent moins de 20 % des membres de l’Assemblée nationale). Ils ont soutenu, le 13 juillet, que les femmes devaient être libérées du voile intégral. Forcer les gens à être libres est une pratique déplorable qui a un long passé derrière elle. Beaucoup ont écrit à son sujet, dont George Orwell, mais les époques sont trop souvent aveuglées par leurs préjugés pour se souvenir que la libération ne peut en aucun cas être imposée. Madeleine Bunting F R A N Ç A F R I QU E La dette de sang ne s’effacera jamais D écidément, ce 14 juillet 2010 restera gravé dans les mémoires en Afrique. Encore davantage dans la partie francophone du continent, au sud du Sahara. En effet, pour la première fois, des troupes, au nombre de treize, représentant les armées des pays des chefs d’Etat africains invités ont paradé sur les prestigieux Champs-Elysées [à l’exception d’Andry Rajoelina, le président de la Haute Autorité de transition malgache, qui n’a pas été convié, et de l’Ivoirien Laurent Gbagbo, qui s’est fait représenter par son ministre de la Défense]. Mieux, c’est à ces lointains héritiers des tirailleurs sénégalais qu’est revenu l’honneur d’ouvrir le défilé militaire. Une première. Une marque d’estime, s’il en est, quoique diversement appréciée sur le continent noir, que l’ancienne métropole a bien voulu exprimer à l’endroit de ses ex-colonies pour le cinquantenaire de leur indépendance. Cerise sur le gâteau de ce 50e anniversaire de l’accession des “indigènes” à la souveraineté : la promesse de “décristallisation” de la pension des anciens combattants. “C’est pour témoigner de notre reconnaissance indéfectible envers les anciens combattants originaires de vos pays que nous souhaitons les voir bénéficier désormais des mêmes prestations de retraite que leurs frères d’armes français. Il y a des dettes qui ne s’éteignent jamais. Il était temps de le reconnaître.” Parole du grand chef blanc, Nicolas Sarkozy, lors du dîner offert, mardi 13 juillet, à ses treize invités. Comme gage de sa “sincérité”, l’hôte élyséen a annoncé qu’un projet de loi serait déposé devant le Parlement “à la rentrée prochaine”. Mieux vaut tard que jamais, même si promesse de grand n’est pas héritage. On se rappelle en effet qu’en novembre 2006, sous le règne de Chirac “l’Africain”, la même Assemblée nationale avait entériné le relèvement des pensions sans que cela ait été, jusqu’ici, suivi d’effet. Combien seront-ils à bénéficier de cette aménité présidentielle ? Quelque 30 000 personnes, COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 8 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 soit 10 000 anciens soldats ayant servi sous le drapeau français et 20 000 veuves de “chair à canon”. Insignifiant. Oui, insignifiant eu égard au nombre de tous ces conscrits coloniaux morts, parfois dans le dénuement total, sous l’empire de cette loi aussi scélérate que raciste de 1959 portant gel des pensions des vétérans des ex-colonies françaises d’Afrique et d’Asie [loi des finances dite “de cristallisation”, votée le 26 novembre 1959]. Certes, la mesure, si elle venait à être appliquée, pèsera sur le budget hexagonal qui n’est pas, en ces temps de crise, au mieux de sa splendeur. Mais la meilleure façon de faire amende honorable quant à cette iniquité dont ont été victimes ces oubliés de la victoire sur le nazisme, c’est de faire rétroagir la future loi sur le dégel des pensions de retraite. Au moins ça pour éteindre la dette financière. Quant à la dette de sang, elle, elle ne s’éteindra jamais. Jamais ! Alain Saint Robespierre, L’Observateur Paalga, Ouagadougou D É C O U V E RT E A Brooklyn, “la Petite France” a tout de la grande I l y a trois ans, Jean-Jacques Bernat a entendu parler de l’émergence d’une Little France à Brooklyn. Il a aussitôt décidé d’y déménager son bistrot. Il qualifie son établissement, La Provence en boîte, d’“institution de quartier” en raison de l’afflux incessant de clients qui viennent y chercher des croissants maison, de croustillantes baguettes et des en-cas tels que crêpes ou quiches ; d’autres s’y rendent simplement pour échanger quelques mots dans leur langue maternelle. Le bistrot de Bernat a rejoint une liste déjà longue d’établissements aux noms français, comme le Bar Tabac, Robin des Bois ou le Café Luluc. Sa vitrine, où s’alignent tartes aux fruits et macarons multicolores, n’a rien à envier à celle d’une pâtisserie parisienne. Attirées par l’ambiance villageoise et des loyers relativement abordables, familles et entreprises françaises se regroupent dans le secteur depuis une dizaine d’années. Un nombre significatif des quelque 20 000 Français vivant à Brooklyn a été séduit par cet ancien quartier ouvrier (italien) aujourd’hui incontestablement embourgeoisé. La célébration annuelle du 14-Juillet attire des sponsors tels que Ricard ou Evian, souligne Bernat. Dans une vitrine, une affiche propose les services d’un professeur particulier français bilingue ; sur une autre, quelqu’un cherche à prendre des cours de français. Dans les écoles du quartier, les programmes d’apprentissage bilingue sont de plus en plus prisés. Bernat, comme bien d’autres, est un immigrant satisfait. Arrivé aux Etats-Unis il y a treize ans, avec presque rien d’autre en poche que sa formation de pâtissier, il a d’abord dormi sur le divan de différents amis pour ne pas devenir SDF. Aujourd’hui, il est propriétaire de son bistrot, d’un bar à vins et d’un petit bed and breakfast. “C’est ça, le rêve américain, dit Bernat. Ici, vous pouvez monter votre affaire plus facilement qu’en France.” Kouider Zioueche, un autre habitant des Carroll Gardens, partage les sentiments de Bernat sur son pays d’adoption. “La vie est plus facile en Amérique”, affirme Zioueche, qui travaille dans l’une des plus grosses brasseries françaises de New York, Balthazar [située sur Springstreet, dans Manhattan], où l’on “représente la France et vend des produits français tous les jours”. C’est une histoire d’amour qui a amené Zioueche aux Etats-Unis. Il a fini par atterrir à Brooklyn, où il vit depuis 1998. Même si son histoire d’amour est à présent terminée, une autre a commencé – avec l’Amérique, cette fois. “J’aime la France et je suis fier d’être français, dit-il. Beaucoup de choses me manquent ici, mais pas au point de me donner envie de repartir.” Mildrade Cherfils COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 9 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 depte des pages dessins et mots croisés du Washington Post, Olivia Walch est aussi une lectrice assidue de la rubrique Style. Mais voilà, en mai dernier, alors que The Washington Post lançait son concours du dessinateur de presse le plus prometteur, Olivia Walch se trouvait à Oxford, plongée dans l’œuvre du grand écrivain britannique Evelyn Waugh. Etudiante en dernière année à l’université William & Mary [en Virginie], elle achevait alors un semestre à l’étranger. Inscrite à un double cursus en mathématiques et en biophysique, la jeune fille a été informée du concours par son père. “Tu devrais t’inscrire”, lui avait-il dit. Le gagnant se verrait remettre un prix de 1 000 dollars et pourrait dessiner pendant un mois dans la section Style du journal ainsi que sur le blog Comic Riffs. Walch, qui a eu 21 ans la semaine dernière, ne dessine sérieusement que depuis trois ans – pour le journal du campus, The Flat Hat –, mais elle a décidé de tenter sa chance. Ils ont été près de 500 à faire de même mais, selon les lecteurs, c’était Walch la meilleure. Près de 8 000 lecteurs du Washington Post ont participé au vote ; son strip La Quête d’Imogène a été plébiscité aux deux tours. Olivia était stupéfaite. “Je n’ai jamais sérieusement envisagé une carrière de dessinateur de presse”, explique cette native de Princeton, dans le New Jersey, dont la famille a déménagé en Virginie alors qu’elle était âgée de 11 ans. “Dans ma tête, je devais poursuivre un doctorat en science et peut-être en mathématiques. Mais ce concours m’a ouvert un nouvel horizon de possibilités.” Lorsqu’elle a appris la nouvelle, Walsh, ravie, a immédiatement appelé sa mère OLIVIA WALCH, 21 ans, étudiante. Elle vient de remporter le concours du dessinateur de presse le plus prometteur lancé par The Washington Post. Cartooniste bénévole pour le journal de sa fac, elle verra son strip régulièrement publié dans les pages du grand quotidien. et son père, “les parents les plus encourageants de l’univers”. Est-ce grâce au soutien de ceux-ci qu’elle a développé ce don pour le dessin ? “Mon père est architecte ; je tiens de lui l’habitude d’écrire en lettres majuscules, dit-elle en riant. Quant à ma mère, j’ai récemment retrouvé des dessins qu’elle a faits quand elle était adolescente. Ce sont de très bonnes imitations des personnages des Peanuts.” (Mark Anthony Walch travaille à présent pour une société de logiciels, tandis que Sharon Murphy Walch est professeure de technologie à l’école primaire de Rockledge, à Woodbridge.) C’est son père qui a initié la jeune Olivia au monde du dessin, de manière assez cocasse. Ayant remarqué qu’elle adorait Peanuts, il lui a fait découvrir des auteurs de strips pour adultes dès qu’elle a été en âge de les comprendre. “Quand j’avais 14 ans, mon père me disait : ‘Tu as déjà lu Doonesbury ?’ Tiens, je recevais souvent son courrier, d’ailleurs.” Apparemment, le père d’Olivia avait vécu dans la même rue du Connecticut que Garry Trudeau – le créateur de Doonesbury – et recevait régulièrement le courrier du dessinateur. Comment Mark Walch aurait-il pu imaginer que quelques dizaines d’années plus tard sa fille serait désignée “dessinateur le plus prometteur des Etats-Unis” par un jury où siégerait Trudeau en personne ? La Quête d’Imogène a reçu des commentaires élogieux de la part d’autres grands noms du milieu. Parmi eux, Stephan Pastis, l’auteur des comic strips Pearls Before Swine, a écrit : “Ce dessin est d’une intelligence et d’une originalité qui sautent aux yeux. C’est un humour très fin, qui ose jouer la carte du pince-sans-rire plutôt que l’humour téléphoné.” Walch explique avoir énormément progressé en travaillant pour le journal du campus, auquel elle livrait entre trois et cinq illustrations par semaine – “en fonction de l’humeur du rédacteur en chef” – sans la moindre rétribution.“Je le fais uniquement pour l’équipe du Flat Hat, que j’aime et et que j’admire.” Elle a également développé quelques théories sur la conception d’un dessin de presse. “J’essaie d’être aussi originale que possible.Vous pouvez passer des heures sur une idée géniale et croire que c’est la meilleure que vous ayez jamais eue mais, si quelqu’un a pensé à quelque chose de vaguement similaire, vous êtes comme discrédité. Il y a quelque chose d’enivrant à voir un dessin évoluer vers une direction inattendue, poursuit-elle. C’est la nouveauté qui me plaît, plus encore que la drôlerie d’un dessin.” Michael Cavna, The Washington Post (extraits), Etats-Unis ILS ET ELLES ONT DIT CRISTINA KIRCHNER, présidente de l’Argentine ■ Consensuelle “C’est un triomphe qui élargit les droits civils : dans quelques années, le débat qu’il provoque en Argentine paraîtra anachro▲ Dessin de Glez, nique.” L’Argentine Ouagadougou. est le premier pays latino-américain à autoriser le mariage homosexuel. (Página 12, Buenos Aires) NAWAB ASLAM RAISANI, ministre en chef du Baloutchistan (Pakistan) ■ Arrangeant “Un diplôme reste un diplôme ! Qu’il soit truqué ou authentique, cela ne fait pas de différence !” La presse pakistanaise révèle que des dizaines de députés, tant au niveau fédéral que provincial, sont en possession de faux diplômes et risquent l’inéligibilité. Devant le tollé qu’a provoqué sa remarque, le ministre a précisé qu’il était malgré tout contre les faux diplômes. Selon lui, les médias avaient mal compris son “sens de l’humour”. (The News, Lahore) JOE BIDEN, vice-président des Etats-Unis ■ Déterminé Biden maintient le cap du mois de juillet 2011 pour entamer le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. “Beaucoup de monde va partir”, déclare-t-il, tout en précisant que la préparation des forces de sécurité afghanes pour remplacer les soldats américains est un processus “long et pénible”. (CNN, Atlanta) ça depuis 1970. “C’est un bon résultat et nous devons nous réjouir.” (The Straits Times, Singapour) JOHNNY ROTTEN, chanteur punk britannique ■ Intègre “Je ne vais pas annuler mon concert en Israël malgré les courriels haineux que je reçois.” L’ancien membre du groupe des Sex Pistols déclare qu’il n’a pas l’intention de suivre l’exemple d’Elvis Costello ou du groupe Pixies, qui avaient cédé à la pression. “Je suis contre ce gouvernement [israélien] et je serai fier de le montrer, une fois sur place.” (Ha’Aretz, Tel-Aviv) LEE HSIEN LOONG, Premier ministre de Singapour MIKHEÏL SAAKACHVILI, président de la Géorgie ■ Précieux “Je suis peut-être le dernier président géorgien capable de citer Pouchkine, Brodsky et Essenine”, a-t-il déclaré dans une interview accordée à la télévision bié lorusse. Tout en louant la culture russe, il a longuement critiqué la politique agressive de Moscou envers Tbilissi. (Gazeta.ru, Moscou) ■ Modeste Le taux de croissance singapourien va battre tous les records en 2010, pour se situer entre 13 % et 15 %. On n’avait pas vu COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 10 ▶ Dessin de Valov, Etats-Unis. DU 22 AU 28 JUILLET 2010 PERSONNALITÉS DE DEMAIN MARK RUTTE Ministre-président ? P lusieurs semaines se sont écoulées depuis les législatives néerlandaises du 9 juin, et les négociations se poursuivent pour former un gouvernement. Une coalition des libéraux (VVD) avec les travaillistes (PvdA), les démocrates (D66) et les Verts (Groen Links) semble aujourd’hui possible – qui sera très certainement dirigée par le chef du VVD, Mark Rutte. “Il était loin d’être le leader rêvé du VVD ou du pays, écrit De Volkskrant, jusqu’au moment où même la crise économique est arrivée.” Rutte est né en 1967 à La Haye. Son père était PDG d’une entreprise commerciale, sa mère secrétaire. Il a fait des études d’histoire mais souhaitait devenir pianiste. Il a travaillé comme responsable des ressources humaines pour de grandes entreprises, comme Unilever, avant de devenir secrétaire d’Etat chargé de l’Emploi, de la Sécurité sociale et des Retraites, en 2002. Sans expérience parlementaire, il est pourtant élu en 2006 à la tête des libéraux, d’une courte majorité. Ses débuts sont difficiles : la même année, son parti perd 6 sièges aux législatives. Les critiques pleuvent au sein du mouvement. Les élections européennes de 2009 (le VVD, qui s’attendait à perdre de nombreux sièges, a considéré comme une victoire de n’en perdre qu’un) marquent enfin un tournant. Les difficultés financières et économiques ont relégué l’immigration au rang de thème politique secondaire et Rutte “a saisi chaque occasion pour prévenir que la crise du crédit allait gravement toucher les Pays-Bas”. DR A Une cartooniste est née Getty Etats-Unis ● MINAS KARATZOGLIS Tête de Grec S on histoire a fait le tour de l’Europe pour se terminer devant les tribunaux grecs. Il a 77 ans et il est originaire de Delphes. Tous les jours, il posait avec les touristes au pied de l’Acropole moyennant 1 euro, tenue folklorique, belle moustache et bonnet rouge de rigueur. Depuis quelques jours, Minas est devenu une star. Au mois d’avril dernier, il a engagé une action en justice contre la société suédoise Lindhal. “La célèbre marque de produits laitiers a utilisé son visage pour la promotion de ses yaourts sans son autorisation”, explique To Vima. “Le comble, c’est que la tête de ce Grec était destinée à convaincre qu’il s’agissait d’un authentique yaourt turc”, s’esclaffe le quotidien. Après des mois de procès, la justice a tranché : Minas Karatzoglis a gagné et obtenu un dédommagement de quelque 160 000 euros de la part de Lindhal. “Il demandait 5 millions d’euros pour l’utilisation de sa photographie sur les pots de yaourt sans son autorisation pendant plusieurs années”, explique le journal grec. La société suédoise a plaidé la bonne foi, expliquant avoir suivi la procédure traditionnelle d’achat de photographies. o. Morin/AFP à l ’ a ff i c h e e u ro p e ● E S PA G N E Heurs et malheurs de l’indépendance catalane Le statut d’autonomie de la Catalogne, raboté par le Tribunal constitutionnel, a jeté 1 million de Catalans dans les rues de Barcelone le 10 juillet. L’Etat ne peut plus nier une réalité identitaire, estime ici un historien catalan. EL PAÍS Madrid D epuis près d’un siècle, les prétentions de nombreux Catalans en faveur d’une plus grande autonomie et d’une reconnaissance de leur identité ont parfois été rejetées et parfois satisfaites. A la suite du jugement rendu par le Tribunal constitutionnel [le 29 juin dernier], il peut être utile de se rappeler et d’analyser cette série d’échecs et de victoires. En 1918-1919, le premier projet de statut d’autonomie pour la Catalogne, élaboré par la Ligue régionaliste [Lliga Regionalista, parti conservateur créé en 1901, disparu avec la guerre civile], est rejeté par le Parlement espagnol. Cet événement marque l’échec du “regeneracionismo”, mouvement idéologique incarné par Francesc Cambó, dont l’objectif est de réformer l’Etat et de redéfinir le concept de nation espagnole. Face à ces frustrations, le journal madrilène El Sol craint que ceux qui souhaitent faire de la Catalogne “le Piémont de l’Espagne” [en référence à l’unité italienne réalisée autour du royaume de Piémont-Sardaigne] soient suivis de ceux qui préfèrent “en faire une Irlande”. Le 14 avril 1931, un “Irlandais”, Francesc Macià, proclame unilatéralement la République catalane à la suite de la naissance de la Seconde République espagnole [1931-1939]. Macià, pourtant en position de force, se laisse convaincre de revenir sur sa décision si le nouveau régime espagnol adopte un modèle confédéral ou fédéral. Un an et demi plus tard, le projet de statut d’autonomie catalan, qui avait été approuvé massivement lors d’un plébiscite, en août 1931, est revu à la baisse par le Parlement républicain et réduit à un régime d’autonomie régionale au sein d’un “Etat intégral”. Pragmatiques, Macià et les siens acceptent la solution proposée dans le but de stabiliser le régime républicain. UNE NATION ESPAGNOLE UNIQUE ET OBLIGATOIRE Après quarante ans de dictature franquiste, un nouveau processus de changement politique donne finalement lieu à la rédaction d’une Constitution qui fait de l’Espagne un Etat largement décentralisé, mais non pas fédéral. Le nouveau régime d’autonomie de la Catalogne, défini par le statut de 1979, se différencie peu des autres, dans la mesure où la Constitution de 1978 rendait obligatoire l’autonomie pour toutes les provinces. Toutefois, comme le pacte politique est le fruit des circonstances de la transition démocratique, la Constitution est interprétée par certains comme un point de départ marquant la fin de la dictature et le début d’un pro- ■A la une “La Catalogne condamne”, titrait La Vanguardia, quotidien catalan, le 11 juillet, au lendemain de la manifestation. “La Catalogne crie ça suffit”, affichait pour sa part El Periódico de Catalunya. “Nous sommes une nation, nous décidons de nous-mêmes”, scandaient les manifestants. cessus démocratique qui peut ouvrir la porte à de futures réformes, et même au développement et à la concrétisation d’une solution pour les nationalités et les régions. D’autres, en revanche, interprètent la Constitution comme un point d’arrivée, le maximum que l’Etat peut accorder aux autonomistes. Ces derniers ont réussi à inclure dans le texte de la Constitution “le caractère indivisible de la nation espagnole”, ce qui sous-entend que ceux qui ne s’identifient pas à cette nation unique et obligatoire n’ont pas leur place en Espagne. DES ANNÉES DE TENSION NOUS ATTENDENT En 2006, encouragés par l’“humeur” du président Zapatero, qui, dans ses déclarations, semblait reconnaître la “pluralité de l’Espagne”, et après plus de trente ans d’une autonomie contradictoire, les principaux partis politiques catalans – qui représentent plus de 80 % des votes – élaborent un nouveau statut. Prétendant tirer le maximum de la Constitution, ils proposent d’y inclure la reconnaissance de la nation catalane. Dans ses grandes lignes, le texte est accepté, voté par le Parlement espagnol et ratifié par la majorité des Catalans lors d’un référendum. Malgré tout, après quatre ans de délibérations, le Tribunal constitutionnel décide d’écarter les aspects les plus nationalistes du statut d’autonomie. Son jugement marque la victoire de la vision de la ◀ Dessin d’Enrique Flores paru dans El País, Madrid. Constitution comme un point d’arrivée. En Catalogne, on a de plus en plus l’impression d’assister à une nouvelle défaite de la volonté d’intervenir et d’influencer la politique espagnole afin de trouver des solutions pour la bonne entente et le progrès commun. Le jugement rendu par le Tribunal constitutionnel provoque un sentiment de perplexité politique. Il semble suggérer que le peuple catalan ne peut ni influencer ce qui est partagé – une interprétation plus large de la Constitution –, ni définir ce qui lui est propre : le statut d’autonomie. Ainsi, après l’échec de la vieille “voie piémontaise”, l’épuisement de la voie autonomiste et le rejet du modèle fédéral, peut-être peut-on s’attendre à un retour en force de la “voie irlandaise”. Car je doute qu’il y ait en Espagne une volonté gouvernementale disposée à faciliter la “voie écossaise”, plus civilisée. A mon avis, des années de tension nous attendent étant donné qu’il est inutile de nier les réalités identitaires existantes. Les juges du Tribunal ont-ils vraiment le droit de formuler un jugement d’ordre politique qui refuse de reconnaître légalement la pluralité des identités existant aujourd’hui en Espagne ? Si l’on se fie au jugement qu’ils ont rendu, même la définition complexe de l’Espagne comme “nation de nations” n’est plus constitutionnelle. Est-il si difficile d’accepter que la majorité des Catalans considèrent la Catalogne comme leur nation, sans pour autant nier l’existence de la nation espagnole ? Pourquoi la Constitution ne peut-elle reconnaître le fait social, politique et objectif que des citoyens se sentent catalans, basques ou galiciens ? Devrons-nous attendre encore un demi-siècle pour que l’approche fondamentaliste cède la place à une approche réaliste ? Borja de Riquer Permanyer * * Professeur d’histoire à l’Université autonome de Barcelone, spécialiste de la Catalogne. ALLEMAGNE Tous les extrêmes n’ont pas la même valeur L’amalgame du gouvernement entre les mouvements radicaux de droite et de gauche suscite un vif débat dans l’opposition. DIE TAGESZEITUNG Berlin L es Verts (Die Grünen) critiquent violemment le programme de lutte contre l’extrémisme présenté par Kristina Schröder (CDU), ministre chrétiennedémocrate de la Famille au sein du gouvernement Merkel. La vice-présidente de l’assemblée régionale de Thuringe (Verts) et deux députés verts au Bundestag ont récemment cosigné une tribune dans laquelle ils reprochent à la ministre d’insinuer à tort que l’extrémisme de droite et l’extrémisme de gauche sont “deux courants politiques foncièrement semblables”. Elle occulterait, de surcroît, que les attitudes antidémocratiques et non respectueuses des droits de la personne humaine n’émanent pas seulement des prétendus “extrêmes”. La ministre de la Famille avait déjà lancé, au début du mois, de nouveaux projets à l’échelon national – en plus des programmes anti-extrême droite existants – afin de lutter contre l’extrémisme de gauche et l’islamisme. En 2011, 5 millions d’euros doivent être consacrés à ces projets, soit 3 millions de plus que cette année. Malgré le manque de clarté du concept, Mme Schröder est déjà convaincue depuis des mois que “l’extrémisme, quelle que soit la couleur qu’il revêt”, doit être également combattu. “Sur le terrain, les comités d’action citoyens et les associations de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toutes formes d’incitation à la haine contre des groupes sociaux commencent déjà à ressentir les conséquences néfastes de cet amalgame entre extrémismes de droite et de gauche”, dénoncent Rothe-Beinlich, Lazar et Kindler. Ces associations sont, en effet, souvent cataloguées “‘extrême gauche’et seraient donc automatiquement stigmatisées comme ennemis publics, hostiles à la Constitution”. Interrogées sur la question, de nombreuses associations reconnaissent que cette nouvelle inflexion politique suscite des COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 12 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 craintes dans le milieu de la lutte antifasciste. “Le débat sur l’extrémisme tend à renforcer la vision d’une droite et d’une gauche qui se télescopent”, dit Tim Bleis, du Centre d’aide aux victimes du Mecklembourg-Poméranie occidentale (Lobbi). Il craint que les punks ou les jeunes de gauche soient dégradés en “victimes de seconde zone”, quand ils se font agresser par des néonazis. En juin dernier, une association de Hambourg a même été jusqu’à annuler sa participation à une formation du MBT (groupe mobile de conseil contre l’extrême droite), justifiant sa décision par la crainte d’être cataloguée “trop à gauche”. Le discours sur les extrémismes, souligne Bianca Klose, de l’équipe mobile de conseil contre l’extrémisme de droite à Berlin, “mène à la criminalisation de toute forme d’engagement dans la société civile”. Plusieurs associations éviteraient déjà de se définir comme “antifascistes” afin de ne pas être soupçonnées d’extrémisme de gauche. W.Schmidt & A.Speit e u ro p e RUSSIE Mon corps m’appartient, donc je le loue La récente crise a aggravé le phénomène : se prostituer est une façon presque banale d’obtenir les biens matériels que l’on convoite. Un phénomène qui touche des Russes de plus en plus jeunes. OGONIOK (extraits) Moscou E n Russie, le sexe est presque devenu un boulot d’appoint comme un autre. Selon un sondage, 61 % des femmes jugent absurde d’avoir des relations qui ne rapportent pas d’avantages matériels. Ces enfants de la société de consommation piétinent ainsi allégrement le code moral de leurs parents. Cette “décadence” a évidemment des causes économiques. Ces quinze dernières années, les relations intéressées, voire la prostitution, ont peu à peu cessé d’être considérées comme immorales, tandis que le besoin d’argent, de biens et de services augmentait à toute vitesse. Pour l’essentiel, les crédits bancaires, les hausses de salaire ou la valorisation du patrimoine (immobilier en particulier) permettaient d’acquérir une bonne partie de ce que l’on souhaitait, mais, avec la crise, l’offre de crédit s’est réduite, les salaires ont chuté, et beaucoup ont décidé de puiser dans leur “capital personnel”, c’est-à-dire de rentabiliser leur jeunesse et leur beauté. CONSOMMER MOINS ? NON, SE VENDRE PLUS ! A ce jour, il n’existe en Russie qu’une seule étude économique du marché du sexe, réalisée par Elena Pokatovitch et Mark Lévine, professeur d’analyse microéconomique à l’Ecole supérieure d’économie de Moscou. Selon leurs calculs, pour l’année 2000, le chiffre d’affaires des prostituées de notre pays, dont le nombre est évalué “entre 267 000 et 400 000”, aurait été de 618 millions de dollars. Si l’on estime que la croissance de ce secteur a été la même que celle du PIB du pays sur la décennie écoulée, ce montant atteindrait aujourd’hui un peu plus de 900 millions [environ 710 millions d’euros], ce qui n’est pas énorme. TENDANCE D Mais il ne s’agit là que des personnes dont c’est l’activité principale. Dans les faits, la plupart des relations tarifées sont occasionnelles et ne rapportent pas forcément de l’argent, mais une contrepartie en nature par une offre d’emploi, une voiture, un remboursement de dette, des vêtements de marque ou des vacances de luxe. “La prostitution permet d’avoir un style de vie assez dispendieux malgré un faible niveau de qualification, explique Mark Lévine. Ce qui retient généralement de s’y adonner, c’est la menace pénale, le risque de maladie ou les réticences morales, c’est-à-dire la réprobation sociale et la perte d’estime personnelle. Ce dernier frein est le plus fort de tous, et dépend des conditions dans lesquelles la personne se prostitue. C’est beaucoup plus difficile pour celle qui exerce dans la rue que pour une escort-girl qui travaille avec une agence, car, en Russie, cette activité-là n’est absolument pas stigmatisée.” “Depuis la fin des années 1980, le prestige de la prostitution a grimpé en flèche”, constate le sociologue Sergueï Golod, professeur à l’université de Saint-Pétersbourg. “Certains sondages la plaçaient au même niveau de rêve que, en son temps, la profession de cosmonaute. La raison en est simple, elle tient à son extrême rentabilité.” Et la crise n’a fait qu’accentuer le phénomène. “Toutes les crises importantes, quand elles créent du chômage, aboutissent à une valorisation de l’offre de services sexuels, observe Mark Lévine. C’est en quelque sorte une façon de mettre du beurre dans les épinards. Cela dit, ce n’est pas seulement venu de la situation économique, mais aussi du fait qu’à partir de la fin des années 1980 la prostitution n’a plus été autant réprimée, la législation a changé et les barrières morales sont tombées.” A cette époque, selon les spécialistes, la prostitution a pu apparaître à certaines personnes comme une bouée de sauvetage, une façon de survivre au mi- ■ lieu du chaos économique d’alors. Mais, aujourd’hui, les choses ont changé. Le commerce du sexe est entré dans les mœurs et il n’y a plus besoin d’une crise grave pour pousser les personnes sur le trottoir. L’élément déclencheur n’est plus la misère, mais une simple baisse de revenus, voire un ralentissement de leur croissance. Puisqu’il est hors de question de restreindre sa consommation, il faut bien trouver un moyen d’équilibrer le budget… Cela concerne surtout les jeunes. “De nombreux écoliers, étudiants et jeunes travailleurs se livrent à la prostitution afin de pouvoir s’offrir des loisirs, ainsi que de l’alcool et de la drogue, témoigne Mark Lévine. On a remarqué que chez les jeunes les services sexuels tarifés étaient une source de revenus assez répandue.” Les sociologues confirment les observations des économistes. Ainsi, En France Le phénomène de la prostitution chez les étudiantes a été mis en lumière en France en 2008 par le mémoire d’Eva Clouet, une étudiante en sociologie dont le travail a été publié par Max Milo sous le titre La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de la communication. Le manque d’argent est l’une des principales motivations de celles qui s’autodésignent volontiers comme “escort-girl”. Strip-tease pour toutes ans la lignée de la “libération des mœurs” de ces dernières années, du moins dans les grandes villes, Moscou a vu s’ouvrir de nombreuses écoles de strip-tease. Selon l’hebdomadaire Ogoniok, la capitale en compterait à ce jour une cinquantaine, et le pays serait également l’un des plus intéressés par la pole dance, avec plus de 200 écoles à travers la Russie – ce qui la place en troisième position après les Etats-Unis et l’Australie. Les milliers de femmes qui veulent apprendre à mieux dévoiler leurs charmes sont très différentes, allant de la jeune étudiante à la mère de famille quadragénaire, mais leurs motivations sont semblables : se sentir plus séduisantes et pouvoir retenir l’attention de leur partenaire. Pour Maria, employée de banque de 28 ans qui apprend la pole dance, cet exercice a en outre l’avantage de s’adapter à toutes les circonstances : “On peut briller aussi bien en discothèque que lors d’une soirée d’entreprise ou dans une chambre à coucher.” Si la pole dance, assez sportive, commence souvent par causer bleus et courbatures, rares sont celles qui se découragent. Beaucoup installent même une barre dans leur appartement pour continuer à s’entraîner ou donner des spectacles devant leurs amis. Mais, de l’avis unanime des passionnées, qui voient un agrès possible dans le moindre poteau ou lampadaire, les zones de jeux en plein air pour enfants recèlent de parfaits équipements pour leur loisir favori. Loisir qui peut aussi devenir un gagne-pain, même si ce n’est pas souvent l’objectif de départ. Les danses érotiques en club de strip-tease finissent parfois par constituer un emploi principal ou de complément, pour les soirées ou les week-ends. COURR IER INTERNATIONAL N° 1029 13 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 selon [le chercheur] Sergueï Golod, l’âge moyen auquel on entre dans la prostitution a nettement baissé. Il se situait autrefois au-delà de 18 ans, alors qu’aujourd’hui il est passé à 15 ou même 14 ans. Cette tendance s’est en outre développée lors de ces six dernières années, qui ont été celles d’une économie florissante et d’une explosion de la consommation. Durant cette période, les Russes ont appris à porter un regard de consommateur s sur un g rand nombre de choses, dont leur propre corps. S’il est possible de le “faire travailler” afin d’obtenir des biens matériels, pourquoi s’en priver ? I l f aut ajouter que du côté des “clients”, l’attitude aussi est purement consommatrice. Ils ne considèrent pas du tout l’amour tarifé comme quelque chose de honteux. Bien au contraire. Dans certains milieux, le recours à des prostituées est devenu une composante obligée de la consommation ostentatoire que l’on se doit d’afficher. Ainsi, d’après Mark Lévine, le trio “sauna, beuverie, filles” est désormais une pratique solidement ancrée dans la “culture du business” d’une certaine catégorie d’hommes d’affaires russes. Vsevolod Beltchenko ◀ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico. e u ro p e R O YAU M E - U N I Faire comme si l’Europe n’existait pas L’“euro-ignorance”, qui consiste à profiter de l’UE sans s’y investir, est au cœur de la nouvelle politique étrangère britannique, analyse Lluís Bassets, le directeur adjoint d’El País. EL PAÍS Madrid L a patrie de l’euroscepticisme a fait un pas de plus. Le nouveau ministre des Affaires étrangères britanniques, le conser vateur William Hague, a proposé de définir au cours des prochains mois une nouvelle direction politique dans quatre discours. Le premier d’entre eux, prononcé le 1er juillet, a donné le ton et le thème de cette symphonie : l’euroscepticisme n’est plus nécessaire, il suffit de faire abstraction de l’Europe et de considérer l’Union européenne comme une simple institution régionale, aux connexions faibles et à l’influence limitée, dont le seul intérêt est de disposer de nombreuses ressources et de proposer des postes de fonctionnaires pour les Britanniques. Le deuxième discours portera sur l’Asie, le continent émergent du XXIe siècle, dont Londres désire se rapprocher grâce à une nouvelle politique étrangère, qui ignore Bruxelles et se conçoit fondamentalement d’un point de vue bilatéral. Cette prise de position survient au moment même où l’Europe organise son Service d’action extérieure (SEAE) [lancé le 8 juillet, ce service, qui est l’une des principales créations du traité de Lisbonne, est destiné à devenir le corps diplomatique de l’UE], à la tête duquel l’ancien gouvernement de Gordon Brown, anticipant la “doctrine Hague”, a placé la Britannique Catherine Ashton. Le diagnostic du ministre des Affaires étrangères sur la situation mondiale est juste et ne diffère pas de celui des autres chancelleries : le pouvoir ▶ David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni. Dessin de Schrank paru dans The Economist, Londres. ■ Lune de miel David Cameron a la cote. Selon un dernier sondage, 58 % des électeurs pensent qu’il fait bien son travail, soit 10 % de plus qu’à son arrivée à la tête du gouvernement, en mai. Et la presse britannique ne tarit pas d’éloges sur le Premier ministre conservateur – même le Guardian, qui avait soutenu les lib-dem pendant la campagne, affirme que “Cameron est parti pour devenir le meilleur Premier ministre de l’ère moderne”. Mais la lune de miel pourrait être de courte durée. A l’automne, le détail des coupes budgétaires, très claires, sera annoncé. économique se déplace vers l’Orient et le Sud, le nombre de pays décideurs s’est élargi à une planète plus multilatérale ; les nouvelles menaces exigent des réponses plus complexes ; la nature des conflits est en train de changer ; et, enfin, il faut compter avec un nouveau monde connecté grâce aux nouvelles technologies et qui exige une autre approche de la politique extérieure. Il n’y a pas d’unilatéralisme dans l’approche de Hague. Pas plus que d’attaques du multilatéralisme, qu’il estime utile et inévitable. Le ministre n’ignore rien de la quantité d’interdépendances qui lient le pays au reste du monde, en commençant par celle qu’il juge la plus forte et la plus déterminante, la relation avec Washington. L’originalité de William Hague réside dans l’utilisation de l’idée d’un monde en réseau pour privilégier le bilatéralisme, avec lequel le RoyaumeUni compte bien jouer un rôle déterminant et récupérer sa puissance passée. Cette diplomatie en réseau si moderne veut rétablir l’ancienne organisation à présent maltraitée de l’Empire britannique, devenue ensuite le Commonwealth. LES INTÉRÊTS BRITANNIQUES PRIMENT SUR TOUT LE RESTE La théorie du réseau permet de consacrer la dissolution de l’idée européenne. “Le bon côté de l’UE est qu’il s’agit d’un réseau changeant dans lequel les membres peuvent profiter au maximum de ce que chaque pays met sur la table.” Londres est bien sûr intéressé par la relation, toujours bilatérale, entre l’Allemagne et la France. Mais le pays européen le plus attractif est précisément celui que les Français et les Allemands ne considèrent pas comme européen : la Turquie, “la meilleure économie émergente d’Europe et un bon exemple de pays qui développe par lui-même un nouveau rôle et de nouvelles relations, en partie au sommet et en partie en dehors des structures et alliances actuelles”. Un détail intéressant est l’engagement inscrit dans le programme électoral, désormais confirmé, concernant l’aide au développement, perçue comme un bras financier indispensable au déploiement extérieur. Contrairement à ce que font de nombreux gouvernements européens, en commençant par celui de Zapatero, William Hague n’accepte pas de réduire le budget alloué à ce thème, qui atteindra le fameux 0,7 % du PIB en 2013, alors que d’autres départements de son cabinet parviendront à réduire leur budget de 40 %. Hague défend férocement les intérêts britanniques ; ses idées sont à l’évidence nocives pour l’Europe. Mais il les défend avec compétence, usant de bons arguments et provoquant même des réflexions utiles pour chacun. “Le pays qui se contente d’être réactif dans les affaires extérieures est sur le déclin” en est l’une des plus remarquables, parfaitement applicable à l’UE et à de nombreux pays membres. Londres vient d’inventer l’“euroignorance”. Faire comme si l’Europe n’existait pas. Eviter même de la critiquer. C’est l’apogée d’une grande manœuvre stratégique qui a commencé avec l’adhésion du RoyaumeUni en 1972, grâce à un gouvernement conservateur, a culminé avec la dilution de l’UE dans l’actuel club de 27 membres et s’achève avec une politique extérieure qui se contente d’ignorer un projet d’unification européenne, qu’elle donne déjà pour mort. Lluís Bassets ALBANIE A nos chers parents, ces grands oubliés de la démocratie Ils ont travaillé dur toute leur vie pour voir finalement leur monde s’écrouler et leurs enfants prendre le chemin de l’exil. Un jeune journaliste albanais rend hommage à la génération perdue du communisme. SHEKULLI Tirana N ous connaissons tous ces héros anonymes qui ont construit malgré eux leur propre calvaire. Ils ont travaillé dur à remettre sur pied une Albanie plongée dans la misère et l’archaïsme, et n’en ont reçu que peines et privations. Ils ont vécu et vivent toujours dans cette Albanie qu’ils continuent à aimer plus que tout, même si elle les a impitoyablement emprisonnés. Rares sont de tels prisonniers, si naïfs et capables de se sacrifier en travaillant des décennies entières pour une utopie. Quel martyre, inconditionnel et sincère ! Ils ont cru bâtir une grande Albanie, et finalement elle se trouve être si petite qu’elle n’arrive pas à nous garder tous en son sein. Et ils se sentent coupables de nous voir la quitter si nombreux, comme si leur propre souffrance ne suffisait pas. Ces héros de notre petit monde, ce sont nos parents, de vrais marathoniens de la souffrance humaine. Jadis nous leur demandions tout ce dont jouissaient les autres partout ailleurs dans le monde. Sans comprendre leurs larmes, leurs soupirs et leurs problèmes, engendrés par un régime et un temps révolus. Ils ne pouvaient nous donner que leur amour, qui, intact, a perduré. Aujourd’hui, on les voit errer dans les aéroports internationaux avec leur cabas contenant ces tourtes traditionnelles préparées avec amour comme autrefois. Et ce sont les plus chanceux. Car la plupart d’entre eux, faute de pouvoir rendre visite à leurs enfants partis à l’étranger, s’enferment dans les doux souvenirs d’une vie passée. Il suffit alors d’une photographie, d’un coup de téléphone, d’un vieux graffiti sur le mur de la maison, de la douce voix d’un des petits-enfants teintée d’un accent qu’ils ne comprennent pas pour que les larmes fusent. Nos parents voient naître et grandir à distance leurs petits-enfants, qu’ils ne peuvent voir ni embrasser pendant de longues années. Souvent, c’est l’argent qui leur manque, mais plus souvent encore ils sont obligés de composer avec la bureaucratie la plus engluée du monde, qui veut bien les considérer comme des contribuables mais jamais comme des parents désireux de voir leur progéniture. Assurances, visas, COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 14 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 formalités… Les bureaucrates s’affolent : et s’ils venaient à demander l’asile plutôt que d’aller simplement profiter de leurs petitsenfants à l’étranger ? Ereintés et âgés, nos parents ne veulent pourtant pas devenir un poids pour leurs enfants. Alors, ces malheureux ploient sous le poids de leur culpabilité de ne pas nous avoir laissé autre chose que leur amour parental. Ils ont vécu une vie difficile et injuste. Notre société n’a jamais su voir dans ces retraités les vrais enfants de la République albanaise. Dès lors, ils méritent notre reconnaissance, celle que ce petit pays leur refuse pour les rendre finalement coupables. Mais ces coupables qui ne trouvent pas de paix valent ô combien plus ! Igli Totozani e u ro p e ALLEMAGNE La dernière bataille des enfants de la guerre Nés pendant la guerre d’un père allemand et d’une mère française (ou belge ou néerlandaise), les fils et filles de la “collaboration horizontale” peuvent, pour certains, obtenir depuis peu la nationalité allemande. FRANKFURTER RUNDSCHAU Francfort Ullstein Bild/Roger Viollet D anielle Gauthier porte le deuil. Sa mère est morte récemment. Le noir de ses vêtements ressort d’autant plus que Mme Gauthier a les cheveux blond oxygéné et que le soleil printanier baigne tout ce qui l’entoure de couleurs vives : les maisons de Walbach, un village viticole proche de Colmar, les fleurs des jardins, les jouets des enfants des voisins. De la terrasse on aperçoit les contreforts des Vosges. Danielle Gauthier est une soixantenaire solide et pleine de ressources. Elle a exercé divers emplois de bureau jusqu’à sa retraite et elle est divorcée depuis vingt ans. Originaire du nord de la France, elle s’est installée en Alsace pour des raisons professionnelles. Sur la table de sa cuisine se trouvent deux piles de papiers soigneusement classés. Au bout d’une demiheure, ce bel ordre s’est transformé en chaos. Au début, Mme Gauthier tourne autour de la table en bavardant joyeusement, mais elle finit par s’asseoir. Son rire s’est éteint, elle est visiblement bouleversée. Sous ses yeux s’accumulent les témoignages d’une quête inaboutie qui dure depuis des décennies : celle de son père biologique, le soldat allemand Willi Grotge, de Schackensleben, près de Magdebourg, mais surtout d’elle-même. Sur la table se trouve une pochette transparente. A l’intérieur, deux passeports – un français et un allemand – et un document informatique imprimé de la Bundesverwaltungsamt [l’Office fédéral de l’administration, installé à Cologne], sur lequel on peut lire “Certificat de naturalisation” et “remis le 15 octobre 2009”. Danielle Gauthier a reçu ce document il y a sept mois, au cours d’une cérémonie au consulat général d’Allemagne à Strasbourg. Elle était très fébrile. Elle ne parle pas un mot d’allemand, mais tout le monde s’est montré très gentil et serviable. Ce fut un moment émouvant. “Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être aussi allemande ? — Ça ne peut pas remplacer mon père, mais je suis fière de m’être battue sur ce dossier. Et je suis fière d’avoir un père qui m’a désirée”, répond-elle après avoir pris le temps de réfléchir. En France, on appelle les gens comme elle les “enfants de la guerre.” Ils se trouvent actuellement dans le dernier tiers de leur vie. Ils ont entre 65 et 70 ans. Ils ont souvent été stigmatisés et exclus dans leur enfance et leur jeunesse. C’étaient les rejetons de l’ennemi, les enfants de la honte. C’est pour cela que certains d’entre eux souhaitent désormais obtenir la double nationalité. Non pour se détourner de leur pays, auquel ils restent fidèles, mais pour se tourner vers une autre partie, une partie inconnue de leur identité ; ▲ Devant le Moulin Rouge, pendant l’Occupation. ■ Chiffres Les soldats de Hitler auraient engendré 200 000 enfants avec des Françaises pendant l’Occupation – relations amoureuses, brèves liaisons, relations extraconjugales, mais aussi viols ou rapports avec des prostituées, précise la Frankfurter Rundschau. La sociologue Ingvill Mochmann estime par ailleurs à 20 000 au moins le nombre de cas en Belgique, 15 000 aux Pays-Bas, 12 000 en Norvège et 8 000 au Danemark. Deux livres se penchent sur le cas français : Enfants maudits, de Jean-Paul Picaper et Ludwig Norz, éd. des Syrtes, 2004, et Naître ennemi, de Fabrice Virgili, Payot, 2009. pour reconnaître un pays qui était mauvais avant et qui leur semble bien aujourd’hui. Pour les enfants de la guerre français, il est relativement facile de devenir allemand – mais seulement pour eux. Les deux Etats ont conclu un accord bilatéral en ce sens il y a un an, en faveur duquel Bernard Kouchner, le ministre des Affaires étrangères français, s’était fortement investi. Il suffit à un Français de prouver que son père était soldat de la Wehrmacht pour pouvoir demander la nationalité. Il n’a même pas besoin d’avoir un domicile en Allemagne. Les consulats d’Allemagne en France ont reçu jusqu’à présent environ 150 demandes de renseignements ; 59 demandes de naturalisation ont été déposées depuis et 26 ont déjà été acceptées. Danielle Gauthier est la première Française à avoir obtenu la double nationalité de cette façon. DES SOIXANTENAIRES À LA RECHERCHE DE LEUR PÈRE La plupart des enfants de la guerre ne connaissent leur père que par des photos et des récits (quand ils le connaissent). Les hommes sont souvent morts au combat ou ont disparu et commencé une nouvelle vie après la guerre. Les femmes qui avaient eu des relations avec un Allemand étaient souvent harcelées par leurs voisins et leurs parents. On les accusait de “collaboration horizontale”, il y a eu des actes de violence. Certaines n’ont jamais dit à leur enfant qui était leur père ou alors très tard, parce qu’elles avaient honte. Danielle Gauthier avait 7 ans lorsqu’elle l’a appris. Les enfants de son COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 16 école en savaient plus qu’elle. Ils lui lancèrent un jour : “Tu es une bâtarde, on ne joue pas avec toi !” La petite fille est rentrée à la maison en pleurant, mais sa mère et ses grands-parents ne lui ont rien dit et se sont tus encore pendant de nombreuses années. Danielle Gauthier était une jeune femme quand elle a appris que son père s’appelait Willi. C’était le premier indice. Voilà maintenant cinquante ans qu’elle recherche des traces de lui. Sur la table se trouvent, entre autres, des lettres de la Croix-Rouge, des autorités militaires françaises et de l’administration allemande, qui s’efforce de localiser le lieu de résidence des anciens membres de la Wehrmacht. Entre-temps, Danielle Gauthier a découvert le nom de famille de son père et quelques dates. Willi Grotge est né en 1914 et mort en 1981 en RDA. Elle a quelques photos de lui et un cliché de sa tombe. Elle sait qu’il était stationné dans la région de Boulognesur-Mer et qu’il s’est retrouvé par la suite prisonnier de guerre. Après sa libération, il a rejoint sa femme allemande, avec qui il a eu un fils. Danielle Gauthier ne sait pas grand-chose de plus. Son demi-frère pourrait certainement lui en dire davantage. Voilà des années qu’elle essaie désespérément d’entrer en contact avec lui – elle connaît son nom et son adresse, en Saxe-Anhalt –, mais il ne veut pas lui parler. Sa mère a fini par raconter son histoire, tard, très tard : le caporal Willi Grotge avait été son premier grand amour. Lorsqu’elle est tombée enceinte, au milieu de la guerre, elle avait 20 ans. Ils voulaient se marier, mais le grandpère s’y est opposé. Il détournait les lettres du jeune Allemand. Gerlinda Swillen habite à cinq heures de route de chez Danielle Gauthier. Les deux femmes ne se connaissent pas, mais ont quelque chose en commun. Gerlinda Swillen vit à Bruxelles, dans un appartement moderne du centre-ville rempli de livres et d’objets d’art asiatique. C’est une femme petite, énergique et déterminée, avec de grandes boucles d’oreilles. Elle aussi a déposé une demande de naturalisation auprès du consulat d’Allemagne, il y a quelques semaines. C’était la première des enfants de la guerre belges à le faire. Elle est venue au monde en août 1942. Son père s’appelait Karl Weigert, venait de Munich et fut pendant un temps stationné à Gand, en Flandre. Il avait demandé très officiellement la main de son amie belge – en vain. “Mon grandpère n’aimait pas les Allemands qui se promenaient avec casque et fusil”, raconte Gerlinda Swiller. Weigert fut ensuite affecté ailleurs et tomba amoureux d’une autre femme. Il rompit tout contact avec la Belgique après la guerre. Il est mort en 1958. Gerlinda Swillen a fait des études de langue et de civilisation allemandes DU 22 AU 28 JUILLET 2010 et a été professeur de lycée jusqu’à son départ à la retraite. Elle a toujours recherché son père, dont elle n’a découvert le nom de famille qu’il y a trois ans. Entre-temps, elle a étudié son histoire à elle. Elle a retrouvé la partie allemande de sa famille, l’histoire se termine donc bien pour le moment. Cette question continue cependant à l’obséder. Elle poursuit ses recherches, elle a interviewé d’autres enfants de la guerre belges et tiré un livre de leurs récits. Elle est actuellement porteparole d’une association dénommée Born of War International Network, qui réunit des associations d’enfants de la guerre de plusieurs pays européens. DES CAS SIMILAIRES EN IRAK, AU VIETNAM OU EN AFRIQUE Gerlinda Swillen dit de sa demande de naturalisation : “Je ne fais pas ça pour des raisons sentimentales. C’est une question de stratégie.” En fait, elle n’accepte pas que l’Allemagne accorde un traitement privilégié aux enfants de la guerre français. Son association prépare d’autres demandes pour faire pression sur Berlin. Un enfant de la guerre de Finlande a demandé la nationalité allemande en mai dernier. D’autres s’apprêtent à en faire autant au Danemark et en Norvège. Gerlinda Swillen et ses compagnons de lutte veulent plus que l’égalité de traitement : ils demandent que l’Allemagne s’engage auprès de l’Europe pour un statut commun garantissant la protection de tous les enfants de la guerre – sous la forme d’une convention ou de directives européennes qui pourraient peut-être même contraindre à agir des pays comme les Etats-Unis. “Nous ne sommes pas motivés par des considérations financières. Nous ne voulons pas nous poser en victimes, mais faire quelque chose pour les enfants d’aujourd’hui et leur avenir”, déclare Gerlinda Swillen. Chaque enfant de la guerre, quel que soit le conflit en cause, devrait se voir reconnaître par écrit le droit à la nationalité. Dans le même temps, les Etats devraient s’engager à les soutenir de leur mieux dans la recherche de leurs parents. Car il est évident qu’il n’y a pas que l’histoire des enfants de la Seconde Guerre mondiale ; partout où les soldats rencontrent des femmes, des enfants naissent. Au Vietnam, lors des guerres coloniales et civiles d’Afrique, en BosnieHerzégovine, en Irak ou aujourd’hui en Afghanistan. Trop souvent, les enfants de la guerre n’apprennent jamais d’où ils viennent. Et ils sont trop souvent apatrides. La demande de naturalisation de Gerlinda Swillen est actuellement entre les mains des autorités allemandes. Celles-ci lui ont fait savoir que l’examen du dossier durerait très longtemps et l’ont priée de ne pas téléphoner ni écrire. Thorsten Knuf amériques ● É TAT S - U N I S Obama dompte Wall Street, mais pas les électeurs L’adoption par le Congrès, le 15 juillet, de sa réforme financière pourrait bien être le dernier grand succès législatif du président, estime The New York Times. THE NEW YORK TIMES (extraits) New York S i l’adoption de la réforme de la régulation financière montre quelque chose du président Obama, c’est qu’il sait comment faire voter des projets de lois cruciaux par un Congrès rétif. Mais son succès législatif est paradoxal. D’un côté, il l’emporte au Capitole et, de l’autre, il continue de perdre du terrain auprès des électeurs en cette période de détresse économique, ce qui devrait bientôt l’obliger à réviser ses ambitions à la baisse. La réforme de la régulation financière constitue la troisième victoire du président après l’adoption de son plan de relance de l’économie et de sa réforme de l’assurance-maladie. Au cours des dix-huit mois écoulés, Obama et le Congrès à majorité démocrate ont réussi à faire passer une bonne partie de leur ambitieux programme. Le président a tenu les promesses de sa campagne de 2008. Il s’est ainsi servi du gouvernement comme d’un instrument pour tenter de réduire le gouffre qui sépare les possédants des démunis. Il a injecté 787 milliards de dollars [605 milliards d’euros] dans l’économie, offert une couverture santé à 32 millions de personnes qui en étaient privées et vient de réorganiser les relations entre Washington, Wall Street, les investisseurs et les consommateurs. Mais pendant ce temps, le contexte politique a changé autour de lui. Aujourd’hui, avec un chômage qui continue de friser les 10 % en dépit du plan de relance, et alors que la marée noire de BP suscite des inter- INFLUENCE Une L ▲ Sur le bouchon : Loi de réforme financière américaine. Dessin de Luojie paru dans China Daily, Pékin. rogations sur les compétences de son gouvernement, la politique d’Obama fournit des munitions aux conservateurs qui soutiennent que le gouvernement est plus le problème que la solution. Avant même les élections législatives de mi-mandat de novembre, la Maison-Blanche est contrainte de réorienter sa stratégie. Mijuillet, Obama et les démocrates du Sénat ont décidé d’aller de l’avant et de faire passer un projet de loi amendé sur l’énergie, ayant conclu, après des mois de bras de fer, que les ambitieuses mesures qu’ils envisageaient ne seraient tout simplement jamais votées. C’est une tactique à laquelle le président devra sans doute avoir de plus en plus recours après les élections de novembre, alors que les démocrates auront probablement perdu des sièges – et peut-être même le contrôle de la Chambre des représentants ou du Sénat. LES AMÉRICAINS REJETTENT SA GESTION DE LA CRISE Car les électeurs sont vraiment à cran sur les questions économiques. Selon un récent sondage CBS News, seuls 40 % des Américains approuvent sa gestion de la crise. Plus de la moitié des sondés trouvent qu’il ne consacre pas assez de temps à l’économie. Plus frappant encore, près de deux tiers affirment que les choix économiques du président n’ont amélioré en rien leur situation personnelle, contre 13 % qui pensent le contraire. Une partie du problème pour Obama, c’est qu’il est arrivé à Washington en promettant de mettre fin à l’hostilité partisane qui régnait dans la capitale, mais qu’il n’y est pas parvenu pour l’instant. Seuls trois sénateurs républicains ont voté en faveur de la loi de régulation financière, poursuivant ainsi la dynamique à l’œuvre au début du mandat du président, quand seulement trois républicains avaient soutenu son plan de relance. Si les républicains reprennent le contrôle de la Chambre des représentants, du Sénat ou des deux chambres en novembre, Obama se retrouvera dans une situation semblable à celle de Bill Clinton, le dernier président démocrate, qui avait perdu le contrôle de la Chambre en 1994. Clinton avait alors réagi en barrant au centre, cherchant des thématiques plus à même de favoriser la coopération des républicains. Si l’on en juge par la nouvelle stratégie qu’il a mise en œuvre avec son projet de loi sur l’énergie, Barack Obama va peut-être chercher à se repositionner comme un homme pragmatique prêt à faire certaines concessions en échange de victoires plus modestes. Les prochaines élections permettront de savoir jusqu’où le président, plus au fait de l’ampleur de sa tâche, ira dans le compromis. “Nous nous dirigeons soit vers un blocage total, soit vers de grandes concessions”, estime John Feehery, un stratège du Parti républicain. “Et pour l’instant, nous ne connaissons pas la réponse.” Sheryl Gay Stolberg réforme qui renforce le ministre des Finances orsque Barack Obama aura ratifié la nouvelle loi encadrant Wall Street [ce qu’il devait faire au cours de la semaine du 19 juillet], le ministre des Finances américain, Timothy Geithner, jouira d’une influence sans précédent. Non seulement cette loi reprend les grandes lignes du projet initial qu’il avait rendu public l’été dernier, mais elle l’adoube également – tant qu’il reste en poste – à la tête d’un nouveau conseil de régulateurs très influents, le Conseil de surveillance des services financiers. Geithner se retrouve aussi à la tête de la nouvelle agence de protection du consommateur jusqu’à ce qu’un directeur soit confirmé par le Sénat. Il lui reviendra enfin de trancher sur une foule de sujets qui n’ont pas été réglés par la loi – par exemple, quels produits dérivés seront le plus étroitement contrôlés. C’est un remarquable revirement de situation pour le ministre des Finances, alors qu’il y a encore peu plusieurs membres du Congrès réclamaient sa tête. Le sauvetage des banques par le Trésor n’avait pas été du goût de tout le monde. Mais, après le passage, le 15 juillet, de la réforme financière, tout le monde à Washington s’accorde à dire que Geithner est là pour rester. Selon différents membres de l’administration, la Maison-Blanche n’a pas manqué de remarquer que la réponse de Geithner à la crise financière s’était révélée parfaitement appropriée. Il s’était vigoureusement opposé à la volonté de certains législateurs qui souhaitaient nationaliser les plus grosses banques du pays en difficulté au plus fort de la crise. Il a au contraire préféré permettre au système financier de se remettre d’aplomb, notamment en insistant sur la mise en place de tests de résistance bancaire pour les grandes institutions financières. Les résultats de ces tests avaient démontré que pratiquement toutes les banques étaient capables de surmonter la crise, ce qui avait par conséquent rapidement restauré la confiance des investisseurs. Autre signe de l’influence croissante de Geithner, le Trésor a été au cœur de la campagne pour faire adopter la réforme financière. L’époque durant laquelle la Maison-Blanche surveillait de près ses interventions publiques ne semble plus qu’un lointain souvenir. Certes, Geithner n’a pas remporté toutes les batailles. Il a notamment dû accepter que soient exemptés des nouvelles lois de protection des consommateurs les concessionnaires automobiles et les banques disposant d’un capital inférieur à 10 milliards de dollars. Mais la nouvelle loi reflète largement la confiance que Geithner place dans les organismes de régulation et sa conviction profonde que les grands établissements financiers peuvent être protégés des bouleversements s’ils ont des réserves suffisantes en capital. Cette loi constitue une sorte de COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 17 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 compromis : un rejet de l’ère de dérégulation qui a précédé l’effondrement financier, mais également un rejet des propositions qui visaient à restructurer en profondeur le secteur financier, par exemple en réduisant la taille des grandes banques américaines. Dans une interview l’été dernier, alors que son équipe rédigeait le projet de loi, Geithner avait déclaré que tout effort de réforme financière était indissociable de trois choses : “Le capital, le capital et encore le capital.” La législation adoptée ne retranscrit pas littéralement cette idée et ne fixe pas spécifiquement de nouveaux niveaux de capital. Mais elle incite les autorités américaines à travailler avec leurs homologues à l’étranger pour fixer des normes internationales. Geithner est à la tête de ce projet – encore une façon d’imprimer son sceau sur le secteur des banques. David Cho, The Washington Post (extraits), Etats-Unis amériques COLOMBIE Chanter peut nuire gravement à la santé De Mexico à Bogotá, les ballades qui abordent les côtés obscurs des sociétés locales sont très populaires. Elles peuvent parfois coûter la vie à leurs interprètes. SEMANA (extraits) Bogotá I ▶ Le chanteur Sergio Vega “El Shaka”, assassiné en juin dernier. AFP l s’appelait Sergio Vega. Mais on le connaissait davantage sous le nom d’“El Shaka”, en hommage à “un guerrier zoulou qui n’avait peur de rien et attaquait toujours de front”. C’est peut-être cette bravoure qui l’incitait à chanter des narcocorridos, ces ballades à la gloire des narcotrafiquants, en dépit des risques encourus. Il n’imaginait cependant pas que sa vie s’achèverait à 40 ans, derrière le volant d’une Cadillac rouge criblée de trente balles. La mor t d’El Shaka, en juin 2010, s’est ajoutée à celle de plus de quinze chanteurs de corridos ces derniers mois au Mexique. Mais, alors que le Mexique s’efforce de faire taire ses chanteurs populaires, en Colombie ce genre musical connaît une véritable renaissance. Le treizième volume des Corridos prohibidos [Ballades interdites], une série de disques lancée dans les années 1990, vient de sortir, même s’il est encore difficile de le diffuser à la radio. “Il est impossible de promouvoir cette musique à la radio. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on les appelle les ‘corridos interdits’ ; c’est parce que les paroles racontent ce que personne n’ose dire”, explique Alirio Castillo, producteur et spécialiste de ce genre musical en Colombie. “Ici nous ne courons pas autant de risques qu’au Mexique, car, même si les paroles de nos chansons sont fortes, nous faisons plus attention”, assure-t-il. Il raconte cependant avoir été un jour contraint de “remiser” une chan- son parce qu’il avait été menacé de mort et que l’un des plus célèbres interprètes de corridos venait d’être désigné comme le chanteur officiel des paramilitaires. Il avait alors choisi de prendre pour quelque temps ses distances avec cette musique. Mais aujourd’hui tout est différent. Les menaces se font plus rares et une partie du marché auquel ses chansons s’adressent a changé. “Il y a quelques années, dans les régions du Magdalena Medio, du Llano et de Santander, les groupes avaient beaucoup de succès, comme le montrait le nombre d’engagements qui leur était proposé. La guérilla faisait appel à eux non pour quelques heures, mais pour plusieurs jours d’affilée. Aujourd’hui, elle est occupée à se défendre contre l’armée et n’a plus de place pour les musiciens”, raconte Alirio Castillo. Ce dernier reconnaît sans états d’âme que le succès de la musique qu’il promeut est directement lié à la guerre qui sévit dans le pays. “Sans violence les corridos n’ont aucune raison d’être. Ça ne me dérange pas qu’on dise que c’est une musique violente. Personnellement, j’aime bien les histoires qu’elle raconte”, dit-il. Il les aime tellement qu’il les enregistre ! Lorsqu’on lui demande de citer le corrido qui, selon lui, a marqué l’histoire du genre dans le pays, il choisit La Rondonera, écrite par “John 40”, pseudonyme d’un commandant du front 43 des FARC. Cette chanson parle de la prise d’un village par des guérilleros. La Rondonera a été interdite pendant un certain temps dans les zones contrôlées par les paramilitaires. “Dans les endroits dominés par les paramilitaires, on ne chante pas les chansons des guérilleros et vice versa, sans quoi il y a des morts”, précise Alirio Castillo, qui n’a plus jamais reçu de chanson de “John 40” après l’interdiction de La Rondonera. “Il a disparu”, dit-il simplement. Mais les corridos n’ont pas pour autant cessé d’exister. “Il y aura toujours des thèmes à aborder dans les chansons. Actuellement, nous avons la guérilla, les paramilitaires, la corruption, les narcotrafiquants. Il y a énormément de choses à raconter ici.” Ce dont se chargent quelque 600 groupes colombiens – beaucoup moins qu’au Mexique, où l’on en compte jusqu’à 8 000. Mais la différence entre ce qui se passe en Colombie et ce qui se passe au Mexique ne tient pas uniquement au nombre de chanteurs ou aux menaces dont ils sont la cible. Selon Carlos Valbuena, auteur du livre “Le É TAT S - U N I S Ce crime qui a choqué l’Amérique Quatre policiers de La Nouvelle-Orléans viennent d’être inculpés pour avoir tiré, en 2005, sur des rescapés de l’ouragan Katrina. Une affaire qui souligne la faillite de la police locale. THE INDEPENDENT Londres L e pont Danziger aurait pu rester un simple nom sur une carte si la manœuvre des policiers pour couvrir leur crime avait fonctionné. Mais depuis que quatre officiers de police de la ville ont été inculpés, le 13 juillet, pour avoir tiré sur des civils, tuant deux personnes, nous savons que le pont Danziger restera dans les mémoires comme le lieu où les derniers liens de confiance entre une ville et ses gardiens de la paix ont été rompus. Les crimes jugés aujourd’hui se sont produits une semaine après le passage de l’ouragan Katrina, en 2005. S’ils sont reconnus coupables, les accusés pourraient passer le reste de leur existence derrière les barreaux, voire être condamnés à la peine de mort. Dans les jours qui ont suivi l’ouragan, le chaos régnait à La Nouvelle-Orléans. La ville était submergée, ses hôpitaux n’avaient plus d’électricité et les centres d’urgence débordaient de détritus. C’est alors que les agents d’un commissariat ont été pris de folie et ont commis l’irréparable. Les chefs d’inculpation prononcés le 13 juillet confirment ce que les familles des victimes ne cessent d’affirmer depuis le début. Le 4 septembre 2005, quatre officiers de police ont ouvert le feu sur six civils – partis chercher des vivres ou vérifier l’état de leur propriété de l’autre côté de la ville – sans aucun motif. Quatre personnes ont été blessées, une femme a eu une partie du bras arrachée, son mari a reçu une balle en pleine tête et deux personnes ont été tuées. Les détails de l’accusation font froid dans le dos. On y apprend comment Ronald Madison, un handicapé mental, a reçu une balle dans le dos alors qu’il tentait de s’enfuir, et comment l’un des policiers s’est acharné sur lui alors qu’il gisait à terre, mortellement blessé. Les hommes risquant la peine capitale sont les officiers d e p o l i c e K e n n e t h B owe n , R o b e r t Gisevius, Anthony Villavaso et l’ancien policier Robert Faulcon. Ils sont également accusés avec deux autres officiers d’avoir tenté de dissimuler la vérité en affirmant avoir d’abord été pris pour cible sur le pont. D’après l’acte d’accusation, les quatre officiers sont arrivés sur les lieux après avoir reçu un message radio inquiétant d’un collègue. En arrivant sur le pont, ils sont tombés sur un groupe de piétons. C’est alors que la fusillade a éclaté. James Brissette, 17 ans, se dirigeait vers l’est de la ville avec un ami, en quête de vivres. Les piétons ont tenté de s’abriter derrière un pilier en béton du pont. C’est là que deux d’entre eux ont reçu une balle dans la tête et une autre dans le bras. James, lui, a été tué sur le coup. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 18 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Ce jour-là, Lance Madison était accompagné de son frère Ronald. Après avoir assisté au meurtre de son frère et vu sa dépouille rouée de coups, Lance a été arrêté par les policiers, qui l’ont accusé d’avoir ouvert le feu sur eux. Il a été détenu trois semaines durant, accusé de tentative d’assassinat sur un officier de police, avant d’être relâché faute de preuves. Pour Tom Perez, le chef de la division des droits civils du ministère de la Justice, “ce procès doit nous rappeler que la Constitution et que l’Etat de droit ne prennent jamais de vacances, même après un ouragan”. A l’annonce de l’inculpation, Berthe Delonde, une habitante de la ville, a exprimé tout haut ce que bon nombre de résidents pensent tout bas : la population de La Nouvelle-Orléans ne fait plus confiance à sa police. “Si ces policiers ont vraiment fait cela à des civils, que vont-ils nous faire à nous ?” s’indigne-t-elle. David Usborne cartel des corridos interdits”, “au Mexique ils se sont exclusivement limités au thème du trafic de drogue, alors qu’en Colombie ils sont très vite passés à d’autres sujets, le conflit armé et la corruption, par exemple”. Le gouvernement mexicain, estimant que ces chansons constituaient une apologie de la criminalité, a lancé une véritable croisade contre les narcocorridos. La diffusion des chansons qui font l’éloge de personnages et de scènes du narcotrafic est désormais interdite et les producteurs qui se risquent à diffuser ce type de musique peuvent être sanctionnés. En Colombie, “on a recours à des formes musicales plus ‘lyriques’, qui mettent en scène des personnages des coulisses : les raspachines [ramasseurs de feuilles de coca], les paysans, les pilotes, les soldats et les combattants de toutes les factions du conflit”, précise Carlos Valbuena. Il a commencé à étudier le sujet il y a dix ans, intrigué par “l’existence d’une musique populaire qui s’inscrit en faux contre le politiquement correct et met le doigt sur une réalité colombienne occultée par les médias traditionnels, qui la qualifient d’‘apologie du délit’”. A l’image d’Alirio Castillo, Carlos Valbuena explique : “Lorsque la violence retombe, on s’intéresse moins aux sujets de prédilection du corrido, mais celui-ci n’en reste pas moins un témoignage historique.” Paloma Bahamón, sociologue à l’Université nationale, estime que ces chansons font bel et bien l’apologie de la culture du narcotrafic. Au terme de deux années de recherches sur ce sujet, elle souligne qu’il ne s’agit pas plus d’interdire l’expression de ce genre que de le légitimer sous prétexte qu’il “reflète notre réalité”. S’il faut écouter les corridos, il faut selon elle aussi “étudier les corridos interdits”. Ce n’est qu’ainsi que ce genre pourra cesser d’être stigmatisé comme une musique glorifiant la violence et qu’on pourra en faire “un outil pour dépasser notre culture de l’illégalité”. ■ FEMMES Narcotrafiquantes E lles sont belles, influençables et se laissent séduire très jeunes en échange de vêtements de marque, d’argent ou encore de financement d’opérations de chirurgie esthétique. C’est ainsi que le livre Las Muñecas de los narcos, publié en Espagne en juin, décrit le profil type de la femme de narcotrafiquant. “Elles dirigent la maison et sont patronnes d’une armée d’employés, les chefs narcos les voient comme une extension de leur pouvoir”, raconte Andrés López dans l’ouvrage. Ce dernier, narcotrafiquant repenti, a collaboré avec le journaliste Juan Camilo Ferrand pour recueillir six témoignages d’exépouses de chefs narcos qui révèlent leurs rôles parfois très différents dans le milieu. Certaines sont otages de menaces planant sur leur famille. D’autres, au contraire, sont parfaitement intégrées et ambitieuses. Selon les auteurs, ces femmes contrôleraient près de 20 % du trafic mondial de stupéfiants. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 19 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 asie ● CAMBODGE Quelle justice pour les victimes des Khmers rouges ? Le 26 juillet, le tribunal international qui juge cinq anciens complices de Pol Pot doit rendre son premier verdict. Mais, pour Sophal Ear, l’un des rescapés, il s’agit d’une farce judiciaire. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE (extraits) Paris uand ma mère – qui nous a sauvés, mes quatre frères et sœurs et moi, de la famine sous les Khmers rouges en 1976 – est décédée, en octobre 2009, à l’âge de 73 ans, j’ai compris que, pour elle, justice tardive avait fini par être synonyme de déni de justice. Ma mère, bouddhiste pratiquante, avait coutume de dire que, quoi qu’il advienne aux responsables khmers rouges dans leur vie actuelle, la justice karmique s’imposerait dans la suivante : ils renaîtraient sous forme de cafards. Je suis sûr que cette conviction a aidé des millions de survivants à accepter que, plus de trente ans après la chute des Khmers rouges [en 1979, après près de quatre ans au pouvoir et 1,7 million de morts], pas un seul de leurs chefs n’ait été condamné. D’ailleurs, les Cambodgiens risquent fort de manifester un certain désintérêt quand le Tribunal pour les Khmers rouges – baptisé Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens et mis sur pied en coopération avec les Nations unies – rendra son premier verdict à propos de Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de camarade Duch. L’homme qui commandait S21, un centre de torture où, sur 16 000 prisonniers, moins d’une douzaine survécurent, a avoué ses crimes sept ans avant que le tribunal ne siège, disant : “Ma confession est Q ▶ Dessin de Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris. ■ Révocation A deux semaines de l’énoncé du verdict, Duch, l’ancien directeur du centre d’interrogatoire et de torture S21 contre qui quarante ans de prison ont été requis, a décidé de se séparer de son avocat français, Me François Roux, écrit Cambodge Soir Hebdo. “L’accusé avait provoqué un coup de tonnerre en demandant sa remise en liberté alors que François Roux avait axé sa défense sur une reconnaissance de culpabilité”. Coup de théâtre pouvant être attribué à une interférence du gouvernement. assez semblable à celle de saint Paul. Je suis le chef des pécheurs.” Pendant le procès, Duch a déclaré : “Aux survivants je confirme la reconnaissance de tous les crimes commis contre vous à S21. Je les reconnais tant sur le plan moral que légal.” Après neuf mois de dépositions et des millions de dollars dépensés, quel verdict autre que coupable peuton attendre quand l’accusé lui-même a émis de telles déclarations sous serment ? A quoi a pu servir cette parodie de justice ? Que la question soit celle du degré de culpabilité (personne ne prétendra que Duch était responsable de la politique) ou du châtiment pur et simple (la peine maximale est la prison à vie), chaque jour passé représente en lui-même une injustice. Si, après quatre ans et des dizaines de millions de dollars versés, tout ce que le tribunal peut produire, c’est un verdict de culpabilité, les rescapés des Khmers rouges auraient aussi vite fait de parler de déni de justice. LES CAMBODGIENS GRANDS OUBLIÉS DU PROCÈS Infesté par la corruption, le tribunal a été détourné au profit de priorités nationales et internationales. Pour les politiques cambodgiens, l’objectif était de contrôler le déroulement du procès (en installant la cour dans une base militaire à une vingtaine de kilomètres de Phnom Penh) et d’en rogner la portée (en limitant à cinq le nombre d’individus qu’elle pouvait inculper), tout en s’attirant les faveurs internationales (en jugeant, apparemment du moins, les crimes contre l’humanité). Pour nombre des étrangers impliqués, le Cambodge n’a été qu’une occasion de plus de mettre en avant des modèles hybrides de justice de transition, tout en créant des emplois pour les fonctionnaires internationaux et des perspectives de carrière aux avocats étrangers. A défaut d’autre chose, ils peuvent toujours se congratuler en se disant qu’ils ont montré aux Cambodgiens comment rendre la justice. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Le tribunal a été grevé par la corruption, le manque d’indépendance judiciaire et l’absence d’intégrité. La nomination d’une fervente marxiste-léniniste à la tête de l’Unité des victimes en mai 2009, avec le soutien absolu du président du tribunal de l’ONU, a scellé le sort de la cour, qui n’a plus été qu’une farce internationale et nationale. Les grands oubliés de toute cette affaire sont ces Cambodgiens qui devaient se familiariser avec les critères internationaux de la justice et vivre une expérience cathartique grâce au tribunal. Au lieu de cela, le tribunal a eu une influence corrosive. Après avoir assisté, en 1993, à une démonstration de démocratie sous l’égide des Nations unies qui a inexorablement basculé dans l’autoritarisme, les Cambodgiens ont compris la leçon. Il ne faut pas croire aux promesses internationales, elles ne sont pas tenues. Sophal Ear* * Spécialiste des affaires de sécurité nationale à l’Ecole supérieure navale de Monterey, en Californie, il travaille sur un livre consacré aux conséquences involontaires de l’aide étrangère au Cambodge. PA K I S TA N Tout est bon pour éliminer les talibans Dans sa lutte contre les islamistes, le gouvernement encourage la formation de milices villageoises – servant surtout de chair à canon. THE NEWS (extraits) Karachi, Lahore, Islamabad L es attentats sanglants à Ekkaghund, dans le Mohmand (Zones tribales), à la frontière avec l’Afghanistan, ont coûté la vie à 106 personnes le 9 juillet. Ils sont la conséquence directe d’une initiative gouvernementale qui vise à mobiliser les tribus pour combattre les talibans. Ces derniers se sont en effet heurtés à la vigoureuse résistance du lashkar [armée] local, une milice de villageois qui répond, ironie du sort, au nom de Comité amn, “de la paix”. Le porte-parole taliban a clairement déclaré que les personnes visées étaient bien les membres de la milice, réunis ce jour-là en assemblée. Soutenus par les autorités, les lashkar des communautés villageoises ont parfois réussi à repousser les talibans dans certaines parties du Khyber Pakhtunkhwa [province du nord-ouest du pays, anciennement appelée Province-de-la-Frontière-du-NordOuest] et des Zones tribales [province située à la frontière avec l’Afghanistan], bien que les membres de ces milices aient essuyé des pertes sévères et que l’on continue d’exiger d’elles qu’elles soient constamment prêtes au combat. Parfois même, l’aide matérielle promise par le gouvernement ne se matérialise pas. Les anciens se demandent souvent combien de temps encore il leur faudra mobiliser les jeunes du village pour affronter un ennemi aussi déterminé que les talibans. Certains se plaignent d’avoir été contraints par les autorités de lever des lashkar et de se battre contre les militants. Selon eux, on leur demande de faire quelque chose que le gouvernement et ses forces de sécurité ont été incapables d’accomplir. Des centaines de civils auraient perdu la vie dans les Zones tribales parce qu’ils ont maintenu leurs liens avec les représentants du gouvernement et de l’armée en dépit des avertissements. Les milices villageoises vengent aujourd’hui les victimes : les rebelles islamistes et leurs complices sont désormais traqués, leurs maisons démolies et leurs familles bannies de villages ancestraux. Les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN, s’efforçant désespérément de juguler l’insurrection croissante des talibans, ont eux aussi eu recours à des campagnes de mobilisation et de financement des villageois afghans afin qu’ils combattent les rebelles dans leurs régions. Le général David Petraeus avait mis en œuvre un plan comparable en Irak, en armant et payant des tribus sunnites pour qu’elles combattent Al-Qaida dans le pays. Maintenant qu’il vient de succéder à McChrystal [limogé le 23 juin 2010] en Afghanistan, il tient à développer ce programme et à doubler le nombre de villages où des milices seront équipées pour affronter les talibans. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 20 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Toutefois, le président Karzai aurait exprimé des réserves devant un tel projet. Le chef de l’Etat afghan redoute que cela ne favorise d’une part le renforcement des chefs de guerre locaux qui défient de toute façon le pouvoir central et, d’autre part, la multiplication de milices qui échappent à tout contrôle. Lui préférerait une armée nationale forte, fidèle au gouvernement, plutôt que des groupes privés n’obéissant qu’à des chefs de guerre. Mais, avec le général Petraeus à la tête des forces [de l’OTAN], il est peu probable que Karzai soit écouté. Au Pakistan, beaucoup de gens voient dans les lashkar un moyen légitime et efficace de lutter contre les talibans. On ne se soucie guère des conséquences qu’il y aurait à armer des villages entiers… En réalité, on se persuade que des attentats comme celui d’Ekkaghund justifient la formation de milices villageoises dans l’espoir de vaincre les talibans. Rahimullah Yusufzai asie JAPON Un trouble-fête nommé Votre Parti Les élections sénatoriales ont coûté cher au Parti démocrate et permis au Parti libéral-démocrate de retrouver des couleurs. Mais c’est l’émergence d’une nouvelle formation originale qui a retenu l’attention. MAINICHI SHIMBUN (extraits) Tokyo E tes-vous sûr de ne pas me faire une fausse joie ?” Le 11 juillet, à 23 h 36, au centre de dépouillement, lorsqu’on a annoncé à Yoshimi Watanabe,leader de Votre Parti (VP), qu’il était élu dans une des circonscriptions de la capitale, il n’arrivait pas à y croire. Peu après, d’un air plaisant, il a laissé éclater sa joie. “Je pense que c’est une victoire extrêmement symbolique.” Pourtant, les discours prononcés par les membres de sa formation pendant la période électorale n’avaient pas attiré les foules. Le 23 juin, veille de l’ouverture officielle de la campagne électorale, Shusei Tanaka, conseiller spécial de la campagne et ancien directeur de ▲ Dessin paru dans The Economist, Londres. l’Agence de planification économique, montait à la tribune pour déclarer : “Le regard sévère porté par le Premier ministre Naoto Kan sur le système bureaucratique est juste ; je pensais qu’il ne se laisserait jamais endormir par les bureaucrates. Mais ses déclarations concernant l’augmentation de la TVA ont clairement montré qu’il était sous leur emprise.” De nombreux partis ont vu le jour depuis le mois d’avril, mais aucun d’entre eux n’a obtenu un bon résultat aux sénatoriales. Alors en quoi VP se distingue-t-il ? Durant la campagne, nous avions rencontré M.Watanabe. “La fondation deVotre Parti s’inscrit dans la suite logique des mouvements de citoyens que j’ai toujours animés.Toute vantardise mise à part, nous avons réussi à présenter nos 44 candidats sans bénéficier de grosses sommes d’argent et sans avoir recours à un vote organisé. C’est une démarche conforme à celle d’un mouvement citoyen. Je n’ai pas choisi l’approche directe, qui aurait consisté à créer rapidement un nouveau parti avec des députés dissidents. Nous ne choisirons pas non plus de former M YA N M A R Le chapeau de la discorde La LND d’Aung San Suu Kyi conteste à un groupe dissident le droit d’utiliser, lors des élections à venir, le symbole du parti. Un différend qui fait les affaires de la junte. THE IRRAWADDY Chiangmai (Thaïlande) L es champions de la démocratie font exactement ce qu’il faut pour contenter les généraux au pouvoir. Ils se battent pour un chapeau en bambou, le kha mauk. Comment ? un chapeau en bambou ? Eh bien, oui. Plus précisément, le chapeau traditionnel birman que portent les paysans. Mais, avant d’entrer dans les détails du combat, rappelons que les dirigeants du principal parti d’opposition, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), et la formation politique dissidente récemment fondée, la Force nationale démocratique (FND), étaient ensemble, il y a encore quelques mois, au siège de la LND à Shwegondaing, à Rangoon. Ils œuvraient à l’instauration de la démocratie. Nombre des principaux protagonistes avaient vécu la même amère expérience d’un emprisonnement par la junte. À QUAND UNE OPPOSITION DÉMOCRATIQUE UNIE ? Revenons maintenant à l’histoire du chapeau. Vous avez sans doute déjà vu l’un des beaux portraits d’Aung San Suu Kyi coiffée d’un kha mauk. Ces images populaires de la dirigeante de la LND assignée à résidence resteront pour toujours gravées dans les pages de l’histoire du pays : Mme Suu Kyi et le kha mauk, le kha mauk et la LND, la LND et ses fidèles électeurs, qui avaient mis, en 1990, une croix à côté du kha mauk sur les bulletins de vote, où figuraient également les symboles des autres partis. “Mettez une croix à côté du chapeau, assurez la victoire du peuple”, tel était le slogan mémorable du seul scrutin qui s’est tenu au cours des deux décennies écoulées. Avec ce symbole, la LND avait remporté les élections haut la main [392 des 492 sièges à pourvoir]. Ce chapeau est ainsi devenu un symbole historique, celui de la LND. Voilà la toile de fond de l’affaire. Et voilà ce qui l’a provoquée : la FND s’est enregistrée, en juin, comme parti politique, avec un kha mauk pour symbole. Même si ce n’était pas une copie conforme de celui de la LND, l’état-major du parti crie au vol de son emblème. Les dirigeants des deux formations se livrent depuis quelques jours une guerre verbale. “C’est une contrefaçon pure et simple”, accuse Nyan Win, un porte-parole de la LND. Ce à quoi Khin Maung Swe, l’un des fondateurs de la FND, rétorque : “Cette image n’est pas la propriété de la LND, ce n’est pas une marque déposée.” Mais le chapeau n’est pas, bien entendu, le véritable enjeu de la bataille. Cet accessoire cache un différend d’ordre idéologique. Le véritable problème est de savoir s’il faut ou non participer aux prochaines élections organisées par la junte. La ques- tion avait déjà constitué un motif de discorde entre les différentes factions de la LND avant que la formation ne décide de les boycotter. Au sein de la LND, certains s’en tiennent aux principes fondamentaux. Pour eux, le scrutin à venir ne sera ni libre ni équitable. La loi électorale est répressive et exigerait l’expulsion de Mme Suu Kyi et des autres prisonniers politiques du parti. La Constitution de 2008 est antidémocratique. Cependant, d’autres membres de la LND voient dans les élections l’occasion de créer un espace démocratique – aussi mince soit-il – au sein du futur Parlement, même s’ils se disent COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 21 conscients du fait que la consultation ne sera pas vraiment démocratique. La FND partage cette vision des choses. Résultat : la LND est divisée. Il en est de même pour les autres formations démocratiques. Mais, à ce stade, certaines factions de l’opposition deviennent leurs propres ennemis, et les généraux doivent se frotter les mains devant cette farce. Ce que le peuple souhaite avant tout, c’est une opposition démocratique unie, en mesure de combattre le puissant gouvernement militaire. Mais, au bout du compte, cette guerre du chapeau symbolise la désunion des forces démocratiques. Kyaw Zwa Moe DU 22 AU 28 JUILLET 2010 brusquement une coalition avec le Parti démocrate (PD) quand nous partirons à la conquête du pouvoir politique, car cela pourrait devenir un handicap à terme. Le PD s’appuie sur les mêmes principes que le Parti libéral-démocrate (PLD), à savoir un gouvernement sans limites et le bureaucratisme. Nous, nous souhaitons un gouvernement limité et qui aura pour objectif une croissance fondée sur le libéralisme. Comment collaborer avec ces différences fondamentales ? Désormais, à la lueur des résultats des élections, la scission au sein du PD et l’effondrement du PLD sont inévitables. Nous recomposerons le paysage politique en recrutant des personnes qui partagent nos idées.” Tout en choisissant soigneusement ses mots, il nous regardait fixement. “Dans le monde politique actuel, les gens ne comptent plus sur le PD dont le leader, Naoto Kan, ne propose aucune vision sociale très claire. Ils ne sont guère plus attirés par le PLD, mais sont séduits par le projet de ‘réduire le nombre des fonctionnaires avant d’augmenter la TVA’. Watanabe a toujours montré sa volonté de réformer la fonction publique depuis le temps où il était ministre chargé de la Réforme administrative [2006-2008]. C’est pourquoi il est crédible”, estime le journaliste Soichiro Tahara pour expliquer le succès de Votre Parti. En ce qui concerne l’avenir de VP, il est certain que “Votre parti et le PD formeront une coalition. SiWatanabe déclare aujourd’hui qu’il n’en est pas question, dans le monde politique, cela signifie qu’il fera forcément le contraire.” Le PD ayant essuyé une grande défaite, le monde politique est devenu plus fluctuant. Watanabe considère les sénatoriales comme “une escarmouche d’avant-poste par rapport aux législatives à venir”. La nouvelle formation VP a su gagner l’estime des électeurs grâce à sa constance et à ses convictions. Reste à savoir si elle pourra mener à bien son programme sans trahir ceux qui lui ont fait confiance ? Yuji Nakayama asie “BANDH” GRÈVE GÉNÉRALE INDE La classe moyenne se défile Le 5 juillet, les Indiens ont manifesté contre l’inflation galopante. Mais les gagnants de la croissance se sentent peu concernés par ces manifestations populaires. OUTLOOK (extraits) New Delhi I L e mot bandh veut tout simplement dire “fermé”. C’est un mot qui, sous forme d’adjectif ou de verbe, est d’une banalité quotidienne. On l’emploie pour indiquer, par exemple, qu’on a fermé la porte de la chambre des enfants. Mais, lorsqu’il est employé comme nom pour indiquer une fermeture, il prend une tout autre importance. Il avertit. Il menace. Il peut faire tomber des gouvernements. Car un bandh est essentiellement une grève, une grève qui paralyse. Le bandh des chemins de fer indiens, déclenché par le chef des syndicats ouvriers George Fernandes en 1974, est toujours présenté comme l’un des plus réussis dans l’histoire de l’Inde. Il fut cité par Indira Gandhi, alors Premier ministre, comme l’une des causes du déclenchement de l’état d’urgence en 1975, auquel son gouvernement n’a pas survécu. Dans l’imaginaire populaire indien, le bandh évoque des sentiments patriotiques liés au mouvement indépendantiste, même s’il est vrai que le Mahatma Gandhi n’a jamais soutenu l’idée d’un bandh général qui serait appliqué, si besoin est, par la force. Car si le mot bandh fait peur, c’est qu’il comporte une notion de pression, voire de violence. Il évoque surtout l’image d’un rideau métallique qu’un boutiquier se hâte de fermer de peur de se faire tabasser ou bien encore des bandes de jeunes armés qui rôdent dans les rues désertes. Pour paralyser le pays, l’opposition politique indienne a donc appelé, le 5 juillet, au Bharat bandh, ou à la “fermeture de l’Inde”, associant le mot bandh à celui de Bharat, qui renvoie à l’Inde du peuple. Tenter de bloquer une économie dont le taux de croissance attire tant d’investisseurs étrangers pourra-t-il mettre en danger le gouvernement ? Car c’est un fait : la très grande majorité des Indiens, face à des prix qui explosent, ne sait plus comment joindre les deux bouts. D’autant que les 10 % de la population qui bénéficient de l’expansion s’enrichissent plus rapidement encore que ne montent les prix. Entre ces deux Inde, l’“India” des riches et le “Bharat” des pauvres, se creuse un abîme dans lequel risque de tomber un jour la démocratie indienne – avec Mira Kamdar ou sans bandh. Calligraphie d’Abdollah Kiaie l est facile de comprendre pourquoi la plupart de nos députés ont du mal à protester contre les prix actuels des denrées alimentaires. La cantine du Parlement leur fournit des rotis [pains plats] à 1 roupie [1 centime d’euro], du riz et des haricots rouges pour 7 roupies, du kheer [riz au lait] pour 5,50 roupies – des tarifs qui n’ont d’ailleurs pas été révisés depuis 2004 ! Ce qui est stupéfiant, en revanche, c’est le silence de la classe moyenne face à l’augmentation des prix. Après tout, l’inflation supérieure à 10 % pèse lourdement sur le budget des ménages. Certains prétendent que la classe moyenne est en fait très remontée, mais qu’elle n’est tout simplement pas capable de prendre la tête de la colère populaire sur le long terme. D’autres demandent de quelle classe moyenne on parle. En Inde, il y a d’une part des personnes si riches qu’elles ne s’aperçoivent même pas de l’inflation et d’autre part des personnes trop pauvres pour prendre une journée de congé afin d’aller manifester. Il y en a encore d’autres qui se montrent sceptiques. Même si la classe moyenne voulait descendre dans la rue, en serait-elle capable ? Reste à savoir ce qu’est la classe moyenne. Où vit-elle ? Que fait-elle ? Combien gagne-t-elle ? Tout cela reste un mystère. Cette catégorie sociale compte, selon les analyses, de 60 à 300 millions de personnes, soit au grand maximum 30 % de la population. Une petite partie de ce pourcentage (le tiers environ) constitue le moteur de l’expansion économique indienne. Même s’ils sont peu nombreux, les membres de ce groupe concentrent un grand pouvoir – mais manifester contre l’inflation ne leur vient pas vraiment à l’esprit. L’incroyable montée en flèche de leurs revenus a réglé la question il y a bien longtemps. “En Inde, ce qu’on désigne comme la nouvelle classe moyenne représente au maximum 10 % de la population. Au cours des quinze dernières années, ce groupe a vu ses revenus augmenter considérablement et ne s’inquiète pas des prix”, explique Praveen Jha, professeur d’économie à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. Paradoxalement, s’il y a une chose dont l’Inde est bien sûre, c’est qu’elle compte au moins 300 millions de personnes qui sont officiellement rangées dans la catégorie des “pauvres” [vivant au-dessous du seuil officiel de pauvreté]. La question est donc de savoir si une catégorie sociale plus favorisée acceptera d’élever la voix pour défendre les intérêts de l’autre. Autre changement, ceux qui travaillent dans le secteur public ou dans une entreprise privée continuent à exprimer leur mécontentement comme auparavant, ▶ Dessin paru dans The Economist, Londres. Les prix s’envolent ■ 2004/2005 2010 En roupies/kilo : Pommes de terre 5,6 11 Farine 11 14 Oignons g 7,6 18 Riz 15 35 Sucre 15,5 45 Lentilles 30 70 En roupies/trajet d’environ 2 heures : Ticket de car 16 32 FACE À LA HAUSSE DES PRIX, LES INDIENS SE RÉSIGNENT En roupies/litre : Gazole 25 40 Essence 37 56 En moyenne, avec 60 roupies (1 euro), on peut préparer deux à trois repas végétariens pour une famille de quatre personnes. (Source : “Outlook”) COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 mais ils ne reflètent plus les préoccupations de l’aam admi, l’Indien moyen, car leurs revenus sont désormais trop élevés. Leur opinion n’a donc pas vraiment de valeur. Et ceux qui composent la “véritable” classe moyenne, au sens où on l’entend normalement, ceux qui souffrent aujourd’hui de la cherté des prix, semblent n’avoir trouvé aucune solution pour s’en sortir. Raghav Gaiha, qui enseigne à la Delhi Management School, pense au contraire que la classe moyenne actuelle porte l’indignation populaire et s’exprime contre l’augmentation des prix. “La suppression des subventions sur le carburant, qui a provoqué l’augmentation du prix, a suscité de vives réactions. Des manifestations ont été organisées [comme celle du 5 juillet 2010, appelée par l’opposition]. Mais cette colère n’est souvent que passagère”, constatet-il. L’augmentation des revenus pour certains peut constituer un facteur explicatif, mais, selon lui, les gens se sont tellement préparés à la flambée des prix de ces derniers mois qu’ils font peut-être preuve d’une “plus grande tolérance”. 22 On se retrouve donc dans une situation malheureuse : une classe moyenne éclatée avec une sous-section d’élites qui ne s’intéressent qu’à la consommation ; une “véritable” classe moyenne qui ne peut pas se permettre de manifester ; et une opinion publique de plus en plus habituée aux augmentations de prix. Pour C. S. Reddy, le directeur d’une organisation qui soutient des associations de microfinance, c’est ce dernier phénomène – s’habituer à l’inflation sur le long terme – qui empêche le déclenchement de grandes manifestations DU 22 AU 28 JUILLET 2010 durables dans les zones rurales. De plus, dans les campagnes, les revenus augmentent également – dans une certaine mesure. Le prix de certaines denrées est plus avantageux qu’auparavant. La loi garantissant aux foyers ruraux cent jours de travail par an [National Rural Employment Guarantee Act (NREGA), 2005] a contribué à améliorer le niveau de vie de la population, dans certaines régions. “Dans l’Andhra Pradesh, par exemple, la population s’en sort grâce à des sources de revenus diversifiées, du moins dans les zones que j’ai visitées. En outre, certains peuvent acheter des céréales à 2 roupies le kilo, le système de santé fonctionne bien, les pauvres ne sentent donc pas trop la pression”, explique-t-il. Pour Krishan Bir Chaudhary, de la Bharatiya Krishak Samaj [l’organisation des agriculteurs indiens], s’il n’y a pratiquement pas eu de manifestations dans les campagnes, c’est entre autres parce qu’il n’existe pas de groupe de pression efficace représentant les agriculteurs au Parlement. Résultat : le prix des denrées alimentaires est devenu arbitraire et est souvent contrôlé par des intermédiaires corrompus. Le problème, c’est que, si le prix des denrées alimentaires continue à grimper, les gens devront faire des sacrifices – d’abord sur les quantités consommées, puis sur la qualité, avant de renoncer totalement à certains produits. Le problème, c’est que la population va peu à peu accepter de vivre selon un seuil de tolérance où les prix ne sont pas assez élevés pour se mettre en grève mais pas assez bas pour qu’on puisse se dispenser de faire ses courses dans les magasins à prix réduits dont les produits sont de moins bonne qualité. Et, selon les experts, on en est déjà là. Pragya Singh m oye n - o r i e n t ● MONDE ARABE Deux morts, deux mesures Le décès de Fadlallah, une figure atypique du Hezbollah, a suscité un peu partout des éloges funèbres. La disparition d’Abu Zeid, un Egyptien libre-penseur contraint à l’exil, n’a suscité que l’indifférence. Dommage ! NOW LEBANON Beyrouth L a mort, le 4 juillet dernier, de Sayyed Muhammad Hussein Fadlallah a suscité un véritable torrent d’émotion aux quatre coins du monde. Quoi que l’on pense de cet homme de religion – qui ne se laissait pas facilement apposer une étiquette –, cette unanimité a de quoi laisser perplexe et illustre parfaitement les difficultés que rencontrent les penseurs libéraux arabes. Pourquoi une telle effusion ? La plupart de ses apologistes ne savaient visiblement pas ce qui faisait la particularité – et l’intérêt – de Fadlallah, à savoir ses conceptions originales de la doctrine musulmane (notamment son approbation du clonage thérapeutique). En revanche, les idées pour lesquelles il était connu, à savoir son approbation des attentats suicides et son hostilité envers Israël et les EtatsUnis, n’avaient rien de très original et ne reflétaient pas la complexité de cet esprit anticonformiste. Il faut admirer, par exemple, avec quel art de l’omission l’ambassadrice du Royaume-Uni à Beyrouth, Frances Guy, a pu écrire sur son blog : “Quand on se rendait [chez Fadlallah], on était certain d’avoir un vrai débat, une discussion respectueuse, et on savait qu’on repartirait avec l’impression d’être plus intelligent. Le Liban déplore une grande perte aujourd’hui, mais ce décès se fera sentir bien au-delà des frontières du pays. Le monde a besoin de plus d’hommes comme lui, qui s’efforcent de jeter des ponts entre les religions, acceptent la ▲ Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. réalité du monde moderne et osent remettre en question de vieilles traditions. Paix à son âme.” (Ce “post” ayant suscité des critiques de plus en plus nombreuses de la part de médias occidentaux, l’ambassade du RoyaumeUni à Beyrouth a fini par le retirer de son site.) Aux Etats-Unis, la responsable du Moyen-Orient de CNN, Octavia Nasr, a payé cher son éloge de Fadlallah sur Tweeter. “Triste d’apprendre la mort de Sayyed Fadlallah… Un des géants du Hezbollah que je respectais énormément”, avait-elle écrit. Octavia Nasr a finalement été licenciée, même après avoir publié une déclaration pour clarifier ses positions et notamment dénoncer sans exception le recours aux attentats suicides. Si ces réactions étaient moins marquées que celles venues de la république islamique d’Iran et de la communauté chiite au Liban – avec lesquelles Fadlallah entretenait des relations controversées –, elles n’en étaient pas moins révélatrices, ainsi que source d’un sentiment étrange, renforcé récemment par la quasi-indifférence des penseurs libéraux arabes et occidentaux après l’annonce de la mort de l’intellectuel égyptien Nasr Hamed Abu Zeid. En 1995, Abu Zeid avait fait les gros titres des journaux après la décision de la cour d’appel du Caire de le reconnaître coupable d’apostasie. Les détracteurs d’Abu Zeid n’avaient pas supporté son approche interprétative du Coran selon laquelle le texte sacré pouvait faire l’objet d’un débat, alors qu’il est traditionnellement considéré comme la parole sacrée de Dieu. Le Djihad islamique égyptien avait alors appelé à l’élimination d’Abu Zeid, lequel, face à ces manœuvres d’intimidation, s’était finalement exilé aux Pays-Bas. TROUVER UN ISLAM TOLÉRANT AU SEIN DU CLERGÉ Ce que les panégyriques de Fadlallah nous montrent, face au relatif silence qui a entouré la mort d’Abu Zeid au Moyen-Orient, c’est que dans cette partie du monde il existe deux poids deux mesures pour la pensée libérale. Alors qu’un religieux largement conservateur est présenté comme une personnalité ouverte au progrès et au dialogue, un intellectuel désireux d’introduire une part de pensée libre dans la religion et qui a dû s’exiler pour échapper à une mort probable s’est éteint dans une indifférence quasi générale. A qui la faute ? Les responsabilités sont partagées. Si les faiseurs d’opinion – les représentants à l’étranger, les journalistes et les intellectuels arabes – n’arrivent pas à mettre de l’ordre dans leurs priorités, le reste de la société ne le fait pas mieux. Fadlallah était un homme fascinant, digne d’attention et parfois même d’estime, mais il semble que les auteurs des portraits que l’on en dresse aujourd’hui destinent leurs compliments à un homme fantasmé, produit de leur désir de trouver le représentant d’un islam tolérant au sein du clergé. C’est bien là tout le problème. Pourquoi les diplomates et les médias mettent-ils autant d’acharnement à vouloir trouver les plus hautes vertus libérales – notamment la capacité de dialogue et l’ouverture d’esprit – au sein du groupe le plus hermétiquement fermé des sociétés musulmanes, à savoir le clergé ? Pourquoi continuer d’ignorer les hommes et les femmes qui manifestent ces qualités au quotidien, dans leurs études, leur mode de vie ou leur travail ? Le clergé et les musulmans traditionalistes seraientils jugés comme plus authentiques ? Le fait de rendre justice à ces rares intellectuels courageux reviendraitil à enlever quelque chose au monde arabe ? Ces questions méritent une réponse, au moins pour que les Nasr Hamed Abu Zeid de ce monde ne soient plus contraints à l’exil. Michael Young IRAN La révolte du bazar fait reculer le gouvernement Les commerçants iraniens, alliés traditionnels des religieux, font rarement grève. Leur mouvement de protestation, qui a duré deux semaines, a obligé les autorités à changer de politique fiscale. INSIDEIRAN.ORG New York A u début du mois de juillet, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a annoncé qu’il avait l’intention d’augmenter l’impôt sur le revenu des marchands du bazar, le centre traditionnel du commerce. Cette hausse est significative : 70 % selon les marchands. Le bazar de Téhéran a réagi en lançant une grève le 6 juillet [elle concernait les commerçants les plus influents du bazar, les marchands de tapis, d’or et de tissus]. Malgré des rumeurs d’arrêt dès le lendemain, les marchands ont maintenu cette grève [jusqu’au 18 juillet]. Craignant de s’aliéner l’aile conservatrice de la société iranienne et de perdre d’importants revenus économiques, le gouvernement a décidé, le 12 juillet, de revoir sa proposition de hausse des taxes. Le bazar iranien a un poids politique très fort dans le pays pour diverses raisons. D’abord, il a toujours entretenu d’excellents rapports avec les religieux iraniens. Les membres du bazar font partie des soutiens financiers les plus importants du clergé. Le gouvernement iranien, qui tient sa légitimité des religieux, ne peut pas risquer de perdre une grande partie de ses appuis. De plus, et c’est peut-être le plus important, le gouvernement doit empêcher ce segment influent de la société de faire cause commune avec le mouvement d’opposition [né de la réélection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009]. Ensuite, des grèves unifiées dans les différents bazars du pays peuvent avoir des répercussions économiques et psychologiques. En dépit du changement des circuits de distribution et de l’augmentation des grandes chaînes de supermarchés, le bazar traditionnel reste toujours apprécié des consommateurs. L’économie iranienne pourrait souffrir âprement de cette grève. De plus, la concentration de magasins dans un seul lieu peut amplifier l’impact psychologique d’une grève sur la population. Des instances gouvernementales clés comme le ministère du Commerce et le ministère de l’Economie ont promis de réviser le projet. Le vice-ministre du Commerce est allé jusqu’à dire que les taxes resteraient au niveau actuel et qu’il n’y aurait COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 23 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 pas d’augmentation à l’avenir. Le gouvernement a trouvé un accord avec les bazaris de Téhéran, réduisant l’impact de la hausse [à 15 %]. Mais les marchands d’autres villes n’ont pas apprécié cet accord, notamment à Tabriz, dans le nord-ouest du pays. Le 14 juillet, les commerçants du bazar de Tabriz ont lancé leur propre grève pour protester contre l’accord bilatéral trouvé entre le gouvernement et les marchands de Téhéran. Ils se sont sentis trahis par leurs confrères de Téhéran, prêts à accepter un accord qui leur convient, mais qui n’est pas dans l’intérêt de leurs collègues de province. La grève à Tabriz est aussi un indicateur important que les tensions à Téhéran peuvent rapidement se répandre dans d’autres villes. Arash Aramesh m oye n - o r i e n t ARABIE SAOUDITE Devenir le plus grand creuset musulman Des millions d’immigrés musulmans installés de longue date dans le royaume n’ont toujours pas été naturalisés. Une grosse erreur pour un pays en manque de main-d’œuvre et aujourd’hui menacé par l’Iran. AAFAQ Washington I ls sont nés et ont grandi en Arabie Saoudite, ils parlent sa langue et partagent sa culture, mais ils n’ont pas accès à la nationalité. On les appelle mawaleed [natifs]. Depuis peu, ils sont au centre de vifs débats suscités par la création d’un site Internet entièrement dédié à leur cause (http://mawaleed.net). Au cœur de leur démarche, il y a la demande adressée au roi Abdallah bin Abdelaziz de les naturaliser. Certains commentateurs y voient une menace pour la cohérence démographique du royaume ; d’autres font valoir qu’il s’agit d’une revendication légitime et qu’une telle mesure servirait aussi les intérêts du pays. Car leur intégration mettrait le royaume en bonne position dans la compétition internationale et en ferait un pôle important dans ce monde toujours plus multipolaire. Les mawaleed sont tous ceux qui, sans être saoudiens, sont nés en Arabie ou y sont arrivés enfants ; ils y ont grandi, ils en ont la culture et ils souhaitent y rester. Il est tout simplement impossible de les distinguer des Saoudiens. La seule différence est que les uns disposent d’un passeport et que les autres n’ont que des cartes de séjour. Ils sont une composante essentielle de la société, laquelle est par ailleurs constituée de la catégorie des princes [quelques dizaines de milliers de membres de la famille régnante], puis de celle des nationaux, et enfin de celle des étrangers [ceux-ci forment probablement un tiers de la population et sont surtout employés dans des métiers subalternes, au statut souvent extrêmement précaire]. Ils se sentiraient étrangers dans leurs pays d’origine avec lesquels leurs contacts se limitent à des démarches administratives consulaires. ▶ Dessin de Hajo paru dans As-Safir, Beyrouth. ■ Sondage Selon l’institut américain Gallup, l’Arabie Saoudite serait le 5e pays du monde le plus prisé par des migrants potentiels, après les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne, mais devant l’Allemagne. Le royaume wahhabite est ainsi un pays d’immigration au même rang que l’Australie. Le quotidien d’Abha Al-Watan s’interroge sur ces “30 millions de candidats” en soulignant que l’Arabie Saoudite n’est pas le pays le plus riche de la région et que, parmi ces personnes, se trouvent de nombreux non-musulmans. Les mawaleed sont plusieurs millions, et il faut bien se rendre à l’évidence que, de toute façon, il serait difficile de les obliger à quitter le pays. Non seulement leur présence est un fait mais, en outre, notre pays trouverait de nombreux avantages à les intégrer pleinement. Premièrement, cela irait dans le sens d’une “saoudisation” de l’emploi, puisqu’ils pourraient investir le vaste secteur des emplois occupés par les travailleurs immigrés : chauffeurs de taxi, employés de maison [presque tous les Saoudiens emploient au moins une bonne et un chauffeur, souvent originaires d’Asie], aides-soignants ou gardes d’enfants. Au moins maîtrisent-ils notre langue et sont-ils porteurs de nos valeurs, ce qui éviterait aux familles les nombreux problèmes actuellement posés par les immigrés arrivés plus récemment, qui imprègnent les enfants de valeurs étrangères. En outre, leur intégration permettrait à l’Arabie Saoudite de se constituer la plus grande armée de la région. Il s’agit d’un potentiel de millions de personnes qui seraient honorées de servir la terre des deux lieux saints [La Mecque et Médine]. Dans la police, on pourrait profiter de leur connaissance des bas quartiers, avec leurs ruelles pleines de voyous. De plus, imaginez que les millions de riyals qu’ils transfèrent chaque année vers leur pays d’origine soient investis sur place. DE NOMBREUX TALENTS PERDUS AU PROFIT DE PAYS VOISINS Pour finir, il nous faut introduire un autre élément dans notre raisonnement, à savoir l’Iran. Le régime des mollahs cherche à établir sa domination sur toute la région. L’Arabie Saoudite a la possibilité de couper court à ce projet. La naturalisation massive de résidents étrangers changerait totalement les rapports de force, puisque les personnes concernées sont originaires de la plupart des pays musulmans du monde. Ainsi, l’Arabie Saoudite pourrait devenir le plus grand creuset du monde musulman. A moyen et à long terme, cela aurait des retombées positives. Imaginez comment les pays du monde entier, et surtout ceux du monde musulman, percevraient une telle mesure et comment cela se répercuterait sur notre réputation en tant que représentants de l’islam et gardiens des lieux saints. Cela couperait également l’herbe sous le pied aux extrémistes qui, à l’instar d’Al-Qaida, cherchent à noircir notre pays en l’accusant d’être lié au monde occidental. Par ailleurs, cela constituerait un apport de créativité artistique, puisque de nombreux mawaleed expriment leur amour pour notre pays par la poésie ou la musique. Sans parler des écrivains et des journalistes. Il en va de même pour le sport, domaine dans lequel nous avons perdu de nombreux talents au profit de pays voisins : le Qatar, notamment, mais également Bahreïn. Le cas le plus connu est celui du Tchadien Abdallah Omar, né à Djeddah qui n’a pas pu jouer dans l’équipe nationale saoudienne et qui a été récupéré par Bahreïn. C’est lui qui a marqué le but décisif contre l’Arabie, éliminant celle-ci des qualifications pour la Coupe du monde. Plus récemment, un agent français a essayé de recruter un petit Tchadien ayant grandi dans cette même ville. Heureusement, son père s’est opposé à son départ pour l’Europe. Finalement, la naturalisation des mawaleed nous distinguerait de pays tels que le Koweït et les Emirats arabes unis, qui comptent parmi leur population des bidouns [apatrides]. Bref, cela aurait d’énormes répercussions en termes d’image à l’échelle internationale. Ce serait la preuve concrète que tous les musulmans sont égaux et que tous, quelle que soit leur origine, sont également dignes de servir le pays des deux lieux saints. La diversité a été le secret de l’expansion de l’islam durant les premiers siècles de son histoire. Aujourd’hui, les Etats-Unis tirent puissance et prestige de leur diversité humaine. L’Arabie Saoudite pourrait faire de même. Mansour Al-Hajj VU DU MONDE ARABE Un jour on regrettera l’Europe Coup de colère d’un quotidien populaire koweïtien contre ceux qui dénoncent le racisme européen à l’égard des musulmans alors même qu’ils le pratiquent contre les étrangers dans leur propre pays. AL-QABAS Koweït L ’Europe est parfois appelée le Vieux Continent, mais elle reste la mère de la civilisation moderne, le centre de la culture mondiale et l’incarnation de la conscience internationale. L’Europe, et surtout l’Europe occidentale, joue le rôle humaniste qui a fait sa réputation et combat le sous-développement en ouvrant grand les bras aux miséreux, aux maltraités et aux opposants pourchassés par des dictateurs. Quand elle défend son identité et sa façon de vivre, nous n’avons pas le droit de nous en offusquer. Elle ne fait que défendre la démocratie et les libertés individuelles contre une pensée religieuse, celle de l’islamisme. Il faut être objectif pour comprendre les réactions de colère des Européens face à “l’assaut humain et culturel” musulman. Au bout d’une ou deux générations, le monde entier, et le monde arabe en premier lieu, regrettera l’Europe telle qu’elle avait été jusque-là. Celle-ci aura été transformée sous l’effet de l’immigration musulmane. Les Européens ont donc raison de s’inquiéter. Mettons-nous à leur place : dans les pays du Golfe, ne nous inquiétons-nous pas de l’influence exercée par les immigrés asiatiques sur nos propres modes de vie ? Les ghettos musulmans prolifèrent autour des grandes villes européennes, le voile s’y est banalisé, le niqab y progresse jour après jour et les mosquées y attirent plus de monde que les églises. Il y aurait quarante-cinq millions de musulmans en Europe, ce qui ne serait pas si grave s’ils voulaient vraiment s’intégrer. Or beaucoup soutiennent le principe des attentats, les crimes d’honneur sont courants et les femmes se voient souvent traitées par leurs familles comme si elles étaient encore dans leur pays d’origine. C’est effrayant COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 24 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 de voir que ceux qui ont fui des dictatures politiques, militaires ou religieuses voudraient transformer l’Europe en quelque chose qui ressemblerait à ce à quoi ils cherchaient à échapper. Nous écrivons cela simplement afin de nous élever contre la victimisation qui accompagne la défense du droit des musulmans de vivre conformément à leurs convictions. Cela est d’autant plus inacceptable que nous-mêmes, dans nos propres pays, nous refusons à toutes les minorités, y compris aux Européens, de simplement respirer et ne cessons de vouloir leur imposer nos choix. Ahmed Al-Sarraf afrique ● SOMALILAND Un havre de paix et de stabilité politique THE GUARDIAN ÉR YT Londres YÉMEN HR ■ . Aden Réaction Si la présidentielle du 26 juin, qui avait été repoussée trois fois depuis 2008, a été validée par les observateurs, elle constitue une provocation pour les chababs, ces insurgés islamistes qui contrôlent la majeure partie de la Somalie. “Cette élection est une honte, a déclaré l’un de leurs responsables. Nous voulons l’union de tous les musulmans, et les prétendus Somaliland et Puntland [territoire autonome somalien] sont des créations de l’Ethiopie pour diviser le seul fief islamique de la région.” G O L F E Détroit de Bab El-Mandeb DJIBOUTI Djibouti ÉTHIOPIE D ’ A D E N 12° N SOMALILAND Berbera Source : site officiel du Somaliland (www.somalilandgov.com) L e 26 juin, une élection présidentielle s’est déroulée dans le calme en Afrique. Et, selon les observateurs internationaux, elle répondait à tous les critères d’une élection libre. Le président sortant a accepté le résultat du scrutin au moment même où il a été annoncé. Il a aussitôt remis le pouvoir à son successeur, son adversaire politique le plus farouche. En acceptant la victoire, le président élu a quant à lui remercié et félicité le président sortant pour les services qu’il avait rendus à son pays. Ce qui est remarquable dans cette élection et en fait un exemple important non seulement pour l’Afrique mais pour l’ensemble du monde en développement – en particulier pour les pays musulmans –, c’est qu’elle s’est tenue au Somaliland, république autoproclamée qui s’est séparée du reste de la Somalie, il y a vingt ans, et qui ne reçoit aucune aide internationale. Elle abrite pourtant près de 600 000 réfugiés de la guerre civile qui continue de diviser la Somalie [de manière quasi ininterrompue depuis 1991]. La semaine qui a précédé le scrutin, Al-Chabab, la branche somalienne d’Al-Qaida, a mis en garde le gouvernement et le peuple du Somaliland contre les conséquences qu’aurait cette élection si elle avait lieu. Plus de 1 million d’électeurs ont ignoré la menace et fait la queue pendant des heures dans tout le pays pour voter. Le Somaliland représente une autre idée de la Somalie devenue réalité. A côté d’un pays où règnent 49° E Dans cette république autoproclamée, les gouvernements se succèdent au rythme d’élections libres depuis vingt ans. Une situation étonnante compte tenu du chaos qui règne dans la Somalie voisine. 2 408 m Borama T S M O N O G Erigavo PUNTLAND (province autonome) O Zones disputées Burao Hargeisa Las Anod ÉTHIOPIE SOMALIE Mogadiscio 0 SOMALIE OGADEN 200 km OCÉAN INDIEN Vers Mogadiscio Superficie : 137 600 km2 (1/4 de la France et environ 1/5e de la Somalie) Population : entre 3,5 et 4 millions d’habitants • Langues officielles : somali, anglais et arabe • Religion : islam sunnite • Statut : République bicamérale ayant fait sécession du reste de la Somalie en 1991 • Ressources : l’élevage, avec plus de 24 millions de têtes (ovins, bovins, camélidés) aujourd’hui des pirates, des djihadistes et des kamikazes, voici une nation où prime la loi plutôt que l’individu, où les résultats électoraux sont acceptés par les dirigeants. Hormis l’Afrique du Sud, il est difficile de trouver un autre pays du continent africain offrant le même exemple. LA RECONNAISSANCE OFFICIELLE EST LE SAINT-GRAAL Situé dans la Corne de l’Afrique, le Somaliland n’est pas officiellement reconnu à l’étranger, mais il est accepté de facto comme un pays par de nombreux Etats et gouvernements qui ont des ambassades et des bureaux de représentation dans sa capitale, Hargeisa [400 000 habitants]. Le Somaliland connaît la paix et la stabilité et, en vingt ans d’histoire, il a vécu plusieurs changements de pouvoir au terme d’élections libres. Ses liens avec la Grande-Bretagne sont particulièrement étroits, notamment parce que le Somaliland fut un protectorat anglais pendant quatre-vingts ans. Des dizaines de milliers de Britanniques ont encore de la famille là-bas, et certains n’hésitent pas d’ailleurs à leur rendre visite. Pour les Somalilandais, la reconnaissance officielle est le Saint-Graal, une obsession qui définit en partie l’identité somalilandaise et transcende tous les clivages politiques. S’étant reconstruit sur les cendres de la guerre civile et sans aide extérieure, le Somaliland ne comprend pas pourquoi d’autre pays, occidentaux en particulier, n’établissent pas de relations diplomatiques avec lui. Maintenant que le reste de la Somalie est devenu l’une des principales bases d’Al-Qaida et le site de l’une des pires crises du monde, la question de la reconnaissance est encore plus complexe. Le Somaliland se présente comme une tribune essentielle, la seule option tangible pour stabiliser la Somalie et contrer le développement d’Al-Qaida. Mais les Somalilandais n’ont jamais voulu voir leur pays de cette façon. Ils souhaitent prendre le plus de distance possible avec la confusion qui règne à Mogadiscio, capitale de la Somalie. Soutenue par l’ONU, celleci est en grande difficulté et n’a pas d’autres partenaires pourvus d’importantes forces de sécurité, d’institutions démocratiques, d’une connaissance approfondie de la culture, du langage, du système de clans et de la politique somalienne. Jusqu’ici, l’Occident comptait sur des pays comme l’Ethiopie, le Kenya et l’Ouganda pour être leurs principaux alliés africains, négligeant le seul partenaire directement intéressé par le rétablissement de la paix et de la sécurité à Mogadiscio et la fin des islamistes. Pendant deux décennies, le Somaliland et l’Occident ont maintenu le statu quo de l’acceptation sans reconnaissance. Mais la présence d’Al-Qaida en Somalie fait que nous ne pouvons pas rester dans cette situation mal définie. Une nouvelle voie doit être trouvée, et vite ! Rageh Omaar TUNISIE Ben Ali n’aime vraiment pas la presse indépendante A la suite de ses reportages sur des mouvements sociaux à Gafsa, en 2008, Fahem Boukadous a été arrêté le 15 juillet dernier. EL-WATAN Alger F ahem Boukadous a été arrêté à l’hôpital de Sousse, où il était soigné pour des problèmes respiratoires”, a fait savoir son avocate, Radia Nasraoui. Il a été interpellé à l’intérieur de l’hôpital Farhat Hached, où il était retourné chercher son dossier médical en compagnie de son épouse. Fahem Boukadous, 40 ans, vit à Gafsa, en Tunisie méridionale. Sans lui, le monde et les Tunisiens n’auraient pas entendu parler de l’agitation sociale dans le bassin minier de Gafsa au premier trimestre 2008. Fahem Boukadous en avait rendu compte pour la chaîne indépendante Al-Hiwar, diffusée un temps par satellite depuis l’Europe puis sur Internet. C’est lui qui a diffusé les seules images connues de ces émeutes contre les autorités locales. A l’époque, en effet, la région était totalement bouclée. Recherché au même titre que les syndicalistes de la région, le journaliste a plongé dans la clandestinité en juin 2008. Au cours de cette période, il fut condamné par contumace à six ans de prison pour “association de malfaiteurs” et “diffusion d’informations de nature à perturber l’ordre public”, une peine qui fut ramenée à quatre ans. Fin 2009, quand le pouvoir gracia les “agitateurs” de Gafsa encore en prison, Fahem Boukadous sortit de la clandestinité. Il fut laissé en liberté avant son procès en appel, qui devait débuter à Gafsa. Le 6 juillet dernier, il a été condamné à quatre ans de prison ferme par la cour d’appel locale, alors qu’il était hospitalisé depuis le 3 juillet à Sousse pour des problèmes pulmonaires. Selon ses défenseurs et certaines ONG, le journaliste a été puni pour avoir montré au monde des images d’émeutes sociales dans un régime où tout est contrôlé par la censure officielle. Les autorités tunisiennes dénient la qualité de journaliste à Fahem Boukadous et considèrent qu’il est impliqué dans ces troubles. Pour Tunis, il fait partie d’un “groupe criminel” ayant endommagé des bâtiments publics et privés, installé des barrages routiers et causé des “blessures sérieuses” à des officiers. Ce jugement a suscité plusieurs réactions hostiles au régime. En Tunisie, le Parti démocratique progressiste (légal) s’est COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 25 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 opposé à son renvoi en prison et a demandé l’annulation du verdict, également dénoncé par des ONG de défense des droits de l’homme. Les Etats-Unis ont dit être “profondément inquiets” quant au recul des libertés en Tunisie, et la France a affirmé son attachement “à la liberté d’expression” dans ce pays. Pour Reporters sans frontières, cette condamnation n’est qu’“un cas de plus montrant que le régime tunisien se veut implacable avec les journalistes indépendants”. L’état de santé de Fahem Boukadous est préoccupant. Ses proches, connaissant les conditions parfois moyenâgeuses des prisons, craignent le pire. “On va continuer à se battre pour sa libération et celle des autres défenseurs des droits de l’homme emprisonnés”, a confié son avocate. Ahmed Tazir Win McNamee/Getty Images dossier ● ◀ Un pelican brun maculé de pétrole dans la baie Barataria en Louisiane. MARÉE NOIRE ■ Depuis le 20 avril 2010, le golfe du Mexique vit un cauchemar. Des millions de barils de pétrole se sont déversés dans ses eaux, souillant côtes et marais. ■ Malgré les espoirs suscités par le couvercle installé le 15 juillet par BP, la catastrophe aura un immense retentissement. ■ Il est urgent que l’industrie pétrolière renoue avec le principe de précaution, soutient l’essayiste Naomi Klein. BP, un colosse pét La catastrophe dans le golfe du Mexique n’est pas une première pour la compagnie pétrolière. Elle n’a pourtant pas tiré les leçons des accidents passés. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 26 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 L THE NEW YORK TIMES (extraits) New York e 11 juillet 2005, peu après le passage de l’ouragan Dennis, le personnel d’un bateau qui naviguait dans le golfe du Mexique a été témoin d’une effroyable scène. Thunder Horse, la gigantesque plate-forme de BP qui avait coûté 1 milliard de dollars [790 millions d’euros], semblait être sur le point de sombrer. S’élevant à près de 45 mètres au-dessus de la surface de l’eau, Thunder Horse devait couronner le triomphe de BP, incarner son audacieux pari pour doubler la concurrence dans l’exploitation des vastes réserves d’or noir cachées dans le sous-sol du golfe du Mexique. La plate-forme en est plutôt venue à symboliser l’orgueil démesuré. Une simple valve installée à l’envers et la construction s’est retrouvée inondée pendant l’ouragan. Le projet s’est alors trouvé compromis, avant même qu’une seule goutte de pétrole ne soit extraite. D’autres problèmes ont été découverts par la suite, dont des soudures si mal faites que certains conduits sous-marins étaient fissurés de toutes parts. Thunder Horse n’est pas une simple anomalie, elle illustre plutôt l’habitude de BP de prendre de trop grands risques. En dépit de la longue liste de crises et d’accidents évités de justesse accumulés ces dernières années, la compagnie pétrolière n’a pas su, ou n’a pas voulu, tirer les leçons de ses erreurs. “Ils sont très arrogants et ils sont dans le déni”, souligne Steve Arendt, un spécialiste de la sécurité. “La réussite leur est montée à la tête.” Les succès enregistrés par BP ont en effet de quoi forcer l’admiration. En un peu moins de dix ans, la société est passée du rang d’entreprise de taille moyenne à celui de CHRONOLOGIE Série noire Mars 1967 GRANDE-BRETAGNE Le pétrolier libérien Torrey Canyon, affrêté par BP, déverse plus de 800 000 barils de brut au large des Cornouailles. Septembre 2004 TEXAS CITY (TEXAS) Deux ouvriers perdent la vie et un autre est blessé lors d’un accident survenu dans une raffinerie. Mars 2005 TEXAS CITY (TEXAS) Quinze employés sont tués et plus de 170 autres sont blessés dans l’explosion de la raffinerie texane. Juillet 2005 GOLFE DU MEXIQUE La plate-forme de forage Thunder Horse, qui n’avait pas encore commencé ses activités d’extraction, est endommagée lors du passage d’un ouragan. Peu après, on découvre plusieurs défauts de fabrication. Mars 2006 PRUDHOE BAY (ALASKA) Un oléoduc de BP explose et déverse plus de 6 000 barils de pétrole dans la toundra. Avril 2010 GOLFE DU MEXIQUE La plate-forme pétrolière Deepwater Horizon, exploitée par BP, explose, tuant 11 personnes et provoquant la plus importante marée noire de l’histoire des Etats-Unis. Mai 2010 (ALASKA) Le débordement d’un réservoir raccordé au réseau d’oléoducs trans-Alaska, dont BP est le propriétaire majoritaire, cause le déversement de près de 5 000 barils de pétrole dans la nature. Source : The New York Times, Etats-Unis rolier trop sûr de lui numéro deux du secteur pétrolier, derrière ExxonMobil. Depuis son siège social londonien, elle a multiplié les contrats dans des pays instables comme l’Angola et l’Azerbaïdjan, et repoussé les limites de la technologie dans les zones les plus reculées d’Alaska et dans les fonds marins les plus profonds du golfe du Mexique. Dans le même temps, elle s’est également illustrée par sa chasse aux coûts et son rôle offensif pris dans la consolidation du secteur. Elle a racheté plusieurs concurrents américains comme Amoco et Atlantic Richfield, tout en supprimant des milliers d’emplois. Pendant longtemps, la stratégie de BP a semblé porter ses fruits. Mais, le 20 avril 2010, son succès a soudainement tourné au cauchemar : la plate-forme Deepwater Horizon a explosé, tuant 11 personnes et provoquant le déversement dans l’eau de plusieurs millions de barils de pétrole. L’enquête menée par le Congrès américain sur cet accident est toujours en cours, mais ses premiers résultats indiquent déjà que BP a pris des risques inconsidérés. BP est loin d’être la seule compagnie pétrolière à se lancer dans des projets difficiles en ne prévoyant qu’un mince filet de sécurité. Mais son attitude face au risque tranche avec celle de ses concurrents, notamment celle d’ExxonMobil, qui, depuis la funeste expérience de la marée noire causée par le naufrage de l’Exxon Valdez, en 1989, a radicalement changé sa manière de gérer les questions de sécurité. Lorsque Tony Hayward a pris la tête de BP au mois de mai 2007, il a, lui aussi, promis un retour aux fondamentaux. Connu pour son franc-parler, ce géologue s’est engagé à résoudre les problèmes de sécurité, qui avaient contribué à la chute de son prédécesseur, John Browne. Dans les bureaux de BP, on trouve des panneaux priant les salariés de ne pas marcher un café chaud à la ■A la une L’hebdomadaire new-yorkais The New Yorker est un habitué des couvertures mettant en scène des animaux anthropomorphes. Le 7 juin, l’illustration de une, signée Barry Blitt, faisait comparaître un homme d’affaires devant un Congrès composé d’animaux marins touchés par la marée noire. ◀ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico. main, d’employer les passages piétons dans les parkings et de tenir la rampe dans les escaliers. Dans une récente note adressée aux employés, il a rappelé qu’avant la catastrophe dans le golfe du Mexique les résultats de la compagnie dans le domaine de la sécurité avaient progressé. “Cet accident est une terrible exception et nous devons en tirer des leçons, a-t-il écrit. La sécurité est notre priorité numéro un.” LE DISCOURS DE L’ENTREPRISE EST EN TOTALE CONTRADICTION AVEC SES ACTES C’est son prédécesseur qui s’est lancé dans les projets les plus risqués, les plus chers et potentiellement les plus lucratifs. Sous sa direction, le cours de l’action de BP a plus que doublé, et les dividendes versés aux actionnaires ont triplé. Il a finalement été poussé à la démission en 2007 après une série d’incidents fâcheux. Sa chute a débuté le 23 mars 2005, après la mort de 15 personnes lors du pire accident industriel survenu aux Etats-Unis au cours des vingt-cinq dernières années : une énorme explosion à Texas City. Acquise par BP en même temps que la société Amoco, cette raffinerie texane, la seconde en importance du pays, transformait chaque jour 460 000 barils de brut en essence. Mais la structure, construite en 1934, était mal entretenue. Les conclusions de l’enquête sur l’accident sont accablantes. De fait, selon le Chemical Safety Board, l’agence fédérale chargée de mener l’enquête après tout accident de ce genre, la fuite a été “causée par des défaillances en matière d’organisation et de sécurité survenues à tous les niveaux de BP”. Au total, le gouvernement a constaté plus de 300 violations aux règles de sécurité. BP a alors consenti à payer une amende de 21 millions de dollars [16,5 millions d’euros], un record à l’époque. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 27 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Un an plus tard, nouvelle catastrophe : plus de 6 000 barils de pétrole se sont échappés du réseau d’oléoducs de Prudhoe Bay, en Alaska. Une fois de plus, un peu de prévention aurait pu empêcher l’accident. Les enquêteurs ont découvert que la corrosion rongeait les tuyaux sur plusieurs kilomètres. BP a fini par payer plus de 20 millions de dollars [15,7 millions d’euros] d’amende. Et tandis que ces deux catastrophes attiraient l’attention du public, de graves problèmes se préparaient aussi sur la plateforme Thunder Horse. La compagnie pétrolière répète à l’envi qu’elle sait préserver l’équilibre entre la prise de risques et la sécurité. Mais tout porte à croire que BP n’a rien appris de ses erreurs. De retour à la raffinerie de Texas City en 2009, des inspecteurs fédéraux ont relevé plus de 700 violations des règles de sécurité. Ils ont demandé que BP soit condamné à une amende d’un montant record de 87,4 millions de dollars [68,7 millions d’euros]. BP conteste cependant ces accusations, affirmant que des améliorations considérables ont été apportées. Pendant ce temps, en Alaska, des accidents ont continué de se produire. Robert Dudley supervise les opérations pour mettre fin à la marée noire dans le golfe du Mexique. Il refuse d’admettre que la culture de l’entreprise puisse être responsable de cette série d’accidents. Mais Henry Waxman, le président de la commission de la Chambre des représentants qui mène l’enquête sur l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, est d’un tout autre avis. “Le discours de BP est en totale contradiction avec ses actes. BP n’a cessé de réduire ses coûts pour économiser un million de dollars par-ci et quelques heures de travail par-là. Aujourd’hui, c’est tout le golfe du Mexique qui en paie le prix.” Sarah Lyall, Clifford Krauss et Jad Mouawad dossier Une plaie béante dans le golfe du Mexique L’actuelle marée noire n’est pas un simple accident industriel mais une blessure profonde infligée à la Terre, souligne la journaliste militante Naomi Klein. THE NATION (extraits) L New York e public venu assister à la réunion avait été prié à plusieurs reprises de faire montre de civilité à l’égard de ces messieurs de BP et du gouvernement fédéral. Ces éminentes personnalités avaient ménagé du temps dans leurs agendas surchargés pour se rendre, un mardi soir, dans le gymnase de l’école de Plaquemines Parish, en Louisiane, l’une des nombreuses communautés côtières où le poison brun envahit peu à peu les marais, résultat de ce que l’on évoque aujourd’hui comme le plus grand désastre écologique de l’histoire des Etats-Unis. “Adressez-vous à eux comme vous voudriez que l’on vous parle”, avait supplié une dernière fois le président de séance avant de laisser le public poser ses questions. Et pendant quelques instants la foule, composée pour l’essentiel de familles de pêcheurs, fit preuve d’une remarquable retenue. On écouta patiemment le très habile Larry Thomas, porte-parole de BP, jurer qu’il faisait son possible pour “améliorer” le traitement par sa compagnie des demandes d’indemnisations. On ne broncha pas aux propos du représentant de l’Environmental Protection Agency [agence fédérale de protection de l’environnement], qui affirma que les dispersants chimiques répandus sur la nappe de pétrole n’étaient pas toxiques. Le public commença toutefois à perdre patience lorsque le capitaine de la garde côtière, Ed Stanton, monta pour la troisième fois sur le podium pour leur assurer que “les gardes-côtes [avaient] bien l’intention de faire en sorte que BP s’acquitte du nettoyage”. “Mettez ça par écrit !” cria quelqu’un. Le pêcheur de crevettes Matt O’Brien s’approcha du micro. “Ce n’est pas la peine de nous le répéter”, déclara-til, “de toute façon, on ne vous croit plus !” Toute la salle l’applaudit bruyamment. ON NE PEUT RIEN FAIRE POUR NETTOYER UN MARAIS ENVAHI DE PÉTROLE Même si elle ne servit à rien d’autre, cette réunion eut en tout cas un effet cathartique. Depuis plusieurs semaines, les habitants du coin étaient soumis à un feu roulant de promesses extravagantes en provenance de Washington, de Houston et de Londres. Chaque fois qu’ils allumaient leur télévision, c’était pour entendre Tony Hayward, le patron de BP, jurer solennellement qu’il “réparer[ait] les dégâts”. Ou Obama faisant part de son absolue conviction que son gouvernement “remettr[ait] la côte du golfe du Mexique en état”. Tout cela sonnait bien aux oreilles. Mais pour des gens qui sont mis en contact quotidien avec la délicate chimie des zones humides, cela avait aussi un côté absurde. On peut écoper le pétrole flottant à la surface de la mer, on peut le ratisser sur les plages, mais on ne peut rien faire pour nettoyer un marais envahi de pétrole, à part le laisser mourir. Les larves d’innombrables espèces pour lesquelles les marais sont des aires de ■A la une L’hebdomadaire The Nation a consacré son édition du 12 juillet à la marée noire. L’article de Naomi Klein publié ci-contre figure en une, sous le titre “Un trou dans le monde”, avec une tête de mort à l’appui. reproduction – crevettes, crabes, huîtres et poissons – seront empoisonnées. Et puis il y a les roseaux. Si le pétrole s’enfonce dans les marais, il ne tuera pas seulement la végétation au niveau du sol, mais aussi les racines. Or ce sont ces racines qui assurent la cohérence des marais en empêchant la terre de s’effondrer dans le delta du Mississippi et le golfe du Mexique. Des endroits comme Plaquemines Parish risquent donc non seulement de perdre leurs lieux de pêche, mais également une bonne partie des barrières physiques qui atténuent la violence des ouragans comme Katrina. Combien de temps faut-il pour qu’un écosystème à ce point ravagé soit “restauré à l’identique”, comme s’y est engagé le ministre de l’Intérieur d’Obama ? LES ZONES CÔTIÈRES SERONT DÉFIGURÉES POUR LONGTEMPS Nous savons en tout cas une chose : loin d’être rendue à son état originel, la côte du golfe du Mexique sera, selon toute probabilité, défigurée pour longtemps. Ses eaux poissonneuses et son ciel sillonné d’oiseaux seront moins vivants qu’aujourd’hui. L’espace qu’occupent de nombreuses communautés sera amputé par l’érosion. Et la culture locale dépérira. Parce que, tout le long ▶ Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne. ■ L’auteur Née à Montréal en 1970, la journaliste Naomi Klein s’est imposée comme une figure du mouvement altermondialiste avec son livre No Logo, en 2001. Elle collabore régulièrement à de grands titres de la presse anglo-saxonne tels que The New York Times, The Nation ou The Guardian. INGÉNIERIE Trois mois de vaines tentatives L e 25 avril 2010, cinq jours après l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon, quatre robots sous-marins ont été envoyés pour déclencher la valve de sécurité du puits, situé à 4 kilomètres de profondeur. Sans succès. Le 30 avril, BP a injecté des dispersants à proximité de la fuite. Ces produits chimiques avaient pour but de dégrader le pétrole avant qu’il n’atteigne la surface ; leurs effets sur l’environnement restent inconnus à ce jour. Le 2 puis le 16 mai, pour soulager la fuite, la compagnie pétrolière a commencé à creuser deux puits de dérivation, aujourd’hui toujours en cours de COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 28 de cette côte, les habitants ne se rassemblent pas seulement autour de la pêche. Ils entretiennent un réseau complexe de liens qui incluent les traditions familiales, la cuisine, la musique, l’art et quelques langues en voie d’extinction – et ce réseau agit à la manière des racines qui assurent l’intégrité de la couche terreuse des marais. Sans la pêche, ces cultures uniques perdent leur système radiculaire, le terreau même où elles se développent. Si l’ouragan Katrina a mis à nu la réalité du racisme, le désastre BP met à nu quelque chose de beaucoup plus profondément occulté : le peu de contrôle que nous exerçons sur les terribles forces naturelles interconnectées avec lesquelles nous jouons avec une telle insouciance. BP n’est pas capable de reboucher le trou qu’il a fait dans la Terre. Obama ne peut pas ordonner au pélican brun de ne pas disparaître. Aucune somme d’argent – pas même les 20 milliards de dollars que BP s’est engagé à mettre sur un compte sous séquestre, pas même 100 milliards de dollars – ne peut remplacer une culture qui a perdu ses racines. Cette crise environnementale touche à de nombreux problèmes : la corruption, la dérégulation, l’addiction aux combustibles fossiles. Mais au-delà, elle remet en question la dangereuse attitude de notre culture qui prétend avoir une telle compréhension de la nature et un tel contrôle sur elle qu’ils nous autorisent à la manipuler et à la remodeler radicalement en ne faisant peser qu’un risque minimum sur les systèmes naturels qui assurent notre subsistance. Comme l’a révélé le désastre BP, la nature n’est jamais aussi prévisible que le laissent imaginer les modèles mathématiques et géologiques les plus sophistiqués. “Les meilleurs esprits et la meilleure expertise ont été réunis” pour résoudre la crise, a déclaré le patron de BP, Tony Hayward, lors de sa récente audition devant le Congrès, “à l’exception du programme spatial des années 1960, jamais une équipe plus compétente et plus efficace techniquement n’a été mise en place.” Et pourtant, ces spécialistes sont comme la brochette de personnalités alignées sur la scène du gymnase de Louisiane : ils font comme s’ils savaient, alors qu’ils ne savent rien. Comme tout le monde a pu s’en rendre compte après l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, BP n’avait prévu aucune réponse efficace en cas d’accident. Quand on lui a DU 22 AU 28 JUILLET 2010 forage. Le 7 mai, un premier entonnoir géant a été déposé sur la fuite pour recueillir une partie du brut qui s’échappait. Il a été retiré deux jours plus tard. Le 26 mai, BP a lancé deux nouvelles opérations, appelées “Junk Shot” et “Top Kill”. La première consistait à injecter des objets (comme des balles de golf) dans le puits pour activer la valve de sécurité, la deuxième à injecter de la boue pour obstruer le puits. Ces opérations ont échoué. Le 15 juillet, après plusieurs tentatives pour poser des couvercles sous-marins, un nouvel essai plus concluant a été mené, permettant a priori d’arrêter l’écoulement de pétrole. MARÉE NOIRE ● ◀ Dessin de Bromley paru dans le Financial Times, Londres. demandé pourquoi sa compagnie n’avait même pas pris la peine d’entreposer à terre un dôme de confinement, Steve Rinehart, porte-parole de BP, a répondu : “Je pense que personne n’avait prévu la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.” Ce refus d’anticiper un échec est sans conteste venu d’en haut. Il y a un an, Hayward déclarait à un groupe d’étudiants de Harvard qu’il avait sur son bureau une plaque portant l’inscription : “Si vous étiez certain de ne pas échouer, que tenteriez-vous ?” Loin d’être une simple devise, la phrase décrit précisément la façon dont BP et ses concurrents se comportent dans le monde réel. Lors des récentes auditions devant le Congrès, le député démocrate du Massachusetts Ed Markey a questionné les représentants des grandes compagnies pétrolières et gazières sur la façon dont elles avaient réparti leurs budgets. Sur trois ans, elles ont dépensé “39 milliards de dollars dans la prospection de nouveaux gisements, alors qu’elles n’ont alloué que 20 millions de dollars à la recherche sur les questions de sécurité, de prévention des accidents et de gestion des pollutions de grande ampleur”. Le “dossier initial d’exploration” que BP a soumis au gouvernement avant le forage de Deepwater Horizon se lit comme une tragédie ÉCOLOGIE ■A la une “Est-ce terminé ?” s’interroge USA Today dans son édition du lundi 19 juillet. Un nouveau dôme de confinement a été installé le 15 juillet pour endiguer le flot de pétrole s’échappant du puits endommagé. Le quotidien se demande si cette fois-ci sera la bonne et si la pire marée noire de l’Histoire touche à sa fin. “L’OCÉAN EST VASTE : IL SURMONTERA ÇA”, A CLAIRONNÉ LE PATRON DE BP L’océan est vaste : il surmontera ça, claironnait Hayward durant les premiers jours de la catastrophe pendant que John Curry, porte-parole de BP, affirmait avec aplomb que les microbes dévoreraient la totalité du pétrole présent dans l’eau de mer, car la nature, disait-il, “est toute prête à apporter son aide à la résolution du problème”. Or la nature n’a pas joué le jeu. Le puits jaillissant de l’océan a emporté tous les obturateurs, dômes de confinement et autres systèmes d’injection mis en œuvre par BP. Les vents et les courants marins se sont joués des dérisoires barrages flottants déployés pour tenter d’absorber le ▶ Un désastre difficile à mesurer Trois mois après le début de la marée noire, les scientifiques sont divisés quant à l’ampleur des effets sur l’environnement. J grecque sur l’arrogance humaine. Même en cas de marée noire, peut-on y lire, les dégâts environnementaux seront minimes. Présentant la nature comme un partenaire (voire un sous-traitant) prévisible et consentant, le rapport explique qu’en cas de pollution accidentelle “les courants et la dégradation microbienne élimineraient le pétrole de la colonne d’eau et dilueraient ses composants à des taux insignifiants”. Les effets sur la faune, d’autre part, “ne seraient pas mortels” en raison de “la capacité des poissons et des crustacés adultes à éviter les nappes de pollution et à métaboliser les hydrocarbures”. Plus fort encore, en cas d’accident, il y aurait probablement “un risque très faible d’impact sur le littoral” du fait de la réaction rapide prévue par la compagnie et de “la distance séparant la plateforme du rivage” – environ 70 kilomètres. Il s’agit là de la déclaration la plus stupéfiante du rapport. Dans un golfe fréquemment balayé par des vents soufflant à plus de 60 km/h, et sans parler des ouragans, BP a si peu tenu compte de la puissance de la houle et des coups de vent que l’on n’a même pas songé qu’une nappe de pétrole puisse dériver sur 70 kilomètres. (Mi-juin, un débris provenant de la plate-forme Deepwater Horizon a été retrouvé sur une plage de Floride, à près de 300 kilomètres du lieu de l’explosion.) Une négligence aussi éhontée n’aurait cependant pas été tolérée si BP n’avait pas fait part de ses prévisions à une classe politique avide de croire que la nature est désormais totalement maîtrisée. Forer sans la moindre réflexion préalable a été la politique adoptée par le Parti républicain à partir de mai 2008. Alors que le prix de l’essence atteignait des sommets, le leader conservateur Newt Gingrich lança le slogan : “Drill Here, Drill Now, Pay Less” [Forons ici, forons aujourd’hui même, faisons des économies]. Immensément populaire, la campagne en faveur des forages jeta aux orties prudence, études préalables et action mesurée. Dans l’esprit de Gingrich, forer partout où l’on pouvait espérer trouver du pétrole ou du gaz était un moyen infaillible pour tout à la fois faire baisser le prix des carburants à la pompe, créer des emplois et donner un coup de pied au cul aux Arabes. Face à ces trois nobles objectifs, il fallait n’être qu’une chochotte pour se préoccuper d’environnement. Obama a donné dans le panneau. Trois semaines avant l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, il a annoncé qu’il autoriserait les forages off-shore dans certaines zones protégées du littoral américain. usqu’à quel point le golfe du Mexique est-il mort ? C’est sans doute la plus préoccupante des questions relatives à la marée noire causée par BP, mais en dépit de leurs efforts les scientifiques ne semblent pas près d’y répondre. Au cours des trois derniers mois, la zone a été étudiée par une armada de chercheurs. Mais du fait des importantes lacunes qui subsistent dans leurs données, ils brossent des tableaux très variés de la situation. Certains chercheurs considèrent qu’une catastrophe écologique a été évitée, tandis que d’autres estiment que les écosystèmes, déjà menacés avant la marée noire, sont aujourd’hui au point de rupture. Selon Roger Helm, chef de l’équipe scientifique chargée par le ministère de l’Intérieur d’étudier la marée noire, “la disparition des marais est probable, ainsi que d’importants changements dans la chaîne alimentaire”. Au cours des dernières semaines, son pronostic s’est même assombri au vu de la quantité accrue de pétrole qui a atteint les côtes de Louisiane et de Floride. Les recherches ont été menées horschamp, alors que l’attention du public était concentrée sur l’“opération à cœur ouvert” pratiquée à la tête de puits de BP. Le patient est une zone maritime de 1,5 million de km2, qui comporte des courants tourbillonnants, des marais salants et des canyons sous-marins parcourus par des cachalots. De surcroît, le patient était déjà malade avant le début de la marée noire. Ces dernières années, sous l’effet de l’érosion, la Louisiane a en effet perdu l’équivalent d’un terrain de football de marécages fertiles toutes les trente-huit minutes. Dans le golfe même, des polluants venant du bassin du Mississippi ont contribué à former une vaste zone morte, c’est-à-dire à très faible teneur en oxygène. Pour évaluer les dégâts causés par la marée noire, il faut donc les distinguer des autres problèmes causés par l’homme [voir CI n° 1018, du 6 mai 2010]. Jusqu’ici, même les tentatives les plus simples pour mesurer l’impact de la marée noire se sont révélées complexes. Le nombre officiel des oiseaux morts est d’environ 1 200, soit bien moins que les quelque 35 000 découverts après la marée noire de l’Exxon Valdez, en 1989. Mais ces chiffres sont contestés : les autorités ne prennent en compte que les oiseaux trouvés, alors que beaucoup de chercheurs pensent qu’un nombre important de volatiles maculés de pétrole se sont réfugiés dans les marécages. D’autres scientifiques se sont concentrés sur des critères plus subjectifs. Ils ne font pas le décompte des morts, mais étudient le comportement de la faune et de la flore, les mouvements de la nappe de pétrole et l’état d’écosystèmes plus vastes. Pour eux, il est encore plus difficile de formuler des réponses claires. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 29 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 “Les herbes des marais, les joncs, les mangroves sont en train de mourir. Ils sont atteints et meurent”, déplore Robert Barham, secrétaire du département de la Faune et de la Pêche de Louisiane. Scientifiques et chercheurs ne sont pas toujours d’accord non plus sur la présence de nappes de pétrole dissous ou submergé au large des côtes. Plusieurs enseignants ont découvert du pétrole sous l’eau à des dizaines de kilomètres de la marée noire. Il était parfois si dissous que l’eau semblait claire. Ils ont également trouvé des boules de pétrole de la taille d’une balle de golf. Autour de la tête de puits, un scientifique de la Texas A&M University, a découvert des poches d’eau à très faible teneur en oxygène dissous. Ce pourrait être le signe que des bactéries consomment le pétrole de la marée noire, mais aussi que les autres formes de vie maritime vont s’asphyxier dans cette eau. David A. Fahrenthold, The Washington Post (extraits), Etats-Unis dossier ▶ pétrole. “Nous les avions prévenus”, raconte Byron Encalade, président de l’Association des ostréiculteurs de Louisiane. “Le pétrole va passer par-dessus les barrages ou s’infiltrer par-dessous.” Et c’est exactement ce qui est arrivé. Le biologiste marin Rick Steiner, qui suit de près les opérations de nettoyage, estime que “70 à 80 % des barrages déployés ne servent absolument à rien”. Enfin, il y a la question controversée des dispersants chimiques : près de 4 millions de litres de ces produits ont été déversés par BP dans l’océan, avec sa désinvolture coutumière. Or très peu de tests ont été effectués et l’on ne sait absolument pas ce que cette quantité sans précédent de pétrole dilué dans l’eau va provoquer sur la faune marine. WEB + Plus d’infos sur courrierinternational.com Fuite de pétrole : “En URSS, on utilisait des bombes nucléaires.” UNE PROFONDE BLESSURE INFLIGÉE À UN ORGANISME VIVANT Heureusement, beaucoup d’autres tirent une leçon différente de la catastrophe, qu’ils voient comme la preuve de notre impuissance à maîtriser les formidables forces naturelles que nous libérons. Il y a également autre chose : le sentiment que le trou au fond de la mer est plus qu’un simple accident d’ingénierie. C’est une profonde blessure infligée à un organisme vivant. C’est sans doute le rebondissement le plus surprenant de la saga de la côte du golfe du Mexique. Il semble que ce désastre nous ouvre les yeux sur une réalité : la Terre n’a jamais été une machine. Suivre le cheminement du pétrole dans l’écosystème constitue une excellente introduction à l’écologie globale. Chaque jour, nous prenons un peu plus conscience que tel problème terrible survenant dans une région du monde se répercute selon des chemins que la plupart d’entre nous n’auraient jamais imaginés. Nous apprenons que les pêcheurs de l’île du PrinceEdouard, au Canada, s’inquiètent parce que le thon rouge de l’Atlantique qu’ils pêchent se reproduit à des milliers de kilomètres plus au sud, dans les eaux souillées de pétrole du golfe du Mexique. Et nous découvrons aussi que, pour les oiseaux, les zones humides de la côte du golfe du Mexique sont un gigantesque aéroport : 75 % de tous les oiseaux aquatiques migrateurs des Etats-Unis y font escale. C’est une chose de s’entendre expliquer qu’un papillon battant des ailes au Brésil peut INDEMNITÉS I ▼ Sous-estimation. Dessin de Bertrams paru dans Het Parool, Amsterdam. provoquer une tornade au Texas. C’en est une autre que de voir la théorie du chaos se concrétiser sous vos yeux. L’universitaire et écoféministe Carolyn Merchant formule de la façon suivante la grande leçon à tirer de ce désastre : “Le problème, comme l’a tragiquement et tardivement découvert BP, est qu’en tant que force active la nature ne peut être confinée.” La conséquence la plus positive de cette catastrophe serait non seulement une accélération du développement des sources d’énergie renouvelables comme l’éolien, mais aussi une adhésion systématique au principe de précaution scientifique. Exact contraire du credo “si vous étiez persuadé de ne pas échouer” cher à Hayward, le principe de précaution établit que “lorsqu’une activité comporte des risques pour l’environnement ou la santé humaine”, nous devons procéder avec prudence, comme si l’échec était possible et même probable. Peut-être pourrionsnous offrir au patron de BP une nouvelle plaque pour orner son bureau lorsqu’il signera les chèques de compensation aux victimes de la marée noire : “Vous faites comme si vous saviez, mais en fait vous ne savez rien.” Naomi Klein Quarante ans Canyon” poll En 1967, la première grande marée noire de l’Histoire a marqué les mémoires et l’environnement, qui ne s’en est pas encore remis. THE GUARDIAN F Londres lop, flop, flop. Le bruit d’un oiseau battant désespérément des ailes, engluées d’une pellicule visqueuse de pétrole, résonne contre les parois de la carrière. Puis c’est à nouveau le silence. Un pigeon a plongé dans cette flaque noirâtre, à cent mètres à peine des eaux turquoise de la mer baignant la côte occidentale de Guernesey. Il refait surface dans une ultime tentative d’envol, puis rejoint les autres petites carcasses gisant dans les remous de boue noire. Depuis 1967, ce cratère mortel empli de pétrole sur le promontoire de Chouet a acquis un nouveau nom : Torrey Canyon Quarry [la carrière du Torrey Canyon]. Dans la matinée du 18 mars 1967, le Torrey Canyon s’échouait sur Pollard’s Rock, entre l’extrême pointe sud-ouest des Cornouailles britanniques et les îles Scilly. Au cours des jours suivants, les 119 328 tonnes de brut que transportait ce supertanker de 300 mètres de long se sont répandues jusqu’à la dernière goutte dans l’Atlantique. Des milliers de tonnes de pétrole ont souillé les côtes des Cornouailles – et des milliers d’autres, poussées par les vents et les courants, ont traversé la Manche avant de se répandre sur les plages françaises [seuls 15 % du pétrole échappé des soutes du Torrey Canyon se sont échoués sur le littoral britannique. Les vents et courants ont déposé le reste sur les côtes bretonnes]. DÉJÀ À L’ÉPOQUE, LA COMPAGNIE PÉTROLIÈRE BP ÉTAIT IMPLIQUÉE La bataille des chiffres ne fait que commencer l est possible que l’on ne sache jamais avec précision quelle quantité de pétrole aura été déversée dans les eaux du golfe du Mexique. En effet, les compagnies pétrolières n’ont guère de raisons de mesurer avec exactitude le nombre de barils de pétrole engloutis dans une marée noire. La compagnie pétrolière Exxon savait combien de pétrole contenaient les cales de l’Exxon Valdez lors de son naufrage, il y a vingt et un ans. Pourtant, certains défenseurs de l’environnement et scientifiques de l’Alaska qui ont étudié la catastrophe affirment que la quantité de pétrole déversée dans la baie du Prince-William a été en réalité deux à trois fois supérieure au chiffre avancé. Déterminer le volume de pétrole rejeté dans le golfe du Mexique sera crucial car, en vertu d’une loi fédérale adoptée à la suite du naufrage de l’Exxon Valdez, les compagnies pétrolières sont tenues de payer des dommages et intérêts proportionnels au nombre de barils de pétrole déversés. Il sera encore plus difficile de mesurer l’étendue de cette marée noire, car personne ne sait exactement combien de pétrole contient le gisement, situé à plusieurs milliers de mètres de profondeur, ni si le débit de la fuite a toujours été constant. “A en juger par l’expérience des grandes marées noires précédentes, je suis certain qu’il y aura des divergences de vues au sujet du volume exact de pétrole rejeté”, affirme William Lehr, un expert scientifique de la National Oceanic and Atmospheric Administration [NOAA, l’agence fédérale compétente en matière d’atteintes à l’environnement marin]. D’après les chiffres communiqués fin juin, la plate-forme laissait échapper entre 35 000 et 60 000 barils de pétrole par jour, soit beaucoup plus que l’estimation de 12 000 à 19 000 annoncée quelques semaines auparavant. Une autre équipe fédérale sera chargée d’évaluer l’étendue des dégâts et de fixer le montant des dommages et intérêts. Ces calculs sont d’une importance capitale car, en vertu du Clean Water Act, la société BP pourrait être condamnée à verser entre 1 100 et 4 300 dollars [entre 850 et 3 320 euros] par baril de pétrole rejeté dans le golfe du Mexique. Carl Bialik, The Wall Street Journal (extraits), New York COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 30 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 A l’époque, ce fut la pire marée noire jamais enregistrée. Le désastre occasionné aujourd’hui par BP dans le golfe du Mexique fait évidemment penser à ce précédent. La marée noire du Torrey Canyon a mis en péril une belle région touristique très fréquentée. Les atermoiements ont été aggravés par le refus des compagnies internationales impliquées dans le désastre de prendre leurs responsabilités. Et personne ne savait que faire. Déjà à l’époque, BP était impliquée, puisque la compagnie avait affrété le navire chargé de livrer le brut à la raffinerie de Milford Haven, au pays de Galles. Mais le désastre du Torrey Canyon ne constitue pas seulement une leçon historique : il est la preuve concrète que les grandes marées noires dévastent les écosystèmes durant plusieurs décennies. Le capitaine italien du Torrey Canyon, qui voguait sous pavillon libérien, s’est vu reprocher d’avoir précipité son navire sur un banc de récifs bien connu pour gagner quelques heures en prenant un raccourci. A la tombée de la nuit, une MARÉE NOIRE après, le “Torrey ue toujours nappe de pétrole de douze kilomètres de long s’était déjà échappée de ses soutes fissurées. Le lendemain, la nappe s’étendait sur trente kilomètres. Auparavant, les modestes pollutions engendrées par les marées noires avaient été nettoyées à l’aide d’une combinaison de solvants et d’émulsifiants. On les appelait détergents, un terme qui fait penser à un produit domestique inoffensif mais qui désignait en fait des produits chimiques hautement toxiques. Douze heures après le naufrage, la marine tenta de les utiliser pour traiter la marée noire. Une solution bien pratique, puisqu’il se trouvait que c’était justement BP qui fabriquait ces produits. La “grosse tache noire sur l’Atlantique” était certes un spectacle déprimant, mais les experts néerlandais envoyés sur place par l’entreprise propriétaire du navire, la Barracuda Tanker Corporation, basée aux Bahamas, et sa maison mère, l’Union Oil Company of California, déclarèrent avec insistance que le navire pouvait encore être sauvé. Le gouvernement donna son accord. Dennis Barker, qui, à 81 ans, écrit toujours pour le Guardian, a été envoyé à l’époque sur les lieux pour couvrir les opérations. “C’était le premier grand désastre écologique de l’Histoire. Cela a pris du temps pour que l’on commence à prendre la mesure des conséquences”, se souvient-il. Les Hosking, un habitant de Marazion, en Cornouailles, se souvient du jour où le gouvernement a donné l’ordre de bombarder le navire pour le couler et tenter de brûler le pétrole en surface. “Nous avons vu arriver les bombardiers Buccaneer. Ils ont largué leurs bombes et ça n’a rien fait du tout”, raconte Hosking. La presse a fait ses choux gras sur le fait qu’un quart des 42 bombes ont raté leur cible. D’autres méthodes ont elles aussi échoué. La nappe a pollué près de 200 kilomètres du littoral des Cornouailles. On estime que 15 000 oiseaux ont trouvé la mort, ainsi que des phoques et d’autres animaux marins. Alors que le gouvernement se faisait étriller par la presse, l’attitude de l’opinion envers les Naufrage du Torrey Canyon le 18 mars 1967 0 ▶ Dessin de Bertrams paru dans Het Parool, Amsterdam ■ Méthane Il n’y a pas que du pétrole brut qui s’échappe de la fuite de Deepwater Horizon. Il y a aussi du méthane, prévient le Financial Times. Ce gaz, l’un des principaux composants du gaz naturel, représente une énorme menace pour les écosystèmes marins, explique l’océanologue John Kessler, de la Texas A&M University. En forte concentration, le méthane peut entraîner une prolifération de micro-organismes qui se nourrissent de ce gaz, privant le milieu d’oxygène et provoquant la formation de zones mortes. Dans un rayon de 10 km autour de la fuite, la concentration du méthane dissous dans l’eau est 100 000 à 1 million de fois plus forte que la normale, observe le Pr Kessler. compagnies pétrolières responsables a nettement été plus indulgente qu’elle ne l’est aujourd’hui. Dix-neuf jours après le naufrage, une énorme nappe a atteint Guernesey. Elle était si épaisse qu’on a pu en pomper 3 000 tonnes directement dans des tankers. “On s’est dit : ‘On doit préserver nos plages, nous sommes une destination touristique, bon, il y a là une carrière abandonnée, mettons les déchets là-dedans.’ C’est une décision qui a dû être prise très rapidement”, explique Rob Roussel, un responsable des services publics de Guernesey. LE RECOURS AUX DÉTERGENTS : LA PIRE SOLUTION POSSIBLE 150 km ROYAUME-UNI CORNOUAILLES z Pen 50° N anc e M A N C H E Iles AngloNormandes Guernesey Iles Scilly Etendue de la nappe le 11 avril 1967 49° N Jersey 3° O 4° O 5° O 6° O ATLANTIQUE FRANCE 2° O St-Brieuc BRETAGNE Courrier international Morlaix OCÉAN Vidanger le pétrole dans la carrière fut une solution qui créa un nouveau problème. Ce legs malodorant du Torrey Canyon refusa de disparaître. “Ça chlingue terriblement.Tout le monde est au courant, mais personne n’a jamais rien voulu faire pour régler la question”, observe Jayne Le Cras, directrice des opérations de la Guernsey Society for the Prevention of Cruelty to Animals (GSPCA) [une ONG de défense des animaux]. “En raison de son aspect lisse et immobile, les oiseaux prennent le plan d’eau polluée pour une surface dure et s’y posent ; ensuite, le poids du pétrole les empêche de repartir.” Le gouvernement de Guernesey déclare avoir déjà dépensé des milliers de livres pour essayer de nettoyer la carrière. En 2009, le niveau de l’eau est monté et le changement de pression a provoqué de nouvelles remontées de pétrole du sous-sol. “La compagnie qui était responsable du Torrey Canyon devrait payer pour tout cela en vertu du principe du pollueur-payeur, mais à l’époque les lois internationales n’existaient pas encore”, souligne Rob Roussel. En 1967, devant le coût des opérations de nettoyage, le gouvernement britannique a tenté d’obtenir une compensation de 3 millions de livres auprès des propriétaires du bateau. Egalement soucieux d’obtenir des compensations, les Français continuèrent durant des mois à poursuivre la compagnie et ses navires. L’ingéniosité humaine n’a pas seulement été impuissante face au désastre, elle l’a considérablement aggravé. Trois jours après le naufrage, Anthony Tucker, qui était alors le correspondant scientifique du Guardian, a écrit qu’aucun test de toxicité n’avait été effectué sur les détergents COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 31 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 que l’on répandait sur la nappe et que leurs effets sur la vie marine n’avaient jamais été étudiés. Le recours aux détergents s’est avéré “la pire solution possible”, estime le Dr Gerald Boalch, un biologiste marin qui travaille depuis cinquantedeux ans à la Marine Biological Association of the United Kingdom (MBA). Après la marée noire, le personnel de la MBA a consacré toutes ses journées à l’étudier. Au début, les aspersions chimiques ont semblé marcher. “Les détergents semblaient efficaces, se souvient Boalch. Nous nous sommes dit qu’ils faisaient du bon travail parce que le pétrole disparaissait.” Mais certains de ses collègues ont effectué des tests en laboratoire et “on a alors réalisé que les produits rendaient le pétrole plus toxique encore car il devenait plus facilement assimilable par les organismes vivants”. Sur le rivage, souligne Gerald Boalch, les produits ont probablement détruit à jamais les lichens et d’autres formes de vie côtières. Un an après la catastrophe du Torrey Canyon, la MBA a publié ses conclusions : elle y condamnait de manière cinglante le recours désastreux aux détergents, répandus selon des méthodes “inefficaces et coûteuses” qui n’étaient qu’un “gaspillage de temps et de ressources”. Le désastre du Torrey Canyon eut toutefois des conséquences bénéfiques. Il a suscité la mise en place de réglementations maritimes internationales sur les pollutions. Si notre addiction grandissante au pétrole n’a pas été remise en cause, nos méthodes pour traiter les marées noires l’ont été. Lorsque le supertanker Amoco Cadiz a laissé échapper sa cargaison de brut au large de la Bretagne en 1978, Gerald Boalch a insisté auprès des autorités pour qu’elles ne fassent pas usage de détergents. A Guernesey, en 2010, les autorités tentent à présent de nettoyer les dernières traces du pétrole du Torrey Canyon de manière écologiquement responsable. En mai, on a commencé à injecter des micro-organismes dans l’eau souillée, qui est aérée par un petit générateur tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce procédé de “bioaugmentation” utilise des bactéries naturelles qui se nourrissent de pétrole. Grâce à la vitesse à laquelle ces micro-organismes se multiplient, le gouvernement prévoit qu’ils auront entièrement absorbé le pétrole d’ici la fin de l’année. Patrick Barkham enquête ● RESSOURCES IVOIRIENNES EN PÉRIL Le cacao ne fait plus recette D Londres ans les années 1960, Abidjan était surnommé le Manhattan d’Afrique occidentale et d’immenses perspectives s’ouvraient alors à la capitale commerciale de Côte d’Ivoire. Le pays n’était plus une colonie française et les bénéfices de son secteur cacaoyer en plein essor coulaient à flots. Ce sont les “francs cacao” qui percèrent les boulevards de l’élégant quartier résidentiel de Cocody et édifièrent les gratte-ciel du pôle d’affaires du Plateau. Des chanteurs et acteurs célèbres arrivaient par avions entiers de Paris. Les casinos de la ville étaient combles et pétillaient de vie. Le monde consommait de plus en plus de chocolat et le pays devint un modèle de stabilité et de prospérité en Afrique occidentale. Les années 1960 firent place aux années 1970, puis 1980, le cacao restait pour la Côte d’Ivoire ce que le pétrole était pour l’Arabie Saoudite ou le Nigeria : un geyser d’argent sonnant et trébuchant. De l’or brun. Les Français avaient introduit le cacao en Côte d’Ivoire, mais ce fut Félix Houphouët-Boigny, premier président du pays et ancien planteur de cacao, qui organisa le développement d’un véritable secteur cacaoyer pesant plusieurs milliards de dollars. Grâce à ces conditions de culture idéales, la Côte d’Ivoire et ses voisins, le Ghana, le Nigeria et le Cameroun, fournissent désormais 70 % du cacao mondial. Houphouët-Boigny est resté au pouvoir trentetrois ans et, dans les années 1970 et 1980, il a dopé le commerce du cacao ivoirien avec un cocktail de subventions publiques et de mesures d’incitation foncière. En 1977, la Côte d’Ivoire avait ravi au Ghana le rang de premier producteur mondial de cacao et indissociablement lié son avenir à celui de l’industrie chocolatière mondiale. Aujourd’hui, quelque 800 000 agriculteurs ivoiriens produisent près de 40 % des 3,5 millions de tonnes produites dans le monde. La production ivoirienne, qui s’établit actuellement à 1,3 million de tonnes, a plus que doublé par rapport aux années 1980 et a été multipliée par 26 depuis 1960. Pourtant, la place prépondérante qu’occupe la Côte d’Ivoire sur le marché du cacao et sa production en hausse constante depuis des décennies masquent une triste réalité et un avenir incertain. Après un demi-siècle d’expansion presque ininterrompue, la machine à cacao ivoirienne a commencé à s’essouffler. Parce que les cacaoyers vieillissants sont malades et parce qu’un univers archaïque de petits propriétaires terriens, de politiciens corrompus et d’intermédiaires itinérants résiste au changement. Les multinationales de l’agroalimentaire qui dépendent d’une source fiable et bon marché de cacao se font du souci. La tendance est encore récente, mais le secteur du cacao, notoirement discret, a commencé à parler d’une “crise du chocolat”… Après la mort d’Houphouët-Boigny, en 1993, la Côte d’Ivoire s’est lentement enlisée dans la spirale de la guerre civile et, bien que les combats aient pris fin en 2004, le pays reste divisé entre le Sud et le Nord rebelle. Depuis 2005, les élections ont été différées à six reprises et l’impasse politique n’a en rien favorisé la principale culture du pays. “Le cacao est en danger en Côte d’Ivoire”, confie Hans Jöhr, La production de fèves a fait la prospérité de la Côte d’Ivoire. Mais aujourd’hui les arbres vieillissants sont malades et le secteur traverse une crise. Reportage photos : Nana Kofi Acquah FINANCIAL TIMES directeur de l’agriculture chez Nestlé, première entreprise alimentaire mondiale. Hans Jöhr n’a rien du cadre supérieur classique. “Je suis moi-même agriculteur”, explique cet homme apparemment infatigable. Après une enfance dans la campagne suisse, il est allé chercher, d’abord au Canada, puis au Brésil, de nouvelles exploitations plus grandes, sur lesquelles il a cultivé de tout, depuis le soja jusqu’au café. Parallèlement, il a trouvé le temps d’étudier l’économie agricole et de décrocher un doctorat. Il a gardé un lien très fort avec la terre. Sa mission consiste aujourd’hui à assurer à Nestlé une source continue de matières premières agricoles, une tâche titanesque lorsque l’on sait que, pour augmenter de 5 % ses ventes de céréales destinées au petit déjeuner, l’entreprise absorbe l’équivalent de toute la récolte annuelle de céréales de la Suisse. Hans Jöhr dispose pour l’aider d’une équipe de 950 agronomes et vétérinaires – plus que beaucoup d’organismes agricoles publics – et le cacao est l’un des produits qui l’inquiètent le plus. Son pire cauchemar n’est pas que l’envolée des cours ait un impact sur les ventes de chocolat de Nestlé, mais qu’il n’y ait plus suffisamment de cacao de bonne qualité à acheter. Il n’est pas le seul à redouter ce scénario catastrophe. Pratiquement tous les plus grands chocolatiers mondiaux s’inquiètent maintenant de la qualité du cacao ivoirien et de son prix. La Côte d’Ivoire détient une part si importante de la production mondiale que ce qui se passe dans ▲ Hans Jöhr e le pays a des répercussions mon- (4 à gauche), responsable diales. Au cours des cinq dernières années, la production a diminué de de l’agriculture chez plus de 15 %, provoquant la plus Nestlé, en visite dans une serre grave pénurie que le marché du cade cacaoyers. cao ait connue depuis quarante ans et une envolée des cours, qui ont at- ▶ Stocks de sacs teint leur niveau le plus élevé en plus de café et de cacao, de trente ans. Pour la quatrième dans un entrepôt année consécutive, l’offre ne suffit de Gagnoa plus à faire tourner à plein régime (au centre de les usines de concassage, qui ont en- la Côte d’Ivoire). COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 32 registré leurs plus mauvaises performances depuis la fin des années 1960. A en croire les négociants, si les cours ne sont pas plus élevés, c’est uniquement à cause de la crise économique, qui a fait fléchir la demande dans les pays développés, où le chocolat reste un produit de luxe. Mais, à l’heure où la consommation mondiale se ressaisit, le secteur craint qu’ils ne dépassent largement leur niveau actuel – environ 2 850 euros la tonne – pour friser le prix record de 3 500 euros la tonne atteint en 1977, à l’époque des grandes sécheresses qui s’étaient abattues sur l’Afrique occidentale. Il semble pourtant que le pire soit encore à venir. Les courtiers, qui attendent une nouvelle récolte décevante à la fin de la saison, pensent que pour la cinquième année consécutive l’offre de cacao ne suffira pas à couvrir la demande en 2010-2011. Il ne sera pas facile de résoudre la crise du cacao, en partie du fait de la structure atypique du secteur. Contrairement à presque toutes les autres grandes matières premières agricoles – maïs, café, huile de palme, sucre –, le cacao produit dans le monde est toujours essentiellement cultivé par de petits paysans qui possèdent chacun moins de quatre hectares de terres. L’accroissement de la production ne dépend donc pas des dirigeants des grandes plantations agroalimentaires, mais des efforts individuels de milliers de petits paysans ouest-africains, pauvres pour la plupart. Tietiekon Amankro est le genre de site caractéristique de la culture du cacao ivoirien. Dans ce village – quelques bâtisses au bout d’un chemin de terre – auquel il est presque impossible d’accéder pendant la saison humide, les maisons en pisé sont couvertes d’un toit de palmes. Il n’y a ni électricité, ni eau courante. L’endroit est à des années-lumière des chocolats suisses enveloppés dans leur papier argenté… Le cacao pousse dans la forêt, en lisière du village. Les paysans me parlent des menaces qui planent sur une activité dont les méthodes manuelles n’ont pratiquement pas changé depuis que le produit a été introduit ici, au début du siècle dernier. “Nous avons de vieux arbres… La production n’augmente pas”, déplore Betran Ejao, producteur de 35 ans. Il me montre un arbre planté il y a vingt-cinq ou trente ans, à l’époque d’Houphouët-Boigny, qui donne de moins en moins chaque année. Comme les êtres humains, les arbres sont plus fragiles et plus vulnérables aux maladies en vieillissant. Bertran Ejao explique que les producteurs de Tietiekon Amankro perdent actuellement près de 10 % de leur rendement à cause de la pourriture noire de la cabosse, un champignon qui attaque le fruit du cacaoyer et compromet les récoltes. DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Les mercedes représentent l’aboutissement de plusieurs années de recherches sur l’hybridation des cacaoyers, ne requérant aucune technique de modification génétique mais des croisements avec des variétés ivoiriennes les rendant plus résistants aux maladies locales, y compris aux ravages de la pourriture noire. “Ils peuvent commencer à produire au bout d’environ dix-huit mois. Les autres mettent au moins trois ans”, poursuit Jebouat Kouassi. UN PRODUCTEUR INCONTOURNABLE Reste du monde Production mondiale de cacao 10 % Côte d’Ivoire Equateur Brésil 3% 39 % 4% Indonésie 15 % 6% 18 % Ghana 5% Nigeria Cameroun S’il est important d’accroître la production, il est tout aussi essentiel d’enrayer la dégringolade de la qualité du cacao ivoirien. Depuis deux mille ans, les producteurs de cacao ont perfectionné l’art délicat consistant à trouver un équilibre entre le parfum et la quantité, et nombre des dilemmes qui se posent aujourd’hui aux paysans de Côte d’Ivoire remontent aux civilisations précolombiennes d’Amérique. Le cacao que nous consommons aujourd’hui d’un bout à l’autre de la planète provient à l’origine de haute Amazonie, d’où il a été transporté au Mexique par la civilisation olmèque, qui prospéra entre 1500 et 400 avant notre ère. La qualité finale du cacao se joue en grande partie pendant les phases de fermentation et de séchage des fèves. Chaque cabosse donne entre 25 et 30 fèves, que les paysans entassent par milliers dans des clairières avant de les envelopper dans des feuilles de bananier pour les laisser fermenter. La fermentation prend environ cinq jours et détermine largement la viabilité d’une récolte. La pluie ou l’humidité peuvent gâcher le processus, tout COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 33 Source : Deutsche Bank, “Financial Times” Il y a des problèmes que seuls les Ivoiriens peuvent régler. Le système de fixation des prix, inefficace et gangrené par la corruption, resté en vigueur jusqu’à la fin des années 1990 a ouvert la voie à un commerce ivoirien libre mais anarchique, et une série de hausses d’impôts a alourdi le fardeau des paysans. Près de 40 % du prix du cacao ivoirien sur le marché mondial a maintenant remplir les caisses de l’Etat, ce qui désavantage les producteurs locaux par rapport à leurs concurrents et incite nombre d’entre eux à abandonner purement et simplement la culture du cacao. En arrachant leurs arbres pour planter des hévéas, qui demandent moins de travail tant à la culture qu’à la récolte, ils peuvent percevoir les bénéfices d’une autre matière première lucrative – qui atteint aujourd’hui des prix plus élevés que jamais – sans avoir à acquitter pots-de-vin et impôts. Des arbres vieillissants, une mauvaise gouvernance et d’autres cultures plus rentables : autant de facteurs qui ont contribué à ralentir la machine ivoirienne du cacao, tant et si bien que les producteurs locaux sont maintenant en train de se faire damer le pion par leurs concurrents du monde entier. Que peut-on donc faire pour accroître la production ? Les chocolatiers sont persuadés que la réponse tient aux arbres et, plus particulièrement, qu’il faut désormais repeupler les plantations défaillantes de Côte d’Ivoire avec de nouvelles variétés à meilleur rendement et capables de résister aux maladies. C’est une tâche colossale : la Côte d’Ivoire compte environ 2 milliards de cacaoyers et presque tout le travail doit être réalisé par le secteur privé. Nestlé, dont les projets sont les plus aboutis, envisage de dépenser quelque 110 millions de francs suisses (81 millions d’euros) pour replanter 12 millions d’arbres au cours des dix prochaines années, ce qui ne représenterait jamais que 0,6 % du total. Ce n’est donc pas une solution miracle à court terme, mais ce “plan cacao” est déjà un début et il a séduit les paysans désireux de revaloriser leurs terres. Les nouveaux plants, qui seront distribués au rythme de 1 million par an à partir de 2012, ont déjà été surnommés les “mercedes”, en référence à leur qualité supérieure présumée. “Ils poussent à une allure extraordinaire”, affirme Jebouat Kouassi, 43 ans, qui gère l’une des pépinières de Nestlé en Côte d’Ivoire. comme un fermier qui laisserait les ▲ Des fermiers fèves trop ou pas assez longtemps. ivoiriens munis Et c’est précisément là un autre de bâtons tapent aspect des problèmes du cacao ivoi- sur les cabosses rien : tandis que la production pour en extraire les fèves de cacao. chute et que les prix augmentent, les producteurs modifient leur comportement, écourtant le temps de fermentation pour mettre leurs fèves sur le marché aussi vite que possible et sacrifiant ainsi la qualité aux bénéfices rapides. La chaîne des intermédiaires va des “pisteurs”, qui collectent les fèves en camion de village en village, apportant des liasses de billets, jusqu’aux “traitants”, petites entreprises de courtage d’origine ivoirienne ou libanaise qui achètent les fèves et les revendent aux gros négociants américains, comme Cargill et Archer Daniels Midland, le français Touton ou le singapourien Olam. A l’autre extrémité de la chaîne, les chocolatiers européens et américains n’ont donc pratiquement aucun contrôle sur le procédé. Sachant cela, chocolatiers et négociants encouragent à présent les agriculteurs à s’organiser en coopératives auxquelles ils pourraient acheter en direct. Mais nous n’en sommes pas encore là, tant s’en faut : la bureaucratie ivoirienne est redoutable et, si l’on en croit les gros négociants, la plupart des coopératives ne tiennent que quelques années avant de mettre la clé sous la porte, à cause de la mauvaise gestion et de la corruption. Celles qui ont survécu n’ont été maintenues en vie que grâce aux subventions et à une supervision quasi permanente. Il est encore trop tôt pour dire si toutes ces initiatives (depuis le “plan cacao” de Nestlé jusqu’aux interventions des négociants qui se rendent sur le terrain pour améliorer la culture et la fermentation) parviendront à revitaliser le secteur cacaoyer de Côte d’Ivoire. Le défi est immense, mais paradoxalement il faut apporter des solutions à petite échelle. On ne pourra en effet régler tous les problèmes qu’en suivant la production clairière par clairière, arbre par arbre, fève par fève. “Nous ne pouvons pas rester les bras croisés et ne rien faire pour résoudre le problème actuel”, me confie Hans Jöhr. “Nous sommes en train de voir un orage se former à l’horizon et nous devons nous y préparer.” DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Javier Blas la bd de l’été ■ (3/5) Contexte Ces dernières années, des milliers de migrants africains ont échoué à Malte alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe. Comment ce petit archipel densément peuplé vit-il cet afflux de nouveaux venus ? Joe Sacco, Américain d’origine maltaise, est allé enquêter pendant l’été 2009 dans son pays natal. Il en a tiré une bande dessinée de 48 pages qui est parue dans la revue américaine Virginia Quarterly Review et que vous retrouverez par épisodes tout au long de l’été dans nos pages. ■ L’auteur Né à Malte en 1960, Joe Sacco a grandi en Australie, puis aux Etats-Unis, où ses parents se sont établis en 1972. Après des études de journalisme, il retourne à Malte, où il publie ses premières bandes dessinées. Revenu à Portland, dans l’Oregon, où il vit toujours, il se lance dans la BD underground. A l’issue d’un long voyage au Proche-Orient, il publie en 1993 Palestine (Rackham, 2010). Il inaugure avec ce livre un genre sans équivalent : la bande dessinée journalistique. Ses dernières publications sont Gorazde (Rackham, 2004) et Gaza 1956 (Futuropolis, 2010). COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 34 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 ● Traduction : Olivier Ragasol Lettrage : Stevan Roudaut Un reportage inédit de Joe Sacco COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 35 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 la bd de l’été (3/5) COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 ● 36 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Le Petit Journal de la CRISE Chaque semaine, les chiffres, les événements, les analyses Taxer les riches, c’est bon pour la croissance Dans les années 1950, la tranche supérieure du revenu était taxée à plus de 90 % aux Etats-Unis. Et l’économie se portait bien. 2 000 Alors que le chômage reste très élevé aux Etats-Unis, le monde de la finance se remet à embaucher. A New York, les sociétés de Bourse ont créé 2 000 emplois depuis le mois de février, portant leurs effectifs globaux à plus de 160 000 personnes. Selon The New York Times, c’est une bonne nouvelle pour l’économie locale. Car chaque emploi créé à Wall Street en génère deux autres, a calculé le Bureau fédéral d’analyse économique. Cet effet multiplicateur s’explique en partie par le niveau des salaires, qui atteint en moyenne 311 000 euros par an dans la finance, contre 51 000 euros dans les autres secteurs. Wall Street représente en outre 20 % des recettes fiscales de l’Etat de New York et 12 % du budget de la ville. IN THESE TIMES (extraits) Chicago A lors que l’économie mondiale reste vacillante, l’expression “pire récession depuis la Grande Dépression” (PRDLGD) a rem placé la formule tellement galvaudée de “guerre contre le terrorisme”, comme pour celle-ci, les références à la PRDLGD sont presque toujours suivies d’explications vaseuses et contradictoires. Selon les républicains – qui ont accumulé les déficits –, la récession est le résultat de dépenses excessives. Quant aux démocrates – dont les politiques de libre-échange ont démoli le marché de l’emploi –, ils rejettent la faute sur George W. Bush. Mais ce genre d’affirmations simplistes concourent à occulter les idées contre-intuitives, qui contiennent souvent les vérités les plus profondes. Dans le cas de la PRDLGD, la plus importante de ces idées est que nous sommes en récession parce que nous payons trop peu d’impôts. Cet argument provocant a pour la première fois été avancé par l’ancien gouverneur de New York, Eliot Spitzer, LA PRESSION FISCALE S’ALLÈGE (impôts et cotisations sociales, en % du PIB) En 2000 Danemark 48,2 49,4 Suède 47,1 51,8 Belgique 44,3 45 France 42,8 44,1 42,8 41,8 Italie Allemagne 39,3 41,9 Pays-Bas 39,1 39,9 Royaume-Uni 37,3 36,7 Espagne 33,1 33,9 Grèce 32,6 34,6 Irlande UE 27 Etats-Unis Japon 29,3 39,3 31,6 40,6* 28,3 (2007) 27,9 (2007) * Données recomposées. Source : Eurostat Recettes fiscales en 2008 LE CHIFFRE L Dessin de Mix et Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne. dans un article publié en février dernier par le magazine Slate. “Entre 1951 et 1963, alors que le taux marginal d’imposition [appliqué à la tranche supérieure du revenu] était de 91 % ou 92 %, l’économie américaine a connu une croissance moyenne de 3,71 % par an, expliquait-il. Le niveau élevé du taux marginal – qu’on jugerait aujourd’hui confiscatoire – n’a pas entraîné de cataclysme économique, bien au contraire. Au cours des sept dernières années, le taux marginal maximum a été ramené à 35 %, et la croissance moyenne annuelle n’a atteint que 1,71 %.” Quelques mois plus tard, le quotidien USA Today notait que les taux d’imposition avaient atteint leur plus bas niveau depuis soixante ans. La secrétaire d’Etat Hillary Clinton déclarait quant à elle devant la Brookings Institution [un cercle de réflexion américain] que “dans aucune nation confrontée à un important problème de chômage, les riches ne paient leur juste part – tant les individus que les entreprises et quelles que soient les formes de taxation”. Le cas de la Grèce offre un bon exemple. Les conservateurs affirment que le pays, criblé de dettes, est victime des largesses de l’Etat providence. Toutefois, selon une analyse du Center for American Progress [cercle de réflexion progressiste], “la Grèce a toujours moins dépensé” que les autres social-démocraties européennes. “Le réel problème auquel sont confrontés les Grecs n’est pas de trouver un moyen de réduire les dépenses, mais d’augmenter les rentrées d’argent”, conclut le rapport selon lequel les “recettes fiscales anémiques” du pays constituent son principal point faible. Comme l’a fait remarquer Hillary Clinton, les pays qui affichent des recettes et des taux d’imposition élevés sont prospères.“Par rapport à son PIB, le Brésil a le taux d’imposition le plus élevé du continent américain, a-t-elle souligné. Et devinez quoi ? Il affiche un taux de croissance dément. Les riches continuent de s’enrichir et ils sortent les pauvres de la misère. Ce qui est tout à fait logique. Même si l’esprit de l’époque reaganienne COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 a créé l’illusion que les impôts freinaient la croissance, les statistiques prouvent que des taux marginaux plus élevés permettent d’allouer plus d’argent aux investissements publics créateurs d’emplois (routes, ponts, réseaux à haut débit…) qui soutiennent l’activité. Ils encouragent aussi les investissements favorables à la croissance. Car au lieu d’empocher les profits et de payer plus d’impôts, les riches propriétaires d’entreprise ont intérêt à les réinvestir dans leur affaire. La combinaison taux d’imposition élevé/recettes élevées “a toujours fonctionné jusqu’à ce qu’on l’abandonne”, a conclu Hillary Clinton. C’était une déclaration politique audacieuse, si audacieuse qu’elle a été, comme tous les autres faits démontrant la pertinence d’une hausse des impôts, ignorée par les hommes politiques et les médias de Washington. Car ils ont leurs propres idées reçues à promouvoir. Et malheureusement, il y a fort à parier que la PRDLGD a de beaux David Sirota jours devant elle. V E R B AT I M “Une véritable opération de faux-monnayeurs” “Il faut que les gouvernements qui composent le G20 mettent au premier plan la notion de justice pour reconstruire le système économique mondial”, affirme James Kenneth Galbraith, président de l’association internationale Economistes pour la paix et la sécurité et professeur à l’université du Texas. “Il faut donc mener des enquêtes pénales et civiles sur les dirigeants d’entreprise qui ont créé les hypothèques frauduleuses, comme cela a été le cas aux Etats-Unis lors de la faillite des caisses d’épargne, au début des années 1990 […]. Ensuite, il faut desserrer l’emprise des banques sur le pouvoir politique […]. Ainsi, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France a institué de multiples banques dont la taille était clairement délimitée. […] La Caisse des dépôts finançait les infrastructures, le CIC le commerce et les 37 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 entreprises, le Crédit agricole le monde paysan, etc.” Selon l’économiste américain, la crise a été provoquée “par une fraude financière massive, une véritable opération de ‘faux-monnayeurs’. […] Des institutions ont créé des millions d’hypothèques pour des Américains dont les revenus étaient trop faibles pour leur permettre d’acquérir normalement leur maison.” Et elles savaient pertinemment qu’ils “ne pourraient même pas faire face aux intérêts. […] Ensuite, ces hypothèques frauduleuses ont été revendues un peu partout, comme si elles étaient aussi sûres que des bons du Trésor américain, alors qu’elles avaient une probabilité de 100 % de perdre toute leur valeur. C’est ni plus ni moins que de la fausse monnaie.” Propos recueillis par Olivier Vilain, Le Courrier (extraits), Genève Le Petit Journal de la CRISE L’ É D I T O … T h e I r i s h T i m e s ( e x t r a i t s ) , D u b l i n Les Irlandais avalent stoïquement leur amère potion Si le pays est officiellement sorti de la récession, le chômage continue à augmenter. Et la population se résigne. A lors ça, on ne l’avait vraiment pas vu venir : juste au moment où on commençait à s’habituer à la rigueur, voilà qu’on apprend que techniquement nous ne sommes plus en récession. [Au premier trimestre 2010, le PIB irlandais a bondi de 2,7 % par rapport aux trois derniers mois de 2009. Cela dit, par rapport au premier trimestre 2009, il a baissé de 0,7 %.] Le rapport de l’Office central des statistiques (CSO) contient néanmoins des avertissements à profusion, le plus important étant que d’une année sur l’autre, “le déclin du PNB [trimestriel] a été plus fort que celui du PIB.” En considérant que le PNB [qui exclut l’activité des nombreuses entreprises étrangères installées dans le pays] est un meilleur indicateur et que les chiffres montrent une augmentation des exportations sans amélioration de l’emploi, il vaudrait mieux ne pas crier alléluia trop vite. [Le taux de chômage a atteint 13,4 % en juin.] Quoi qu’il en soit, cette bonne nouvelle ne figurait pas dans le scénario. La souffrance infligée par la récession et, surtout, l’injustice de cette souffrance sont devenues une part essentielle de notre identité nationale depuis deux ans. La rage provoquée par l’incompétence et la cupidité des politiciens, des banquiers et des promoteurs s’est transformée en une émotion particulière, telle que la tris- EN BREF La zone euro, une prison Loin de provoquer le chaos, comme le prédit la banque néerlandaise ING (voir CI n° 1028, du 15 juillet), un démantèlement de la zone euro serait au contraire le meilleur moyen de relancer la croissance en Europe, estime une étude du cabinet d’analyse britannique Capital Economics, citée par The Guardian, à Londres. Une fois le mark ressuscité, sa valeur grimperait, ce qui ferait fondre l’excédent commercial de l’Allemagne et contraindrait ce pays à stimuler sa demande intérieure pour ne pas sombrer dans la déflation. Symétriquement, les nouvelles monnaies des pays actuellement les plus faibles (Espagne, Italie, Portugal, Grèce et Irlande) se dévaloriseraient, ce qui renforcerait leur compétitivité. Mais s’ils restent prisonniers d’une zone euro dominée par l’Allemagne, conclut Capital Economics, ces pays seront condamnés à des années de dépression et de déflation. tesse, la joie ou l’ennui. De même que nous avions accepté les excès maladroits pendant le boom économique, nous nous sommes adaptés à notre nouveau statut de pauvres sans rien faire de plus que de nous lamenter collectivement. Voyez comment nous avons réagi à notre rôle de porte-drapeau mondial de l’austérité. Les coupes claires effectuées par ceux-là mêmes qui avaient provoqué la bulle immobilière auraient normalement dû déclencher des émeutes, d’autant qu’elles se sont accompagnées d’énormes injections de fonds publics dans les institutions qui avaient financé l’expansion. Mais non, nous sommes restés plutôt flegmatiques. Pour employer le jargon condescendant du jour, nous prenons notre médicament sans nous plaindre. Chaque fois qu’on nous félicite de supporter stoïquement l’austérité, nous y voyons une maigre consolation. Nous sommes peut-être dans la panade, mais au moins, nous recevons pour cela une juste rétribution. Quand le ministre des Finances britannique, George Osborne, a présenté son budget d’urgence pour le Royaume-Uni, n’avons-nous pas pensé : Tiens, ils nous suivent maintenant, ils veulent en baver un peu eux aussi ? Quand nous voyons les Grecs se révolter et les Espagnols manifester, est-ce que nous regrettons de ne pas avoir fait comme eux ? Ne leur reprochonsnous pas plutôt de ne pas prendre sagement leur médicament ? Quand les dirigeants du G20 ont débattu du bon équilibre entre austérité et mesures de relance, combien d’entre nous se sont dit : “Relance ?” Nous sommes les stars de l’austérité dans cette crise financière mondiale, et je soupçonne certains d’entre nous d’être un peu trop à l’aise avec ce fait bizarre. Cela est devenu flagrant, il y a quelques jours, quand The New York Times et The Wall Street Journal ont donné leur point de vue sur la manière dont la rigueur nous affectait. Le premier prône l’augmentation des dépenses destinées à stimuler l’économie aux Etats-Unis tandis que le second plaide pour des réductions budgétaires afin de limiter le déficit américain. Et il se trouve que notre pays sert de cobaye dans leur querelle idéologique. The New York Times n’y va pas par quatre chemins : “Au lieu d’être récompensée pour sa vertu, l’Irlande est pénalisée. Le déclin qu’elle connaît est certainement plus brutal que si le gouvernement avait dépensé davantage pour garder les gens au travail.” C’est aussi noir sur blanc que l’encre sur la page, non ? Voilà maintenant The Wall Street Journal : “L’île d’Emeraude connaît un fort chômage, l’un des déficits budgétaires les plus élevés d’Europe et applique l’une des cures d’austérité les plus rudes du continent. […] Les investisseurs commencent à soutenir l’Irlande, en particulier si on compare avec d’autres pays endettés de la zone euro.” Bonne nouvelle, non ? Pas si vite, tempère l’éditorialiste du New York Times Paul Krugman : “On lit souvent dans la presse que la fermeté de l’Irlande impressionne et rassure les marchés financiers. Mais la réalité est tout autre : la vertueuse Irlande, l’Irlande qui souffre, ne gagne rien.” Et que pensons-nous de ces analyses contradictoires ? Nous sommes tout simplement contents qu’on ait remarqué notre stoïcisme. Ce n’est pas la peine de souffrir autant si on ne récolte pas quelques tapes dans le dos – quelle qu’en soit la raison. Mais notre prétendue guérison remet tout en question. C’est vrai, notre PIB va augmenter, bien qu’il soit douteux que les emplois suivent. Le pire, c’est que nous subirons toujours l’austérité mais que la sympathie s’évanouira. Or si nous ne pouvons pas avoir les emplois, nous voulons au moins conserver la sympathie. Davin O’Dwyer ◀ Dessin de Sequeiros paru dans El Mundo, Madrid Les villes allemandes sont à sec Confrontée comme d’autres communes à une crise budgétaire sans précédent, Quickborn a eu l’idée d’emprunter de l’argent à ses administrés. STERN Hambourg L es piscines ferment. Les chaussées ne sont plus refaites et les subventions aux associations sont en baisse. Faute d’argent, les villes allemandes prennent des mesures d’économie draconiennes. La dette des quelque 12 000 communes atteint des sommets : elle représentait 112,1 milliards d’euros en 2009. Le déficit devrait atteindre en outre 15 milliards d’euros cette année. “Les villes doubleront presque le triste record établi pendant la crise de 2003”, annonce Petra Roth, présid e n t e c h r é t i e n n e - d é m o c r a t e d e l’As- sociation des villes allemandes. “Nos budgets ont complètement explosé.” Comment a-t-on pu en arriver là ? D’un côté, les revenus des communes fondent : les recettes fiscales ont chuté de 11,4 % en moyenne lors de la seule année 2009. De l’autre, les charges ne cessent d’augmenter – à cause, par exemple, du nombre croissant des bénéficiaires d’aides sociales au titre du Hartz IV [allocations chômage ainsi nommées d’après Peter Hartz, membre de la commission qui a mis en place en 2002 ce dispositif]. Résultat, les gros investissements passent à la trappe. Et ce n’est pas tout : plusieurs communes ont dû augmenter la participation des parents aux frais de garde des enfants, de même que la taxe sur les chiens et le prix d’entrée pour les équipements publics. Un état de fait que refusent les habitants de Quickborn, dans le SchleswigHolstein. En août 2009, ils ont décidé, lors d’un “conseil des citoyens”, d’octroyer un crédit à leur ville. En quelques jours seulement, 80 personnes ont réuni 4 millions d’euros qu’elles ont prêtés COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 38 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 pour un an à la municipalité, à un taux d’intérêt de 3 %. “Nous avons été littéralement submergés, se souvient Meike Wölfel, la trésorière municipale. Nous avons été contactés par 700 personnes qui voulaient des renseignements. On aurait pu récolter le double.” Cela n’est pas allé plus loin car le ministère de l’Intérieur du SchleswigHolstein et la Bundesanstalt für Finanzdienstleistungsaufsicht [autorité fédérale de surveillance des services financiers] ont interdit à cette commune de 20 000 habitants de souscrire d’autres emprunts auprès des citoyens. D’après eux, cette façon inventive de trouver des capitaux faisait entrer la ville dans le domaine de l’activité bancaire, ce qui nécessitait une autorisation. Or la législation du Land interdit aux communes de fonder des établissements bancaires. Depuis le début du mois de mars, les personnes qui le souhaitent peuvent toutefois à nouveau prêter de l’argent à la municipalité. Car elle a cette fois un partenaire : la Bank für Investments und Wertpapiere de Willich, en Rhénanie. ■ Le second exode des Albanais de Grèce Ils avaient fui la misère en s’installant en Grèce. Aujourd’hui, ils font le chemin inverse. MAPO (extraits) Tirana I ls rentrent chez eux. Pour une bonne raison : une crise économique que les autorités grecques ne peuvent plus juguler. Les protestations massives, puis les grèves générales ont fini de les convaincre. Ksero M., 45 ans, est rentré en Albanie dès le mois de février. Son épouse hésitait, leur fils étant scolarisé et bien intégré dans ce pays d’accueil. Et puis restait l’espoir de voir les choses changer. Mais la situation n’a cessé de se dégrader et Ksero a tranché : tout le monde rentre à la maison. A son grand étonnement, son fils, adolescent, l’a soutenu dans cette décision. De retour chez eux, Ksero a créé une petite entreprise de vente de matériaux de construction à Tirana. C’est sa femme, comptable, qui s’occupe de la partie administrative, essayant de se réadapter aux us et coutumes locales. La Grèce “ne fait plus partie de notre avenir”, affirme Ksero, diplômé en histoire de l’art que rien ne prédisposait à travailler dans le bâtiment. Mais la vie et surtout l’émigration en ont décidé autrement. Partis DÉPRESSION en Grèce en 2000, ces deux intellectuels ont travaillé, comme bon nombre de leurs concitoyens, comme maçons ou agents d’entretien. Parce que cela payait bien : à eux deux, ils pouvaient assurer jusqu’à 2 000 euros par mois. Une petite fortune pour des Albanais. Mais tout cela est fini. “Nous sommes partis avant que la situation ne dégénère complètement, et nous avons eu raison, poursuit Ksero.Ton pays reste ton pays ; à part ceux qui se sont embourbés dans des crédits inutiles, tous les Albanais de Grèce que je connais songent à rentrer”, affirme-t-il. Raimond D., 48 ans, avait émigré en Grèce en 1995 et trouvé un emploi de chauffeur routier qui lui assurait un bon revenu. Jusqu’à ce qu’un accident le ramène à son ancienne profession, garagiste. Tout allait bien là aussi, sa femme travaillait comme dame de compagnie pour une personne âgée qui vivait seule et qui, d’une grande générosité, la logeait gratuitement avec ses trois enfants, tous scolarisés dans des écoles grecques. Mais, à sa mort, la femme de Raimond n’a plus trouvé que des petits boulots. Le salaire de Raimond ne suffisait plus à couvrir les besoins de la famille. D’autant plus qu’à la faveur de la crise économique son patron a décidé de réduire le rythme de travail et songe même à fermer son atelier. Raimond et son épouse ont alors décidé de retourner à Fier (dans le sud de l’Albanie), leur ville natale, où ils envisagent d’ouvrir un garage “à l’européenne”. Nous rencontrons Raimond, ▲ Dessin d’Eva Vásquez paru dans El País, Madrid. venu en prospecteur, alors que ses enfants et son épouse sont encore en Grèce afin de préparer cette seconde émigration. “J’ai fini par suffoquer en Grèce, j’espère ouvrir mon entreprise ici et être mon propre patron”, dit-il. L’un de ses collègues tempère son optimisme : “Tu as fui la crise grecque, OK. Mais ici il faut survivre”, lui rappelle-t-il. Raimond en est bien conscient. Ils sont nombreux, ces Albanais qui ont franchi le pas ou envisagent sérieusement de revenir dans leur patrie. Pour L a crise économique, l’avenir incertain et l’intervention du FMI [qui, en tant que créancier du pays, procédera en août à une évaluation du plan de redressement] remplissent les hôpitaux psychiatriques. Ces quatre derniers mois, les admissions à l’hôpital Dromokratio d’Athènes ont doublé et les cabinets en ville refusent du monde, à croire que la récession leur profite. Plus généralement, les Grecs veulent voir un médecin et repartir avec une ordonnance pour se procurer des médicaments capables de les aider à retrouver le sommeil ou l’équilibre psychologique. La plupart de ces nouveaux patients sont des retraités qui sont devenus littéralement fous depuis l’annonce de coupes sévères dans leur revenus. Mais cela concerne aussi les travailleurs proches de l’âge de la retraite. Et puis il y a les familles qui ne peuvent plus se permettre de garder sous leur toit un parent présentant des troubles du comportement. “Ils viennent nous supplier de le prendre à l’hôpital”, explique Michalis L Dessin de Mike Hodges paru dans The Wall Street Journal Europe, Bruxelles. Giannakos, médecin et membre de l’Union des travailleurs à l’hôpital psychiatrique Dromokratio. “Si nous refusons, certains appellent la police en prétextant que le malade crie et délire, pour que nous l’internions d’office.” La semaine dernière, 25 nouveaux patients ont été admis à Dromokratio. En un après-midi, 8 se sont présentés. “Si ça continue à ce rythme, nous serons à plus de 200 nouveaux cas par mois”, poursuit EN BREF La vie de chômeuse, quel bordel ! Quand les psys sont débordés Peur du lendemain, angoisse… La crise pousse de nombreux Grecs dans les bras des psys. Et les hospitalisations d’urgence se multiplient. d’autres, la question ne se pose pas, soit parce qu’ils sont intégrés et ont réussi à s’assurer une très bonne situation, soit parce qu’ils sont tenus par des crédits à rembourser. Parmi ceux qui sont revenus, très peu pensent repartir en Grèce un jour. Les mesures d’austérité prises par le gouvernement grec, les débats houleux au sein du Parlement et, plus généralement, l’atmosphère de radicalisation et d’intolérance dans la société ont confirmé leur sentiment que la Grèce n’est plus le pays de cocagne dont ils avaient rêvé. Les émigrants qui nous ont confié leur témoignage se rejoignent sur un point : ils veulent désormais se consacrer à leur nouvelle vie en Albanie et ont refermé le chapitre grec de leur vie, du moins pour le moment. L’Union européenne et le Fonds monétaire international ont accepté de sauver financièrement la Grèce. Le plan anticrise prévoit une réduction des dépenses de 30 milliards d’euros et une baisse des salaires et des aides sociales, ainsi qu’une augmentation de la TVA pour certains produits du quotidien. Les Albanais qui ont préféré quitter la Grèce ne sont pas dupes. Ils savent que la situation en Albanie n’est pas forcément plus mirobolante. “Nous passons de Charybde en Scylla”, ironise Ksero. Mais, au moins, Ben Andoni ils sont chez eux. le Dr Giannakos. Or il n’y a pas assez de personnel pour prendre en charge cet afflux de malades. “Nous manquons de cardiologues, par exemple. S’il arrive quoi que ce soit au patient, nous sommes obligés de le transférer dans un autre établissement”, déplore-t-il. Pour Theodore Megaloikonomou, directeur de la clinique psychiatrique de Dafni, ce n’est qu’un début. “Les conséquences réelles de la crise économique ne sont pas encore apparues. Lorsqu’elles seront là, les chiffres augmenteront vraiment de manière significative”, estime-t-il. L’angoisse et l’incertitude sont les principales raisons qui poussent les Grecs à se diriger vers les psys. “Ils ne savent pas de quoi demain sera fait”, disent les professionnels. Selon Ilia Thotoka Chrystomidis, directeur de l’hôpital psychiatrique de l’université d’Athènes, les crises de panique sont la principale raison des hospitalisations d’urgence. “Les gens se sentent impuissants face aux changements, ils refusent de se battre et deviennent inertes face à leurs problèmes”, explique-t-il. D’après lui, on observe aussi une augmentation significative de la consommation de stupéfiants. “C’est le seul moyen que ces dépressifs trouvent pour s’évader.” COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 Elena Fyntanidou, To Vima (extraits), Athènes 39 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Dans le cadre de la politique danoise d’activation des chômeurs, les demandeurs d’emploi peuvent, au bout de neuf mois, être placés dans une entreprise (pour un stage ou un emploi aidé) par les autorités de leur commune. Avec parfois des résultats pour le moins curieux. Le quotidien Politiken a récemment évoqué le cas d’une femme vietnamienne, mère célibataire, qui a été autorisée à travailler dans ce qui s’est avéré être un bordel. L’objectif : se former au massage et à la réflexothérapie, “afin de trouver de nouvelles possibilités d’emploi”. Le syndicat de la chômeuse a protesté, tout comme la ministre du Travail, Inger Støjberg (Parti libéral). Le nombre de personnes concernées par le programme d’activation est passé de 30 000 en avril 2009 à 46 000 cette année. Une progression qui s’explique par l’augmentation du nombre de chômeurs, mais aussi par l’intérêt de ce dispositif pour les communes : alors que la moitié de l’indemnisation d’un chômeur est à leur charge, elles ne payent en revanche qu’un quart du coût de l’activation. Le Petit Journal de la CRISE Avis de tempête sur la côte danoise Depuis la faillite de leur banque, les derniers petits pêcheurs du pays luttent pour leur survie. ◀ Dessin de Falco, La Havane. POLITIKEN (extraits) Copenhague I l est 0 h 40 lorsque le réveil sonne. Per Olsen enfile son bleu de travail et un pull à capuche tout en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Il y a déjà de la lumière sur la plage de Thorupstrand, dans le Jutland du Nord. Le vent est discret. Difficile d’avoir un temps plus propice pour sortir en mer. Ici il n’y a pas de port. Il faut tirer les embarcations au-delà des brisants à l’aide d’un câble, d’une bouée et d’un cabestan. Les travailleurs de la mer de Thorupstrand sont les derniers pêcheurs côtiers du Danemark. Depuis des centaines d’années, dans ce coin du Jutland souvent battu par les vents, on débarque les prises directement sur le sable avant À LA UNE “L’histoire secrète de la dette britannique”, titre The Independent. Selon l’Office national des statistiques, la dette publique du pays est quatre fois plus importante que prévu : elle atteint l’équivalent de 4 800 milliards d’euros. Selon le quotidien, il faudrait augmenter les impôts de 30 % pour espérer limiter le fardeau des prochaines générations. Si rien n’est fait, les futurs contribuables devront payer chacun 238 000 euros de plus pour financer les services publics dont auront profité leurs parents. de remonter les bateaux. Et c’est ainsi que les pêcheurs veulent continuer à travailler. Mais aujourd’hui la petite communauté lutte pour survivre. La crise financière et la chute des prix du poisson l’ont durement frappée. Mais le pire, c’est la faillite [à l’automne 2008] de leur banque, l’EBH Bank, et ces financiers en costume-cravate qui ont leur sort entre les mains. C’est contre eux que Thorupstrand se bat. Le bateau bleu racle le fond jusqu’à la sombre baie de Jammerbugt et passe le premier banc de sable. Per accélère. Il a 23 ans. Patron de son navire, il pêche depuis l’âge de 16 ans. C’est le plus jeune membre de la corporation des pêcheurs côtiers de Thorupstrand, créée en 2006 par une vingtaine de familles, après le décret de privatisation de la pêche dans les eaux danoises. Un quota annuel de cabillaud et de carrelet a été alors attribué à tous ceux qui possédaient leur propre embarcation, sur la base des prises des trois années précédentes. C’était la fin de l’accès à la mer pour tous. Les pêcheurs sans bateau n’obtinrent aucun quota, pas même ceux qui avaient travaillé pendant des années avec les propriétaires et partagé équitablement les prises avec eux. En même temps, il devint possible de négocier les droits de pêche. La privatisation a ainsi permis à quelques familles de Thorupstrand de devenir millionnaires du jour au lende- main, alors que d’autres ont perdu le droit de pêcher. C’est pour assurer l’avenir de la ville que les pêcheurs ont fondé la corporation. Ils ont investi chacun 100 000 couronnes [environ 13 000 euros] pour pouvoir emprunter 15 millions de couronnes [2 millions d’euros] et se cotiser pour acheter des quotas. Les petits pêcheurs ont ainsi pu empêcher les grands de rafler tous les droits, et des jeunes comme Per Olsen ont conservé un accès à la mer moyennant une somme raisonnable. PER OLSEN AVAIT 20 ANS SEULEMENT LORSQU’IL A ACHETÉ SON BATEAU En quelques années, les pêcheurs ont acquis pour 45 millions de couronnes [6 millions d’euros] de quotas, ces derniers servant de garantie pour emprunter auprès de l’EBH Bank. Le système a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que la crise financière fasse s’effondrer les prix, d’abord du poisson, puis des quotas. Et l’EBH Bank a fait faillite. A une trentaine de kilomètres de la côte, Per appelle son collègue Kim. Il est 3 h 22 et il est temps de pêcher. Les deux hommes posent les sennes en formant un grand cercle dans l’eau. Deux bonnes heures plus tard, ils remontent le filet. Les premiers mètres sont tapissés d’une masse gluante de méduses aux longs filaments. Kim et Per portent des gants en caoutchouc, mais ils se brûlent quand même. “Le pire, c’est quand ça va dans les yeux”, commente Kim. Per avait 20 ans seulement lorsqu’il a acheté son bateau. A l’époque, le prix du poisson était correct et il paraissait raisonnable d’investir un petit million de couronnes [environ 130 000 euros] et de louer des quotas à la corporation. Et puis la crise est arrivée. Peu avant Noël 2008, la corporation des pêcheurs a reçu une lettre de l’organisme public de défaisance [créé en 2008] en charge de la liquidation d’EBH Bank. Celui-ci leur annonçait que les remboursements et les intérêts de l’emprunt allaient augmenter. Un mois plus tard, les pêcheurs ont été priés de se trouver une nouvelle banque et de rembourser leur dette. A défaut, l’organisme vendrait leurs quotas pour récupérer l’argent. L’emprunt se montait à 45 millions de couronnes, mais les quotas, qui avaient représenté 72 millions de couronnes, ne valaient plus que 20 millions. Impossible de payer. Lorsque Per et Kim remontent pour la troisième fois le filet, le soleil est brûlant. Avec 2,5 t de carrelet, la journée a été fructueuse. Mais à la criée de Hanstholm le prix au kilo ne dépasse pas 10 couronnes [1,30 euro], et Per doit payer le carburant, la location des quotas, la préparation du poisson et son conditionnement. Etre pêcheur à Thorupstrand n’est guère lucratif par les temps qui courent. Lorsque Per est de nouveau à quai après seize heures en mer, une réunion avec les autres membres de la corporation l’attend. Ils vont essayer de trouver une solution à leurs problèmes financiers. Et d’assurer l’avenir de la ville. Ils ont à peine deux ans devant eux. Hanne Mølby Henriksen multimédia ■ sciences L’Asie du Sud-Est en panne de scientifiques p. 42 i n t e l l i g e n c e s ● La presse russe prend ses aises en province TENDANCE S’appuyant sur I ■ économie i n t e l l i ge n c e s Les ouvriers chinois font désormais la loi p. 43 sa propre expérience, l’écrivain russe engagé Zakhar Prilepine rappelle que la liberté des journalistes s’exerce souvent loin de Moscou. OGONIOK (extraits) U Moscou n homme politique russe appartenant à l’opposition, que la télé s’obstine à ne pas inviter, à qui la radio nationale n’offre jamais son antenne et qui ne parvient pas à s’exprimer dans les journaux à fort tirage, a récemment eu une idée afin d’établir un contact avec la population. Le procédé qu’il a mis au point est simple, même s’il demande pas mal de disponibilité. Il a lancé un appel à ses amis et compagnons d’opinion dans diverses régions du pays, se déclarant prêt à répondre aux journaux de province à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit [la Russie s’étend sur 11 fuseaux horaires] et à accorder des interviews exclusives à tous ceux qui lui en feraient la demande. Il pouvait communiquer, au choix, par Internet ou par téléphone car, croyez-le si vous voulez, certains journaux de province n’ont pas Internet et se débrouillent encore à l’ancienne. Il est dès lors apparu que la liberté d’expression existait dans notre pays ! Tous les mois, ce politicien donne une trentaine d’interviews, qui paraissent dans des titres comme La Voix des anciens combattants de Krasnomel ou Les Affaires d’Istra. Lui qui dirige un mouvement interdit, car considéré par la loi comme extrémiste, taille ainsi en pièces l’ordre existant à longueur de pages sans s’attirer le moindre problème. Certes, il y a des journaux qui refusent de publier ses déclarations, mais ils le font de leur propre chef, poussés par l’autocensure ou par un sentiment très exagéré de leur importance, fréquent chez les journalistes de province. Ils croient que leur publication pourrait un jour tomber entre les mains de Poutine et redoutent les conséquences. J’ai personnellement du mal à imaginer ce qu’il faudrait qu’il arrive à Poutine pour qu’il se retrouve à lire la Chronique rurale de la région de Tchernopol. Dans l’ensemble, dans la Fédération de Russie, la marge de manœuvre de la presse de province est tout aussi importante, voire parfois plus, que celle d’Echo de Moscou [radio indépendante considérée comme un espace d’opposition]. On peut y aborder tous les sujets, à condition de ne pas s’attaquer aux propriétaires des journaux eux-mêmes. On peut y vilipender Russie unie [le parti au pouvoir], la Douma dans son ensemble ou député par député ; on peut y démolir la police, les juges et les procureurs. On peut aller sur Internet glaner des ragots malveillants au ▲ Dessin d’Ulises paru dans El Mundo, Madrid. ■ L’auteur Zakhar Prilepine, de son vrai nom Evgueni Lavlinski, 35 ans, est écrivain, journaliste et militant politique. Le grand public russe le découvre en 2004, année de parution de son premier roman, Pathologies (éd. des Syrtes, 2007), inspiré de son expérience de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996). En 2007, il reçoit le prix Iasnaïa Poliana dans la catégorie “Œuvres de prose contemporaine particulièrement marquantes” pour son deuxième roman, San’kia (éd. Actes Sud, 2009). On lui doit aussi Le Péché (éd. des Syrtes, 2009). Il milite depuis 1996 au sein du Parti national-bolchevik (PNB) de l’écrivain Edouard Limonov (lui-même exclu du PNB en 2006). Il est également directeur général du quotidien Novaïa Gazeta de Nijni-Novgorod. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 41 sujet de n’importe quel membre du gouvernement, les arranger un peu à sa sauce et publier le tout comme un article dont on serait l’auteur. Ensuite, on peut se barricader en retenant son souffle dans l’attente d’une descente à la rédaction avec fouille des bureaux et menaces aux journalistes, comme si les personnages cités avaient quelque chose à faire de ce qui est écrit sur eux dans ce genre de journaux. Cela fait bien longtemps qu’ils s’en fichent et que tout leur est égal. Ils se donnent encore la peine de réagir, à ce qu’il paraît, dans les journaux de Moscou, mais la province, franchement… QUESTIONNER SANS RELÂCHE LA LÉGITIMITÉ DU POUVOIR Je connaissais un journaliste de province qui, dans la confusion des années 1990, reprenait à son compte le discours des Alexandre Prokhanov, Iouri Moukhine et autres idéologues de la nébuleuse ultranationaliste russe, ce qui avait fait de lui, localement, une personnalité culte. Il travaillait pourtant dans le journal le plus libéral qui soit, mais il avait sa propre rubrique, consacrée à la politique nationale, où il racontait ce qu’il voulait. Résultat : les anciens combattants comme les jeunes radicaux s’arrachaient ce journal sans se soucier du fait que toutes les autres pages étaient en complète contradiction avec la rubrique politique. Notre journaliste s’est réjoui de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine [nommé Premier ministre en 1999 par le président Eltsine], mais il eut vite un tel nombre de concurrents plus assourdissants que lui sur ce terrain que son statut de grande signature, qu’il avait mis des années à bâtir, périclita peu à peu. Vous pourriez croire que je me moque, mais pas du tout. Dans une certaine mesure, je viens de livrer une parodie de ma propre carrière journalistique, lentement amorcée dans les années 1990. Comme je suis loin DU 22 AU 28 JUILLET 2010 d’être un libéral, je me demande parfois comment notre peuple, malgré toute la propagande pro-occidentale, d’une puissance inouïe, qui a déferlé sur ces chers citoyens de Russie depuis près d’un quart de siècle, a réussi à rester conservateur, au bon sens du terme. Comment a-t-il fait pour ne pas tomber dans un antisoviétisme grégaire, au mauvais sens du terme ? Il serait exagéré de prétendre que la presse régionale a sauvé la Petite Mère Russie de la mainmise absolue de l’étranger. Pourtant, les journalistes de province ont contribué à maintenir un certain équilibre dans la perception nationale de ce qui se passait dans le pays. Et ils continuent. Dans les années 1990, lorsque la Russie manquait de sens patriotique pour faire pendant aux opinions importées, la province a vu apparaître de-ci de-là les rétrogrades, providentiels pour cette époque. Dans les années 2000, lorsque toute la vermine infréquentable a versé comme un seul homme dans le patriotisme, la province pensante s’est à nouveau distinguée, devenant marginale au sens noble. Il ne faut cependant pas trop en demander aux médias de province ; ils ont déjà apporté une large contribution. Mais il faut reconnaître qu’ils tendent souvent à une simplification exagérée. La presse régionale appartient à de petits barons qui s’en servent dans leur combat pour accéder à tel ou tel poste. Malgré toutes ces années passées à participer aux guerres régionales entre hommes de pouvoir, la province a réussi à ne pas se déshonorer et, mieux, à accomplir un travail essentiel : questionner sans relâche la légitimité du pouvoir, ce pouvoir qui, en dépit de son immoralité et de sa brutalité, aime tant se considérer comme résolu, efficace, généreux et intelligent, presque saint. D’ailleurs, si la presse de province ne se permet pas de critiquer le président et le Premier ministre, elle n’est vraiment pas la seule. L’unique chose à modifier dans cette presse serait justement son côté province, un qualificatif peu flatteur, synonyme d’une certaine arriération et de laisser-aller. L’expression “presse régionale” sonne beaucoup plus dynamique et plus attirant – plus énergique. La presse régionale, elle, ne traite pas de la province dépassée et de ses problèmes éculés, mais s’occupe de faire avancer sa région. Il faut espérer que la presse régionale puisse faire du bien à la capitale. Sinon, nous allons nous retrouver comme à deux extrémités d’une balançoire, avec Moscou d’un côté et tout le reste du pays de l’autre. Si Moscou s’est énormément gavée et reste étalée par terre comme un crapaud, tandis que nous sommes en l’air, il faut additionner tout le poids de la région de l’Oka, de l’Oural, de la Sibérie et de Sakhaline pour la soulever un peu du sol. Et parvenir à la regarder dans les yeux. “Hé oh, Moscou ! nous sommes là !” Zakhar Prilepine sciences i n t e l l i g e n c e s ● L’Asie du Sud-Est en panne de scientifiques RECHERCHE Dans la région, et de les aider à rester au pays. Il existe d’ailleurs plusieurs programmes qui incitent les scientifiques philippins s’étant fait une renommée à l’étranger à revenir dans leur pays partager leur expérience et former la jeune génération locale. ■ le secteur des sciences manque toujours de moyens et d’ambition. Seule Singapour parvient à s’en tirer. DES INITIATIVES POUR ATTIRER LES MEILLEURS CHERCHEURS SCIDEV.NET Londres I nnovations dans les techniques d’irrigation, réchauffement climatique, épidémies de grippe, recherche sur la riziculture, maladies orphelines, biocarburants… Les défis ne manquent pas pour les scientifiques d’Asie du Sud-Est. Alors pourquoi sont-ils si peu nombreux à choisir cette carrière ? Lors de mon périple dans la région, j’ai rencontré des scientifiques aux opinions très diverses. Cependant, ils tendaient à s’accorder sur une chose : l’un des pro blèmes les plus répandus est d’ordre financier. Au Cambodge, par exemple, Chan Roath, directeur du département de la recherche au ministère de l’Education, m’expliqua que le salaire d’un chercheur fonctionnaire ne couvrait même pas ses dépenses les plus élémentaires. “Les salaires versés par le gouvernement ne suffisent pas à faire vivre une famille. La plupart des chercheurs sont obligés de prendre un deuxième emploi pour joindre les deux bouts”, poursuivit-il. Pour la plupart des scientifiques cambodgiens, y compris pour Chan Roath lui-même, ce deuxième emploi consiste le plus souvent à enseigner leur matière dans l’une de ces nombreuses écoles privées qui ont récemment ouvert leurs portes à Phnom Penh. D’autres trouvent des postes de consultants. Aux Philippines, si les scientifiques s’en tirent mieux financièrement que ▶ Dessin de Pudles, Londres. ■ Chiffres Les dépenses consacrées à la science dans les pays en développement ont plus que doublé entre 2002 et 2007, passant de 105 à 212 milliards d’euros, selon les dernières données de l’Institut de statistique de l’UNESCO. Cependant, ces chiffres dissimulent d’importantes différences entre pays plus ou moins avancés, constate le site spécialisé SciDev.Net. Ainsi, cette hausse des dépenses liées à la recherche et développement est bien plus faible si l’on ne prend pas en compte les statistiques de la Chine et de l’Inde. leurs homologues cambodgiens, les métiers scientifiques n’en sont pas moins largement délaissés au profit de carrières plus lucratives dans d’autres secteurs. Même chose en Malaisie. La plupart des étudiants les plus brillants préfèrent chercher un emploi dans le secteur privé que poursuivre leurs études avec un doctorat. Mais les salaires des scientifiques ne sont qu’un aspect du problème. Les ressources manquent elles aussi. Au Cambodge, la pénurie est telle que les étudiants de l’Université royale de Phnom Penh se contentent d’un apprentissage théorique. Le budget suffit à peine à faire tourner un laboratoire par département scientifique. Dans l’archipel philippin, réputé pour la mobilité de ses habitants, la fuite des cerveaux est un problème constant, et le gouvernement est conscient de la nécessité de créer un environnement propice aux scientifiques pas bêtes ! Histoire de chimpanzés et de sex-toys ’ego humain n’est plus tout à fait le même depuis le jour où, en 1960, Jane Goodall a observé, près du lac Tanganyika, un chimpanzé en train de se délecter de termites grâce à une brindille. Après l’avoir soigneusement coupée, l’animal l’avait introduite dans une galerie de la termitière pour en extraire son repas. Depuis cette date, le genre humain ne peut plus se proclamer l’unique espèce capable de fabriquer et d’utiliser des outils. Cinquante ans après cette découverte, dans un article publié par la revue Science, le primatologue William C. McGrew vient d’assener le coup le plus dévastateur jamais porté à l’amour-propre de notre espèce. Après avoir noté que, d’après les scientifiques, le nombre des outils utilisés par les chimpanzés se montait à vingt, le scientifique précise qu’ils ont “diverses fonctions dans la vie quotidienne, dont la subsistance, les relations sociales, le sexe et la toilette”. Le sexe ? Les chimpanzés auraient des outils pour le sexe ? Impossible. John Reader/Science Photo Library/Biosphoto L S’il y a jamais eu une activité intrinsèquement humaine, c’est bien la fabrication de sex-toys ! En l’occurrence, poursuit William McGrew, le sex-toy des chimpanzés est une feuille. Idéalement une feuille morte, car cela fait davantage de bruit quand l’animal COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 la déchire avec la main ou la bouche. “Les mâles doivent attirer et retenir l’attention des femelles, explique le primatologue. L’une des méthodes auxquelles ils ont recours consiste à déchirer des feuilles, car cela produit un crissement. […] Après avoir arraché une ou plusieurs feuilles, le mâle s’assied de manière à ce que la femelle puisse le voir. Il écarte ses pattes pour lui faire admirer son érection et déchire la feuille jusqu’à la nervure centrale en laissant tomber les morceaux un à un. Il doit parfois déchirer cinq à six feuilles avant que la femelle ne le remarque.” Et alors ? “Normalement elle aperçoit l’érection, en tire des conclusions et, si elle est intéressée, s’approche de lui, lui présente son dos et les deux chimpanzés s’accouplent.” On notera cependant que l’“effeuillage” est une pratique locale, observée pour l’instant uniquement dans une colonie de chimpanzés de Tanzanie. John Tierney, International Herald Tribune (extraits), Paris 42 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Mais comment produire de bons scientifiques ? En Thaïlande, c’est la question que se pose Sakarindr Bhumiratana, président de l’Agence nationale pour le développement de la science et de la technologie. Les Thaïlandais sont plus doués pour les arts et la poésie que pour les sciences et la recherche, explique-t-il. “L’une des raisons à cela est que nous n’investissons pas suffisamment dans les infrastructures scientifiques et technologiques. La population n’en est pas assez consciente et nous devons travailler là-dessus.” L’absence de gouvernement central fort ces dernières années [en raison des récents troubles politiques] n’a guère permis de faire progresser la cause scientifique auprès des politiques. Mais Sakarindr Bhumiratana est au moins content d’une chose : les crédits pour la recherche – environ 0,26 % du PIB – sont restés constants ces dix dernières années. Singapour, la cité-Etat, se place largement au-dessus de la mêlée. Doté de peu de richesses naturelles et ne pouvant pas fournir de maind’œuvre bon marché, ce petit pays a bien compris que sa compétitivité au plan mondial reposait sur l’innovation et la recherche. Résultat : le gouvernement a attribué plus de 13 milliards de dollars singapouriens [7 milliards d’euros] aux secteurs scientifique et technologique pour la période 2006-2010, et les dépenses brutes en recherche et développement représentaient 2,6 % du PIB en 2007. Biopolis et Fusionopolis, deux complexes intégrés conçus pour favoriser les échanges entre les scientifiques de différentes disciplines, illustrent bien la philosophie de ce pays. A Biopolis, on s’occupe de biologie, tandis que les scientifiques de Fusionopolis s’intéressent aux sciences physiques et de la matière ainsi qu’aux technologies de l’information et de la communication. Les deux complexes comportent des centres de recherche et des zones de loisirs – pubs, restaurants et espaces verts. Cet environnement permet aux scientifiques de se détendre et de se rencontrer, dans l’espoir de faire naître des idées originales et transdisciplinaires. Les responsables de ces complexes espèrent attirer les meilleurs scientifiques du monde à Singapour et contribuer ainsi à son développement. Shiow Chin Tan ▶ W W W. ◀ Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com économie i n t e l l i g e n c e s ● Les ouvriers chinois font désormais la loi TRAVAIL Plus éduqués mentations de salaire, le mouvement a mis à jour une sombre réalité : comme l’avaient prédit les démographes, le nombre de travailleurs âgés de 16 à 24 ans a atteint son maximum. D’ici à douze ans, il aura diminué d’un tiers, du fait de la politique rigoureuse de contrôle des naissances. ■ que leurs parents, les jeunes travailleurs se montrent aussi plus exigeants. Et vu la pénurie de main-d’œuvre, le rapport de force est en leur faveur. AMBITIEUX, OPTIMISTES ET INFORMÉS DE LEURS DROITS L’autre fait nouveau, plus difficile à quantifier, est que les jeunes sont de moins en moins disposés à trimer, tels de consciencieux automates, pour un très bas salaire. Zhang Jinfang, un jeune homme volubile de 28 ans, a travaillé dans une dizaine d’usines depuis qu’il est arrivé à Zhongshan, après le lycée. “Parfois, je démissionne au bout de quelques semaines parce que le boulot est trop dur ou trop ennuyeux, confie-t-il. L’argent c’est important, mais c’est tout aussi important d’avoir une vie moins stressante.” Zhang Jinfang, qui gagne l’équivalent de 205 euros par mois en assemblant des boîtes en carton, ne met pratiquement rien de côté, ce qui représente un autre changement significatif par rapport à la génération précédente, qui s’efforçait d’épargner. Aux yeux d’un Occidental, le jeune ouvrier travaille dur – six jours par semaine, parfois plus. Il consacre un cinquième de son salaire au loyer de son appartement, ayant depuis longtemps fui les lits superposés et le couvre-feu des dortoirs d’entreprise. Son rêve, c’est de diriger un jour sa propre usine. “Mais en attendant, ajoute-t-il, j’adorerais travailler dans un bureau climatisé.” Le changement de mentalité des travailleurs migrants est la conséquence, entre autres, d’une stupéfiante élévation du niveau d’instruction : entre 2004 et 2008, le nombre de diplômés du secondaire a augmenté de 3 millions. Résultat, de plus en plus THE NEW YORK TIMES (extraits) New York C DE ZHONGSHAN (GUANGDONG) herche emploi bien payé, sur une chaîne de montage pas trop rapide, dans une usine climatisée, avec repos le dimanche, Internet sans fil gratuit et machine à laver dans le dortoir. Patron aimable serait un plus.” Ce serait par ces termes que pourrait commencer le CV de Wang Jinyan, 25 ans, si elle en avait un. Cette ouvrière au chômage n’est pas particulièrement pressée de trouver du travail. Cet après-midi, elle se fraie un chemin dans la foule de recruteurs rassemblés dans cette mégalopole industrielle. Un fabricant de lingerie propose des repas subventionnés. Un producteur de radiateurs électriques promet des journées de sept heures et demie. “Si vous êtes douée, vous pourrez travailler au contrôle qualité et n’aurez pas à rester debout toute la journée”, assure la responsable d’une usine de chaussures. “Ils essaient toujours d’enjoliver la réalité”, commente Wang Jinyan en tournant les talons. “De toute façon, je ne veux pas fabriquer des chaussures. Je ne supporte pas l’odeur de la colle.” Ce type de travailleurs, exigeants et sûrs d’eux, pose désormais problème aux titans industriels du delta de la rivière des Perles, qui faisaient naguère marcher leurs immenses ateliers grâce CONCURRENCE A à l’inépuisable et docile main-d’œuvre originaire des zones rurales. Depuis quelques mois, alors que ces champions de l’exportation reprennent du poil de la bête et que nombre de travailleurs migrants ont trouvé un emploi plus proche de chez eux, les employeurs ne sont plus en position de force. Ils doivent se battre pour trouver de nouveaux ouvriers – et pour conserver le personnel expérimenté sur place. Dans beaucoup d’usines, 15 à 20 % des postes sont vacants. Cette pénurie de main-d’œuvre a donné de l’assurance aux travailleurs et suscité une vague de grèves à Zhongshan, paralysant en juin les activités du constructeur automobile japonais Honda. L’agitation sociale a ensuite gagné Tianjin [à 100 km au sud-est de Pékin] où la production de Toyota a brièvement été bloquée. Même s’il a été étouffé à coups d’aug- ▲ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. Le Vietnam mise sur les bas salaires l’entrée du parc industriel Thanh Long I, près de Hanoi, des dizaines de Vietnamiens consultent de grands panneaux où se chevauchent les annonces d’emploi. Contre un salaire mensuel de 1,2 million de dongs (50 euros), ils travailleront dans les immenses hangars blancs – les usines Panasonic, Mitsubishi ou Canon – alignés derrière eux. Le salaire d’un ouvrier vietnamien d’une entreprise étrangère équivaut en moyenne aux deux tiers de celui de son homologue chinois. Au moment où le coût du travail augmente en Chine, à la suite d’importantes grèves, le Vietnam y voit un atout pour attirer les investisseurs. “Pour les multinationales, il représente plus que jamais une alternative à la Chine”, assure Shinji Onishi, directeur de Thanh Long I, où travaillent 50 000 salariés. Depuis mai et le début de la vague de contestations sociales chinoises, le groupe japonais Sumitomo, qui gère Thanh Long I, a accueilli quatre nouvelles firmes. Trois autres suivront en juillet. A la fin de l’année, l’allemand Bosch investira 55 millions de dollars dans une usine de composants automobiles. Et en 2011, Nippon Steel, le deuxième producteur mondial d’acier, s’implantera aussi dans le Sud. Beaucoup misent sur une stratégie “Chine + 1”. Soit une présence en Chine et une autre ailleurs en Asie. “Les groupes s’offrent ainsi la possibilité de transférer une partie de la production de leurs usines chinoises vers leurs installations vietnamiennes en fonction de l’évolution des salaires”, décrypte Mathieu Do Tien Dung, responsable Vietnam du constructeur de circuits intégrés STMicroelectronics. Combien de temps la main-d’œuvre vietnamienne restera-elle compétitive ? Le pays, comme la Chine, connaît des grèves à répétition. “Nos dirigeants les redoutent en permanence, rapporte Shinji Onishi. D’autant que le dialogue social n’est pas organisé. Les ouvriers n’adhèrent pas aux syndicats.” Le régime interdit les organisations indépendantes du Parti communiste. Hervé Lisandre, Le Soir (extraits), Bruxelles COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 43 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 de jeunes sont ambitieux, optimistes et bien informés de leurs droits, analyse Lin Yanling, une spécialiste du travail à l’Institut des relations industrielles de Chine. Il faut également compter avec leur parfaite maîtrise de la technologie – téléphone mobile, courriel et messagerie instantanée –, qui leur permet de maintenir le contact avec leurs collègues dans d’autres usines. “Quand ils sont injustement traités, ils ont moins peur de contester l’autorité”, constate la chercheuse. Avec ses ongles de pied recouverts d’un verni fuchsia et ses cheveux teints couleur caramel, Liang Yali, 22 ans, ne colle pas exactement au cliché de la fourmi laborieuse “made in China”. Fille de cultivateurs de riz sur l’île-province de Hainan [sud du pays], elle travaille dans un atelier de serrures, où elle met en boîte les produits finis. Elle loue un appartement avec deux amies, mange la plupart du temps au restaurant et passe ses samedis soir à faire la tournée des bars et des karaokés. Avant de se coucher, elle joue parfois sur son ordinateur. Liang Yali exprime une sympathie mesurée pour les grévistes, dont elle a entendu parler, mais n’a pas l’intention de suivre leur exemple. “Mon patron est gentil et le travail n’est pas épuisant, alors je n’ai pas de raisons de me plaindre.” Son amie et collègue Li Jingling, 27 ans, approuve de la tête, ajoutant que leur entreprise parraine des activités sportives et autorise les tenues de ville le samedi. Lorsque la conversation s’oriente vers ses parents, la jeune femme se dit désolée pour eux. “Ils partent aux champs dès l’aube et ne rentrent qu’au coucher du soleil, raconte-t-elle. Quelles que soient les difficultés qu’ils ont rencontrées dans leur mariage, ils restent ensemble. Nous, qu’il s’agisse du mariage ou du boulot, si c’est nul, on s’en va.” Andrew Jacobs avec Xiyun Yang document ● Cinq heures avec le Prince de Paisley Park Un journaliste flamand a eu la chance d’être invité à Minneapolis pour rencontrer l’artiste qui va enflammer notre été. Une entrevue étrange avec un musicien à la parole rare. HET NIEUWSBLAD I Bruxelles l faut que tu sautes dans le premier avion. Il est prêt à accorder l’interview demain.” Prince a peut-être disparu des lumières des projecteurs ces dernières années, mais rien n’a changé. Le légendaire musicien pop est toujours aussi imprévisible. Cela fait des semaines que nous essayons d’organiser cette rencontre et, juste au moment où je suis convaincu que cela n’arrivera jamais, je reçois ce courriel de son manager. “Désolé, mais voilà comment il veut que ça se passe. C’est à prendre ou à laisser. Bonne chance !” Quand, trente-deux heures plus tard, à l’aéroport de Minneapolis, dans l’Etat du Minnesota, j’allume mon téléphone portable, je vois s’afficher de nouvelles instructions. “On va venir te chercher cet après-midi à ton hôtel. Il faut que tu saches qu’il est strictement interdit de prendre des photos ou d’enregistrer l’entretien et que tu devras remettre ton téléphone portable.” Zut ! Les règles étaient les mêmes autrefois et, manifestement, rien n’a changé. Les rares personnes qui parviennent à pénétrer dans le sanctuaire de Prince n’en repartent pas avec un trophée. Pas de photo pour le prouver, pas de voix enregistrée. A l’intention de ceux qui auraient pu l’oublier, il n’y a pas plus mystérieux que Prince : ce singulier personnage n’accorde que très rarement des entretiens. Au faîte de sa gloire, à l’époque de classiques de la pop comme Purple Rain (1984) et Sign’o’the LE NOUVEL ALBUM DE PRINCE COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 Mike Ruiz/Kikit 20Ten Très attendu par ses fans, le nouvel album de Prince a été diversement accueilli par la critique, qui ne semble guère apprécier le fait qu’il ait choisi de diffuser son opus auprès du public avant de le soumettre à l’oreille chatouilleuse des gens de l’art. “Vous pouvez seulement l’écouter en achetant le Daily Mirror. Vous pouvez vous en passer”, résume le New Musical Express. L’hebdomadaire britannique n’est pas tendre avec le Kid de Minneapolis, estimant que l’artiste n’est que l’ombre de lui-même. Néanmoins, le magazine conclut que 20Ten contient quelques bons morceaux, comme Walk in Sand ou Sticky Like Glue, même si “Prince a oublié d’en écrire la fin”. Sortie juillet 2010 Label NPG Records 45 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 document Cinq heures avec le Prince de Paisley Park ■ 1980 ■ Prince vient de sortir Dirty Mind, un album produit dans son propre studio. Pendant sa tournée, le musicien a des airs de Jimi Hendrix et enflamme les foules avec son titre Head, entre autres. 1985 ■ Avec son groupe The Revolution, Prince fait des étincelles. C’est l’époque de Purple Rain, sorti en 1984, dont il va vendre plus de 13 millions d’exemplaires rien qu’aux Etats-Unis. ▶ Times (1987), cela a donné lieu à des rumeurs et à des histoires à dormir debout, qui se sont mises à mener une vie autonome. Il est devenu impossible de démêler le vrai du faux. Prince, l’homme qui ne dormait jamais et travaillait sans relâche. Prince, l’homme qui séduisait une femme après l’autre. Prince, l’homme qui mettait ses musiciens à la porte sans ménagement. Prince, l’homme qui gardait caché dans son studio de Paisley Park un véritable trésor d’enregistrements, dont des sessions avec le légendaire musicien de jazz Miles Davis. Et voilà que je suis autorisé à rendre visite à ce Prince. Ma première surprise, c’est que cela va arriver plus vite que je ne le croyais. Shelby, la femme qui me récupère à l’hôtel, est une de ses choristes. Elle me conduit MUSIQUE P 2000 ■ Nouveau tournant dans la carrière du musicien. Après s’être fait appeler Love Symbol, Prince redevient Prince. C’est aussi l’époque où il choisit de distribuer sa musique via Internet sur le site payant NPGOnlineLtd.com. 2007 ■ Le musicien prépare un nouveau coup. Tout en assurant une série de vingt et un concerts consécutifs à l’O2 Arena, à Londres, Prince fait distribuer son album Planet Earth via l’édition dominicale du Daily Mail. jusqu’à une entrée latérale de ce grand complexe blanc impersonnel qu’est le quartier général de Prince – un bâtiment grand comme un studio de cinéma, au bord d’une grande route. Une fois à l’intérieur, Shelby disparaît derrière une porte. Je l’entends alors dire : “Je le fais entrer ?” Et, avant même d’avoir eu le temps de m’en rendre compte, je suis devant lui. Attendez. N’aurais-je pas dû au préalable rencontrer dix managers et vingt responsables des relations publiques ? C’est bien ce qui se passe d’habitude avec des stars de la pop d’un tel calibre ? Non, un Prince souriant me tend la main avec décontraction. “Comment ça va ?” J’essaie de reprendre mon souffle et de me concentrer. Oui, il est effectivement petit. Il porte de curieux vêtements : des chaussures blanches, un ample Guay/AFP Micellota Gettty Getty Getty Ochs/Getty PRINCE : 5 ÉPOQUES, 5 ATTITUDES 2009 Toujours prêt à surprendre, le musicien organise deux concerts surprises, le 11 octobre, au Grand Palais à Paris. Les 11 000 billets disponibles sont vendus en soixante-dix-sept minutes. pantalon blanc, un gilet blanc sans manches sur une chemise verte aux manches larges. Comme il a l’air jeune – et presque espiègle ! “Ce que je te propose, c’est de commencer par écouter mes nouveaux morceaux”, dit-il d’une voix qui passe d’un instant à l’autre du grave à l’aigu. Il m’indique un tabouret dans le coin de l’impressionnante salle de contrôle de son studio d’enregistrement et me met un casque sur les oreilles. “C’est comme ça que je préfère écouter, dit-il. Avec la musique à la fois dans les haut-parleurs et dans le casque.” Il remarque mon calepin. “A ta place, je ne prendrais pas de notes. Ce ne serait pas naturel. Ecoute et profite.” Il appuie sur “lecture” et disparaît. Je me retrouve là. Seul. Au cœur de l’univers de Prince. L’endroit où tout se passe. Ici et là brûle une bougie. Sur la table de mixage, je vois Des artistes de plus en plus proches de leur public endant plusieurs décennies, les maisons de disques ont fait la loi, imposant aux artistes des conditions parfois draconiennes. Tant que le disque et la radio, voire la télévision, constituaient les principaux canaux de distribution pour les musiciens, ces derniers ne pouvaient qu’accepter le diktat des grands labels. L’arrivée de la cassette audio, dont la diffusion s’est accélérée au cours des années 1970, a constitué pour certains artistes une première tentative de s’en affranchir, mais de façon extrêmement limitée compte tenu des difficultés à faire circuler l’information et à assurer la fabrication et la distribution des cassettes elles-mêmes. La contestation née avec le mouvement punk, à la fin de la décennie 1970, s’est accompagnée de la multiplication de petits labels indépendants qui permettaient aux musiciens d’être plus libres dans leur créativité, mais ces derniers se heurtaient encore à l’obstacle de la grande diffusion, dominée par les multinationales du disque. Même s’il existait des magasins spécialisés dans la plupart des grandes villes du monde, la majeure partie des artistes ne pouvait espérer vivre de leur production musicale diffusée de cette de diffuser certains de leurs titres sur manière. Beaucoup d’entre eux ont dû renInternet, au grand dam de leur maison de trer dans le rang et se plier aux règles des disques, Def Jam. L’important était de “perCBS, EMI et autres mastodontes. mettre aux artistes de gagner plus d’argent L’avènement d’Internet et la mise au point en éliminant les intermédiaires. La technologie de nouveaux formats numériques, permetréduit les inégalités dans le secteur”, estimait tant notamment une diffusion rapide sur la alors Chuck D dans un entretien au New York Toile, ont bouleversé la donne à compter de Times. Le rappeur entendait protester “contre la seconde moitié des années 1990. A cette époque, certains la bureaucratie de l’ingroupes de rap, moudustrie du disque, qui vement musical tout ampute les bénéfices aussi contestataire des artistes”. qu’avait pu l’être le La multiplication des punk à son apogée, sites de réseaux soveulent se faire en ciaux comme MySpace tendre et refusent est une étape impord’être sous la coupe tante pour les musides grands labels. ciens, qui peuvent ▲ Dessin de Reumann paru dans Le Temps, Genève. Parmi eux figure Public ainsi fédérer autour Enemy, qui va jouer les pionniers. Originaire de leur musique une communauté de fans. de Long Island, dans l’Etat de New York, ce Le succès du groupe britannique Arctic groupe, qui s’est formé en 1982, s’est fait Monkeys en a été la première illustration. Il connaître par ses prises de position politiques s’agissait moins pour eux de distribuer radicales en faveur de la communauté afroautrement leur production que de se faire américaine. Mais pas seulement : fin 1998, connaître au-delà des limites locales et natioalors que le monde découvre le MP3, Chuck D nales. Dans le même temps, le lancement et les autres membres du groupe ont décidé par Apple de son iTunes Store, en avril 2003, COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 46 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 révolutionne la distribution numérique de la musique. Début 2010, la barre des 10 milliards de titres vendus sur cette plate-forme a été dépassée. Mais, malgré son impact positif sur le piratage, iTunes Store n’est pas la solution miracle pour les artistes, qui doivent abandonner une grosse commission à la société californienne. La commercialisation de leur musique via ce support est considérée comme un complément certes non négligeable, mais pas satisfaisant. Voilà pourquoi certains musiciens explorent d’autres voies pour distribuer leurs œuvres. Radiohead a ainsi choisi à l’automne 2007 de proposer son album In Rainbows directement sur Internet, laissant les internautes fixer le prix. Cette démarche a été couronnée de succès : il s’en est vendu plus de 1 million en trois jours. Prince, pour sa part, s’est tourné vers la presse, en montant dès 2007 un partenariat avec le quotidien britannique Daily Mail, qui a distribué son album Planet Earth. Estimant que “le Net est dépassé”, il réitère l’expérience en 2010 avec plusieurs publications européennes, dont Courrier international, et multiplie les concerts pour appuyer cette démarche. ● le symbole qu’il utilisait durant les années où il ne voulait plus s’appeler Prince, quand il était en conflit avec sa maison de disques. Un peu plus loin est posé un gros dictionnaire. Même les génies ont besoin d’aide. Dans mes oreilles retentit une musique. Et quelle musique ! Je redoutais d’entendre un CD plein d’imitations médiocres, comme il en a tant fait ces dernières années. Mais là, c’est de la bonne musique. Très bonne. J’entends des morceaux et des sons qui me ramènent à l’époque où le monde entier était sous le charme de ce musicien si inventif. Je commence à sourire et je me mets à danser sans m’en rendre compte. Je me ressaisis aussitôt en pensant qu’il y a sûrement une caméra ici qui lui permet de me surveiller depuis une autre pièce. Shelby réapparaît brusquement. “Viens”, me dit-elle. Elle me précède dans des couloirs aux murs couverts de disques d’or qui débouchent sur une sorte de salon. C’est l’heure de la deuxième surprise. Prince est assis devant un grand piano à queue d’un style à la fois futuriste et Art déco. Shelby me fait asseoir sur une chaise et va rejoindre à côté du piano deux autres femmes, vêtues de noir de pied en cap. Non, ce n’est pas vrai ! Eh bien, si. Prince commence à jouer et ils enchaînent avec désinvolture Diamonds and Pearls. Je suis stupéfait. Puis Nothing Compares 2 U. Je me pince le bras. “Qu’est-ce que tu aimerais entendre ?” me demande-t-il soudain. Le trou noir. J’arrive malgré tout à formuler une idée : Sometimes it Snows in April. J’ai de la chance. Ils n’ont encore jamais répété ce titre calme de Parade, l’album paru en 1986 avec le tube Kiss. Autrement dit, les dames se taisent, et j’ai Prince pour moi tout seul, qui tâtonne, improvise sur des accords de jazz. Naturellement, il s’en sort. “Merci”, arrivé-je à bredouiller quand il a terminé. “De rien”, répond-il en souriant. Je remarque soudain la douceur de ses yeux bruns timides et l’embarras que trahit sa petite moue. “Allez, si nous sortions parler un peu ?” Il tient la porte pour me laisser passer et glisse sur la terrasse deux fauteuils en métal autour d’une table ronde. Une fois de plus, je me dis : où sont les managers et les responsables des relations publiques ? Où est l’éternelle personne avec un chronomètre à la main qui vient me dire qu’à partir de maintenant j’ai droit à quinze minutes ? Comment se fait-il qu’il n’y ait personne dans ce grand bâtiment ? Pas même une secrétaire ou un gardien ? Mais je me rends compte en même temps que c’est mon interview. Maintenant. Ici. Que voulaisje lui demander déjà ? Par laquelle de mes trois cent cinquante questions faut-il que je commence ? “Je suis désolé de t’obliger à écrire, s’excuse-t-il. Je n’ai rien contre le fait de parler avec toi, mais je n’aime tout simplement pas les citations.” Je commence à penser, tout en étant totalement stressé, que ce Prince est un chic type. “Attends, dit-il, je vais te chercher une bouteille d’eau.” Pourquoi a-t-il soudain décidé de faire une brève tournée en Europe ? “Simplement parce qu’on m’a fait une proposition que je pouvais difficilement refuser”, répond-il en souriant. Finalement, il ne résiste pas aux sirènes de l’argent. Comme je ne sais pas combien de temps il va me consacrer, ▶ Mike Ruiz/Kikit “La musique, c’est ma vie, mon métier. Je ne cesse de m’améliorer.” COURR IER INTERNATIONAL N° 1029 47 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 document Cinq heures avec le Prince de Paisley Park ▶ je pose vite l’inévitable question sur Michael Jackson. Est-ce curieux que Michael ne soit plus là, la star à laquelle on l’a si souvent opposé ? Michael, l’ange ; Prince, le petit démon. Car, autrefois, ils ont été, avec Madonna, les plus grands – Michael Jackson, la star avec laquelle il allait un jour enregistrer un disque, par l’entremise de Carlos Santana. Sa réponse, accompagnée d’un sourire, est ultracourte : “Question suivante.” Je le complimente sur ses nouveaux morceaux. “Ah, ces vieux trucs !” me dit-il avec un rictus. “J’ai déjà trois albums d’avance. Tu sais ce qui me met en colère ? Ce sont les gens qui disent : ‘Prince ? Ah oui, je me souviens de lui quand il était au sommet de sa carrière.’ C’est absurde. La musique est ma vie. C’est mon métier. Je continue à travailler et à m’améliorer.” “Je suis devenu un bien meilleur guitariste. Quand j’écoute mes vieux disques à présent, j’ai honte de la façon dont je jouais à l’époque, explique-t-il. Je me souviens encore que mon père, qui était lui-même musicien, m’a fait connaître Duke Ellington. Il était déjà bien avancé dans sa carrière. Je n’ai peut-être pas vu le légendaire Duke des débuts, mais j’ai connu le Duke Ellington expérimenté. J’ai alors saisi toute la palette de ce grand artiste. Mon père a fait mon éducation sur le plan musical. Il m’a montré ce qui importait pour quelqu’un comme Ellington. Il m’a montré qu’en définitive l’essentiel, c’est la musique.” “Approche, et tu découvriras chez moi aussi une palette tout aussi vaste, ajoute-t-il. Je fais constamment de la musique. Ma tête en est pleine. Et il faut que ça sorte. C’est comme ranger une chambre. Tu connais ce sentiment ? On ne respire à nouveau que lorsque tout est en ordre. La musique fait partie de mon ADN. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que, lorsque je ne parviens pas à sor- Soudain, venus de nulle part, une Japonaise et un chauffeur de taxi. tir de ma tête une chose que j’ai inventée, je n’arrive pas à fonctionner. Quand on fait trop de tournées en tant qu’artiste, on consume son énergie. J’ai le même problème quand je ne joue pas ou quand je n’enregistre pas. Je suis alors pris d’une curieuse fatigue. La musique produit beaucoup d’effet sur les gens. Et je ne parle même pas du simple fait que de l’électricité vous traverse le corps. Une vie entière à jouer de la guitare électrique, cela te fait quelque chose. Je suis convaincu que, si j’ai encore autant de cheveux, c’est grâce à cette électricité.” Surpris, je lève les yeux vers lui. Pas la moindre trace de sourire. Il est sérieux. Je veux tout de même en savoir plus sur cette grande énigme à laquelle il vient lui-même de faire allusion concernant sa carrière. Comment un musicien talentueux comme Prince peut-il être aussi innovant pendant des années, puis totalement s’égarer ? Je cite des propos de Sting. “Il y a eu un moment où j’ai eu le sentiment que mes doigts étaient en phase avec leur époque. Les tubes s’enchaînaient. Tout était parfait. Puis les choses ont changé, je n’étais plus en phase, et tout est devenu bien plus compliqué.” “C’est simplement une question d’univers que l’on se crée”, me rétorque vague- COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 48 ment Prince. “Il n’y a pas d’époque. Les tubes, cela dépend de la machinerie autour de la musique. Quand on passe un morceau assez souvent à la radio, il devient un hit. Quelqu’un comme Sting peut à tout moment dans sa carrière produire un hit si son morceau passe assez souvent. Moi, je n’aime pas le mot ‘hit’. Ce n’est pas pour rien qu’il a été inventé par des gangsters.” (Rire.) Bon, alors parlons de la musique d’aujourd’hui. Il a dit un jour qu’il voulait bousculer le monde si terne de la musique en y apportant un peu de suspense et de danger. Que pense-t-il quand il voit les Lady Gaga d’aujourd’hui ? Est-ce que nous ne sommes pas revenus en arrière – à un monde de la musique sans grande effervescence ? “Eh bien…, il y avait effectivement de l’excitation et du danger dans les années 1980. Puis, c’est devenu vraiment dangereux, avec un excès de drogue et de violence dans le monde du rap.” Et maintenant ? “Eh bien, tout tourne autour de la music of nature. J’essaie de ne faire qu’un avec cette musique. C’est, tout compte fait, le monde de Jéhovah. Il faut aller là où Dieu se trouve. C’est tellement puissant. Il y a une paix incroyable dans ma vie, et c’est ce que j’essaie de transmettre aux gens.” Nous y sommes. Malgré tout. Voilà ce qui a dominé sa vie ces dernières années : la foi. A travers le musicien Larry Graham, il est devenu témoin de Jéhovah. J’essaie de l’amadouer. Qu’est-ce que cela lui a appris ? “Je ne veux pas trop en parler”, dit-il comme par timidité. “Si tu veux, je peux te donner des livres, tu pourras chercher par toi-même. Je pourrais décrire la rue où j’habite, mais, même si je le fais avec précision, tu ne me comprendras que si tu te retrouves toi-même dedans. Tu comprends ?” J’essaie d’une autre manière. Que pense-t-il quand il voit, par exemple, sa photo nu sur la pochette DU 22 AU 28 JUILLET 2010 ● LIVRE Le Prince a dit… Pascal Le Segretain/Getty C ’est dès l’âge de 6 ans que Prince Rogers Nelson fut fasciné par la musique, en voyant le trio de jazz de son père sur scène. La musique devint une obsession pour Prince. Elle serait le moyen d’expression privilégié de ses sentiments.” C’est par ces mots que Jason Draper introduit le musicien dans son livre sobrement intitulé Prince, qui sortira en octobre prochain aux éditions Place des Victoires. Dès la couverture en velours pourpre, on comprend que l’on a affaire à un ou vrage pas tout à fait comme les autres, qui réserve bien des surprises au fil des pages. Très richement illustré, avec près de 200 photos, le livre rend compte en détail de la carrière à la fois tonitruante, longue et sulfureuse du Kid de Minneapolis, avec ses moments phares – Purple Rain ou Sign’o’the Times – et ses périodes d’éclipse. “Dix ans après l’entrée dans le nouveau millénaire, les choix de l’artiste se sont révélés décisifs, non seulement pour son projet artistique mais aussi pour les générations de musiciens à venir”, rappelle Jason Draper, qui tente tout au long de son livre de rendre saisissable un personnage qui dit de lui-même : “Je suis quelque chose que vous ne comprendrez jamais.” A la lecture de Prince, le lecteur a l’impression de faire partie de l’univers mystérieux de cet artiste hors du commun. De gauche à droite : Claudia Schiffer, Kiran Sharma, le manager de Prince, et le chanteur. Jason Draper, Prince, traduit de l’anglais par Sophie Aslanidès, éditions Place des Victoires, 39 euros. de Lovesexy (1988) ou lorsqu’il lit les paroles obscènes qu’il a lui-même écrites pour certaines de ses chansons d’alors ? Il sourit. “Je vis dans le présent et dans l’instant.Tu devrais le faire, toi aussi.Tu as l’air d’un chic type.” Soudain apparaissent dans le jardin, comme sortant de nulle part, deux personnes qui viennent nous rejoindre à notre table : une Japonaise d’un certain âge et un homme portant un badge autour du cou. “Monsieur”, dit-il à Prince d’un air paniqué. “Pouvez-vous nous aider, s’il vous plaît ? Cette dame est venue du Japon pour voir un monsieur qui travaille ici. Est-ce que vous auriez son numéro ? Pouvez-vous l’appeler s’il vous plaît ?” Prince me fait un clin d’œil malicieux et chuchote : “Cela peut devenir amusant.” L’homme s’avère être un chauffeur de taxi qui a conduit la Japonaise directement de l’aéroport à Paisley Park. “Et comment s’appelle l’homme qu’elle cherche ?” demande Prince. “Prince”, lui répond le chauffeur de taxi. “Prince ? — C’est cela ! Vous le connaissez ? Pouvezvous l’appeler, s’il vous plaît ?” La Japonaise observe le tout d’un air confus. Elle parvient tout de même à dire : “Je suis venue spécialement du Japon pour vous voir.” En l’espace d’une seconde, Prince règle la situation. Il appelle les chanteuses du chœur, leur demande de trouver un hôtel et un repas pour la Japonaise. Nouveau clin d’œil. “On n’a pas le temps de s’ennuyer, ici à Paisley Park.” Et je me demande, une fois de plus, où sont les managers et les responsables des relations publiques – et, en l’occurrence, où est la sécurité. LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE For You Prince vient d’avoir 20 ans. Il sort ce premier album, dont il a écrit et produit tous les morceaux. Cette première œuvre est d’autant plus impressionnante que l’artiste joue de tous les instruments. Sortie avril 1978 Label Warner Bros. Records “Internet, c’est dépassé. Tous ces trucs numériques n’ont rien de bon.” La situation a beau avoir été d’une drôlerie surréaliste, je les maudis tout de même. Parce qu’il est clair que l’incident a mis un terme à mon interview. Je tente une dernière question, mais en vain. Prince entre dans le bâtiment, dans une petite cuisine où il y a une grande télévision à écran plat. “Viens. Je voudrais te montrer quelque chose.” Il prend la télécommande et cherche un passage dans un talkshow de David Letterman qu’il a enregistré. “Qu’estce que tu en penses ?” Une jeune chanteuse noire incroyablement énergique perce l’écran. J’en reste bouche bée. Son nom est apparemment Janelle Monáe. “Regarde, tant qu’il y aura des chanteuses comme elle qui feront surface, je ne me fais pas de souci. Voilà le monde de la musique d’aujourd’hui : tout le monde peut le créer. Tout seul. Moi, il m’a fallu quinze ans pour obtenir ma liberté et me défaire de la maison de disques qui me paralysait. En 1995, après quinze ans, The Most Beautiful Girl in the World a été le premier single que j’ai réalisé en tant qu’artiste entièrement libre. Pourquoi passer encore en 2010 par de grandes maisons de disques ? On peut tout faire soi-même. C’est pour cela que je propose ma musique par l’intermédiaire des journaux et des magazines. Dieu est quelqu’un de généreux, d’aimant et de charitable. Il faut agir comme Dieu, est-il écrit. Les occasions ne manquent pas.” Oui, dis-je, mais pourquoi vient-il de fermer son site Internet ? “Internet, c’est dépassé”, dit-il en opérant une curieuse volte-face. “Pourquoi est-ce que je donnerais encore mes nouveaux morceaux à iTunes ? Ils refusent COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 49 de me verser une avance. Après, ils sont mécontents de ne pas avoir ma musique.Tu te souviens encore de l’époque où MTV était populaire ? Puis, à un moment donné, MTV est passé de mode. C’est la même chose avec Internet. C’est dépassé. En plus, tous ces ordinateurs et ces trucs numériques n’ont rien de bon. Cela ne fait que remplir la tête de chiffres. Et ce ne peut pas être bon pour les gens. Il y a quelque temps, j’avais un technicien au studio qui était obnubilé par les chiffres. Il n’a pas travaillé longtemps ici. Je ne peux pas parler à des mecs comme ça.” D’accord, il se passe d’Internet. A présent, il distribue son nouveau CD par l’intermédiaire de la presse. Mais à quoi ressemble le reste de son modèle économique et quelle est sa vision de l’avenir ? Il me regarde droit dans les yeux, éclate de rire avant de me dire : “Je peux te le dire, mais après je serai obligé de te liquider.” Puis il me tape sur l’épaule et part en courant dans le couloir. Je le regarde s’éloigner et je pense à toutes les rumeurs qui ont couru sur lui ces dernières années à propos de ses deux hanches qu’il fallait prétendument remplacer. Mais Prince ne voulait pas être opéré car, en tant que témoin de Jéhovah, il ne pouvait être transfusé. Je ne sais pas ce qui s’est produit, mais, en tout cas, cela a marché. Car cet homme ne fait pas ses 52 ans ; c’est un jeune homme espiègle d’environ 18 ans, même s’il marche sur des semelles plates, et non sur ces éternels hauts talons. Je m’aperçois que j’ai la tête pleine. Trop d’impressions, trop de pensées. Je sors de la petite cuisine et je vois un immense symbole de Prince sur le sol carrelé noir et blanc. Je lève les yeux et j’aperçois ▶ LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE DU 22 AU 28 JUILLET 2010 Around the World in a Day Septième album studio de Prince, il est réalisé avec le groupe The Revolution. Parmi les titres encensés par la critique figurent Raspberry Beret et Paisley Park. Sortie avril 1985 Label Warner Bros. Records document ▶ au premier étage une porte avec, à côté, le mot Knowledge. C’est le bureau où, apparemment, sont rangés tous ses livres sur Jéhovah. Et soudain surgit d’un recoin un autre Prince : sec et impersonnel. “Si cela ne te dérange pas, j’aimerais en rester là. Il faut que je donne une autre interview tout à l’heure.” Il prend congé et je me retrouve dehors aussi vite que je me suis trouvé à l’intérieur. Dans ma chambre d’hôtel, je me repasse le film mentalement. A la moitié, j’ai dû m’endormir, car il est 22 heures quand le téléphone sonne et que je regarde la pendule. C’est Shelby. “Il faut que tu viennes maintenant au studio. Prince donne une petite fête. Ça va être sympathique.” Ça promet, qu’est-ce qui m’attend maintenant ? Lorsque je me retrouve un peu plus tard une fois encore sur le parking de Paisley Park, j’y vois en tout et pour tout une seule limousine blanche aux jantes étincelantes. Une fête ? Où sont les invités ? La porte latérale s’ouvre, et une grande femme ravissante apparaît, habillée comme pour se rendre à la cérémonie des Oscars. “Encore un peu de patience”, dit-elle en souriant de toutes ses dents. Elle monte dans la voiture et disparaît. Une autre porte s’ouvre. C’est Prince lui-même. “Par ici.” Et, par cette autre entrée, j’arrive soudain dans une sorte de boîte de nuit. Sur deux gigantesques écrans vidéo fixés au mur, je vois Prince jouer. “Mon concert au festival de jazz de Montreux l’an dernier.” Un peu plus tard, les trois choristes font aussi leur apparition, avec deux grands plateaux : un de légumes crus et l’autre de fruits. En prenant un morceau de mangue, je vois posées sur la table les Saintes Ecritures. Puis vient un homme qui pourrait être aussi bien chauffeur de taxi que témoin de Jéhovah, et le mannequin noir de tout à l’heure resurgit aussi. Prince la présente : “C’est Bria.” Bien sûr : Bria Valente, la chanteuse dont le CD Elixer accompagnait l’album de Prince Lotusflow3r, sorti l’an dernier. La dame serait sa petite amie. Je ne parviens pas à croire ce qui va suivre. Sous un escalier dans un coin de la salle, Prince se faufile derrière une nacelle et se met à faire le VJ*. Il choisit des fragments de vieux enregistrements de la légendaire émission télévisée Soul Train. Quand Marvin Gaye chante, il éjecte aussitôt la vidéo. “Playback ! La honte !” Quand Sly Stone apparaît dans un costume trop ajusté, il plaisante : “C’est moi qui ai inventé ces tenues !” Les dames commencent à danser. Je me frotte les yeux. Les fêtes que donne la star mondiale Prince se déroulent-elles ainsi ? Où sont tous les gens ? Mais Prince est manifestement dans son élément. “Venez, je voudrais vous faire entendre plusieurs choses.” Et hop, nous voilà partis à travers les sombres couloirs de l’immense bâtiment vide. Quelque part dans un coin, je vois la célèbre moto de la pochette de Purple Rain et les grandes fleurs du décor de Lovesexy. Encore beaucoup d’autres disques d’or. Et, avant même d’avoir eu le temps de m’en apercevoir, je me retrouve dans le studio où tout a commencé cet après-midi. Il met la musique et, pendant que nous écoutons tous, il commence à improviser sur le piano électrique installé dans le studio, un morceau après l’autre. Il conclut par la chanson qui m’a déjà paru si étrange plus tôt. Un titre sautillant qui a pour Barry Breseichen/Getty “J’aime tout le monde et tout le monde m’aime.” L’ambiance est surréaliste. refrain : “I love everybody and everybody loves me.” C’est surréaliste. Lui au milieu et nous l’entourant comme ses disciples, avec ces paroles : “J’aime tout le monde et tout le monde m’aime.” La situation devient encore plus surréaliste. Il veut continuer à jouer de la musique et entraîne la compagnie vers le salon où trône le piano à queue. Mais il n’arrive pas à allumer la lumière. “Bon, eh bien, allons dans la grande salle.” Nous arrivons dans une grande salle de concert, avec une estrade couverte d’instruments. “J’en ai toujours rêvé, quand j’ai commencé et que je m’échinais dans ma cave”, me confie-t-il en souriant. Bria va se poster derrière la table de mixage, nous montons sur l’estrade. Le petit magicien se glisse derrière le piano à queue, les chanteuses derrière leurs micros. Plusieurs morceaux sont joués de façon décontractée. Puis Prince LES MEILLEURS ALBUMS DE PRINCE Sign’o’the Times Réalisé après sa séparation d’avec le groupe The Revolution, cet album, qui contient 16 titres, est considéré par de nombreux observateurs comme l’un des meilleurs disques de tous les temps. Sortie mars 1987 Label Warner Bros. Records COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 50 dit : “Tout le monde prend un instrument.” Je m’empare de deux baguettes. Il entame Come Together des Beatles. Je tape comme je peux sur les percussions et me dis : cela dépasse l’imagination. Une interview avec Prince était déjà inconcevable. Et maintenant pouvoir dire en plus que je suis monté sur scène avec lui ? C’est de la folie. Mais je n’ai pas le temps de planer. Trois mots me font vite redescendre sur terre. “Tu es viré”, s’écrie Prince en riant. Puis tout se déroule aussi vite que dans l’après-midi. Soudain, il en a assez. Courtoisement, Bria et lui raccompagnent tout le monde. Je veux lui serrer la main, mais il pose les mains sur mes épaules et me donne une belle accolade. Je fais une dernière tentative : “Je ne peux vraiment pas faire de photo ? — C’est mieux de l’avoir dans sa tête”, dit-il en riant. Et je me retrouve là, dans l’obscurité, sur ce parking désert, à côté de ce grand bâtiment blanc. Dans ma chambre d’hôtel, allongé sur le lit, j’ai la tête qui tourne. J’avais encore tant de questions à lui poser. Ne se sentait-il pas trop seul ? J’ai eu ma réponse, non ? Je ne sais pas. Je n’avais encore jamais vu une superstar d’aussi près : ai-je rencontré l’artiste ou assisté à une magnifique pièce de théâtre ? Pas de photos, pas d’enregistrement de sa voix, seulement une tête pleine de souvenirs… et une bouteille d’eau. Hans-Maarten Post Personne ne voudra me croire. * Le disc-jockey (DJ) anime les soirées avec des disques, le vidéo-jockey (VJ) avec des clips. DU 22 AU 28 JUILLET 2010 l e l i v re épices et saveurs ● UN PAS DE DEUX PSYCHOLOGIQUE Haute surveillance Deux vigiles sont missionnés pour assurer la sécurité d’un immeuble de grand standing. Un roman sur la paranoïa contemporaine signé de l’auteur flamand Peter Terrin. INDE Petite graine ■ miraculeuse I DE MORGEN (extraits) e moins qu’on puisse dire du Gantois Peter Terrin, c’est que, depuis son premier livre, De code [Le code], paru en 1998, il travaille à une œuvre cohérente et singulière dont rien ni personne ne le détourne. Pas même la parenté stylistique avec des écrivains de renom comme Franz Kafka et [les Néerlandais] Willem Frederik Hermans ou Ferdinand Bordewijk qu’on lui impute si souvent et qu’il se laisse volontiers attribuer. D’ailleurs, qui n’en ferait pas autant ? Il ne cache pas non plus sa prédilection pour l’existentialiste Albert Camus et l’évoque même explicitement dans son recueil de nouvelles De bijeneters [Les mangeurs d’abeilles]. Ajoutons à ces influences l’auteur britannique décédé J.G. Ballard, d’autant que les histoires souvent allégoriques de Peter Terrin renvoient immanquablement à une société sous l’emprise d’une menace paralysante et qui se complaît dans une pensée sécuritaire. Ce sont les aberrations d’un capitalisme à la dérive. Quand on a entre les mains le nouveau roman de Peter Terrin, De bewaker* [Le gardien], et que l’on prend plaisir à regarder la jolie couverture, on pourrait croire que l’auteur a changé de cap et qu’il a opté pour la joie et la bonne humeur. Rien n’est moins vrai. Dans De bewaker, Peter Terrin continue sur son élan, et la paranoïa est plus que jamais présente. L’auteur nous entraîne dans un monde où l’espoir n’existe qu’à travers une mince fente de lumière dans l’entrebâillement d’une porte. Les 185 courts chapitres du livre mettent en scène deux solides gaillards, Harry et Michel. Ils ont reçu pour mission de surveiller attentivement un immeuble de quarante appartements de luxe. Ils se sont postés à cette fin dans un immense parking souterrain d’où ils peuvent observer continuellement l’entrée de l’immeuble. Ils s’acquittent scrupuleusement de leur mission, en s’astreignant à une discipline de fer. Malheureusement, Harry et Michel sont tenus dans l’ignorance de la suite de leur mission et se coupent bientôt totalement du monde extérieur. Ils ne cessent de spéculer sur ce qui les attend. Comme des prédateurs, le doigt toujours sur la détente de leurs armes, ils guettent le moindre danger. En même temps, le duo se complaît dans une docilité béate vis-à-vis de l’“organisation” opaque que constituent ceux qui leur ont confié cette mission. Ils n’ont quasiment aucun contact avec les riches habitants des appartements qu’ils sont censés “défendre”. Existent-ils vraiment ? Leur existence est-elle une “bulle d’air” et le parking ne serait-il pas leur “monde réel” ? Et quand le troisième gardien annoncé va-t-il venir les rejoindre ? Un beau jour, tous les riches résidents semblent avoir déguerpi (sauf un ?) sans que les Stephan Vanfleteren L Bruxelles ■ Biographie Peter Terrin, 42 ans, s’est imposé aux côtés d’Annelies Verbeke et de Dimitri Verhulst comme l’un des auteurs les plus talentueux de la littérature flamande actuelle. Il remporte en 1996 un concours de nouvelles et publie deux ans plus tard son premier recueil, De code. Son premier roman, Kras, paraît trois ans plus tard. Son dernier roman, De bewaker, a été finaliste en 2009 du prestigieux prix néerlandais Libris. Ce sera son premier livre traduit en français. gardiens aient été informés des raisons de leur départ. Michel et Harry continuent loyalement à faire leurs rondes sans tenir compte de la soudaine absurdité de leur activité. Peu à peu, De bewaker se transforme en une étude de caractère sur la solitude forcée (ou choisie ?), et les deux hommes en uniforme prennent conscience qu’ils dépendent plus que jamais l’un de l’autre. Parallèlement, leur notion de la réalité commence à basculer, ils sont en proie à des hallucinations, même s’ils restent imperturbables, surtout Harry. Passer plus d’un an et demi privé de la lumière du jour et selon un rituel stérile dans un parking aux apparences d’un bunker, cela laisse des traces. Qui garde qui, au juste, et qui se retrouve enchaîné dans la réalité ? Telle est la question fondamentale posée par ce roman, qui se détache du réel et prend une tournure extrêmement allégorique. Peter Terrin ne craint pas de créer un certain mystère et impose à dessein un rythme narratif d’une lenteur exaspérante : dans De bewaker, chaque petite action est décrite dans les moindres détails. Le lecteur doit s’imprégner totalement de l’atmosphère de huis clos : telle semble être la devise. Le malaise oppressant s’insinue en vous comme l’odeur d’un cadavre. Quand le troisième gardien finit par se présenter, Harry le considère comme un “intrus”. “De mon point de vue, Harry et Michel ont, au fond, une relation amoureuse, qui s’accompagne d’une aversion pour les tiers et de la crainte de se perdre l’un l’autre”, a confié Peter Terrin dans une interview. De bewaker est du Peter Terrin du meilleur cru, avec ce défilé de menaces envahissantes et de comportements compulsifs. En ce sens, il s’agit surtout d’un approfondissement ingénieux des thèmes de l’auteur. On n’échappe pas, cependant, à une certaine prolixité. Avec pas mal de pages en moins, ce livre aurait produit nettement plus d’effet. Mais Peter Terrin a indéniablement enrichi la littérature flamande d’un roman astucieux sur la paranoïa contemporaine et en même temps universelle, qui débouche sur un perfide pas de deux psychologique. Dirk Leyman * Ed. De Arbeiderspers, Amsterdam, 2009. La traduction française paraîtra fin 2011 chez Gallimard. COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 52 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 l m’arrive d’être invité à des dégustations pour goûter un menu élaboré par un chef. J’ai ainsi savouré l’autre jour un échantillon de cuisine indienne particulièrement intéressant. En guise d’amuse-bouche, on nous a servi une crème d’ananas en verrine avec un matthi, sorte de cracker indien accompagné de chutney. Nous avons poursuivi avec des escalopes grillées à la mangue, puis un duo de soupes au curry, l’une traditionnelle, l’autre à base de betterave. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est le plat de résistance : un saumon en croûte de moutarde et graines de pavot, servi avec une sauce moilee [curry, piment et lait de coco]. La consommation de graines de pavot ou de khus khus, pâte de graines de pavot moulues présente dans de nombreux plats d’Inde orientale, n’est pas déconseillée, bien au contraire. Et je ne dis pas cela seulement parce qu’il s’agit d’une plante opiacée. En effet, qu’elles soient grillées, moulues ou simplement mélangées avec d’autres ingrédients, les graines de pavot apportent une saveur et une texture particulières à n’importe quel plat. Entrant généralement dans la recette de pains ou de gâteaux, les graines de pavot sont plus souvent utilisées pour leur croquant que pour leur saveur intense. Elles ajoutent une touche crémeuse aux kormas, marinades à base de yaourt et d’épices comme l’ail et le gingembre, et donnent plus de tenue à toutes sortes de koftas, comme les kola urundai du Chettinad, des boulettes à la viande de mouton du Tamil Nadu. Au Bengale, les graines de pavot constituent parfois l’ingrédient principal de certains plats, comme les posto bora, beignets de graines de pavot moulues [posto] ou encore les aloo posto, pommes de terre mélangées à une pâte épaisse, arrosées d’huile de moutarde et servies avec des piments verts et du riz blanc. Les graines de pavot ayant tendance à rancir rapidement, il est recommandé de les acheter fraîches. Pommes de terre au pavot Ingrédients : 500 g de pommes de terre nouvelles, pelées et coupées en dés de 1 cm, 2 cuil. à soupe de graines de pavot, 2 piments verts, 1 cuil. à soupe de kalonji (graines d’oignons), 1 cuil. à soupe d’huile de moutarde ou de ghee (beurre clarifié), sel. Préparation : Faire d’abord le posto, une pâte avec les graines de pavot, en versant progressivement de petites quantités d’eau jusqu’à obtention d’une texture lisse. Faire chauffer l’huile dans une poêle à fond épais, ajouter les kalonji et les piments verts, puis les pommes de terre. Faire sauter les pommes de terre tout en couvrant la poêle pour permettre une bonne cuisson. Saler et ajouter le posto en fin de cuisson. Laisser mijoter quelques minutes. Les pommes de terre doivent être cuites et baigner dans une sauce crémeuse. Servir chaud avec du riz. Priya Bala, The Times of India, Bombay insolites DR ● Corrida : en avoir ou pas C ourageux ou lâche ? Depuis le 13 juin, Christian Hernández, 22 ans, fait beaucoup parler de lui : ce torero a pris la fuite par manque de “couilles” en pleine corrida après quelques passes de muleta. C’était la deuxième novillada* de la saison à Plaza Mexico, la plus grande scène taurine du Mexique. Le jeune matador n’a pas voulu affronter sa première bête malgré les trois avertissements du président indiquant qu’il avait dépassé le temps réglementaire. Lorsque son second novillo est entré dans l’arène sous une pluie battante, il n’a pas voulu le toréer non plus. Au début de la faena, il a pris ses jambes à son cou et sauté par-dessus la barrière. Quelques minutes plus tard il pénétrait à nouveau dans l’arène et s’arrachait sa mèche de cheveux postiche, la coleta, signifiant ainsi qu’il mettait fin à sa carrière. Conspué par les spectateurs, le torero a été conduit par la police devant un juge d’arrondissement. Celui-ci a pris sa déposition et l’a remis en liberté, estimant qu’il s’agissait d’une simple rupture de contrat. “Je n’ai pas les compétences qu’il faut, je n’ai pas de couilles, je ne suis pas fait pour ça”, a reconnu le matador. Hernández, qui a débuté voilà quatre ans, a participé à plus de 50 novilladas. En 2010, il a disputé quatre corridas qui lui ont valu trois oreilles. En avril, un taureau lui a, d’un coup de corne, ouvert le mollet sur 18 centimètres, une blessure dont il commençait à se remettre. Déjà blessé au même endroit, il avait eu deux fractures. Hernández était considéré comme un novillero courageux, de grande classe, et pourtant [le 13 juin] il s’est enfui épouvanté. Sur Internet, la nouvelle a déclenché une polémique entre adeptes de la tauromachie et défenseurs des animaux. Hernández a été félicité par la directrice de l’antenne mexicaine d’AnimaNaturalis Internacional [ONG latino-américaine]. María Teresa Menéndez a salué la décision du novillero de renoncer “à ce métier de mort”. “Pour la plupart des médias et des aficionados, ce qu’il a fait est un acte de lâcheté, on l’a accusé de salir la réputation de bravoure des toreros”, écritelle dans une lettre où elle qualifie de “lamentables” les huées des spectateurs “déçus de ne pas voir satisfaite leur soif de sang et de mort”. Christian Hernández, qui reconnaît qu’il a été pris d’une “panique incontrôlable”, compte poursuivre ses études d’architecture. Milenio (extraits), Mexico * Corrida opposant des toreros débutants, les novilleros, à de jeunes taureaux, les novillos. Aéroports : détection à distance sous vos vêtements La reine, la pomme et l’arbalète u nouveau au rayon sécurité aérienne : voici un appareil qui repère explosifs, armes ou drogue à distance sous les vêtements. Pas besoin de portique de détection. Ce scanner fonctionne à plus de 12 mètres en révélant les variations de température émanant de différents matériaux, rapporte Jonathan Leake dans le Sunday Times. Contrairement à d’autres dispositifs controversés, il détecte les objets sans dévoiler l’intimité des passagers. Mais, les voyageurs pouvant être scannés à leur insu, il risque de susciter d’autres polémiques quant à l’atteinte à la vie privée. Des aéroports britanniques envisagent d’utiliser ce dispositif qui a déjà subi des tests sur site en Europe, indique son fabricant, ThruVision. “On peut équiper l’entrée des aéroports pour scanner les passagers avant même qu’ils ne pénètrent à l’intérieur”, a expliqué la société britannique. Des ports et aéroports aux Bermudes ont d’ores et déjà adopté ce système dans l’espoir de réduire l’attente causée par les mesures de sécurité, préjudiciable au tourisme. La reine Fabiola a été priée d’arrêter ses facé- D ties. Menacée d’être abattue à l’arbalète, la veuve du roi Baudoin avait répondu en sortant une pomme de son sac à main lors du défilé du 21 juillet. Plus question de clins d’œil à Guillaume Tell. Les services de sécurité prennent au sérieux les menaces adressées à la reine. Ils lui ont donc demandé de “ne pas provoquer comme […] lors de la fête nationale de l’an dernier ”, écrit La Libre Belgique. Fabiola aurait refusé de porter sous ses vêtements un mince et discret gilet pare-balles, note le quotidien belge. Tout feu tout flamme Embouteillage Ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire la fête sur l’autoroute. Le dimanche 18 juillet, en Allemagne, trois millions de piétons ont remplacé les 150 000 véhicules qui circulent quotidiennement sur l’A40. Un tronçon de 60 kilomètres entre Dortmund et Duisburg avait été interdit aux voitures dans le cadre de La Ruhr, capitale de la culture eurosport, et pique-nique géant. Vingt-mille tables avaient été dressées sur l’asphalte, qui a été rendue à la circulation le lendemain matin. (Stern, Hambourg) Sipa-Scanpix péenne 2010. Au programme des festivités : musique, théâtre, folklore, COURRIER INTERNATIONAL N° 1029 54 DU 22 AU 28 JUILLET 2010 AFP AFP L a féministe suédoise Gudrun Schyman a brûlé 100 000 couronnes – 10 500 euros – pour dénoncer les écarts de salaire entre hommes et femmes. La dirigeante du parti Feministisk Initiav (Initiative féministe) a jeté mille billets de 100 couronnes au feu sur un barbecue devant un parterre de journalistes et de curieux réunis sur l’île de Gotland. “C’est l’un des plus grands scandales de notre démocratie : ni le Parlement, ni le gouvernement, ni les partenaires sociaux ne se battent vraiment pour l’égalité salariale, qui est un droit humain”, a clamé Mme Schyman, citée par le site suédois anglophone The Local. A emploi égal, une femme touche 4 700 couronnes de moins qu’un homme, soit, extrapolé à la population féminine suédoise, 70 milliards de couronnes par an, ou environ 100 000 couronnes par minute, affirme FI sur son site. “Je comprends que beaucoup soient choqués par une telle initiative, reconnaît la féministe. Mais nous ne sommes pas une organisation caritative, nous sommes un parti politique.” Détruire des billets n’est pas illégal, a confirmé la Banque de Suède. GAGNEZ LES DERNIÈRES PLACES POUR LE CONCERT DE PRINCE AU NIKAIA DE NICE PRINCE Plus d’infos sur rtl.fr et au 3210 (0,34 euros/min) DIMANCHE 25 JUILLET 2010 / 20H30 / ESPACE NIKAIA / NICE VENDREDI 23 JUILLET