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Aimé Césaire, nègre et
poète fondamental
« Foutre en l’air tout le conventionnel »
« Où que nous regardions, l’ombre gagne […]
Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à
l’ombre. / Nous savons que […] la terre a besoin
de n’importe lesquels d’entre ses fils. / Les plus
humbles […] Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. »
Par un hasard tout surréaliste, André Breton découvre avec émerveillement, dans
une mercerie de Fort-de-France, (il cherchait un ruban pour sa fille), en avril 1941,
cet extrait de la « Présentation » par Aimé
Césaire du n° 1 de Tropiques, ainsi que
quelques poèmes. Et c’est par la mercière,
sœur de René Ménil, un des co-fondateurs de la revue, qu’il
rencontrera Césaire dès le lendemain.
Breton, à l’armistice, avait rejoint Marseille, siège du Comité américain
de secours aux intellectuels. Mais le 4 décembre 1940, visite du maréchal
Pétain dans cette ville : dénoncé comme « anarchiste dangereux », il est
emprisonné.
Le 25 mars 41, il embarque à destination de New York en compagnie
du peintre cubain Wifredo Lam, à qui Césaire, en 1982, réservera la dernière section de Moi, laminaire, son ultime recueil publié. Escale en Martinique, où l’amiral Robert fait régner l’« ordre » de Vichy. D’abord interné
en rade de Fort-de-France, Breton, libéré sous caution, rencontre donc
Aimé Césaire. Il condensera ses impressions antillaises en 1948 dans Martinique, charmeuse de serpents.
Pour le jeune poète martiniquais quant à lui, cette rencontre avec le
charismatique fondateur du surréalisme, qui l’a « fasciné », est l’occasion
d’approfondir sa connaissance du mouvement. Son amitié avec Breton « un
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coup de foudre, littéralement » l’amène à comprendre qu’il faisait depuis
le début « du surréalisme sans le savoir ».
Tropiques – quatorze numéros de 41 à 45 – montrera après la rencontre
de Césaire avec Breton, Masson et Lam, un intérêt particulier pour le surréalisme. Breton, qui donnera plusieurs textes et poèmes à Tropiques, préfacera l’édition de 1947 du Cahier d’un retour au pays natal de son fameux
texte d’éloge : « Un grand poète noir ».
Car, par sa volonté à la fois poétique et politique de « foutre en l’air
tout le conventionnel », Césaire rejoint les visées de révolution permanente
du surréalisme. Ce qui, par association sonore, le conduit à « fouiller » en
lui plus profondément, jusqu’à cette auto-exhortation : « Fouille en toi,
allez, fouille, encore […] ; eh bien,
quand tu auras fouillé, tu trouveras
[…] le nègre fondamental ! » Tout
Ce qui, par association
est dit.
sonore, le conduit à
« fouiller » en lui plus
profondément, jusqu’à
cette auto-exhortation :
« Fouille en toi, allez,
fouille, encore […] ; eh
bien, quand tu auras
fouillé, tu trouveras […]
le nègre fondamental ! »
Tout est dit.
À l’origine, au fondement : la négritude.
Reste à savoir de quelle manière
ce concept de négritude, forgé par
Césaire, repris par Senghor, a irrigué
et articulé, chez le premier, toutes les
facettes de son activité, de son œuvre,
de son être : le poète, le dramaturge,
l’homme politique – l’homme tout
court. Car la prise de conscience de
cette négritude, qui passe chez Césaire par la revendication d’une
identité antillaise authentique et donc par un puissant ancrage géographique, va se manifester dans son engagement politique comme dans son
œuvre littéraire – sans cesser de s’épanouir en une quête humaniste universelle.
1. L’ancrage géographique d’un poète péléen
Basse-Pointe entre violence de la mer et menace du volcan
« Enfant du nord de la Martinique battu par les vents, il y avait BassePointe, les vagues immenses. C’était ça mon paysage vraiment fondamental »…
Aimé Césaire est né en juin 1913 à Basse-Pointe, commune de la côte
atlantique, au nord de l’île, sur un des versants de la montagne Pelée. Côte
sans port, où les falaises abruptes affrontent la violence de l’océan, cette
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LITTÉRATURE ET ESTHÉTIQUE
« mer cambrée incroyablement plantée de poupes de naufrages », ainsi
qu’il l’évoque dans Visitation.
À sa naissance, onze ans seulement se sont écoulés depuis les éruptions
qui, en 1902, ont détruit Saint-Pierre puis causé de lourds dommages à
Basse-Pointe.
Dans un poème de Tropiques, on lit
déjà : « Les volcans tirent à bout portant /
[…] ô borborygme / de ce monde sous la
cendre. »
Plusieurs dizaines d’années plus tard,
c’est toujours l’imaginaire volcanique qui
Montagne Pelée - Martinique
anime la fin de « Cérémonie vaudou pour
Saint John Perse », hommage inspiré de Césaire à la mort en 1975 du Prix Nobel 1960, né quant à lui en Guadeloupe :
« et que de l’un à l’autre océan / les magmas fastueux en volcans se répondent pour / de toutes gueules de tous fumants sabords honorer / […] l’ultime Conquistador en son dernier voyage. »
Césaire le volcan
Comme il l’explique en 1982, « les Antilles ce n’est jamais que […] de
l’eau et de la montagne […] Et puis très tôt la montagne est devenue pour
moi le volcan […] Nous sommes les fils du volcan. Et ça explique peutêtre bien des choses. D’abord l’attente […] de la catastrophe […] si je voulais me situer […] et peut-être situer le peuple martiniquais, je dirais que
c’est un peuple péléen […] ma poésie est péléenne […] Cela signifie qu’elle
s’accumule […] on peut la croire éteinte et brusquement, la grande déchirure […] l’éruption. »
Mais Césaire est hanté par une double postulation : la vision négative
d’un volcan potentiellement mortifère, qui paradoxalement le fascine. « À
tous les points de vue […] il y a ce double mouvement […] destructeur,
constructeur, […] une sorte de dialectique naturelle… » Le désordre vers
et pour un ordre autre.
« Corps perdu » s’ouvre même sur une triomphante identification du
poète au volcan indonésien dont l’éruption, en 1883, avait engendré un
tsunami ressenti jusqu’en Europe : « Moi qui Krakatoa… »
Un trait qui a frappé ses lecteurs. Sartre, en 1948, dans L’Orphée noir,
reprendra l’image pour caractériser toute la poésie de la Négritude par « la
densité de ces mots jetés en l’air comme des pierres par un volcan ».
Et, à la mort de « Papa Césaire », le 17 avril 2008, à Fort-de-France,
un article d’hommage nécrologique s’intitulera: « Aimé Césaire: Un volcan
s’est éteint »…
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Mais l’image volcanique ne vise pas le seul caractère du poète ou de
l’homme politique – bien connu pour ses colères spectaculaires! L’obsession
de l’antique déchirure volcanique est dans son œuvre un symbole plus collectif. Car ce volcan péléen, qui accumule son énergie avant d’exploser, devient la fraternelle image de l’esclave, chez qui la souffrance silencieuse
accumulée précède nécessairement l’explosion d’une révolte.
Ainsi, pour évoquer la naissance de son île, met-il l’accent sur l’honneur
de la colère, qu’il valorise au point d’inverser soudain la force mortifère du
volcan en force vitale irrépressible : « dix volcans à la fois crachant leur
lave pour faire la Martinique […] des terres de colère […] des terres […]
qui vomissent et qui naissent. La vie, c’est de cela que nous devons être
dignes. »
Même si Garaudy ne s’y était pas trompé qui, dans L’Humanité du
24 août 1946, exaltait cette colère, la poésie péléenne et révolutionnaire
de Césaire peut aussi – véritable « écriture de l’Apocalypse » – apparaître
comme relevant d’une tonalité prophétique – le prophète étant en charge
de révéler ce qui doit arriver et l’apocalypse étant révélation. Dans « Magique », premier poème de Soleil cou
coupé, on imagine volontiers Césaire
se mettant lui-même en scène avec
Mais l’image volcanique
ce « prophète des îles oubliées ».
Peut-être du « dieu noir mal né de
ne vise pas le seul
son tonnerre » du dernier vers…
caractère du poète ou de
Rude et véhément prophète de la
l’homme politique - bien
négritude à coup sûr, sans concesconnu pour ses colères
sion ni indulgence qui, dans un autre
spectaculaires !
poème du recueil, « La Loi est nue »,
L’obsession de l’antique
proclame : « Tous mes cailloux sont
déchirure volcanique est
d’offense / Point d’huile / La loi est
nue ».
dans son œuvre un
symbole plus collectif.
Un aspect prophétique manifeste dans « dorsale bossale ». Une
dorsale est, rappelons-le, une chaîne
sous-marine de volcans, surgie au
contact de plaques tectoniques – un bossale étant, quant à lui, un esclave
africain venant d’arriver aux Antilles.
« Il y a des volcans fous / il y a des volcans ivres à la dérive / il y a des
volcans qui vivent en meute et patrouillent / […] il y a des volcans vigilants
/ des volcans qui aboient […] il ne faut pas oublier ceux qui ne sont pas les
moindres / les volcans qu’aucune dorsale n’a jamais repérés / et dont de
nuit les rancunes se construisent / il y a des volcans dont l’embouchure est
à la mesure exacte de l’antique déchirure. »
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LITTÉRATURE ET ESTHÉTIQUE
Car c’est bien l’antique déchirure antillaise de l’esclavage dont le souvenir irrigue constamment l’œuvre de Césaire. Il ne cessera finalement pas
d’en prendre la mesure exacte.
2. La négritude contre la hantise de l’antique déchirure
Une Histoire blessée
À la naissance de Césaire, en 1913, l’esclavage n’est aboli que depuis
65 ans, l’antique déchirure n’est pas loin, celle qui fera encore dire à Césaire
en 1982 dans Moi, laminaire, son dernier recueil : « J’habite une blessure
sacrée / j’habite des ancêtres imaginaires… »
Homme de souvenir vis-à-vis de ses racines géographiques, il est aussi
l’homme de la fidélité vis-à-vis de ses ancêtres noirs africains anonymes
(au sens fort du terme puisque dépossédés de leur nom même) déportés,
comme esclaves.
Aimé Césaire est né sur la plantation Eyma. Son grand-père, après des
études en métropole, avait été directeur d’école à Saint-Pierre. Son père,
d’abord géreur de plantation, termine sa carrière comme inspecteur des
impôts. Sa mère, femme au foyer et couturière, possède son certificat
d’études. La famille, qui compte sept enfants, modeste, nullement misérable, appartient déjà à la petite bourgeoisie. Mais l’enfant Césaire côtoie
les ouvriers des plantations et prend vite conscience de leur sort peu enviable : « Il me fallait apprendre. C’était cela ou le champ de canne » ! Mais
il s’agit aussi, pour le jeune homme, une fois passé le baccalauréat, d’échapper à l’atmosphère étouffante d’une île où toutes les valeurs lui semblent
falsifiées par l’ordre colonial : « Je n’ai pas du tout quitté la Martinique
avec regret […] Je ne me plaisais pas dans cette société […] mesquine ;
aller en France, c’était […] un acte de libération ».
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Les refus premiers
Dès Cahier d’un retour au pays natal, commencé dans l’été 1935, en Dalmatie, chez son ami Petar Guberina, paru en août 1939 dans la revue Volontés, le jeune normalien donne de
son île une image sans concession :
« les Antilles qui ont faim, les AnÀ la naissance de
tilles grêlées de petite vérole, les AnCésaire, en 1913,
tilles dynamitées d’alcool, échouées
l’esclavage n’est
dans la boue de cette baie. » Parce
qu’il refuse l’inconsciente passivité
aboli que depuis 65 ans,
de ses compatriotes, « cette foule à
l’antique déchirure n’est
côté
de son cri de faim, de misère, de
pas loin, celle qui fera
révolte, de haine, cette foule si
encore dire à Césaire en
étrangement bavarde et muette. »
1982 dans Moi, laminaire,
son dernier recueil :
« J’habite une blessure
sacrée / j’habite des
ancêtres imaginaires… »
Et dans la « présentation » de la
revue Tropiques, en avril 1941,
l’image reste tout aussi dépréciative:
« Terre muette, terre stérile, c’est de
la nôtre que je parle […] ici l’atrophiement monstrueux de la voix, le
séculaire accablement, le prodigieux
mutisme. » Un silence dû à l’absence de toute véritable culture : « Point
de ville. Point d’art. Point de poésie. Point de civilisation, la vraie, je veux
dire cette projection de l’homme sur le monde. »
Sur le plan littéraire, la Martinique à la fin des années trente est en proie
à une véritable aliénation culturelle. Outre l’affligeant doudouisme, Césaire
va rejeter une forme plus larvée d’aliénation: l’imitation des avant-gardes
métropolitaines, y compris surréalistes, comme il s’en explique en 1976: « ce
que j’avais lu de Légitime Défense et qui m’avait d’ailleurs impressionné,
me mettait en même temps en garde. C’est peut-être l’Afrique qui m’a sauvé.
C’est peut-être Senghor qui m’a sauvé. Je trouvais moi que la littérature
écrite par les Noirs […] de Légitime Défense ressemblait terriblement à la
littérature écrite par des Français qui s’appelaient Aragon, […] Breton, […
] Eluard. Alors, j’ai dit mais non! Je ne veux quand même pas changer d’assimilation […] Même dans la révolte, c’était encore de l’assimilation. »
La négritude comme exorcisme
Pour Césaire il faut en effet, pour atteindre l’antillanité authentique,
fouiller jusqu’aux racines du peuple antillais – retrouver la mère-Afrique.
L’Antillais doit donc se détacher des préoccupations et des critères occidentaux pour retrouver « le nègre fondamental » dans une véritable
« quête dramatique de l’identité ».
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LITTÉRATURE ET ESTHÉTIQUE
Son amitié avec Senghor va largement y contribuer. Césaire a raconté
leur rencontre à Louis-le- Grand, le jour de son inscription en hypokhâgne.
Un petit jeune homme noir en blouse grise
lui demande son nom, lui demande d’où il
vient. Césaire apprend en retour que son interlocuteur est en khâgne, s’appelle Léopold
Sedar Senghor et vient du Sénégal…
Ils vont bientôt faire paraître, en
mars 1935, avec le Guyanais Léon Gontran
Damas, L’Étudiant noir, revue où Césaire,
rejetant le projet français d’assimilation culturelle comme toute dévalorisation de
l’Afrique, va publier « Nègreries. Jeunesse
noire et assimilation », où déjà « on voyait
poindre la négritude », cette « simple reconnaissance du fait d’être noir » qui doit
d’abord, pour le poète martiniquais, entraîner « l’acceptation de [son] destin de noir, de [son] histoire, de [sa] culture ».
Mais c’est en 1939 qu’apparaît en contexte poétique le terme négritude,
dans la première version du Cahier d’un retour au pays natal.
Senghor, en bon agrégé de grammaire, justifiera en 1971, lors d’un colloque sur la négritude à Dakar, la formation de ce néologisme, en précisant
qu’il n’en est pas lui-même l’auteur – ce dernier étant son ami Césaire.
Ce dernier nourrit donc finalement l’ambition de porter encore plus
loin son combat, et dans une autre direction que René Ménil qui, en 1932,
dans Légitime Défense, avait pourtant déjà dénoncé les comportements de
l’Antillais victime d’aliénation culturelle. Sa charge virulente contre le
Pour Césaire il faut en
colonialisme va se développer à partir de 1948, avec « L’impossible
effet, pour atteindre
contact », article paru dans la revue
l’antillanité authentique,
Chemins du monde, jusqu’à la verfouiller jusqu’aux racines
sion définitive du Discours sur le codu peuple antillais lonialisme, publiée en 1955 par
retrouver
la mèrePrésence africaine.
Afrique.
Comme les esclaves insoumis qui
marronnaient, s’enfuyaient dans les
mornes – les collines – pour échapper à l’esclavage, Césaire se veut LE Rebelle, le nègre marron de la littérature métropolitaine, rétif à tout embrigadement et à ce mimétisme
culturel dont il faisait grief à Ménil et aux jeunes Antillais qui, selon lui,
avaient mis Légitime défense au simple service des surréalistes. La négritude
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Sens-Dessous : Désordre - décembre 2012
devient pour lui à la fois une revendication d’appartenance et une valeur
permettant de rendre aux Antillais leur dignité perdue depuis l’antique
déchirure.
Idée forte qui va le guider tant dans sa lutte politique que dans son
œuvre, non pour isoler les Antillais dans leur identité mais pour mieux les
ouvrir à l’universel.
3. La négritude selon Césaire, combat identitaire pour un humanisme universel
Une fidélité intransigeante. Hanté par cette blessure première antillaise,
Césaire, pour qui « la négritude c’était une somme de souffrances », a toujours refusé qu’un mouvement littéraire (surréaliste) – ou un parti politique (communiste) – instrumentalise les Noirs, et plus particulièrement
les Antillais.
Ainsi, en 2005, Césaire confie-t-il à Françoise Vergès : « Notre doctrine,
notre idée secrète, c’était : “Nègre je suis et Nègre je resterai.” Il y avait
dans cette idée, l’idée d’une spécificité africaine, d’une spécificité
noire ».
Notre doctrine, notre idée
secrète, c’était : « Nègre
je suis et Nègre je
resterai ». Il y avait dans
cette idée, l’idée d’une
spécificité africaine, d’une
spécificité noire.
Ainsi, dès 1955, à la publication
par Les Lettres françaises de la lettre de René Depestre à Charles Dobzynski, où le poète haïtien prend
parti pour la « poésie nationale »
selon Aragon, la poésie versifiée
classique (contre le vers libre), Césaire s’oppose à ce nouvel assimilationnisme, ce « larbinisme ». Et, du
Cahier d’un retour au pays natal, le
recueil de la « dissidence », jusqu’à
Moi, laminaire, éclate le refus césairien de toute soumission, dans une volonté farouche de « briser toutes les chaînes ».
Il ne tardera pas non plus à accuser le PCF de fraternalisme, version
communiste du paternalisme colonial. Raison première sans doute pour
laquelle, en octobre 1956, il quitte le parti, auquel il s’était inscrit en 1945.
Les 23 et 24 octobre 1956, c’est l’insurrection de la Hongrie. En datant
sa lettre de démission du PCF à Maurice Thorez du 24 octobre, le député
de la Martinique, maire de Fort-de-France depuis le 27 mai 1945, ouvre la
voie au courant des intellectuels français ayant quitté le PCF à la suite des
événements de Hongrie.
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LITTÉRATURE ET ESTHÉTIQUE
Il recueille à cette occasion le soutien des intellectuels noirs gravitant
autour des éditions Présence africaine ainsi que celui d’une partie de la
gauche française non communiste, en particulier de France Observateur,
hebdomadaire qui publiera sa « Lettre à Maurice Thorez » par extraits.
Sa rupture avec le PCF n’empêchera pas Césaire – qui fonde, en
mars 1958, le PPM (Parti Progressiste Martiniquais) – d’être réélu député
de la Martinique (il le restera jusqu’en 1993) et maire de Fort-de-France
(jusqu’en 2001).
Une longue carrière politique marquée en particulier par son rôle dans
l’accession des Antilles au statut départemental : le 19 mars 1946, la loi de
départementalisation est votée à l’initiative d’Aimé Césaire.
Mais sa démission retentissante du Parti communiste coïncide aussi avec
le début de sa carrière de dramaturge de la négritude. En 1956, année du premier Congrès des écrivains et artistes
noirs, Césaire publie aux éditions Présence africaine un « arrangement
Mais sa démission
théâtral » de Et les chiens se taisaient.
retentissante du Parti
Cette pièce – la première tragédie ancommuniste coïncide
tillaise – dont le héros a justement
pour nom « Le Rebelle » (on a pu y
aussi avec le début de sa
voir un autoportrait du poète), suit la
carrière de dramaturge
règle classique des trois unités et réinde la négritude.
troduit le chœur antique mais laisse
aussi, comme les drames shakespeariens, une place au burlesque. Césaire,
qu’Antoine Vitez nommait précisément « le Shakespeare noir », y transfigure
la révolte du Rebelle en chanson de geste épique pour la liberté.
Suivra, en 1963, La Tragédie du Roi Christophe, à la fois pièce anticoloniale et constat d’une tragique lucidité sur la dictature, inspirée par l’his-
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Sens-Dessous : Désordre - décembre 2012
toire d’Haïti, qui fascinait Césaire : la pièce, avec le Sénégalais Douta Seck
dans le rôle de Christophe, ouvrier maçon qui fut roi d’Haïti de 1811
à 1820, remporte au fil des ans un vrai triomphe.
Mais, en 1967, Césaire, qui dit vouloir « faire du théâtre vivant, prendre
à bras-le-corps la réalité historique », met en scène l’histoire africaine en
train de se faire dans Une saison au Congo, qui retrace le destin tragique
de Lumumba, trahi par Mobutu, maître du Congo depuis 1965.
Le troisième volet du triptyque dramaturgique de la Négritude, Une
tempête, situe enfin l’action dans le contexte nord-américain et se présente
comme une libre « adaptation pour
un théâtre nègre » de La Tempête de
Shakespeare, manifestant l’intérêt
Ma bouche sera la
de
Césaire pour ses frères d’Amébouche des malheurs qui
rique du Nord.
n’ont point de bouche,
ma voix, la liberté de
celles qui s’affaissent au
cachot du désespoir.
La tragédie, pour Césaire, passionné de théâtre et qui a médité
Nietzsche, est le moyen de doter les
Antillais des mythes fondateurs leur
permettant enfin de faire entendre
leur voix dans le concert des cultures du monde. Et par-delà, un moyen
d’affirmer l’inéluctable victoire des peuples opprimés sur leurs oppresseurs.
« Ce mot nègre qu’on nous jetait, nous l’avions ramassé […] mot-défi
transformé en mot fondateur » dira Césaire en 1993.
Mais son combat pour la négritude et l’identité antillaise est au service
d’un humanisme universel, comme Césaire l’avait déjà dit dans sa poésie,
dès Cahier d’un retour au pays natal, où il se veut le représentant de tous les
opprimés: « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de
bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
Il ne s’agit pas en effet de renier l’apport occidental dans sa totalité
puisque les Martiniquais, métis, sont « à la croisée. Croisée de races et de
cultures », selon les termes de Suzanne Césaire dans Tropiques.
Ainsi le poète, endossant le malheur de tous les opprimés, va même,
dans Cahier d’un retour au pays natal, jusqu’à s’identifier à eux :
« Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai
un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas […]
un homme-juif / un homme-pogrom / un chiot / un mendigot »
Une misère universelle par conséquent, qui nécessite, au-delà de l’empathie, action et engagement, car « la vie n’est pas un spectacle […] car
un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ! »
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LITTÉRATURE ET ESTHÉTIQUE
En janvier 2008, il insistera une dernière fois sur ce lien entre l’humanisme universel et une négritude mesurée « au compas de la souffrance » :
« je crois vraiment à l’homme, à l’humanité et à la fraternité. Quand j’ai
parlé de négritude, c’était pour répondre précisément aux racistes, qui
nous considéraient comme des nègres, autrement dit, des riens. »
C’est que pour lui, « plus on est nègre, plus on sera universel » : selon
une conception tout hégélienne, la négritude se fait voie (et voix) vers cet
« universel riche […] de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ».
Pour inviter à relire Césaire
« C’est, dit Breton, un Noir qui est non seulement un Noir mais tout
l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses,
tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi
comme le prototype de la dignité ». Outre cet hommage adressé à l’homme
Césaire, Breton va caractériser en trois points sa poétique – analyse qui
constitue un précieux art poétique en même temps qu’une judicieuse clé
d’entrée dans l’œuvre du poète martiniquais :
« Chanter ou ne pas chanter voilà la question et il ne saurait être de
salut dans la poésie pour qui ne chante pas. […] Aimé Césaire est avant
tout celui qui chante […] Passé outre à cette première condition […] la poésie digne de ce nom s’évalue au degré d’abstention, de refus qu’elle suppose
[…] elle répugne à laisser passer tout ce qui peut être déjà vu, entendu,
convenu, à se servir de ce qui
a servi, si ce n’est en le détournant de son usage préalable […] Césaire est à cet
égard des plus difficiles […]
Enfin […] la poésie de Césaire, comme toute grande
poésie et tout grand art,
vaut au plus haut point par
le pouvoir de transmutation
qu’elle met en œuvre et qui
consiste, à partir des matériaux les plus déconsidérés […] à produire […]
la liberté ». Bel et juste éloge envers la haute personnalité rebelle du poète,
dramaturge et homme politique martiniquais, qui affirmait: « Je ne sépare
pas mon action politique de mon engagement littéraire » tout en livrant ce
bilan: « Une vie d’homme ce n’est pas ombre et lumière. C’est le combat de
l’ombre et de la lumière, ce n’est pas une sorte de ferveur et une sorte d’angélisme, c’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la
ferveur ».
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Un itinéraire, donc, de l’ombre à la lumière. Avec la poésie pour arme miraculeuse
Car pour Césaire, créateur avec son ami Senghor du concept de négritude, « la poésie, c’est […] la parole essentielle […] parce qu’elle vient des
profondeurs, des fondements […] pièces de théâtre, drames, tragédies, […
] sont des départements de la poésie. »
Une poésie aussi approchée en penseur et poète inspiré, dès 1944, à
Port-au-Prince, en Haïti : « La poésie est cette démarche qui, par le mot,
l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moimême et du monde.
Le poète est cet être […] qui aux confins vécus du rêve et du réel, du
jour et de la nuit, entre absence et présence, cherche et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la
connivence et de la puissance. »
Beaucoup plus tard, une lettre à L. Kesteloot complète magistralement
cette vision d’une poésie, « surgie du vide intérieur, comme un volcan qui
émerge du chaos primitif, […] notre lieu de force ; la situation éminente
d’où l’on somme ; magie, magie. »
Césaire nègre et poète fondamental, un qualificatif à la double acception. Oui, la poésie de Césaire est doublement fondamentale car elle est
aussi essentielle à tous ceux pour qui le terme poésie ne représente ni un
simple mot, ni un ornement du langage, mais bien l’authentique et souveraine parole des profondeurs, en charge de dire la vérité même de l’Homme.
Martine Morillon-Carreau
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