La libre pensée, penser par soi-même

Transcription

La libre pensée, penser par soi-même
CONFÉRENCE PHILOSOPHIQUE
“Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.”
Voltaire
LA LIBRE PENSÉE
Penser par soi-même !
CONFÉRENCE PAR ÉRIC LOWEN
Association ALDÉRAN Toulouse
pour la promotion de la Philosophie
MAISON DE LA PHILOSOPHIE
29 rue de la digue, 31300 Toulouse
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conférence N°1600-153
LA LIBRE PENSÉE, PENSER PAR SOI-MÊME
conférence d’Éric Lowen donnée le 27/06/2007
à la Maison de la philosophie à Toulouse
Qu'est-ce que la libre pensée ? C'est le développement d'une pensée autonome, dont on est
acteur et responsable, une pensée indépendante qui ne soit pas seulement le reflet du
conditionnement culturel, familial, religieux et social. La libre pensée consiste à refuser toute
forme "d'idole" intellectuelle, de "maître-à-penser", de gourous et autres formes d'autorités
intellectuelles. Mais quelles sont les conditions de la libre pensée ? Suffit-il de penser
librement ou bien cela implique une dimension plus complexe ? la liberté de penser garantie-telle la libre-pensée ? Quels sont les enjeux individuels, sociaux et politiques de la libre
pensée ?
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LA LIBRE PENSÉE
Penser par soi-même !
PLAN DE LA CONFÉRENCE PAR ÉRIC LOWEN
Hommage à tous ceux qui se sont battus et ont payé de leur vie
le droit de penser librement, victimes de l’intolérance,
du fanatisme et de l’obscurantisme.
I
LA LIBRE PENSÉE
1 - Une notion essentielle en philosophie, mais le plus souvent mal comprise
2 - La liberté de penser ne fait pas libre pensée, elle est une notion plus exigeante
3 - Tous les hommes pensent, mais comment pensent-ils ?
4 - Du fait au principe, la prise de conscience des modalités et spécificités de la libre pensée
II
RETOUR SUR LA NAISSANCE DE LA NOTION DE LIBRE PENSÉE
1 - La fin de la domination de la pensée unique catholique avec la Renaissance et la Reforme
2 - Un concept apparu au 17ème siècle, des “libertins” aux philosophes des Lumières
3 - Quelques personnages acteurs de l’émergence de la libre pensée
4 - Quand penser autrement était un crime
5 - La nécessité de défendre la liberté de penser face à tous les intégrismes et obscurantismes
6 - Ce cas historique particulier incarne un principe universel et atemporel
III
PRINCIPE DE LA LIBRE PENSÉE
1 - Principe de la libre pensée, l’indépendance de l’esprit et l’indépendance d’esprit
2 - L’effort et le courage de penser par soi-même, l’autonomie de la pensée
3 - Une double liberté : la liberté de penser et libre de ses pensées
4 - Le refus d’autres autorités que la raison et les faits - la raison contre les pouvoirs
5 - Le rejet de l’autoritarisme, traditionalisme, dogmatisme, normalisme et autre magister dixit
6 - La libération de l’esprit de toutes les idoles intellectuelles
7 - La difficulté de la libre pensée : l’opposition de forces extérieures et de forces intérieures
IV
QUELQUES ILLUSIONS AUTOUR DE LA LIBRE PENSÉE
1 - La réduction de la libre pensée à l’anticléricalisme et à la “Libre Pensée”
2 - Le solipsisme intellectuel
3 - Le différentialisme intellectuel, le particularisme pour le particularisme
4 - Pensée personnelle est rarement libre pensée
V
L’INTÉRÊT DE LA LIBRE PENSÉE
1 - L’affirmation de l’individualité du sujet pensant, une étape de l’individuation humaine
2 - Il ne s’agit plus d’avoir des pensées (mental passif) mais de penser (mental actif)
3 - Le socle de toute pensée supérieure : libre arbitre, réflexion, raison, doute et esprit critique
4 - La source de la liberté intérieure, extérieure, existentielle et sociale
5 - L’appropriation de soi et de son existence, devenir acteur de soi-même
6 - Libération de la créativité artistique, scientifique, intellectuelle, philosophique
7 - De l’idéal individuel à l’idéal social, les enjeux civilisationnels et politiques de la libre pensée
8 - Les opposants à la libre pensée sont aussi des ennemis du genre humain
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VI
CONCLUSION
1 - La pensée libre pour des hommes libres
2 - La libre pensée et philosophie : il n’y a pas de philosophie sans libre pensée
ORA ET LABORA
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Document 1 : Le principe de départ de la libre pensée est celle de l’exigence technique de la raison : ne
rien admettre pour vrai qui n’ait été soumis à la réflexion personnelle et à l’analyse de la raison.
Le premier [précepte de la méthode] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie,
que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la
précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que
ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que
j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux
résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les
objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par
degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés ; et [en] supposant même de l'ordre
entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier de
faire partout des dénombrements si entiers ; et des revues si générales, que je fusse
assuré de ne rien omettre.
René Descartes (1596-1650)
Les quatre préceptes de la méthode, 1637
Document 2 : Un célèbre libre penseur du 17ème siècle, Gassendi.
ART. 7 - La liberté d'esprit que promet la Philosophie ne serait même ni précieuse
ni bonne.
La liberté de l'esprit est chose plus précieuse que tout l'or du monde, et sous l'impulsion
de la nature, tout tend à être libre, de sorte que non seulement les êtres vivants, mais la
plupart des choses inanimées font entendre cet appel du Poète : La liberté est un besoin
(1). Alors nous autres, hommes, et qui prétendons à la Philosophie, nous abaisseronsnous au point d'embrasser avec tant d'ardeur et par choix une telle servitude ? (2) Tandis
que la Philosophie promet une liberté grâce à laquelle peut naître la parfaite tranquillité
de l'âme, et par conséquent la suprême félicité, quelle folie furieuse nous porte à
pratiquer le culte de la Philosophie sous le joug d'une telle servitude ? La nature nous
avait fait don d'un esprit libre. Parce que l'influence du vulgaire agissant dès le berceau a
bientôt fait de ligoter cet esprit de mille nœuds et de le retenir dans ces liens, la
Philosophie s'est engagée à ce que nous soyons par elle rétablis une seconde fois en
possession de notre liberté. Et voilà que, au lieu de cultiver sérieusement la sagesse,
nous sommes assez fous pour imposer à notre malheureux entendement des chaînes et
des entraves plus lourdes encore, en prétendant subir de plein gré la contrainte d'un si
dur esclavage et rester attachés au râtelier comme un vil bétail ! N'est-ce pas là
déraisonner complètement ? Nous nous réjouissons quand notre réalité terrestre, je veux
dire le corps, est libre de liens et délivré ; et nous n'aurions pas horreur de mettre en
captivité la meilleure partie de nous-mêmes, celle qui est céleste et divine, Mine en un
mot ? À moins peut-être que l'on ne doive estimer pour rien cette liberté ? Mais ceux qui
l'ont une fois reconnue n'ont plus quitté cet asile si sûr. Ils n'ont certes plus à se travailler
pour défendre des opinions adoptées auparavant : car quelles qu'elles soient, ils sont
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prêts à les abandonner, et à l'instant, comme à ouvrir une main fermée. Ils savent bien
que la faiblesse de l'esprit humain est telle que, ne connaissant pas les choses en ellesmêmes, dans leur vérité, il forme seulement à leur sujet des conjectures probables. De là
vient qu'ils ne prétendent rien soutenir avec rigueur et sévérité, et pensent qu'Aristote
n'est pas moins capable d'erreur que Pythagore ou Platon : du moins ils gardent le
silence, et, sans avoir l'âme aucunement inquiète, se demandent laquelle d'entre les
opinions opposées des dogmatiques approche le plus de la vérité. Ils laissent les autres
se tourmenter : pour eux, c'est une grande joie morale que de comprendre et d'éprouver
qu'ils se sont échappés loin des tempêtes auxquelles ils voient que tant d'autres sont
exposés.
Gassendi (1592-1655)
(1) Allusion non identifiable.
(2) La soumission aveugle à l'autorité d'un dogme, en l'occurrence Aristote.
(3) Cicéron, Acad., 11, 3
Document 3 : La libre pensée s’oppose aux religions conventionnelles (religions théistes), mais elle oblige
aussi à repenser le phénomène religieux en dissociant sentiment religieux (l’homo religiosus de
l’anthropologie) de l’ensemble des dogmes et croyances. Une des conséquences dans ce domaine là de la
libre pensée est l’athéisme religieux qu’illustre ce texte de Bertrand Russell.
Un credo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité
éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle
s'attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard
nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d'arriver à une
démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements
nécessaires ne servent généralement qu'à obtenir une exactitude légèrement plus grande ;
les vieilles théories restent utilisables quand il s'agit d'approximations grossières, mais ne
suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les
inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci
possédaient un certain degré de vérité pratique, si l'on peut dire. La science nous incite à
abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu'on peut appeler la
vérité la technique, qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou
de prévoir l'avenir. La vérité «technique» est une affaire de degré : une théorie est d'autant
plus vraie qu'elle donne naissance à un plus grand nombre d'inventions utiles et de
prévisions exactes. La «connaissance» cesse d'être un miroir mental de l'univers, pour
devenir un simple instrument à manipuler la matière. Mais ces implications de la méthode
scientifique n'apparaissaient pas aux pionniers de la science : ceux-ci, tout en utilisant une
méthode nouvelle pour rechercher la vérité, continuaient à se faire de la vérité elle-même
une idée aussi absolue que leurs adversaires théologiens. Une différence importante entre
le point de vue médiéval et celui de la science moderne concerne la question de l'autorité.
Pour les scolastiques, la Bible, les dogmes de la foi chrétienne, et (presque au même
degré) les doctrines d'Aristote, étaient indiscutables : la pensée originale, et même l'étude
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des faits, ne devaient pas franchir les limites fixées par ces frontières immuables de
l'audace intellectuelle. Les antipodes sont-ils habités ? La planète Jupiter a-t-elle des
satellites ? Les corps tombent-ils à une vitesse proportionnelle à leur masse ?
Ces problèmes devaient être résolus, non par l'observation, mais par déduction à partir
d'Aristote ou des Écritures. Le conflit entre la théologie et la science a été en même temps
un conflit entre l'autorité et l'observation. Les hommes de science ne voulaient pas qu'on
crût à une proposition parce que telle autorité importante avait affirmé qu'elle était vraie : au
contraire, ils faisaient appel au témoignage des sens, et soutenaient uniquement les
doctrines qui leur paraissaient reposer sur des faits évidents pour tous ceux qui voudraient
bien faire les observations nécessaires. La nouvelle méthode obtint de tels succès, tant
pratiques que théologiques que la théologie fut peu à peu forcée de s'adapter à la science.
Les textes bibliques gênants furent interprétés d'une manière allégorique ou figurative ; les
protestants transférèrent le siège de l'autorité en matière de religion, d'abord de l'Église et
de la Bible à la Bible seule, puis à l'âme individuelle. On en vint peu à peu à reconnaître
que la vie religieuse ne dépend pas de prises de position sur des questions de fait, comme
par exemple l'existence historique d'Adam et d'Ève. Ainsi, la religion, en abandonnant les
bastions, a cherché à garder la citadelle intacte : il reste à voir si elle y a réussi.
Il existe cependant un aspect de la vie religieuse, le plus précieux peut-être, qui est
indépendant des découvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos
convictions futures au sujet de la nature de l'univers. La religion a été liée dans le passé,
non seulement aux credos et aux, Églises, mais à la vie personnelle de ceux qui
ressentaient son importance. Chez les meilleurs parmi les saints et les mystiques, on
trouve à la fois une croyance à certains dogmes et un certain état d'esprit au sujet des buts
de la vie humaine. L'homme qui ressent profondément les problèmes de la destinée
humaine, le désir de diminuer les souffrances de l'humanité, et l'espoir que l'avenir réalisera
les meilleures possibilités de notre espèce, passe souvent aujourd'hui pour avoir «une
tournure d'esprit religieuse», même s'il n'admet qu'une faible partie du christianisme
traditionnel. Dans la mesure où la religion consiste en un état d'esprit, et non en un
ensemble de croyances, la science ne peut l'atteindre. Peut-être le déclin des dogmes
rend-il temporairement plus difficile l'existence d'un tel état d'esprit, tant celui-ci a été
intimement lié jusqu'ici aux croyances théologiques. Mais il n'y a aucune raison pour que
cette difficulté soit éternelle : en fait, bien des libres penseurs ont montré par leur vie que
cet état d'esprit n'est pas forcément lié à un credo. Aucun mérite réel ne peut être
indissolublement lié à des croyances sans fondement ; et, si les croyances théologiques
sont sans fondement, elles ne peuvent être nécessaires à la conservation de ce qu'il y a de
bon dans l'état d'esprit religieux.
Bertrand Russell (1872-1970)
Science et religion, 1957
Document 4 : Sur la valeur de la liberté d’esprit.
Je ne sais pas ce que nous réservent les années à venir. De monstrueux changements se
préparent, des forces dessinent un futur dont nous ne connaissons pas le visage. Certaines
d'entre elles nous semblent dangereuses parce qu'elles tendent à éliminer ce que nous
tenons pour bon. Il est vrai que deux hommes réunis soulèvent un poids plus aisément qu'un
homme seul. Une équipe peut fabriquer des automobiles plus rapidement et mieux qu'un
homme seul. Et le pain qui sort d'une fabrique est moins cher et de qualité plus uniforme que
celui de l'artisan. Lorsque notre nourriture, nos vêtements, nos toits ne seront plus que le fruit
exclusif de la production standardisée, ce sera le tour de notre pensée. Toute idée non
conforme au gabarit devra être éliminée. La production collective ou de masse est entrée
dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont
substitué l'idée de collectivité à celle de Dieu. Il est trop tôt. Là est le danger. La tension est
grande. Le monde va vers son point de rupture. Les hommes sont inquiets.
Aussi, il me semble naturel de me poser ces questions : En quoi crois-je ? Pour quoi dois-je
me battre ? Et contre quoi dois-je me battre ?
Notre espèce est la seule créatrice et elle ne dispose que d'une seule faculté créatrice :
l'esprit individuel de l'homme. Deux hommes n'ont jamais rien créé. Il n'existe pas de
collaboration efficace en musique, en poésie, en mathématiques, en philosophie. C'est
seulement après qu'ait eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l'exploiter. Le
groupe n'invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau isolé de l'homme.
Or, aujourd'hui, le concept du groupe entouré de ses gendarmes entame une guerre
d'extermination contre ce bien précieux : le cerveau de l'homme. En le méprisant, en
l'affamant, en le réprimant, en le canalisant, en l'écrasant sous les coups de marteau de la
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vie moderne, on traque, on condamne, on émousse, on drogue l'esprit libre et vagabond. Il
semble que notre espèce ait choisi le triste chemin du suicide.
Voici ce que je crois : l'esprit libre et curieux de l'homme est ce qui a le plus de prix au
monde. Et voici pour quoi je me battrai : la liberté pour l'esprit de prendre quelque direction
qui lui plaise. Et voici contre quoi je me battrai : toute idée, religion ou gouvernement qui
limite ou détruit la notion d'individualité. Tel je suis, telle est ma position. Je comprends
pourquoi un système conçu dans un gabarit et pour le respect du gabarit se doit d'éliminer
la liberté de l'esprit, car c'est elle seule qui, par l'analyse, peut détruire le système. Oui, je
comprends cela et je le hais, et je me battrai pour préserver la seule chose qui nous mette
au-dessus des bêtes qui ne créent pas. Si la grâce ne peut plus embraser l'homme, nous
sommes perdus.
John Steinbeck (1902-1968)
À l'est d'Eden, 1952
Document 5 : En politique, voilà une déclaration très révélatrice des valeurs politiques pour et contre la libre
pensée des gens.
Les dictateurs du passé avaient besoin, même au niveau le plus bas, d'assistants
hautement qualifiés, d'hommes capables de penser et d'agir par eux-mêmes. À notre
époque de développement technique, le système totalitaire peut se passer d’eux ; seuls
les moyens de communication permettent de mécaniser les cadres inférieurs. Il naît ainsi
un nouveau type d'homme, prêt à exécuter les ordres sans élever la moindre critique.
Albert Speer (1905-1981)
Déclaration finale d'A. Speer au procès de Nuremberg, 1945-1946
Document 6 : Illustre représentant de l’esprit critique du siècle des Lumières, Voltaire l’incarna autant dans
ses contes, ses textes philosophiques et les grandes affaires criminelles comme l’affaire Calas (1762). Plus
d’un siècle après, Émile Zola dans l’affaire Dreyfus continua cette forme d’expression de l’esprit critique, tout
comme les célèbres reportages d’Albert Londres dans les années 1920/1930. Le texte suivant est extrait du
Dictionnaire philosophique de Voltaire, dans lequel il montre que l’esprit critique, c’est aussi prendre le parti
de la liberté de penser.
LIBERTÉ DE PENSER
Vers l'an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le
Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l'Espagne, milord Boldmind, officier
général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barèges. Il y rencontra le comte Médroso,
qui, étant tombé de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille,
venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l'Inquisition ; milord Boldmind n'était
familier que dans la conversation, un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien :
BOLDMIND
Vous êtes donc sergent des dominicains ? Vous faites là un vilain métier.
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MÉDROSO
Il est vrai ; mais j'ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur
de brûler mon prochain à celui d'être cuit moi-même.
BOLDMIND
Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures,
qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs
qu'ils étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.
MÉDROSO
Que voulez-vous ? Il ne nous est permis ni d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si
nous parlons, il est aisé d'interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme
on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées secrètes, on nous
menace d'être brûlés éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas
comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens
commun, tout l'État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus
malheureuse de la terre.
BOLDMIND
Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers
de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de L'Europe ? Voyezvous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l'Inde, et
qui aujourd'hui, sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné
une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ?
L'empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté ?
MÉDROSO
Quel est ce Cicéron ? Je n'ai jamais entendu parler de cet homme-là ; il ne s'agit pas ici
de Cicéron, il s'agit de notre saint-père le pape et de saint Antoine de Padoue, et j'ai
toujours ouï-dire que la religion romaine est perdue si les hommes se mettent à penser.
BOLDMIND
Ce n'est pas à vous à le croire ; car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les
portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre elle. Si cela est, rien ne pourra jamais la
détruire.
MÉDROSO
Non, mais on peut la réduire à peu de chose, et c'est pour avoir pensé que la Suède, le
Danemark, toute votre île, la moitié de l'Allemagne gémissent dans le malheur
épouvantable de n'être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à
suivre leurs fausses lumières, ils s'en tiendront bientôt à l'adoration simple de Dieu et à la
vertu. Si les portes de l'enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le Saint-Office ?
BOLDMIND
Si les premiers chrétiens n'avaient pas eu la liberté de penser, n'est-il pas vrai qu'il n'y eût
point eu de christianisme ?
MÉDROSO
Que voulez-vous dire ? Je ne vous entends point.
BOLDMIND
Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des
jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d'avoir des plumes et de l'encre ;
s'il n'avait pas été longtemps permis dans l'empire romain de penser librement, il eût été
impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s'est
formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il
anéantir aujourd'hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?
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Quand on vous propose quelque affaire d'intérêt, n'examinez-vous pas longtemps avant
de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre honneur ou de
notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous
croyez à vos dogmes, qu'elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces
dogmes.
MÉDROSO
Comment puis-je les examiner ? Je ne suis pas jacobin.
BOLDMIND
Vous êtes homme, et cela suffit.
MÉDROSO
Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.
BOLDMIND
Il ne tient qu'à vous d'apprendre à penser ; vous êtes né avec de l'esprit ; vous êtes un
oiseau dans la cage de l'inquisition ; le Saint-Office vous a rogné les ailes, mais elles
peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l'apprendre ; tout homme peut
s'instruire : il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne
confieriez pas votre argent - osez penser par vous-même.
MÉDROSO
On dit que si tout le monde pensait par soi-même ce serait une étrange confusion.
BOLDMIND
C’est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis,
et la paix n'est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d'un mauvais poète
voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les
sifflets se feraient entendre et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête,
comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une
partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que
chacun jouit librement du droit de dire son avis.
MÉDROSO
Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.
BOLDMIND
Vous êtes tranquilles, mais vous n'êtes pas heureux, c'est la tranquillité des galériens, qui
rament en cadence et en silence.
MÉDROSO
Vous croyez donc que mon âme est aux galères ?
BOLDMIND
Oui et je voudrais la délivrer.
MÉDROSO
Mais si je me trouve bien aux galères ?
BOLDMIND
En ce cas vous méritez d'y être.
Voltaire (1694-1778)
Dictionnaire philosophique, article "Liberté de penser"
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- L’Obscurantisme, les idéologies de l’ignorance
- Les religions sont-elles ennemies de la vérité ?
- Croyance et foi, ou de l’aveuglement volontaire
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Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-153 : “La libre pensée, penser par soi-même” - 23/07/2003 - page 12
Conférences “Les mots de la philosophie”
- Le prêt-à-penser
- La croyance
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Quelques livres sur le sujet
- Les engagements de Victor Hugo : textes philosophiques et politiques, Aldéran Éditions, 2002
- Scepticisme, clandestinité et libre pensée, Collectif, Champion, 2002
- Traité des trois imposteurs, L’art de ne croire en rien, Payot, 2002
- La libre pensée en France : 1848-1940, Jacqueline Lalouette, Albin Michel, 2001
- Science et religion, Bertrand Russell, Gallimard, 1990
- Le meilleur des Mondes, Aldous Huxley (1932), Plon, 1977
- La libre pensée française de Gassendi à Voltaire, J. S. Spink, trad. P. Meier, 1966
- 1984, George Orwell (1947), Gallimard, 1988
- Propos sur les pouvoirs, Alain (1925), Gallimard, 1986
- Crépuscule des idoles, Friedrich Nietzsche (1888), Flammarion, 1985
- La désobéissance civile, Henry David Thoreau (1849), Aldéran Éditions, 1998
- Qu’est-ce que les Lumières ?, Emmanuel Kant (1784)
- Dictionnaire philosophique, Voltaire (1764), Flammarion, 1986
- De l’esprit, Helvétius, 1758
- Lettres persanes, Montesquieu (1721), Presses pocket, 1989
- Le discours de la méthode, René Descartes (1637), Gallimard, 1991
- Cymbalum mundi, Bonaventure des Périers (1537), Éditions Anacharsis, 2002
- Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), François Rabelais
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