poïétique de la sculpture actuelle: la figure de l
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poïétique de la sculpture actuelle: la figure de l
POÏÉTIQUE DE LA SCULPTURE ACTUELLE: LA FIGURE DE L’OURS CHEZ L’ARTISTE MICHEL SAULNIER’ . . . . . Claude-Maurice Gagnon historien et critique d’art Centre d’exposition de Val d’Or Là, je me jette dans le monde des choses qui se jette en moi Michel Serres 2 1. LE CORPUS ET LA PROPOSITION D’ANALYSE epuis 1982, les oeuvres visuelles de Michel Saulnier traversent la scène de l’art actuel québécois en proposant, au spectateur, une réflexion critique sur la représen tation du rapport nature/culture qui valorise, dans la perspective postmoderne 3 de l’hétérogène, du composite ou du disparate , la construction de 4 formes iconographiques inusitées, engendrées dans la logique de la pensée analogique et donnant lieu à une interprétation au second degré de ce vi sible organisé par la culture qu’on appelle la natu re. L’investigation artistique de Saulnier se mani feste telle une activité ludique, procédant, dans la jouissance du faire, à des opérations de décons truction/reconstruction du monde, lesquelles opérations sont marquées par une intention poé tique de réinvention subjective des signes que le réel lui donne à penser et mettent en scène, dans l’espace onirique de son art, son propre cogito. D © VISIO, 3, 3, automne 1998- hiver 1999, 119-139. Dans ce corpus artistique, qui fait du bois son matériau de choix, on retrouve principalement des tableaux-objets et des sculptures par assemblage, qui sont composés de formes figuratives, hybrides et polysémiques occupant, souvent simultané ment, le mur et le sol, et dont la construction nar rative est fortement dirigée par la multiplicité des références qui sous-tend l’intertextualité de l’oeu vre. On peut mentionner des références à l’espace de l’enfance, aux sens et aux sensations, à l’espace intime et sensible du sujet, à l’érotisme et au jeu, à l’espace imaginaire du rêve, à l’histoire des cul tures, à l’histoire de l’art, à l’art populaire québé cois, à la calligraphie japonaise, de même qu’à la structure des haiku, mais aussi aux espaces du corps humain et animal (etc.), lesquels espaces, à plu sieurs reprises, sont déconstruits ou dé-totalisés par la fragmentation, puis reconstruits ou re-totalisés, autrement, par le métissage hétérogène qui ampli fie la dimension théâtrale et symbolique de la représentation. Ma problématique qui relève d’un champ particulier de l’histoire de l’art, soit celui de la cri tique artistique des oeuvres visuelles actuelles et — Frontières, tensions et signification . qui participe d’une ouverture à la poïétique concerne l’interprétation de la figure de l’ours qui occupe symboliquement l’imagination créatrice de Michel Saulnier et qui, dans la réalité, constitue un élément animal vivant dans la forêt. Ici, la repré sentation artistique de l’ours, qui traverse la quasitotalité du corpus de Saulnier, est le plus souvent juxtaposée à celles du paysage et du corps hu main. À cet égard, le travail que je propose porte une attention particulière aux transformations syntaxiques/sémantiques de cette figure produite en contextes québécois et japonais, lesquelles trans formations participent, à travers l’art de Saulnier, d’un questionnement sur la représentation du rap port nature/culture, soit d’une quête de sens face aux notions mouvantes d’identité et de différence qui fondent l’ontologie même de l’être, dans sa présence au monde, dans son essence. Ainsi, dans un premier temps, je présenterai théoriques et méthodologiques qui, éléments les dans la perspective de la poïétique, guideront mon analyse. J’exposerai ensuite les principales consti tuantes de la formation sociale de Michel Saulnier Suivra l’étude des oeuvres des séries Polyptyque (1984), Mémoire (1987), Abécédaire (1992) et Les Ursidés (1994), qui furent toutes réalisées au Québec. Dans l’optique du métissage, du croise ment et de l’hétérogénéité, j’essaierai de montrer comment la partie québécoise de ce corpus s’inscrit dans le contexte culturel du majeur tout en s’ou vrant, très particulièrement, à l’altérité culturelle , soit à la culture artisanale. Puis, je m’in 5 du mineur téresserai aux oeuvres témoignant des contacts de l’artiste avec la culture japonaise, soit les sculptures de la série Contes de la pleine lune (1993), celles de la série Vita Sexualis (1993-1995), ainsi que la sculpture connue sous le titre d’Anatomia Lfrsus (1994). Du cô té de cette production japonaise, je tenterai de cer ner comment l’artiste a manifesté, dans son art, sur les plans formel et symbolique, sa rencontre avec cette altérité culturelle orientale. Cela dit, précisons, enfin, que ma lecture des oeuvres québécoises et ja ponaises de Saulnier fera aussi référence à certains textes théoriques écrits par l’artiste dans le cadre d’une réflexion poïétique sur sa propre création. —, 2. THÉORIE ET MÉTHODE Pour mieux cerner le corpus et le discours artistiques de Saulnier, et ainsi mieux comprendre s.. le lieu théorique d’où il parle, de même que les enjeux stratégiques comme philosophiques de sa démarche créatrice et de sa vision du rapport laquelle vision inclue, inévi nature/culture tablement, sa compréhension symbolique du rap j’ai également ouvert port homme/animal mon propre discours de critique d’art s’intéressant au phénomène de l’hétérogénéité, au champ de la poïétique. S’il est entendu que l’objet de la poïétique con cerne l’étude du processus et de l’action du faire qui orientent et participent de l’engendrement des oeuvres, en général, et des oeuvres d’art, en parti culier, depuis le début de la réflexion entreprise par le créateur jusqu’à l’accomplissement de l’oeu vre, mon intérêt pour cette approche théorique est intimement lié à ma fascination pour la création artistique en tant que manifestation identitaire du sujet-artiste face au rapport philosophique et sym bolique qu’il entretient, dans une attitude de dis tanciation critique, avec l’altérité du monde qu’il perçoit, ressent, interprète et représente, en le trans-formant et en le renouvelant, inéluctable ment, dans et par la conception et la réalisation de l’oeuvre. Parmi les théoriciens définiteurs de la poïétique, René Passeron a marqué, d’une façon particulièrement importante, le développement de cette approche. Je me propose de résumer ici les idées maîtresses de sa réflexion poïétique. — —‘ L’APPORT THÉORIQUE 0E RENÉ PASSERON: UNE RÉFÉRENCE CLÉ A la suite des travaux de Paul Valéry et d’Étienne Souriau, René Passeron reprend, dans l’édification de sa pensée poïétique, l’idée d”acti 6 associée à la définition de l’art vité instauratrice” par Souriau. Partant de cette position philo on le sait, sophique traversée par l’esthétique les travaux de Souriau s’inscrivent du côté de Passeron considère la poïétique l’esthétique comme “l’ensemble des études qui portent sur l’instauration de l’oeuvre, et notamment de l’oeu 7 et il la déclare “la science normative des vre d’art” critères de l’oeuvre et des opérations qui l’instau . Pour Passeron, le champ des questionne 8 rent” ments de l’esthétique renvoie à l’étude du goût, du beau et des effets produits par l’oeuvre: consé quemment, dit-il, son champ d’étude se rapporte à la compréhension de “la perception émotionnelle, — —‘ Poïétique de la sculpture actuelle quel que soit l’objet qui la frappe, l’art ou la . Par suite, posant que “la poïétique est la 9 nature” promotion philosophique des sciences de l’art qui , il précise que “l’objet spécifique de la 10 se fait” poïétique n’est pas l’artiste, mais le rapport dyna mique qui l’unit à son oeuvre pendant qu’il est au prise avec elle” et que, dans cette perspective, la poïétique doit pouvoir rendre compte des rap ports différenciels qui marquent “l’opposition en tre la perception (la connaissance) et l’action (créa , soit la différence qui existe entre la vision 00 trice)” première et spontanée d’un phénomène ou l’épreu ve d’une sensation expérimentée sur le vif et non réfléchie et son interprétation dans le faire de l’oeu vre. Poursuivant ce propos qui concerne directe ment mes intentions de recherche dans le champ de la poïétique, Passeron ajoute, dans son article , que la poïétique doit réflé 2 “Poïétique et nature” chir sur “l’expérience de l’extériorité” 3 qui définit le rapport perceptuel que l’artiste entretient avec le monde et qui traverse et singularise sa création: “(...) le problème, dit Passeron, des rapports entre l’activité créatrice de l’homme et la perception qu’il a d’un monde extérieur à sa propre humanité est un des chapitres difficiles de la poïétique comme science de l’instauration des oeuvres” . 4 Or, on comprendra que l’apport d’une telle proposition théorique, conscientisée aux phéno mènes perceptuels et cognitifs de la pensée et de l’action créatrices qui se confrontent à l’altérité du monde, est non seulement pertinente, mais fonda mentale au renouvellement de la critique d’art. En effet, un tel type de recherche peut nous éclairer davantage sur la complexité des rapports qui lient l’artiste à son environnement et à son oeuvre en formation, et dont témoigne, telle une synthèse critique, la représentation artistique en tant qu’in terprétation symbolique et sémantique que celui-ci se fait du monde. Dans ce contexte, le dévelop pement de véritables relations interdisciplinaires entre l’artiste et le critique d’art, qui sont guidées par une référence aux champs d’investigation de la poïétique, comme d’ailleurs l’analyse des écrits d’artistes par ce critique, me paraît des plus indiqués car il offre la possibffité d’une observation mieux informée et plus adéquate du processus ar tistique par lequel les oeuvres arrivent à l’existence pour signifier. Évidemment, si Passeron a souligné l’intérêt que constitue cette référence au discours d’artiste pour la poïétique, il a également perçu l’avantage qu’il y a pour celui qui analyse ces propositions et qui cherche à rendre compte des différentes étapes du processus artistique d’avoir lui-même à son crédit une pratique artistique: à ce propos, il rappelle la double pratique artistique et poïétique de Paul Valéry”. En bref, la réflexion théorique de Passeron contribue à mieux distinguer les frontières de l’es thétique et de la poïétique, de même qu’à ouvrir celles de la poïétique à la diversité des savoirs et des méthodes scientifiques qui, dans les sciences humaines, sont préoccupés par les réalisations de l’homo faber: “Il va de soi, affirme-t-il, que ce distin go que nous venons de développer (entre les sciences de l’art qui se fait et les sciences de l’art qui se consomme) ne supprime en rien les relations, ni même les glissements d’un secteur à l’autre” . 6 Il est clair, me semble-t-il, que la contribution scientifique de Passeron au développement de la poïétique favorise, sur les plans théorique et mé thodologique, les échanges interdisciplinaires, d’une part, entre l’esthétique et la poïétique, et d’autre part, entre l’esthétique, la poïétique et les autres sciences de l’art, ce qui correspond à la posi tion théorique nomade que j’envisage. Citons Passeron à ce propos: “Au niveau d’une poïétique positive, elle adopte les méthodes de toutes les sciences humaines, appliquées concurremment dans une sorte de pluralisme” . 7 MICHEL SAULNIER: CRÉATION ARTISTIQUE EF POÏETIQUE POSTMODERNES Qui ne bouge n’apprend rien Michel Serres’ . 8 Né dans les années cinquante dans le milieu rural de Rimouski (Québec) bordé par le fleuve Saint-Laurent où il passe son enfance, Michel Saulnier étudie plus tard l’histoire de l’art en milieu urbain. Il obtient d’abord, en 1980, un bac calauréat en histoire de l’art de l’Université Laval (Québec), puis il termine en 1987 des études de maîtrise dans la même discipline à l’Université de Montréal. C’est dans cette seconde institution qu’il se livre, sous la direction du regretté René Payant, à l’étude poïétique de sa sculpture sur bois’ . 9 Ceci l’amène à interroger d’un point de vue théorique les principales stratégies de conception 171 Frontières, tensions et signification et de construction artistiques qu’il a développé jus que là et à mieux cerner les dimensions syntaxi que, sémantique et symbolique de son propre faire, démarche qu’il poursuit, simultanément, à la réalisation d’une nouvelle oeuvre qu’il montre l’année suivante, sous le titre Mémoire, dans l’ex position Les Temps chauds, au Musée d’Art con temporain de Montréal. Récipiendaire de plusieurs bourses de pro duction artistique, il revient en région après ses études universitaires et s’installe dans le village de Saint-Jean-Port-Joli, lieu reconnu pour sa sculp ture populaire et aussi pour son centre de sculptu re actuelle qui reçoit des artistes liés à la recherche. Saint-Jean-Port-Joli constitue donc, pour Saulnier un et les autres artistes qui y séjournent dans retour à l’espace paysager de la campagne ainsi son cas: un retour aux sources identitaires qu’un paysage culturel dynamique où se côtoient la tradition et la novation artistiques, soit la cul ture artisanale du mineur et la culture savante du majeur et où, par conséquent, la conscience de l’altérité traverse les rapports sociaux, comme elle influe sur la définition de l’identité. De plus, de puis quelques années, Saulnier produit, expose et voyage en Asie, notamment au Japon et récemment encore en Indonésie. À la suite de ces voyages en continent asiatique, il a organisé, au printemps 1997, une exposition intitulée Effet d’utilitaire (Rencontre Est-Ouest), pour le Centre d’exposition de Baie-Saint-Paul, laquelle exposition a regroupé 6 artistes canadiens et 3 artistes japonais. Ces informations esquissent, en quelques lignes, un portrait sommaire de la formation socia le de l’artiste. D’une part, elles pointent son appar tenance originelle à la culture rurale et artisanale, comme son intégration à la culture scientifique et artistique postmoderne. Elles soulignent également son ouverture à l’interdisciplinarité, soit à la com binaison des savoirs et des applications qui décou le de ce type de métissage. Ainsi, Saulnier est un historien de l’art qui fait de la sculpture et qui investit dans l’analyse théorique de sa propre pra tique artistique par le biais de la poïétique. D’autre part, elles révèlent qu’il est reconnu de ses pairs et qu’il expose régulièrement ses oeuvres dans les musées et dans les galeries du Québec et du Canada, comme à l’étranger. Mais, plus que tout, ces données biographiques rapides témoignent de —, — — —, -J-) l’engagement de Saulnier dans une production artistique ouverte à différents types de croise ments, se développant dans l’optique du mélange des codes sous les signes manifestes du déplace ment et de l’hétérogénéité culturelle. Elles mar quent aussi son expérience sociale de l’extériorité, traversent son imaginaire et son activité créatrice, et participent encore de la représentation et du sens global de son oeuvre visuelle. Saulnier explique ainsi l’impact de cette réali té dans le processus artistique: L’artiste intègre dans le corps de son oeuvre des aspects de son propre appareil psychique. Ses réflexions s’exercent à par tir de sa personnalité propre, réflexions intimistes donc, s’exprimant à partir d’un . 20 donné, d’une tradition Partant de là, je pose, à la suite d’Achille Bonito-Oliva, que la création artistique postmo derne procède de références à l’histoire biographi que du sujet, de même qu’à l’histoire de l’art et à l’histoire de la culture, et que ces références inter viennent incontestablement dans le faire et dans la représentation de l’oeuvre. De fait, c’est dans la mesure où ces références constituent la matière même de son inspiration et de son énonciation que l’artiste les redispose ou les recontextualise, tou jours déjà, autrement, dans une oeuvre où la nova tion s’affirme par le biais de procédés poïétiques comme la citation, la fragmentation, la métaphore et le métissage . 21 Plus spécifiquement, les oeuvres de Saulnier se distinguent par leur iconographie intimiste et symbolique, ainsi que par leur forte présence matérielle. Les objets artistiques qu’il crée n’ont pas besoin de signature pour être identifiés à son auteur: ici, le style personnalisé du faire et la cons truction schématique des motifs iconographiques sont des marques identitaires de sa production plastique. Dit autrement, ces sculptures aux for mes simples et souvent colorées, associées à la représentation du monde de l’enfance (Figure 4) et/ou des plaisirs amoureux, rejoignent spontané ment, au moment de leur réception, l’expérience et l’affect du consommateur, ce dernier reconnaissant et retrouvant à travers ces oeuvres une page de sa propre histoire, un rapport à ses souvenirs et à ses Poïétique de la sculpture actuelle désirs propres. Cette volonté de reconnaissance immédiate des formes par le spectateur qui garan tit sa communication avec l’oeuvre, est l’un des objectifs visés par Saulnier, lequel s’inspire luimême de ses propres souvenirs. Il l’explique ainsi: (...) nous croyons que nos maisons, paysages et ours sont à ce point schéma tisés qu’il se produit ce (...) type de recon naissance de la part de l’observateur (...) Nos images sont “stéréotypées”, en ce sens qu’elles évoqueront (...) des sou venirs inconscients; (...) nos souvenirs réveilleront cette “cosmicité de l’enfance” dont Bachelard nous dit qu’elle est tou jours en nous. Dans le même sens, Saulnier explique com ment son processus de création artistique s’inscrit du côté de l’histoire (personnelle, sociale, et de l’art) et comment il est guidé, dans la construction de l’énonciation, par une intentionnalité narrative et imaginative qui stimule les origines de la créa tion de l’oeuvre et qui s’inscrit dans la dimension symbolique de la représentation: Les histoires que nous nous racontons au moment du faire auront certainement très peu de valeur aux yeux de l’esthétique, mais nous croyons qu’elles ont une valeur poïétique certaine. Non seulement ces his toires servent-elles d’embrayeurs à notre imagerie, mais l’oeuvre terminée en garde fortement des traces. Un retour rétrospec tif démontrera à quel point nos intentions se confondent avec ce que nous imaginons être notre “nature profonde”. Nous avons besoin de notre mémoire et de nos sou venirs pour donner forme. Comme l’écrit Gilbert Lascault, nous pensons être des artistes qui ne peuvent “séparer ce qu’on appelle l’art de leur vie quotidienne”. Nous retrouverons dans ces souvenirs une part cachée de l’histoire des formes . 23 L’OURS: UNE FIGURE DU MONDE ANIMAL COMME SYMBOLISATION DU CORPS DE L’ENFANCE ET/OU DE L’ESPRIT DE L’ANCÊTRE. La présence de la figure de l’ours apparaît, pour la première fois, dans le corpus artistique de Saulnier dans la série Polyptyque (1984). Cette fi gure devient par la suite une figure récurrente de son système visuel narratif et polysémique. Dans tout son oeuvre, la représentation de la figure de l’ours témoigne d’une image doublement liée au monde animal et à celui de l’enfance on le verra plus loin, l’artiste parle souvent de cette figure en termes d’ourson ou de nounours et provoque ainsi l’irruption du souvenir d’un espace-temps archaïque, mais toujours présent dans l’imaginaire du spectateur. Comme le souligne Saulnier: — — En utilisant accidentellement cette image de l’ours en 1984, je me suis rendu compte qu’elle touche à quelque chose de pro fond en chacun de nous, qu’elle fait référence à un paradis perdu, l’enfance . 24 Or si, pour l’artiste, cette figure animale ren voie aux premiers moments de l’existence humai ne (paradis perdu et enfance), son propos n’est pas sans rapport avec celui de Jean Chevalier et de Alain Gheerbrant, qui associent, dans leur Diction naire des symboles, l’ours à “l’ancêtre de l’espèce humaine”. En ce sens, il y aurait dans la représen tation de l’ours par Saulnier, comme dans le pro pos anthropologique de Chevalier et Gheerbrait, une référence suggérée à la question des origines, soit à l’origine de la culture, ou, plus précisément, au passage de la nature à la culture. Ainsi, cette représentation de l’ours, chez Saulnier, faisant souvent référence à la figure du teddy-bear, trans porte le spectateur du côté onirique et mélancoli que de l’univers premier et naturel de l’enfance, celui de l’apprentissage des codes de la culture, de même qu’elle propose une personnification mimé tique et simulacrée de l’enfant qui observe le monde (Polyptyque), joue (Mémoire et Prends-moi, la nuit) et entre en relation intime ou sexuelle avec l’Autre (Prends-moi, la nuit). On verra maintenant comment se manifeste cette représentation de la figure de l’ours chez Saul nier, donnant lieu à la construction d’hybrides fan tastiques qui fusionnent et opposent à la fois la re présentation de l’homme et de l’animal pour mieux marquer leur différence. À cet effet, le rapport sym bolique à l’ours évoque également, chez Saulnier, un rite de passage marquant, cette fois, la transition ... 1 2 Frontières, tensions et signification FIGURE 1.A MICHELSAULNIER, MÉMOIRE, 1987,3 ÉLÉMENTS, 150 X 300 x 400cm (ENSEMBLE), TECHNIQUES MIXtES SUR BOIS, COLL PRÊTS D’OEUVRES D’ART DU CÉGEP LA POCATIÈRE, DÉTAI L FIGURE 2 ... FIGURE 1.B MICHEL SAULNIER, MÉMOIRE, 1987, 3 ÉLÉMENTS, 150 x 300 x 400cm (ENSEMBLE), TECHNIQUES MIXtES SUR BOIS, CQLL PRÊTS D’OEUVRES D’ART DU CÉGEP LA POCATIÈRE, DÉTAI L. MICHEL SAULNIER, PRENDS-MOI LA NUITI (ALPHA), 1992, 2 ÉLÉMENTS, 71 cm (HAUTEUR) X 102 cm (DIAMÈTRE), TECHNIQUES MIXtES SUR CÈDRE, COLLECTION PRIVÉE, QUÉBEC. Poïétque de la sculpture actuelle entre le monde de l’enfance et celui de la vie adulte, soit o fortiori le passage de la nature à la culture. LES SCULPTURES QUÉBÉCOISES DE MICHEL SAULNIER Polyptyque (1984) C’est dans le cadre du Symposium de la jeune peinture au Canada que Michel Saulnier réalise, sous les yeux du public, l’oeuvre installative intitu lée Polyptique. Celle-ci métisse, avec efficacité, les codes de la peinture et de la sculpture dans une construction artistique bigarrée et novatrice qui re présente un espace paysager fragmenté et influen cé, dans son processus même de création, par l’en vironnement social et territorial de Baie-Saint-Paul où se déroulait le symposium. D’une part, au mur s’affirme un billot-paysage peint, dont la platitude du support contraste avec le mouvement suggéré des montagnes qui ont l’air aussi de vagues: le spectateur reconnaît toujours les formes iconogra phiques des motifs mais, comme par magie, cellesci en recèlent souvent d’autres qui leur ressem blent et qui contribuent à déplacer le sens premier de la représentation. Dit autrement, la polysémie des motifs peints à l’intérieur du billot sur le mode de l’analogie crée donc, sur le plan sémantique, des tensions qui favorisent la naissance d’interpré tations diverses dans l’esprit des spectateurs: l’oeuvre est ainsi ouverte. D’autre part, la bidimensionnalité de ce billotpaysage mural, aux couleurs trop vives, contraste également avec la forme tridimensionnelle d’un petit ours et d’une souche d’arbre aux branches feuillues cet objet tiré de la nature indique un rapport à la saison de l’été: le symposium ayant lieu pendant tout le mois d’août qui sont placés au sol, lesquels, dans leur relation au billotpaysage et comme celui-ci d’ailleurs simu lent et ironisent le rapport à la nature, ainsi qu’ils participent de la théâtralisation même de la repré sentation, marquant sa nature factice et ses jeux d’artifice. Conséquemment, l’interrelation des trois éléments figuratifs et mimétiques oriente, sur le plan sémantique, la trame narrative de l’oeuvre: tel un métadiscours, celle-ci suggère une réflexion sur nos perceptions culturelles de la nature, comme sur la nature illusoire de l’art représentant la nature, en peinture, et questionne notre rapport mnémonique au monde originel de l’enfance, con noté ici par la figure emblématique de l’ourson — — — —‘ renvoyant à la quotidienneté occidentale du 26 et au jeu magique de l’art. Car, pour “teddy-bear” reprendre les mots de Saulnier: “Associer l’oeuvre d’art au jouet c’est, en ce sens, redonner une fonc tion magique à l’art” . 27 Saulnier raconte par contre qu’une telle figure de l’ours n’avait pas été prévue initialement, mais qu’elle est apparue, au fil de la création, à la suite d’un échange avec un spectateur. Citons à cet égard l’explication qu’il donne de l’apparition de cette figure dans son travail, laquelle apparition participe de la dimension aléatoire du processus artistique: À l’origine, le projet soumis au jury de l’événement signalait que nous allions y réaliser un billot-paysage et quelques pe tites maisons sculptées dans un véritable tronc d’arbre. Ce sont les pressions du public, toujours présent au moment de la réalisation de l’oeuvre, qui nous ont fait déroger de notre plan de base. Nous avons d’abord cherché à nous protéger (symboliquement) de la foule en plaçant le profil chien (de garde) entre le public et notre mur de travail. Un spectateur nous a ensuite dit reconnaître un ours dans ce profil de chien! Etant donné le caractère rural de Baie-Saint-Paul, cela ne nous a pas déplu; d’autant plus que figurait une montagne dans notre paysage-billot. Peu de temps après, nous apprenions que les ours vivent à l’occasion dans des arbres creux, autrement dit, dans des billots. Tout ceci a contribué à bousculer notre idée pre mière. (...) Ce qui est certain, c’est que nous n’aurions jamais réalisé d’ours si nous n’avions pas participé au sympo sium de Baie-Saint-Pau1 . 28 En plus d’indiquer que l’oeuvre en formation doit rester à l’écoute de ce qui intervient par le biais de l’imprévisible le chien pouvait ressem bler à un ours ce propos, tenu par l’artiste, témoigne ici d’une autre réalité inhérente au processus créateur, c’est-à-dire ce qui intervient, hors de soi, au moment de la création et qui, dans l’exemple de Polyptyque, renvoie à la fonction so ciologique et idéologique d’un symposium d’art, — —‘ ... Frontières, tensions et signification I FIGURE 3 MICHEL SAULNIER, L’ESPRIT 0ES OURS, VITA SEXUALIS, 1995, 3 ELEMENTS, URUSHI SUR PAPIER E BOIS, COLLECTION GUYASSELIN. : FIGURE S FIGURE 4 MICHEL SAULNIER, COMPOSITION ENFANTINE, 1998, CÈDRE, ÉRABLE E NOYER, COURTOISIE CHARLES ET MARTIN GAUTHIER. MICHEL SAULNIER, LES URSIOÉS, ANATOMIA URSUS, 1994, 7 ÉLÉMENTS COLORÉS, 12.5 X 17.5 cm CHAOUE ÉLÉMENT, CIRE D’ABEILLE, BOIS ET CARTON, COLLECFION BANOUE D’OEUVRES D’ART DU CONSEIL DES ARTS DU CANADA Poïétque de la sculpture actuelle ainsi qu’à la réception de l’oeuvre. Or, comme la fonction d’un symposium d’art consiste à instau rer des rapports d’échange et de communication entre les artistes et le public, pendant que les pre miers sont justement en plein effort de création, il est inévitable que ce contexte ait des conséquences sur le cheminement du faire et sur les décisions prises par l’artiste, lequel, déplacé de l’intimité de son atelier et recontextualisé, en plein symposium, sur le terrain public, collectif et idéologique de l’Autre, doit pouvoir négocier, au nom de l’oeuvre, avec les interférences générées par cette présence. Saulnier explique d’ailleurs, en ces mots, sa compréhension sociologique de l’acte créateur, en tant que phénomène ancré dans la réalité sociale, traversé par le rapport à l’Autre: Nous soutenons que l’oeuvre naît tout au tant du sujet que hors de sa volonté. Il précise aussi que: c’est parce que le créateur intègre, cons ciemment ou non, des pulsions sociales (des aspects de son propre appareil psy chique et, par le fait même, des appareils psychiques des destinataires) que peut s’établir une relation, un lien d’échange entre l’observateur et l’oeuvre. 30 Mémoire (1987) Étant donné ses préoccupations pour l’histoire de l’art et, notamment, pour l’histoire de la sculp ture contemporaine, Saulnier choisit, au début de l’élaboration de Mémoire (Figures 1.A et 1.B), de s’inspirer des propositions de la sculpture minima liste des années 1960, comme du faire artisanal qui distingue la sculpture populaire. Cette investigation novatrice donne lieu à une démarche artistique transculturelle qui réinterprète, dans une logique combinatoire, deux modes distincts de savoir-faire et d’expression artistique habituellement incompa tibles. La dimension novatrice d’une telle entreprise se manifeste dans la transformation des codes déjà mis en place par les systèmes de références sélec tionnés et dans leur actualisation dans le nouveau système, ce qui constitue un travail de déconstruc tion entraînant, avec lui, l’invention. Dit autrement, si l’invention se concrétise dans le pouvoir d’établir de nouvelles relations et/ou de nouvelles permutations entre les signes, il faut comprendre que ce qui revient par le biais de la déconstruction ne revient jamais pareil, mais toujours transformé, comme l’explique Saulnier: La déconstruction est en réalité une stra tégie de réévaluation. (...) C’est donc dire que nous poursuivons, à notre manière, ce projet de nouveauté qui est le propre de toute production artistique. (...) Notre projet est à regarder en fonction de l’éva luation que nous faisons aujourd’hui de la sculpture minimaliste, tout comme Carl André est à analyser en fonction de Newman, et ce dernier en fonction de Pollock, etc. 31 J’ajouterais, de plus, en fonction des procédés de la sculpture populaire dont Saulnier s’inspire aussi. Voyons comment s’opère, dans Mémoire, cette déconstruction artistique novatrice procédant en vertu de l’esprit d’ouverture du métissage. Dans la conception et dans la construction hétérogène de Mémoire, Saulnier reprend à son compte les straté gies de mise en espace développées par la sculp ture minimaliste sous le mode de l’installation. Celle-ci se définit ici comme une sculpture élargie, composée de trois fragments dépourvus de socle et distribués répétitivement comme en interrela tion dans l’espace, où peut circuler librement le spectateur. De plus, Saulnier retient également du legs minimaliste la schématisation, le rythme et la sérialité des formes qu’il applique, de façon cri tique, à la représentation figurative à laquelle la sculpture minimaliste était tout à fait allergique: Nous croyons que ce projet s’inscrit, d’une certaine manière, dans les traces de la sculpture minimaliste. Nous ne croyons pas qu’il faille liquider tout l’ap port de la modernité sous prétexte que nous renouons avec la figuration. Nous sommes sortis de l’avant-gardisme, ce qui signifie de “l’ère des ruptures” . 32 Saulnier citait là des propos de Guy Scarpetta. Mais, en plus de son rapport critique à la figu ration, Mémoire se distingue de la sculpture mini- Frontières, tensions et signification maliste par la présence, sur la surface des volumes, des traces expressives du matériau et de celles du faire de l’artiste, de même que par l’intervention, même partielle, d’une picturalisation non-unifor me qui amplifie la dimension subjective des objets artistiques. Or, par l’application de ces procédés, Saulnier rejoint délibérément, sans le reproduire mimétiquement, le faire mis en scène et véhiculé par la tradition de la sculpture populaire issue de la culture du mineur, métissant ainsi, dans Mémoire, deux ordres de savoir-faire artistiques en un sys tème novateur: Nous sommes ici à l’opposé des formes aseptisées de certaines oeuvres minima listes. Notre regard est d’autant plus irres pectueux qu’il fait intervenir un genre réputé “mineur” (des animaux de bois po lychromes: la sculpture populaire) à des fins qui ne le sont pas: l’installation. Nous pensons que la distance entre le majeur (l’installation) et le mineur (l’art popu laire) n’est pas très importante. Peut-être y voyons-nous une façon de ne pas instaurer de séparation entre la “culture” . 33 et notre quotidien Ce faisant, Saulnier propose, en outre, par le biais du métissage, un nouveau code de construc tion syntaxique et de représentation sémantique! symbolique qui, d’emblée, renouvelle et tranche avec le radicalisme formel et idéologique de la sculpture minimaliste qui, comme on le sait, impo sait la neutralité des formes et le rejet de toutes manifestations d’expressivité. De même que sa référence à la sculpture populaire s’inscrit comme une revalorisation du registre culturel du mineur. En ce sens, une telle pratique, qui procède stratégi quement d’un faire artistique combinatoire, per met l’interpénétration dans une même oeuvre des rapports du majeur et du mineur qui organisent notre réel sociologique. Revenons maintenant à la représentation de la figure de l’ours dans Mémoire et à l’examen de ses transformations. Ainsi, on remarque dans cette sculpture élargie que les formes anthropomorphi ques des nounours sont plus schématiques, soit plus nettement découpées que celles de l’ourson de Polyptyque. De fait, les figures répétées du ... nounours dans Mémoire interviennent comme si gnes plutôt qu’elles n’offrent à voir une démons tration naturaliste, détaillée et appliquée, comme dans la tradition classique. De plus, si la picturali sation partielle de la surface des nounours accen tue l’aspect non finito qui marque une nouveauté dans le faire de l’oeuvre et accentue sa dimension tactile, elle témoigne également d’une perception dialogique du rapport nature!culture. Ici, pas de ruptures entre la texture et la chair naturelles du bois et sa picturalisation régionale, mais des dif férences qui se rencontrent, qui cohabitent et qui influent l’une sur l’autre. Quant au choix de la couleur noire, il veut symboliser la profondeur de la nuit et du rêve. Au moment de concevoir les sculptures de Mémoire, Saulnier prévoyait aussi ajouter à leur dimension picturale, dans la per spective illusoire et séduisante de la théâtralité, des jeux d’ombres et de lumières intervenant sur l’affect du spectateur et contribuant à la significa . 35 tion de l’espace Cette préoccupation pour l’occupation et la transformation systématiques du lieu d’exposition par l’espace singulier de l’oeuvre constitue d’en trée de jeu une problématique propre à la poïé tique de l’installation, qui sera également reprise lors de l’exposition Prends-moi, la nuit. Connectée au monde de l’enfance, la repré sentation de Mémoire procède à la mise en scène des plaisirs que procure au corps le jeu innocent des pirouettes exécutées par les figures des nou nours et que les enfants font instinctivement. Elle met l’accent sur l’échelle contrastante des corps, leur enroulement suggérant un rapprochement symbolique avec la “position foetale”, ainsi qu’elle insinue, consciemment, à l’instar de la photogra phie, l’idée d’un mouvement arrêté dans le temps “comme dans les séquences de Muybridge”, pré cise Sau1nier. Le faire se transforme et relance ici mille et une questions au matériau, à l’espace com , pour ainsi mieux les faire signifier 37 me au temps et représenter autrement. L’artiste opte pour le renversement des figu res, déstabilisant, par ce choix stratégique relevant de la mise en espace des formes, la perception du corps des sculptures par le spectateur. Mimant avec humour le jeu des pirouettes enfantines, ces figures irrévérencieuses de nounours nous mon trent leur derrière, tandis que leur tête s’appuie ou Poïétique de la sculpture actuelle se retourne contre le sol. Il nous faut donc suivre le mouvement suggéré par les objets artistiques et se rappeler, devant la représentation de cette nature enjouée qui s’abandonne au plaisir du jeu, que le temps qui passe se transforme, toujours déjà, en Mémoire. Autant en jouir. par le désir comme le laissent croire les posi tions de leurs corps contraste avec le format amplifié des sculptures des installations Alpha et Bêta présentant deux couples de nounours en cè dre ou en noyer, dont les corps ponctués de crevas ses et de noeuds sont couchés amoureusement au sol devant des murs bleu-nuit égalemenV’. — —, Abécédaire (1992) Dans l’exposition intitulée Prends-moi, la nuit Saulnier présente les oeuvres de la série Abé , 38 cédaire qui regroupe sept tableaux-objets conçus sur le mode de la miniature et exposés au mur, ainsi que deux installations réitérant, au mur et au sol, dans un format amplifié, l’iconographique de ces tableaux-objets. Dès le début du projet, la pro duction de ces objets artistiques a été pensée, dans la logique d’une installation in-situ, en fonction de leur exposition dans une ancienne habitation do mestique, transformée en galerie d’art actuel, ce qui contribue à accentuer le caractère intimiste de l’oeuvre, ainsi que l’aspect théâtral de sa présenta tion. De plus, la charge érotique de cet ensemble visuel, intégrant la présence et le parcours du visi teur, est annoncée par le titre même de l’exposi tion: Prends-moi, la nuit, lequel titre suggère un propos rempli de tendresse et de complicité amou reuses que ne peut pas feindre d’ignorer le specta teur au cours de ses déplacements. Ici, la mise en scène, la représentation et la répétition participent du faire de cette installation et de sa poésie en tant que procédés d’énonciation. Intéressons-nous de plus près à sa mise en scène et à sa représentation et voyons, aussi, comment elle s’organise sur le mode de la répétition. Abécédaire: MISE EN SCÈNE ET REPRÉSENTATION D’une part, les tableaux-objets sont installés sur le mur et montrent, sur un fond bleu-nuit, des couples de nounours miniatures modelés en pâte de bois par les manipulations sensuelles de la main et du toucher, qui s’adonnent, avec humour et dans des positions diverses, aux jeux érotiques de l’amour. Sans se préoccuper des spectateurs, ils exposent ainsi, occupés à leurs plaisirs, leurs for mes schématiques rehaussées de textures et de co loris vieillis qui leur donnent l’air de vieux jouets sympathiques. Le faible relief de ces nounours, fixés sur le contreplaqué, présentés comme en sus pension dans un lieu nocture indéfini et traversés Ni plus ni moins, devant tous ces corps d’ani maux sculptés et installés dans les deux pièces de la maison maintenant transformée en galerie, le spectateur a l’impression de revivre l’expérience de Boucles d’or et de se retrouver intrus, à son tour, dans la maison des ours, au pays profond des contes et des légendes de l’enfance. M’inspirant des propos de Paul Ricoeur dans La métaphore vive, il me semble que, du point de vue sémantique/symbolique, cette oeuvre est mé taphorique dans la mesure où elle procède, par une mise en scène allusive de la ressemblance iconique, à une succession de déplacements nova teurs du sens qui contribuent à pointer des dif férences et à provoquer des tensions sur le plan de la signification. Ainsi, chacun des sept tableauxobjets et chacune des deux sculptures (Figure 2) sont composés d’un couple de nounours qui, d’une part, par leur positionnement spatial en plusieurs séquences ludiques, évoquent les lettres d’un alphabet imaginaire inspiré des possibilités de permutations et d’imbrications qu’offrent cer tains jeux de blocs d’enfants et qui, d’autre part, suggèrent, simultanément, les gestes intimes et érotiques de l’amour actualisés plus concrètement dans la vie adulte et identifiables dans les représentations de Saulnier parce qu’ils sont con nus ou ont été expérimentés par la majorité des sujets humains. La dynamique narrative et mimé tique, intimiste et érotique de la représentation, favorise donc ici la reconnaissance des jeux inter prétés par les figures de nounours agissant comme des êtres humains et nous replonge dès lors dans les fondements de notre histoire personnelle et col lective en nous questionnant sur notre rapport au désir, à la séduction et aux plaisirs sexuels, c’est-à dire quant au rapport du Même à l’Autre qui fonde notre inscription dans le réel. Depuis la fiction de la représentation qui agit sur notre re-création de l’oeuvre, les images de la série Abécédaire nous font conséquemment voya Frontières, tensions et signification ger intérieurement depuis le monde de l’enfance jusqu’à la vie adulte et nous re-portent, du côté de notre propre “expérience de l’extériorité”, dans des espaces-temps où la perception du jeu, du corps, des sens, de la sexualité, ainsi que celle du en tant qu’espace global dans lequel le monde nous renvoie à des “je” se présente à l’Autre signification à la et de tation niveaux d’expérimen différents et ment fondamentale fois semblables, représenta la plus, n. De transformatio toujours en de prime fascine série cette de tion des oeuvres qu’elle a le parce spectateurs des abord le regard collec “souvenirs ressurgir des pouvoir de faire , intériorisés inconsciemment par une collecti 41 tifs” vité de sujets humains, comme l’explique Saulnier: — —, En associant mon iconographie aux jouets (l’ours, et dans ce cas-ci, la forme des jeux d’enfants dans l’assemblage), je recherche des images premières qui suscitent l’émer gence des souvenirs inconscients. L’image intime du nounours cherche à éveiller l’univers de l’enfance présent en chacun de nous. Elle est doublée ici par la réfé rence à la scène primitive. Ma stratégie d’énonciation est plurielle et pointe égale ment la représentation du plaisir intime . 42 du corps et des sens Abécédaire: LA RÉPÉTITION (...) l’oeuvre géniale transpire du corps ainsi qu’une sécrétion. Elle sort des glan des. 43 Michel Serres. de de l’enfance et de l’érotisme de l’activité sexuel le, nous ramène aux propos de Freud qui observait que, chez le nourrisson, la répétition de l’action orale de sucer le sein maternel correspond aux premiers plaisirs érotiques et que cette action répétée entraîne une libération de la pulsion sexuelle. Comme Freud le suggère: le premier objet de l’élément buccal de la pulsion sexuelle est constitué par le sein maternel qui satisfait le besoin de nourri ture de l’enfant. L’élément érotique, qui tirait sa satisfaction du sein maternel en même temps que l’enfant satisfaisait sa faim, conquiert son indépendance dans l’action de sucer. Or, la répétition, en tant que stratégie discur sive, semble trouver dans le processus artistique de Saulnier des correspondances pertinentes avec la répétition des jeux dans l’activité sexuelle: L’activité sexuelle est une métaphore de l’acte de créer et cette dernière s’énonce également par le jeu simple (témoin du plaisir de l’invention) de la répétition et . 45 de la variation des attitudes Toutefois, le procédé de répétition qui s’ex prime concrètement dans l’action physique et cor porelle du faire artistique peut aussi s’avérer, pour Saulmer, une source de déplaisir qui se résout avec l’achèvement de l’oeuvre et qui, par le retour du plaisir, s’affirme finalement comme une libéra tion d’affects refoulés: d’où la comparaison avec qui peut aussi provoquer, l’activité sexuelle outre le plaisir, des angoisses, des contraintes, des et d’où aussi l’inévitable dimension conflits identitaire d’une telle conception de la pratique de l’art, dont la philosophie rejoint les proposi tions psychanalytiques de Freud, comme le pré cise Saulnier: — Les oeuvres de la série Abécédaire opèrent à partir de la répétition sérielle et rythmique d’un seul et même motif iconographique tridimension nel, qui, confronté à la planéité d’une plage bleue, se déploie en se dédoublant, semblable dans sa différence et qui se multiplie au mur, comme au sol. Ici, il n’y a rien de trop. Ici, le minimum de signes provoque le maximum d’effets. À cet égard, le procédé récurrent de la répétition, qui est une caractéristique spécifique du faire artistique de Saulnier et qui s’applique, dans Abécédaire, à la multiplication, avec variations, d’une même figu re, ainsi qu’à la représentation dialogique du mon- .. . —, Faire de la sculpture à la scie à chaîne ou avec tout autre outil servant à soustraire la matière implique des efforts, de la vio lence. L’oeuvre arrache des souffrances mais ce déplaisir se transforme en plaisir avec la naissance de l’oeuvre. Telle est, ré- Poïétque de la sculpture actuelle sumée sommairement la conception freu dienne de la psychanalyse de l’art: l’oeu vre d’art produit le détournement d’un but sexuel (dans sa fonction première de reproduction) en but culturel. Mais ce n’est pas tout, la violence avec laquelle j’attaque mon bloc de bois est aussi révé latrice. Le privilège que j’accorde à la sculpture comme principal moyen d’ex pression artistique est lié à ce que celle-ci impose au corps. (...) Tout se passe, au moment du faire, comme si l’acte de créer, la répétition du geste (sa fonction cathar tique) était plus importante ou, du moins, tout aussi satisfaisante que l’oeuvre pro prement dite. C’est dans ce double con texte de la douleur et du plaisir que nais sent mes oeuvres . 46 Les Ursidés (1994) Sur la même lancée que pour les séries précé dentes, Saulnier procède également dans Les Llrsidés (Figure 5) de la série Anatomia Ursus à une représentation artistique volumétrique et minia ture, construite sous le mode du “comme si” et re lançant la question du rapport homme/animal. Renouant avec la facture des “études anatomiques 47 et s’inspirant des représentations le anciennes” plus souvent fragmentées du corps humain de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert , cette 48 sculpture intègre un nouveau matériau, soit la cire d’abeille, à laquelle l’artiste ajoute des pigments qui colorent les corps hybrides de ces figures énig matiques, corps ainsi empreints des traces des manipulations de l’artiste qui s’imposent comme des stigmates de ce faire. De plus, le format réduit, la texture molle, friable et fusible de la cire, de même que sa coloration, sont des caractéristiques qui participent également du caractère vulnérable de ces objets artistiques et qui les rapprochent alors de la vulnérabilité de l’espace de l’enfance, comme de la poésie du jouet fait main, tradition nellement créé avec des matériaux d’usage quoti dien dans la culture artisanale. La représentation transhistorique et transcul turelle de ces minis-sculptures de cire, combine, en un être totalement inventé, en un hybride fantas tique, deux types de signifiants, lesquels lient, dans la partie supérieure, la tête figurée de l’ani mal-jouet, le nounours et dans la partie inférieure, un organe figuré du corps humain, interne ou externe, féminin ou masculin, soit une oreille, un nez, une langue, un sein, une colonne vertébrale, ou encore une vulve et un pénis, ce qui fait ainsi place à un discours visuel sur les sens de l’ouïe, de l’odorat et du goût, et de leur fonction respective dans la perception, dans l’interprétation et dans la représentation humaine du monde. Ce discours visuel omet cependant d’inclure ici les motifs res pectifs des organes de la vue et du toucher. Oubli, déni ou choix? Peu importe, l’art n’est surtout pas une reproduction ou un duplicata ratioimel du monde. Quoiqu’il en soit, Saulnier n’oublie sur tout pas de sexualiser cet hybride, ajoutant ainsi une ambiguïté additionnelle à la représentation dialogique homme/animal (nature/culture), tout en suggérant une référence allusive au plaisir, aux liquides des corps signifiés et générateurs de vie lait et sperme et au pouvoir d’engendrement dont témoignent ces organes. Ici, d’une part, la verticalité exprimée par le détail de la colonne vertébrale phénomène que le biologiste Jacques Ninio aborde comme un sens de l’organisme , pourrait symboliser, outre l’érection du 49 humain corps humain dans l’espace, la verticalité du désir, la force ascensionnelle du pouvoir créateur. D’autre part, les bras en croix de cet hybride sem blent mimer, dans leur ouverture même, l’attitude masculine représentée par Léonard pour ses étu des des proportions . 50 Dans Les Ursidés, l’invention artistique con voque tout autant l’espace du cogito que ceux de la main et des autres sens. L’action créatrice et dé sirante du faire artistique cherche à transformer la matière du monde, de même que la matière à et de l’oeuvre par des procédés poïétiques de décou page, de fragmentation, d’opposition et de collage d’éléments arrachés et décontextualisés de la réalité observable, puis recontextualisés et ré-interprétés, en leur essence, par une représentation bigarrée et composite, énigmatique et fondamentalement hétérogène. Cette représentation participe, me semble-t-il, à la fois d’un propos sur les rapports nature! culture, homme! animal, féminin! mas culin, majeur! mineur, mais me semble aussi met tre l’accent sur leur interférence dans la différence. Car, d’une part, l’animal et l’humain n’ont pas, et n’auront jamais le même rapport au langage, ce — — — ... Frontières, tensions et signification langage qui fonde leur différence majeure, et dif férence par laquelle l’humain crée: le rapport à la création étant, par essence, un rapport au langage, que celui-ci soit verbal ou visuel. D’autre part, malgré leur ressemblance humaine et, en cela, mal gré leur rapport commun au langage, un homme et une femme resteront toujours différents l’un de l’autre, nonobstant leurs rapports, leurs rencontres et leurs traversées transpersonnelles. À ces petites sculptures murales, produites au Québec, en 1994, s’ajoute encore une sculpture de noyer et de tilleul qui a été réalisée peu après, au Japon, la même année, et sur laquelle je vais m’ar rêter. LES SCULPTURES JAPONAISES DE MICHEL SAULNIER Contes de la pleine lune (1993) Rien ne donne plus de sens que de chan ger de sens. Michel Serres 5 Cette série de sculptures, qui comprend deux composantes, a été produite à Tokyo, où Saulnier était invité à une résidence d’artiste et où il a découvert, du même coup, la culture du Japon. La première oeuvre de cette série est une sculpture de bois de camphre qui affirme sa volu métrie et sa verticalité imposantes dans l’espace. Il s’agit d’une sculpture peinte et construite par des procédés d’assemblage et de collage. Elle est cons tituée de trois parties superposées, évoquant, dans un très curieux mélange de formes anthropomor phiques et calligraphiques, un nez-ours-lapin, qui domine et confronte, du haut de ses trois mètres, l’échelle humaine du spectateur. Cette forme inu sitée est déposée sur une espèce de socle plat en bois qui l’encadre. De fait, l’étrangeté même de cette représentation relève à la fois de son format monumental, de la sophistication des matériaux utilisés, ainsi que de la référence à plusieurs codes de la culture artistique japonaise que Saulnier intè gre dans sa sculpture, selon sa propre méthode du faire artistique. Le bois de camphre qui est utilisé par les sculp teurs japonais pour ses qualités de résistance, de comme me l’expli durabilité et de malléabilité et au moyen quait Michel Saulnier en entrevue duquel est érigée cette sculpture, a été sélectionné par l’artiste pour son odeur vive et aromatique qui lui rappelle des moments de sa propre enfance. Dit autrement, la plongée du sujet, dans l’ailleurs cul aurait eu cette puis ici lié à l’exotisme turel sance incontournable de le retourner aux fonde ments de sa propre subjectivité. Ainsi, la particu larité olfactive de cet élément de la nature, issu du contexte culturel de l’Autre, éveillerait, chez Saulnier, des souvenirs sensoriels et affectifs qui le ramènent à sa propre histoire et qui guident, en quelque sorte, dans le processus de création, le choix du matériau et, par la suite, la sélection d’un motif qui sera retenu dans la construction de la sculpture, le motif du nez: — —, J’ai choisi ce bois pour les souvenirs reliés à son odeur: lorsqu’enfant j’étais grippé, ma mère me frottait avec une pommade à forte odeur de camphre. De cette manière, ce voyage au Japon s’est avéré un retour au monde de l’enfance. Et puisque je ne pouvais cesser de sentir mes morceaux de bois, la fascination exercée par l’odeur étant très grande, l’idée m’est venue de . 2 sculpter un nez’ Ce nez, qui pourrait bien suggérer aussi l’idée d’un phallus géant, a été peint à l’urushi (laque japonaise) d’un rouge légèrement noirci, contras tant avec la surface laquée en noir des deux autres éléments qui composent la tête et les oreilles aux lignes sinueuses de cet animal fantastique, à la fois ours et lapin, mais innommable selon les catégo ries animales relevant de la zoologie et également déstabilisateur, par sa polysémie, au regard de toute intention rationnelle d’interprétation. Com me dans le cas vu précédemment de Polyptyque où le chien est devenu ours, ici le nez-ours est devenu nez-lapin, car, dans la culture asiatique, le lapin est un des animaux qui est associé symboliquement à l’univers de l’enfance: (...) j’ai sculpté un nez-ours, le nez faisant office du corps de l’animal. Chemin fai sant, l’ours s’est transformé en lapin puis que ce dernier représente dans ce coin du . 54 monde l’animal de l’enfance — •.. Ce propos de l’artiste rappelle encore une fois l’impact de l’environnement culturel qui, comme Poïétique de la sculpture actuelle la présence d’un tiers, intervient dans le processus de création. Plus particulièrement, l’artiste qui est appelé à créer dans un contexte culturel autre, doit intérioriser les informations qu’il perçoit et qu’il reçoit en les confrontant à son propre système de valeurs culturelles, ce qui lui permet, au moment du faire, de les interpréter et de les transposer à son gré en multipliant ainsi les effets de sens. C’est ce que nous prouve cette sculpture de Saul nier, qui, par l’efficacité de son métissage de procé dés, de formes et de significations, intègre, dans son propre langage artistique, outre l’emploi du la que, une influence stylistique de la calligraphie japonaise qui tire son origine de l’écriture chinoise, c’est-à-dire des caractères ki2nji. Ainsi, l’artiste s’estil inspiré de ces caractères kanji sorte de picto grammes ou de dessins figuratifs qui font signes et sens pour la construction des énormes oreilles qui coiffent l’impressionnant nez-ours-lapin et qui dessinent spatialement et tridimensionnellement le mot lune, avec toute la dimension poétique que ce mot comporte. À la sculpture du nez-ours-lapin s’en ajoute une autre qui continue la poésie de la première dans l’espace. Celle-ci est composée de cinq élé ments qui connotent la structure brève et simple d’un type de poème japonais appelé haiku . Il s’a 55 git, cette fois, d’une table basse déployant sa pré sence horizontale qui contraste avec la verticalité et l’échelle du nez-ours-lapin. Sur cette table à la surface laquée sont installés, selon les stratégies de la répétition et de la différenciation, quatre modè les réduits de la grosse sculpture, dont les oreilles de chacun de ces modèles réduits énoncent quatre significations différentes marquées par la référen ce aux caractères kanji et cela en dessinant dans l’espace quatre formes distinctes. Comme m’en a informé l’artiste, ces quatre signes visuels repré sentés par les oreilles des petits nez-ours-lapin, expriment, tour à tour, à partir de la droite: 1) l’idée de pouvoir ou de force; 2) l’idée de champ ou de lieu; 3) une idée indéfinie, car, ici, le picto gramme est inventé par Saulnier; 4) et l’idée d’un animal sauvage qui pourrait être un sanglier, tan dis que la table qui les reçoit et qui est présentée de face reprend ainsi un élément du théâtre de ma rionnettes japonais nommé Bunraku, dans lequel des hommes au visage découvert et/ou dissimulé sous une cagoule manipulent les poupées, com me l’expliquait déjà Barthes dans L’empire des signes. Somme toute, en liant l’idée de la lune expri mée par les oreilles du gros nez-ours-lapin et les significations des cinq éléments du second ensem ble sculptural, Saulnier crée ainsi, par le biais du processus artistique, un récit visuel qui interprète, à partir de son regard d’occidental mis en situation d’acculturation, sa propre expérience de la culture japonaise. Dit autrement, il réinvente, en la trans formant selon sa propre subjectivité, l’hétéro généité de la culture japonaise qui lui est donnée à saisir, à comprendre, à ressentir comme à re-cons truire par le biais de la praxis poïétique de son art postmoderne hétérogène. — —‘ Vita sexualis (1993-1995) La série Vita sexualis a été conçue et commen cée au Japon à partir de 1993, à la suite des sculp tures de la série Contes de la pleine lune et elle fût terminée, au Québec, à Saint-Jean-Port-Joli, en 1995. Au Japon, Saunier a fabriqué des têtes d’our sons en coton, selon une technique qu’il expéri mentait alors pour la première fois. D’abord, il a trempé le tissu dans l’urushi et l’a ensuite fait sé ché. Une fois sec, le coton durci est traversé par la couleur brune de l’urushi qui est idéale pour la construction simulacrée des têtes d’oursons. C’est aussi, au Japon, en 1995, après avoir réalisé la sculpture L’esprit des ours (Figure 3) qui est mon trée sur une planche de bois teint et qui exhibe, par des jeux d’éclairage, ses ombres projetées, que Saulnier a eu l’idée de déposer ces têtes de nounours sur des plaques de verre-miroir. Au Québec, la même année, il a sculpté des fragments de corps humain, en bois, aux connota tions sexuelles évidentes sein, pénis, fesse, lan gue qui s’incorporent intimement à la compo sition des sculptures de cette série Vita Sexualis. Après toutes ces investigations, l’artiste avait en main la clé pour penser et architecturer une nou velle série de sculptures. On le voit, la création d’une oeuvre d’art est ainsi faite d’expérimentations, de tâtonnements, de recherches, de recommencements et de hasards, car le processus artistique n’a rien de linéaire et s’inscrit dans une logique autre que celle la dé monstration cartésienne d’une hypothèse. L’oeuvre d’art ne cherche pas à montrer ce qu’elle connaît — — Frontières, tensions et signification déjà pour en faire la preuve par la démonstration. Au contraire, celui qui cogite l’oeuvre, dans l’ac tion créatrice et avec l’intention de lui donner forme et vie sur la scène de l’Autre, celui-là croit en l’imprévisible ou en l’inattendu, qui, à force de désirs et de sueurs, de découragements et d’essais répétés, se produit un jour ou l’autre, faisant alors advenir au réel, par le temps non moins réel de la création, un autre monde se profilant poétique ment dans l’oeuvre. En ce sens, le métier d’artiste se rapproche du métier de l’écrivain ou du philo sophe, comme le dit si justement Michel Serres: La création invente les nouvelles en ra contant aujourd’hui ce qu’elle ignorait mon métier consiste à écrire et à hier dire non point ce que je sais, ennuyeux, mort et passé, plus que parfait, mais, au contraire, ce que je ne sais pas et qui m’é . 57 tonnera — Cela dit, et pour mieux faire apprécier l’ingé niosité artistique de Vitti sexualis, notons que la structure de chacune des quatre oeuvres tridimen sionnelles de cette série est constituée par une cons truction mixte, de même que par la superposition de trois types d’éléments hétéroclites, positionnés en relations dialogiques, et à la fois unis et désunis par la présence agissante et troublante d’un verremiroir interpellant la participation du spectateur, dont l’impact prend tout son sens au moment de leur réception. Dans ces sculptures, la figure de l’ours domi ne la structure combinatoire de l’espace artistique, puis vient ensuite le verre-miroir sur lequel est col lé un fragment du corps humain, légèrement pic turalisé, de façon à mieux en évoquer la dimension charnelle et aussi pour érotiser la représentation, tout en stimulant la dimension perceptuelle et sen suelle du spectateur. Ainsi, une tête d’ours est ju melée à la forme d’un sein; deux têtes d’ours, aux dimensions différentes, sont posées l’une sur l’au tre et sont associées à un pénis en érection; cinq petites têtes d’ours sont positionnées en étages et mariées à une fesse, tandis que deux têtes d’ours de formats différents miment le moment du baiser et sont assortis à une langue pendante. Chacune des sculptures est présentée frontalement contre le mur à une hauteur qui domine celle du spectateur, lequel, après les avoir perçu de face, dans une distance plus ou moins éloignée, doit s’installer en-dessous d’elles pour avoir accès, cette fois, à une autre lecture, plus globale, de ces objets hybrides. En se rapprochant et en les regar dant par en-dessous, il découvre, selon son posi tionnement, le jeu fort séducteur des réflexions de fragments sexualisés de corps humains qui sont projetés dans le verre-miroir. Par son rapproche ment, le spectateur voit donc apparaître et/ou dis paraître l’image immatérielle, fugitive et instable, du sein, du pénis, de la fesse ou de la langue, ima ge qui traverse illusoirement la matérialité sombre des têtes d’oursons tout en pervertissant déli cieusement leur signification première les liant à l’enfance et qui les fait ainsi basculer du côté de la sexualité. Encore une fois, la conscience d’un tiers qui reçoit l’oeuvre et qui en éprouve les effets percep tuels, sensoriels et psychologiques, participe acti vement et exemplairement du processus artistique de Saulnier dans un souci d’établir une communi cation avec l’Autre et de l’inviter à procéder au jeu des sens. Devant une telle représentation sexuelle et mouvante de la réflexion qui traverse et pénètre les têtes des oursons, le spectateur est placé en si tuation de questionnement. Son contact à l’oeuvre suscite la remonté du refoulé. De quoi me parle l’oeuvre, se demande le spec tateur? À quel savoir ou à quelle expérience me renvoie-t-elle? Y est-il question de l’univers de l’enfance, de l’enfance de l’humanité, celle de la découverte humaine des plaisirs du corps et de la jouissance sexuelle décrite dans la mythologie chrétienne et qui a conduit la nature humaine à la culture, c’est-à-dire à l’administration des lois et des repentirs, à la punition, au travail et à la mort? Comment oublier les scénarios fondateurs de l’ori gine de l’histoire humaine qui nous ont été si sou vent racontés, enfants? Ou, peut-être encore, n’y est-il question que du passage de la vie de l’en fance à celle de la vie adulte? En une seconde, le spectateur peut ainsi revoir, comme pour le sou venir d’un film ou d’une photographie, une sé quence de sa propre enfance, soit ce moment étrange, où, pour la première fois, l’on procède à l’apprentissage des codes de la sexualité. Quoi qu’il en soit, l’oeuvre agit sur la conscience et l’imagination, car le fantôme de l’image cachée a le Poîétique de la sculpture actuelle pouvoir d’éveiller l’inconscient collectif des spec tateurs, comme la mémoire profonde de leur pro pre histoire. Écoutons ce qu’en dit l’artiste: (...) Les jeux de réflexions apportent une autre dimension. L’effet photographique que crée le verre-miroir fait référence à la mémoire, aux souvenirs, à un autre temps. Dans chaque unité sculpturale on a alors accès à différentes couches temporelles. Mais cette même tablette de verre-miroir peut aussi devenir une fenêtre qui sépare deux univers différents, tout en les gar dant en étroite relation. (...) Je crois que ces parties de corps mises en relation avec les têtes d’ours nous rappellent que la sexua lité de l’enfance n’est pas nécessairement quelque chose de sage et de candide. Il peut être ici question de tabous, de sou venirs intimes, d’anecdotes cocasses. sence des noeuds du bois, ouvre au spectateur des pistes de réflexion sur l’action énergétique de l’ar tiste transformant le matériau en signe, de même que sur l’intimité et sur la proximité unissant le corps constructeur de l’artiste à la matière comme à sa pensée agissante. La partie supérieure de cette sculpture montre une tête d’animal simulacrée en tilleul et peinte à l’urushi d’un noir brillant, ce qui lui donne ainsi un air plus domestique que la partie du bas. Par sa picturalisation, cette tête d’animal me paraît plus près de la culture que de la nature, tandis que le nez-pénis, dans la nudité de son corps et dans son contact direct avec le sol, me semble, au figuré, avoir le pouvoir d’ensemencer la terre. En ce sens, l’oeuvre engendre un nouveau monde qui naît du désir, du geste, du faire cogitant et ressentant, soit de l’essence de celui qui, comme le magicien, a le pouvoir de faire apparaître. ÉPILOGUE Anatomja Ursus (1994) J’ai présenté, plus haut, la série des sept peti tes sculptures murales colorées en cire d’abeille, intitulée Les Ursidés. La sculpture Anatomia Ursus qui accompagne cette série se différencie, dans sa construction, dans ses matériaux et dans son for mat, de ces mini-sculptures murales. Placée au sol, cette sculpture relève de la sculpture par assemblages et montre deux élé ments superposés. L’anatomie de cette forme ani male imaginée s’apparente à celle d’un nez-chien ou à celle d’un nez-ours. Si sa composition for melle est nettement plus dépouillée que les sculp tures de la série Contes de la pleine lune, elle reste toujours polysémique, de même qu’elle installe une dichotomie entre la tête et le corps de l’animal qui est amplifiée par le traitement contrastant des matériaux. Comme dans les nez-ours-lapin, la base du corps reprend allusivement la forme d’un nez qui évoque celle d’un pénis, soulignant, de cette façon, le pouvoir de re-connaissance lié à l’odorat, lequel sens est manifestement fort développé chez le chien, ainsi que le pouvoir reproducteur de l’orga ne sexuel mâle agissant comme une métaphore de l’engendrement de la vie. Cette partie de la sculp ture est construite en noyer et sa surface vernie, qui laisse voir le travail de la nature par la pré- Par le biais de la relecture des oeuvres comme des écrits analytiques de Michel Saulnier qui ont attiré ici mon attention, j’ai voulu mettre en lu mière sa conscience aiguè des différentes étapes et stratégies du faire artistique, de même que la per tinence de ses considérations réflexives face à l’im pact ou aux effets que peuvent provoquer les oeu vres sur les spectateurs lors de leur réception. Ce faisant, avec mes outils théoriques et ana lytiques qui sont des mots, j’ai voulu gravé ma propre expérience d’interprétation en essayant à ma manière, en vue d’un dialogue interdiscipli naire entre artiste et critique, de continuer l’oeuvre visuel, ainsi que la réflexion écrite de Saulnier, qui m’habitent depuis des années, qui m’interpellent, qui m’interrogent et qui me fascinent parce qu’ils contiennent, en leur essence, ce pouvoir de désta bilisation des acquis culturels qui nous mène dans un ailleurs fantasmatique du désir et du rêve et qui remettent en question notre rapport au monde. Il me semble que l’oeuvre de Michel Saulnier fait justement preuve d’une ouverture exemplaire à l’altérité. À cet égard, son art hétérogène se cons truit par l’appropriation symbolique des espaces interréférentiels de la nature et de la culture, de l’homme et de l’animal, du féminin et du mas culin, du mineur et du majeur, de l’Occident et de l’Orient, bref, du Même et de l’Autre (etc.), en ren - Frontières, tensions et signification dant compte, au second degré, de son “expérience de l’extériorité”. Dit autrement, tout l’art de Saulnier cherche à pointer, en les métissant ou en les bouleversant dans l’ordre sauvage de l’imagination poétique et par le jeu de la déconstruction, toutes les formes de clivages ou de frontières identitaires et cultu relles. Partant de là, l’hétérogénéité du monde et de ses différents niveaux d’histoire se présentent à sa création artistique comme des matériaux qui sti mulent et qui provoquent sa faculté critique d’in vention, son désir passionnel de trans-formation du monde. Aussi, me semble-t-il, la pertinence de ce cor pus artistique consiste à dévoiler — telle la levée magique d’un rideau de scène faisant feu sur le jeu que toutes les formes illusoire des acteurs rusées de sens participent d’une réalité mouvante et peuplée de différences, que l’art déplace, replace, relie autrement par son désir de réinven ter le monde et de toucher intimement l’essence du Même et de l’Autre. Car faire de l’art, donc être artiste, n’est-ce pas dé-faire, pour re-faire, dans l’intention de questionner les assises trop souvent figées de la signification? 2. 3. — —, NOTES 1. L’essentiel de ce texte a fait l’objet d’une communica tion lors du colloque multidisciplinaire portant sur Les Obstacles ontologiques dans les relations interculturelles (Université Lavai, Faculté des sciences sociales, 7-10 octobre 1996). J’ai aussi soumis cette communication dans le cadre des midi-causeries du CÉLAT (Université Laval, 4 décembre 1996) où j’étais stagiaire postdoctoral. Suite à ces présentations, j’ai ajouté l’analyse des sculptures des séries Contes de la pleine lune (1993), Vita sexualis (1993-1995) et celle de la sculpture Anatotnia Ursus (1994), que Michel Saulnier a réalisées au Japon. Le 24 mai 1997, j’ai également présenté une partie de cette analyse au Centre d’art de Baie Saint-Paul dans le cadre de l’exposition Effet d’utilitaire: Rencontre Est/Ouest, organisée par Michel Saulnier. Je tiens à remercier Eric Schwimmer (anthro pologue et professeur à l’Université Laval) pour l’in térêt qu’il a témoigné envers cette analyse et aussi pour ses conseils avisés et généreux qui m’ont forte ment stimulé. Je veux également remercier l’artiste ... Michel Saulnier pour sa très grande disponibilité et pour ses encouragements. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Éd. F. Bourin, Paris, Gallimard, 1991, p. 226. Sur l’utilisation sémantique du mot postmoderne, je renvoie le lecteur aux propos de Guy Scarpetta aux quels je me rallie. Je le cite: “Un mot, que j’ai utilisé, et que nous ne cessons de rencontrer, semble con denser l’actuelle confusion: le mot “postmoderne”. Si ce terme ne servait qu’à désigner une façon de s’ar racher aux illusions “darwiniennes” de la modernité (ou de l’avant-garde), il n’y aurait aucun inconvénient à s’en servir; le fait que ce mot ne définisse pas une école (une communauté de principes esthétiques ou stylistiques) n’a rien, non plus, de très gênant: ce serait plutôt le signe que l’époque des mouvements “à mani et festes” (futurisme, surréalisme) est bien close j’aurais plutôt tendance, du coup, à perceooir le flou même de cette notion comme une garantie, l’indice d’une absence de contrainte (je souligne). (...) Faut-il pour autant abandonner ce mot, dévalué avant même d’avoir été défini, clarifié? J’imagine plutôt qu’il faudrait le traiter autrement: ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’es prit (trop flottant, trop contradictoire), mais simple ment comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque. II ne s’agirait pas, dans cette perspective, d’adhérer au terme, mais de s’en servir légèrement, à dis tance, presque allusivement (je souligne)”; Guy Scarpet ta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 17-18. Comme l’explique Scarpetta: “C..) la période qui s’ou vre me semble en partie caractérisée par la fin du mythe (“moderne”) de la spécificité ou de la pureté phase de confrontation, au contraire, de des arts métissages, de bâtardises, d’interrogations récipro ques, avec des zones de contact ou de défi (...), des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts. Ce serait une esthétique de l’interaction des arts qu’il conviendrait d’élaborer”; Guy Scarpetta, Ibid., p. 20. J’emprunte à Guy Scarpetta les notions de majeur et de mineur, ainsi que le sens qu’il leur accorde: “C..) notre culture quotidienne est fondamentalement hétérogène: le majeur et le mineur s’y mêlent, s’y court-circuitent s’y enchevêtrent, s’y confrontent, quasi inextricable ment. Ou, si l’on veut, le majeur et le mineur ne sont pas deux cultures sociologiquement distinctes, séparées par une ligne de démarcation infranchissable, mais, dans notre vie culturelle de chaque instant, deux registres, sans cesse coprésents, avec toutes les moda 4. — 5. Poïétique de la sculpture actuelle 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. lités possible de cette coprésence, de l’antagonisme à la continuité”; Guy Scarpetta, Ibid., p. 76. Étienne Souriau, “Qu’est-ce que l’art ?“, dans La 26. bear” lancée par le président américain Theodore “Teddy” Roosevelt: “En 1952, dit-il, la Couronne bri Correspondance des arts, éléments d’esthétique comparée, Psris, Flammarion, 1966, p. 45. René Passeron, “La poïétique”, dans Raymond Bellour (et al.), Recherches poiétiques, t. 1, Paris, Éd. Klincksieck, 1975, p. 14. Voir aussi son article “Poïétique et nature”, dans lequel il reprend les idées de Souriau sur l’art comme “activité instauratrice”, dans René Passeron, Recherches poiétiques, t. 2, Paris, Éd. Klincksieck, 1976, tannique a fait abattre 3000 ours noirs (des baribals), afin de renouveler les bonnets à poils des Horse Guards à l’occasion du couronnement d’Elizabeth II. À la même époque, il n’y a plus un seul petit Anglais, Français ou Américain qui ne se couche sans son “nounours”, son “leddy bear”. C’est Theodore “Ted” Rooseveît, le président américain, qui, en adoptant un ourson au début du siècle, a lancé cette mode des ours P. 9-31. René Passeron, “La poïétique”, lac. cit., p. 21. Ibid., p. 13. Ibid., p. 16. Ibidem. René Passeron, “Poïétique et nature”, lac, cil. Ibid., p. 11. Ibid., p. 10. Ibid.,p.21. Ibid., p. 17. Ibid., p. 20. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, op. cil., P. 28. Michel Saulnier, Poi’élique de la sculpture sur bois, mémoire de maîtrise, département d’histoire de l’art, Université de Montréal, 1987. Michel Saulnier, Poiélique de la sculpture sur bois, op. cil., en peluche. Depuis, ils font partie intégrante du folklo re de l’enfance”; Pierre Delannoy, “Cet infatigable jouisseur effectue année après année le même circuit 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. P. 8. “Faire de l’art signifie désormais, dit Achille Bonito Oliva, avoir tout sur la table dans une contempo ranéité tournante et synchronique réussissant à couler dans le creuset de l’art, des images privées et des images mythiques, des signes personnels, liés à l’histoire universelle et, des signes publics, liés à l’his toire de l’art et de la culture. Un tel transit signifie également ne pas mythifier son propre je, mais l’insé rer au contraire dans une route de collision avec d’au tres possibilités expressives, en acceptant ainsi la pos sibilité de mettre la subjectivité au croisement de tant d’emboîtements”; Achille Bonito-Oliva, La transaoanl 22. 23. 24. 25. garde italienne, Milano, Éd. Giancarlo Politi, 1980, p. 92. Michel Saulnier, Poi’élique de la sculpture sur bois, op. cil., p. 39. Ibid., P. 19. Micheî Saulnier, dans Nathalie Caron, “Chimères et chromosomes, les hybrides sans nom de Michel Saulnier”, Espace, 36, été 1996, P. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 717. Dans un reportage récent de la revue Paris Match, Pierre Delannoy explique ainsi l’origine du “teddy 35. gourmand”, Paris Match, 19 décembre 1996, P. 80. Michel Saulnier, Poïétique de la sculpture sur bois, op. cil., p. 50. Ibid., p. 27. Ibid., p. 52. Ibid., p. 8-9. Ibid., p. 47-48. Ibid., p. 25. Ibidem. Pour une analyse de la spécificité de l’art minimal et de son développement, je renvoie le lecteur à l’article de Barbara Rose, intitulé “ABC ART”, reproduit dans Claude Gintz, Regards sur l’art américain des années soixante, Paris, Galerie Durand-Dessert, 1979, p. 73-83. Je rappelle ici, très sommairement, les caractéristiques fondamentales de l’art minimal, c’est-à-dire le recours constant aux formes géométriques simples et surtout le cube; l’impersonnalité et l’inexpressivité de la forme comme du matériau; la répétition de la forme dans l’espace; la production d’oeuvres en séries; la réflexion sur les possibilités d’exploitation de l’espace. Bref, pour l’essentiel, l’art minimal procède à la mise en scène d’un art objectif, froid, sans autre contenu que celui de l’exposition de formes neutres, en relation dans et avec l’espace qui les contient. “La couleur est inséparable de notre matériau (...). Ici, le noir s’associera au bois, pénétrera par endroit (sans cacher l’assemblage et nos traces de fabrication) ou recouvrira ailleurs afin de mimer la densité de la four rure de l’animal. Le noir (les noirs, puisqu’il s’agira d’une polychromie nuancée) donnera à nos figures une impresssion d’intemporalité. Le noir est associé au rêve, à la nuit. La semi-obscurité ajoutera à ce scé nario. Les ombres viendront lier davantage nos sculp ... 1 27 Frontières, tensions et signification 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. tures avec l’espace”; Michel Saulnier, Poiétique de la sculpture sur bois, op. cit., p. 26. Ibid., p. 23. “Ces sculptures ironiques, cette critique de l’histoire, des citations (un projet minimaliste pour bébé!) se retournent en un travail sur le temps: temps de la fabrication, de l’enfance, du rêve...”; Ibid., p. 51. Michel Saulnier, Exposition Prends-moi la nuit, Galerie Charles & Martin Gauthier, 2 avril-3 mai 1992, Québec. Pour permettre au lecteur de visualiser mentalement les jeux d’échelle prévalant entre ces deux types d’ob jets artistiques, j’indique ici leur format respectif: les sept tableaux-objets mesurent 41 x 41 cm, les deux sculptures au sol ont des formats distincts: Alpha mesure 102 cm (diamètre) x 71 cm (hauteur) et Bêta 115 cm (diamètre) x 84 cm (hauteur). Voir le Catalogue Michel Saulnier, Québec, Galerie Charles & Martin Gauthier, 1994. Comme l’explique Paul Ricœur: “On s’efforce de mon trer que le jeu de la ressemblance n’est pas moins requis dans une théorie de la tension. C’est au travail de la ressemblance que doit, en effet, être rapportée l’innovation sémantique par laquelle une “proximité” inédite entre deux idées est aperçue en dépit de leur “distance” logique. “Bien métaphoriser, disait Aristote, c’est apercevoir le semblable.” Ainsi, la ressemblance doit être elle-même comprise comme une tension entre l’identité et la différence dans l’opération prédicative mise en mouvement par l’innovation sémantique”; Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 10. Michel Saulnier, Poiétique de la sculpture sur bois, op. cit., p. 49. Michel Saulnier, “Dessous de sculptures”, dans dossier Sculpture et érotisme, Espace, 23, printemps 1993, p. 22-23. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, op. cit., P. 145. Sigmund Freud, cité par Pierre Kaufmann, “Psychanalyse”, dans Encyclopaedia Universalis, t. 15, 1984, p. 335. Michel Saulnier, “Dessous de sculptures”, op. cit., P. 23. Ibidem. J’ajoute à ces propos de Saulrder, cet extrait du livre de Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, dans lequel le psychanalyste explique la fonc tion de sublimation associée à la pulsion sexuelle, face à son pouvoir de déplacement, de détournement et de transformation de l’énergie sexueile en énergie créa: trice: “L’observation de la vie quotidienne des ... hommes, dit Freud, nous montre que la plupart d’entre eux réussissent à détourner des parties très considérables de leurs forces pulsionnelles sexuelles vers leur activité professionnelle. La pulsion sexuelle est tout particulièrement propre à fournir de telles contributions puisqu’elle est douée de la capacité de sublimation, c’est-à-dire est en état d’échanger son but immédiat contre d’autres, non sexuels, éventuellement placés haut sur l’échelle des valeurs”; Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1991, p. 93. 47. Michel Saulnier, “Anatomia Ursus et autres contes de bois”, Catalogue Michel Saulnier, op. cit., p. 4. 48. En entrevue, l’artiste m’a mentionné avoir été inspiré, au cours du processus d’investigation de la série des Ursidés, par la consultation des planches icono graphiques de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, comme il le mentionne dans le catalogue cité à la note précédente: “Pensons également à la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert: l’extra vagance avec laquelle sont dessinés les mammifères et les oiseaux fascine. En créant l’Encyclopédie, Diderot réinvente d’une certaine manière la nature. La “leçon d’anatomie” de ce projet s’inscrit dans une relation à l’histoire. L’histoire comme façon de présenter sa vision du monde”; Ibid., P. 4-5. Je terminerai cette note par une question: l’encyclopédie ne figure-t-elle pas un symbole du savoir? Dans ce cas, son usage, par l’artiste, ne peut-il pas également évoquer et/ou com muniquer un rapport symbolique à la “pulsion d’in vestigation”, dont parle Freud dans le texte cité plus haut? 49. “Aux cinq sens: le goût, l’odorat, l’ouïe, le toucher, il faudrait en ajouter d’autres, également vitaux, mais dont les organes sont bien cachés: le sens de la verti cale, du champ magnétique, de la température, de la pression Il faudrait aussi évoquer le sens de la localisation spatiale, basés sur la réverbération d’un signal acoustique (...) ou la modification d’un champ électrique (J; dans Jacques Ninio, L’empreinte des sens, Paris, Éd. Odile Jacob, 1989, p. 36. 50. Voir illustration, “Anatomia Ursus et autres contes de bois”, dans Catalogue Michel Saulnier, op. cit., p. 4. 51. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, op. cit., P. 23. 52. Michel Saulnier, “Anatomia Ursus et autres contes de bois”, Catalogue Michel Saulnier, op. cit., p. 5. 53. Daisy Lion-Goldschmidt précise que: “L’emploi du laque est une invention proprement chinoise. Le laque est la sève du Rhus verniciflua, arbre originaire de ... Poïétique de la sculpture actuelle impassible, froid comme “un oignon qui vient d’être lavé” (Basho); les deux aides sont en noir, une étoffe cache leur visage; l’un, ganté mais le pouce décou vert, tient un grand ciseau à ficelles dont il meut le bras et la main gauches de la poupée; l’autre rampant, soutient le corps, assure la marche. Ces hommes évoluent le long d’une fosse peu profonde, qui laisse leur corps apparent. Le décor est derrière eux, comme au théâtre. Sur le côté, une estrade reçoit les musiciens et les récitants; leur rôle est d’exprimer le texte (comme on presse un fruit); ce texte est mi-parlé, michanté; ponctué à grands coups de plectre par les joueurs de shamisen, il est à la fois mesuré et jeté, avec violence et artifice. Suants et immobiles, les porte-voix sont assis derrière de petits lutrins où est posée la grande écriture qu’ils vocalisent et dont on aperçoit de loin les caractères verticaux lorsqu’ils tournent une page de leur livret; un triangle de toile raide, attaché à leurs épaules comme un cerf-volant, encadre leur face, en proie, elle, à toutes les affres de la voix”; Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Éd. Skira, 1970, Chine qui sera transplanté en Corée, au Japon, en Annam”; Daisy Lion-Coldschmidt, “Laque (art du )“, Encyclopaedia Universalis, t. 13, 1995, p. 478. D’autre part, Chantai Kozyreff rappelle que c’est pendant la période Edo dans i’art populaire japonais que “le tra vail du laque prit un essor particulièrement brillant dans le nord du pays. La vaisselle populaire, dit-elle, se signalait par sa couleur noire soit uniforme, soit alliée au rouge. De très beaux effets se produisaient ainsi d’eux-mêmes dans le style negoro quand, sous la couche de finition, le fond noir réapparaissait par tiellement à l’usure. Refusant les procédés décoratifs classiques, mais longs et onéreux du maki-e, les laques populaires s’ornaient généralement d’un motif à la peinture au laque (e-urushi). La gamme chromatique, poursuit-elle, se réduisait au noir, au rouge, au jaune, au vert et au brun, les seules couleurs tolérées par le laque en raison de sa polymérisation spontanée; mais elle pouvait s’élargir avec l’emploi de couleurs à la litharge (mitsuda-e); Chantal Lozyreff, “Japon: Arts populaires”, Encyclopaedia Universalis, t. 12, 1995, 54. 55. 56. p. 1003. Michel Saulnier, “Anatomia Ursus et autres contes de bois”, Catalogue Michel Saulnier, op. cit., p. 5. Yasuaki Kawanabe explique que Matsuo Munefusa, surnommé Bashô, fût, au 17’ siècle, le grand maître et le principal rénovateur du haiku, dont les caractères marquants de cette forme poétique sont la brièveté, la simplicité et l’impression aiguè transmise au lecteur par les images qui y sont décrites, lesquelles combi nent dans la plus grande hétérogénéité, des éléments “invariants” puisés dans la culture poétique tradition nelle et des éléments “Suants” qui témoignent des sentiments et des pensées qui surgissent dans la vie quotidienne de chacun. Selon Kawanabe, le renou vellement du haiku, par Basho, réside dans le fait que ce dernier “voulait que ces deux éléments contraires se rencontrent, interagissent et cohabitent, dans la nou velle poésie de Haïku”. Je renvoie le lecteur au texte de Yasuaki Kawanabe, “Le milieu créateur, poésie et poétique du Haïku”, Recherches Poïétiques, 4, Presses Universitaires de Valenciennes, 1996, p. 43-49. Les poupées du Bunraku, explique Barthes, ont de un à deux mètres de hauteun Ce sont de petits hommes ou 57. 58. p. 63-66. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, op. cit., p. 162. Michel Saulnier, dans Nathalie Caron, “Chimères et chromosomes, les hybrides sans nom de Michel Saulnier”, loc. cit. de petites femmes, aux membres, aux mains et à la bouche mobiles; chaque poupée est mue par trois hommes visibles, qui l’entourent, la soutiennent, l’ac compagnent: le maître tient le haut de la poupée et son bras droit il a le visage découvert, lisse, clair, I.. 1 Q