et la fin de la guerre froide

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et la fin de la guerre froide
Les Éta ts- U nis
et
la fin de la guerre froide
L'Aire Anglophone
Collection dirigée par Serge Ricard
Cette collection entend s'ouvrir aux multiples domaines d'un vaste
champ d'investigation, caractérisé par la connexion idiome-culture,
auquel les spécialistes formés en langues, civilisations et littératures
dites "anglo-saxonnes" donnent sa spécificité. Il s'agira, d'une part, de
mieux faire connaître des axes de recherche novateurs en études
britanniques, américaines et canadiennes et, d'autre part, de répondre à
l'intérêt croissant que suscitent les cultures anglophones d'Afrique,
d'Asie et d'Océanie - sans oublier le rôle de langue véhiculaire
mondiale joué par l'anglais aujourd'hui. A cette fin, les domaines
privilégiés seront l'histoire des idées et des mentalités, la sociologie, la
science politique, les relations internationales, les littératures de
langue anglaise contemporaines, le transculturalisme et l'anglais de
spécialité.
Déjà parus
Pierre MELANDRI et Serge RICARD, La montée en puissance
des Etats-Unis de la guerre hispanoi-américaine
à la guerre de
Corée, 2004.
Isabelle V AGNOUX, Les Etats-Unis et le Mexique, histoire
d'une relation tumultueuse, 2003.
Pierre
DROUE,
Le
Vagabond
dans
l'Angleterre
de
Shakespeare, 2003.
Serge RICARD, Les relations franco-américaines
au .x¥e
siècle, 2003.
Benoît LE ROUX, Evelyn Waugh, 2003.
Helen E. MUNDLER, lntertextualité
dans l'œuvre d'A, S.
Byatt. 1978-1996, 2003.
Camille FORT, Dérive de la parole: les récit de William
Golding, 2003.
Michèle LURDOS, Des rails et des érables, 2003.
Raymond-François
ZUBER, Les dirigeants américains et la
France pendant les présidences de Ronald Reagan et de George
Bush 1981-1993,2002.
Taïna TUHKUNEN-COUZIC,
Sylvia Plath. Une écriture
embryonnaire, 2002.
Serge RICARD (dir.), États-Unis / Mexique
fascinations
et
"
répulsions réciproques.
Les États-Unis
et
la fin de la guerre froide
Sous la direction de
Pierre MELANDRI
L'Harmattan
5-7,rue de l'ÉcolePolytechnique
75005 Paris
FRANCE
et Serge RICARD
L'Harmattan Hongrie
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Jtalia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
ITALIE
@ L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8413-5
EAN : 9782747584135
SOMMAIRE
Avant-propos: Les États-Unis ont-ils gagné la guerre froide?
par Pierre MELANDRIet Serge RICARD. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
Did Ronald Reagan Win the Cold War? An Overview and
Critique of the Debate,
by Michael KaRT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
19
George Shultz and the Struggle for Control of the Reagan
Administration's Foreign Policy,
by William N. TILCHIN
37
Margaret Thatcher, Ronald Reagan and the End of the Cold
War,
by Peter BOYLE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
55
En marge de la guerre froide: les États-Unis face au conflit
des Malouines,
par Isabelle VAGNOUX
73
L'administration Reagan et l'Amérique centrale: les derniers
soubresauts de la guerre froide,
par Denise ARTAUD. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les États-Unis et la première guerre
1989. "Un Viêt-Nam soviétique" ?
par Pierre MELANDRI
d/Afghanistan:
Sanctions économiques et aide au développement
1989) : dissuasion, persuasion, endiguement,
par Annick CIZEL
87
1979103
(1979129
Le "néo-atlantisme" de la République Fédérale d' Allemagne
et la réaffirmation du leadership américain (1979-1989),
par Édouard HUSSON. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 153
American Liberalism and Soviet "New Thinking",
by Tony
SMITH.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
175
6
LES ÉTATS-UNIS ET LA FIN DE LA GUERRE FROIDE
The Afterlife of Détente: U.S. Cold War Policy, 1979-1989,
by Robert D. SCHULZINGER
Note
sur les auteurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
.:.~.:.
+.+
195
211
Pierre MELANDRI
Institut
d'Études
Politiques
Serge
Université
(Sorbonne
de Paris
RICARD
Paris
11/
Nouvelle)
AVANT-PROPOS
LES ÉTATS-UNIS
ONT-ILS GAGNÉ
LA GUERRE
FROIDE?
Décembre 1979: l'invasion soviétique de l'Afghanistan semble
porter un coup fatal à une détente encore d'actualité lors de la
signature de l'Acte final d'Helsinki (août 1975) mais déjà largement affaiblie par les interventions soviétique et cubaine en
Angola comme en Éthiopie et par sa dénonciation par certains
milieux en Amérique comme une "voie à sens unique" (one-way
street), favorable à la seule Union soviétique. Une sorte de
"grande peur" semble désormais gagner les opinions des nations
démocratiques. "Le danger de guerre existe" concède Valéry
Giscard D'Estaing
dans son message de vœux pour 1980. Le
lendemain, le pape dresse un tableau apocalyptique des conséquences d'une guerre atomique. L'Afghanistan refait en effet de
la confrontation le mode dominant des relations entre les Supergrands. Mais il le fait au pire moment: quand l'émergence de
"nouvelles stratégies" semble se conjuguer avec la crise du
contrôle des armements pour rendre beaucoup plus plausible la
perspective d'un conflit. Le mouvement se précipite quand, après
l'arrivée de Reagan, les tensions se durcissent, le dialogue se
stérilise et la rhétorique frise le bellicisme. Le 7 juin 1982, c'est le
Secrétaire général des Nations unies qui lance une brutale mise en
garde: "L'Apocalypse n'est plus une simple description biblique.
Elle est devenue une possibilité tout à fait réelle. Jamais aupa-
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
ravant, nous n'avons été placés sur l'arête étroite qui sépare la
ca tastrophe de la survie"].
Novembre 1989 : l'effondrement du mur de Berlin met en pratique fin à la guerre froide, cette confrontation planétaire tant
idéologique que géostratégique qui, depuis le lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale, opposait Washington et le Kremlin.
Deux ans auront à peine le temps de s'écouler avant que la
prophétie de Reagan selon laquelle l'URSS n'était "qu'un chapitre
triste de l'histoire dont les dernières pages étaient en train d'être
écrites" ne se soit réalisée. Le passage de George Bush père à la
Maison-Blanche coïncide en effet à ce qu'il qualifie de développement de "dimension biblique": la chute brutale, inattendue et
pourtant sans effusion de sang de l'Union soviétique. "Je ne
connais personne, écrira Robert Gates, alors membre de la CIA et
futur collaborateur du Conseil national de Sécurité, ni dans ni
hors du gouvernement qui ait prédit au début de 1989 qu'avant
la prochaine élection présidentielle l'Europe de l'Est serait libérée,
l'Allemagne unifiée dans l'OTAN et l'Union soviétique un souvenir de l'Histoire,,2. Les efforts de Gorbatchev pour procéder à
une perestroïka ne font en effet que confirmer une règle vérifiée
plus d'une fois: trop tardivement adoptées, les réformes précipitent la chute du régime qu'elles aspirent à sauver. Le nouveau
chef du Kremlin paraît bientôt submergé par les forces qu'il a
libérées. Ses efforts soulignent surtout la précarité des économies
qu'il entend redresser. Dès l'été 1989, de fortes revendications
politiques et sociales laissent l'URSS ébranlée. Surtout, étendue à
l'empire, la perestroïka en souligne la fragilité.
Bref, en moins d'une décennie, le cours de l'histoire a changé.
En 1980, nombreuses étaient en effet les voix qui, outre-Atlantique, redoutaient que l'avenir appartînt au Kremlin. Depuis 1979,
il est vrai, les revers n'avaient cessé de s'accumuler pour les
Américains: deuxième choc pétrolier, prise en otage du personnel
de leur ambassade à Téhéran, invasion soviétique de l'Afghanistan, fiasco de l'opération Desert One en direction de l'Iran:
"ainsi, remarque Jean Boissonnat en mai 1980, les Soviétiques
peuvent envoyer une armée en Afghanistan tandis que les
Américains sont incapables de faire atterrir huit hélicoptères dans
1. Le Monde, 9 juin 1982.
2. Robert M. Gates, From the Shadows: The Ultimate Insider's Story of Five
Presidents and How They Won the Cold War (New York: Simon & Schuster,
1996), p. 449.
AVANT-PROPOS
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un désert iranien. C'est tout ce que le monde retiendra du fiasco
américain dans le raid pour libérer les otages de Téhéran,,3.
L'heure est alors chez les Américains à ceux qui, autour des néoconservateurs,
des membres du Committee on the Present
Danger et des reaganiens, sonnent le tocsin. "Nous sommes
aujourd'hui, lance Reagan en avril 1980, dans un plus grand péril
que nous l'étions au lendemain de Pearl Harbor. Notre appareil
militaire est absolument incapable de défendre ce pays,,4.
Dix ans après, la situation s'est totalement retournée: la guerre
froide est en train de s'achever sur la défaite du Kremlin ou, si
l'on préfère, sur une victoire des Américains. Comment s'étonner
si l'interprétation de ces années fait, entre les historiens américains, l'objet d'un débat passionné? La fin de la guerre froide
vient-elle consacrer la lucidité des reaganiens? Sanctionne-t-elle
la clairvoyance de l'endiguement qui, depuis Truman, a été la
politique de tous les présidents américains, démocrates comme
républicains? Porte-t-elle simplement le coup de grâce à un système soviétique croulant sous ses contradictions, dépassé par ses
ambitions et souffrant d'un manque toujours plus cruel de
moyens? Et est-elle avant tout le résultat de la volonté du nouveau patron du Kremlin de mettre fin à un dessein impérial
manifestement toujours plus coûteux et vain ?
La polémique autour du rôle de Reagan est évidemment au
cœur du débat historiographique qui se déroule en Amérique.
Dans son article, Michael Kort distingue essentiellement trois
écoles à ce sujet. La première estime que ce rôle a été faible, voire
nul et même négatif sous certains aspects: pour elle, quand les
événements se précipitent dans la deuxième moitié des années
1980, c'est Gorbatchev qui a la main; inversement, dans la
période antérieure où le président américain avait l'initiative, il a
fait preuve d'une propension à la confrontation excessive. Autrement dit, le réarmement reaganien n'a fait que prolonger la
guerre froide en faisant le jeu des militaires et des "durs" au sein
du Kremlin. Du coup, c'est à Gorbatchev que revient le mérite de
la fin de la guerre froide et, subsidiairement, aux mouvements
pacifistes et aux organisations transnationales militant pour le
désarmement dont l'activisme a fini par peser sur la politique des
3. Jean Boissonnat, Journal de crise, 1973-1984 (Paris: J.-C. Lattès, 1984),
p. 168.
4. Cité in Pierre Melandri, Reagan: une biographietotale (Paris: Robert Laffont, 1988), p. 297.
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
deux Supergrands. Mais n'est-ce pas faire bon marché des premières hésitations de Gorbatchev à renoncer à l'accroissement de
ses forces armées comme de l'indépendance très limitée de mouvements que souvent le Kremlin finançait ou, en tout cas,
influençait? Faut-il pour autant suivre l'école opposée, celle de la
"Reagan Victory School", aux yeux de laquelle le 40e président
aurait à la fois compris que l'URSS était à court terme condamnée,
ne survivant que grâce à l'aide que Carter et les alliés lui avaient
trop souvent dispensée et su multiplier les pressions militaires (le
réarmement et l'IDS), clandestines (l'Amérique centrale, la Pologne
et l'Afghanis tan) et, peut-être davantage encore, économiques (la
baisse des prix du pétrole en particulier) pour l'enfoncer? Au
fond, l'École qui approche le plus de la vérité n'est-elle pas celle
pour qui le rôle de l'Administration Reagan ne peut être nié,
même s'il est plus limité que ses thuriféraires n'aiment à le
penser?
Dans son article, William Tilchin semble se situer entre la première et la troisième école dans la mesure où, à ses yeux, si le rôle
de Reagan dans la fin de la guerre froide fut des plus limité, celui
de son Administration ne saurait être sous-estimé. Dès lors, à ses
yeux, une question se pose: comment un président aussi ignorant
et peu enclin à travailler ses dossiers a-t-il pu quitter la MaisonBlanche avec un bilan international très respectable? Pour lui, la
question appelle une réponse sans ambiguïté: grâce au talent et à
la loyauté dont, à partir de l'été 1982, son nouveau Secrétaire
d'État, George Shultz, a toujours témoigné. Entre Shultz et le
président, les relations n'ont pas toujours été lisses en réalité.
Confronté à toute une série d'autres conseillers que leur ambition, leur rigidité ou leur ignorance aveuglaient, Shultz a parfois
eu l'impression que l'appui du président lui était trop compté et, à
pas moins de quatre reprises, il a menacé de démissionner. Mais,
et c'est là aux yeux de l'auteur la principale contribution de Reagan
au succès auquel sa politique étrangère est identifiée, le président
a toujours eu la sagesse de dissuader son ministre de le quitter. Il
a permis à Shultz de transformer l'IDS en instrument de négociation d'autant plus redoutable qu'il y était lui-même indéfectiblement attaché, de résoudre le problème de l'indépendance de la
Namibie et, surtout, de finir par l'emporter dans la lutte qui,
depuis le début, l'avait opposé pour le contrôle de la politique
étrangère américaine sur son principal rival, le Secrétaire à la
Défense, Caspar Weinberger. Celui-ci remporta maints succès dans
A V ANT-PROPOS
11
ses efforts pour faire triompher, face à l'URSS, une intransigeante
rigidité, pour saper la politique américaine envers Israël, un pays
envers lequel ilnourrissait une profonde animosité et pour bloquer
le recours aux forces armées. Néanmoins, à partir d'octobre 1986,
son influence commença à décliner et quand, à l'automne 1987,
après l'échec de ses efforts pour saborder la conclusion du traité
sur les missiles à portée intermédiaire, il se résigna à s' en aller,
Shultz avait gagné la guerre. Ce fut pour lui le début de ses quinze
mois les plus fructueux à la direction des affaires étrangères.
Quels qu'aient été les mérites comparés de Shultz et de Reagan,
Margaret Thatcher peut se targuer, comme le rappelle Peter
Boyle, d'avoir accompagné et même appuyé le président américain dans son approche complexe du camp opposé. À la fin des
années 1970, la relation spéciale paraissait sur le déclin il est vrai
quand, avec l'élection de Reagan, elle connut un remarquable
regain. Certes, entre le président et le Premier ministre anglais,
l'accord ne fut pas parfait et la "Dame de Fer" ne cacha pas, à
certaines occasions (les sanctions sur le gazoduc transsibérien,
l'invasion de la Grenade, l'envol du déficit du budget, l'IDS) son
irritation ou son scepticisme à l'égard de certaines initiatives de
son grand allié. Mais quatre considérations expliquent pourquoi
leur coopération atteignit un degré rarement égalé: une foi commune et quasi religieuse dans les vertus du libéralisme et du
marché; une affinité surprenante mais indéniable entre deux personnalités que beaucoup, sinon tout, a priori, aurait pu opposer;
la conversion de Reagan à l'idée que, dans l'affaire des Malouines,
c'était en ultime analyse la capacité des régimes démocratiques à
résister aux agressions des systèmes autoritaires qui était testée,
conversion qui déboucha sur l'apport par Washington d'une aide
secrète mais substantielle aux Anglais; enfin, last but not least, une
évolution parallèle de la perception de l'Union soviétique. D'abord
unis dans une même méfiance à l'endroit d'une URSS perçue
comme une menace pour ces libertés dont la préservation et
l'expansion étaient leur ardente priorité, Thatcher et Reagan en
vinrent peu à peu à voir en Gorbatchev un nouveau leader sous
lequel l'URSS était susceptible de changer. Dès Genève, le président américain parut persuadé de ce que, en décembre 1984, le
Premier Ministre britannique avait suggéré: le Soviétique était
quelqu'un avec qui l'on pouvait travailler. Bref, en soutenant
Reagan tant dans sa politique de fermeté que dans sa quête du
dialogue envers le camp opposé, Margaret Thatcher lui apporta
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
un appui inégalé, ce qui lui permet, selon Peter Boyle, de prétendre au premier des seconds rôles dans la saga que la fin de la
guerre froide a pu constituer.
C'est un exemple précis et concret de cette relation privilégiée
qu'Isabelle Vagnouxs'attache à analyser. Affrontement d'un autre
âge, le conflit des Malouines s'inscrit en marge de la guerre froide
sans pour autant lui être étranger. Les Argentins sont sûrs de
leur fait: les mânes de Monroe leur donneront raison, ce qui est
oublier que la célèbre doctrine de 1823 figeait le statu quo d'une
colonisation qu'ils remettent en cause 159 ans plus tard. Washington
préfère en fait son allié britannique à une junte latino-américaine
qui, certes, lui sert d'utile paravent dans sa lutte contre la subversion marxiste en Amérique centrale, mais qui met à mal les
droits de l'homme chez elle. La Grande-Bretagne
pèse lourd en
effet dans une stratégie d'endiguement
du communisme qui
redevient d'actualité, en Europe notamment. À l'instar de Peter
Boyle, Isabelle Vagnoux souligne l'importance du facteur personnel dans les relations étroites qu'entretiennent
Ronald Reagan et
Margaret Thatcher: les deux leaders sont étonnamment au diapason aux plans idéologique et géostratégique. Sans parler du
facteur psychologique qui, contre toute attente, pousse les Britanniques à l'intransigeance patriotique, fût-elle déraisonnable et
disproportionnée avec son objet.
L'importance de l'Amérique centrale pour l'Administration
Reagan se reflète dans l'attention de celle-ci pour les turbulences
qui secouent "l'arrière-cour"
des États-Unis, turbulences que
Denise Artaud perçoit comme les derniers soubresauts de la
guerre froide. Lorsque Ronald Reagan entre à la Maison-Blanche,
l'influence de l'URSS et le marxisme ont progressé en Amérique
centrale (prise du pouvoir par Fidel Castro à Cuba en 1959, par
les Sandinistes à Managua en 1979, montée de l'extrême gauche
au Salvador en 1980) en raison de l'accroissement, faute d'une
politique économique efficace, de la pauvreté. Confrontée aux
problèmes des Caraïbes, où les avancées soviétiques pourraient
un jour présenter un danger stratégique, l'Administration Reagan
choisit de soutenir les" combattants de la liberté", contre l'avis
des pragmatiques hostiles à toute politique impopulaire au Congrès
et dans l'opinion publique et, du coup, favorables à la concertation avec l'Union soviétique. Il s'agit, il est vrai, d'une solution de
rechange proposée par la CIA qui tient compte d'une formidable
opposition de la presse et de la classe politique: on armera et
A V ANT-PROPOS
13
entraînera au Honduras une force contre-révolutionnaire
-les
Contras - qui exerceront une pression, que l'on espère victorieuse
à terme, sur le régime sandiniste. Par contre, les Etats-Unis interviennent directement (et préventivement) en 1983 dans l'île de la
Grenade, où l'influence cubaine et soviétique fait craindre des
troubles après l'assassinat du Premier ministre, Maurice Bishop.
Le scandale "Iran-Contra" qui éclate en 1986 illustre certains des
errements et contradictions de la politique reaganienne. Denise
Artaud décrit fort bien comment s'est enclenché un processus par
lequel les Israéliens livrent des armes à l'Iran de Khomeyni tandis
que les Américains remplacent immédiatement ces armes en en
envoyant d'autres à Israël. Le prix des armements vendus à l'Iran
est majoré de 200 à 600 0/0et les bénéfices ainsi réalisés servent à
financer les guérilleros de la Contra. Avec l'accord régional dont
George Schulz sera l'artisan, une politique de compromis
l'emporte en Amérique centrale qui finira par conduire, après
quelques péripéties, à la défaite électorale des Sandinistes dans
un Nicaragua "redevenu" démocratique.
S'il n'y avait plusieurs théâtres d'opérations
concomitants
(l'Amérique centrale notamment) auxquels s'applique ce que le
journaliste Charles Krauthammer appellera la "doctrine Reagan",
l'aventure soviétique en Afghanistan et les menées occultes de
Washington pourraient apparaître comme le dernier acte de la
guerre froide. En tout cas, l'échec du Kremlin coïncide avec
l'écroulement de son empire. Du côté américain, on livrera une
guerre secrète contre l'adversaire de toujours par alliés et partenaires interposés. Ce faisant, ainsi que l'expose Pierre Melandri,
les États-Unis joueront aux apprentis sorciers et paieront dix ans
plus tard le prix de leur soutien aveugle aux plus extrémistes des
fondamentalistes islamistes. Alors, il est vrai, que depuis le milieu
des années 1970, la droite américaine dénonce la politique de
détente comme un échec, les événements s'accélèrent en Afghanistan. Ironiquement, l'Union soviétique décide d'intervenir en
décembre 1979 pour soutenir un régime communiste victime d'un
zèle réformiste qu'elle avait vainement tenté de tempérer. L'Administration Carter réagit avec d'autant plus de vigueur qu'elle a
été accusée de mollesse jusqu'ici: une coalition hétéroclite est mise
en place (Pakistan, Arabie saoudite, Chine) pour soutenir les
opposants islamistes. L'article de Pierre Melandri examine en
détailles trois tournants qui marquent la politique reaganienne à
l'égard des Soviétiques en Afghanistan, ainsi que le fonctionnement
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
d'une étrange coalition dont Islamabad est le maillon fort. Les
faucons de l'Administration tiennent le haut du pavé, forts de la
neutralité des libéraux qui ne peuvent contester la justesse de
la cause des moudjahidin et de l'appui du Congrès prêt à en
découdre par tous les moyens avec les ennemis de la liberté. La
décision de retrait des Soviétiques en 19B7 - qui mène à l'accord
de Genève d'avril 19B8 - annonce la fin de l'empire soviétique. Le
débat reste ouvert sur le rôle décisif de l'Afghanis tan dans la fin
de la guerre froide mais Pierre Melandri relève que, paradoxalement, les deux superpuissances furent loin de toujours tirer les
ficelles: les Soviétiques furent manipulés par les communistes
afghans et les Américains par leurs alliés pakistanais.
Les trois articles suivants prêtent surtout attention à la dimension économique de la rivalité américano-soviétique.
Comme le
montre Annick Cizel,les sanctions économiques et l'aide au développement judicieusement dispensée ont participé tout au long de
la guerre froide d'une stratégie offensive contre le communisme
-
et contre
les régimes
dictatoriaux
sous
Carter
-
dans
la lutte
d'influence qui opposait les deux Supergrands. TI s'agissait de
reproduire "le paradigme du plan Marshall", de dissuader les
pays émergents d'écouter les sirènes marxistes-léninistes et de les
empêcher de succomber à leur charme. Il fallait promouvoir le
libéralisme économique et l'ouverture des marchés pour mieux
servir à terme les intérêts américains. Le chantage à l'aide économique et le recours aux sanctions pouvaient s'avérer d'autant
plus redoutables que les pays ciblés, trop dépendants de leur
"protecteur", n'avaient aucune solution de rechange: la moitié se
trouvaient en Amérique latine. L'acharnement de l'Administration Reagan contre le Nicaragua sandiniste illustre les débordements auxquels le parti pris de coercition a pu conduire: les
sanctions relevèrent de plus en plus du "sabotage systématique
de l'appareil économique du pays", d'une "tentative de déstabilisation de l'économie sandiniste". L'arme de l'embargo pouvait
également
s'appliquer
à l'URSS - sur les céréales notammentmais avec des résultats moins probants car cette dernière n'avait
aucun mal à compenser ses pertes par des achats à d'autres
fournisseurs. Ce fut le cas en janvier 1980 à la suite de l'invasion
soviétique de l'Afghanistan. Cette politique aboutit à un repli sur
lui-même du bloc communiste sans que l'on puisse affirmer avec
certitude qu'elle hâta sa chute. Mais l'aide américaine à la résistance afghane ne put que l'affaiblir.
A V ANT-PROPOS
15
Édouard Husson consacre son article à la primauté des facteurs
économiques et aux relations germano-américaines
depuis les
années 1970. Il ne pense pas que l'agressivité soviétique, à la fin
de la période brejnévienne, soit le seul facteur explicatif de la
nouvelle phase de tensions Est-Ouest des années 1979-1986.
L'Ouest n'aurait pas gagné la guerre froide grâce au seul retour
à la stratégie de confrontation avec l'Est, après des années de
détente. Il estime que le monde occidental est caractérisé, depuis
la seconde moitié des années 1960, par une crise de la suprématie
américaine et que la guerre du Viêt-Nam et les critiques qu'elle
n'a pas tardé à susciter furent un révélateur parmi d'autres d'une
remise en cause plus profonde, due autant à des rapports de
forces économiques modifiés qu'à une nouvelle constellation géopolitique. L'Allemagne de l'Ouest est au cœur de ce nouveau rapport de forces économique, avec une monnaie qui est l'une des
plus "fortes" du monde, à un moment où le dollar connaît plusieurs dévaluations. Il passe en revue les relations tendues entre
le chancelier Helmut Schmidt et le président Carter, l'harmonie
entre Helmut Kohl et Ronald Reagan, l'identité de vues et le
contact permanent entre Kohl et George Bush père. Kohl approuvait la priorité donnée par Reagan à une stratégie de confrontation. C'est lui qui fit voter par le Bundestag l'installation des
"euromissiles" sur le sol allemand, alors qu'une majorité de ses
concitoyens y était hostile. Mais l'entente entre le président Bush
et le chancelier Kohl joua un rôle encore plus important: à un
moment crucial, elle permit à ce dernier d'imposer sa volonté
dans le processus enclenché par la chute du Mur de Berlin, dynamique qui mena à la réunification.
Tony Smith s'intéresse plus généralement, dans son analyse des
événements qui ont entouré la fin de la guerre froide, au rôle de
la "Nouvelle Pensée" soviétique qui a largement inspiré Gorbatchev
et ses réformes tant politiques qu'économiques. C'est qu'à ses
yeux son adoption a tout simplement sanctionné la défaite de
l'URSS dans une rivalité qui était tout autant sinon davantage
idéologique que géostratégique:
même si elle se perçut à tort
comme une version viable d'un socialisme réformiste, la "Nouvelle
Pensée" ne fut rien de moins qu'une capitulation du marxismeléninisme et du modèle que l'URSS avait voulu incarner devant
celui de démocratie de marché, une prise de conscience de la
supériorité de ce dernier sur le système de parti unique et de
planification centralisée. Dans cette approche, le leadership de
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
Gorbatchev joue évidemment un rôle clé. Du fait de son expérience directe de la terreur stalinienne et de sa sympathie pour les
"enfants du 20e Congrès", rappelle Tony Smith, il s'est très vite
identifié à cette partie de l'élite soviétique qui, à partir de 1956, a
commencé à s'interroger sur les déficiences du système économique et impérial que l'URSS gérait. Dès 1982, ainsi, il était en
mesure de rassembler certains des conseillers qui allaient tenter
avec lui, au printemps de 1985, de le réformer. Pourtant, le
triomphe de la "Nouvelle Pensée" ne peut se comprendre hors
l'influence de l'étranger. D'abord sans doute, à travers les contacts
que les dirigeants soviétiques ont développés non seulement avec
les partis communistes mais aussi avec les sociaux-démocrates ou
les libéraux du vieux continent; ensuite, à travers la conversion
contemporaine d'une bonne partie du monde, à commencer par
l'Amérique latine et la Chine, aux vertus du libéralisme économique; enfin, et peut-être surtout, à travers l'offensive idéologique à laquelle Reagan est identifié. Recourant à une rhétorique
wilsonienne, le président américain a su communiquer sa foi
évangélique dans la capacité du modèle américain de démocratie
et de marché à assurer la paix et la prospérité. Bref, il a contribué
à persuader les dirigeants du camp opposé de ce qu'un regard
lucide sur les réalités tant extérieures qu'intérieures leur suggérait: leur système avait échoué et l'Occident détenait peut-être
en partie la solution à leurs difficultés.
Dans une interprétation nuancée, très représentative
de la
"troisième école" plus haut mentionnée, une école à laquelle
d'ailleurs une grande partie de ces contributions semblent se
rattacher, Robert Schulzinger rappelle que si trois ans durant,
l'Administration Reagan a privilégié le réarmement et la confrontation plutôt que la détente face à l'autre camp, à la fin de sa
présidence, les relations avec ce dernier étaient meilleures que
jamais, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elles ne
l'avaient été. De cette évolution, tout le mérite ne revient certainement pas au seul président de l'Amérique. La rhétorique alarmiste dont, au début, son Administration abusa ("Nous ne savons
pas combien de temps il nous reste" devait souvent affirmer le
Secrétaire à la Défense, Caspar Weinberger, au Congrès) et l'envol
des dépenses militaires au-delà de l'accroissement pourtant considérable que Carter avait proposé, instillèrent dans les opinions
européenne et américaine la peur d'une guerre et débouchèrent
sur l'émergence de puissants mouvements pacifistes des deux
A V ANT-PROPOS
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côtés de l'Atlantique. Conçu en partie pour apaiser cette anxiété,
le projet de bouclier spatial (IDS) visant à protéger l'Amérique et
un jour le reste du monde d'une conflagration atomique ne fit en
réalité que l'exacerber, en portant un coup de plus, du fait de son
incompatibilité avec le traité ABM, à une détente que l'Afghanistan avait déjà chassée de l'actualité. Pourtant, pour des raisons
sur lesquelles, entre ses exégètes, l'accord est loin d'exister, en
1984, année électorale, le président se laissa convaincre par ceux
de ses conseillers qui voulaient le voir adopter une attitude plus
ouverte envers le camp opposé. En janvier, il parla d'une "année
de chances pour la paix" et, imaginant une rencontre entre deux
Soviétiques, Ivan et Anya et deux Américains, John et Sally, il
exprima sa conviction que les habitants de la Russie avaient, en
leur for intérieur, les mêmes préoccupations et les mêmes aspirations que ceux des États-Unis. Dès lors, avec l'arrivée de
Gorbatchev, en dépit des obstacles que l'IDS put à certains
moments dresser et d'incidents de parcours où Reagan put
paraître renouer avec sa méfiance passée, la dynamique du rapprochement se révéla impossible à enrayer. Lors de son voyage à
Moscou en mai-juin 1988, la rhétorique de "l'empire du mal"
appartenait bien au passé.
C'est peut-être là l'essentiel en réalité. À la fin des années 1980
et au début des années 1990, une ère s'était achevée, l'URSS avait
comp~:-ïsque son système avait échoué et l'Amérique que le temps
était venu de renoncer à l'esprit de croisade que, depuis 1941,
elle avait, avec plus ou moins d'intensité, embrassé dans la lutte
contre les totalitarismes et la défense des libertés. Pourtant,
comme elle n'allait pas tarder à le réaliser, la fin de la guerre
froide n'était pas la "fin de l'histoire" ni même seulement celle de
tous les dangers. Pour elle le nouveau défi serait de gérer les formidables opportunités et les périls tout aussi redoutables qu'allait
désormais engendrer la "mondialisation" qu'au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale elle avait tant espéré réaliser mais que
la résistance de l'URSS l'avait empêchée de concrétiser.
.:. .:.
.:+
Michael
Boston
KORT
University
DID RONALD REAGAN WIN THE COLD WAR?
AN OVERVIEW AND CRITIQUE
OF THE DEBATE
Le rôle de Ronald Reagan dans la fin de la guerre froide est un objet de débat entre
les chercheurs et autres commentateurs sérieux des affaires internationales.
Certains observateurs croient que la ligne politique dure de l'Administration
Reagan n'a guère contribué à la fin de la guerre froide et pourrait même en avoir
retardé l'échéance. Ces commentateurs accordent en général le mérite de la fin de
la guerre froide à Mikhail Gorbatchev. Une deuxième école de pensée affirme que
la politique de Reagan a renversé le déclin des États-Unis qui remontait à la
guerre du Viêt-Nam et qu'elle a confronté l'Union soviétique à un défi économique, politique et militaire auquel, en raison de ses ressources limitées, il lui
était impossible de faire face. Ce défi n'a pas seulement contraint Moscou à
concéder la défaite dans la guerre froide mais, selon certains, a débouché sur
l'effondrement de l'Union soviétique. Un troisième type de raisonnement répartit
le mérite de lafin de la guerre froide entre Reagan et Gorbatchev. Une version de
cette position relève que Reagan a d'abord renforcé la puissance militaire
américaine mais qu'il était disposé à négocier à partir d'une position de force et
qu'il a trouvé un partenaire réceptif à Moscou après l'arrivée au pouvoir de
Gorbatchev.
I hope I will be forgiven for not thinking a great deal about
Ronald Reagan's role in ending the Cold War until more than a
decade after the fact. My excuse is that I am a specialist in Soviet
history and the author of a textbook on the subject and therefore during the period in question found myself professionally
compelled to keep up with the straight-ahead sprints and sudden
zigs and zags of Mikhail Gorbachev. That effort required intense
concentration, much like one would need chasing a race car
during the Le Mans road race, stnlggling all the while to avoid
20
MICHAEL KORT
careening off into some ditch or over the side of a steep precipice, by which I mean making some blatant error of fact or
analysis that might be picked up by a colleague, or worse, a
student. After tenaciously tracing Gorbachev's efforts through
four editions of my text, it was with some relief that I turned to a
new subject, the Cold War. While complex, at least it was over.
Also, my focus was on the American perspective, which I hoped
would provide a break from the turmoil and tragedy woven so
deeply and painfully into Russian history.
The result was The Columbia Guide to the Cold War (1998). This
book actually had a lot to say about Reagan's impact on the Cold
War, but mainly with regard to the so-called "New Cold War" of
the early 1980s.1 When I reached the chapter entitled "The End
of the Cold War, 1985-1990," the focus once again, as if called up
by instinct or some deep and irrepressible psychological compulsion, was on Mikhail Gorbachev. His was the first name to
appear in bold type; the next was Eduard Shevardnadze. When I
finally turned to the Americans, the first name mentioned was
not Ronald Reagan but George Shultz. I attribute this lapse in
judgment to the excessive influence of my good friend and
esteemed Boston University colleague William Tilchin, who
convinced me that everything Reagan did right was due to the
stalwart efforts of his brilliant, Buddha-like second secretary of
state. I wrote that fundamental change in the international arena
was wrought by Gorbachev. By responding positively, the
Reagan administration played a secondary part in ending the
Cold War. The first heading in this chapter tells the entire story:
it reads, "Gorbachev, Perestroika, and the Cold War.,,2
There are many commentators who disagree with varying
degrees of intensity and from differing points of view with that
assessment.3 In preparing for this conference, I to a certain extent
became one of them. As we know, there is a vigorous scholarly
debate about how the Cold War ended and Ronald Reagan's
role in that denouement. That discussion often mirrors the older
1. Michael Kort, The ColumbiaGuide to the Cold War (New York: Columbia
University Press, 1998), 76-80.
2. Ibid, 82-85.
3. One of the first volumes to frame the debate on the end of the Cold
War is MichaelJ. Hogan, ed., The End of the Cold War: Its Meaning and Implications (New York: Cambridge University Press, 1992). Aside from Hogan
himself, its list of more than 20 contributors includes Walter LaFeber, John
Lewis Gaddis, John Mueller, Arthur Schlesinger, Jr., Richard J. Barnett,
Raymond J. Garthoff, and Robert Jervis.