I Maud et Lucas furent déposés à l`entrée de la Ville Morte sans
Transcription
I Maud et Lucas furent déposés à l`entrée de la Ville Morte sans
I Maud et Lucas furent déposés à l’entrée de la Ville Morte sans avoir eu le temps de comprendre pourquoi ils étaient venus là. Dans leur esprit, sans doute, passaient les souvenirs d’atlas ouverts, écornés. Mais ce passé agaçant ne les concernait plus. Seule la peur, devant la Ville Morte, les effleurait, alors que muets, punis de leur élégance si française qui les faisait se geler, ils cherchaient un taxi parmi une foule plus preste qu’eux. Maud, les cheveux blonds en désordre, tenait un gobelet de café dans chaque main et trébuchait. Lucas poussait un chariot empli de leur bagage dont la légèreté le surprit. Un taxi, soudain, freina devant Maud. Lucas la rejoignit. – L’hôtel Sole, via Campo dei Fiori. – Ma lei non è sola ? – Que dit-il ? s’enquit Lucas. Ils démarrèrent en trombe. Le café se répandit sur le ciré et la peau de Maud. Lucas se pressa contre la portière avec lassitude. Il finit 13 Florence Charrier par tendre à sa compagne désolée, brûlée, un mouchoir d’un rose pâle. Ils arrivèrent vite à l’hôtel Sole. Le vieux palace les charma tandis que, sans mot dire, un homme grossier les conduisait d’étage en étage. Il désigna une porte écaillée. La chambre, si haute de plafond, si drôle avec cet escalier intérieur qui ne menait vers nulle part, leur plut tant qu’ils se détendirent. Rirent. Les voici chez eux dans cette pièce. Mais, quand Maud eut déplié tous ses bagages et se fut reposée, il leur vint à l’esprit que la chambre « otto » se trouvait être reléguée dans le coin le plus reculé de l’hôtel, dans ses hauteurs dernières. « La chambre ultime », pensa-t-elle. Elle s’assombrit. De cette Ville où les voilà jetés, songe-t-elle encore, à la suite d’un engouement obscur, le mot « mort » signait l’anagramme, tandis que dans la langue du pays, c’était l’« amour ». Elle en était sûre, la Ville contenait, en même temps que la pureté scellée de sa beauté ancienne, les germes les plus infectés. Des pestilences dangereuses. Lucas ne fit que sourire de ce qu’il nomma les superstitions de sa compagne. Une inquiétude sourde l’habitait bien lui aussi, mais moins due aux élucubrations fantasques de Maud qu’à une tension bien réelle née du huis clos qui les rassemblait. Que sont-ils donc venus chercher là, dans la Ville Morte ? Qu’est- 14 Entrée dans la ville morte il donc tenu, lui, de prouver ? Qu’a-t-il promis à cette femme, déjà, et pourquoi ? Lucas refuse de savoir. Il s’arme de livres, de plans orange et verts, de projets, de dictames. Il pose un quotidien sur son visage. Puis le lit. Voit-il encore Maud ? En cachette, il l’observe se démaquiller puis essuyer son visage, se farder. Se dévêtir, se laver, se vêtir en chantant. Les yeux mi-clos, le voilà enfin qui se retranche dans une absence encore tolérable et polie. Ils sortirent. La beauté de la jeune femme, ce visage plat, laiteux, ne manqua pas de susciter dans cette Ville, chez les hommes de ce pays, une convoitise crue. Mais ne le désire-t-elle pas ? La flamme perverse du regard, le balancé prononcé des hanches, compose une figure burlesque et tendre à même de raviver le plus las des intérêts. Le contour des lèvres peintes, les bas noirs, le crayon noir qui exagère la clarté des yeux, les formes pleines, serrées, attisent chez d’autres que son fiancé un désir dont elle désespère. Ainsi déguisée, pendue au bras de Lucas de toute sa pesanteur, que trame-t-elle effrontément dont il refuse l’offre, affreusement gêné ? Ils cherchent la réponse dans les mystères de la Ville. Déjà, ils ont cessé de rire. Les voilà pris dans cet engourdissement, cet envoûtement que déploie la Ville Morte. Ils ne comprennent plus, s’en fichent, soulagés. Ils se 15 Florence Charrier sourient et se touchent, imperceptiblement, tandis que Lucas recule et s’éloigne, que son âme se dilue, tandis que Lucas se perd et s’enfuit. La ville entière était de pierre. Ils en arpentèrent les rues presque vides, soudain, à la recherche du centre. Ce centre s’éloignait toujours, semblait apparaître, disparaissait. Espérait-on le trouver ? Aussitôt, tandis qu’on s’élançait à sa rencontre dans le noir qui tombait, on vous en indiquait un autre, plus intéressant, plus singulier. Le vrai centre, vous disait-on, le seul qui ne fut pas frelaté. Mais les cœurs de la Ville se multipliaient, et aucun choix ne s’avérait décisif. Il fallut bientôt conclure que le cœur de la ville n’existait pas, mais se disséminait en places et recoins trompeurs. De sorte que l’on croyait toujours s’y trouver, saisi par l’indice d’une couleur pittoresque, d’une statue, d’une dorure au fronton d’un bar, pour se retrouver confronté au flagrant démenti de cet espoir, entraîné par d’autres chants de sirène. Il fallait donc chercher encore, s’obstiner. Car cette ville faisait peur. Ses murs ne jaillissaient pas de la terre ferme ou de trottoirs, mais de la fange de l’Histoire. Des maisons dont aucune n’était petite, ou même intime, de ses grandiloquentes maisons – de ces bâtisses devait-on dire –, aucune autre lueur 16 Entrée dans la ville morte n’émergeait, aveuglante, que celle venue de pièces d’une hauteur incroyable, qui en laissait présager la solennité. Mais la ville changeait. On ne s’y reconnaissait plus ; aucune certitude, quant à ses intentions, au sens de sa structure, de ses rituels, ne pouvait être acquise. La nuit et le jour, découvrirent-ils, délimitaient deux mondes. Le jour mettait en scène un désordre, des couleurs qui se tuaient, des murs rose pâle ou brique sur un ciel soudain si bleu, le chemisier orange d’une femme jurant sur sa jupe mauve. Oranges de même, massifs, les autobus s’élançaient sur les rails des tramways, ils allaient s’entrechoquer, impossible d’éviter cela, rien ne contrecarrerait un tel chaos. Puis non. Tout recoulait de source. Au bord des pires déséquilibres, tout se recomposait, se réharmonisait avec une fluide précision. Dans les bars où ils faisaient halte pour reprendre souffle – debout, hélas, tout comme les gens survoltés de ce pays –, les radios diffusaient des mélodies sirupeuses. Cette mièvrerie habitait aussi les rues claires où les gens tantôt vous bousculaient en riant, tantôt vous jetaient des œillades appuyées, et ce mélange de rustrerie et d’obscénité, semblable au goût des croissants, acidulés et plâtreux à la fois, qu’il fallait engloutir à un rythme infernal, 17 Florence Charrier tout cela les frappait d’hébétude, augmentait leur égarement. La nuit, on aurait dit que la ville se modifiait, plus grande, que sous l’obscur battaient enfin ses artères. Les premiers soirs, ils s’aventurèrent. Mais ils comprirent très vite, et reculèrent. Ainsi, tout quartier s’avérait hostile. On butait sur des choses molles, on manquait de choir. Soudain, une tête de gargouille crevait hors de l’ombre. Ou bien c’était l’élancement d’une fontaine, comme si devenait naturel ici que l’eau coula dans ce froid saisissant, dans ce gel étonnant. Mais de nuit comme de jour, le fleuve surtout captait leur attention. Un fleuve large, s’étendant bien en deçà du niveau de la terre, très bas, très loin. Aucun quai classique ne bordait son eau, mais des murs à pic, sans rambarde, lui servaient de remparts. Tentés de se pencher, ils se rejetèrent pourtant en arrière. Ce fleuve et la peur qu’il leur inspira furent le premier prétexte à avancer plus avant pour dénouer les sortilèges. Avancer plus avant dans la vie de la Ville. 18