« Brigitte Fontaine, châteaux intérieurs » Texte de Benoît Mouchart

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« Brigitte Fontaine, châteaux intérieurs » Texte de Benoît Mouchart
« Brigitte Fontaine, châteaux intérieurs »
Texte de Benoît Mouchart
01 - NAISSANCE D’UNE « FEMME-CHAT »
1. Chanson « C’est normal »
Malgré le grand succès de ses derniers albums (160 000 exemplaires pour Kékéland), malgré
les milliers de spectateurs qui viennent l’écouter en concert à travers toute la France, les idées
reçues qui courent encore au sujet de Brigitte Fontaine, simplistes et peu reluisantes, se
résument en une phrase, qui est incidemment le titre de l’un de ses meilleurs disques :
« Brigitte Fontaine est folle ! »
Si certains téléspectateurs connaissent, dans le meilleur des cas, les chansons « Y’a des
zazous » ou « Le nougat » (qui appartiennent à la veine fantaisiste de l’artiste), la plupart
d’entre eux ignorent tout de son répertoire et la considèrent sans doute comme un « people »
excentrique parmi d’autres. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Brigitte Fontaine est
donc aujourd’hui célèbre pour de mauvaises raisons, et le grand public assiste régulièrement à
ses éclats télévisuels sans même savoir qui elle est. Aux yeux du plus grand nombre, Brigitte
Fontaine reste donc un monstre de foire – l’allumée de service qu’on invite sur les plateaux
télés pour son sens de la provoc’, sans aucun égard pour ce qui est le sens même de sa vie
d’artiste : son œuvre. C’est dire combien il est temps de redécouvrir une artiste, un écrivain,
une musicienne et un être humain vivant, eh oui VIVANT dans tous les sens du mot, une
personne qui n’a jamais accepté de se laisser enfermer dans les simplifications d’une image.
Et découvrir cette personne, c’est un peu ce que nous allons faire dans l’heure qui suit…
Qui est Brigitte Fontaine ? Elle est d’abord bien sûr une petite fille sauvage et malicieuse, qui
n’a pas attendu de grandir pour savoir qu’elle ne mènerait pas la vie ordinaire des adultes,
avec ses convenances et ses frustrations. C’est à Morlaix, la ville natale de Tristan Corbière,
que Brigitte Fontaine débute sur scène, au théâtre, à l’âge de huit ans. Fille et petite-fille
d’instituteurs laïcs, c’est une enfant très imaginative, qui, très tôt, n’aime rien tant que lire,
écrire et, surtout, donc, jouer au théâtre avec la troupe de comédiens que ses parents animent
en amateur. Elle décroche son bac au Lycée Kérichen de Brest (avec 19 en philosophie, mais
presque zéro en maths…) et « monte » à Paris, avec une idée en tête : devenir comédienne.
Pour rassurer ses parents et manger aux Restos-U, elle s’inscrit à la Sorbonne, ne suit aucun
cours, mais réussit tout de même sa première année avec succès, ce qui lui permet d’enseigner
dans un collège de banlieue pour assurer un peu la matérielle. Mais ce qui l’intéresse surtout,
quand elle a fini d’expédier ce genre de petits boulots, c’est encore et toujours de jouer au
théâtre. Elle parvient assez vite à ses fins et apparaît dès 1961 dans des mises en scène de
Julien Bertheau, un comédien que l’on a notamment vu au cinéma chez Buñuel et Truffaut.
Mais sa carrière dramatique est stoppée nette à cause d’un amant trop jaloux qui voyait d’un
mauvais œil que la jeune Brigitte donne la réplique à de beaux partenaires masculins… De
cette situation négative, Brigitte va tirer profit en prenant la décision de monter seule en
scène, pour chanter ses propres textes. C’est ainsi qu’elle apparaît un soir de mars 1963 au
Théâtre de la Huchette, toute de rouge vêtue et s’accompagnant elle-même à la guitare. On la
présente comme la « femme-chat », sans doute parce qu’elle préfère déjà sortir ses griffes
plutôt que de ronronner. Ses premières chansons, dont elle compose aussi les musiques, ne
s’inscrivent évidemment pas dans la tradition moribonde de la Rive-Gauche. Son détachement
ironique et son humour cinglant rappelle plutôt Serge Gainsbourg, qui n’a débuté que cinq ans
plus tôt, sur la Rive-Droite… Provocante, Brigitte Fontaine ne cherche pas à séduire son
auditoire, mais plutôt à le faire sursauter de surprise, avec des chansons « décadentes et
fantasmagoriques » qui se concluent souvent par une chute surprenante, comme par exemple
« Dévaste-moi » !
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02 – UNE FIGURE DE LA CONTRE-CULTURE
2. Chanson « Dévaste-moi »
En 1964, Brigitte Fontaine a vingt-cinq ans et joue déjà en première partie de Brassens et
Barbara à Bobino. Sa qualité d’écriture, sa personnalité et son originalité ne tardent pas à être
repérés par le grand découvreur de talents de l’après-guerre Jacques Canetti, qui a fait
connaître des personnalités aussi diverses que Brel, Brassens et Gainsbourg, entre autres. Ce
disque, qu’elle renie entièrement aujourd’hui, pose déjà les premières pierres du style
Fontaine, avec cette manière très particulière de verser dans la satire avec ironie sans jamais
sombrer dans le premier degré du militantisme.
Cette originalité subversive va lui permettre de devenir un peu plus tard une véritable figure
de proue de la contre-culture française. En 1966, elle se produit dans Maman, j’ai peur une
pièce qu’elle a écrite aux côtés de Rufus et de Jacques Higelin. Ce spectacle turbulent évoque
avec fracas et prémonition, deux ans avant mai 68, des thèmes aussi divers que la frustration
sexuelle, la société de consommation, l’impérialisme américain, le racisme aux relents
colonialistes et la frilosité bourgeoise. Mais plutôt que de poursuivre dans cette voie qui
annonce à sa façon l’émergence prochaine du café-théâtre, Brigitte va décider de revenir à la
chanson en signant chez Saravah, un label de disque indépendant que vient de créer le jeune
Pierre Barouh, heureux parolier de la chanson du film « Une homme et une femme » de
Lelouch. Cet album met en place une pop à la française très originale sur des arrangements de
Jean-Claude Vannier (l’orchestrateur du mythique Histoire de Melody Nelson pour
Gainsbourg, qui sortira trois ans plus tard). La voix de la jeune Brigitte Fontaine est d’une
grande étendue vocale : elle sait monter dans les aigus et descendre dans les graves avec une
étonnante aisance, qui peut laisser croire que la chose est facile, ce qui est évidemment faux…
Les thèmes qu’elle aborde, accompagnés de musiques en apparence légères, n’ont rien de
banal : s’il est question de l’aliénation moderne dans « Le beau cancer » ou « Inadaptée »,
c’est étonnamment le frisson joyeux de se savoir vivant qui semble dominer l’inspiration de
Brigitte, qui s’amuse à se rire de la mort pour ne pas avoir à en pleurer. Salué par la presse, le
disque contient notamment l’étrange duo « Cet enfant que je t’avais fait » avec Higelin, et la
chanson « Il pleut », fascinante par son jeu sur les mystères du langage qui font écho aux
mystères de la vie et de la mort.
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03 - LE PLAISIR POUR BOUSSOLE
3. Chanson « Il pleut »
Brigitte Fontaine a souvent évoqué dans ses chansons le fait que nous laissions parfois glisser
sur nous des mots dont le sens finit par nous échapper à tel point que nous ne percevions plus
la réalité tragique qu’ils désignent. C’était le cas dans « Il pleut », que nous venons d’entendre
mais cet appel à ne pas nous laisser anesthésier sous la pluie des mots qui coulent chaque jour
dans nos oreilles sera encore plus manifeste dans la chanson « Comme à la radio » qu’elle
chante, en 1969, accompagnée par les musiciens noirs américains de l’Art Ensemble of
Chicago. Les textes poétiques et politiques qu’elle interprète alors sur la scène du Théâtre du
Vieux-Colombier puis sur un 33-tours devenu mythique, sont une vraie date dans l’histoire de
la chanson française. Au moment de sa sortie, ce disque métisse – métisse parce qu’il relève à
la fois du free-jazz, du folklore français et de la musique arabe –, ce disque étonnant donc a
pu décontenancer certains auditeurs qui attendaient peut-être que Brigitte Fontaine continue à
creuser son microsillon dans le courant de la french pop originale inaugurée par le précédent
album. Il faut dire que Brigitte Fontaine n’a pas de plan de carrière, et qu’elle suit son désir
pour unique boussole. Le chanteur français Philippe Katerine (qui s’inspirera du « J’ai vingtsix ans » de Fontaine dans sa chanson « J’ai trente ans ») n’hésitera pas à comparer la liberté
de Comme à la radio aux films de John Cassavetes… Et, en effet, Comme à la radio n’est pas
un disque d’« art et d’essai », c’est un acte révolutionnaire comparable aux films de Godard
(avec beaucoup plus d’humour), qui annonce l’émergence prochaine de la world-music.
Acclamant la sortie du disque, le magazine musical Diapason décrit alors le travail de Brigitte
Fontaine comme « un tournant décisif de la chanson française, aussi important en France que
l’explosion pop dans les pays anglo-saxons ».
Intervention de Jean-Pierre Petit : il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Comme à la
radio reçoit en 1970 le Grand Prix de l’Académie Charles Cros, tandis que José Artur a fait
du 45-tours Lettre à M. Le chef de gare de Latour de Carol, le premier « disque pop de la
semaine » français sur France Inter.
Tout à fait, je te remercie pour cette utile précision historique.
En avril 1970, Brigitte Fontaine est la première femme à entrer dans le classement des vingt
artistes français préférés des lecteurs du magazine Rock & Folk, certes derrière Polnareff,
Ferré et Gainsbourg, entre autres, mais aussi devant Mitchell, Dutronc, Barbara et Reggiani. Il
est déjà impossible de coller une étiquette à Brigitte Fontaine, qui, au moment où ses
chansons commencent à passer sur les ondes d’Europe1, France Inter et RTL, décide de
saborder sa carrière pour ne pas devenir une star.
L’histoire de la chanson française a en effet retenu l’année 1972 comme date officielle de la
première entrée en clandestinité de Brigitte Fontaine. La rupture va se concrétiser à travers un
concert avorté au théâtre du Ranelagh que la chanteuse qualifie aujourd’hui
d’« acte terroriste ». Ce soir-là, ce n’est pas une femme-chat qui est montée sur scène, mais
une lionne aux crocs acérés, prête à l’attaque. Estimant que le public est assommé d’a priori
babas ou gauchos, elle s’avance face à la foule pour annoncer avec violence :
“Je vais partir dans un quart d’heure et vous ne serez pas remboursés ! Vous êtes comme des
oisillons qui attendent la becquée… Vous avez l’air d’un cimetière militaire… La situation est
dégradante : Sheila/Fontaine, même combat !”
Dans un petit haïku en forme d’autoportrait chanté, Brigitte Fontaine livre alors les paradoxes
qui la traverse au moment où la célébrité semble lui tomber dessus contre son gré et contre sa
véritable nature.
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04 - ENTREE EN MARGE
4. Chanson « Brigitte »
Loin des contraintes commerciales de l’industrie discographiques, Brigitte Fontaine se forge
dès lors un répertoire en marge des hit-parades de la variété française. Elle s’exprime dans la
liberté de poèmes en prose, le plus souvent accompagnée de son compositeur préféré, qui va
aussi devenir à la ville son compagnon : Areski Belkacem. Avec celui-ci, elle enregistre une
demi-douzaine d’albums parmi lesquels figurent Je ne connais pas cet homme (1973) dont est
extrait « C’est normal » que nous avons chanté en ouverture, L’Incendie (1974) et Vous et
nous (1977). Le tandem Areski-Fontaine explore pendant dix ans toutes les tendances de la
musique populaire, du folklore français à la tradition africaine, en passant par le free-jazz, la
pop, la folk, le rock ou la musique électro.
Sans se soucier du succès, Brigitte et Areski travaillent dans une indépendance totale, en
enregistrant leurs disques à leur frais, quitte à réduire le nombre de musiciens au strict
minimum. A la même époque, lorsqu’ils se produisent dans une salle de spectacle en
province, il n’est pas rare que le régisseur du lieu leur demande, en les découvrant avec une
guitare et quelques percussions sous les bras : « Il est où le matos ? » C’est le même
minimalisme qui prévaut dans leurs enregistrements. Leur démarche, radicale, s’inscrit un peu
dans le courant low-fi de la folk : les imperfections apparentes, comme le souffle d’une
respiration, garantissent une forme d’authenticité. A la musique et au chant viennent aussi se
mêler des sons, des bruits, des cris d’animaux ou des paroles échappées du quotidien le plus
intime, loin de la perfection froide des grands studios parisiens.
Que l’on songe à « Comme à la radio », « J’ai 26 ans », « C’est normal », « Le 6 septembre »,
« Le bonheur », « Cher » ou « Le brin d’herbe », la plupart des chansons de Brigitte Fontaine
ne sont pas de celles que l’on peut entendre d’une oreille distraite, sans trop y prêter attention.
Sa voix elle-même ne cherche pas à séduire, à charmer ou à endormir, mais plutôt à remuer
les esprits et, parfois, à les mettre en garde, en rappelant que la froideur du monde ne devrait
jamais nous empêcher de voir la beauté et la vérité que nous portons tous en chacun de nous,
au-delà des convenances et des apparences… L’écrivain Francis Marmande affirmait
récemment à ce propos que « ceux qui ne bégaient pas les phrases toutes faites, les élus
qu’épargne l’impérieux besoin de proférer des conneries, de le faire savoir, perturbent l'ordre
du monde » avant d’ajouter que « cette autre langue, la langue personnelle, celle qu'on
n’entend qu'aux poètes, la langue de la perturbation (Antonin Artaud, Brigitte Fontaine, Gilles
Deleuze, Miles Davis) devrait alerter1. »
De nombreux textes de Fontaine condamnent implicitement l’aliénation qui, sous toutes ses
formes, empêche l’expression des singularités. En suggérant ainsi que chacun est unique,
Brigitte Fontaine s’écarte sans le vouloir d’une certaine tradition perpétuée par la pop ou la
variété qui impose l’idée que « tout le monde est pareil » et que « tout le monde ressent les
mêmes choses »… Les chansons de Brigitte Fontaine ne s’inscrivent cependant jamais dans le
registre de la revendication et préfèrent emprunter les chemins de la poésie (et non de la
politique ou de la philosophie) pour nous éveiller à une autre conscience. Le mot « poésie »
lui-même semble trop fané, trop didactique et compassé pour définir vraiment cette
écriture qui dénonce sans en avoir l’air tous les mensonges adultes – ces mensonges que l’on
paie au prix fort, c’est-à-dire très chèrement, en prenant parfois le risque de passer à côté de
sa propre vie…
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1
Le Monde, le 6 octobre 2005.
05 - LA TRAVERSEE DU DESERT
5. Chanson « Cher »
On dit parfois que Brigitte Fontaine a connu dans les années 1980 une sorte de « traversée du
désert » : l’expression n’est pas tout à fait conforme à la réalité. Certes, ce sont des années de
vaches maigres sur le plan financier. Mais si Brigitte Fontaine n’a enregistré aucun disque
pendant plus de dix ans, elle n’en est pas restée pour autant inactive. Les années 80 seront au
contraire une période où Brigitte Fontaine va beaucoup créer, en se consacrant presque
uniquement à l’écriture théâtrale et romanesque. Entre 1980 et 1983, elle interprète avec
Areski une pièce inédite, L’inconciliabule, qui sera présentée en Avignon, et donnera lieu à
une longue tournée un peu partout en France, en Suisse, en Belgique et au Québec. Soutenue
par un sens comique très original, l’écriture de L’inconciliabule a été guidée par la révolte de
Brigitte Fontaine contre la triste habitude qui nous conduit tous à porter des jugements et à
exercer ainsi une forme d’autorité sur les autres qui nourrit toutes sortes de conflits, qu’ils
soient querelles de ménage, disputes entre amis ou guerres atomiques. Sur un plan
métaphysique, L’inconciliabule exprime aussi, dans ses passages les plus lyriques, une colère
contre notre impuissance à « réconcilier les inconciliables » et à rejoindre l’Unique, que
certains appellent Dieu… Certaines parties du texte étaient chantées, et l’une de ces chansons,
« Le train deux mille cent dix », est devenue célèbre depuis en figurant, quinze ans après sa
création, sur le disque Genre humain. En 1984, Brigitte écrit une autre pièce de théâtre, Les
Marraines de Dieu, qu’elle joue au Lucernaire avec son amie Léïla Derradji. Elle publie
également un roman, Paso doble (chez Flammarion, 1987), et un recueil de short stories,
Nouvelles de l’exil (à l’Imprimerie nationale, 1988).
C’est finalement au Japon que sa carrière musicale est relancée en 1988, grâce à une tournée
et à la sortie d’un nouveau disque solo : French Corazon. Bien que la voix de Brigitte soit
désormais voilée par le tabac, l’ensemble du disque ne respire pas le parfum de naphtaline
d’un come-back nostalgique. Il s’en dégage une sensation de fraîcheur et de vitalité qui
s’épanouit dans de véritables farces sonores comme par exemple Le nougat. Le clip de cette
chanson, réalisé par la dessinatrice Olivia Clavel, va devenir en 1990 un moment-culte du
jeune « Boulevard des clips » de M6… Avec ce nouveau disque, on pourrait presque dire que
Brigitte Fontaine recommence sa carrière solo en remettant les compteurs à zéro. S’il reste
compositeur, Areski ne chante plus en duo avec Brigitte, sans doute pour se démarquer des
années Saravah… Pour accoucher de leur œuvre commune, les deux artistes ont donc trouvé
ensemble une autre forme d’accomplissement, et, malgré les apparences, les rôles de chacun
sont équitablement répartis à la scène comme à la ville.
En 1995, le disque Genre humain va sacrer le retour définitif de Brigitte Fontaine sur le
devant de la scène musicale française. Le CD bénéficie d’une couverture médiatique très
large. Ainsi, Anne-Marie Paquotte constate dans Télérama que « la magicienne traverse les
frontières des générations. Et des genres musicaux. Genre humain fait sonner d’étonnantes et
captivantes rap-mélopées, mêle synthés et bouzouki, invente un hip-hop arabisant. Chant
libre, mots délivrés de toute pesanteur politiquement et commercialement correcte2. » Rock &
Folk partage la même analyse : « Fontaine a toujours plusieurs longueurs d’avance. Là où la
plupart des rockers et des rappeurs s’échinent à traquer des bribes de folie, elle s’affirme
comme totalement cinglée et hors norme3. » Et, dans Libération, Hélène Hazera pose
2
Anne-Marie Paquotte : « Subjuguant : Brigitte Fontaine, Genre humain », Télérama n°2378, du 12 au 18 août
1995.
3
Rock &Folk, août 1995.
franchement la question : « Sous ses déguisements, Brigitte Fontaine n’a-t-elle pas la stature
de nos meilleurs auteurs 4? »
Deux ans plus tard, Brigitte Fontaine enregistre un nouvel album, intitulé Les Palaces. Force
est de constater à l’écoute de ce disque que, sans renoncer à la modernité, Brigitte Fontaine et
Areski Belkacem sont manifestement de plus en plus séduits par les formes classiques.
Délaissant la prose et les vers libres, Brigitte s’amuse à respecter la métrique traditionnelle
dans des textes où elle laisse exprimer son amour du vocabulaire le plus précieux.
Abandonnant le dépouillement de sa guitare, Areski affectionne désormais le raffinement du
piano et la chaleur soyeuse des orchestres de cordes. C’est dans ce même esprit que, pour
conclure ce CD, elle rend un vibrant hommage à la littérature dans une litanie de titres
glorieux qui inspire à Areski l’une de ses plus belles partitions…
___________________________________________________________
4
Hélène Hazera, Libération, 17 juin 1995.
06 - LE DESIR SOUS TOUTES SES FORMES
6. Chanson « La Symphonie pastorale »
« Les enfants, la récréation est terminée… » Et maintenant, je voudrais que vous me
précisiez les noms des écrivains dont les œuvres viennent d’être citées dans cette chanson, s’il
vous plaît… Allons, levez la main avant de parler s’il vous plaît !
Bon…
Parallèlement à ces créations d’une ambition artistique irréprochable, un nouveau phénomène
est en train de s’enclencher, qui nourrit les malentendus : la télévision s’intéresse moins à
Brigitte Fontaine pour son œuvre que pour son look atypique de Colombine au crâne rasé,
funambule électrique et fragile, toujours prête à faire un pas de côté sur le fil des
convenances. Le jeu est dangereux, la chanteuse ne l’ignore pas, mais comment pourrait-elle
refuser le miroir déformant que lui tend la télévision, alors qu’elle sait qu’il lui faut toucher
un plus vaste public pour continuer à travailler dans des conditions décentes, après bien des
années de galère ? Dans le même temps, comment faire pour éviter que cette image décalée
ne finisse par créer un rideau de fumée si épais qu’il empêche le public de découvrir l’œuvre
qui se cache derrière le personnage ?
Cette surexposition, si elle brouille un peu les cartes, n’a aucun impact négatif sur la qualité
de son œuvre. Qu’elle se produise au Bataclan, au Café de la danse, à l’Olympia, à l’Opéra
Comique, au Trianon, aux Folies-Bergères, au Comedy Club ou en province, Brigitte
Fontaine réunit aujourd’hui un auditoire jeune, turbulent et joyeux… C’est ce même public
qui va sacrer la reconnaissance commerciale de la chanteuse en 2001 avec la sortie de
Kékéland, un disque auquel des musiciens aussi divers que Sonic Youth, Noir désir, -M- ou
Archie Shepp vont apporter leur contribution. En 2006, elle enregistre chez Polydor Universal
Libido, un disque que l’on peut presque considérer comme un concept-album… Brigitte
Fontaine semble en effet guidée par une même inspiration thématique – le désir sous toutes
ses formes, physiques et spirituelles. Sa voix, encore plus grave que dans ses précédents
disques, adopte plus que jamais la technique du Schpresch Gesang – « chanté parlé » – qui
confère à chaque chanson une émotion très forte. Brigitte Fontaine a perdu en musicalité,
mais elle a gagné en authenticité, tant les brisures de son interprétation s’approchent sans le
vouloir de l’émotion qu’elle parvient à faire ressentir aux spectateurs lors de ses concerts.
Si l’on ne peut soupçonner Brigitte d’être américanophile, son amour pour le cinéma la
conduit pourtant à raviver, sur fond de musique latino, le souvenir d’images, en noir et blanc
ou Technicolor, de quelques chefs d’œuvres hollywoodiens des années 1940 et 1950, à
commencer par l’hilarant Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, en partie tourné face au
Pacifique, sur la plage de l’Hôtel Coronado, à San Diego. Pour autant, les films évoqués dans
« La Metro » n’ont pas tous été produits par le célèbre studio Goldwynn-Mayer : l’évocation
des marins qui « se perdent et se damnent / pour des pin-ups assez sados » rappelle ainsi La
Dame de Shanghai, où Orson Welles interprète un marin irlandais noyé dans une passion
funeste pour Rita Hayworth, plus femme fatale que jamais… Plongé dans la fiction
cinéphilique, le texte fait tout de même allusion entre les lignes à la situation contemporaine
du Proche-Orient…
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07 - ANYWHERE OUT OF THE WORLD
7. Chanson « La Metro »
Alors que Libido est unanimement salué par la presse, Brigitte Fontaine commence à accepter
de livrer des chansons pour d’autres chanteurs et chanteuses tels que Etienne Daho, Vanessa
Paradis, Maya Barsony ou Matthieu Chédid, entre autres : il n’est donc pas impossible que le
grand public finisse par découvrir bientôt sans s’en apercevoir les qualités d’écriture de
Brigitte Fontaine à travers ses interprètes.
Brigitte Fontaine est-elle vraiment d'ici ? Non. Elle est, comme tous les vrais poètes,
anywhere out of the world, unique habitante d'un monde intérieur qu'elle nous convie à visiter
parfois, à travers ses livres, ses disques et ses spectacles. Pour peu qu'on y prenne garde, c'est
bien l'amour de la vie qui éclate dans la plupart de ses textes. Non pas, il est vrai, de cet
amour béat dont on abreuve les foules sentimentales lobotomisées, mais plutôt de cet amour
dévorant, qui ne souffre aucune concession à la platitude et à l'ennui. Car, si Brigitte Fontaine
aime Baudelaire (beaucoup certes, mais moins que Rimbaud), la monomanie du spleen
n'obsède pas du tout son œuvre.
Certains la disent folle, excentrique et dérangée. En vérité, je suis persuadé que c’est plutôt
elle qui dérange, parce que sa sensibilité et sa fragilité nous renvoient tous à l’extrême centre
de la condition humaine, cet axe du monde qui, dit-elle, « est en chacun d’entre nous, puisque
tout le monde est le centre du monde »…
Lyrisme émouvant, autodénigrement ironique, mysticisme agnostique ou comptines
hilarantes : l'inspiration de Brigitte Fontaine est un murmure étouffé, un cri de mélancolie,
une colère au fond de la gorge, une joie obscène hurlée à la face des médiocres qui réveillent
nos consciences trop sourdes.
En conclusion, je crois qu’il ne faudrait pas qu’on oublie de la remercier d’avoir l’élégance de
continuer à nous balancer tout ça en essayant quand même de nous faire rire ou sourire, parce
qu’on a quand même bien le droit de s’amuser un peu, non ?
8. Chanson « Pipeau »

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