Implication du chercheur et politique linguistique familiale au Maroc

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Implication du chercheur et politique linguistique familiale au Maroc
A paraître dans :
Actes du Colloque “Applications et implications en Sciences du Langage”, Université de Paris V, 29
mars 2003 (Isabelle Léglise / Emanuelle Canut éds.). [Date de rédaction : septembre 2003]
Frank Jablonka
Implication du chercheur et politique linguistique familiale au Maroc
Suivant la double visée de ce colloque, le présent article s’intéresse aux applications et aux implications en science du langage et cherche à la fois à mettre en évidence le lien entre ces deux
perspectives, en l’occurrence entre le domaine de politique linguistique (application) d’une part, et
les implications du rôle du chercheur sur le terrain d’autre part. Je vais essayer de montrer en quoi
l’approche ethnographique en science du langage peut révéler des aspects intéressant le champ de
l’application, et donner des réponses peut-être surprenantes à des questions déjà posées par des
sociolinguististes. Pour ce faire, je vais recourir à ma recherche sociolinguistique sur le contact
franco-arabe menée au Maroc depuis 2001 dans une optique à la fois variationniste et inspirée de
l’ethnographie de la communication.1
Les locuteurs visés par mon enquête sont les “jeunes scolarisés urbains” (Bennani-Chraïbi 1994)
des quartiers populaires de Salé. A cet effet, j’ai bénéficié à plusieurs reprises de l’hospitalité d’une
famille composée de cinq personnes résidant à Hay Essalam, quartier populaire de cette ville, qui
m’a servi d’‘observatoire’ :
père : retraité ; aucune scolarisation ; arabophone monolingue (dialecte marocain) ;
mère : femme au foyer ; aucune scolarisation ; arabophone monolingue (dialecte marocain) ;
fils : au chômage ; activités occasionnelles (vendeur de haricots au souk ; travaux sur des chantiers
de construction) ; cinq ans de scolarisation, d’où compétences rudimentaires en français et en arabe
standard ;
sœur aînée : activité occasionnelle en tant que tapissière ; aucune scolarisation ; arabophone
monolingue (dialecte marocain) ;
fille cadette : statut militaire ; neuf ans de scolarisation ; compétences approfondies en français et
en arabe standard.
Une troisième fille, mariée avec un chauffeur de taxi, a déjà quitté le foyer.
Pendant six séjours chez ma famille d’accueil, j’ai pu construire un réseau de contacts qui m’a
donné accès à des locuteurs appartenant au groupe visé et disposés à se soumettre à un entretien
1Quelques résultats de cette recherche ainsi que des détails sur la démarche sont précisés dans Jablonka (à
paraître a et b).
variationniste intensif d’une durée moyenne de 90 à 120 minutes. Une vingtaine de locuteurs ont été
interviewés.
1. “Il n’y a pas de problème” : problèmes de politique linguistique au Maroc
Cette recherche qualitative, qui s’inscrit dans une approche microsociolinguistique, n’a en ellemême aucunement pour but de préparer une quelconque intervention de politique linguistique.
Aussi les politiques linguistiques explicites et implicites, au niveau macro et micro, ne sont-elles
pas au premier plan de la recherche. Mais son intérêt est évidemment lié à l’enjeu politique des
contacts linguistiques franco-arabes, enjeu politique qui fait l’objet de nombreuses publications, 2
non seulement par rapport au Maroc mais aussi aux autres pays du Maghreb, et dont cette recherche
ne peut ni veut faire abstraction.
1.1. Il serait évidemment exagéré de parler d’une politique linguistique “par défaut” au Maroc, mais
il est certain que le poids de l’Etat en tant qu’acteur en matière de politique linguistique explicite est
bien limité, politique linguistique qui, de surcroît, est souvent contrecarrée par les pratiques des
locuteurs (cf. Messaoudi 2002). On est en droit de douter de l’efficacité des mesures de politique
linguistique menée par les institutions de l’Etat auprès de la masse des locuteurs, 3 notamment du
groupe visé par notre recherche, en raison de la délégitimation des institutions étatiques. Celles-ci
assurent insuffisamment la fonction d’intégration sociale, et en effet, l’intégration du groupe des
jeunes scolarisés urbains est le problème central de la société marocaine (Bennani-Chraïbi 1994).
Ainsi, les institutions de l’Etat n’ont pas de prise contraignante ni identitaire sur les acteurs sociaux.
On voit mal comment les institutions étatiques en tant qu’instances de politique linguistique
auraient un impact percutant sur les choix, identifications et pratiques de l’ensemble de la
population. Cette situation est très clairement reconnue par certains informateurs.4 Ceux-ci ont
plutôt tendance à ‘désofficialiser’ la question et la gestion linguistiques du Maroc et à ‘donner la
parole’ (et les langues en contact) aux locuteurs eux-mêmes, dans un souci d’autonomie. Etant
donné que les locuteurs sont les mieux placés pour connaître leurs besoins de communication, c’est
2Cf. Boukous (1995) et le compte rendu de Messaoudi (1996), ainsi que Benzakour / Gaadi / Queffélec
(2000), Glessgen (1996), Grandguillaume (1983), Moatassime (1992). – Quant aux “politiques linguistiques
individuelles” au Maroc, nous disposons de la contribution macrosociolinguistique de D. Caubet (2000) ;
pour Salé cf. l’enquête de El Himer (2000) auprès de six familles.
3Pour le débat actuel, cf. Ibn El Farouk (2002), notamment les contributions de L. Messaoudi et de M. Taifi.
4Par exemple, le locuteur D, mal intégré malgré son diplôme universitaire, ne manque pas de perspicacité :
“L’autoroté [sic] il peut pas obliger quelque chose. On est libre.” Il affirme que si le locuteur fait le choix
d’employer une langue ou une autre, par exemple le français, en famille, ce choix est sans aucun lien avec
d’éventuelles décisions des institutions, car : “Une langue il n’a pas de frontières. J’crois.”
à eux de gérer le plurilinguisme, d’où le leitmotiv de plusieurs entretiens : “Il n’y a pas de
problème.” Toujours est-il que cette gestion ‘informelle’ du contact linguistique peut se révéler bien
plus problématique que nombre de locuteurs l’affirment. Toutefois, il est indéniable que la politique
linguistique se joue beaucoup plus au niveau informel qu’au niveau formel, bien que les choix au
niveau micro reflètent la macrostructure de la société marocaine, d’où précisément l’enjeu politique
de ces choix. Cette situation laisse une marge de manœuvre assez large aux différents agents et
décideurs, que ce soit au niveau institutionnel ou informel.
1.2. Ce phénomène est amplifié par l’incapacité de l’infrastructure économique du pays d’absorber
la masse des jeunes urbaines, souvent hautement qualifiés. Le système économique assure
insuffisamment l’intégration sociale et ne transmet que partiellement des normes sociales,
linguistiques et autres, et il se trouve ainsi que cette institution n’assure pas sa fonction d’instance
de politique linguistique unificatrice en faveur de l’une des variétés standard en présence (français
et arabe), rôle qu’elle jouerait, selon Maas (1989), dans une société moderne. Même la plupart des
locuteurs qui ont réussi l’intégration socioprofessionnelle déclarent ne subir aucune pression
contraignante, voire identitaire, d’une norme linguistique prescriptive. Au contraire, l’abandon des
études, le mariage et l’insertion professionnelle peuvent mener à la perte des acquis en langue
standard (notamment français) et une ‘redialectalisation’ des pratiques linguistiques, comme le
déclare l’informatrice H :
H : Oui, le français, euh, avant je /Èpa{le/ bien français. /meù/ …
FJ : Avant quoi ?
H: Avant, à l’école, au lycée. Au collège, surtout au /kuÈlES/, surtout au /ky/, au /koÈlES/. Mais après ce,
j..j..j’commençais à …
F : Après quoi ?
H : Après l..le lycée, ll..la /Èfaùk«/, français, j’ai …
FJ : Donc au moment où tu as abandonné tes études ça a chuté ?
H : Oui. Surtout au travail-/ç/.
Il s’avère ainsi que dans la mesure où d’importantes instances de politique linguistique se retirent
ou s’avèrent inefficaces, la fonction de compensation incombe à l’institution sociale qui est la
structure compensatoire par excellence au Maroc : la famille (Bennani-Chraïbi 1994). En effet, au
Maroc, c’est la famille qui assure l’intégration sociale, dans la mesure où les autres institutions sont
caractérisés par des dysfonctionnements. Or, dans des contextes de modernisation, régis par une
logique de promotion verticale, la famille s’est avérée être l’instance de politique linguistique
décisive, agent de la convergence linguistique vers une variété standard de prestige (Maas 1989), et
les autres instances de politique linguistique (notamment le système éducatif, les institutions de
l’Etat, le marché du travail) sont inopérantes si les politiques linguistiques familiales, bien que
souvent ambivalentes, ne vont pas dans le même sens (ibid., p. 40). Ce contexte de modernisation
fait défaut au Maroc : dans ce pays, c’est la famille qui remplace la sécurité sociale et réabsorbe
ceux qui n’ont pas pu être intégrés au niveau socioprofessionnel. Auprès des couches populaires, ce
milieu est dominé par l’arabe marocain et des valeurs traditionnelles, souvent vécues comme plus
sécurisantes que les modernes. Cependant, le français, contrairement à l’arabe standard, arrive à
s’introduire dans ce milieu, dans le cadre de politiques linguistiques familiales5.
1.3. Ici, c’est la fonction compensatoire de la famille qui comble le vide laissé par la faiblesse de la
politique linguistique officielle explicite, et plus généralement par l’inefficacité des autres instances
de politique linguistique. Nous allons étudier ces phénomènes à travers deux exemples, à savoir ma
famille d’accueil, ainsi que celle de H, son mari O et leur fille J, que j’ai fréquentée régulièrement
depuis juillet 2001. Précisons que quatre membres de ces deux familles ont participé à l’entretien :
le couple O/H, ainsi que le fils (I) et la fille cadette (M) de ma famille d’accueil. De plus,
l’observation a été suffisamment longue et le contact suffisamment intense pour déclencher un
processus ethnographique profond.
2. L’angoisse et la méthode : l’implication du chercheur comme principe épistémologique par rapport à la politique linguistique familiale
Suivant Devereux (1980), on peut affirmer que le processus ethnographique est déclenché au cours
de l’interaction directe et prolongée entre enquêteur et enquêté(s) grâce au jeu réciproque de
transfert et contre-transfert, en termes psychanalytiques (ibid., p. 15 et passim). Etant donné que ce
processus relève de l’inconscient, Devereux (ibid., p. 227) recommande à l’enquêteur de rester en
contact avec son inconscient pour s’en servir comme “outil” de recherche, ce qui n’est,
évidemment, pas chose facile, précisément parce qu’il échappe par définition à la conscience.6
L’enquêteur sert d’écran de projection de l’imaginaire linguistique et plus largement culturel, des
auto et hétéroreprésentations du groupe faisant l’objet de la recherche (cf. aussi Rabinow 1988 :
5Selon Caubet (2000) les “politiques linguistiques individuelles” (ou plutôt familiales) sont menées
notamment par rapport au choix de l’école et de langues vivantes à apprendre, mais aussi au choix de la (des)
langue(s) utilisée(s) avec des proches. La première question, celle de l’école et des langues à apprendre, ne
concerne évidemment que les couches aisées ayant les moyens de contourner le système éducatif public
arabisé. Chez les couches populaires, qui font l’objet de ma recherche, la situation se présente sous un angle
très différent.
6Pourtant, il existe des techniques qui aident à conscientiser des éléments inconscients pertinents pour la
recherche, notamment la prise de distance temporaire avec les relations établies sur le terrain. J’ai pu
constater que la lecture, le contact avec des proches en Europe par téléphone et par mail ou la fréquentation
de collègues dans le pays d’accueil peuvent être propices à faire monter des images ou des associations à la
surface de la conscience ; celles-ci peuvent être investies dans la conceptualisation du vécu sur le terrain et
ainsi enrichir le processus herméneutique de l’ethnographe. Dans d’autres cas, la distance géographique est
nécessaire, et la conscientisation n’advient qu’après une phase d’‘incubation’ de plusieurs semaines.
108) ; une fois le processus ethnographique déclenché, grâce à l’observation de ses réactions
affectives et de son propre comportement au sein de la communauté, l’enquêteur peut accéder à une
compréhension plus riche des processus interactionnels régissant la communauté – en d’autres
termes, l’écran de projection lui renvoie l’image de l’autre par le biais de la perception de sa propre
image. Comme le souligne Devereux (1980 : 60 et passim), l’enquêteur, non seulement par son
activité professionnelle, mais déjà par sa seule présence, provoque des “perturbations” 7 sur le
terrain. Or, il ne s’agit pas de minimiser ces “perturbations”, de réduire les effets provoqués par
l’enquêteur dans le souci de gérer le faux problème du paradoxe de l’observation, mais de se servir
précisément de ces réactions constatées comme point de départ de l’analyse des pratiques du groupe
observé. Comme la résistance du patient à la thérapie attire l’attention du psychanalyste qui, lui,
cherche à interpréter celle-ci comme donnée symptomatologique, les obstacles sont des ponts qui
mènent l’ethnographe à une meilleure compréhension des phénomènes observables (Devereux 1980
: 20 ; pour l’ethnographie du Maroc cf. Rabinow 1988 : 138-139).
Etant donné que l’enquêteur étranger au terrain est privé de ses repères culturels structurant son
comportement, sa perception et sa vie affective, et que ses stratégies de réaction à l’imprévu (qui ne
manque pas sur le terrain) s’avèrent souvent inopérantes, des ethnographes comme Devereux et
Rabinow ont rapproché cette expérience d’un rite de passage, initiatique, facilement déstabilisant,
même pour un enquêteur ayant déjà fait ses preuves sur d’autres terrains. En effet, sur le terrain
marocain, les occasions d’appliquer le programme de Devereux, à savoir De l’angoisse à la
méthode dans les sciences du comportement : de faire de la peur la clé de voûte de la méthode, se
sont présentées à plusieurs reprises. Ceci concerne notamment la compréhension de politiques
linguistiques familiales.
2.1. Nous savons que l’enquêteur est facilement manœuvré dans un rôle complémentaire de celui de
son groupe observé (Devereux 1980 : 323 et passim) ; certains groupes sont si habiles que
l’enquêteur comprend tardivement à quoi on joue, et il est alors difficile de sortir du rôle que le
groupe lui a attribué. Ceci a des conséquences notables sur le processus ethnographique : en
fonction de la complémentarité des rôles, le groupe lui révèle certains aspects et lui en cache
d’autres, et il est donc important de rendre compte de cette interaction (ibid., p. 344). De plus, cette
situation est déstabilisante lorsque le rôle attribué à l’enquêteur est incompatible avec l’image
(idéale) qu’il a de lui-même (son moi). Quel était donc mon rôle complémentaire à Salé ?
Du point de vue de l’imaginaire du groupe, je semble représenter l’inverse de la plupart des sujets
fréquentés et enquêtés. En revanche, je semble plutôt incarner leurs aspirations : voyages, tenue
7Pour des raisons épistémologiques, les guillemets me semblent indispensables, car ces “perturbations”
constituent d’importantes sources de données scientifiques, tout comme n’importe quelle intervention sur
l’objet de recherche. Devereux (1980 : 349) souligne “l’utilité scientifique des ‘perturbations’ créées par
l’observateur et par l’observation […] : les expériences, les tests, les enquêtes sont aussi des perturbations
puisqu’ils déclenchent un comportement qui n’aurait pas eu lieu autrement.”
vestimentaire8, diplômes (européens, et donc capitalisables), autonomie, etc. – et surtout : je vis et
travaille en France (de surcroît à l’université, institution dotée de prestige). 9 Le constat de Devereux
(1980) selon lequel le statut socioprofessionnel de l’enquêteur (ou plutôt : l’idée que le groupe
observé s’en fait) peut avoir des incidences sur le processus ethnographique, s’est sans douté avéré
au cours des différentes phases de mon enquête à Salé, dans la mesure où certains sujets projetaient
sur moi leurs propres aspirations insatisfaites liées aux rêves de la société de consommation, aux
promesses non tenues par leur propre société : situation stable, ressources financières – et donc
exploitables. J’avoue avoir beaucoup de mal à me retrouver dans ce rôle.10 Citons l’exemple des
deux informateurs relais Y et A (tous deux BAC+4 en économie, chômeurs de longue date). Chacun
affirmait sa volonté de partir à la première occasion, Y en France (où son frère est étudiant en 3ème
cycle), et A en Allemagne (où son frère prépare également un doctorat), ou sinon en France. Leur
aide sur le terrain marocain était, en cas de réussite, soumise à la condition de mon soutien sur le
terrain français et/ou allemand pour faciliter leurs démarches d’émigration (inscription à
l’université, prise en charge…),11 et ils ont exercé, chacun à sa façon, une considérable pression sur
moi. Dans la mesure où leurs frères étaient déjà partis et où A avait déjà demandé le visa à
l’Ambassade d’Allemagne, ces projets semblaient crédibles et réalistes. On ne s’étonnera pas que
cette situation fût déstabilisante pour l’enquêteur, mais cette inquiétude était en même temps la
source d’énergie permettant de comprendre leur image idéalisante de l’Europe et notamment de la
France, sur l’arrière-plan de leur vécu tout sauf sécurisant ni prometteur au pays.
2.2. On comprend ainsi que pour ces jeunes hommes et femmes, le chemin vers soi-même passe
obligatoirement par l’Autre, par l’Ailleurs. L’enquêteur incarnait les deux à la fois. Une génération
de jeunes scolarisés mal intégrés, trop enracinée dans ses traditions pour chercher la rupture
ouverte, trop autonomisée pour ne pas chercher à s’en libérer, tiraillée entre deux systèmes de
références antagonistes et en quête de repères, a besoin du détour par l’Ailleurs et par l’Autre pour
se retrouver dans l’Ici (cf. Bennani-Chraïbi 1994). Entre-temps, Y a trouvé un emploi dans un
ministère, et A a tout récemment fait sa réapparition en tant qu’agent d’une société de
télécommunication. Donc, le projet de départ, y compris les démarches, peut être éphémère et
constituer une expérimentation imaginaire dans le but de se ressourcer dans le “rêve collectif”
(ibid., pp. 159 ss.), correspondant à un mouvement de “décomposition” et de “recomposition”
(ibid., p. 23). Ceci explique aussi, au moins en partie, pourquoi le projet de départ a, certes, des
8J’ai constaté à plusieurs reprises qu’une vraie chemise de marque (et non de contrefaçon) peut susciter la
curiosité et l’admiration même de sujets relativement privilégiés.
9Mon origine allemande ne joue pratiquement aucun rôle : du fait de parler couramment français je suis
automatiquement assimilé aux Français, probablement parce que l’ancienne puissance “ protectrice ” est
perçue comme représentant prototypique de l’Europe (sinon de l’Occident : l’ethnologue américain Rabinow
(1988 : 39, 112) a fait la même observation ; il considère que cette assimilation est justifiée).
10Devereux (1980 : 333) dirait que ce rôle est radicalement “égodystone”.
11Expérience classique, semble-t-il, cf. Rabinow (1988 : 109).
incidences sur les représentations normatives du français sans pour autant entraîner des
conséquences notables sur les pratiques et compétences linguistiques (Jablonka 2005). Les sujets
font souvent état d’une sensibilisation accrue à la norme prescriptive, mais cette sensibilité n’ayant
pas d’incidences sur la pratique elle s’avère foncièrement déclaratoire. De même, A possède un
manuel d’allemand. Mais ce manuel ne représente rien d’autre que l’ancre de son rêve, car, comme
j’ai pu le vérifier, ce sujet n’a pas la moindre compétence dans cette langue.
2.3. L’appropriation de compétences linguistiques, en particulier en français, sont ainsi, certes, un
atout pour la mobilité verticale (ascensionnelle) et horizontale (géographique, notamment vers
l’étranger), mais ils ne sont pas que cela, surtout dans la mesure où les deux sens sont bloqués et où
les sujets sont conscients de ce blocage. J’ai pu relever cet état de fait au sein de ma famille
d’accueil. Dès ma première visite je savais que la fille cadette nourrissait le projet d’émigration vers
la France, pays où elle a déjà passé quelques semaines pour des raisons professionnelles. C’était
donc avec des sentiments mitigées que j’ai appris peu de temps avant mon premier séjour chez cette
famille que la jeune femme avait commencé à prendre des cours de soir de français. Je ne pouvais
m’empêcher d’interpréter ce choix comme acte de politique linguistique familiale, comme
composante d’une stratégie d’amélioration de la situation de la famille dans son ensemble :
l’appropriation de compétences linguistiques en français avait-elle pour but de préparer son départ,
à commencer par l’instrumentalisation de l’enquêteur ? Comme cette personne semble avoir peu de
perspectives d’épanouissement professionnel et personnel au Maroc, la mobilité verticale, facilitée
par la compétence en français, compenserait la mobilité verticale bloquée. Or, il se trouve que
jusqu’à présent (septembre 2003), le résultat de sa démarche d’émigration est nul.* Elle a essayé
d’accélérer la décision administrative par des moyens informels, sans aucun effet. Entre-temps, je
suis le bienvenu à la maison, et la famille bénéficie de cadeaux et de quelques contributions
matérielles. Il va de soi que la compétence en français de la fille cadette a facilité considérablement
les contacts avec l’entourage social et mon entreprise dans son ensemble. Ainsi, au lieu de chercher
l’Autre ailleurs, cette famille, grâce à un acte de politique linguistique familiale, a fini par intégrer
l’Autre et l’Ailleurs, incorporés par l’enquêteur dans l’Ici. En attendant, rien n’empêche la jeune
femme de continuer le “rêve collectif” d’une meilleure vie en France (ou dans un autre pays
occidental) et de passer des moments agréables en compagnie de l’enquêteur et de ses proches –
bref : de s’épanouir en tant que sujet dans l’hic et nunc marocain partiellement redéfini et même
restructuré.
2.4. Car ce passage par l’Autre, assimilé au Même, est, semble-t-il, déclencheur de restructurations
au sein de cet ensemble social même : les sujets sont en quête du regard évaluateur valorisant de
l’Européen, et leurs pratiques semblent être ennoblies par l’image positive que celui-ci leur renvoie
*Note janvier 2007 : Elle réside en France depuis juin 2005.
(Bennani-Chraïbi 1994 : 66 ss.). Ainsi, le fils de la famille, qui m’adresse la parole
systématiquement en arabe marocain, a réalisé à plusieurs reprises des activités de rédaction en
français – mais aussi en arabe standard – et m’a présenté, fier, les résultats. En effet, la présence de
l’enquêteur transforme dans une certaine mesure le champ observé ; en l’occurrence, il a contribué à
l’approfondissement et à la réactivation de compétences linguistiques. Cette “perturbation” est
révélatrice dans la mesure où elle indique la quête de repères dans des conditions sociales
difficilement vivables et déstabilisantes. La compétence linguistique acquise et affichée est, semblet-il, le symptôme du besoin d’une ressource vitale : la dignité qui découle du regard approbateur.
2.5. En effet, pour la plupart des informateurs la perception de l’enquêteur européen est nécessairement évaluatrice. Ils semblent vivre l’entretien sociolinguistique comme une situation
d’examen oral. Certains, notamment le locuteur O, sont obsédés par le regard évaluateur que
l’enquêteur européen pourrait porter sur leurs pratiques sociales, évaluation à la fois recherchée et
redoutée. Lors de l’entretien, cette optique était motivée par le projet, apparemment très concret,
d’émigration vers le Canada, de sorte que la situation de l’interview a été interprétée comme une
sorte de répétition générale :
O : Bientôt /on/ aura, /on/ aura un entretien avec le mec, euh, de de de de, de Canada en français. Eh, et
moi, euh, le, l’entretien que, que vous /aÈvE/ avec elle, je me suis dit : tiens, c’est une façon d’évaluer
/œ)m/ petit peu, euh, ce qu’il a dans le /Èv)ntr«/. […] Bon, s’i s’en sort pas bien avec, euh, un..un..un,
un..un monsieur invit…, invité chez nous, un monsieur, euh, enfin, qui n’a rien à voir avec, euh, le
Canada, comment va-t…, va-t-elle s’exprimer /d«Èvo)÷«ù/ un.., un testeur, hein ?
Apparemment l’évaluation redoutée et recherchée concerne, aux yeux de O, plus son épouse H que
lui-même. Mais une évaluation négative jetterait une ombre sur le couple dans son ensemble. De
plus, même lorsque le projet d’émigration était déjà abandonné depuis longtemps, O me demandait
souvent de la façon la plus explicite d’évaluer sa femme ainsi que lui-même, que ce soit du point de
vue linguistique ou à d’autres égards. Cette situation est évidemment déstabilisante pour l’enquêteur
car elle a toutes les qualités d’une “double contrainte” (Watzlawick / Beavin / Jackson 1979) : si
l’évaluation est trop négative, le sujet risque de perdre la face. Si la réponse est trop positive, elle
n’est guère crédible. Evidemment, la situation est encore plus délicate à l’égard de son épouse. Le
stress provoqué par ce type de questionnement insistant de la part de l’un des plus précieux
informateurs m’a amené à m’intéresser à d’éventuelles fonctions de ce comportement. Il s’est avéré
que ce questionnement était celui d’un personne préoccupée par l’évolution socio-économique et
politique de son pays, bloquée entre une forte aspiration d’ascension sociale et la conscience des
conditions peu favorables à son aspiration, d’une personne qui accepte la sécurité là où elle peut la
trouver, que ce soit dans le regard approbateur que l’Européen porte sur sa compétence en français
et encore plus sur celle de sa femme, ou dans l’islam.
2.6. Une fois de plus, il s’avère que la politique linguistique familiale visant la compétence en
français est certes motivée par l’idée que le français peut servir d’instrument facilitant la mobilité
verticale ou horizontale. Mais la vérité ne se limite pas à cela. Ce fait ressort de la politique
linguistique que le couple O/H a adoptée vis-à-vis de leur fille J :
FJ : Et avec qui de ta famille tu parles au moins parfois en français? […]
H : Avec J des fois. […] Et j’aimerais /bjE)÷/ qu’il apprend le français.
O: Qu’il appren-ne.
H : Qu’il apprenne, qu’elle apprenne le français.
FJ : […] Très bien. Okay. Tu aimerais bien qu’elle apprenne le français. Pourquoi tu aimerais bien qu’elle
apprenne le français?
H : Parce que tout, tout est en français.
FJ : Comment, tout est en français ?
H : Euh, les /eÈtçyt/.
FJ : Ah !
H : /my/, tout est en français, /Èd÷k«ù/ …
FJ : Oui ? Donc ?
O : Tu permets que /ZœntErÈvjEn/ ?
FJ : Ouais, vas-y.
O: /Èpask«/ une fois je lui ai dit que l’arabe dialectal il va l’apprendre dans la rue, et vaut mieux qu’/o)m/
parle avec J le /fro)ÈsE/, ça va lui permettre d’apprendre le français au foyer et l’arabe dialectal il aura
toujours le temps de l’apprendre dans la rue. C’est ce que je lui ai fait /kmpra)ndr«/ une fois.
H : L’arabe on par(le) tout /t«/ tout l’temps en arabe, mais le français des f(ois) pour la gâter : “Viens ma
p’tite chérie.”
La locutrice H déclare adopter une politique linguistique familiale francophile vis-à-vis de sa fille
en vue de l’ascension sociale : “Tout est en français. … Les études.” Toutefois, son propre cas
démentit cette affirmation (cf. 1.2.). Au contraire, son entourage social et professionnel l’a plongée
profondément dans l’arabe dialectal, au point que même son mari O, plus francophile, renonce
(selon elle, trop souvent) de lui adresser la parole en français. Il est vrai qu’en ma présence, O
s’adresse souvent à sa femme en français, ce qui est sans doute motivé par son souci de donner une
image favorable de lui-même à un “évaluateur” potentiel à qui a été attribué un statut social
prestigieux et doté d’autorité (universitaire). Cependant, sa femme lui répond habituellement en
arabe dialectal. Nous voyons que les intentions déclarées sont invalidées par les conditions sociales
dans lesquelles vivent les couches populaires, même relativement favorisées, conditions sociales
peu propices à un usage privilégié du français. Ainsi, la locutrice s’adresse de préférence à la fille
en arabe dialectal, et on peut douter que l’usage d’expressions figées du type “Viens, ma p’tite
chérie” prépare l’enfant à des études et à une activité professionnelle en français.
En revanche, O semble être un promoteur d’une politique linguistique francophile plus affirmée visà-vis de sa fille. J’ai pu assister à des échanges ludiques en français entre père et fille, échanges qui
vont dans le sens de l’évolution d’une véritable compétence interactive, du type :
O : “Je t’aime.” “Je t’aime.” Dis “Je t’aime”.
J : … Je ne t’aime pas.
[RIRE]12
Cependant, l’intérêt que O porte sur l’acquisition langagière de la fille ne concerne pas exclusivement le français, mais aussi l’arabe dialectal. Quelques mois avant O a constaté avec enthousiasme l’acquisition du diminutif arabe -a (ðlib ‘lait’ → ðliba ‘lait + DIMIN’) par sa fille. Il
serait donc erroné de voir dans ce type de politiques linguistiques uniquement des stratégies
préparant des parcours scolaires et professionnels qui promettent un statut socioéconomique plus
prestigieux, voire des manifestations de la redoutable “domination symbolique” (Boukous 1995).
Nous voyons dans ces politiques linguistiques familiales plutôt des démarches favorisant une
socialité plus riche parce que plus variable, du fait de la diversification des moyens d’expression.
3. Implication et application : le Même et l’Autre – le Même est l’Autre
Notre démarche ethnographique a permis d’accéder à une compréhension plus précise et complète
d’un domaine relevant du champ de l’application, en l’occurrence de la politique linguistique –
politique qui commence évidemment “à la maison”, en nous interrogeant sur l’implication du
linguiste sur un terrain qui n’est pas sans lui lancer de nombreux défis. Ces défis, vécus sous forme
de “perturbations” par le chercheur, qui est lui-même également un élément “perturbateur” au sein
de son groupe d’accueil, peuvent s’avérer redoutables et remettre en question l’intégrité de sa
personnalité. Suite à mon dernier séjour au Maroc en été 2003 pendant lequel mon réseau, dont je
fais évidemment partie, a connu des secousses séismiques d’une ampleur surprenante, je suis arrivé
à la conclusion que c’est l’interaction des “perturbations” réciproques qui peuvent amener le
chercheur à une compréhension plus adéquate non seulement de son groupe observé, mais aussi de
lui-même. Car ce qui est vrai pour le groupe ne l’est pas moins pour le chercheur : le chemin qui le
mène vers lui-même dans l’Ici passe obligatoirement par l’Autre dans l’Ailleurs.
Ce n’est que de cette implication, que j’oserais appeller existentielle, qu’émane le sens des donnés
ethnolinguistiques, car elle permet à l’enquêteur de s’approprier les catégories de la communauté
observée en les vivant avec elle. Pour ce qui est des politiques linguistiques familiales, il est vrai
qu’elles compensent la faiblesse et le dysfonctionnement de politiques linguistiques effectuées par
d’autres instances linguistiques. Toutefois, il serait erroné de voire ces politiques linguistiques
familiales principalement motivées par des aspirations de mobilité ascensionnelle ou géographique.
Une telle perspective grefferait des catégories relatives à la modernité occidentale sur un contexte
12Observé en déc. 2002 ; J avait alors trois ans.
social et culturel qui ne leur correspond pas. Certes, le prestige du français est lié aux déséquilibres
socioéconomiques et politiques au niveau national et international, et plus spécifiquement à
l’histoire coloniale et au présent post/néocolonial. Certes, le français peut servir d’instrument pour
s’assurer des positions plus prestigieuses, que ce soit ici ou là-bas. Mais dans la mesure où ces
chemins sont bloqués à la grande masse des jeunes scolarisés urbains, ils veulent quand même vivre
leur vie en s’arrangeant avec les moyens de bord d’une part et avec le ressourcement dans
l’imaginaire d’autre part. Si tôt ou tard une voie s’ouvre où l’on peut investir ses acquis langagiers
dans une optique instrumentale – tant mieux. Mais en attendant, les politiques linguistiques
familiales par rapport au français sont surtout l’anticipation expérimentale imaginaire, voire
onirique (cf. Bennani-Chraïbi 1994 : 284) de mobilité verticale et horizontale, anticipation qui
procure néanmoins une certaine approbation dans le hic et nunc par le détour à travers l’Autre et
l’Ailleurs. C’est là le point de rencontre non seulement de l’enquêteur et des enquêtés, mais aussi de
l’implication et de l’application.
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