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La Revue nouvelle • numéro 7/2016 • éditorial
Les Feux de l’amour
et le trou budgétaire
Olivier Derruine
TF1 annonçait fin septembre que la
chaine ne diffusera plus Les Feux de
l’amour. Cette décision prendra effet
à partir de la Toussaint. Si cette saga
est connue de tous grâce à sa banalité
affligeante captée par le titre même
et à sa longévité exceptionnelle (plus
de 4 600 épisodes !), bien peu sont
capables de citer les noms des personnages, les liens qui les unissent, les
intrigues auxquelles ils sont mêlés, etc.
Les contrôles budgétaires auxquels les
gouvernements se livrent à intervalles
réguliers sont semblables aux Feux de
l’amour : peu importe les personnages
(en l’occurrence les décideurs politiques) qui occupent temporairement
le devant de la scène, l’histoire est toujours la même et se résume en quelques
mots : la croissance est plus faible que
prévue et/ou les effets retours sont
inférieurs à ceux escomptés et quelle
que soit la cause, il en résulte une
détérioration des finances publiques.
Au-delà des débats sur la taxation des
plus-values, de la non-indexation des
salaires ou des pensions ou des coupes
dans les soins de santé, la récurrence
de l’épisode du trou budgétaire en dit
long sur notre addiction à la croissance.
Tout notre modèle économique est
organisé autour de la croissance, en ce
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compris notre système de redistribution des richesses et de financement
des services collectifs. Un ralentissement de la croissance impliquerait
un tarissement des recettes fiscales
et, par conséquent, une fragilisation
des services qui en dépendent : de la
sécurité sociale à l’école en passant
par la voirie, la protection civile, etc.
Plus rapidement que la parole du Christ
ne s’est répandue parmi les chrétiens,
le PIB (et plus précisément, sa croissance) est devenu en quelques années
à peine depuis sa création dans les
années 1930 la boussole de nos vies.
Pourtant, s’il avait un sens bien précis
à ses débuts (mesurer la reconstruction de l’appareil industriel), cela n’est
plus vraiment le cas aujourd’hui pour
plusieurs raisons. Tout d’abord, parce
que l’économie s’est tertiarisée et de
plus en plus dématérialisée. Or, le PIB
ne prend pas en compte l’autoproduction (la tendance croissante pour les
ménages à confectionner leurs propres
produits d’entretien ou leur pain, à
(faire) réparer leurs appareils ou habits
usés…), la qualité des prestations et des
produits (un smartphone d’aujourd’hui
n’a rien à voir avec ceux d’il y a cinq
ans) et, surtout, la plus grande richesse
collective que sont les idées et les
éditorial • Les Feux de l’amour et le trou budgétaire
connaissances ainsi que leur circulation facilitée par les technologies de
l’information et de la communication.
De surcroit, pour toute une série
de raisons — certaines propres aux
évolutions économiques (tertiarisation croissante, dématérialisation…),
d’autres externes à l’économie (vieillissement de la population et rendements
décroissants de l’éducation supérieure),
ce mouvement ne devrait pas connaitre
d’interruption. L’OCDE publiait d’ailleurs en 2014 une étude1 dans laquelle
elle s’attendait à ce que la croissance
dans les pays riches chute continument
pour plafonner à 0,5 % d’ici 20602.
Par conséquent, la lancinante question
posée tous les six mois n’est pas tellement celle du « retour à l’équilibre »,
mais plutôt celle de la pertinence du
modèle économique. Le fait que, ici
aussi, « le système a atteint ses limites »
pour reprendre les mots du Premier
ministre lui-même (mais dans un autre
contexte) semble être corroboré par
des signaux de plus en plus nombreux
et convergents. N’en prenons que trois.
The Economist tirait dans son édition
du 17 septembre la sonnette d’alarme :
les grandes entreprises sont devenues
trop… grandes3. Il est vrai que l’hebdomadaire libéral s’inquiète surtout
du problème que ce phénomène pose
pour garantir la concurrence sur les
marchés et la légitimité même des
entreprises. Sans ces deux préconditions, les entreprises d’une certaine
taille peuvent empêcher l’apparition
1 | Un nouveau virage à prendre : les grands enjeux des 50
prochaines années, http://bit.ly/2duVWG7.
2 | Notons au passage que, en dépit de l’attention exagérée dont le PIB jouit, il n’y a pas de lien entre croissance et bien-être à partir d’un certain niveau de revenu
(situé aux alentours de 15 000-20 000 dollars), niveau
critique dépassé en Belgique comme dans la plupart des
pays riches.
3 | « A giant problem », http://econ.st/2d2El9i.
de concurrents et, telles des pachas, se
prélasser sur leur rente de position. Or,
un système économique requiert de la
diversité pour être efficace et apporter
une contribution positive à la société.
Dans le Financial times du 10 avril,
Lawrence Summers, un ancien secrétaire au Trésor américain, estimait
qu’il fallait faire une pause dans le
processus de mondialisation tant que
les accords commerciaux n’apportaient pas de réponses aux craintes
légitimes de la classe moyenne qui
subit un risque de déclassement social.
Il estimait également qu’il faudrait
consacrer autant de temps à lutter
contre l’évasion fiscale, phénomène
dont la succession de scandales fiscaux depuis le WikiLeaks jusqu’au plus
récent BahamaLeaks donne une idée de
l’ampleur, qu’à négocier ces accords.
En février 2016, l’Organisation internationale du travail avait indiqué que
la classe moyenne définie largement
comme les catégories de la population
dont le revenu est compris entre 60 et
200 % du revenu médian. « Presque
tous les pays de l’UE étudiés ont connu
une diminution de la taille de leur classe
moyenne, et de la part du revenu total
allouée à cette catégorie. » De la sorte,
elle contribue de moins en moins aux
recettes fiscales. « Certaines professions, traditionnellement représentatives de la classe moyenne, comme
les enseignants et les employés de la
fonction publique, n’appartiennent
plus systématiquement à la catégorie des revenus intermédiaires. »
Il s’agit donc d’inventer de nouveaux
instruments et de nouvelles gouvernances pour rendre les moyens
de financement des États plus
stables, moins sujets aux fluctuations conjoncturelles et pour les
relégitimer aux yeux des citoyens.
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La Revue nouvelle • numéro 7/2016 • éditorial
Bien sûr, les élections sont l’occasion de connaitre les préférences des
citoyens quant aux projets de réformes
fiscales et d’évolution des différents
types de dépenses publiques. Mais
soyons honnêtes, ces sujets ne sont
jamais abordés qu’à la marge, à la faveur
des cinq minutes de temps de parole
données aux candidats. Pourquoi ne pas
envisager un système participatif de
type G1000 lequel serait amené à indiquer, tenant compte des objectifs gouvernementaux et d’éventuelles balises
européennes, dans quel sens devraient
évoluer les postes budgétaires, comment moduler la TVA ou les cotisations
sociales personnelles ? Évidemment, il
faudrait accompagner ce type de processus pour éviter qu’il soit un défouloir
qui ne serait qu’une simple expression de la lutte des classes (« faisons
payer le prix fort aux riches ») ou qu’il
conduise à des recommandations loin
de ce qui est requis pour financer l’État
(« payons un minimum d’impôts »).
L’invention de nouveaux canaux de
solidarité peut aussi passer par la mise
en place de monnaies complémentaires
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qui, loin d’être un gadget (pour peu
qu’elles soient bien pensées), peuvent
contribuer à retisser du lien social et
à rendre un tissu économique plus
robuste ainsi qu’en témoignent les
expériences du Fureai Kippu au Japon
ou du WIR en Suisse. Une expérience plus récente à Gran Canaria
consiste à faire financer un embryon
de revenu de base (complémentaire
à la sécurité sociale) à partir d’une de
ces monnaies, la Moneda Demos.
Bref, comme TF1 l’a fait en mettant un
terme à la diffusion de la saga créée
en 1973, il faudrait que les décideurs
politiques décident de rompre avec
un modèle économique qui n’est plus
approprié aux temps présents et le
sera de moins en moins à l’avenir. Cela
demande de faire preuve de créativité car il s’agit de penser hors-cadre,
de construire de nouveaux cadres de
référence et de veiller à impliquer
l’ensemble de la population pour qu’elle
saisisse les enjeux, pour elle-même
et les futures générations, et participe au changement de paradigme.

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