1 BILINGUISME ET AUTOTRADUCTION: LE DECENTREMENT

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1 BILINGUISME ET AUTOTRADUCTION: LE DECENTREMENT
BILINGUISME ET AUTOTRADUCTION: LE DECENTREMENT DANS
L’ŒUVRE DE SAMUEL BECKETT
Chiara Montini
Université de Provence, Aix-en-Provence
[email protected]
Résumé: l’œuvre bilingue de Samuel Beckett présente des caractéristiques
différentes selon la période pendant laquelle l’original et sa traduction ont été écrits.
Le temps qui sépare les deux textes bicéphales en deux langues détermine aussi
l’attitude de l’auteur bilingue face à son texte. Le bilinguisme de Beckett peut se
diviser en quatre périodes principales suivant l’attitude de l’auteur face à la langue
qui est aussi un « déplacement » constant du sujet et de sa relation au langage. Des
exemples illustrent comment la poétique bilingue prend forme chez l’auteur
irlandais.
Mots clés: Samuel Beckett, bilinguisme, auto-traduction, langues, langage, sujet.
Abstract: Samuel Beckett’s bilingual works are never alike but differ according to
the laps of time separating his first version from the second. The different use of
languages, which can be split in four main periods, provoques the « displacement »
of the subject and of his relationship to languages. Some exemples show how
Beckett’s bilingual poetics takes place.
Key words: Samuel Beckett, bilingualism, self-translation, languages, language,
subject.
.
« Heavenly father, the creature was bilingual! »1 s’exclame Belacqua au sujet de
Miranda dans « Yellow », l’avant dernière nouvelle de More Pricks than Kicks. Auparavant,
dans « Dante and the Lobster », la première nouvelle du même recueil, Belacqua, le jeune
protagoniste qui emprunte son nom à un paresseux du Purgatoire de la Divine Comédie,
s’interroge, lors d’un cours d’italien avec la signorina Ottolenghi, sur la nécessité de la
traduction :
He assumed an expression of profundity.
“In that connexion” he said “I recall a superb pun anyway”:
‘qui vive la pietà quando è ben morta…’”
She said nothing.
“Is it not a great phrase?” he gushed.
She said nothing.
“Now” he said like a fool “I wonder how you could translate that?”
Still she said nothing. Then:
“Do you think” she murmured “it is absolutely necessary to translate it?”2
Plus tôt, Beckett avait cité Proust en acquieçant :
The artist has acquired his text : the artisan translates it. ‘The duty and the task of a writer
(not an artist, a writer) are those of a translator.3
1
Par ces mots Beckett rapproche la tâche de l’écrivain à celle du traducteur, l’éloignant
paradoxalement de l’artiste.
Ces réflexions sur le bilinguisme, la traduction et le rôle de l’écrivain comme
traducteur sont accompagnées par des considérations sur les langues. Dans Dream of Fair to
middling Women, roman publié de façon posthume, Belacqua semble ériger le français à la
« langue sans style » qui permettrait de découvrir la « marguerite ». De plus, en 1937, dans la
« lettre allemande » écrite à l’ami Axel Kaun au sujet des traductions des poèmes de Joachim
Ringelnatz (pseudonyme de Hans Bötticher), Beckett observe que l’écrivain se trouve dans
une position désavantageuse par rapport aux autres artistes à cause de la « terrible matérialité
du mot ». Il affirme ainsi vouloir mettre à mal sa langue comme le mathématicien fou le
ferait, c’est-à-dire en changeant d’unité de mesure à chaque calcul. Au moment où il écrit,
ajoute-t-il, il ne fait que mettre à mal les langues étrangères4.
C’est l’époque du « monolinguisme polyglotte », que j’ai ainsi défini car Beckett
écrivait en anglais5, tout en utilisant des langues étrangères, et traduisait pour gagner un peu
d’argent, tout en s’interrogeant aussi bien sur le rôle de l’écrivain que sur celui du traducteur.
Ce n’est qu’à partir de Murphy (1935 a - 1947 f)6 que l'idée d'une écriture bilingue
comme projet poétique commence à prendre forme. Mais c’est dans Watt (1945 a - 1967 f)
que la langue est véritablement « mise à mal » et que Beckett atteint un point de non retour.
Après ce roman, Beckett écrira presque exclusivement en français pendant une dizaine
d’année. Il s’agit en effet de deux premiers romans « traduits par l’auteur » (Murphy en
collaboration avec Alfred Péron et Watt avec Ludovic Janvier). Écrits en deux langues, ces
deux romans font partie de la deuxième période, celle du « bilinguisme à dominance
anglophone ». La référence au « serviteur de deux maîtres » (« the servant of two masters »)
dans Murphy, et la rupture symbolique (malgré l’interdit final « Honni soit qui symboles y
voit ») avec la mère, dans Watt, où Tetty rompt le cordon avec ses dents signifiant ainsi la
rupture avec la langue maternelle, permettent l’appréhension de l’œuvre bilingue.
C’est dans Mercier et Camier (1946 f- 1974 a), premier roman francophone, qu’une
autre rupture a lieu, celle d’avec la tradition, et donc le père, et que le bilinguisme porte à
l’inversion des langues : la langue étrangère devient la langue de la première rédaction et la
maternelle se retrouve subordonnée au rôle de langue traductrice. Ainsi Mercier et Camier de
même que les nouvelles, rédigées à la même époque, marquent le début de la période du
« bilinguisme à dominance francophone », comprenant notamment la trilogie romanesque Molloy (1947 f – 1955 a), Malone meurt (1948 f- 1956 a), L’Innommable (1949 f – 1957 a) -,
Textes pour rien (1951 f – 1967 a) et les pièces de théâtre - En attendant Godot (1952 f –
1955 a) et Fin de partie (1956 f –1956 a) -. Tous ces écrits ont été traduits peu après la
rédaction de l’original.
Ensuite nous avons affaire à la dernière période, celle du « bilinguisme mixte », qui
commence avec From an Abandoned Work (1954 a – 1967 f). Dans ce texte, où l’auteur
recommence à écrire en anglais, le sujet locuteur affirme avoir tué la mère aussi bien que le
père. Comme s’il s’agissait d’un passage symbolique, c’est à partir de ce moment que la
quatrième période du « bilinguisme mixte », ainsi défini car Beckett écrit tantôt en anglais,
tantôt en français, tantôt en anglais en même temps qu’en français, commence.
Pour ce qui est de l’auto-traduction, nous pouvons constater que les deuxièmes
versions subissent aussi l’influence des périodes pendant lesquelles elles ont été rédigées ; en
d’autres termes, si la traduction a été faite au cours d’une période autre que celle de la
première rédaction, le texte II subit aussi des modifications liées au changement de poétique
qui s’est produit pendant ce temps. L’ « original » sera toutefois reconnaissable et proche de
2
la version traduite car Beckett agit toujours dans le « respect du texte », selon Berman,7 mais
à sa façon, qui est aussi celle de l’auteur-traducteur. L’exemple le plus significatif de cette
attitude est sans doute Mercier et Camier ; l’auteur traduit le roman plus de vingt ans après la
première rédaction et, son style étant devenu beaucoup plus concis et essentiel, sa traduction
réduit le texte français d’à peu près un tiers. L’exemple contraire est celui de la trilogie, où,
les traductions, temporellement près de leurs « sources », restent très proches du texte I.
Ainsi, même si de nombreux critiques ont essayé de systématiser la façon de Beckett
de s’auto-traduire et que le phénomène du bilinguisme chez cet auteur a été l’objet de
plusieurs articles et de différentes théories et interprétations psychanalytiques, il est difficile
d’établir des règles sur le procédé de ses auto-traductions. Car, chez Beckett l’auto-traduction,
voire le déplacement du texte d’une langue à l’autre, est une partie de la création elle-même
et, de même que l’acte créateur, elle sera difficilement soumise à des règles.
Aujourd’hui la critique s’interroge tout particulièrement sur la position du sujet par
rapport à la langue utilisée (Pascale Sardin-Damestoy) et on reconnaît dans le procédé
systématique de l’auto-traduction un mouvement qui rappelle le fort-da tel que Lacan le
décrit.8 Pour ce qui est des tentatives de systématisation de la pratique de l’auto-traduction,
toutefois, il me semble qu’elles n’ont pas favorisé l’appréhension du phénomène. Cela est
sans doute dû au caractère imprévisible de cette pratique soumise non seulement aux aléas et
aux différences de langues, mais aussi aux modifications de la poétique qui évolue en même
temps que la relation aux langues.
Je crois, en effet, que pour Beckett le choix d’écrire en français a été d’abord une
façon de véhiculer des nouveaux parcours de pensée et d’affects et d’adopter un contexte
culturel et émotionnel non hypothéqué par des conflits archaïques. Tout en favorisant une
opération au service des résistances, cela lui aurait permis de créer de nouvelles voies
associatives et une réorganisation de l’identité9. La différence entre l’écriture de la première
période et celle de la seconde, le changement du narrateur qui devient « je », le passage à une
sorte de stase où le voyage n’est qu’imagination, le virement vers une langue plus simple et
moins baroque représentent quelques unes des modifications véhiculées par la nouvelle
langue et donc par des nouvelles chaînes associatives. Le sujet se déplace et peut enfin se
regarder écrire grâce à la distance émotionnelle que permet la langue étrangère. Le fait de
traduire ses propres textes en anglais consentirait de garder cette distance, car la langue
maternelle est assujettie, du moins partiellement, à celle étrangère à traduire. L’écriture en
langue étrangère et l’auto-traduction ne vont pas sans rappeler le « déplacement » tel qu’il est
défini en psychanalyse :
Fait que l’accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher
d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la
première par une chaîne associative.
[…] La théorie psychanalytique du déplacement fait appel à l’hypothèse économique
d’une énergie d’investissement susceptible de se détacher des représentations et de
glisser le long
de voies associatives.10
Ainsi, la schématisation en périodes est marquée par des passages symboliques où les
voies associatives sont à chaque fois signalées comme par un aveu - conscient ou inconscient
- du sujet bilingue. Pour ce qui est de la première période monolingue, marquée par la forte
influence de la tradition nationale et des pères littéraires et philosophiques (Joyce, Dante,
Démocrite, etc.), le passage est signifié par la tentative d’aller au-delà de cette tradition, voire
de la détruire ; la deuxième période, pendant laquelle Beckett s’installe en France, est
caractérisée par la coupure du cordon et, symboliquement par la rupture avec la langue
3
maternelle ; la troisième période, celle francophone, ouvre la voie à un nouvel univers qui se
détache de l’influence de certaines traditions et des pères spirituels (« pas de récit de rêve pas
de citations » dit Camier) ; la quatrième commence par l’aveu et la constatation que le
locuteur a tué son père aussi bien que sa mère : c’est par ces meurtres que le sujet vainc les
résistances que la langue étrangère lui avait consenti, pour enfin pouvoir aussi s’exprimer et
les dire aussi bien dans sa langue maternelle.
Souvenons-nous, à ce propos, de ce que Freud dit dans « Le créateur littéraire et la
fantaisie » ; le poète doit réussir à dépasser la répulsion qui empêche l’homme commun de
raconter ses rêves diurnes et obtient l’effet de plaisir sur le lecteur « dans la technique du
dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui
s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres » ainsi, continue Freud, « le créateur
littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il
nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c’est-à-dire esthétique, qu’il nous offre à
travers la présentation de ses fantaisies. » D’abord les « barrières qui s’élèvent entre chaque
moi individuel et les autres » ont pu être abattues grâce à l’adoption de la langue étrangère et
ensuite la mort des parents a permis aux langues de coexister.
Les exemples qui suivent, montrent l’attitude de Beckett par rapport à la traduction et
à l’auto-traduction, épreuve à laquelle il ne déroge pas, mais qui est aussi source de dégoût,
du moins si l’on se tient à ses témoignages :
How sick and tired I am of translation and what a losing battle it is always. Wish I had
the courage to wash my hands of it all, I mean leave it to others and try and get on with
some work. 11
A) Première période. Monolinguisme Polyglotte
Traductions
Le bâteau Îvre (Rimbaud)
Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont
navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer.
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Oh ! que ma quille éclate ! Oh ! que j’aille à la
mer !
But no more tears. Dawns have broken my heart
And every moon is torment, every sun bitterness;
I am bloated with the stagnant fumes of acrid
loving –
May I split from stem to stern and founder, ah
founder!
(tr. Beckett, 193212)
Zone (Apollinaire)
Adieu Adieu
Soleil cou coupé
Adieu Adieu
Sun corseless head (tr. Beckett, 1950)
Dans la pluspart des traductions « soleil cou coupé » devient « sun severed neck » ;
Beckett privilégiant le rythme trouve une solution plus originale (et peut être aussi plus
convaincante) qui modifie de peu le signifié.
4
Ces exemples montrent comment Beckett, jeune traducteur, avait déjà abandonné la
littéralité de la traduction et préférait respecter le rythme du texte, son signifiant, plutôt que
d’en restituer le signifié dans son exactitude. Les expériences de Beckett traducteur, son
« obsession » du rythme permettent déjà d’avoir une idée de la façon dont Beckett se
rapprochera de ses textes à traduire.
En faisant un saut en avant, je montrerai deux exemples de traduction, faites en 1976
(quatrième période du « bilinguisme mixte »), des maximes de Chamfort :
Vivre est une maladie dont le sommeil nous
soulage toutes les seize heures. C’est un palliatif ;
la mort est le remède.
sleep till death
healeth
come ease
this life desease.
Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa Live and clean forget from day to day,
propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au Mop life up as fast as it dribbles away.
jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie (tr. Beckett, 1976)
à mesure qu’elle s’écoule.
Ces dernières ressemblent à des adaptations plutôt qu’à des traductions: ici c’est le
signifiant et son rythme qui changent tandis que le signifié reste presque le même. Beckett
traducteur se rapporte instinctivement à l’intention de l’œuvre à traduire : pour les poèmes il
restitue le rythme, dans le cas des maximes il donne plus de vitesse au rythme pour souligner
l’immédiateté du sens. Beckett traduit Chamfort au moment où la pratique de l’autotraduction
est devenue systématique et de plus en plus « libre » et se permet ainsi des écarts par rapport à
la traduction d’un texte « tiers ». De même ses auto-traductions pourrons parfois se permettre
cette liberté, tout en agissant dans le respect du texte.
Auto-traduction
Beckett écrivain et traducteur devient auto-traducteur. Le co-traducteur de Molloy,
Patrick Bowles, considère que son but d’auto-traducteur est celui d’écrire « un nouveau livre
dans une deuxième langue » :
anyone patient enough to compare the French and English texts of Molloy will find many
discrepancies, some quite funny. Some are due to second thoughts after reconsidering
the original French, others to the overriding aim of this particular translation, which an
independent translator could not adopt in the absence of the author, namely to write a
new book in a second language.13
Mais si pour Beckett la traduction de ses ouvrages présuppose la création d’un
nouveau livre, cela n’empêche pas au premier original de rester le référent. De plus, la
traduction n’est-elle pas « la création d’un nouveau livre dans une deuxième langue ? »
Antoine Berman affirmait, à ce propos :
Une traduction ne vise-t-elle pas, non seulement à « rendre » l’original, à en être le «
double » (confirmant ainsi sa sécondarité), mais à devenir, à être aussi une œuvre ?[…]
Lorqu’elle atteint cette double visée, une traduction devient un « nouvel original »14
5
Ainsi, si Beckett se permet des écarts en se traduisant, il n’oublie jamais son
premier texte de référence, confirmant sa secondarité. Les exemples qui suivent visent
à illustrer certaines de différentes attitudes de Beckett se traduisant.
B) Texte de la deuxième période (Bilinguisme Anglophone), traduction de la
quatrième période (Bilinguisme Mixte)
Exemple de traduction « libre »:
Watt:
Dans la version anglaise deux pages d’une partition musicale un peu particulière
précèdent la comptine qui suit :
Fifty-one point one
four two eight five seven one
four two eight five seven one
oh a bun a big fat bun
a big fat yellow bun
for Mr Man and a bun
for Mr Man and a bun
for Master Man and a bun
for Miss Man and a bun
a big fat bun
for everyone
four two eight five seven one
four two eight five seven one
till all the buns are done
and everyone is gone
home to oblivion.
The singing then ended.
Of these two verses Watt thought he preferred the former. Bun is such a sad word, is it not?
And man is not much better, is it? 15
De la partition et de la comptine, en français, il ne reste que la note suivante:
Quelle était la musique de ce thrène? Enigme. Quelle était, au moins, celle chantée par
le soprano?
Watt, texte de la deuxième période est traduit en collaboration avec Ludovic Janvier
pendant la quatrième période, en 1968. Les divergences comme celle que nous montrons ici
ne sont pas nombreuses, et c’est peut-être afin de rester plus près de son texte que Beckett a
préféré traduire avec un collaborateur. Ainsi, la suppression ici d’un tel passage est encore
plus significative. Il s’agit sans aucun doute d’une fantaisie ou d’un souvenir d’enfance que le
français semble éloigner par un « déplacement ». On pourrait donc penser que, en se
traduisant après tant d’années dans une langue étrangère, Beckett aurait préféré éliminer le
côté sentimental et enfantin de la version anglaise.
Dans Mercier and Camier aussi, mais par un mouvement opposé (du français à
l’anglais), les références à la maladie et les manifestations d’affections les plus spontanées et
émouvantes sont supprimées. Ainsi, le rôle de la langue maternelle ou étrangère, voire de la
6
langue « originale » ou « traductrice », de même que le temps pourraient jouer en faveur d’un
plus grand détachement.
C) Troisième période. Bilinguisme Francophone
Voici un autre exemple où il ne s’agit plus de fantaisie d’enfant mais de citation,
bannis dans Mercier et Camier.
Molloy
Car mes testicules à moi […] je n’avais plus
envie d’en tirer quelque chose, mais j’avais
plutôt envie de les voir disparaître, ces témoins à
charge et décharge de ma longue mise en
accusation. (p. 46)
For from such testicles as mine […] there was
nothing more to be squeezed, not a drop. So that
non che la speme il desiderio, and I longed to
see them gone, from the old stand where they
bore false witness, for and against, in the
lifelong charge against me. (p. 36)
Une fois de plus, Beckett ajoute en anglais une reminiscence en langue étrangère. Il
s’agit de l’Ode a se stesso16 de Giacomo Leopardi où on retrouve aussi la citation qui semble
inspirer Beckett et toute son œuvre et qu’on retrouve en guise d’épigraphe dans Proust : « e
fango è il mondo » (et le monde c’est de la boue). La citation aussi semble faire partie d’une
pulsion irrésistible, mais seulement en anglais. Mais, si Beckett dit s’interdire les citations et
les récits de rêve, il déroge cependant, pour ce qui est des gros mots, à un interdit social bien
plus fort, notamment dans sa culture irlandaise. Les obscenités sont un facteur important dans
l’œuvre de Beckett qui écrit à son éditeur Barney Rosset, à propos de Godot :
in raising the question of the obscenities I simply wished to make it clear from the outset
that the only modifications of them that I am prepared to accept are of a kind with those
which hold for the text as a whole, i.e. made necessary by the change from one language to
another.17
Dans Molloy, par exemple, Beckett se donne d’abord à cœur joie pour trouver des
expressions « déplacée » et vulgaires en français, ensuite, comme dans l’exemple qui suit, il
renchérit dans la traduction anglaise :
Elle avait un perroquet, très joli, toutes les
couleurs les plus appréciées. Je le comprenais
mieux que sa maîtresse. Je ne veux pas dire que je
le comprenais mieux qu’elle ne le comprenais, je
veux dire que je le comprenais mieux que je ne la
comprenais elle. Il disait de temps en temps,
Putain de conasse de merde de chiaison. Il avait
dû appartenir à une personne française avant
d’appartenir à Lousse. Les animaux changent
souvent de propriétaire. Il ne disait pas
grand’chose d’autre. Si, il disait aussi, Fuck !
Peut-être qu’il l’avait trouvé tout seul, ça ne
m’étonnerait pas. Lousse essayait de lui faire dire,
Pretty Polly! Je crois que c’était trop tard. Il
écoutait, la tête de côté, réfléchissait, puis disait,
Putain de conasse de merde de chiaison, On
‘She had a parrot, very pretty, all the most
approved colours. I understood him better than his
mistress. I don’t mean I understood him better
than she understood him, I meant I understood
him better than I understood her. He exclaimed
from time to time, Fuck the son of a bitch, fuck
the son of a bitch. He must have belonged to an
American sailor before he belonged to Lousse.
Pets often change masters. He didn’t say much
else. O, I’m wrong, he also said, Putain de merde!
He must have belonged to a French sailor before
he belonged o the American sailor. Putain de
merde! Unless he had hit on it alone, it wouldn’t
surprise me. Lousse tried to make him say, Pretty
Polly! I think it was too late. He listened, his head
on one side, pondered, and then said, Fuck the son
7
voyait qu’il faisait un effort18.
of a bitch. It was clear he was doing his best.19
Patrick Bowles décrit ainsi les voies qui ont amené à cette traduction:
We spent most of a morning in the Café Select swearing experimentally at each other.
However, at the end of it, I was sorry to see Beckett’s original searing French expletives
go, so after we had worked our way round to the fairly mild American version I suggested
there was no reason why the parrot should not have three masters in the English version.
This was agreed and part of the original French was retained in the English, enabling the
parrot to serve two masters as well as a mistress, while at the same time revealing a
hitherto unsuspected talent for bilingual expression.20
Je donnerai un dernier exemple scatologique en trois langues pour montrer comment
effectivement Beckett travaillait toujours sur l’effet de la langue sur le public :
En attendant Godot : Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne en Bresse
Waiting for Godot : Acacacacademy of Anthropopopometry of Essy-in-Possy
Warten auf Godot : Anthropopopometrischen Akakakakademie in Burg am Berg. 21
En choisissant des noms de pays familiers aux locuteurs de différentes langues (sans
pour autant changer le rythme et respectant jusqu’aux assonances), Beckett permet au public
(ou au lecteur) de saisir immédiatement les onomatopées scatologiques.
C) Quatrième période. Bilinguisme Mixte
Exemple d’interaction entre le premier texte écrit pendant la troisième période et
traduit pendant la quatrième.
Si Mercier et Camier (1946) fait partie de la deuxième période, Mercier and Camier
(commencée en 1970 et terminée en 1974), tout en étant son double anglais, laisse deviner
son appartenance à la dernière période poétique de Beckett. Ici la traduction devient aussi
commentaire :
Je te dois des esplications, dit Camier. Camier
Camier mumbled something about burnt bridges
disait toujours esplications. Presque toujours. Je
and indecent haste. 23
ne te demande pas d’eSplication, dit Mercier, je te
demande de répondre oui ou non à ma question.
Ce n’est pas le moment de couper les ponts, dit
Camier, ni de brûler les étapes22.
Nous avions déjà fait référence à la réduction de ce texte dans la version anglaise. La
concision de cette traduction qui fait penser à la réduction des Maximes de Chamfort, est
enrichie par un élément supplémentaire : l’interaction, voire le dialogue entre les deux textes.
La traduction devient ainsi commentaire. Ici, la « censure » montre que le style de Beckett est
devenu plus essentiel et que ses expériences sur la langue ont changé de direction.
Prenons un autre exemple d’interaction et de coupure avec l’original:
Ce qui donne, don précieux entre tous, de la
vraisemblance à cette façon de voir, c’est qu’à peu
de temps de là Mercier fut obligé de répéter une
même phrase deux ou trois fois de suite avant que
I hope we have not overstepped it.
Camier did not answer. There are times when the
simplest words are slow to signify. Here « it » was
the laggard.25
8
Camier en tînt compte. Soit.
J’espère qu’on n’a pas dépassé la masure, dit
Mercier.
Camier ne répondit pas.
J’espère qu’on n’a pas dépassé la masure, dit
Mercier.
Quoi ? dit Camier.
Je dis que j’espère que nous n’avons pas dépassé
la masure, dit Mercier.
Camier ne répondit pas tout de suite. La vie a de
ces occasions où les mots les plus simples et
limpides mettent quelque temps à dégager tout
leur bouquet. Et masure prêtait à confusion. 24
Dans Mercier et Camier, Beckett réalise une véritable étude sur les expressions et les
clichés de la langue qui sont presque partout dans le texte. Ici, dans la version française il
s’amuse à prolonger l’effet comique dû au malentendu. Tout en trouvant l’expression
équivalente en anglais, le comique de la situation est cependant réduit du fait que celle-ci, ne
permet pas la prolongation du jeu comme en français.
Nous terminerons par donner les exemples de traduction de titres de la quatrième
période, pendant laquelle les expériences d’auto-traduction sont très variées. La
caractéristique principale de cette longue période, pendant laquelle l’écriture de Beckett
continue à évoluer, est à voir dans le rapprochement temporel des certaines traductions. Les
textes anglais et français semblent parfois naître en même temps, ce qui les rapproche, tout en
les éloignant, comme le montrent les titres de certains de ces ouvrages :
Dépepleur devient The Lost Ones ; Bing - Ping ; Sans - Lessness, Le
dépeupleur - The Lost Ones
Ces exemples confirment le manque de systématisation dans la façon de s’auto-traduire de
Beckett qui est influencé par plusieurs éléments dont le temps, et par conséquent le
changement de poétique, est sans doute le plus important. Cependant, on constate qu’il existe
souvent une interaction toute particulière entre les deux versions jumelles et que la deuxième
ne se fait pas sans son premier original qu’elle garde comme référent.
Si « les déplacements linguistiques » de Beckett (représentés d’abord par le choix d’une
langue véritablement étrangère et ensuite par la réécriture) sont une façon de mettre à distance
le sujet qui émane du texte, il me semble que les écarts entre les deux versions dénoncent
l’impossibilité de ce but. En effet, le sujet ressurgit et son inconscient semble s’imposer de
façon inattendue. C’est dans cet « échec » – à savoir l’impossibilité du sujet de s’effacer
complètement derrière le langage et vice-versa - qu’on trouve la force de l’œuvre de Beckett.
Œuvre qui représente, par le biais du bilinguisme, la duplicité de la relation sujet-langage. Les
exemples cités montrent que le sujet ne peut pas s’empêcher de citer, de se souvenir des
comptines d’enfance et de faire réapparaître le sujet refoulé. Le mot juste, la grammaire, le
style sont là pour « voiler » le langage et les écarts sont là pour dévoiler le sujet. Les
divergences deviennent une nécessité du sujet bilingue, en accord avec la poétique bilingue.
9
Notes
1
Beckett, Samuel, More Pricks than Kicks, Grove Press, 1972 (1934 Chatto and Windus Ltd.), p. 169.
Ibid., p. 19.
3
Beckett, Samuel, Proust, John Calder, London, 1970 (1931, Chatto and Windus Ltd.). La citation à l’intérieur
de la citation est de Proust, tandis que les mots entre parenthèse sont de Beckett.
4
Voir « German Letter of 1937 » dans Disjecta (dir. Ruby Cohn), Grove Press, 1984, p. 51.
5
A l’exception de « Le concentrisme », écrit en français, probablement en 1930.
6
Je mets entre parenthèse les dates de la rédaction en anglais (a) et de celle en français (f).
7
Voir Berman, Antoine, Pour une critique des traductions : John Donne. Editions Gallimard, 1995.
8
« Fort ! Da ! C’est bien déjà dans sa solitude que le désir du petit d’homme est devenu le désir d’un autre, d’un
alter ego qui le domine et dont l’objet de désir est désormais sa propre peine .» Dans « Fonction et champ de la
parole et du langage », dans Ecrits I, Seuil, Paris, 1999(1966), p. 317.
9
Voir Amati Mehler, Argentieri, Canestri, La Babel de l’inconscient. Langue maternelle, langue étrangère et
psychanalyse. Presses Universitaires de France, 1994 (traduit de l’italien par Otto F. Kernberg).
10
Définition de « déplacement », dans Vocabulaire de la psychanalyse, de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, sous
la direction de Daniel Lagache, Quadrige/ P.U.F.
11
Lettre à Thomas MacGreevy, 30 janvier 1957.
12
Les traductions de trois poèmes qui suivent sont publiées dans Collected Poems 1930-1978, John Calder,
London, 1984.
13
Patrick Bowles, “How to fail. Notes on talks with Samuel Beckett.” PN Review, 96, Mar.-Apr. 1994, vol. 20,
no 4, pp. 24-38
14
Berman, op. cit, p. 42.
15
Beckett, Samuel, Watt, John Calder, London, 1981 (1953), p. 33-34.
16
“A se stesso”
-Giacomo Leopardi
Or poserai per sempre,
Stanco mio cor. Perì l'inganno estremo,
Ch'eterno io mi credei. Perì. Ben sento,
In noi di cari inganni,
Non che la speme, il desiderio è spento.
Posa per sempre. Assai
Palpitasti. Non val cosa nessuna
I moti tuoi, nè di sospiri è degna
La terra. Amaro e noia
La vita, altro mai nulla; e fango è il mondo.
T'acqueta omai. Dispera
L'ultima volta. Al gener nostro il fato
Non donò che il morire. Omai disprezza
Te, la natura, il brutto
Poter che, ascoso, a comun danno impera,
E l'infinita vanità del tutto.
17
Knowlson, James, Damned to Fame. The Life of Samuel Beckett. Bloomsbury, 1996, p.392.
18
Beckett, Samuel, Molloy, Éditions de Minuit, Double, Paris, 1994 (1951), p. 49.
19
Beckett, Samuel, Molloy, dans Trilogy. Molloy, Malone Dies, The Unnamable, Calder Publications, London,
Montreuil, New York, 1997, p. 37.
20
Patrick Bowles, “How to fail. Notes on talks with Samuel Beckett.” PN Review, 96, Mar.-Apr. 1994, vol. 20,
no 4, pp. 24-38, ici p. 33.
21
Traduit en collaboration avec Elmar Tophoven.
22
Beckett, Samuel, Mercier et Camier, Les Editions de Minuit, 1970, p. 63.
23
Beckett, Samuel, Mercier and Camier, Grove Press, New York, 1975, p. 41.
24
Mercier et Camier, p. 176-77.
25
Mercier and Camier, p. 102.
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