Adapter Henry James
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Adapter Henry James
Adapter Henry James Compte rendu de la conférence donnée par Compte-rendu de la conférence donnée le le 14 décembre 2015 à Paris Diderot par Julie Wolkenstein, maître de conférences à l’université de Caen et romancière La carrière littéraire d’Henry James (New-York 1843 - Londres 1916) peut se diviser en trois grandes étapes : I. Les écrits de jeunesse (1870-1880) : période de succès avec des œuvres romanesques (romans et nouvelles) de facture traditionnelle qui mettent souvent en scène le contraste culturel qui oppose l’Amérique et la vieille Europe : L’Américain (The Americain, 1877), Les Européens (The Europeans, 1878), Daisy Miller (1878), Portrait de Femme (The Portrait of a Lady, 1880) II. La période des « œuvres étranges » (1895-1900) : James qui veut devenir dramaturge adapte pour la scène ses intérêts littéraires mais essuie avec les cinq pièces qu’il compose et fait monter une série d’échecs cuisants et irrémédiables, il écrit alors des romans dialogués qui sont des novellisations de son œuvre dramatique comme L’Autre Maison (The Other House, 1896) et revient à la forme romanesque de ses débuts avec de nombreuses nouvelles et quelques romans I.III. III. La « major phase » (début du XX e siècle) : retour à une œuvre romanesque qui s’éloigne des règles canoniques du récit au profit d’un travail narratif subtil centré sur le point de vue et la conscience des personnages : Les Ailes de la colombe (The Wings of the Dove, 1902), Les Ambassadeurs (The Ambassadors, 1903), La Coupe d’or (The Golden Bowl, 1904). James apparaît donc comme un classique peu lu1, notamment dans la seconde partie du e XX siècle (dans les années 70 et 80) et particulièrement difficile à adapter 2, ce qui étonne lorsqu’on considère le nombre significatif d’adaptations dont son œuvre romanesque a fait l’objet. On peut remarquer également qu’il existe un parallèle entre la position de James par rapport à l’héritage 1. C’est ce que souligne Ruth Prawer Jhabvala, scénariste attitrée de James Ivory, lorsqu’elle déclare à propos de La Coupe d’or : « La fidélité au roman n’était pas mon premier souci. Je ne m’attendais pas à ce que grand monde l’ait lu. ». 2. Truffaut, qui s’est inspiré de l’œuvre du romancier pour La Chambre verte (1978), dira à Jean Gruault, son scénariste : « Avec James, les choses ne sont jamais dites expressément, ce qui est impossible dans un film, il faut donc trouver une autre solution… » ; Rivette, de son côté, déclarera : « James est un auteur impossible à adapter littéralement. Il convient de choisir une adaptation oblique, en développant ses thèmes… ». culturel européen et celle du cinéma par rapport à la littérature. De même que, selon Francis Vanoye, « l’adaptation […] place d’emblée le cinéma en posture de dépendance et de dette par rapport à la littérature3 », Henry James se trouve dans une situation de dépendance et de dette par rapport au patrimoine européen. En 2002, une recension des adaptations pour l’écran des œuvres de James dénombre cent vingt-cinq titres dont trente films de cinéma. Beaucoup de ces productions sont difficiles d’accès, quand elle ne sont pas tout simplement invisibles de nos jours. C’est en partie pour cette raison que l’étude de Julie Wolkenstein porte sur le corpus suivant : les trois films de James Ivory, Les Européens (The Europeans, 1978), Les Bostoniennes (The Bostonians, 1984), La Coupe d’or (The Golden Bowl, 2000) ; le film de Jane Campion, Portrait de femme (The Portrait of a Lady, 1996) et le film « expérimental » de Jacques Rivette, Céline et Julie vont en bateau (1974). Les quatre premiers films sont plus ou moins académiques, d’un intérêt cinématographique inégal, et l’étude se propose d’analyser ces adaptations selon plusieurs angles : premièrement, la question du dénouement et des libertés prises par le cinéaste vis-à-vis de la fin des romans ; ensuite, la question de la réception, qui, en fonction des évolutions sociétales, se modifie selon qu’il s’agit du roman ou du film et donne parfois lieu à des débats interprétatifs sur les choix d’adaptation ; puis, la question de l’influence d’une adaptation sur une autre selon le principe de la contamination ; enfin, l’approche oblique et stimulante de l’œuvre jamesienne que propose Rivette. Les Européens Ce film marque le début de la reconnaissance du réalisateur et du duo qu’il forme depuis 1961 avec son producteur Ismail Merchant, devenu trio en 1963 avec la romancière Ruth Prawer Jhabvala qui collaborera régulièrement à l’écriture de ses scénarios. C’est justement sa scénariste qui fait découvrir James à Ivory, lequel tentera par deux fois sans succès d’adapter l’écrivain pour le cinéma en travaillant sur L’Américain et pour la télévision avec un projet tiré des Papiers d’Aspern (The Aspern Papers, 1888). En adaptant Les Européens, le trio conserve les enjeux du roman : révéler les particularités esthétiques de la Nouvelle Angleterre en montrant que l’Amérique du siècle peut fournir un spectacle aussi attrayant que le XIX e XIX e siècle européen. On notera, en revanche, que si le film suit les intrigues matrimoniales et la comédie de mœurs mis en œuvre dans le livre grâce à la transplantation de situations européennes dans un décor américain, il évacue l’aspect ironique pris en charge dans le roman par la voix du narrateur qui tient à distance les personnages et leur comportement, en choisissant de ne pas utiliser la voix-off comme contrepoint aux situations 3. F. VANOYE, L’adaptation littéraire au cinéma, Armand Colin, 2011, p.14. (Référence fournie par J. Wolkenstein) mises en scène. Cet aspect est particulièrement visible dans le dénouement du film : là où le roman se concluait par une fin ouverte et l’exhibition ironique des conventions sociales et romanesques, le film se termine par un dénouement très traditionnel, conclusif et heureux montrant, dans une esthétique romantique américaine, les trois couples en route vers leurs bonheurs respectifs et souligne ainsi l’aspect classique et conformiste de l’œuvre d’Ivory. Les Bostoniennes Le film fait date dans la filmographie d’Ivory en partie par le débat critique que provoque son dénouement. Si des thèmes comme l’égalité des femmes, l’homosexualité, ou le « mariage bostonien » qui ont fait controverse à la publication du livre ne provoquent plus, lorsque Ivory sort son film une centaine d’années plus tard, les mêmes émois, les options choisies par le cinéaste dans son dénouement provoquent des interprétations contradictoires sur l’idéologie du film. À la fin du roman, Basil, personnage machiste et réactionnaire, « enlève » Verena, la maitresse d’Olive, pour se marier avec elle. Verena devait prendre la parole devant une assemblée de femmes afin de les encourager à poursuivre la lutte féministe, c’est donc Olive qui va prendre sa place et s’adresser au public. Dans le texte, ce dénouement reste très ouvert sur l’action d’Olive dans la salle, les choses étant présentées sur le mode de l’hypothèse selon le point de vue de Basil, la scène d’allocution publique et son succès sur l’assistance demeurant dérobés au regard du lecteur. Ivory choisit, lui, de mettre en scène cette prise de parole, pendant laquelle Olive reprend avec passion le flambeau militant de Verena et galvanise son public. En ne voulant pas maintenir l’équivoque, le cinéaste provoque paradoxalement une double lecture idéologique de cette fin : certains critiques y lisent les signes d’une revirilisation de l’Amérique qui ferait de l’œuvre un film reaganien ; d’autres commentateurs interprète la prise de conscience et de pouvoir d’Olive comme un message féministe. Cette dernière lecture apparaît, a posteriori, comme la plus juste au regard de nombreux détails significatifs qui parsèment le film et qui témoignent de la part d’Ivory d’une vision plus féministe qu’il n’y paraît. La Coupe d’or et Portrait de Femme L’intrigue impossible du roman La Coupe d’or, vaudevillesque et longuette, ne sert de prétexte qu’à la virtuosité de son traitement, James multipliant les points de vue afin de raconter la même histoire perçue par différentes consciences. Ivory est paradoxalement séduit par l’histoire qu’il adapte assez platement en lui donnant cependant une fin plus optimiste que celle du roman. La critique sera particulièrement déçue par le résultat, reprochant notamment au réalisateur le choix et l’interprétation d’Uma Thurman pour le rôle de Charlotte. L’intérêt du film naît de sa confrontation avec l’adaptation de Portrait de Femme réalisée par Campion quatre ans plus tôt. Ici, encore, la cinéaste australienne se heurte à la particularité narrative du roman jamesien4, en variant trop peu et trop maladroitement les points de vue et en ne traitant pas, entre autres, le célèbre chapitre 42. Cependant, Campion introduit quelques trouvailles de mise en scène : un générique contemporain présentant de jeunes Australiennes des années 90 baguenaudant dans la campagne ou des images en noir et blanc à la manière des films muets pour traiter le tour du monde d’Isabel. Ce générique anachronique et l’hétérogénéité stylistique de certaines images sont reprises par Ivory dans son adaptation de La Coupe d’or qui commence par une séquence de flagrant délit d’adultère dans l’Italie de la Renaissance et présente le retour de Charlotte aux États-Unis comme un film d’actualité d’époque. On observe ici un phénomène de contamination entre les deux adaptations, Ivory se servant du Portrait de Femme de Campion pour enrichir son propre film. Cette influence interfilmique prend une dimension supérieure quand on sait, premièrement, que James avait été inspiré pour Portrait de femme par Les Liaisons Dangereuse de Laclos ; deuxièmement, que Campion assume, notamment par l’emploi de John Malkovitch dans la distribution, l’influence de l’adaptation de Stephen Frears du roman épistolaire (Dangerous Liaisons, 1988) pour son film ; et troisièmement, que cette même adaptation par Frears figure au nombre des influences d’Ivory quand il entreprend le tournage de sa Coupe d’or, (Ivory qui a lui-même caressé le projet d’adapter Portrait de femme dans ces mêmes années 1990, et songé à Glenn Close pour incarner Madame Merle, réincarnation de la marquise de Merteuil que Close avait jouée chez Frears), le choix controversé d’Uma Thurman ( qui jouait Cécile de Volanges chez Frears) pour jouer Charlotte s’expliquant en partie par cette référence. Les phénomènes d’influences intertextuelles et/ou intermédiatiques et de contamination d’un film à l’autre construisent donc un réseau complexe de résonnances qui nourrissent les différentes adaptations de l’œuvre de James. Céline et Julie vont en bateau Le film de Rivette est plus une variation sur l’univers jamesien qu’une adaptation à proprement parler. Même si l’un des multiples développements du scénario se présente comme une relecture de L’Autre Maison5. Les visions des deux héroïnes provoquées par le « bonbon magique » les replongent dans l’ambiance et parmi les personnages étranges mais néanmoins « familiers » de 4. Le roman se développe, en effet, selon le point de vue dominant d’Isabel jusqu’à ses fiançailles, puis présente une ellipse de trois ans avant le quarante-deuxième chapitre qui apparaît comme un long moment d’introspection sur les péripéties relevant d’un profond travail littéraire sur « la vie intérieure » du personnage et alterne, enfin et jusqu’au dénouement, les points de vues des différents protagonistes sur les événements qui suivent. 5. Le principal co-scénariste du film, l’Argentin Eduardo de Gregorio, est un grand amateur de James. Il réalisera en 1981 Aspern, sa propre adaptation pour le cinéma des Papiers d’Aspern. « l’autre maison » qu’elles ont (peut-être) visitée auparavant. Même si elles demeurent dans le doute et l’incompréhension face à la nature de leur expérience et à l’intrigue qui semble se tramer dans la mystérieuse demeure, Céline et Julie deviennent rapidement dépendantes de ces visions, de la maison et de ses étranges occupants. Nous sommes plongés avec elles dans l’univers du secret et de l’énigme et peu à peu les réactions amusées des deux filles cèdent la place à une volonté de comprendre le secret et de résoudre l’énigme. Ainsi, la fiction jamesienne s’infiltre dans celle de Rivette autant que les personnages de Rivette s’infiltrent dans la fiction de James. La réversibilité de la proposition est à l’image de la réversibilité du film. En ce sens, le film de Rivette est plus proche de l’écriture de James que les autres adaptations mentionnées : l’œuvre apparaît comme énigmatique, lacunaire, comme une évocation dont la signification échappe et qui requiert de la part du lecteur ou du spectateur un effort, une activité intense et consentante, à la manière des deux personnages de Rivette. Cette riche et passionnante intervention nourrit donc un peu plus la réflexion que nous menons dans ce séminaire consacré à l’adaptation. Les films choisis nous prouvent une fois encore qu’une adaptation académique, qui se contenterait d’être une mise en images facile d’un univers créé par un écrivain et imaginé par un lecteur, s’avère moins efficace et moins intéressante – car trop littérale – qu’une adaptation oblique et interprétative qui construirait / déconstruirait / reconstruirait cet univers selon une expression purement cinématographique capable d’incarner à la fois l’esprit d’une œuvre littéraire et la lecture singulière qu’en propose un réalisateur. Compte rendu rédigé par Mathias Alaguillaume, professeur de lettres, étudiant en M2 d’études cinématographiques à Paris Diderot.