santé, le traitement de la différence
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santé, le traitement de la différence
HOMMES & MIGRATIONS SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Dossier coordonné par Didier Fassin N° 1225 - Mai-juin 2000 De même qu’au XIXe siècle, comme l’a parfaitement montré Gérard par Philippe Dewitte Noiriel, les mesures administratives visant à surveiller la circu- lation des étrangers ont préfiguré une politique de contrôle de l’ensemble de la population, nationaux compris (avec entre autres l’instauration de la carte d’identité obligatoire), de même la politique de santé en direction des migrants est susceptible de rattraper demain, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble de la politique de santé de ce pays. ❖ Car au-delà même du seul domaine sanitaire et social, la santé des migrants renvoie au devenir de la société tout entière, depuis la régulation des flux migratoires jusqu’aux conditions du droit d’asile, depuis la politique du logement jusqu’à celle de l’emploi, depuis la protection sociale jusqu’à l’égalité des soins. Elle interroge par tous les côtés à la fois les fondements politiques, et même philosophiques, de la République. Ainsi en va-t-il par exemple du traitement de la différence, qui dans ce domaine pose des questions d’autant plus aiguës que l’on touche à la souffrance, à la maladie et à la mort. ❖ Pourtant, ladite “santé des migrants” est devenue un vocable désuet, renvoyant à une pratique de gestion sanitaire des populations qui ne l’est pas moins. De même que la médecine tropicale a dû s’affranchir du regard condescendant du colonisateur, la pratique médicale doit cesser de En naturalisant la diffé- regarder d’abord l’immigré pour voir en premier lieu patient, l’individu. Bien sûr, il ne faut pas pour rence dans le champ de la leautant oublier que les souffrances psychiques de l’exil, santé, on s’expose à ne plus ainsi que certains traits de la culture d’origine peuvent expliquer la manière dont le patient perçoit sa maladie, regarder les immigrés que et qu’ils peuvent même obérer le traitement réservé à celle-ci. Mais le malade collectivement, à les trai- habituellement étranger ne peut plus être cet étrange malade dont ter séparément dans tous la culture d’origine expliquerait toutes les affections, en particulier psychiques. Car si l’étranger partage les domaines, et ainsi à avec ses compatriotes une culture, il partage aussi créer les conditions d’une avec ses homologues au sein de la société d’immigration, qu’ils soient français ou d’autres origines que lui, des segmentation par origine conditions de vie – le chômage, la précarité du séjour, la pauvreté – qui contribuent tout aussi des problèmes sociaux. l’exclusion, bien à expliquer certaines pathologies dont il souffre. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 1 MALADE ÉTRANGER, ÉTRANGE MALADE ? N° 1225 - Mai-juin 2000 - 2 S O M M A I R E SANTÉ, LE TRAITEMENT Gip Adri 4, rue René-Villermé 75011 Paris DE Dossier LA coordonné DIFFÉRENCE par Didier Fassin Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 E-mail : [email protected] Site internet : www.adri.fr Malade étranger, étrange malade ? par Philippe Dewitte 1 La question de la santé des migrants renvoie au devenir de la société tout entière, elle interroge les fondements politiques, et même philosophiques, de la République. Repenser les enjeux de santé autour de l’immigration par Didier Fassin 5 Traditionnellement, le migrant est considéré comme nécessitant une prise en charge particulière, du fait de sa supposée différence. Sa santé a longtemps été un domaine réservé aux seuls spécialistes médicaux et autres psychologues. Le saturnisme, une maladie sociale de l’immigration par Anne-Jeanne Naudé 13 Parce qu’il affecte essentiellement des enfants d’origine africaine, le saturnisme a été traité jusque dans les années quatre-vingt comme une maladie liée à des comportements culturels spécifiques, alors que l’on a affaire à une maladie de l’habitat insalubre. Au-delà du gène et de la culture par Doris Bonnet 23 Maladie génétique, la drépanocytose implique pour les immigrés africains qui en sont atteints, outre de graves problèmes de santé, des choix de vie et des changements dans les rapports entre l’individu, le groupe et la société d’accueil. Une consultation pour les migrants à l’hôpital par Chantal Crenn 39 Monsieur D. résiste aux thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple qui montre les difficultés de la prise en compte de l’ethnicité dans le traitement des migrants. De la psychiatrie des migrants au culturalisme des ethnopsychiatries par Richard Rechtman 46 Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu aux croyances de sa propre culture. Le malade dans sa différence : les professionnels et les patients migrants africains à l’hôpital par Laurence Kotobi 62 Face aux difficultés qu’ils rencontrent dans la prise en charge des migrants, les professionnels médico-sociaux produisent souvent un discours culturaliste, généralisant des cas particuliers. Les catégories d’”origine” et de “nationalité” dans les statistiques du sida par Augustin Gilloire Par peur de discriminer, l’État français répugne à se servir des statistiques liées à l’origine, alors qu’il faudrait prendre des mesures en faveur d’une population dont on sait qu’elle est plus touchée par le sida que les nationaux. 73 Fondateur : Jacques Ghys ✝ Directeur de la publication : Luc Gruson Rédacteur en chef : Philippe Dewitte Secrétaire de rédaction : Marie-Pierre Garrigues [email protected] Fabrication et site internet : Renaud Sagot Promotion et abonnements : Christophe Daniel Karima Dekiouk [email protected] Vente au numéro : Pierre Laudren Création maquette : Antonio Bellavita Mise en pages : Sandy Chamaillard Comité d’orientation et de rédaction : Mogniss H. Abdallah Rochdy Alili Augustin Barbara Jacques Barou Hanifa Cherifi Albano Cordeiro François Grémont Abdelhafid Hammouche Mustapha Harzoune Le Huu Khoa Khelifa Messamah Juliette Minces Marie Poinsot Catherine Quiminal Edwige Rude-Antoine Gaye Salom Alain Seksig André Videau Catherine Wihtol de Wenden Les titres, les intertitres et les chapeaux sont de la rédaction. Les opinions émises n’engagent que leurs auteurs. Les manuscrits qui nous sont envoyés ne sont pas retournés. Les données sur le sida dans la population étrangère en France ABONNEMENTS : 83 par Florence Lot À partir de données de l’Insee, l’Institut de veille sanitaire a réalisé une analyse sur les cas déclarés de sida parmi les populations étrangères domiciliées en France. L’accès aux soins des étrangers en situation précaire par Sandrine Musso-Dimitrijevic 88 Après un long séjour forcé - et thérapeutiquement inadapté - au Maroc, A., ancienne toxicomane atteinte du sida, vivant en France depuis l’âge de deux ans et mère d’un enfant français, a dû effectuer un douloureux parcours du combattant pour être régularisée. Les étrangers dans les consultations des centres de soins gratuits par Andrée et Arié Mizrahi 94 France 1 an : 370 F (56,40 €) Tarif réduit* : 320 F (48,70 €) Étranger 1 an : 495 F (75,40 €) Tarif réduit* : 445 F (67,80 €) * Le tarif réduit ne s’adresse qu’aux particuliers et aux associations, voir bon de commande en dernière page. HOMMES & MIGRATIONS est publié avec le concours du Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles Si l’absence ou la précarité d’emploi et de logement, ainsi qu’un faible niveau de scolarisation caractérisent les patients français comme étrangers, en revanche ces derniers bénéficient moins de la législation sociale et sont souvent sans droits. L’accès aux soins des étrangers : débats et évolutions du droit 101 par le groupe “Protection sociale” du Gisti de la Délégation au développement et à l’action territoriale La loi “Pasqua” de 1993 conditionnait l’accès à l’aide sociale à la régularité du séjour, introduisant ainsi une distinction entre Français et étrangers. Lors des débats sur la couverture maladie universelle, cette approche n’a pas été remise en question. C H R O N I Q U E S de la Délégation interministérielle à la Ville INITIATIVES La formation en anthropologie à l’hôpital, Zahia Kessar La place de la santé et des soins chez des Tsiganes migrants, Farid Lamara et Pierre Aïach MUSIQUES Maurice El Medioni, l’enchanteur, François Bensignor AGAPES Bread, buns & scones, le pain béni des Britanniques, Marin Wagda 112 117 123 du Comité catholique contre la faim et pour le développement 129 MÉDIAS Nouveaux médias : vers la “balkanisation” du paysage audiovisuel français ? Mogniss H. Abdallah 136 et du CINÉMA Comédia infantil ; La coupe ; Les enfants du ciel ; Garage Olimpo ; Passeurs de rêves ; Propaganda ; Salsa ; Un dérangement considérable ; Demain je brûle, André Videau 142 LIVRES James Cohen, M.-P. Garrigues, Habdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune, Djamel Khamès Les dessins illustrant ce numéro sont de Jean-Pierre Gaüzère. Pour tout contact : Iconovox 62, av. de la Paix - 93150 Le Blanc-Mesnil - Tél. : 01 45 91 20 62 - Fax : 01 45 91 20 63. Le photomontage de couverture est d’Olivier Mauffrey : [email protected] 153 ISSN 0223-3290 Inscrit à la CPPAP sous le no 55.110 Impression : Autographe 10 bis, rue Bisson 75020 Paris Diffusion pour les libraires: DlF’POP 21 ter, rue Voltaire 75011 Paris Tél. : 01 40 24 21 31 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 3 (six numéros) LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 4 SANTÉ Le développement de la citoyenneté sociale autour du corps et de la maladie, la construction de la différence en termes de culture dans les institutions médicales, sont des questions de société qui dépassent largement le seul domaine sanitaire. par Didier Fassin, anthropologue et médecin. Professeur à l’université de Paris-XIII directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) 1)- Voir par exemple M. Gentilini, B. Duflo, Médecine tropicale, Flammarion, Paris, 1986 ; G. Brücker, D. Fassin, Santé publique, Ellipses, Paris, 1989 ; A. Lévy, Santé publique, Masson, Paris, 1994, ainsi que le rapport au ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale de M. Gentilini, G. Brücker, R. de Montvalon, La santé des migrants, La Documentation française, Paris, 1986. Les expressions entre guillemets sont extraites de ces ouvrages. Depuis longtemps, la “santé des migrants” est un chapitre obligé des manuels d’hygiène publique et de médecine tropicale(1). On y distingue traditionnellement trois types d’affections : la “pathologie d’importation” correspond aux maladies, parasitaires notamment, mais aussi héréditaires, que l’émigré “emporte” avec lui ; la “pathologie d’acquisition” reflète les conditions environnementales nouvelles dans lesquelles l’immigré se trouve désormais inséré et qui favorisent le développement de maladies infectieuses aussi bien que cardio-vasculaires ; la “pathologie d’adaptation” traduit les difficultés rencontrées dans la confrontation avec la société dite d’accueil, à commencer par des troubles psychiques revêtant des formes singulières et justifiant des prises en charge particulières. S’il présente l’évidence de la simplicité, un tel modèle, qui a forgé le raisonnement de générations de professionnels de la santé, n’en est pas moins problématique. Il isole un secteur de la médecine qui justifierait une pratique spécifique, tant somaticienne que psychiatrique. Il constitue le corps du migrant en vecteur et récepteur passif de maladies. Il aboutit à représenter et souvent à nommer les étrangers comme un “groupe à risque” du point de vue de la santé publique, au sens d’un risque pour les autres (contamination potentielle) et d’un risque pour eux-mêmes (impossible intégration). Cette double logique de discrimination (avec une clinique à part) et de naturalisation (avec son inscription corporelle), acceptée comme allant de soi par la plupart des intervenants, a longtemps empêché de penser les questions de santé autour de l’immigration. Pour en parler, il fallait être médecin, psychologue, épidémiologiste, autrement dit spécialiste du corps, de l’esprit ou de la statistique sanitaire. Et probablement est-ce parce qu’il se présentait comme un domaine réservé que ce thème n’avait jamais fait l’objet d’un dos- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 5 Traditionnellement, le migrant est considéré à la fois comme porteur d’un risque et comme nécessitant une prise en charge particulière, du fait de sa supposée différence – largement construite par les institutions. Sa santé a longtemps été un domaine réservé aux spécialistes médicaux et autres psychologues. Or elle met en cause bien d’autres domaines de la vie de la cité, car elle relève plus du contrat social que de l’altérité. Ainsi l’approche culturaliste, qui évacue les explications alternatives tout en épargnant les institutions, doit être repensée. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE REPENSER LES ENJEUX DE SANTÉ AUTOUR DE L’IMMIGRATION N° 1225 - Mai-juin 2000 - 6 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE sier dans H&M. Le propos de ce numéro est précisément d’inverser le regard, de considérer que la santé, loin de relever d’une analyse autonome, pose au monde social des questions qui traversent d’autres domaines, comme l’école, le travail, le logement, et qui, par conséquent, appellent une réflexion scientifique et citoyenne au-delà de ses seuls spécialistes. LA PRÉSOMPTION DE DIFFÉRENCE Outre que les réalités démographiques changent, et avec elles leur traduction épidémiologique – aujourd’hui par exemple, le paludisme est, en France, plus un problème pour les touristes que pour les immigrés –, le modèle traditionnel de la “santé des migrants” semble désuet en ce qu’il occulte précisément ce sur quoi il s’agit de s’interroger, en rabattant des problèmes complexes sur une nosographie trop simple. Plutôt donc que de s’intéresser à des pathologies, on parlera ici d’“enjeux”(2). Qu’est-ce qui, dans les sociétés contemporaines, se joue autour du corps, de la maladie, de la souffrance, dans leur rapport à l’immigration ? Telle est la question qui a présidé à la construction de ce dossier. Au fond, il s’agit de considérer que la santé des immigrés n’existe pas en soi, inscrite en quelque sorte dans des gènes, des microbes ou des processus psychiques, mais qu’elle existe dans la relation qui est historiquement construite par des acteurs sociaux. Deux enjeux paraissent à cet égard particulièrement significatifs : la construction de la différence en termes de culture dans les institutions médicales et sanitaires ; le développement de la citoyenneté sociale autour du corps et de la maladie. 2)- Sur cette notion et l’intérêt de son usage pour penser le monde social et ses transformations, je me permets de renvoyer à mes deux livres : L’espace politique de la santé. Essai de généalogie, Presses universitaires de France, Paris, 1996, et Les enjeux politiques de la santé. Études sénégalaises, équatoriennes et françaises, Karthala, Paris, 2000. UNE SURINTERPRÉTATION CULTURELLE Le domaine de la santé renforce en effet cette tension puisqu’il met en présence, d’un côté des perturbations inscrites dans l’intimité des organes, des tissus, des cellules, dont on peut penser qu’elles sont assez largement partagées par tous, et de l’autre des expressions, et même, dans certains cas, des fréquences de certaines maladies, qui varient selon les groupes en fonction notamment de leur origine. Si la tuberculose pulmonaire ou l’ulcère gastrique sont, en première analyse, les mêmes chez l’autochtone et chez l’immigré, leurs manifestations cliniques et leur incidence statistique peuvent différer assez notablement. Il arrive même que, comme pour la drépanocytose qu’étudie Doris Bonnet (p. 23), l’inscription génétique de l’affection vienne radicaliser, voire racialiser la différence. Cette diversité de la pathologie dépasse cependant la seule dimension liée à l’origine géographique ou ethnique puisqu’elle est également documentée depuis longtemps, parmi les Français, entre les citadins et les ruraux, entre les ouvriers et les cadres, entre les femmes et les hommes. La différence, aussi bien dans l’occurrence des pathologies que dans leur traduction en symptômes, ne se pose donc pas seulement par rapport à l’étranger. Dans ce cas, toutefois, il est remarquable que ce soit généralement la culture que l’on mette en avant. Le culturalisme peut ainsi être considéré comme un raisonnement ordinaire, qui se distingue donc de la théorie savante nord-américaine développée autour de l’école Culture et personnalité dans les années trente, par lequel la différence est interprétée en termes de culture. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 7 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 3)- Pour une présentation de cette question anthropologique, voir G. Lenclud, “En être ou ne pas en être. L’anthropologie sociale et les sociétés complexes”, L’Homme, Anthropologie : état des lieux, réédition Livre de poche, Paris, 1986, pp. 151-163. Pour une analyse synthétique de la culture, lire D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 1996. Pour une reformulation de cette notion à la lumière des transformations contemporaines, se référer à U. Hannerz, Cultural Complexity. Studies in the Social Organization of Meaning, Columbia University Press, New York, 1992. Enfin, sur le culturalisme dans le domaine de la santé, on peut consulter mes textes : “Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes”, L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250, et “Culturalism as Ideology”, in Cross-cultural Perspectives on Reproductive Health, C. Makhlouf-Obermeyer (édit.), Oxford University Press, Oxford, 2000. Le rapport à l’Autre présume toujours une différence. Chacun construit son identité et sa relation à l’altérité en posant cet écart, a priori irréductible, entre soi et autrui. S’agissant de l’étranger, la différence semble d’autant plus naturelle qu’elle se manifeste souvent dans l’évidence de l’apparence physique, de la tenue vestimentaire, de la pratique langagière, des conduites corporelles. Face à cette évidence, ce sont, d’une part la familiarité patiemment acquise avec cette étrangeté initiale, et d’autre part le travail réflexif, fréquemment ancré dans une analyse politique, qui vont permettre de dépasser l’absolu de la différence pour construire une dialectique de l’altérité et de l’universel, c’est-à-dire pour penser l’Autre comme différent de soi et pourtant même que soi. Les anthropologues n’ont cessé de s’interroger sur cette tension entre “l’unité de l’homme” et la “pluralité des cultures”(3). On ne s’étonnera donc pas qu’elle anime particulièrement, comme le montre Laurence Kotobi (p. 62), les acteurs du secteur sociosanitaire qui se trouvent confrontés à des patients immigrés. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 8 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE C’est ainsi que l’on expliquera, par exemple, des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de programmes d’éducation sanitaire, dans la prise en charge de maladies chroniques nécessitant des traitements contraignants, dans la compréhension d’attitudes ou de comportements peu conformes aux normes et aux attentes des intervenants. De manière caricaturale, La quête permanente le saturnisme infantile, cette intoxicade ressources financières, tion liée aux vieilles peintures au plomb l’absence de titre de séjour, dont Anne-Jeanne Naudé raconte l’hispeuvent souvent rendre compte toire (p. 13), a pu être présenté comme une maladie d’origine culturelle puisde comportements en matière qu’elle affectait presque exclusivement de santé et de soins, bien mieux les enfants de familles africaines. Il que toute essentialisation s’agit en fait d’une pathologie de l’habide la différence. tat ancien et dégradé, identifiée comme telle depuis le début du siècle en Amérique du Nord. Il arrive d’ailleurs que l’on fasse parfois appel à des anthropologues, plus souvent à des ethnopsychiatres, pour interpréter ces situations inconfortables. Et l’on suppose alors que des singularités, éventuellement exotiques, permettront d’expliquer, par des “croyances” ou des “représentations”, ce que l’on ne comprenait pas. Nul domaine de la clinique n’est autant sujet à cette surinterprétation culturelle que la psychiatrie, comme le montre Richard Rechtman (p. 46), tant il est difficile de penser la “causalité psychique” dans la différence. LE CULTURALISME ORDINAIRE, UNE TRIPLE VIOLENCE Une telle lecture, dont Zahia Kessar (p. 112) rappelle qu’elle soustend largement la “demande sociale” d’anthropologie, opère comme une véritable violence à l’encontre des immigrés, et ce pour au moins trois raisons. Tout d’abord, le culturalisme leur ôte la prérogative de l’universel : dans bien des cas, les spécificités présumées relèvent en fait, pour peu qu’on cherche à les comprendre, parfois tout simplement par le dialogue, de rationalités dans lesquelles il est facile de se reconnaître soi-même. Nombre de comportements posés a priori comme étranges deviennent alors tellement familiers qu’on se prend à penser qu’à la place de l’autre, on agirait sans doute comme lui. Ensuite, le culturalisme élude les explications alternatives des pratiques : en particulier, les conditions matérielles, les statuts juridiques, les contraintes de l’existence sont gommés au profit de la seule donnée culturelle. Or, être en permanence en quête de ressources financières, ne pas avoir de titre de séjour, subir des discriminations au 4)- Pour une approche historique de la citoyenneté sociale, on lira R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1996. Pour une information sur l’état de la législation française, on se référera au Guide de la protection sociale des étrangers en France du Gisti, Syros, Paris. Pour une présentation de données socio-épidémiologiques, on s’intéressera au rapport d’A. et A. Mizrahi, Accès aux soins et état de santé des populations immigrées en France, Credes, Paris, 1993. Sur les problèmes posés par la connaissance de la santé des immigrés, on peut consulter mes deux articles : “Santé et immigration. Les vérités politiques du corps”, Cahiers de l’Urmis, n° 5, 1999, pp. 69-76, et “L’indicible et l’impensé. La ‘question immigrée’ dans les politiques du sida”, Sciences sociales et santé, n° 17 (4), 1999, pp. 5-36. UN QUESTIONNEMENT SUR LA CITÉ La présence de l’étranger ne saurait toutefois se réduire à l’immédiate perception d’une altérité. Elle implique simultanément un questionnement sur la cité. Quelle place y accorde-t-on à celui qui vient d’un autre territoire ? Quelle citoyenneté propose-t-on à celui qui a une autre nationalité ? Ces questions se posent avec une double acuité pour ce qui concerne la santé et, au-delà, la protection sociale. D’une part, on a affaire à des réalités qui sont posées aujourd’hui en termes universels : la maladie et la souffrance n’ont pas de frontières et l’accès à des soins fait partie des droits imprescriptibles de l’homme. D’autre part, on se trouve confronté à des problèmes dont les solutions se définissent au niveau national : la santé publique et l’assistance sociale relèvent pour l’essentiel des prérogatives de l’État(4). L’immigration met, à l’évidence, ces deux éléments en tension. Comme le rappelle le groupe “Protection sociale” du Gisti (p. 101), l’histoire des politiques en matière de protection sociale et de prestations médicales est ainsi faite de mouvements pendulaires faisant alterner des périodes de plus grande générosité et des phases de remise en cause des acquis. À chaque nouvelle législation ou nouveau dispositif, ce sont les fondements de la solidarité qui se trouvent redéfinis, au moins partiellement. Ainsi, la couverture médicale N° 1225 - Mai-juin 2000 - 9 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE quotidien, sont des éléments qui peuvent souvent rendre compte de comportements en matière de santé et de soins, bien mieux que toute essentialisation de la différence. Enfin, le culturalisme exonère celui qui y a recours de toute analyse de sa propre implication, ou de celle de son institution, dans la production de la différence. On conçoit qu’il soit souvent plus aisé d’admettre que les problèmes rencontrés résultent d’une difficulté d’adaptation de l’autre ; mais c’est alors souvent au prix d’un redoublement de la stigmatisation, quand bien même l’explication culturelle se veut une excuse généreuse, et d’un évitement de toute mise en cause des institutions médicales, sociales ou judiciaires qui produisent ces discours. Chantal Crenn nous décrit le refus de cette triple violence par les immigrés eux-mêmes (p. 39). Ce qu’indiquent, au fond, ces contributions d’anthropologues, qui ont tous une longue expérience de collaboration avec le monde de la santé, c’est qu’il est possible, et nécessaire, d’avoir une réflexion exigeante sur les usages de la culture dans l’analyse de la différence. Exigeante sur le plan intellectuel, de manière à rendre toute sa richesse, sa complexité et son historicité à la culture. Exigeante d’un point de vue politique, afin de ne pas enfermer l’autre dans une indépassable différence. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 10 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE universelle (CMU), tout en favorisant effectivement l’accès aux droits et aux soins d’une partie importante de la population étrangère, produit-elle du même coup une séparation inédite entre ceux qui ne peuvent faire valoir une “résidence stable et régulière” et les autres. Mais la réglementation, si elle prescrit les pratiques, ne les décrit pas. Entre ce qui est énoncé dans les textes législatifs et ce qui est appliqué dans les faits, l’écart peut être grand. En atteste la répétition des circulaires ministérielles rappelant aux directeurs d’hôpitaux que l’accès aux soins doit être assuré dans leurs établissements quelle que soit la condition sociale, économique ou juridique des patients. En témoigne également l’ouverture de consultations par des associations humanitaires prenant acte des difficultés rencontrées concrètement par les malades, notamment étrangers, dans les structures publiques. Les enquêtes menées par le Credes, dont Andrée et Arié Mizrahi (p. 94) rapportent certaines données rassemblées dans les années quatre-vingt-dix, révèlent ainsi que les étrangers sont proportionnellement dix fois plus nombreux dans les centres de soins gratuits que dans le régime général d’assurance-maladie. LA VULNÉRABILITÉ PASSÉE SOUS SILENCE Si l’on est aussi loin des principes républicains d’égalité et d’universalité posés dans la loi, c’est que beaucoup d’obstacles s’opposent à leur application. Ainsi, en matière d’aide médicale, s’est-on rendu compte qu’il existait une méconnaissance de leurs prérogatives par les personnes concernées, ou parfois une crainte, pour celles qui n’avaient pas de titre de séjour, d’être dénoncées au moment de la constitution de leur dossier. On a également constaté qu’il existait un défaut de compétence ou une mauvaise volonté de la part de nombre d’agents administratifs, médicaux ou sociaux, qui répondent aux étrangers, surtout en situation irrégulière, qu’ils n’ont “droit à rien”. Mais il est apparu aussi que le climat politique national influait sur les pratiques locales et que la citoyenneté sociale se trouvait beaucoup plus menacée dans les périodes où la xénophobie se banalise dans le discours politique. UNE POLITIQUE DE LA COMPASSION Cet enjeu n’est nulle part aussi manifeste que lorsqu’on a affaire à des catégories socialement et politiquement exclues. Ainsi en est-il des populations tsiganes, auprès desquelles Pierre Aïach et Farid Lamara (p. 117) ont conduit une étude avec Médecins du Monde. Aux marges de la ville et de la cité, elles présentent une sorte d’invisibilité conduisant à ce que le souci de la dignité humaine et de la justice sociale soit le plus souvent relégué derrière les préoccupations d’ordre public. Ainsi en est-il aussi des étrangers malades soumis au régime d’exception de la “double peine” qu’évoque Sandrine Musso-Dimitrijevic (p. 88) : en principe ni expulsables, à cause de leur affection, ni régularisables, car sous le coup d’une interdiction du territoire, ils n’en sont pas moins parfois reconduits aux frontières et renvoyés dans un pays dont ils n’ont que la nationalité. Situations limites, certes, mais on sait que c’est à partir de ces limites que se construit toujours le territoire de la cité. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 11 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE On comprend, dans ces conditions, que la publication de statistiques sanitaires incluant des données sur l’origine ou la nationalité, différenciant par conséquent les immigrés des autochtones ou les étrangers des Français, soit toujours présentée comme une affaire sensible. La santé ne diffère guère sur ce point d’autres domaines pour lesquels le même silence a prévalu sur la base d’arguments similaires : souci de ne pas stigmatiser, refus de reconnaître les faits de discrimination, volonté de promouvoir un modèle d’intégration. Elle y ajoute une dimension particulière de dramatisation, puisqu’il est question de souffrance et parfois de mort, mais aussi de menace lorsqu’il s’agit de maladies infectieuses. Dans le cas du sida, Augustin Gilloire À l’asile politique (p. 73) explique comment la catégoris’est substituée la raison humanitaire ; sation des populations a posé au système l’individu menacé a laissé la place national d’information sanitaire un proau corps souffrant. blème insurmontable, notamment à cause de l’association explicitement faite, tant par les épidémiologistes que par l’opinion, entre immigration et risque. Pendant près de deux décennies, le lien ainsi établi a rendu non diffusables des statistiques dont Florence Lot (p. 83) montre néanmoins qu’elles peuvent, pour autant qu’on les interroge autrement, révéler non seulement une plus grande vulnérabilité des étrangers à cette infection, mais également des difficultés plus importantes à accéder au dépistage et au traitement. En passant ainsi de la question de la transmission à celle de l’inégalité, on déplace l’analyse d’un problème de danger à un enjeu de citoyenneté. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 12 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE À cet égard, on ne peut manquer de s’interroger sur la signification des évolutions récentes. L’extension d’un double régime d’assurance et d’assistance en matière de maladie, qui aujourd’hui inclut même les étrangers disposant d’un récépissé de dépôt de dossier de régularisation, et l’instauration d’un droit au séjour pour raison de soins, permettant l’obtention d’un titre provisoire, indiquent la légitimité dont les sociétés contemporaines investissent la santé. Phénomène d’autant plus remarquable qu’au plus fort de la mise en œuvre de législations restrictives, ces dispositions, défendues par des collectifs associatifs, n’ont guère été contestées. Dans le même temps, on le sait, le droit d’asile reculait considérablement puisque le nombre annuel de nouveaux réfugiés était, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, six fois plus faible que dix ans auparavant. C’est dire le basculement qui s’est opéré en peu de temps dans la hiérarchie des valeurs : à l’asile politique s’est substituée la raison humanitaire ; l’individu menacé a laissé la place au corps souffrant. Ainsi construite, la citoyenneté tend toujours plus à trouver sa source dans une reconnaissance de l’Autre dans un registre de la compassion, dont on peut se demander s’il constitue le socle sur lequel nous souhaitons bâtir la société civile. Pour peu que l’on délaisse la vision classique d’une “santé des migrants” pour s’interroger sur la manière dont le corps de l’immigré inscrit dans notre monde social le signe d’une différence et l’attente d’une citoyenneté, c’est donc un tout autre territoire que l’on explore. Moins sanitaire que politique. Non plus réservé aux spécialistes mais largement ouvert sur les débats qui animent la société. Il y est question de pluralité autant que de culture, d’inégalité autant que d’altérité. Plus que de maladies parasitaires et de consommation médicale, on y parle de démocratie et du contrat social sur lequel nous voulons la fonder. Au fond, tout ce qui fait que l’étranger nous oblige à penser ✪ ce que nous sommes. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ SÉMINAIRE SANTÉ ET IMMIGRATION L’Urmis, le Cresp et H&M organisent le 15 mai 2000 un séminaire sur le thème “Santé et immigration”. La matinée portera sur le thème “Culture et ethnicité”, avec des interventions de Richard Rechtman, Anne-Jeanne Naudé et Marguerite Cognet (Urmis) sur les relations interethniques dans l’hôpital. L’après-midi sera consacrée au “Sida comme révélateur de l’altérité”, avec des interventions de Laurence Kotobi, Augustin Gilloire et Didier Fassin. Catherine Quiminal (H&M, Urmis) concluera cette journée d’étude. Entrée libre dans la limite des places disponibles : Iresco - 59-61, rue Pouchet - 75017 Paris - M° La Fourche ou Guy Môquet Tél. Urmis : 01 44 27 56 66 - E-mail : [email protected] par Anne-Jeanne Naudé*, chercheur associé au Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (Cresp), université de Paris-XIII, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris * Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un contrat du ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie (appel d’offre 1999 pour le programme de recherche pluridisciplinaire “Action concertée incitative ville”). Le saturnisme infantile est une intoxication par le plomb des enfants en bas âge, essentiellement liée à l’habitat ancien dégradé, qui dessine ainsi la géographie de l’épidémie, concentrée dans les quartiers populaires des grandes villes. La contamination s’effectue principalement à partir des écailles et des poussières de peintures au plomb (portage main-bouche, jeux au niveau du sol des jeunes enfants), dont l’utilisation était courante dans les immeubles d’habitation avant d’être interdite en 1948. La toxicité neurologique du plomb est particulièrement préoccupante chez l’enfant, compte tenu de la vulnérabilité du système nerveux en développement et des conséquences à long terme des atteintes précoces, les complications pouvant aller jusqu’à des séquelles neurologiques graves, et parfois même la mort. Les populations d’immigration récente, essentiellement africaines, habitant des logements anciens insalubres ou peu entretenus, sont principalement touchées et exposées au risque de la maladie. Le saturnisme infantile a été découvert dans les années quatrevingt à Paris, donnant lieu à des interventions médicales et à des enquêtes épidémiologiques. La maladie n’a cependant fait l’objet d’une reconnaissance, au demeurant timide, comme problème national de santé par les pouvoirs publics que dix ans après la découverte des premiers cas. La mise en œuvre de mesures d’urgence sur l’habitat au titre du saturnisme sera finalement prévue dans la loi sur l’exclusion de 1998, le saturnisme étant la seule maladie inscrite dans la loi. L’analyse de la constitution d’une politique de santé publique autour d’une affection dont la spécificité est de se situer à l’interface de la santé et du social, tout en impliquant des considérations sur l’environnement le plus immédiat, celui du logement, permet d’ap- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 13 Parce qu’il affecte essentiellement des enfants d’origine africaine, le saturnisme a été traité, dans les années quatre-vingt, comme une maladie liée à des comportements culturels spécifiques. Même après sa reconnaissance en tant que maladie de l’habitat insalubre, sa prise en charge a été freinée par les difficultés qu’entraîne le relogement des familles touchées. On a ainsi assisté à la “sanitarisation” d’une question sociale car, dans un contexte politique et social peu favorable, il est plus facile de parler d’un problème sanitaire que du logement et des conditions de vie des immigrés. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE LE SATURNISME, UNE MALADIE SOCIALE DE L’ IMMIGRATION N° 1225 - Mai-juin 2000 - 14 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE préhender les enjeux sous-jacents de la prise en charge de la maladie. Une telle analyse permet aussi de mesurer les conditions de logement des immigrés, loin de l’évidence immédiate qui pose d’emblée le saturnisme comme enjeu de santé publique. LES PISTES CULTURELLES DE L’ÉPIDÉMIE Malgré l’incertitude initiale quant à la source de contamination par le plomb des premiers enfants intoxiqués, repérés dans un hôpital parisien en 1985, des enquêtes réalisées aux domiciles de ces enfants révèlent rapidement que les peintures dégradées sont à l’origine des intoxications. Le doute, lors de la découverte de la maladie, concerne principalement une autre source d’intoxication environnementale, l’eau, à l’origine des seuls rares cas de saturnismes infantiles connus en France (saturnisme hydrique), mode de contamination toutefois écarté. Cependant, le saturnisme infantile n’est pas simplement et directement identifié comme une maladie environnementale liée aux conditions de logement. En effet, la surreprésentation d’enfants originaires d’Afrique subsaharienne parmi les premiers enfants intoxiqués pose d’emblée la question du lien entre l’origine et l’intoxication – les pratiques cultuLe saturnisme relles africaines pourraient favoriser les intoxications –, d’où une polémique sur était communément désigné, les causes culturelles éventuelles de la dans les années quatre-vingt, maladie. Les circonstances particulières par l’appellation de la découverte du saturnisme, l’incer“maladie des enfants titude initiale concernant la source d’inde marabouts”. toxication et le fait que le “saturnisme des peintures” était une maladie totalement inconnue en France à cette date, ont, semble-t-il, favorisé l’émergence de cette polémique. Les pratiques culturelles africaines au sens large, en lien direct ou indirect avec la maladie, sont donc mises en cause pour tenter d’expliquer la prévalence d’enfants africains intoxiqués au plomb, et constituent les principaux aspects de la “culturalisation” de la maladie. Tout d’abord, d’autres sources éventuelles d’intoxication sont invoquées qui, de fait, nient la réalité des peintures toxiques mise en évidence, et concernent des objets “africains” divers et variés qui contiendraient du plomb. Ces autres sources de contamination vont de la vaisselle utilisée au khôl des femmes, en passant par les amulettes, “l’encre” des marabouts, et les “potions” que les familles feraient boire à leurs enfants. Le saturnisme est d’ailleurs communément désigné à l’époque par l’appellation “maladie des enfants de marabouts”. Ces allégations N° 1225 - Mai-juin 2000 - 15 DE SUPPOSÉS “FACTEURS DE RISQUE SURDÉTERMINANTS” Par ailleurs, certains comportements spécifiques “africains” sont désignés comme favorisant les intoxications, notamment les pratiques géophages (absorption de substances non comestibles) qui existent dans certaines cultures d’Afrique de l’Ouest. Notamment, les pratiques géophages des femmes africaines rendraient les mères plus tolérantes au spectacle de leurs enfants suçant des fragments de revêtements muraux et inversement, les enfants habitués à la vue de leur mère “mangeant de la terre” seraient plus enclins à ingérer des substances qui ressemblent à de la terre, comme les écailles de peintures. La géophagie est considérée par les tenants de ce discours comme un comportement généralement admis dans la culture africaine, alors que cette pratique est culturellement codifiée ; elle concerne essentiellement les femmes enceintes, et les substances absorbées sont bien identifiées. En ce qui concerne les enfants, on aurait diagnostiqué un comportement de pica chez un nombre impor- SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE concernant d’autres sources éventuelles d’intoxication saturnines ont conduit les quelques personnes mobilisées dans le domaine médical et sanitaire pour lutter contre le saturnisme, au demeurant convaincues que la source d’intoxication était bien la peinture, à tester toutes ces autres sources (même les jouets) afin de prouver qu’elles ne pouvaient être responsables des intoxications. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 16 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE tant de jeunes Africains saturnins. Le pica est un trouble du comportement alimentaire consistant en l’absorption volontaire de substances non comestibles, identifié chez l’enfant comme un trouble psychologique et présenté, dans le cas du saturnisme, comme à l’origine d’intoxications graves. Sans nier la possibilité de cas de pica, le comportement de ces enfants est à mettre en rapport avec le comportement normal des enfants en bas âge – exploration orale de l’environnement et fréquence du contact main-bouche – qui laisse entrevoir l’éventualité d’une “psychiatrisation” sans doute un peu rapide et abusive du comportement de ces enfants(1). Néanmoins, les pratiques géophages et le pica constituent les arguments culturels les plus tenaces du phénomène de culturalisation, bien que remis en question, dans une certaine mesure, dans les années quatre-vingt-dix, lors de la mise en évidence du rôle important des poussières de peintures au plomb dans les modes de contamination. Enfin, les pratiques culturelles africaines au sens large sont évoquées et considérées comme des “facteurs de risque surdéterminants” responsables des intoxications. Elles concernent, d’une part, les modes de vie de ces populations africaines, supposés accélérer la dégradation des logements : la suroccupation de logements exigus liée à la polygamie et à la présence de nombreux enfants, la pratique d’une cuisine qui dégage beaucoup de vapeur et le manque d’aération des logements, etc. D’autre part, on note des arguments relatifs aux modèles familiaux et au rapport à l’espace au regard des difficultés d’adaptation des familles africaines à une nouvelle configuration et organisation familiales en France. Ces arguments concernent principalement la gestion de l’éducation, et notamment la surveillance des nombreux enfants en l’absence d’une famille élargie comme dans le pays d’origine. Les enfants sont livrés à eux-mêmes, les adultes ne sont pas assez nombreux pour s’en occuper dans un environnement qui nécessite une surveillance ; on les laisse “manger la peinture”. En outre, les jeunes enfants sont enfermés dans des logements exigus et surpeuplés, ils ont peu de jouets, s’ennuient et sont de plus perturbés par les difficultés de leurs parents, ce qui favorise les tendances au comportement de pica. On observe ici une “psychologisation” liée aux conditions de vie. LES EFFETS DE LA SURDÉTERMINATION CULTURELLE La controverse sur les causes culturelles éventuelles de l’intoxication saturnine a pour effet de déplacer un problème de fond bien réel, l’existence d’enfants intoxiqués à partir de peintures au 1)- N. Rezkallah, A. Epelboin, Chroniques du saturnisme infantile 1989-1994, L’Harmattan, Paris, 1997, 261 p. DE LA SANTÉ AU LOGEMENT Devant l’ampleur potentielle de l’épidémie et les problèmes financiers, politiques, sociaux et juridiques que laisse entrevoir la mise en place de mesures effectives sur le plan du logement pour lutter contre la maladie – réhabilitation des logements et/ou relogement des familles –, des stratégies et tentatives de détournement se mettent en place : refus d’admettre que ce sont bien les peintures qui sont à l’origine de l’intoxication et marginalisation du problème. En pratique, N° 1225 - Mai-juin 2000 - 17 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE plomb, à un débat sur les facteurs culturels et comportementaux africains prédisposant à la contamination, et limite implicitement le phénomène à des pratiques spécifiques d’un certain type de population. En outre, on peut s’interroger sur le rôle joué par des caractéristiques spécifiques du groupe de population concerné, ce qui conduit à mettre en perspective l’argumentation culturaliste. En effet, si en France les premiers cas d’intoxication dépistés semblent concentrés dans les populations d’origine malienne fréquentant les centres de protection maternelle et infantile (PMI), ce sont, en Angleterre, les enfants d’origine indienne qui sont les plus représentés. Aux États-Unis, les enfants le plus souvent touchés appartiennent aux communautés noires américaines et, plus récemment, aux communautés immigrées du Sud-Est asiatique. Il semble difficile d’imaginer que des groupes de populations d’origines si différentes La prise en charge effective présentent des facteurs de risques ethdu saturnisme a levé le voile niques ou culturels communs, en sur les problèmes de la politique dehors de leur transplantation récente du logement social, notamment dans un habitat souvent dégradé. sur les difficultés rencontrées Le fait que la maladie affecte quasi par les immigrés africains exclusivement des populations immipour accéder à ces logements. grées détermine le type d’inscription dans l’espace et l’action publics. La faiblesse de l’enjeu politique que représentent les conditions de vie des immigrés retarde l’action publique locale, ou permet tout du moins une certaine inertie, et ne déclenche pas d’emblée une mobilisation générale. En outre, l’incertitude quant à l’ampleur du phénomène, d’autant que l’origine géographique de la majeure partie de la population touchée pourrait expliquer la spécificité “culturelle” prétendue du problème, permet de conforter la thèse des cas isolés. Dans ce contexte, on observe une résistance à la reconnaissance du problème et à sa prise en charge au niveau des services du logement qui conduit à une situation de blocage. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 18 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE peu d’actions sont entreprises par les pouvoirs publics sur les logements, notamment pour des travaux palliatifs de réduction du risque. Les techniques de réhabilitation de logement sont de surcroît encore mal maîtrisées, coûteuses et mal adaptées. Mais surtout, on compte peu de relogement des familles d’enfants intoxiqués au titre du saturnisme. Ces cas ne sont pas considérés comme prioritaires dans la file d’attente déjà longue pour l’obtention d’un logement social (parc HLM récent sans risque de contamination) et se heurtent au refus des bailleurs sociaux invoquant les difficultés que posent le relogement des familles nombreuses africaines et les quotas de mixité “raciale”. La prise en charge effective du saturnisme lève le voile sur les problèmes de la politique du loge- LES NON-DITS DE L’INTERVENTION PUBLIQUE À partir de la fin des années quatre-vingt, la lutte contre la maladie s’étend à certaines communes de la banlieue parisienne. La mise en place d’une politique de dépistage systématique, à partir de l’habitat, dans une commune de la “ceinture rouge” de Paris fortement mobilisée contre le saturnisme, constitue une étape importante dans son passage au rang de maladie de l’habitat insalubre et révèle un autre traitement de l’immigration : le non-dit de l’intervention publique. Le développement d’un dispositif sanitaire de dépistage à partir de l’habitat marque une rupture avec le dépistage de type clinique tel qu’il était pratiqué depuis la découverte de la maladie. Le caractère largement asymptomatique du saturnisme, souvent qualifié d’“épidémie silencieuse”, explique en partie cette démarche volontariste, consistant à identifier les logements potentiellement dangereux comme point de départ de l’action sanitaire, au lieu de s’en tenir au repérage médical imparfait de la maladie. Dans cette ville de la banlieue parisienne, la question de l’immigration est appréhendée de manière radicalement opposée aux tentatives de stigmatisation culturelles explicites observées dans la première période de l’histoire du saturnisme. En effet, l’appartenance des populations principalement touchées par la maladie à l’immigration récente africaine fait figure de point aveugle du discours officiel, tant de la part des autorités administratives et sanitaires que des élus locaux. On observe une réticence des intervenants à don- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 19 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ment social, notamment sur les difficultés rencontrées par les immigrés africains pour accéder à ces logements. Dans ce contexte des débuts de l’histoire du saturnisme à Paris, les réactions des services du logement ont pour conséquence de cantonner la prise en charge de la maladie à un niveau essentiellement médical et sanitaire par des acteurs motivés. Cependant, de médicale, telle qu’elle était initialement posée, la question devient largement sociale. Le traitement médical des enfants devant retourner dans les appartements qui sont à l’origine de l’intoxication semble de plus en plus palliatif et inadéquat ; la réhabilitation des logements et le relogement des familles apparaissent comme les seules véritables préventions. L’action publique se voit de plus en plus contrainte dans ses modalités par le caractère explosif que le saturnisme acquiert progressivement, et la maladie est peu à peu appréhendée comme le symptôme d’un problème urbain majeur, celui du logement dégradé. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 20 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ner l’origine des populations touchées par le saturnisme et, pareillement, le fait que ce sont les populations immigrées qui se trouvent exposées au premier chef par le problème de l’habitat dégradé est passé sous silence dans les discours sur l’insalubrité dans la commune. Cette attitude reflète la volonté politique, manifeste pour la municipalité, de “ne pas prêter à l’ethnique ce qui relève avant tout des mécanismes urbains et sociaux”, et le refus de stigmatiser des populations. Cependant, cette attitude contraste avec la préoccupation politique locale réelle que représente la présence d’une forte population immigrée en situation précaire, dans une ville où le Front national est en nette progression. À partir de ces observations, il apparaît que la mobilisation locale contre le saturnisme infantile, notamment au niveau politique, permet de déplacer sur le terrain sanitaire la prise en charge d’un problème social, celui des conditions de logement des populations d’immigration récente, sans y faire référence explicitement, dans un climat politique local peu favorable aux mesures prises en faveur des immigrés. En effet, certaines familles immigrées d’enfants gravement intoxiqués ont bénéficié de mesures d’urgence pour un relogement. La requalification du saturnisme comme problème lié à l’habitat insalubre a permis de réintégrer dans les faits, si ce n’est dans les discours, l’immigration dans le champ des politiques locales. Les quelques relogements au titre du saturnisme sont cependant à relativiser, si l’on considère le nombre de dossiers d’enfants intoxiqués toujours en attente et les centaines de familles vivant dans des logements dégradés. Au total, les limites de cette démarche apparaissent vite et donnent la mesure de la politique mise en œuvre, qui se borne essentiellement dans les faits à un dépistage, tant médical qu’environnemental. En outre, les problèmes liés à l’origine des populations concernées ressurgissent de façon détournée. Les difficultés d’intégration sociale des immigrés se heurtent ici encore à la prise en charge effective de la maladie et se trouvent au cœur des enjeux de la politique de santé publique. LÉGITIMER UNE QUESTION SOCIALE SUR LE TERRAIN SANITAIRE Le déplacement sur le terrain sanitaire permet, dans un premier temps, de masquer la nature du problème en jeu mais ne la fait pas disparaître pour autant, puisqu’elle finit par ressurgir au détour des modalités pratiques de la prise charge, notamment dans les problèmes du relogement des familles africaines : les arguments N° 1225 - Mai-juin 2000 - 21 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE invoqués par les bailleurs sociaux concernent les difficultés de cohabitation, la peur de rupture de “l’équilibre social”, les normes des logements inadaptées aux familles polygames, etc. Ces difficultés conduisent rapidement à une situation de blocage, comme l’exprime un responsable d’un service de logement : “On est arrivé à un seuil de difficulté de vie sociale dans nos cités […] ; on dépiste, on dépiste [le saturnisme] et, et… on est bloqué. [En tant que bailleur social] je ne peux pas faire exploser les trois quarts de mes cités, qui sont complètement en train de basculer, l’équilibre social est en train de basculer […], on ne va pas pouvoir en reloger d’autres pour l’instant, il va falloir digérer nos vingt-quatre familles [familles africaines d’un squat relogées], on ne peut plus reloger grosso modo un Africain dans les cités […]. Il faut y aller par doses homéopathiques sinon on a une révolution […]. Faut être clair, si on avait à X… des logements plombés avec à l’intérieur des familles traditionnelles, on n’aurait pas de problème, à part un problème financier d’acquisition-amélioration, on viderait et puis on relouerait pas et on relogerait.” Ce discours montre que ce qui fait problème à propos de saturnisme c’est bien, avant tout, la population principalement concernée par la maladie : les immigrés africains. L’analyse des enjeux autour du saturnisme infantile et de sa prise en charge révèle ainsi une logique qui dépasse un cadre strictement sanitaire. Un processus de “sanitarisation” des problèmes sociaux N° 1225 - Mai-juin 2000 - 22 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE se dessine autour des questions d’immigration et d’habitat insalubre en milieu urbain. Cette approche montre, en outre, la place accordée au corps malade plus qu’au citoyen étranger. Toutefois, que la question de l’immigration fasse l’objet d’une qualification culturelle ou d’un non-dit politique, les modalités pratiques de la prise en charge de la maladie restent dans les deux cas de figure essentiellement médicales et curatives, se limitant pour une large part au dépistage de la maladie et au traitement médical imparfait des intoxications, dont les dommages sont irréversibles. La seule mesure véritablement efficace est la suppression de la source d’intoxication. Néanmoins, la prise en charge médicale et sanitaire de l’épidémie saturnine permet, dans une certaine mesure et de façon localement différenciée, à travers un processus de légitimation d’une question sociale sur le terrain sanitaire, la reconnaissance d’un problème qui la déborde largement, celui des conditions de logement des populations immigrées. Elle a le mérite, ne serait-ce qu’indirectement, d’introduire sur la scène publique non seulement le problème des conditions de vie dans l’habitat insalubre, mais aussi celui ✪ de l’accès au logement social. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE SATURNISME ● Plomb dans l’environnement, quels risques pour la santé ? Expertise collective Inserm, 1999, 461 p. ● M. Delour, “Une nouvelle pathologie pour l’enfant migrant ? Le saturnisme infantile chronique”, Migrations-Santé, n° 59, avril 1989. ● A. Fontaine, “Le saturnisme infantile : un problème d’actualité”, Prescrire, vol. 11, n° 113, 1991, pp. 599-603. ● A. Gachet, “Du plomb dans l’aile”, Plein Droit, n° 26, 1994, pp. 29-31. ● L. Ginot, C. Peyr, A. Fontaine et al., “Dépistage du saturnisme infantile à partir de la recherche de plomb dans l’habitat : une étude en région parisienne”, 1995, Epidém. et santé publique, vol. 43, n° 5, pp. 477484. Maladie génétique, la drépanocytose implique pour les immigrés africains qui en sont atteints, outre de graves problèmes de santé, des choix de vie et des changements dans le rapport de l’individu au groupe et à la société d’accueil. Si les logiques de sorcellerie et le statut social des femmes, notamment, interviennent dans les comportements face à cette affection, la “culture d’origine” n’est pas un obstacle à la compréhension d’un discours scientifique occidental par les patients. Il importe davantage de s’intéresser au déterminisme social, aux parcours et aux processus d’émancipation d’individus pour qui la maladie est aussi, paradoxalement, une opportunité d’accès à une pleine citoyenneté. par Doris Bonnet, directeur de recherche en anthropologie à l’Institut de recherche sur le développement (IRD) 1)- Cette enquête de type ethnologique a été menée dans la consultation du Dr Mariane de Montalembert. 2)- Anthropologue à l’IRD (ex-Orstom) depuis 1983, j’ai travaillé durant de longues années au Burkina Faso, puis en Côte-d’Ivoire. Les immigrés africains d’origine subsaharienne apprennent parfois, en France, qu’ils sont porteurs d’une maladie génétique, la drépanocytose. L’annonce de la maladie représente un choc psychologique pour de nombreuses familles, non seulement parce que l’information médicale peut être brutale (réception d’un courrier au domicile de la parturiente), mais aussi parce que, même lorsque cette annonce est relayée par un suivi thérapeutique de qualité, elle oblige les personnes concernées à “réaménager” leurs représentations de l’hérédité, à reconsidérer, pour certaines d’entre elles, leurs projets matrimoniaux et familiaux et, de fait, à repenser l’exil dans un nouveau contexte sociomédical. La drépanocytose pose des questions qui sont à la fois universelles et culturelles : à quelle période de la conception de l’enfant l’embryon devient-il une personne, qu’est-ce qu’un enfant “parfait”, jusqu’où doit-on laisser l’institution médicale et la société civile intervenir dans son “intimité”, qu’est-ce qu’un projet de vie ? La présente enquête(1) s’interroge sur la spécificité de la situation d’immigré par rapport à cette maladie. Elle a été menée dans un service de pédiatrie à l’hôpital Necker Enfants-Malades. Durant près de deux années, j’ai assisté à une consultation hebdomadaire de pédiatrie spécialisée en hématologie. Par l’intermédiaire et avec le consentement du médecin, je me suis rendue au domicile des familles et j’ai mené des entretiens qualitatifs auprès de parents d’enfants drépanocytaires. Par ces entrevues, je suis entrée en relation avec une population d’une grande variété sociologique. L’enquête m’a permis d’observer des processus d’émancipation visà-vis de la famille élargie. Mon expérience africaniste(2) m’a conduite SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ET DE LA CULTURE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 23 AU-DELÀ DU GÈNE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 24 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE à mettre en relation ces processus d’émancipation observés en France avec des dynamiques d’individuation relatées par des chercheurs exerçant dans les pays du Sud. Les comportements des populations migrantes ne sont pas uniquement l’effet d’une intégration sociale, ils sont aussi l’expression d’un phénomène plus global. Se pose donc aussi, en filigrane, la question du rapport entre des valeurs universelles et des stratégies identitaires particulières. STÉRÉOTYPES ET GÉNÉRALISATIONS Comme dans toute enquête ethnographique, une partie de mon travail a été consacrée à identifier la population auprès de laquelle je travaillais. Mes observations se sont assez vite trouvées confrontées à des opinions véhiculées souvent oralement dans le milieu médico-social : d’une part, l’idée que la culture d’origine est monolithique et qu’elle détermine d’une manière prédominante les conduites des malades en ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ matière de santé ; d’autre part, l’idée que les populations immigrées se répartissent en deux groupes, celles Communément appelée drépanocytose, l’anémie à hématies falciqui viennent d’Afrique de formes, ou “anomalie falciforme” (sickle cell, en anglais), est une l’Ouest, généralement anal- anomalie de l’hémoglobine pouvant provoquer des crises vaso-occluphabètes et d’origine rurale, sives au niveau des globules rouges – crises quelquefois extrêmeet celles qui proviennent ment douloureuses –, des infections bactériennes à répétition et des d’Afrique centrale, d’origine aggravations de l’anémie suivies, dans certains cas, de transfusions urbaine et avec un bon sanguines. Cette maladie est rarement révélée dans l’enfance en rainiveau scolaire. Ces proposi- son d’une absence de dépistage systématique dans les pays en dévetions se sont rapidement loppement, pour des raisons économiques. La mise en place de révélé correspondre à des services d’hématologie dans les mégapoles africaines permet, images stéréotypées. Sans aujourd’hui, d’identifier les drépanocytaires qui sont hospitalisés à développer d’une manière l’occasion d’une crise douloureuse ou d’une forte anémie. approfondie, dans cet article, En France, le dépistage de la drépanocytose est effectué depuis 1990 les fondements explicatifs de chez les bébés dont les parents sont issus d’une région du monde ces moules de pensée, il affectée par cette anomalie génétique. Mais bien que la drépanoparaît important de les évo- cytose se rencontre également en Inde et au Moyen-Orient, seuls les quer, même brièvement, afin enfants des femmes antillaises ou originaires de l’Afrique de l’Ouest que le lecteur puisse com- et de l’Afrique centrale sont dépistés à la naissance, pour des raiprendre que les populations sons statistiques, économiques et épidémiologiques. Les femmes étudiées se réfèrent, au immigrées qui n’ont pas été dépistées dans leur pays d’origine sont contraire, à une pluralité de donc susceptibles d’apprendre, à la naissance d’un premier enfant, logiques de pensée et de qu’elles sont drépanocytaires. logiques sociales. QU’EST-CE QUE LA DRÉPANOCYTOSE ? L’INCIDENCE DES CHANGEMENTS SOCIAUX Ces observations et remarques visent notamment à contester une vision surdéterminée de la culture d’origine de l’Autre. En effet, dans les milieux médico-sociaux, la culture d’origine de l’immigré est quelquefois jugée responsable de toutes les incompréhensions auxquelles ils sont confrontés ; les populations sont considérées comme étant insuffisamment actrices de leur santé. Dans d’autres cas, la culture d’origine est perçue comme étant la seule possibilité de guérison ou de réparation du sujet, d’où la recommandation d’un recours aux rites thérapeutiques et à diverses pratiques villageoises avec, dans certains cas, nécessité d’un retour au pays. On observe, sous l’influence probable d’un courant de l’ethnopsychiatrie, une tendance chez les acteurs médico-sociaux à faire endosser à cette fameuse N° 1225 - Mai-juin 2000 - 25 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE L’enquête a fait valoir que les populations immigrées ne constituent pas un sujet collectif dont le discours et les conduites seraient uniquement le produit d’une culture d’origine. Elles représentent plutôt un ensemble d’individus aux trajectoires de migration singulières, avec une diversité de conduites d’insertion et de choix identitaires. Cette observation permet de On observe une tendance réfuter l’idée que les comportements à faire de la culture africaine d’origine des immigrés, par rapport à la santé et une “valise” où peuvent se ranger à la maladie, seraient uniquement le résultat d’un patrimoine culturel oritoutes les incompréhensions ginel. L’enquête a révélé, au contraire, des institutions sociomédicales, la capacité des immigrés, vus à travers voire judiciaires. le prisme de la maladie, à s’adapter à de nouvelles situations, à intégrer de nouveaux systèmes de pensée et d’interprétation de la maladie, à se tourner vers la société civile, pour certains en lieu et place de la famille d’origine, à chercher à concilier le respect du passé et des anciens avec le désir d’affirmer une nouvelle façon d’envisager l’avenir à travers celui de leurs enfants. On peut argumenter qu’il ne s’agit pas de spécificités françaises. Les travaux des anthropologues montrent depuis plusieurs années le pluralisme des systèmes de pensée et des recours thérapeutiques des malades en Afrique. Par contre, on peut pointer un écart politique important entre la France et l’Afrique à propos du rapport que les individus entretiennent avec la société civile. De nombreux habitants de pays africains ne peuvent bénéficier d’une protection sociale et n’ont pas accès à la citoyenneté (absence de recours juridique, législation du travail non appliquée, etc.). N° 1225 - Mai-juin 2000 - 26 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE “culture d’origine” ce qui relève quelquefois davantage de déterminismes sociaux (modes de logement, précarité de l’emploi…), ou de conditions historiques et politiques. La culture africaine d’origine devient une “valise” où peuvent se ranger toutes les incompréhensions des institutions sociomédicales, voire judiciaires. Cette attitude à l’égard des immigrés révèle, paradoxalement, une grande méconnaissance des cultures africaines, de l’histoire de l’Afrique et des modalités d’insertion de ces populations. À l’inverse, il ne s’agit pas d’évacuer ou de sous-estimer l’importance des référents culturels des sociétés d’origine au niveau des discours et des comportements des populations immigrées. Au contraire, on verra à quel point des logiques de sorcellerie sont encore à l’œuvre, même si elles ne renvoient pas toujours à des étiologies formulées Celui qui revendique l’anonymat comme telles, mais plutôt à des modes fuit une “logique de groupe”, de relation et de communication axés alors que ceux qui se réfèrent sur la persécution. Ces discours et les aux interprétations par la sorcellerie comportements qui leur sont associés maintiennent cette “logique de groupe”. sont révélateurs, d’une part, d’une mémoire constitutive de l’identité d’un La sorcellerie est l’expression individu, d’une famille ou d’un groupe, d’un lien social. et, d’autre part, de l’extrême angoisse qui entoure la dépranocytose, ainsi que, au-delà du pathologique, des réaménagements identitaires que suscite le changement social. On verra que les processus différentiels d’acculturation observés en France peuvent être mis en parallèle avec les dynamiques du changement social observées dans les quinze dernières années en Afrique, par des sociologues et des démographes africanistes après la crise économique et l’épidémie de sida. UNE DISTANCE SOCIALE Les comportements observés de part et d’autre révèlent qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème d’assimilation culturelle propre à l’intégration des migrants dans un pays étranger. Les Africains d’Afrique, comme les Africains de France, ne s’identifient plus exclusivement à des groupes ethniques, mais également à des groupes professionnels, religieux, associatifs et politiques. L’identité sociale n’est donc plus uniquement une identité ethnique. De plus, ici comme là-bas, se pose dorénavant la question de la liberté individuelle avec son corollaire : “Qu’est-ce que j’ai de commun avec mon père, mon frère, mon voisin, etc. ?” Ce questionnement est d’autant plus exacerbé lorsque l’interlocuteur vient d’apprendre que son enfant est PAYS DU NORD ET DU SUD : UN MÊME PROCESSUS ? Une jeune femme me révélait un besoin d’autonomie qu’elle ne parviendrait pas à satisfaire dans sa ville d’origine. Elle revendiquait son statut de mère célibataire et refusait d’être perçue comme une victime. L’anonymat parisien le lui permettait, argumentait-elle. Si la notion d’anonymat a été très rarement employée par mes interlocuteurs, elle est néanmoins intéressante car elle peut être à mise en corrélation avec les logiques de sorcellerie évoquées plus loin. Celui qui revendique l’anonymat fuit une “logique de groupe”, alors que ceux qui se réfèrent aux interprétations par la sorcellerie maintiennent une logique de groupe. La sorcellerie est l’expression d’un lien social. Une autre femme, veuve et mère de deux enfants, avait fui les contraintes du lévirat (remariage avec un frère du défunt). Elle préférait les difficultés de la vie parisienne aux pressions familiales et sociales qui s’exercent à l’égard des veuves dans sa société d’origine. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 27 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE “porteur” d’une maladie génétique. Peut-il y avoir alors conflit entre le fait social et le fait biologique ? La migration modifie l’histoire familiale. Le rapport au pays d’origine s’inscrit dans une mise à distance du sujet par rapport à sa famille ou à sa société. Cet éloignement peut être revendiqué, regretté ou justifié par la maladie. En effet, dans notre étude sur la drépanocytose chez l’enfant, de nombreuses familles justifiaient la prolongation de leur séjour en France par la maladie de leur enfant : bénéfices de la protection sociale, avantages d’un bon suivi thérapeutique, de la gratuité des soins et surtout du remboursement des médicaments, sécurité des banques de sang en cas de transfusion sanguine (le risque de contracter les VIH et les hépatites reste élevé en Afrique), sans oublier l’aspect positif de la confidentialité de la maladie par rapport à l’entourage familial, amical et professionnel. La “distance sociale” à l’égard du pays d’origine, observée dans cette enquête à l’occasion de la maladie, peut être vécue comme un besoin d’émancipation vis-à-vis de certaines règles sociales jugées trop contraignantes. Par exemple, un père de malade drépanocytaire faisait état de son refus radical d’observer les règles de succession de sa famille. Celle-ci étant de filiation matrilinéaire, il devait transmettre, à sa mort, ses biens à ses neveux. Or, il désapprouvait ce principe et voulait que son héritage revienne à ses enfants biologiques. Cet homme m’a avoué être en conflit ouvert avec sa famille, qui ne comprenait pas son attitude. Il préférait donc mourir ici, disait-il, pour échapper à cette contrainte. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 28 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Il me paraissait quelquefois difficile de déterminer si la maladie était à l’origine de ce discours et de cette attitude de “distance sociale”, ou si elle ne permettait pas, d’une autre manière, de justifier un comportement d’individuation indépendant de cette situation pathologique et engagé préalablement à la connaissance de la maladie. Des travaux d’ethnologues et de sociologues qui ont enquêté, au début des années quatre-vingt-dix, sur des villes africaines (Ouagadougou, Abidjan, Dakar, Niamey, Bamako), dans des contextes qui ne sont pas pathologiques, m’ont permis de me rendre compte que ce que j’observais à Paris était du même ordre que ce qu’ils décrivaient ailleurs. Plusieurs études(3) présentent des individus qui cherchent à sortir de l’univers communautaire. Ceci dit, les processus de transformation sociale, là aussi, peuvent être contradictoires. Ces chercheurs signalent bien que “le sujet communautaire n’est pas lui non plus un bloc homogène et [qu’il] peut donc être divisé, une partie de lui-même aspirant à s’affranchir des servitudes communautaires […], une autre partie de lui-même se sentant coupable de désirer cette émancipation”(4). D’autre part, les chercheurs sont soucieux de bien différencier individuation et individualisme. L’individuation est un processus qui introduit une démarcation entre l’identité individuelle et l’identité collective. Elle pose la question de la place du “sujet” dans sa société. Les individus qui s’engagent dans un principe d’individuation ne sont pas pour autant porteurs d’un individualisme qui les couperait de toute pratique de solidarité. 3)- Études relatées dans L’Afrique des individus, A. Marie (édit. scientifique), Karthala, coll. “Hommes et sociétés”, 1997. 4)- A. Marie, ibidem. ENTRE TRADITION ET INDIVIDUATION Certes, le migrant est d’emblée dans une position d’ambivalence. Certains, comme on l’a vu, sont en rupture par rapport aux règles sociales ou vis-à-vis d’une famille vécue comme contraignante. Dans ce contexte, l’exil est l’aboutissement “d’une trajectoire de rupture ou d’acculturation à l’intérieur de son propre pays”(5). En effet, ne faut-il pas croire qu’on abandonne ici ce qu’on avait probablement déjà abandonné là-bas ? D’autres sont dans le compromis. Un malade sénégalais projetait, depuis bien longtemps déjà, de retourner dans son pays pour apprendre à des jeunes ce qu’il avait acquis ici. “S’il n’y avait pas la maladie des enfants, disait-il, je serais parti depuis longtemps.” Même ceux que l’on imagine les plus “communautaires” peuvent avoir différents projets de société, parfois contradictoires eux aussi. Les travaux de Catherine Quiminal font valoir que certains immigrés sarakollé espèrent un retour au village ; d’autres cherchent à épargner et à s’intégrer, d’autres encore sont dans un compromis entre ces deux positions(6). 5)- M.-R. Moro, Parents en exil. Psychopathologie et migrations, Puf, coll. “Le fil rouge”, 1994, 240 p., p. 80. 6)- C. Quiminal, Gens d’ici, gens d’ailleurs, Migrations soninké et transformations villageoises, Christian Bourgeois, coll. “Cibles XXI”, 1991, 223 p., p. 145. L’ENFANT : UNE PRIORITÉ Nombre d’interlocuteurs exprimaient cette individuation au travers de leurs liens intergénérationnels. Ils reconnaissaient vouloir travailler pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et non plus pour leurs ascendants (tout au moins en termes de priorité). Des parents revendiquent un “droit” individuel vis-à-vis de leurs enfants biologiques : l’enfant n’est SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 29 7)- On pense là à la notion de sickness étudiée par l’anthropologie médicale américaine et qui fait référence à l’état social du malade. Ces différentes trajectoires de migration individualisent les façons de penser et les comportements de chaque migrant. Elles témoignent qu’au sein de références identitaires identiques, on peut observer des attitudes extrêmement différenciées. De plus, comme tous les acteurs sociaux, les immigrés se réfèrent à plusieurs identités sociales : ils peuvent vouloir donner une image d’eux-mêmes comme étant “fidèles à la tradition”. Ainsi, le fait de déconseiller la pratique de la circoncision aux parents d’enfants drépanocytaires, afin d’éviter le risque infectieux, pose à certains pères de famille de nombreux problèmes vis-à-vis de la communauté. Mais, dans d’autres situations, ils vont affirmer leur rupture familiale et sociale. Ils feront valoir une identité ou une autre selon l’interlocuteur ou la situation. Certains minimisaient, au cours de l’entretien qui avait lieu au domicile, leur origine intellectuelle, car ils vivaient avec difficulté une situation économique où ils étaient sousemployés (gardiens d’immeuble ou de parking, avec un diplôme de niveau bac + 4). De plus, dans la relation à l’autre, le statut de malade ou de parent de malade s’ajoute à cette diversité de rôles sociaux(7). La drépanocytose devient, là aussi, un processus de différenciation identitaire, même si l’immigré ne veut pas toujours marquer sa différence. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 30 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE plus, pour ces parents, “l’enfant du lignage”, pour reprendre un titre d’ouvrage célèbre qui étudie les représentations traditionnelles de l’enfant dans une région rurale d’Afrique de l’Ouest(8). Il est l’enfant de ses parents biologiques, même si quelques adultères sont révélés en toute confidentialité par la mère de famille durant la consultation. Toutes les familles rencontrées n’intègrent pas ce modèle. Une famille malienne polygame déclare, contrairement aux autres, travailler pour la famille restée au pays : “On est cinq frères, trois ici et deux là-bas ; les trois cotisent pour envoyer aux deux là-bas.” D’autres familles maliennes polygames ont des relations de couple qui manifestent pourtant l’expression d’une individuation progressive de la femme. Par exemple, dans une famille où chaque épouse avait son appartement, l’une d’entre elles, enceinte de plusieurs semaines, a exprimé sa volonté d’interrompre sa grossesse, sur les recommandations du médecin (le fœtus étant homozygote) : “Mon mari n’a pas forcé”, a-t-elle dit. Il semble que les trois quarts des familles immigrées adhèrent à de nouveaux modèles familiaux (ménages nucléaires, descendance restreinte, monoparentalité, etc.). En situation de migration, la famille polygame est, en France, minoritaire. L’enquête de Michèle Tribalat(9) donne une estimation qui serait de l’ordre de 10 000 ménages polygames, correspondant au nombre de ménages d’origine mandé, soit un quart des migrants originaires de l’Afrique subsaharienne. Le modèle monogame est donc dominant. En revanche, les travaux sur l’Afrique ne permettent pas de penser que la famille nucléaire deviendrait un modèle dominant. Les démographes africanistes font valoir une “tendance à la diversification des formes et des conduites familiales et à une pluralité, évolutive et non définitive, des modèles familiaux”(10). D’autres font état de la montée des ménages monoparentaux à la suite de la crise économique et en raison de la déstructuration des liens familiaux des personnes touchées par sida(11). Là aussi, il faut être attentif à ne pas tomber dans la stéréotypie. L’individuation n’est peut-être pas systématiquement associée à la famille nucléaire et un désir d’émancipation ne conduit pas tous les individus vers un modèle familial monogame. CACHER LA MALADIE Or, la drépanocytose étant génétique, elle conduit les parents à repenser l’hérédité et à modifier leurs attitudes parentales. De plus, le discours médical, au cours du suivi thérapeutique, se concentre sur l’unité parents-enfants et reste dans une logique biologique, même si les médecins sont soucieux de prendre en considération les conditions 8)- J. Rabain, L’enfant du lignage. Du sevrage à la classe d’âge, Payot, Paris, 1979, 237 p. 9)- M. Tribalat, Faire la France. Une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants, La Découverte, 1995, 232 p., p. 58. 10)- P. Vimard, “Modernisation, crise et transformation familiale en Afrique subsaharienne”, Familles du Sud, A. Gautier et M. Pilon (édit. scientifiques), Autrepart/Les Cahiers des sciences humaines, l’Aube, Orstom, nouvelle série, n° 2, pp. 143-160. 11)- T. Lococh, “Changements des rôles masculins et féminins dans la crise : la révolution silencieuse”, in J. Coussy et J. Vallin (édit.), Crise et population en Afrique, “Les études du Ceped”, n° 13, 1996, pp. 445-469. S. Delcroix et A. Guillaume, “Sida en Côte d’Ivoire : le devenir des familles affectées”, in Ménages et familles en Afrique : approches des dynamiques contemporaines, Marc Pilon et al. (édit.), “Les études du Ceped”, Paris, n° 15, 23 p. UNE VIOLENCE VERBALE VIS-À-VIS DE LA MALADIE À l’inverse, l’enquête m’a permis de constater que les personnes interrogées manifestaient un recours de plus en plus fréquent à la société civile. Peut-être faut-il voir là un pas vers la citoyenneté plus N° 1225 - Mai-juin 2000 - 31 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE sociales d’existence. Ce discours est essentiellement ciblé sur le projet individuel de la mère en matière de maternité. La consultation reste donc très individualisée, d’autant que le père s’y rend rarement. Certaines femmes préfèrent ce type de relation. Elles peuvent y dire ce qu’elles n’osent pas révéler à leur conjoint. D’autres trouveraient peut-être un avanL’avenir du couple ne va plus “de soi”. tage à bénéficier d’une prise en charge Il est dépendant des conseils génétiques plus “collective” (consultations avec et des orientations thérapeutiques intervenants de différentes formations des médecins, des politiques de santé disciplinaires, groupes de parole, médiaet de protection sociale du pays d’accueil tion “transculturelle”, etc.). Ce choix est à déterminer au cas par cas. et de celles du pays d’origine. Quels que soient le milieu socioéconomique d’appartenance et le niveau scolaire des familles, la révélation de la maladie représente toujours un choc psychologique à surmonter et une connaissance intellectuelle à assimiler. Les familles, suivies dans un service spécialisé, sont informées que le prochain enfant risque d’être, lui aussi, porteur de cette anomalie génétique. Elles sont donc amenées à anticiper son devenir : si l’amniocentèse révèle une drépanocytose sévère, une interruption thérapeutique de grossesse est proposée à la femme enceinte. En quelques mois, une famille peut ainsi apprendre qu’elle a une maladie génétique et la possibilité de sélectionner sa descendance. L’avenir du couple ne va plus “de soi”. Il est dépendant des conseils génétiques et des orientations thérapeutiques des médecins, des politiques de santé et de protection sociale du pays d’accueil et de celles du pays d’origine, voire de l’évolution des performances de la génétique et de la médecine. Les couples deviennent dépendants d’un système médico-social. Cette dépendance peut être acceptée ou refusée. Différents comportements en témoignent. Elle peut être refusée par certaines personnes qui ne suivent pas correctement les traitements. Rarement signalée (ou reconnue ?) par les parents en ce qui concerne les enfants, la non-observance du traitement est signalée par des mères drépanocytaires pour elles-mêmes. Elles avouent ne pas le dire au médecin mais penser que “tout cela est trop lourd”. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 32 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE qu’une dépendance vis-à-vis d’un système ? Par exemple, un adolescent qui réside chez sa sœur et son concubin se plaint de la violence de celui-ci à l’égard de sa sœur et demande au médecin d’être placé en foyer pour fuir cette violence familiale. L’adolescent drépanocytaire se tourne donc vers la société civile en lieu et place d’une famille élargie absente. À aucun moment il n’a exprimé la volonté d’un retour au pays. Citons un autre exemple : une mère de famille me déclare préférer laisser son enfant en France et le “remettre” à l’Action sociale à l’enfance, si elle est obligée de retourner en Afrique. L’État offre une protection sociale que le pays d’origine ne fournit pas, dit-elle, et que les familles atteintes par la crise économique n’assurent plus. La dimension matérielle d’un problème prédomine sur la dimension affective dans le discours de certaines personnes. Ce type de raisonnement se comprend dans une logique de survie. Quelle que soit la position des parents par rapport au système de santé de leur pays et vis-à-vis du système de protection sociale français, on observe un refus de révéler à l’entourage que son enfant est atteint de la drépanocytose. Cette attitude se fonde sur des représentations culturelles de la maladie ; mais elle est aussi liée à la place de cette maladie du point de vue de la santé publique. La drépanocytose a la “réputation”, en Afrique (lorsqu’elle est connue), d’être responsable de la mort de nombreux enfants en bas âge. Si l’enfant LES CONSÉQUENCES DES “MAUVAISES PAROLES” 12)- C. Bougerol, Une ethnographie des conflits aux Antilles. Jalousie, commérages, sorcellerie, Puf, coll. “Ethnologies”, 1997, 161 p. 13)- Il sera utile de revenir, dans un autre lieu, sur la difficulté des médecins à annoncer les risques relatifs à la drépanocytose. Les chercheurs qui ont travaillé sur le sida ont déjà mesuré les enjeux consécutifs à l’annonce de la maladie et de ses risques (M.-E. Gruénais, “Dire ou ne pas dire. Enjeux de l’annonce de la séropositivité au Congo”, in J.-P. Dozon et L. Vidal (édit.), Les sciences sociales face au sida. Cas africains autour de l’exemple ivoirien, Gidis-CI/Orstom, Comité sciences sociales et sida, éditions de l’Orstom, Bingerville, 1995, pp. 167-173. Celui qui profère une malédiction, annonce la mort ou prédit du mal à quelqu’un en sa présence, le fait au nom de la loi, car le maudit a enfreint les règles sociales. Mais celui qui annonce la mort de l’enfant ne le fait pas au nom de l’ordre social. Il ne s’agit pas, non plus, de médisance, car celle-ci consiste à dire du mal de quelqu’un en son absence (on ne s’adresse pas à lui). Les personnes font plutôt référence à la notion de “mauvaises paroles”, qui évoque la méchanceté, la jalousie, ou encore l’envie. Ceci étant, la phrase “il n’aura pas longue vie” renferme un aspect prédictif. Elle relève, de par cet aspect, de la logique de sorcellerie(12). Elle annonce un événement qui doit se produire(13). Prenons un exemple extrait de l’enquête à Necker. L’interlocutrice s’appelle Pauline (nom d’emprunt) : elle a deux enfants drépanocytaires SS. La sœur de son mari, qui vit aussi en France, “dénigre” constamment ses enfants et “annonce des malheurs à venir”. Elle sait qu’ils sont très malades et demande à son frère pourquoi il a épousé une femme qui lui a donné de tels enfants. Pauline dit que sa belle-sœur est jalouse car elle n’a ni mari ni enfant. Un beau jour, Pauline apprend que sa belle-sœur est séropositive aux VIH. Les “mauvaises paroles” se calment, mais Pauline n’est pas dupe, dit-elle. Elle sait que sa belle-sœur se tait pour ne pas être injuriée à son tour. Main- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 33 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE survit, on dit qu’il “n’aura pas longue vie” et qu’il ne “dépassera pas l’âge de quinze ans”. Ces phrases peuvent même être prononcées devant l’enfant comme s’il n’était déjà plus là. Cette attitude est d’autant plus agressive que la violence verbale directe, dans les sociétés traditionnelles africaines, est désapprouvée et souvent condamnée. De nombreux interdits ou comportements visent à canaliser cette violence. Les règles de sociabilité et de communication recommandent le langage indirect. Même les injures sont parfois adressées à un tiers (réel ou imaginaire), voire au chien du destinataire ! Ceci témoigne de la maîtrise physique et mentale du locuteur qui parvient à faire passer son message en “faisant semblant” de respecter l’ordre social. Le face-à-face est, dans tous les cas, considéré comme dangereux, mortifère et soupçonnable de pensées “sorcellaires”. Ces règles sociales de communication sont relativement bien respectées dans les sociétés rurales. Dans les communautés urbaines, l’injure est, bien sûr, plus déliée, mais annoncer la mort d’une personne, qui plus est devant elle, reste un phénomène extrêmement mal vécu. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 34 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE tenant, ajoute-t-elle, quand elle est fatiguée à cause de son sida, elle dit à tout le monde qu’elle est drépanocytaire. Cela lui permet de ne pas avouer sa maladie, et de continuer à avoir des relations sexuelles sans prévenir ses amants. L’histoire de Pauline se concentre autour de deux thèmes : celui de la femme envieuse, celle qui prononce des “mauvaises paroles” – à l’inverse, on peut imaginer que la belle-sœur doit considérer que Pauline excitait sa convoitise avec ses beaux enfants (Pauline étant, elle aussi, très jolie) –, et celui de la mort. La belle-sœur est annonciatrice de mort et ce que Pauline interprète comme un désir de mort vis-à-vis d’elle et de ses enfants se retourne, en fait, contre la bellesœur, qui endosse la maladie de ses neveux pour en cacher une autre. L’envie, la mort désirée et la mort redoutée, l’effet boomerang d’une agression, un destin tragique, sont les motifs narratifs d’un discours relevant de la sorcellerie. LA COMPRÉHENSION N’EXCLUT PAS L’INTERPRÉTATION L’histoire montre aussi que la responsabilité de la maladie, selon la belle-sœur, est attribuée à la mère de l’enfant. Le principe récessif de la drépanocytose, même s’il est reconnu dans le discours de l’interlocutrice pendant l’entretien, est infirmé dans la narration qui suit : la belle-sœur considère que Pauline sera responsable de la mort à venir de ses enfants. Cette interprétation est commune à de nombreuses sociétés africaines où, dans les campagnes et parfois même encore en ville, ces mères sont appelées des “porte-malheur”(14). Les représentations de la maladie attribuant rarement aux hommes la capacité à transmettre une maladie à l’enfant, il n’est pas rare qu’une femme déjà endeuillée par la mort de ses enfants soit stigmatisée, voire répudiée par son mari. Une patiente d’origine béninoise me dit : “Même le père de mon mari, qui est infirmier, n’a jamais voulu reconnaître qu’il est AS.” La connaissance intellectuelle est donc bien subordonnée à l’identité sociale des hommes et des femmes dans la société. Cependant, une compréhension intellectuelle du processus récessif n’exclut pas des interprétations de la maladie de type “persécutif”. Les médecins pensent quelquefois que l’adhésion des malades à des représentations “traditionnelles” de la maladie peut être un obstacle à la compréhension du discours scientifique. L’enquête déconstruit cette binarité. Les individus intègrent les informations médicales dans des logiques successives et/ou simultanées. Une patiente déclare : “Si vous prenez conscience de tout cela, que vous 14)- D. Bonnet, “Rupture d’alliance contre rupture de filiation. Le cas de la drépanocytose en Côte d’Ivoire”, in Les cultures de la santé publique, J.-P. Dozon et D. Fassin (édit.), à paraître. UNE LÉGITIMITÉ SOCIALE ET JURIDIQUE La clandestinité des malades drépanocytaires est renforcée par une absence totale de débat public sur cette maladie. Si le mouvement associatif de lutte contre le sida a émergé en Afrique, c’est parce que le sida a obtenu une plate-forme politique et institutionnelle internationale. En France, le Téléthon n’a jamais évoqué, sauf erreur, la drépanocytose, alors que cette maladie touche non seu- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 35 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE êtes informé, on fait attention et on comprend que la sorcellerie, c’est une autre logique.” Mais les interprétations focalisent les conflits familiaux, les tensions entre ses membres, entre ceux-là mêmes qui cherchent à s’émanciper d’une communauté contraignante. Elles révèlent le statut social des femmes qui ne sont pas maîtres du contrat matrimonial. Au niveau des discours, l’idée est qu’il faut se protéger des méchantes personnes et des envieux, qu’il faut se cacher et taire la maladie pour ne pas susciter des ragots dans l’entourage. La plupart des parents de malades que nous avons interrogés cachent la maladie à leurs proches. Les personnes informées sont “sélectionnées” en fonction de leur capacité à tenir un secret et à ne pas faire de mal. Certains enfants ne sont même pas informés du nom de leur maladie pour qu’ils n’en parlent pas inconsidérément. Cette situation peut expliquer la difficulté qu’ont les populations africaines à rejoindre des associations de malades drépanocytaires. Beaucoup craignent qu’en adhérant à un mouvement associatif de ce type, d’aucuns aillent raconter au pays ce que chacun tente de taire ici. Les salles d’attente des services de consultation sont, à cet égard, des lieux d’observation et de vigilance. Un service hospitalier de la région parisienne avait affiché en grosses lettres sur un panneau “centre spécialisé de la drépanocytose”. Il a vite compris qu’il était dans son intérêt de retirer cet affichage. Les malades craignaient d’être vus dans la salle d’attente. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 36 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE lement les populations immigrées, mais aussi les Français des Antilles. Pour l’heure, le Téléthon ne s’intéresse qu’aux gènes des populations “blanches”, de type caucasien (pour reprendre une terminologie propre à la génétique). La stigmatisation sociale des femmes, la représentation des maladies et l’absence de débat public à propos de cette maladie sont donc des éléments qui maintiennent les malades dans l’isolement. La drépanocytose ne bénéficie pas d’une plate-forme politique mais, paradoxalement, elle peut être individuellement un support de communication politique. Elle peut permettre aux malades en situation illégale d’acquérir une légitimité sociale et juridique. En effet, le fait que la drépanocytose est classée dans la catégorie des “maladies chroniques invalidantes” donne à certains malades ou parents de malades la possibilité d’obtenir des prolongations de séjour. Dans le droit à la santé, “le corps, comme l’écrit Didier Fassin, peut servir d’instrument politique”(15). En juin 1997, une circulaire a prévu la régularisation de certains immigrés en situation illégale, “lorsque leur vie serait mise en danger par un retour au pays”(16). Depuis 1998, ils bénéficient d’un droit à un titre de séjour en cas de maladie grave. Le médecin-chef de la préfecture peut délivrer soit une autorisation de séjour de trois mois renouvelable, soit une carte temporaire d’un an. Le médecin traitant doit démontrer que la maladie ne peut pas être soignée dans le pays d’origine, ou que le retour serait un facteur d’aggravation de la maladie. Selon la formule, l’autorisation dépend “du pronostic vital engagé”. La personne concernée doit apporter les preuves de son identité, ainsi qu’un justificatif de domicile (même si elle est hébergée). Lorsque sa situation est régularisée, le malade a accès aux institutions de soins et aux remboursements de la sécurité sociale(17). ÉVACUER L’ALIBI CULTUREL Nombre de personnes interrogées ne veulent pas rentrer au pays par crainte d’une mauvaise prise en charge de la maladie. Ce n’est pas la compétence des médecins africains qui est mise en cause, mais la qualité du système hospitalier, l’absence de protection sociale (par exemple, le remboursement des médicaments), et les risques épidémiologiques (accès palustres et autres fièvres qui déclenchent les crises de drépanocytose et favorisent l’aggravation de l’anémie). Une mère me dit être angoissée depuis le décès d’une de ses nièces au village à cause de la drépanocytose : “Quand j’ai appris le décès de ma nièce, j’ai pris aussitôt rendez-vous à l’hôpital pour ma fille.” Dans ce contexte, la maladie et sa prise en charge amplifient un pro- 15)- D. Fassin, “Santé et immigration. Les vérités politiques du corps”, Cahiers de l’Urmis, “Les politiques de l’immigration”, n° 5, 1999, pp. 69-76. 16)- P. Bernard, L’immigration, les enjeux de l’intégration, éd. Le Monde, 1998, p. 98. 17)- Je remercie Annie Lente, assistante sociale à la ville de Paris, pour l’aide qu’elle m’a accordée dans la recherche de certains renseignements. PROTÉGER LA DESCENDANCE L’enquête a fait valoir qu’un principe d’individuation s’observe en France comme en Afrique, qui pose la question du rapport de l’individu au groupe. Certaines personnes de l’enquête tentent d’évacuer une logique de groupe ; mais on a vu que le maintien des interpré- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 37 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE cessus de mise à distance sociale déjà engagé à d’autres niveaux, comme on l’a vu plus haut. À l’inverse, elle favorise une dynamique d’insertion sociale dans le pays d’accueil. L’accès aux soins est un facteur d’intégration et non un profit illégitime. L’enquête retracée brièvement ici permet de relativiser une vision stéréotypée des populations immigrées d’origine africaine, image oralement véhiculée dans les milieux de l’action médico-sociale. Les individus doivent être appréhendés au cas par cas en fonction de leur histoire migratoire, de leur lieu de socialisation dans l’enfance, de leur formation scolaire, de leurs conditions matérielles d’existence, etc. On a vu qu’ils étaient le produit de leur mémoire familiale, de leurs désirs d’émancipation, de leurs sentiments de solidarité à l’égard de leur famille d’origine ou de leur société de départ. En bref, qu’ils La maladie et sa prise en charge étaient au carrefour d’identités indivifavorisent une dynamique d’insertion duelles et sociales, quelquefois conflicsociale dans le pays d’accueil. tuelles. Si ce discours n’est pas nouveau L’accès aux soins d’un point de vue scientifique, on s’aperest un facteur d’intégration çoit que les milieux professionnels n’y et non un profit illégitime. ont pas accès ou qu’il ne répond pas à leurs demandes d’explications. Les personnes en charge de l’action médico-sociale recherchent des explications et des solutions culturelles à des problèmes qui ne relèvent pas exclusivement de la culture. Ce raisonnement permet de ne pas remettre en cause le fonctionnement social et politique des institutions. L’explication et la solution sont détenues par l’Autre. Cet article cherche précisément à montrer que les différences culturelles (représentations de la maladie, statut de la femme, liens relationnels et sociaux inscrits dans des logiques de sorcellerie) ne doivent pas faire écran à des problèmes d’ordre structurel ou politique. Ils ne doivent pas nous faire croire que les individus, ici des malades ou des parents de malades, ne peuvent pas avoir accès au discours scientifique d’un point de vue cognitif ou intellectuel. Leurs représentations de la maladie ne sont ni figées ni héréditaires. Le milieu médical doit, par contre, réfléchir sur les modalités de transmission de l’information médicale. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 38 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE tations relevant de la sorcellerie réintroduit cette logique. L’émergence d’un principe d’individuation détermine aussi l’existence de nouveaux modèles familiaux, avec l’idée que l’enfant a droit à une bonne santé (intégration des valeurs universelles). Dans ce contexte, l’Afrique est souvent vécue par les populations migrantes (et par les médecins qui les suivent) comme un lieu “à risques”. Le projet familial, pour nombre de personnes interrogées, est d’établir la descendance en France pour la protéger de ces risques et assurer sa survie. L’accès aux soins est perçu comme un facteur d’intégration sociale. Les questions qui sont nées de l’enquête semblent s’articuler autour d’une position de type : la culture contre l’État. Ce débat se rencontre également dans les conférences internationales où, comme on l’évoquait plus haut, l’explication des échecs des politiques de développement est souvent attribuée aux cultures des individus. La culture est jugée responsable du mal-développement. L’État n’y peut rien. L’adhésion des pays africains à des politiques universalistes (droits de l’enfant, conférences internationales sur la population et le développement, etc.), même si elle relève souvent, dans les faits, de l’utopie(18), est un pas vers l’accès à la société civile et au pouvoir politique (droit de vote, recours juridique, etc.) des femmes et des hommes de ces régions. En France, les associations auxquelles participent nombre de femmes africaines créent de “nouvelles formes de citoyenneté”(19). Le principe de citoyenneté n’est donc pas incompatible avec ✪ la reconnaissance d’une polysémie culturelle. 18)- D. Bonnet, A. Guillaume, “La santé de la reproduction. Concept et acteurs”, Documents de recherche, n° 8, Équipe de recherche sur la transition de la fécondité et la santé de la reproduction, IRD (ex-Orstom), 1999, 19 p. 19)- C. Quiminal, “Les associations de femmes africaines en France. Nouvelles formes de solidarité et individualisation”, Cahiers du Gedisst, L’Harmattan, 1998, n° 21, pp. 111-130. Retrouvez Hommes & Migrations sur la toile : www.adri.fr/hm Tout sur l’édition et la rédaction de H&M et sur le Gip (Groupement d’intérêt public) Adri. L’historique de la revue, depuis la création des Cahiers Nord-Africains en 1950 et son changement de nom en 1965. Les sommaires des derniers numéros. Les archives de la revue. Les dessins de Gaüzère. ● ● ● ● ● par Chantal Crenn, anthropologue, membre du Ceriem de Rennes-II et du laboratoire CNRS Société-SantéDéveloppement de Bordeaux-II 1)- Le terme “transculturel”, utilisé par le médecin responsable de la consultation, renvoie à la définition qu’en donne Georges Devereux, où malades et soignants n’appartiennent pas à la même culture. 2)- D. Fassin, “Les politiques de l’ethnopsychiatrie : des colonies britanniques aux banlieues parisiennes”, L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250. L’observation, en 1998-1999, d’une association de médecine transculturelle(1) destinée à des malades dits “migrants”, intervenant dans un hôpital public bordelais, a permis une réflexion sur les questions de la relation entre immigration et santé, et les difficultés qu’engendre la prise en compte de la culture dans les soins apportés aux troubles psychiques des migrants. Créée en 1993 à l’initiative d’un médecin psychothérapeute et anthropologue, cette association offre la possibilité d’analyser la place d’une démarche nouvelle (prenant en compte l’ethnicité) au sein d’une institution publique française, répondant à la notion de “santé publique” et porteuse d’idéaux républicains : la gratuité du traitement, le soin pour tous, la même médecine pour tous. Seul le médecin bénéficie de vacations rémunérées par l’hôpital, tandis qu’une anthropologue est rémunérée à l’aide de subventions (conseil général, conseil régional), les autres intervenants étant bénévoles. Placé au cœur d’un “réseau”(2), le service sera amené à se développer, les nombreuses demandes validant la démarche aux yeux des instances hospitalières. Cette consultation occupera désormais une place fort révélatrice de la conception du malade dit “migrant”, entre exotisme et précarité, puisqu’elle officiera à l’avenir dans un local entre médecine tropicale et médecine de précarité. Les malades, habitants de Bordeaux, de la communauté urbaine de Bordeaux mais aussi des villes voisines de Libourne ou de Castillon-La-Bataille, viennent donc à l’hôpital de santé publique. Ceux qui possèdent une couverture sociale prennent une feuille de consultation au bureau des entrées. Pour les autres, la visite est gratuite. Ils franchissent alors les portes du service de psychosomatique et se présentent au secrétariat de la consultation. Annoncés à l’équipe thérapeutique, ils attendent d’être reçus sur une chaise dans le couloir, au milieu du va-et-vient, à plusieurs ou seuls. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 39 Orienté par son psychiatre vers une consultation spécialisée pour les migrants, monsieur D., qui réside en France depuis plus de trente ans, résiste aux thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple qui montre les difficultés qu’engendre la prise en compte de l’ethnicité dans le traitement des migrants, et qui atteste de l’ethnicisation des rapports sociaux dont souffrent les institutions publiques, notamment médicales. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE UNE CONSULTATION POUR LES MIGRANTS À L’HÔPITAL N° 1225 - Mai-juin 2000 - 40 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Ils sont, pour la plupart, d’origine maghrébine ou africaine, en majorité des femmes (60 %) venant seules et se trouvant dans une situation économique précaire (50 % sont sans emploi, Rmistes ou 3)- Bilan effectué en 1998 en arrêt maladie longue durée)(3). Une salle agrémentée d’une biblio- par l’association. thèque et d’un “coin enfants” les accueille. Les murs sont ornés de gravures représentant des masques africains et des objets d’art venant de partout dans le monde. Les malades sont reçus par un cercle de thérapeutes qui se présentent les uns après les autres. Beaucoup d’entre eux ont reçu une formation en sciences humaines, les autres sont interprètes, médecins, travailleurs sociaux. Ceux-ci sont ivoiDès que les soignants tentent d’établir riens, marocains, français. Le médecin un lien entre sa maladie anthropologue et thérapeute principal, et la manière dont cette souffrance installé en face du patient, médiatise peut être interprétée dans son pays, toutes les questions. Les patients, parmonsieur D. réplique fois accompagnés d’un travailleur par la désignation de l’organe social, et plus rarement d’un médecin, qui le fait souffrir. sont alors invités à exposer leur souffrance au groupe. UN SUJET SENSIBLE L’objectif de ces consultations est de donner la possibilité aux malades d’exprimer leur souffrance. Contre l’idéologie techniciste et biologisante de la médecine occidentale, l’association propose de prendre en compte les spécificités culturelles et sociales des malades. Pour le médecin anthropologue, la culture médicale est porteuse de valeurs qui ne relèvent pas seulement du raisonnement scientifique. Aussi cet accompagnement thérapeutique nécessitet-il, de la part des soignants, une conscience de leurs propres modèles de pensée pour mieux aider les patients. La particularité du lieu tient au fait qu’il met à la disposition des individus un interprète de langue maternelle, et qu’il prend en compte, explique le médecin, “leur culture de référence mais aussi leur situation migratoire”. Les thérapeutes espèrent ainsi engendrer une meilleure intégration dans la société d’accueil. Plus précisément, l’équipe de consultation applique une méthode de soins dite “complémentariste”. Cela signifie que le comportement du malade est perçu d’une part à travers la psychologie et la psychanalyse, d’un point de vue thérapeutique et, d’autre part, à travers l’anthropologie, de manière complémentaire. C’est donc autour des conditions d’insertion dans la société d’accueil, des problèmes psychopathologiques liés à la transplantation, “de la DES PROBLÈMES DE CATÉGORISATION ETHNIQUE 5)- Au sujet de “la distribution des rôles” entre séances d’ethnopsychiatrie et structures d’aides sociales, voir l’analyse de D. Fassin, op. cité, p. 240. 6)- Ces raisons ont fait l’objet d’un article, “Le traitement de la différence dans le choix des malades orientés vers une consultation pour migrants”, dans la revue Face à Face du laboratoire CNRS, Société, Santé, Développement UPRES-A-5036, université de Bordeaux-II (à paraître). 7)- R. Massé, Culture et santé publique, les contributions de l’anthropologie à la prévention et à la promotion de la santé, Gaëtan Morin éditeur, Montréal, 1995, p. 470. Après le départ des psychologues opposés à notre recherche, je me suis alors instituée partie de l’objet d’observation lors des consultations. Pari ambitieux certes, mais qui a le mérite d’accorder de l’intérêt anthropologique à un sujet à très haut risque idéologique : l’ethnicisation de la thérapie. Les problèmes de nature éthique et intellectuelle liés à cette question sont parfaitement évalués et je me suis attachée à ne pas les éluder. Au regard du bilan des années 1998-1999, il apparaît que les demandes viennent de deux axes : des médecins des hôpitaux (maternités de Pellegrin et de Saint-André, service des urgences, service des suicidants), et des centres médico-sociaux de la communauté urbaine de Bordeaux. Mais elles émanent également de médecins généralistes ou d’associations d’aide sociale (association Avenir Emploi, Samu social, Association girondine d’éducation et de prévention)(5). Brièvement, on peut dire que les raisons qui poussent les travailleurs sociaux ou les médecins à orienter leurs patients vers ce type de consultation relèvent de trois domaines : la surdétermination culturelle, l’échec de traitements médicaux ou sociaux, ou l’admiration de la culture de l’autre(6). Malgré la vigilance du médecin anthropologue de l’association quant aux catégories utilisées lors du traitement des malades, son souci de ne pas mettre la culture de l’autre “en conserve”(7), et l’utilisation de l’an- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 41 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 4)- À l’époque, sur le prospectus de l’association, l’un d’entre eux, Ivoirien, se qualifiait de psychologue-ethnologue sans avoir effectué d’études d’ethnologie. Certains revendiquaient une sorte de leadership ethnique au sein de l’association. Nous avons abordé cette question dans un article dans les actes du colloque Les enjeux de l’interculturel, coll. “Espace interculturel”, L’Harmattan (à paraître). place des symptômes dans la reconstitution d’une histoire et de l’interprétation de ces derniers” (un médecin), que s’organise la problématique des soins. Pour ma part, je m’interrogeais sur les raisons politiques qui poussent, aujourd’hui, une institution publique française à prendre en compte l’altérité des patients dans la résolution des troubles mentaux et des déviances sociales. Je me suis donc présentée au sein de l’association pour les nécessités de mon enquête et sur proposition du médecin anthropologue. À ce moment-là, un conflit l’opposait à une partie de son équipe, conflit qui devait aboutir à une scission. La notion de “culture d’origine”(4) était au cœur des débats : les psychologues d’origine étrangère arguaient de leur qualification à traiter les maladies de “l’Autre” du fait de leur propre altérité. Ils ne percevaient pas la nécessité de ma présence, ni d’avoir des connaissances anthropologiques. En fin de compte, leur pratique thérapeutique était caractérisée par une méconnaissance anthropologique de l’Autre. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 42 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE thropologie, la consultation n’est pas sans engendrer des problèmes de catégorisation ethnique. C’est à travers le parcours migratoire et l’itinéraire thérapeutique de monsieur D. qu’il nous a paru possible, du fait de sa résistance particulièrement farouche, de signifier qu’il ne faut pas, sous prétexte que l’on reconnaît l’impact des données culturelles dans le processus de soin, omettre de prendre en compte l’interrelation entre les divers ordres de facteurs (sociaux, politiques, économiques, culturels) qui influent sur la santé. Monsieur D., atteint d’un infarctus du myocarde, a été adressé à la consultation par un médecin psychiatre. Dans le courrier destiné au médecin de la consultation, le psychiatre évoque la souffrance de ce patient et la longue liste de médicaments dont il a tenté de le sevrer en lui prescrivant quelques psychotropes, espérant, en vain, pouvoir le soulager. Originaire du Sud-Ouest de la Tunisie, monsieur D. a décidé, au début des années soixante-dix, “de vivre l’aventure”, selon ses propres termes, et de venir suivre une formation de chaudronnier-soudeur à Marseille. Il a rapidement trouvé un emploi dans une usine bordelaise, où il est resté jusqu’à son infarctus. Il est âgé de quarante-sept ans, époux d’une femme de trentetrois ans et père de trois enfants. LE MALADE SE REFUSE À ÊTRE IMAGINAIRE Monsieur D. pose d’emblée ses conditions, il ne souhaite pas attendre dans le couloir et établit une relation que nous analysons comme un processus d’opposition dialectique. D’une part, il dit s’en remettre à la médecine pour tenter de ne plus souffrir, d’autre part, il ne coopère pas avec les thérapeutes. Pendant les consultations, à plusieurs reprises, il explique qu’il lui faut un médecin pour expliquer son mal et le résoudre. Il estime que sa présence au sein de ce type de consultation est due aux échecs de la médecine biomédicale. Il explique, aussitôt que l’on s’éloigne de la maladie ellemême, qu’il est venu consulter un médecin susceptible de lui ôter la douleur qui lui prend le ventre. Il rappelle à l’ordre les thérapeutes dès qu’il a le sentiment que ceux-ci s’écartent de ce qu’il leur attribue comme compétence, c’est-à-dire l’évaluation des symptômes afin d’apporter un soin. Dès que le thérapeute principal tente de saisir la dimension sociale de l’existence de monsieur D., celui-ci reste évasif. Parfois, irrité par la tournure que prend la consultation, il lance au médecin qu’il sait lui, que “sa maladie n’est pas imaginaire mais organique”. Cas d’école qui consiste à assu- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 43 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE rer au malade la croyance des thérapeutes en sa maladie : ses propos sont immédiatement repris par le médecin, qui lui assure que personne n’a dit que sa maladie était imaginaire. Face à cette réponse, monsieur D. reste songeur. Il avoue avoir déjà vécu ce genre de thérapies à l’hôpital où il a été opéré, sans résultat. Les allusions de l’anthropologue marocaine à son pays d’origine et aux moments clefs de son cheminement personnel provoquent une forme d’agacement. Lorsque le patient est invité, à partir d’un événement jugé grave (le décès de son père, sans qu’il ait pu le voir une dernière fois vivant), à produire un discours qui, selon le médecin, “n’émerge qu’à partir de la langue maternelle”, c’est le mutisme. À chaque référence à la culture maghrébine : traduction d’un mot français en arabe, ou, au contraire, explication en arabe de telle ou telle attitude, comme le rapport à la mort d’un père pour le fils aîné, monsieur D. répond, agacé : “Je sais, je sais, ça n’est pas la peine de traduire en arabe, j’ai compris en français.” Dès que le groupe tente d’établir un lien entre sa maladie et la manière dont cette souffrance peut être interprétée dans son pays, il réplique N° 1225 - Mai-juin 2000 - 44 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE par la désignation de l’organe qui le fait souffrir. Quand on tente de valoriser sa place de fils aîné au sein de sa fratrie en Tunisie, il dit “ne pas voir le lien avec son colon”. L’opposition radicale de monsieur D. amène le thérapeute principal à lui demander s’il souhaite, encore une fois, continuer à venir aux consultations, ce à quoi il répond par l’affirmative en reprenant les propos mêmes de cette dernière : “Ça peut m’aider à long terme. On ne guérit pas de suite.” Mais alors, pourquoi vient-il ? CONTRE LA RÉFÉRENCE ETHNIQUE, LA RÉFÉRENCE DE CLASSE Une fois encore, ce malade se présentera à la consultation. En réponse à son mutisme, le thérapeute principal, de guerre lasse, lui oppose le sien. Mis au pied du mur, monsieur D. nous racontera son parcours migratoire, ses engagements politiques dans des mouvements de gauche et son investissement profond dans la vie syndicale de son entreprise. Il nous avoue Monsieur D. ne fait pas référence détester perdre son temps à bavarder, être passionné par la politique natioà son origine tunisienne nale et surtout par le problème des dans la construction de sa différence, “sans-papiers”. Il s’inquiète de la monmais à son appartenance de classe. tée de la violence dans les banlieues, évoque les injustices sociales. Après ces révélations fort tardives, le groupe thérapeutique est confirmé dans ses suppositions : la référence culturelle au Maghreb n’apporte rien à la résolution des troubles. L’analyse anthropologique permet alors de donner sens aux relations qui se sont établies entre thérapeutes et malade en terme d’altérité, d’identité et de hiérarchisation. L’attribution catégorielle, qui renvoie à la question de l’identification par la nomination et surtout au pouvoir de nommer, place monsieur D. dans une position délicate : celle de l’immigré. En effet, l’affiliation au Maghreb s’effectue dans un rapport inégalitaire à autrui, ici aux thérapeutes. À celle-ci, ce patient répond par l’identification à un groupe particulier : la classe ouvrière. Fréquemment, monsieur D. opposera à son métier de chaudronniersoudeur la profession de médecin. Celui-ci représente pour lui un intellectuel et donc un nanti de la société française. Les autres membres de la consultation – l’anthropologue marocaine comprise – 8)- V. De Rudder, sont perçus comme appartenant à la société dominante. Le contexte “Ethnicisation”, Vocabulaire historique politique français face à l’immigration détermine le rapport du in et critique des relations patient aux thérapeutes, et son refus de faire référence à ses ori- interethniques, Pluriel-Recherches, gines. L’ethnicisation(8) des rapports sociaux dans la société globale fascicule III, 1995. 9)- A. Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 1999, p. 243. 10)- “Ce qui, dans le discours officiel, justifie la sollicitation des ethnopsychiatres, c’est l’altérité – des immigrés souffrants – que l’on place au cœur de l’interprétation.” (D. Fassin, op. cité, p. 248). LA FABRICATION DE L’IDENTITÉ Ces deux éléments méritent de ne pas être séparés mais articulés car ils renvoient tous deux à un processus de hiérarchisation et de différenciation tout à fait révélateur de la position qu’il se donne (et qu’on lui donne) dans la société française. Monsieur D. a intériorisé la nomination négative faite par la société dominante en ce qui concerne les immigrés, qui ne sont tolérés que s’ils restent cantonnés à la place qu’on leur a attribuée : celle de force de travail(9). La dimension ethnique de son identité, dévalorisée par le groupe majoritaire, l’a amené à produire une “ethnicité négative” de son groupe d’appartenance. Dès lors, le parallèle que les thérapeutes effectuent avec son pays d’origine le renvoie à sa position d’immigré et non pas à celle de citoyen. Non pas que les thérapeutes souhaitent établir un tel rapport, mais l’ethnicité de ce malade n’a jamais été invoquée dans une institution publique française de manière positive. Monsieur D. sait parfaitement que “immigré” renvoie à une position à part dans la société française, à la précarité, à l’altérité radicale. Il pense que c’est parce qu’il est immigré (comment peut-il l’être encore après presque trente ans d’existence en France ?) qu’il se trouve dans cette consultation. Ce traitement médical différentiel apporte la preuve supplémentaire qu’il n’est pas considéré comme faisant partie de la société française(10), et ce d’autant plus qu’il est invalide. En France, la sphère politique affiche, au nom du système républicain, une ignorance des faits ethniques. Pourtant, l’ethnicisation des rapports sociaux au quotidien a fini par investir les institutions publiques, même si elles sont censées rester indifférentes à l’origine. Ainsi, le phénomène d’ethnicisation n’épargne pas les exécutants en charge des politiques publiques. Cette consultation, malgré les idéaux défendus par les thérapeutes, renforce ce processus. Or les registres et les motifs sur lesquels s’appuie la fabrique de l’identité ne sont pas uniquement de l’ordre de l’origine, qui est de nature interprétative. Interroger le lien entre immigration et santé implique, plutôt que de reprendre les liens essentialisés du politique et du sens commun entre identité et origines, de montrer comment se forme ou se délie cette relation socialement et idéo✪ logiquement construite. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 45 DE SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE implique que le processus de la consultation est vécu de manière infériorisante. Or, monsieur D. ne fait pas référence, au moment de l’échange, à son origine tunisienne dans la construction de sa différence, mais à son appartenance de classe. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 46 DE LA PSYCHIATRIE DES MIGRANTS AU CULTURALISME DES ETHNOPSYCHIATRIES Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu à des croyances, au sein de systèmes de valeurs souvent comparables, de par leur rationalité, aux systèmes occidentaux. La pratique clinique, elle, distingue essentiellement malades et non-malades et se concentre sur le sujet. À l’appui de cette démarche, l’anthropologie montre que les formes singulières de l’individualité ne se déduisent pas des logiques collectives, que la culture évolue de par la migration, et que tout patient, étant soumis à des codes sociaux préexistants contraignants, développe des stratégies pour y échapper. L’abord psychiatrique de la migration et des migrants occupe paradoxalement une place mineure dans le corpus général de la psychiatrie contemporaine. Les entrées “migrant”, “migration” ou “psychiatrie des migrants” ne figurent ni dans les classifications contemporaines, ni dans les traités, ni dans les dictionnaires psychiatriques. Qu’il s’agisse de la dernière classification internationale des maladies (Cim-10)(1) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la quatrième révision du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV)(2) de l’Association américaine de psychiatrie, la migration ne donne lieu à aucune mention particulière, à l’exception d’un éventuel rattachement au groupe des facteurs environnementaux susceptibles d’influer sur le cours d’un trouble mental préexistant. Seule, l’Encyclopédie médico-chirurgicale(3) lui consacre encore un article de référence. Pourtant, l’ampleur des phénomènes migratoires, la présence d’importantes communautés migrantes également consommatrices de soins psychiatriques, et les problèmes que les praticiens rencontrent dans leur clinique quotidienne auprès de ces populations contribuent largement au regain d’actualité de cette question. Mais, si les études épidémiologiques transculturelles des troubles mentaux des populations migrantes(4) conservent l’abord pluridisciplinaire * Psychiatre et anthropologue, médecin-chef de l’Institut Marcel-Rivière, CHS La Verrière. Responsable du programme de recherche clinique sur les troubles psychiatriques des réfugiés cambodgiens de l’ASM 13. Chargé de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. par Richard Rechtman* 1)- OMS, Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement. Descriptions cliniques et directives pour le diagnostic, Paris, Masson, 1993. 2)- APA (Éd.), DSM-IV. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, APA Press, Washington, 1994. 3)- O. Douville & J. Galap, “Santé mentale des migrants et réfugiés en France”, Encyclopédie médico-chirurgicale (37-880-A-10), 1999, 11 p. 4)- Pour une large synthèse, voir H. B. M. Murphy, Comparative Psychiatry, the International and Intercultural Distribution of Mental Illness. Springer Verlag, Berlin-Heidelberg-New York, 1982. 6)- Ainsi, il ne s’agit plus de découvrir, par exemple, les motifs psychiatriques de la migration, ni de préjuger de la fragilité psychologique des candidats au départ, et encore moins d’étiqueter les migrants avec des diagnostics spécifiques, le plus souvent péjoratifs, comme la trop classique “sinistrose du migrant”. À ce titre, on se reportera avec profit aux travaux de Z. De Almeida, “Les perturbations mentales chez les migrants”, L’Information psychiatrique, 51 (3), 1975, pp. 249-281, et de R. Berthelier, L’homme maghrébin dans la littérature psychiatrique, L’Harmattan, Paris, 1994, dans leur vigoureuse contestation de l’héritage colonialiste de la psychiatrie des migrants. 7)- D. Fassin, “L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit”, Genèse, juin (35), 1999, pp. 146-171 ; “Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes”. L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250. DE L’ETHNOMÉDECINE AUX ETHNOPSYCHIATRIES Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule altérité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes, il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants. Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances collectives, des représentations et des classifications autochtones de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un diagnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeutique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes N° 1225 - Mai-juin 2000 - 47 hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et culturelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit également un glissement culturaliste non moins significatif de la clinique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en déléguant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –, jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose une vraie question à la clinique psychiatrique. Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une certaine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistralement analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’ensemble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethnomédecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacillement où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble précisément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou réfugiés. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 5)- On citera pour exemple les travaux de R. Bastide, Sociologie des maladies mentales, Flammarion, Paris, 1965, qui ont largement influencé en France les approches psychiatriques et psychopathologiques de la migration jusqu’au début des années quatre-vingt. Cf. P. F. Chanoit & C. Lermuzeaux, “Sociogenèse des troubles mentaux”, Encyclopédie médico-chirurgicale (37-876-A-60), 1995, 7 p. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 48 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE d’ethnopsychiatrie, de psychiatrie transculturelle ou encore de crosscultural psychiatry. Leur justification actuelle repose en grande partie sur l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie, variables d’une culture à l’autre, mais présentant à l’intérieur de chaque univers culturel un très haut niveau de cohérence. C’est ce que l’anthropologie moderne nous enseigne à propos des systèmes symboliques en général et, plus particulièrement, des systèmes de représentation, de classification et de gestion sociale de la maladie. Toutefois, la cohérence générale des systèmes de représentation de la maladie n’exclut pas, loin s’en faut, l’hétérogénéité et la multiplicité des modèles qui permettent, au sein d’un même univers culturel, d’expliquer et de traiter les maladies(8). Plusieurs niveaux d’explication se superposent et sont différemment mobilisés selon les situations et selon les acteurs(9). Les théories étiologico-thérapeutiques, par exemple, correspondent au niveau savant et délimitent le champ de compétence des guérisseurs et autres praticiens traditionnels. L’importance des explications magico-religieuses qui prévalent au sein de ces théories tient plus au fait que ce niveau mobilise avant tout des praticiens dont le domaine de compétence se situe précisément à l’intersection du monde visible et invisible (de la nature et de la surnature), qu’à une tendance “naturelle” des sociétés traditionnelles à n’expliquer les désordres qu’en termes magico-religieux. D’ailleurs, lorsque les profanes s’y réfèrent pour expliquer leurs maux, c’est toujours avec une bien moindre sophistication, dans la mesure où précisément ces derniers ne sauraient posséder le même savoir que les guérisseurs, même s’ils en partagent les grandes lignes. En situation clinique, les profanes feront plus volontiers appel à des modèles d’explication de la maladie(10) variables selon les situations et destinés à apporter une compréhension globale de la situation en cause. En ce sens, les modèles d’explication se distinguent des théories étiologico-thérapeutiques et ne correspondent pas à des entités préalablement fixées au sein des classifications. Il s’agit plutôt d’éléments, parfois disparates, réunis à l’occasion d’une situation concrète et favorisant une sorte de négociation entre le malade et le thérapeute ou, de façon plus large, entre les profanes et les spécialistes. DES FORMULATIONS MÉTAPHORIQUES DE LA SOUFFRANCE Enfin, le dernier niveau correspond aux idioms of distress, que l’on pourrait traduire, grâce à une périphrase, par “formulation idiomatique culturellement déterminée de la souffrance”. Il s’agit en fait de formulations métaphoriques souvent somatiques, mais pas exclu- 8)- B. J. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité et vécu, Institut Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Plessis-Robinson, 1998. 9)- A. Zempleni, “La maladie et ses causes”, L’Ethnographie, LXXXI (n° spécial), 1985, pp. 13-44. 10)- Je fais référence ici aux explanatory models élaborés par A. Kleinman, in Patients and Healers in the Context of Culture. An Exploration of the Borderland between Anthropology, Medicine and Psychiatry, Univ. of California Press, Berkeley, 1980. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 49 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 11)- A. Kleinman, Rethinking Psychiatry from Cultural Category to Personal Experience, The Free Press, New York, 1988, pp. 26-27. sivement, qui véhiculent une condition pathologique plus ou moins précise mais éloignée du sens littéral de l’idiome. C’est par exemple, dans le cas de certaines communautés turques d’Iran, la “détresse cardiaque”, qui traduit, par le biais de l’expression littérale d’une plainte cardiaque, un ensemble de frustrations plus générales, notamment des conflits conjugaux et familiaux, qui ne peuvent s’exprimer que sous cette métaphore. Ce sont également les différentes plaintes somatiques qui cependant traduisent une souffrance psychologique qui ne saurait s’exprimer au travers d’un jargon psychologique(11). La “fatigue”, “le mal de dos” et le “mal au cœur”, en France, sont à ce titre des idioms of distress. Les idioms of distress se distinguent donc des théories étiologico-thérapeutiques, dans la mesure où ils n’appartiennent pas nécessairement à une classification autochtone des maladies, qu’ils ne font pas automatiquement appel à des notions magico-religieuses, et qu’enfin ils décrivent de façon profane une condition ou une expérience pathologique avec les moyens du sens commun. C’est donc l’ensemble de ces niveaux de représentation et d’explication de la maladie qui constitue un système rattaché à celui plus général des croyances. Expression de la culture, ces systèmes symboliques sont également la caractéristique même de la culture et se définissent précisément par le fait qu’ils sont partagés par l’ensemble des membres d’un même univers culturel. Dès lors, la clinique se doit bien de les prendre en considération pour pouvoir entendre et traiter des patients non occidentaux. Quoi de plus “naturel”, d’ailleurs, que de prendre en compte les logiques culturelles de la maladie pour diagnostiquer et traiter les troubles psychologiques, lesquels par définition se manifestent au travers de la culture, puisque précisément les patients s’y réfèrent régulièrement. On imagine mal, en effet, un patient empruntant des matériaux à une culture qu’il ignore pour exprimer sa souffrance. La logique veut – et la clinique le confirme quotidiennement – que lorsqu’un patient (qu’il soit français ou étranger) parle de lui, exprime sa souffrance et ses difficultés, il le fasse préférentiellement dans sa langue et en utilisant les images, les métaphores, les explications propres à sa culture. Cela va de soi, pourrait-on dire ! N° 1225 - Mai-juin 2000 - 50 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Mais cela va tellement de soi que l’on peut craindre que cette série d’évidences soit plus trompeuse qu’il n’y paraît. En effet, c’est une chose de reconnaître que toutes les cultures possèdent des systèmes symboliques homogènes, au nombre desquels les systèmes étiologicothérapeutiques, les modèles d’explication et les idioms of distress occupent une place essentielle. Mais c’est une tout autre chose d’en déduire que ces systèmes symboliques ont une influence ou une incidence sur la clinique. LA NATURALISATION DES CROYANCES Or le passage de la première constatation – il existe des différences manifestes entre les représentations de la maladie – à la proposition qui en découle – il convient de les prendre en compte dans la démarche clinique et thérapeutique – soulève des questions majeures. Je ne vais pas reproduire ici le débat habituel entre les partisans d’un relativisme combatif, qui récusent, au nom de la différence culturelle, toute tentative d’unifier la psychopathologie, et les tenants d’un universalisme psychiatrique ou psychanalytique orthodoxe, qui refusent a priori d’accepter la portée et l’influence des difféLa “fatigue”, “le mal de dos” rences culturelles. En effet, ici, deux et le “mal au cœur”, en France, positions radicalement antagonistes s’affrontent. La première reconnaît la difsont des idioms of distress, férence et lui accorde un statut plaintes somatiques qui traduisent opératoire qui peut parfois conduire à une souffrance psychologique reconsidérer, voire à déconstruire le qui ne saurait s’exprimer au travers savoir psychiatrique occidental. Tandis d’un jargon professionnel. que la seconde, tout en admettant l’existence de différences empiriques, récuse leur influence au nom d’une vision universalisante affirmant qu’au fond, “c’est du pareil au même”. Ce débat est bien connu et il empoisonne la réflexion ethnopsychiatrique depuis son origine. Notons, plus simplement, qu’il n’est pas sûr que le statut d’une différence perçue à un niveau anthropologique ait nécessairement son corollaire à un niveau psychologique. C’est ce point que je me propose d’interroger ici. Je vais donc, en quelque sorte, soumettre l’ethnopsychiatrie, ou la psychiatrie transculturelle, à sa propre question, à savoir : le statut de la différence qui fonde les discours ethnopsychiatriques contemporains. J’insiste sur la notion de discours, dans la mesure où l’ana12)- Voir par exemple lyse minutieuse des différents courants de l’ethnopsychiatrie montre T. Nathan, Fier de n’avoir pays ni ami, quelle l’importance des oppositions tant théoriques que pratiques, ce qui rend ni sottise c’était. La Pensée caduque toute tentative d’unifier d’une quelconque façon l’ethno- sauvage, Paris, 1993, et L’influence qui guérit, psychiatrie. Il est évident que les positions que défend T. Nathan(12), Odile Jacob, Paris, 1994. CAUSALITÉ CULTURELLE, CAUSALITÉ PSYCHIQUE On sait, grâce aux travaux anthropologiques et plus particulièrement d’ethnomédecine, que les savoirs et les pratiques thérapeutiques reposent, dans les sociétés traditionnelles comme en Occident, sur des logiques symboliques rationnelles constituées en systèmes. Ces systèmes, qui reposent eux-mêmes sur des croyances et sur des expériences, sont caractérisés par leur interdépendance avec les autres systèmes symboliques du même univers culturel – c’est justement ce qui détermine leur cohérence – et sont, c’est là le point essentiel à ce niveau, partagés par l’ensemble des membres de ce même univers culturel. À ce titre, si un patient cambodgien, par exemple, pense qu’il est possédé, ou si ses proches l’évoquent, c’est au moins parce que N° 1225 - Mai-juin 2000 - 51 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 13)- A. Kleinman & B. Good, Culture and Depression, University of California Press, Berkeley, 1985. par exemple, sont à bien des égards très éloignées de celles de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman(13), et il serait illusoire de vouloir les réduire. La valeur clinique que chaque courant accorde à l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie varie considérablement, et c’est en cela qu’ils s’opposent. Mais il n’en demeure pas moins que tous s’inspirent de l’ethnomédecine, c’est-àdire de l’étude ethnographique des savoirs “médicaux” traditionnels, et considèrent que le simple fait de partager un système complexe de représentations, de théories et de pratiques thérapeutiques conditionne l’utilisation de la clinique psychiatrique (ou psychanalytique, selon les cas) à l’égard de populations non occidentales. C’est ce point de départ commun qui me semble constituer le fondement des discours ethnopsychiatriques contemporains. Or, contrairement à une idée fort répandue de nos jours, cela ne va pas de soi. Plus exactement, je dirais que faire l’hypothèse que les systèmes explicatifs de la maladie, populaires ou savants, ont une incidence dans l’expression, voire dans la nature des troubles psychiques et dans leurs traitements présuppose un certain nombre de conditions qui méritent d’être explicitées. Que dit-on au juste lorsque l’on propose de prendre en considération, dans la clinique, les logiques culturelles de la maladie, qu’il s’agisse des systèmes étiologico-thérapeutiques, des représentations de la maladie, des modèles d’explication ou encore des idioms of distress ? Qu’est-ce que cette proposition présuppose du rapport entre les logiques culturelles et les logiques individuelles ? Comment la clinique se trouve-t-elle impliquée par les croyances collectives et les systèmes sociaux qui classifient et gèrent les maladies ? En résumé, à quel prix est-il possible de marier la clinique avec l’ethnomédecine ? N° 1225 - Mai-juin 2000 - 52 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE cette notion existe dans la culture cambodgienne et que cette catégorie étiologique est socialement pertinente pour expliquer un certain nombre de troubles. Est-ce à dire qu’il y croit, simplement parce que ces croyances sont partagées ? Ou est-ce qu’il y croit également, à ce moment-là de son histoire personnelle, pour des raisons qui lui sont propres, même si elles lui sont méconnues ? En d’autres termes, si croyance il y a, est-ce que cette croyance résume la réalité et la totalité de l’expérience personnelle du sujet ou de l’individu, comme la notion d’idiom of distress nous le suggère ? En effet, lorsqu’un patient évoque une explication traditionnelle, ou aborde une thématique qui semble rentrer dans le cadre d’un idiom of distress, l’adhésion qu’il manifeste à l’égard de son énoncé, ou visà-vis de la représentation collective afférente, est-elle le simple et unique produit de sa culture – il le dit et il le pense parce que, dans sa culture, on sait que ces choses-là existent ? De sorte que, s’il dit CROYANCES COLLECTIVES ET ATTITUDE MENTALE 14)- J. Pouillon, “Remarques sur le verbe ‘croire’”, in M. Yzard & P. Smith (édit.), La fonction symbolique, Gallimard, Paris, 1979, pp. 44-51. 15)- R. Needham, Belief, Language and Experience, Basil Blackwell, Oxford, 1972. Comment passe-t-on de la croyance collective – c’est-à-dire du système de croyances collectives – à la croyance individuelle, laquelle est, je le rappelle, la seule qui soit pertinente d’un point de vue clinique ? S’il est évident que les croyances collectives se caractérisent précisément par le fait qu’elles sont partagées par l’ensemble des membres d’un même groupe, cela ne veut pas dire pour autant que tous y croient et qu’ils y croient avec la même conviction(14). Partager un système de valeurs et croire à la réalité de ces valeurs sont deux choses bien distinctes. L’ethnologue R. Needham rappelait avec un certain humour que “les primitifs ne croient pas à tout ce que leur dit leur culture”(15), et il ajoutait aussitôt que lorsqu’ils se mettent à croire à quelque chose, ce quelque chose est nécessairement présent dans leur culture. Au fond, d’un point de vue anthropologique, l’idée de croyance collective indique simplement que lorsqu’il y a de la croyance, celle-ci provient du fonds commun de la culture. Mais en aucun cas on ne peut conclure de cette proposition que tous les membres d’une même culture, parce qu’ils partagent le même système de croyances, croient avec la même force au contenu desdites croyances. Ici se dessine l’opposition entre le système de croyances collectives et l’ad- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 53 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE qu’il est possédé, c’est qu’il est possédé. Ou bien cette adhésion traduit-elle également la façon singulière dont ce patient s’empare de cette représentation pour des motifs personnels, bien que souvent méconnus, qui s’écartent de la thématique générale de la représentation collective, tout en la rejoignant en certains points ? En d’autres termes, il dit qu’il est possédé, mais il y C’est une chose de reconnaître a quelque chose d’autre derrière cet que toutes les cultures possèdent énoncé qui lui est propre et qui ne relève des systèmes symboliques homogènes. pas exclusivement de la logique générale Mais c’est une tout autre chose des croyances. Dans le premier cas, l’usage d’une représentation traditiond’en déduire que ces systèmes nelle traduit une stricte causalité culsymboliques ont une influence turelle, alors que dans le second cas, elle ou une incidence sur la clinique. relève d’une causalité psychique. Cette question de la causalité – culturelle ou psychique – représente l’enjeu fondamental des discours ethnopsychiatriques, dans la mesure où elle s’articule autour du statut de la différence. Or, sauf à les naturaliser, les différences perçues à un niveau anthropologique ne sont pas nécessairement pertinentes à un niveau clinique. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 54 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE hésion de chacun. En mettant l’accent sur le système de croyances, sur sa cohérence interne et sur sa dépendance à l’égard des autres systèmes symboliques, l’anthropologie moderne s’est enfin affranchie d’une explication psychologisante, laquelle prétendait rendre compte des croyances, en fait des superstitions, à partir de l’existence de facultés mentales particulières. Aujourd’hui, la connaissance ethnomédicale ne prétend plus investir la dimension subjective quelle qu’elle soit – consciente ou inconsciente –, ni psychologique, pour des raisons théoriques très précises qui proviennent à la fois de l’histoire de l’anthropologie et des nouveaux paradigmes auxquels elle se réfère. C’est à partir du début du XXe siècle, avec l’essai de Mauss et Hubert(16) sur la magie, que l’anthropologie commence à abandonner l’hypothèse d’une mentalité particulière pour rendre compte des phénomènes magiques. Jusqu’à cette date, avec Lévy-Bruhl(17), et dans une certaine mesure Freud, au moins dans Totem et Tabou(18), on cherchait à expliquer la magie à partir de la nature des opérations mentales des “sauvages”, comme on les appelait à l’époque. L’œuvre la plus célèbre est sans doute celle de l’anthropologue britannique Sir James Frazer(19). Dans cette œuvre monumentale, qui a inspiré de nombreux auteurs dont Freud, Frazer explique les croyances magiques en essayant de comprendre la nature du raisonnement utilisé. Selon lui, les croyances magiques relèvent d’une erreur de jugement qui repose sur des prémisses fausses. L’ensemble de son raisonnement se fonde sur un fait dont il ne doute pas et qu’il cherche à expliquer, à savoir que les sauvages croient très précisément à leur croyance. Et c’est cette adhésion très particulière qui expliquerait la magie. En fait, malgré l’abondance des matériaux, Frazer isole exclusivement les phénomènes magiques de leur contexte et cherche une explication purement psychologique. 16)- M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Puf, Paris, 1950. 17)- L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive (1927), Puf, Paris, 1947. 18)- S. Freud, Totem et Tabou (1913), Gallimard (nouvelle traduction, préface de F. Gantheret), Paris, 1993. 19)- J. Frazer, Le rameau d’or (1911-1915 pour la 1re éd.), Robert Laffont, Paris, 1981-1984. L’ABANDON DU CARCAN PSYCHOLOGIQUE Le philosophe L. Wittgenstein(20) va très vivement critiquer le principe méthodologique de l’isolation des phénomènes magiques pour montrer que l’hypothèse psychologique est intenable. Sa démarche est claire et consiste à démontrer que si dans certaines situations, l’attitude des “sauvages” est parfaitement adaptée et rationnelle, cela prouve que ce ne sont pas leurs particularités psychologiques qui peuvent rendre compte des phénomènes magiques. En d’autres termes, ce n’est pas la croyance au sens du “pourquoi y croient-ils ?” qui peut expliquer les croyances, car, ajoute-t-il, rien ne prouve qu’ils croient “dur comme fer” aux contenus de la croyance. 20)- L. Wittgenstein, “Remarques sur Le rameau d’or de Frazer” (1931), Actes de la recherche en sciences sociales, 17 (3), 1977, pp. 36-42. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 55 S’appuyant sur l’exemple bien connu du faiseur de pluie (voir cidessous), Wittgenstein opère une distinction fondamentale entre la croyance, comme attitude mentale, et les contenus des croyances. Croire est une attitude mentale qui n’est pas nécessairement requise par toutes les croyances, contrairement à l’hypothèse de Frazer, et qui ne saurait de ce fait les expliquer. Au contraire même, c’est le système de croyances dans son ensemble qui supporte les contenus des croyances, et qui permet que certains puissent ne pas y croire sans que le système soit en aucune façon mis en péril. Ce point est essentiel dans la mesure où l’hypothèse psychologique de Frazer excluait qu’il puisse y avoir au moins une part d’incroyance, au risque de détruire le système. Ajoutons que l’hypothèse d’une origine psy- FRAZER, WITTGENSTEIN ET LE FAISEUR DE PLUIE Personnage très important dans de nombreuses cultures, le faiseur de pluie est censé faire venir la pluie au moyen d’un rituel parfaitement codé. L’efficacité de cette pratique est incontestable puisque la pluie arrive généralement quelque temps après l’invocation. Au début du siècle, l’anthropologue britannique Sir James Frazer s’interroge sur la nature de la croyance aux pouvoirs du faiseur de pluie, et il se demande quelles sont les erreurs de jugement qui amènent des gens à penser que l’on peut raisonnablement déclencher la pluie par quelques invocations rituelles. C’est pour rendre compte de ces phénomènes particuliers de la pensée qu’il introduira les notions de magie sympathique, de principe de contiguïté, d’affinité et de similitude. Le philosophe autrichien Ludwig Joseph Wittgenstein lui répond par le “bon sens”, en considérant que l’observation de ces pratiques contredit l’efficacité effective du faiseur de pluie, sans contredire l’existence d’une croyance en un certain pouvoir du faiseur de pluie. En effet, si ces “sauvages”croyaient “dur comme fer” que le faiseur de pluie était capable de déclencher la pluie, alors ils l’appelleraient pendant la saison sèche, au moment où ils ont le plus besoin d’eau. Mais ils ne font appel à lui qu’au début de la saison des pluies, c’est-à-dire à un moment où il existe quelques chances de succès. Le faiseur de pluie lui-même choisit toujours le moment de son intervention et refuse toute tentative pendant la saison sèche. C’est bien la preuve, pour Wittgenstein, que les “sauvages” ne croient pas “dur comme fer” que le faiseur de pluie soit capable de faire venir la pluie. Pourtant ils croient à son pouvoir, ou, plus exactement, la croyance qu’ils ont dans le faiseur de pluie ne se réduit pas, comme le pensait Frazer, au fait qu’il soit capable ou non de faire venir la pluie. Sans doute croient-ils au fait que pour que la pluie vienne au moment où elle a l’habitude de venir, il est nécessaire que l’humain intercède auprès des puissances invisibles. C’est-à-dire qu’ils croient à l’ensemble du système et plus particulièrement à son principe de base, c’est-à-dire l’existence de liens entre le monde visible et le monde invisible. Ils n’ont pas besoin de croire “dur comme fer” à toutes les propositions que le système de croyance mobilise pour adhérer à l’ensemble, puisque les contenus des différentes croyances ne sont en fait rien d’autre que l’illustration du principe de base. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ N° 1225 - Mai-juin 2000 - 56 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE chologique des croyances et des pratiques magiques implique nécessairement une configuration particulière de la psychologie des “sauvages”, qui trouve sa limite fondamentale dans une vision évolutionniste, voire discriminatoire. L’anthropologie a donc abandonné ce paradigme psychologique réducteur, en admettant qu’il n’était pas possible d’expliquer la magie et les croyances à partir de l’attitude mentale, comme il n’était pas possible de déduire, à partir de la nature des croyances et de leurs contenus, l’attitude mentale, ou le degré et la nature de l’adhésion si l’on préfère, des individus qui partagent le même système de croyances collectives. C’est sans doute grâce à ce renversement théorique que l’ethnomédecine a pu se développer. Dès lors que le carcan psychologique était abandonné, il devenait possible de mettre en lumière la logique interne des systèmes de croyances collectives, comme de montrer qu’elles possédaient une rationalité dénuée de toute superstition, et qu’elles étaient à bien des égards équivalentes à de nombreux systèmes symboliques occidentaux. C’est également dans cet esprit que Lévi-Strauss s’est amusé à comparer la psychanalyse au chamanisme(21). Même si l’on doit reconnaître aujourd’hui que son argumentaire était quelque peu forcé(22), cette comparaison conserve néanmoins le mérite de démontrer que les systèmes de croyances collectives, comme les systèmes thérapeutiques, ne reposent pas sur de vagues tendances psychologiques(23). RETOUR À LA CLINIQUE Mais ce bouleversement, ce bond en avant de la pensée, s’est fait au prix du renoncement fondamental à la connaissance anthropologique de la nature de l’adhésion individuelle. L’objet n’était plus les croyances, les idées ou les pratiques, mais le système dans lequel ces idées et ces pratiques évoluaient et prenaient sens. En renonçant à expliquer les croyances et les pratiques magiques à partir de la psychologie des “sauvages”, l’anthropologie pouvait enfin découvrir l’intelligibilité des systèmes de croyances collectives. L’ethnomédecine nous apprend donc que lorsqu’un individu croit au contenu des croyances de sa culture, c’est tout simplement parce qu’il les partage avec les autres membres de sa culture, car la logique et la cohérence des systèmes de croyances collectives, des représentations de la maladie, des discours étiologiques et thérapeutiques, comme des idioms of distress ne doivent rien à la subjectivité particulière, ou aux attitudes mentales singulières des membres d’un univers culturel. Le singulier n’explique pas le collectif, ou plus exac- 21)- C. Lévi-Strauss, “Le sorcier et sa magie”, Anthropologie structurale (1949), vol. I, 2e éd., Plon, Paris, 1974, pp. 183-203, et “L’efficacité symbolique”, Anthropologie structurale (1949), vol. I, 2e éd., Plon, Paris, 1974, pp. 205-226. 22)- R. Rechtman, “Anthropologie et psychanalyse : un débat hors sujet ?”, Journal des anthropologues, 64-65, 1996, pp. 65-86. 23)- R. Rechtman, “De l’efficacité thérapeutique et ‘symbolique’ de la structure”, L’évolution psychiatrique (3), 2000 (sous presse). “Transcultural Psychotherapy with Cambodian Refugees in Paris”, Transcultural Psychiatry, 34 (3), 1997, pp. 359-375. UNE DISTINCTION ESSENTIELLE C’est ici que la clinique s’écarte définitivement de la perspective anthropologique, dans la mesure où elle redouble la différence culturelle d’une différence subjective régie par la causalité psychique, et l’on peut craindre que, pour l’ethnopsychiatrie, cette distinction ne s’efface devant la seule causalité culturelle. En effet, du point de vue clinique, la question n’est pas de savoir comment les migrants diffèrent des Français, mais bien plutôt de comprendre N° 1225 - Mai-juin 2000 - 57 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE tement le collectif se passe allègrement, pour exister, de la position singulière de chacun. Cependant, la clinique ne peut en aucun cas se satisfaire de cette seule réponse ; elle lui est incontestablement utile, mais elle ne le renseigne pas sur un patient précis dans la mesure où la clinique, inversant l’ordre des priorités établies Il serait pour le moins surprenant par l’ethnomédecine, cherche à réinsde conclure, à partir des logiques crire dans le discours de la culture la collectives, que les migrants, position singulière de chacun. La question reste donc entière et mériterait parce qu’ils sont étrangers, d’être reprise par l’ethnopsychiatrie, ne pensent que ce qu’ils disent qui par définition s’intéresse à l’individu et ne disent que ce qu’ils pensent. souffrant et non au corps social. Mais il semble que le mariage de l’ethnopsychiatrie avec l’ethnomédecine se soit accompagné du sacrifice de la subjectivité et de la causalité psychique au nom de la seule causalité culturelle. Comment dépasser la nécessité de rapporter, par exemple, le discours d’un patient cambodgien se plaignant de maux de tête à l’idiom of distress “chu kbaal”, fort répandu en Asie du Sud-Est et qui signifie littéralement “mal de tête”, mais qui associe en fait tristesse, fatigue, rencontre avec des esprits, et traduit une sorte de nos24)- M. Eisenbruch, talgie de la terre natale(24). Il est vrai que cette notion existe, comme “From PTSD to Cultural il est vrai que lorsqu’un patient cambodgien évoque un mal de tête, Bereavement Diagnosis of South-East Asian il parle généralement de tout autre chose que d’une simple céphaRefugees”, Social Sciences and Medicine, 33 (6), 1991, lée. Mais est-ce que son discours se réduit à cela ? À en croire cerpp. 673-680. tains tenants de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman, on 25)- M. Eisenbruch, “Toward peut le supposer(25). Cependant, même dans ce cas, la clinique nous a Culturally Sensitive DSM. montre qu’il arrive parfois qu’un patient cambodgien évoque un mal Cultural Bereavement in Cambodian Refugees de tête, certes sans céphalée, mais également sans que son énoncé and the Traditional Healer as a Taxonomist”, Journal of se réduise à l’idiom of distress du chu kbaal. En fait, même derrière Nervous and Mental Disease, l’idiom of distress, il peut exister une réalité subjective différente, 181 (1), 1992, pp. 8-10. qui pourtant empruntera pour s’exprimer les voies que la culture lui 26)- R. Rechtman, procure(26). N° 1225 - Mai-juin 2000 - 58 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE comment tel patient migrant diffère d’un non-malade, éventuellement également migrant. Or, l’ethnopsychiatrie annule cette distinction essentielle entre malade et non-malade, qui cependant fonde toutes les démarches cliniques(27) (y compris les pratiques traditionnelles dont, pourtant, certaines variantes de l’ethnopsychiatrie se réclament), au seul profit de la différence ethnique. Mais en naturalisant la différence culturelle jusqu’à l’inscrire dans la nature de l’adhésion individuelle aux croyances collectives, les différentes variantes de l’ethnopsychiatrie renouent avec une anthropologie psychologique évolutionniste dont l’ethnomédecine s’était pourtant émancipée. On objectera sans doute que la plupart des psychiatres transculturels et des ethnopsychiatres, qu’ils soient français ou américains, consi- 27)- G. Lantéri-Laura, “La sémiologie psychiatrique : son évolution et son état en 1982”, L’évolution psychiatrique, 48 (2), 1983, pp. 327-366. 29)- É. Benveniste, “De la subjectivité dans le langage”, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Gallimard, Paris, 1966, p. 252. UNE VOLONTÉ UNIVERSELLE DE NORMALISATION SOCIALE 30)- A. Young, “When Rational Men Fall Sick : an Inquiry into Some Assumptions Made by Medical Anthropologists”, Culture, Medicine and Psychiatry (5), 1981, pp. 317-335, et “(Mis)applying Medical Anthropology in Multicultural Settings”, Santé, Culture, Health, VII (2-3), 1990, pp. 197-208. Or, c’est précisément, et uniquement, pourrait-on dire, la position du locuteur qui intéresse la clinique. À l’évidence, elle se manifestera différemment d’une culture à l’autre, avec une variabilité qui peut parfois la rendre difficile à saisir, mais il serait bien hasardeux d’en inférer son absence pour autant. Une fois de plus, l’argument anthropologique se retourne contre le culturalisme et démontre qu’il est bien difficile de déduire les formes singulières de l’individualité à partir des seules formulations collectives(30). En effet, il serait pour le moins surprenant de conclure, à partir des logiques collectives, que les migrants, parce qu’ils sont étrangers, ne pensent que ce qu’ils disent et ne disent que ce qu’ils pensent, alors même que cette équivoque de la parole est sans doute une des caractéristiques majeures de la pensée humaine. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 59 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 28)- I. Stengers, “Résister ? Un devoir !”, Politis (579), 1999, pp. 34-35. dèrent que la causalité psychique relève d’une illusion occidentale, et émettent de sérieuses réserves sur l’universalité de la notion de sujet(28). Ces réserves sont sans doute légitimes, après tout rien ne prouve que les notions de sujet et de causalité psychique, telles que la psychanalyse les a élaborées, soient universelles. Mais pour s’en assurer, il faudrait que la clinique transculturelle soit en mesure de le démontrer à partir de ses propres observations cliniques. Or, l’argumentaire généralement utilisé s’appuie avant tout sur des données ethnographiques parcellaires et égrène simplement la liste des conceptions du monde où l’idée d’individu est manifestement absente ou peu développée. À un niveau anthropologique, l’autorité de cette remarque semble assurée, mais à un niveau clinique elle perd considérablement de sa pertinence, sans même nécessiter le recours à une éventuelle catégorie universelle de sujet. En effet, même dans les sociétés où la notion de groupe (quel qu’il soit) prime sur la notion d’individualité, cela ne veut pas dire que chaque locuteur ne se reconnaît pas comme l’auteur de son discours, ni qu’il est incapable de percevoir d’autre différence que celle qui sépare son groupe d’un autre groupe. Même dans les sociétés où le pronom personnel “je” est absent, Émile Benveniste a montré que cette absence, loin de traduire une absence équivalente du sujet, reflétait à l’inverse la trop grande puissance d’un “je” immodeste que l’ordre social préférait dissimuler. C’était dire que la fonction grammaticale du “je”, à savoir “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je”(29), pouvait exister en l’absence du signifiant “je”. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 60 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Dès lors, en reproduisant dans la clinique la démarche ethnomédicale, ne prend-on pas le risque d’exclure du discours du patient la question personnelle, ou subjective, qui l’anime ? Ne prend-on pas le risque d’exclure la propre historicité du patient au profit d’une détermination extérieure, conventionnellement admise, qui réduirait son être à une norme sociale ? Il n’est pas certain, d’ailleurs, que le remplacement de la norme occidentale par une normalisation tradiIl ne s’agit pas simplement tionnelle au moyen d’un autre de colorer la clinique des migrants étiquetage étiologique offre un gain avec quelques curiosités ethnographiques, substantiel pour le patient. Les techmais bien plutôt d’envisager l’ensemble niques thérapeutiques traditionnelles des rapports sociaux, culturels opèrent, au moins pour une part, de la et économiques qui contraignent même manière qu’en Occident, en reml’expérience individuelle à se fondre plaçant une causalité psychique (subdans des formes jective) par une autre causalité – une mise en cause plus exactement – préalablement déterminées. sociale, comme nous le rappelle M. Augé(31). C’est dire qu’en Occident comme ailleurs, le discours de la culture sur la maladie véhicule également une volonté sociale d’étouffer les singularités individuelles au profit d’une normalisation sociale. Ne prend-on pas le risque, alors, d’interdire au patient d’occuper la position sceptique propre au travail psychique ? Ou suppose-t-on qu’il n’existe rien, pas de subjectivité, pas d’équivoque de la parole, 31)- M. Augé & C. Herzlich (édit.), Le sens du mal, derrière le discours de la culture au nom d’une répartition inho- Éditions des Archives mogène de la subjectivité, avec d’un côté la causalité psychique, chez contemporaines, Paris, 1984. l’occidental, et de l’autre côté la causalité culturelle, chez tous les autres ? L’APPORT DE L’ANTHROPOLOGIE CONTEMPORAINE On admettra volontiers que quel que soit le contexte, la culture ne se résume pas aux seules conceptions magico-religieuses. En effet, du point de vue de l’individu, la culture, c’est aussi ce qui constitue la réalité quotidienne, la façon d’appréhender l’univers, les relations sociales. On admettra qu’elle façonne également les idées, qui constituent le sens commun et qui se présentent avec la force de l’évidence, tant elles n’impliquent pas nécessairement de croyance comme, par exemple, devoir repérer une classe d’âge avant de se présenter, ou connaître sans qu’il soit besoin de l’apprendre quelle est la hiérarchie des rapports familiaux et sociaux, quelle est la place de chacun 33)- C. Rousseau, “The Mental Health of Refugee Children”, Trancultural Psychiatric Research Review (32), 1995, pp. 299-331, et A. Kleinman, V. Das & M. Lock (édit.), Social Suffering, University of California Press, Berkeley, 1997. 34)- D. Fassin, “L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit”, Genèse, (35), juin 1999, pp. 146-171. A PUBLIÉ Tobie Nathan, “Le métissage culturel : un mythe à la peau dure” Dossier Métissage, n° 1161, janvier 1993 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 61 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 32)- B. J. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité et vécu, Institut Synthélabo, Les Empêcheurs de Penser en Rond, Le Plessis-Robinson, 1998. et par là même la sienne (même lorsque c’est pour la refuser ou feindre de l’ignorer, comme tout bon névrosé). Mais on admettra qu’elle évolue également dans le contexte de la transplantation. En ce sens, la contribution que l’anthropologie peut apporter à la clinique des migrants, et à la psychiatrie en général, dépasse de loin la seule référence à l’ethnomédecine ou aux pratiques étiologico-thérapeutiques traditionnelles. Il ne s’agit pas simplement de colorer la clinique des migrants avec quelques curiosités ethnographiques, mais bien plutôt d’envisager l’ensemble des rapports sociaux, culturels et économiques qui contraignent l’expérience individuelle à se fondre dans des formes préalablement déterminées. Or, l’anthropologie contemporaine nous apprend justement que cette extraordinaire codification de l’expérience singulière répond à la fois à la nécessité d’expliquer la maladie (de lui donner du sens), et à la volonté d’étendre le contrôle social aux différentes manifestations de l’individualité. C’est dans cette double contrainte que se déploient les récits et les narrations des patients(32). Soumis à ces codes préexistants, ils s’en échappent cependant, en parvenant tantôt à les subvertir à leur profit, tantôt à les infiltrer de significations par ailleurs défendues. L’analyse, par exemple, des stratégies thérapeutiques des migrants confrontés au pluralisme médical des sociétés d’accueil(33) montre l’étonnante variété des recours, à laquelle correspond une non moins étonnante fluctuation des symptômes présentés en fonction du type de spécialiste consulté. L’image du patient migrant dépourvu de recours et en proie au désespoir de sa condition de victime démunie est avant tout une construction qui participe des politiques contemporaines de la souffrance visant, comme l’a montré Didier Fassin, à délégitimer les revendications minoritaires sous couvert de prise en charge médicale(34). C’est l’ensemble de ces constructions culturelles des formes de l’évidence qui façonne l’expérience subjective sans la réduire pour autant, et c’est à partir d’elles, me semble-t-il, que la ✪ clinique transculturelle peut également se dérouler. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 62 LE MALADE DANS SA DIFFÉRENCE : LES PROFESSIONNELS ET LES PATIENTS MIGRANTS AFRICAINS À L’HÔPITAL Face aux difficultés qu’ils rencontrent dans la prise en charge des migrants, les professionnels médico-sociaux produisent souvent un discours culturaliste et largement ethnocentriste, généralisant des cas particuliers en se fondant sur leur expérience, avec à la clef une catégorisation des patients qui n’est pas sans incidence sur les soins. Ces représentations de la “différence”, très connotées affectivement, font que ni le fonctionnement du système médical ou hospitalier, ni les intervenants eux-mêmes ne sont remis en question. Les soins, l’accompagnement, la direction ou la prise en charge d’un patient ne se font pas de façon uniforme au sein du système de santé français, et cela d’autant que le patient présente des caractéristiques marquant son origine étrangère (nationalité, couleur de peau, langue, ou encore “faciès”). En effet, si durant plusieurs décennies, le discours biomédical moderne tendait à réduire le patient à un cas standard – le malade –, celui-ci, lorsqu’il est migrant, est aujourd’hui le plus souvent perçu comme affichant des particularités. Ce qui nous incite à étudier plus précisément, dans cet article, comment se pose la question de la différence à l’hôpital, et quels liens sont établis par les professionnels médico-sociaux entre cette différence et la culture des migrants. En nous intéressant au processus de catégorisation des patients par les personnels des institutions de soins, nous verrons comment la culture étaye la construction de leurs discours sur la différence. Dans un contexte de débat social sur le modèle d’intégration “à la française”, le système de soins, essentiellement centré sur l’hôpital, actuellement en restructuration gestionnaire, a dû résoudre au quotidien les questions de prise en charge sanitaire et sociale des patients qui s’y rendent. Déjà posée par les personnes atteintes du VIH, par exemple, la question de l’altérité s’est traduite par une catégorisation des patients désignés selon leur différence (“les homosexuels”, “les toxicomanes”). Concernant les migrants, les professionnels des secteurs médico-sociaux décrivent des spécificités, particulières aux populations africaines et maghrébines essen- par Laurence Kotobi*, maître de conférences en anthropologie à l’université de Bordeaux-III, chercheur associé au Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (Cresp), université de Paris-XIII * Cet article est tiré d’une enquête portant sur l’expérience et la construction de la maladie chez les migrants africains et les intervenants de leur prise en charge en région parisienne, menée entre 1996 et 1998 par le Cresp et le Centre d’études africaines/CNRS, dans le cadre d’un financement du Sidaction. 2)- Cf. S. Musso-Dimitrijevic, “Les difficultés d’accès aux soins des étrangers atteints par le VIH-sida”, Journal du sida, 101, 1997, pp. 12-13. LE “SIDA AFRICAIN”, UNE REPRÉSENTATION DOMINANTE 3)- Ce phénomène avait déjà été décrit dans le cas des infirmières et de l’homosexualité des patients sidéens qu’elles soignaient et desquels elles cherchaient à se démarquer. Cf. A. Giami et C. Veil, Des infirmières face au sida. Représentations et conduites, permanence et changements. Éd. Inserm, Paris, 1994. Si l’existence de différences culturelles ne doit pas être niée, il est intéressant de noter que les éléments avancés pour expliquer les difficultés que les professionnels rencontrent “avec ce type de patient” relèvent essentiellement de la culture plutôt que d’autres aspects, liés par exemple à la condition de migrant, au modèle d’intégration français ou encore aux statuts de l’individu. En constituant l’élément central des interprétations de ces professionnels, cette qualification ethnique et culturelle constitue un a priori qui relève d’un regard ethnocentrique et culturaliste. L’enquête qualitative que nous avons menée, à partir d’entretiens et d’observations auprès d’intervenants médico-sociaux impliqués dans la prise en charge de patients africains atteints par le virus du sida, éclaire justement le constat qui en était à l’origine : l’émergence d’une représentation dominante, celle d’un “sida africain”, dans le milieu soignant. Résultant d’une construction sociale tant collective qu’individuelle, cette représentation a pour effet d’enfermer le patient dans une image d’altérité culturelle qui le maintient de ce fait à distance(3). Autre- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 63 tiellement(1). Ces patients sont avant tout envisagés comme “différents”, de par leurs caractéristiques physiques (couleur de la peau, tenues vestimentaires), leurs façons d’être (vie en communauté, autre gestion du temps), leurs croyances (fatalisme, sorcellerie) ou encore leurs perceptions du malheur (faute, péché, destin). Cette altérité est censée expliquer en partie leurs difficultés sociales à s’intégrer. Les spécificités mises en avant par les professionnels renvoient à des différences de comportements qui leur posent problème ou les amènent à s’interroger dans le cadre de l’institution hospitalière. Ainsi, les irrégularités ou les retards aux rendez-vous de ces patients, leur recours à d’autres rituels religieux (groupes de prières) ou thérapeutiques (potions, grisgris, coran) sont souvent pointés et interprétés en termes d’habitudes spécifiques, de modes relationnels et de codes différents autour de la maladie, de la mort, du temps, du risque ou encore de la douleur. La barrière linguistique est aussi un élément qui contribue à caractériser cette distance culturelle et à expliquer la difficulté que les soignants signalent rencontrer pour informer ces patients sur le sida, ses traitements et sa prévention. Enfin, l’isolement, la précarité ou encore l’absence de couverture sociale, voire de papiers en règles illustrent la complexité des situations que les professionnels décrivent par rapport à ces populations(2). SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 1)- K. Cherabi et D. Fanget, Le VIH-sida en milieu migrant arabo-musulman en France, Arcat-Sida, Paris, 1997. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 64 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ment dit, le regard que portent ces intervenants sur une population ethniquement identifiée n’est pas neutre, mais encombré de filtres qu’il convient d’analyser. Le “sida africain” qu’ils décrivent apparaît caractérisé par un mode de contamination essentiellement hétérosexuel. Certaines phrases traduisant des préjugés reviennent sou“Être africain” signifie, vent dans les entretiens ; elles concerdans le sens commun, nent une sexualité relativement libre ou ouverte, bien que codée. La sexualité et plus particulièrement africaine serait presque spécifique… chez les professionnels socio-sanitaires, Un médecin nous signale que “les Afri“être porteur potentiel du sida”. cains sont plutôt polygames ou sexuellement très actifs, ce qui explique la forte contamination maternelle et infantile dans cette population”. Affirmer unanimement que “les Africains ne sont pas homosexuels” ne relève pas moins de l’effet de catégorisation inconscient qui opère. On le voit, quelques spécificités sont écartées des patients africains pour être attribuées à d’autres groupes qu’on leur oppose (la toxicomanie et les Maghrébins, par exemple). La production de l’Autre s’effectue ainsi par la différenciation. Cette idée, largement répandue, d’une “promiscuité sexuelle” comme facteur explicatif de l’épidémie en Afrique a notamment été 4)- Sur ce thème, lire véhiculée par certains anthropologues ou démographes qui, durant D. Fassin, “L’anthropologie entre engagement les années quatre-vingt, se sont attachés à démontrer les spécifici- et distanciation. Essai de sociologie des recherches tés des relations et pratiques sexuelles d’un certain nombre de en sciences sociales groupes ethniques africains(4). Ce type de travaux a autant contribué sur le sida en Afrique”, in Sciences sociales et sida à consolider l’hypothèse médicale d’une origine africaine de la mala- en Afrique. Bilan et perspectives. Ch. Becker die qu’à inscrire les populations observées dans une représentation et coll. (édit.), Karthala, particulariste d’un sida typiquement africain. Sans avoir interrogé le Paris, 1998. caractère réducteur culturaliste de cette démarche, ces chercheurs ont ainsi participé à l’élaboration d’un nouveau facteur de risque du 5)- D. Fassin et E. Ricard, “Les immigrés et le sida : sida (reconnu comme tel dans les statistiques françaises, relatives à une question mal posée”, Sida et vie psychique, cette maladie)(5) : celui d’être sujet ou d’avoir eu un partenaire ori- in S. Héfez édit., La Découverte, ginaire de l’Afrique subsaharienne ou des Caraïbes. De ce fait, “être Paris, 1996, pp. 81-90. africain” signifie, dans le sens commun, et plus particulièrement chez les professionnels socio-sanitaires, “être porteur potentiel du sida”. LA CULTURE COMME PRINCIPE EXPLICATIF Or, les principaux éléments relevés font l’objet d’une généralisation de type culturaliste du problème des immigrés à l’hôpital, que ces personnels s’autorisent légitimement à poser comme une réalité objective, et qu’ils justifient par leur propre expérience de prise en N° 1225 - Mai-juin 2000 - 65 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE charge (“Je l’ai constaté moi-même.”). Ils interprètent ainsi le fait “d’être migrant” comme rendant la relation de soin ou d’accompagnement d’emblée plus difficile, sans faire consciemment le lien avec leurs a priori. Les difficultés à communiquer, à se comprendre, à accepter la maladie ou les traitements sont expliqués par la culture d’origine du patient, qui est le plus souvent envisagée en termes d’obstacle. Rarement niée ou écartée, celle-ci paraît constituer une explication en soi des comportements qui interpellent les soignants dans les différentes dimensions de leur savoir, y compris celles du savoir-faire et du “savoir être”. “Par rapport aux jeunes filles africaines, c’est vrai que je me sens démuni”, confie un psychologue hospitalier. D’ailleurs, la volonté ou le besoin exprimés de “mieux connaître” la culture africaine et ses sous-cultures, comme les demandes de formation des corps professionnels médicaux et paramédicaux relatives à l’interculturel, sont des éléments significatifs de cette quête de connaissance, supposée améliorer l’accompagnement et les soins de ces populations. Cette aspiration à être “mieux formés” pour “soigner les individus de culture différente qui ne réagissent pas comme on l’attend”, ne reflète-t-elle pas encore une démarche empreinte de culturalisme, au sens où l’explication culturelle est supposée suffire, pour circonscrire et réduire le problème à cette seule dimension ? En enfermant l’autre dans sa culture, souvent perçue comme un tout cohérent, homogène, univoque et stable, le professionnel se voit du même coup dispensé de s’interroger sur d’autres facteurs non moins essentiels de la prise en charge proposée. La culture, avant tout comprise comme un révélateur de la différence, devient en cela un principe explicatif dans l’interprétation des événements. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 66 Ainsi, lorsqu’elle dénonce le comportement mal adapté des familles africaines en visite auprès de leur enfant atteint du sida (“Ils sont bruyants, ne respectent pas les principes d’hygiène…”), un comportement qu’elle doit parfois sanctionner, la surveillante d’un service pédiatrique parisien spécialisé ne fait aucune référence à la façon dont ces règlements ou ces règles d’hygiène hospitalière ont été rendues visibles aux usagers et à leurs familles, eux-mêmes marqués par des représentations de l’hôpital. La normativité sous-jacente à son discours lui confère une vision déterministe des situations, liée à une irréductible différenciation culturelle, qui lui permet de ne pas aborder d’autres aspects sensibles, tels que la dimension relationnelle, les conditions de travail dans son service ou encore l’organisation des tâches, la (dé)motivation des personnels, etc. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE QUAND ON “ÉTIQUETTE” LES PATIENTS Une fois ces spécificités relevées, les discours des professionnels permettent de légitimer les savoirs de sens commun qu’ils construisent sur les Africains et sur la maladie, tout en initiant des conduites à tenir. Car orienter les actions, rappelons-le, est le propre des représentations sociales continuellement élaborées. Les typologies de patients qui découlent de leur catégorisation ont parfois pour effet de stigmatiser ces derniers selon une caractéristique particulière qu’ils intègrent dans leur jugement : “Les Africaines suivent leur traitement, elles ne sont pas rebelles.” Ces pratiques d’étiquetage ont déjà pu être relevées par J. Peneff ou par A. Véga qui, dans leurs enquêtes en milieu hospitalier, ont montré comment le personnel soignant organise son travail à partir des catégories de “bons” et “mauvais” patients, et de “malades lourds”(6). Les critères retenus dans ces différentes catégories ont ainsi un impact direct sur l’ordre de passage aux urgences des patients, ainsi que sur la répartition des secteurs pour les infirmières. Afin de considérer les implications pratiques de ce type de perceptions et de jugements, nous nous attacherons à observer le cas d’un patient africain, monsieur T., et de sa jeune épouse, qui nous ont été présentés comme l’illustration ad hoc des difficultés rencontrées auprès des patients migrants. Évoqué à chaque fois par les différents professionnels du service spécialisé d’un grand hôpital parisien, ce patient atteint du sida a marqué l’équipe soignante. C’est à ce titre que nous examinerons ce cas plus en détail, pour saisir les convergences et les divergences de points de vue qu’il traduit entre les personnels médico-sociaux interrogés, ainsi que le sens qu’ils accordent à leur expérience de la diversité culturelle. 6)- J. Peneff, L’hôpital en urgence, Métailié, Paris, 1992 ; A. Véga, “Les infirmières hospitalières françaises : l’ambiguïté et la prégnance des représentations professionnelles”, Sciences sociales et santé, 15, 3, 1997, pp. 103-131. DES DIFFICULTÉS DE PRISE EN CHARGE La seconde épouse de monsieur T., âgée de vingt-huit ans, est malienne. Elle vit en France depuis 1992, avec son mari, qu’elle est venue rejoindre. Elle a déjà un enfant resté au Mali. Au cours du mois suivant son arrivée, elle est hospitalisée à Paris pour abcès pulmonaire. Le dossier médical signale que la patiente “ne parle pas un mot de français (s’exprime en diola)”. Après examens, le diagnostic d’une tuberculose est éliminé. Elle subit un test systématique au début de l’année 1993, dès la découverte du VIH chez son conjoint. Enceinte, la jeune femme est informée du résultat positif de l’examen et souhaite “finalement” poursuivre sa grossesse. Elle est alors également mise sous traitement AZT. Il est signalé dans le dossier que neuf mois plus tard, la seconde épouse de monsieur T. “n’a aucune prise en charge et ne possède aucun titre de séjour”. Elle ne bénéficie vraisemblablement que de la prise en charge déclenchée en urgence par la maternité pour le suivi de sa grossesse. Son état s’aggravant, elle est hospitalisée à plusieurs reprises et suivie par intermittence par le dispensaire où consulte aussi son mari. Elle obtient l’aide médicale hospitalière l’année suivante, en 1994, N° 1225 - Mai-juin 2000 - 67 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Monsieur T. est un patient sénégalais qui a longtemps été suivi dans ce service pour son sida, dont il est décédé. Nous reconstituons ici son histoire d’après les informations recueillies dans les entretiens et l’étude de son dossier médical, mis à notre disposition pour les besoins de l’enquête. Les informations biographiques exposées ici ont fait l’objet de quelques transformations afin de préserver l’identité et l’intimité des personnes concernées. Salarié d’un établissement municipal La volonté ou le besoin en Seine-Saint-Denis, où il vit depuis son exprimés de “mieux connaître” arrivée en France en 1973, monsieur T. la culture africaine sont des éléments découvre sa séropositivité en 1993, lors significatifs d’une quête de connaissance d’une hospitalisation dans un hôpital supposée améliorer l’accompagnement parisien. Il y a été adressé par son diset les soins de ces populations. pensaire en raison de son état d’affaiblissement général et d’une perte d’appétit et de poids importante. En fait, monsieur T. est déjà au stade d’un sida déclaré et est immédiatement mis sous traitement par AZT, pris en charge à 100 % par son assurance maladie. Son dossier médical fait état “d’antécédents difficiles à préciser en raison d’un interrogatoire difficile”. Âgé d’une cinquantaine d’années, il est marié et a huit enfants, vivant en Afrique, d’une première épouse retournée au pays. Son dernier séjour au Sénégal remonte à 1991. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 68 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE sur la demande conjointe des assistantes sociales qui suivent la jeune femme et l’enfant. Peu après, l’enfant, âgé de sept mois, séronégatif, est hospitalisé pour une maladie grave héréditaire. La jeune malienne a du mal à accepter la séparation d’avec son enfant hospitalisé, elle s’affaiblit et développe des infections opportunistes invalidantes. Elle est décrite comme étant très effacée, parlant très peu durant ses hospitalisations et se renfermant sur elle-même dès que sa situation conjugale est abordée (soupçons de mauvais traitements). Certaines consultations nécessitent la présence d’un interprète. En 1994, un compte rendu précise que “la première épouse de monsieur T. vient d’arriver en France, en situation irrégulière”, et que la seconde est “absolument contre l’idée de retourner en Afrique tant que sa santé et celle de son enfant ne se sont pas améliorées”. Toute la famille vit en appartement, où des aides sont organisées par le biais d’associations. La seconde épouse de monsieur T. s’éteint l’année suivante (dans le même service hospitalier), quelques mois après sa mise sous bithérapie, alors que la première épouse est à nouveau enceinte. Monsieur T. ramène le corps de la défunte au pays. À son retour en France, il est très vite hospitalisé mais décide finalement de rentrer dans sa région natale, pour y mourir quelques jours après un interminable périple. L’enfant, polyhandicapé, est resté en France ; monsieur T., sa première épouse et le service social hospitalier avaient organisé sa prise en charge. STATUT : AFRICAIN MUSULMAN POLYGAME L’histoire de ce patient et de sa famille peut être entendue comme une biographie événementielle de la maladie des deux conjoints, telle qu’elle a été retranscrite dans les dossiers médicaux et les dossiers infirmiers. Même si nous n’avons pas eu la possibilité de vérifier ces données auprès des intéressés, décédés au moment de l’enquête, il nous semble important de relever au moins les décalages qui existent entre les discours des différents professionnels du service hospitalier qui les a suivis et les éléments du dossier. Monsieur et madame T. ont été cités spontanément pour illustrer tant la spécificité que les difficultés de ce suivi des patients africains, puisque les professionnels s’autorisent à généraliser leurs propos à l’ensemble d’une population, culturellement ou ethniquement différenciée (et d’ailleurs supposée de ce fait réagir pareillement). Il s’agit d’un premier aspect de la vision culturaliste qu’ils ancrent sur leur expérience vécue. 8)- Les dossiers ne signalent pas le statut sérologique de la première épouse. PLUSIEURS MISES EN ACCUSATION Monsieur T. est ainsi accusé de faire venir des jeunes femmes et de les contaminer… Une mise en accusation qui fait violence aux différents individus et que les éléments du dossier déconstruisent. D’une part, le dossier médical indique que la seconde épouse a été dépistée immédiatement après la connaissance de la séropositivité N° 1225 - Mai-juin 2000 - 69 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 7)- Les personnes polygames ne peuvent pas accéder à la nationalité française, par exemple. Les discours décrivent avant tout monsieur T. dans sa différence. Représentatifs d’une population migrante africaine venue travailler en France lorsque les frontières étaient encore ouvertes, monsieur T. et sa première épouse correspondent à un modèle migratoire relativement classique, d’autant plus qu’il y a retour au pays de la femme et des enfants. Monsieur T. et sa première épouse entrent dans le moule de populations migrantes demeurées très attachées à leur pays et à leur culture d’origine. Ils sont en cela perçus comme très différents, voire sans doute comme peu “assimilables” dans la société française. Peu de professionnels connaissaient la nationalité exacte de ce patient, qu’ils ont souvent pris pour un Malien. Le fait d’être identifié comme africain semble suffire pour le catégoriser dans l’altérité. Ainsi, les spécificités mises en avant le concernant touchent à son caractère religieux : “marabout” pour les uns, il était “sorcier” pour les autres, en tout cas “pratiquant”, du fait qu’il portait “un chapelet dans les mains et une petite calotte”. Son identification en tant que musulman pratiquant marque encore la différence d’avec la société d’accueil. Mais monsieur T. a surtout été décrit comme “un Africain polygame” vivant “pourtant” en France depuis longtemps. Il est donc, là encore, stigmatisé par une pratique matrimoniale qui l’enferme d’autant plus dans une différence culturelle qu’elle est interdite et étrangère aux valeurs françaises(7). Le sens commun renvoie à une image de la polygamie africaine en France, celle d’un homme entouré de plusieurs épouses et de nombreux enfants, vivant sous le même toit, dans des conditions de logement généralement précaires (exiguïté et insalubrité), image qui tranche avec le cas de monsieur T., lequel, d’après le dossier, était confortablement logé et avait eu ses épouses en alternance, puisque la seconde femme est arrivée après le retour au pays de la première et des enfants. Pour certains, il aurait eu jusqu’à trois épouses qu’il aurait contaminées à tour de rôle. Les professionnels demeurent le plus souvent flous et ne savent pas détailler les liens réels qu’ils avancent. “Il a eu une première femme qui… qui était malade, qu’il a laissée et il a pris une autre femme plus jeune et pas malade qui a été contaminée.” (une infirmière)(8). N° 1225 - Mai-juin 2000 - 70 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE du mari, qui l’ignorait jusque-là, apparemment, ayant eu huit enfants avec sa première épouse. Cette dernière, qui est ensuite revenue sur le territoire français par elle-même, en situation irrégulière, a sans doute eu l’occasion de se rendre compte d’une situation problématique, puisque la seconde épouse était très malade, alitée, sans force, amaigrie et dépendante, et que monsieur T. avait, lui aussi, perdu beaucoup de poids. Il y a ici une accusation de non-information portée contre cet homme. Expression même de la différence culturelle, la polygamie est stigmatisée par les soignants comme un facteur favorisant le libre accès sexuel d’un homme à des femmes qui lui sont soumises. Ce qui renvoie, dans le contexte français, tant à l’immoralité de cette sexualité masculine africaine (et musulmane) si difficile à assouvir, qu’à l’inhumanité d’un individu qui va sciemment contaminer ses partenaires en ne les protégeant pas. À travers monsieur T., c’est notamment l’islam qui est jugé. La polygamie choque les acteurs que nous avons interrogés. Bien qu’elle soit illégale en France, les professionnels de la santé et du social en sont parfois témoins et doivent la gérer au quotidien. Elle suscite donc des réactions et des positionnements différenciés, suivant ce que les professionnels privilégient : les normes de la société d’accueil que le migrant est tenu de suivre, ou les valeurs professionnelles que leurs codes déontologiques défendent. Dans le cas de monsieur T., on assiste également au procès de la condition féminine ; les deux épouses sont ainsi soupçonnées de passivité : “Les femmes parce que bon ben… elles sont… je sais pas… elles sont réservées, soumises à leur mari, on va dire. J’exagère un peu mais bon, c’est un peu ça !” (Zéphirine, infirmière antillaise). L’ETHNOCENTRISME EXCLUT LA COMPLEXITÉ Or, cet exemple montre justement que si la seconde épouse est très dépendante de son mari du fait de sa situation irrégulière, elle exprime néanmoins son refus d’être renvoyée au pays. De même, elle semble gérer comme elle le peut, et visiblement dans la douleur, les rapports avec son enfant et son époux. Les dossiers de soins indiquent qu’elle “ne parle pas, mais le lendemain est souriante” ou encore qu’elle “s’assure que l’enfant est entre de bonnes mains”. Cette jeune femme, décrite comme mutique et prostrée, triste et très fatiguée, sort de son silence lorsqu’il s’agit du sort de son enfant. On peut également se demander si c’est la passivité ou la dépendance de la première épouse qui la pousse à laisser ses enfants au pays pour venir rejoindre clandestinement son mari ? Aucun professionnel ne s’interroge sur la logique que cette femme a pu suivre dans LES ENJEUX DÉPASSENT LES SEULS PATIENTS Ce procès de la polygamie fait donc directement violence au mari, à travers lequel, on le voit bien, les professionnels règlent un certain nombre de comptes, personnels mais aussi professionnels. La très forte réprobation du personnel infirmier, essentiellement féminin, vis-à-vis de cette pratique, contraste avec l’attitude plus indulgente des équipes médicales, essentiellement masculines, qui suivent de près les patients, décident de leurs traitements et orientent aussi leurs modes de prise en charge. Un épisode relaté dans les entretiens éclaire particulièrement l’imbrication des différents registres (personnels, collectifs et professionnels) qui entrent en jeu lorsque les différentes valeurs s’affrontent dans la gestion sanitaire et sociale de ces patients. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 71 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE cet acte, seulement envisagé du côté de la soumission. Cette perception culturaliste lui attribue ainsi un comportement culturel qui lui ôte le droit d’agir rationnellement en regard des normes auxquelles adhèrent les professionnels (liberté de la femme, indépendance). Ce regard ethnocentrique les empêche d’ailleurs eux-mêmes de penser la situation dans sa complexité. Plusieurs explications sont pourtant probables, comme le fait d’analyser son retour en lien justement avec le second mariage, par exemple. Avait-elle accepté d’être “remplacée” par une épouse plus jeune, dans l’appartement où elle a longtemps vécu ? Dans le cas de monsieur T., le procès De même, si cette femme retombe de la polygamie fait directement enceinte, alors que sa co-épouse va décéviolence au mari, à travers lequel les der, est-ce vraiment le résultat de sa passivité vis-à-vis d’un mari gravement professionnels règlent un certain malade ? D’autres explications ne sontnombre de comptes, personnels elles pas envisageables, liées par mais aussi professionnels. exemple à un combat symbolique contre la mort, ou une volonté de dépassement que l’on retrouve, en situation extrême, dans d’autres cas de maladies graves touchant des individus de toutes origines ? La dénonciation de la polygamie offre l’occasion d’émettre des jugements de valeur (en termes “d’irresponsabilité” notamment) qui réduisent les situations à quelques aspects stigmatisants, devenant des spécificités censées être propres à certaines catégories, au moins de ces populations africaines. Le caractère incurable du sida a pour effet supplémentaire de rendre la polygamie intolérable, sinon criminelle, pour les soignants qui considèrent, par exemple, devenir des témoins muets de la contamination… Leurs réactions sont fortement connotées affectivement. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 72 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE En effet, lors d’une réunion de service, monsieur T. est soupçonné de vouloir à tout prix se débarrasser de sa seconde épouse, trop malade, pour la remplacer. Lorsque la femme médecin référente de ce patient décide, soutenue par l’assistante sociale, de placer la seconde épouse dans une maison de repos, sur la demande de monsieur T., elle se fait rappeler à l’ordre par la psychologue du service, sur le fait qu’en France, “on ne se débarrasse pas de son épouse aussi facilement”. Il est rappelé que son mari lui doit assistance, même si celui-ci a deux épouses à gérer (ce qui, sous-entendu, est son problème). En dehors de l’accusation de complaisance portée au regard d’un acte considéré comme non éthique, il est intéressant de relever que lorsque cette professionnelle s’adresse au médecin, elle s’adresse aussi à la femme médecin. Autrement dit, il y a derrière cette attitude un certain nombre de rapports qui entrent en jeu, tels que le rapport dominant du pouvoir médical dans l’institution hospitalière ou les rapports sociaux de sexe. La discrimination positive que dénonce la psychologue du service par rapport à une situation qu’elle ne connaît pas elle-même dans les détails, montre toute la complexité des rapports intervenant dans cette prise en charge. Son attitude dénote surtout une position de principe, qui est elle-même discriminante : parce qu’il est polygame, monsieur T. n’aurait pas dû être entendu sur cette demande. Et parce qu’elles sont femmes, le médecin et l’assistante sociale auraient dû s’ériger en gardiennes des valeurs républicaines françaises, qu’elles sont d’ailleurs censées représenter du fait de leur statut à l’hôpital. Ne retenir que la dimension culturaliste des interprétations et des conduites de ces professionnels serait appauvrir le caractère complexe des situations auxquels ils doivent faire face, et ignorer le “bricolage” qu’ils effectuent sans cesse pour assembler des éléments qu’ils participent eux-mêmes à mettre en tension. Si la question de l’altérité est autant ancrée dans une incontournable différence culturelle, c’est bien parce qu’elle permet aux professionnels de conserver aussi leur propre identité. L’ethnocentrisme, une attitude universelle et condamnable, participe aussi à cette construction identitaire par le biais du sentiment d’appartenance qu’il renforce. Ces visions et les interrogations qu’elles suscitent sont donc avant tout à considérer dans un contexte global dans lequel se déroulent les interactions (entre soignants et soignés, migrants et autochtones), constitutives des rapports sociaux qui se jouent et qui aident justement à la perpétuelle élaboration des cultures. Comme tous les patients, monsieur T. et ses deux épouses n’ont-ils pas affronté le sida, à leur manière ✪ et avec leurs moyens ? Comment ordonner une population à des fins sanitaires sans la désigner comme “dangereuse”, notamment dans le cas du sida ? Si, en France, l’État opère une distinction statistique entre nationaux et étrangers, il répugne cependant à se servir de ces catégories, par peur de discriminer. Ce qui revient à une forme de “préférence nationale”, puisqu’il faudrait justement prendre des mesures en faveur d’une population dont on sait qu’elle est plus touchée par le sida que les nationaux. En outre, le critère de “l’origine”, tel qu’il est défini et utilisé aujourd’hui dans la déclaration obligatoire de la maladie, présente des inconvénients majeurs, à la fois pour les malades et pour le système de surveillance. par Augustin Gilloire, chercheur au CNRS, Urmis-Soliis, université de Nice Sophia-Antipolis 1)- Mirko D. Grmek, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Payot, Paris, 1983, 527 p. 2)- Mirko D. Grmek, Histoire du sida, Payot, Paris, 1989, 392 p. 3)- Michel Foucault, Naissance de la clinique, Puf, Paris, 1963, 214 p. 4)- J. Mann, Déclaration devant l’Assemblée générale des Nations unies, New York, 20 octobre 1987. La mobilité des hommes s’est toujours accompagnée d’événements pathologiques qui leur étaient auparavant inconnus(1). À notre époque, l’histoire du sida a montré, dès son premier décryptage(2), que le déplacement dans l’espace des individus et celui de l’agent pathogène de cette nouvelle maladie étaient concomitants. Mais avant d’en arriver là, il a fallu accumuler assez de connaissances sur cette maladie pour en définir les caractères distinctifs permettant de l’intégrer dans une nomenclature existante ou requérant d’en construire une nouvelle. L’identification et la définition de ce syndrome jusqu’alors inconnu, la description des stades cliniques et biologiques successifs constatés, autant d’opérations participant de la pensée classificatrice caractéristique de la biomédecine(3), ont été inaugurées par la désignation de différents groupes constitués de personnes atteintes, ayant comme point commun un comportement sexuel, l’injection par voie intraveineuse, la transfusion, etc. Réfractaires aux concepts et à la terminologie des épidémiologistes, les personnes atteintes et leur entourage ont immédiatement réagi contre l’appellation “groupe à risque”, considérant que nommer ainsi des malades revenait non pas à désigner une population formée par un ensemble abstrait d’individus statistiques, mais à exposer au grand jour une appartenance à des entités sociales structurées et délimitées, à partir de critères comportementaux et identitaires qualifiés négativement de “à risque”. Le risque perçu était, dès lors, plutôt celui d’un classement sans appel dans un groupe défini comme potentiellement plus contaminable, et donc plus contaminateur. Ce danger a vite été dénoncé au niveau mondial et a été qualifié de “troisième épidémie”, celle de la stigmatisation(4). En France, la N° 1225 - Mai-juin 2000 - 73 LES STATISTIQUES DU SIDA SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE LES CATÉGORIES D’“ORIGINE” ET DE “NATIONALITÉ” DANS N° 1225 - Mai-juin 2000 - 74 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE peur d’ostraciser les personnes atteintes a sans doute, selon certains défenseurs des droits des malades immigrés, fini par générer une “quatrième épidémie”, relative au silence organisé et au secret sur la prévalence spécifique du sida en population étrangère, secret levé seulement deux décennies plus tard. Si les homosexuels masculins d’Amérique du Nord et d’Europe ont été La sociologie politique identifiés en premier comme affectés montre la confluence du courant par l’épidémie, la maladie a rapidement été aussi diagnostiquée, tous sexes anti-immigration avec celui de la peur confondus, dans les Caraïbes et en du sida, et pas seulement, d’ailleurs, Afrique. Ainsi, d’une première catégoparmi l’électorat extrémiste. rie fondée principalement sur l’orientation sexuelle, les indices probables de la contamination par le virus ont été déplacés sur le terrain de l’appartenance géoraciale(5). Simultanément, avec l’évocation des Haïtiens, s’est explicitement surajoutée la “catégorie nationale”, introduite, elle aussi, comme critère de classement des cas(6). SIDA, ÉTIOLOGIE ET IMMIGRATION L’idée de la contamination par l’étranger, interprétée comme un “risque racial”, a donc contribué à établir un modèle explicatif privilégiant à nouveau l’altérité comme origine du mal. L’attribution des causes du sida constituait de facto des formes d’étiquetage et risquait de participer à une logique de l’accusation. Cette imputation du mal a eu des précédents dans le passé : l’étranger, accusé d’importer des maladies sur le territoire national(7), finissait, sanitairement parlant, par constituer sui generis une “catégorie dangereuse”. Dans ce contexte néo-hygiéniste, il faut ajouter que parmi les pathologies perçues comme exogènes, les MST constituaient souvent une priorité pour le corps médical comme pour les autorités chargées de la santé publique. Une fois la transmission hétérosexuelle définitivement établie, le registre cognitif s’est diversifié pour s’orienter aussi vers l’autre genre. Les représentations savantes aussi bien que populaires ont évoqué alors explicitement le risque encouru par les femmes ainsi que par leurs enfants à naître. De là à ce que la qualité, voire la pureté de la reproduction biologique de la société soit perçue comme compromise par un péril viral venu d’ailleurs, il n’y avait qu’un pas. Ce qui risquait de devenir une psychose d’encerclement s’est traduit par des dispositions prises aux frontières par certains États pour contrôler la sérologie des entrants. L’histoire sociale de la maladie s’est parfaitement insérée dans la niche cognitive préconstruite du péril 5)- Renée Sabatier, Sida, l’épidémie raciste, Institut Panos-L’Harmattan, Paris, 1989, 223 p. 6)- Entre 1985 et 1988, les premières statistiques du sida répartissaient les malades entre Français et étrangers ou Français et Haïtiens. En 1999, l’Institut de veille sanitaire (InVS) publie des statistiques en traitant les patients de nationalité haïtienne en catégorie à part. 7)- Ralph Schor, L’opinion française et les étrangers en France, 1919-1939, La Sorbonne, Paris, 1985. CHOISIR DES CATÉGORIES, UNE NÉCESSITÉ 10)- KABP : enquête comportementale relative à un problème particulier vu à travers les connaissances (knowledge), les attitudes, les croyances (believes) et les pratiques. Une des premières enquêtes de ce type en France a concerné les comportements sexuels et le sida. 11)- I. Grémy, N. Beltzner, D. Echevin, groupe KABP, Les connaissances, attitudes, croyances, et comportements face au sida en France- Évolution 1992-1994-1998, ORS Île-de-France/ANRS, Paris, 1999, 156 p. + XXXVII. 12)- Jacques Drucker, (directeur du Réseau national de santé publique), Épidémiologie des maladies infectieuses en France, RNSP, 1996. Ordonner les malades pour surveiller et soigner requiert d’énoncer des catégories. Le croisement des informations cliniques, biologiques, thérapeutiques, sociodémographiques et comportementales concernant le patient est au centre même de ce difficile exercice. Comment classer sans induire et légitimer des attitudes d’exclusion ? Comment cibler une population à des fins sanitaires sans risquer de la désigner publiquement comme pathogène et donc comme dangereuse ? Les résultats des enquêtes et sondages de type KABP(10) ont montré la force avec laquelle, malgré un certain fléchissement, se manifestent encore les phénomènes d’exclusion sociale des personnes atteintes par le VIH(11). Le choix des catégories est dicté par la nécessité de décrire et d’analyser l’état de l’épidémie. Il repose en partie sur des bases empiriques et biologiques – la séroprévalence dans les pays les plus touchés (même si ni la partie subsaharienne du continent africain, ni la Caraïbe ne sont uniformes, épidémiologiquement parlant), les comportements sexuels ou la toxicomanie –, mais en aucun cas sur des méthodes démographiques. Cette question ne cesse d’activer le débat sur l’ethnicité, le communautarisme et autres modèles angloaméricains, souvent opposés aux principes universalistes des Lumières, dans une France républicaine et intégratrice ne distinguant ni races ni religions. Depuis la fin de la médecine coloniale du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les statistiques de la santé publique s’étaient fort peu écartées de ce paradigme et n’avaient pas utilisé de telles catégories. Tel qu’il est stipulé dans le code de santé publique (art. L12), le système de surveillance des maladies transmissibles, en France, repose principalement sur la déclaration obligatoire (DO) faite par les praticiens, c’est-à-dire sur l’ensemble “des professionnels de santé qui, par leur notification régulière, contribuent de manière irremplaçable à la surveillance, support essentiel des politiques de santé publique”(12). D’autres procédures, telles que des enquêtes périodiques ou ponctuelles, sont également requises, mais le système N° 1225 - Mai-juin 2000 - 75 9)- N. Mayer, Ces Français qui votent FN, Flammarion, Paris, 1999, 379 p. vénérien(8). Le système de représentation des maladies fondé sur l’exclusion, quoique ancien, a pu être réactivé. Il ne peut être dissocié de la montée, dés le début des années quatre-vingt, des idéologies xénophobes dans l’opinion publique. La sociologie politique(9) montre la confluence du courant anti-immigration avec celui de la peur du sida, et pas seulement, d’ailleurs, parmi l’électorat extrémiste. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 8)- A. Corbin, “Le péril vénérien au début du siècle : prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale”, in “L’haleine des faubourgs”, Recherche, n° 29, Paris, 1977, pp. 245-283. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 76 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE de surveillance du sida mis en place en 1982 n’a jamais produit d’investigation épidémiologique sur les populations immigrées(13) ni publié – jusqu’en 1999 – le traitement de données concernant les étrangers, recueillies à l’occasion de la déclaration obligatoire. UNE CATÉGORIE “HORS CHAMP” Au cours des dix dernières années, le formulaire portant sur des cas de “sida avéré” a changé trois fois (janvier 1988, juillet 1993, janvier 1997). Il est sur le point d’être encore modifié, puisque la déclaration devrait désormais porter sur la sérologie positive du patient. Les premières données collectées on été successivement appelées “caractéristiques du malade”, puis “caractéristiques du patient” et enfin “caractéristiques socio-démographiques” tout court, la personne atteinte disparaissant dans la formulation. Malgré ces changements d’intitulés, les neuf items sont restés les mêmes. Quant aux indicateurs utiles pour mieux connaître la situation des populations immigrées par rapport au sida, on constate qu’il n’en existe aucun susceptible de tri les concernant. Ni le lieu de naissance, ni la date d’immigration des malades ne sont renseignés. Cette question renvoie au débat en cours à l’Institut national des études démographiques (Ined) sur la définition et les classifications ethniques dans les statistiques nationales. 13)- L. Bentz, A. Gilloire, Quelles possibilités de surveillance épidémiologique pour les populations immigrées contaminées par le VIH à l’échelle d’un département ?, Congrès de la Société française de santé publique (SFSP), Grenoble, 1998. A. Gilloire, Nationalité et santé publique : les étrangers en France face à l’épidémie du sida, Colloque Hors droit : les “gens sans qualité”, Cériem-Université de Haute-Bretagne, Rennes, 1999. L’ÉTRANGER DANS LES STATISTIQUES 14)- M. Khlat, C. Sermet, D. Laurier, “La morbidité dans les ménages originaires du Maghreb”, Population, n° 6, Ined, Paris, 1998. 15)- Ph. Warner, Ch. Bouchardy, M. Khlat, “Causes de décès des immigrés en France 1979-1985”, Migration Santé, n° 91, Paris 1997. Mais en dehors même du sida, alors que depuis 1968, le SC8 (service commun 8 de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale) est chargé, en collaboration avec l’Insee, d’élaborer tous les ans la statistique nationale des causes médicales de décès, et que l’appartenance nationale figure sur toutes les déclarations obligatoires des autres maladies, il n’y pas non plus de publication quant à la morbidité des étrangers en France, ou du moins ces informations sur les ressortissants “non français” restent rarissimes(14). De même, les statistiques officielles sur la mortalité ne font pas état des différences nationales(15), alors que celles-ci figurent aussi obligatoirement sur les bulletins de décès en France. D’où l’aporie qui voit s’opposer deux logiques, qui se veulent l’une et l’autre rationnelles mais restent contradictoires : l’État opère une distinction, jugée nécessaire pour le bien public, entre les nationalités, mais refuse de se servir de ces catégories afin d’éviter toute discrimination. De ces deux contraintes, sanitaire et politique, la première a perdu la préséance. Cette “relégation statistique” amène à penser que le refus d’user de cette catégorie n’est pas le fait du seul marqueur d’une xénophobie primaire manifestée sur le plan de la santé, mais résulte peut-être d’un mode de représentation proche de celui décrit dans N° 1225 - Mai-juin 2000 - 77 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Reste l’information sur la nationalité des malades. Dès l’apparition du sida en France, la catégorie “nationalité” a été questionnée et informée de façon récurrente dans toutes les statistiques médicales et sanitaires, cela avant même que la procédure de déclaration obligatoire soit en place. Paradoxalement, on constate qu’elle n’a jamais été employée par les épidémiologistes, comme déterminant social de l’exposition au risque de contamination par le virus, ni par les opérateurs de santé, pour élaborer des stratégies spécifiques de prévention ou de soins vis-à-vis de cette population étrangère vivant dans notre pays. Alors que les étrangers en France ont été beaucoup plus atteints que les nationaux, la puissance publique les a maintenus de fait sans surveillance spécifique (hormis les parturientes issues de l’immigration, grâce aux acquis des enquêtes Prévajest) ni prévention ciblée. Comme si la catégorie “étranger” n’avait pas de pertinence épidémiologique, ce qui expliquerait que cette population de plusieurs millions d’habitants soit restée “hors champ” dans les représentations et actions concernant le VIH. Comme s’ils n’étaient pas même (ontologiquement ?) inclus dans la problématique de cette épidémie et qu’ainsi soit légitimé le fait qu’aucune disposition n’ait été prise depuis vingt ans. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 78 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE homo hierarchicus(16). Ce système hiérarchique n’est pas éloigné de ce que l’on observe en France où, en cette terre d’asile, “l’étranger”, devant bénéficier comme tout un chacun d’une politique sanitaire et sociale, est parfois placé “hors caste”, selon un “ordre sanitaire” assimilable à des formes plus ou moins établies de “préférence nationale”. “Il y a des vulnérabilités liées à la sexualité, liées à la race…”, déclarait, lors du Sidathon 1997, un responsable national de l’association Aides. En septembre 1993, les résultats d’une enquête sérologique conduite auprès de femmes enceintes en Île-de-France et en Provence-Alpes-Côte-d’Azur nous informaient que près de la moitié des parturientes séropositives étaient d’origine antillaise ou africaine. Ainsi, pour la première fois en France, à notre connaissance, des données stratifiées selon des entrées “ethniques” étaient publiées dans le très officiel Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH). Cinq ans plus tard, on apprenait, par voie de presse, que le sida régressait deux fois moins vite parmi les immigrés, ce qui indiquait que malgré les progrès thérapeutiques, l’accès au dépistage était tardif et les accès aux soins vraisemblablement peu fréquents. L’État communiquait au public des inégalités sociales devant la maladie en termes d’appartenance ethnique. 16)- L. Dumont, Homo hierachicus : essai sur le système de castes, Gallimard, Paris, 1971. LES AMBIGUÏTÉS DE LA TRANSMISSION HÉTÉROSEXUELLE À partir de la fin juin 1993, a figuré dans les formulaires de déclarations obligatoires (DO) la rubrique intitulée “groupe de transmission”, dans laquelle la catégorie “hétérosexuelle” comprenait neuf options possibles, dont celles qui nous intéressent ici : “patient originaire d’Afrique” et “patient originaire des Caraïbes”. À partir de 1997, il est précisé dans cette rubrique que pour les “modes de contamination probables”, il est désormais nécessaire de mentionner “l’origine géographique du patient”, les options Afrique subsaharienne et Caraïbe étant maintenues. Le(s) “partenaire(s) originaire(s)” de ces mêmes régions devient indicateur(17). En France, il y a presque dix fois plus de cas déclarés “originaires” de la Caraïbe de nationalité française que de malades d’Afrique subsaharienne également de nationalité française (13,9 % vs 1,5 %), de par l’histoire coloniale (la population caraïbéenne des Dom est incluse dans les calculs de prévalence française, puisqu’elle possède la nationalité française et que, depuis 1947, ce sont des départements), parce que les pays de l’Afrique subsaharienne sont des nations indépendantes depuis plus de quarante ans, et du fait de l’his- 17) Cette catégorie pose d’autres questions : celles, méthodologiques, d’une mémoire incertaine des patients interrogés, et de l’agrégat statistique des données du “patient originaire” avec celles du “partenaire originaire” par le Réseau national de santé publique (RNSP), aujourd’hui relayé par l’Institut de veille sanitaire (InVS). L’“ORIGINE” : UN CRITÈRE SANS FONDEMENT En ce qui concerne la Caraïbe, on constate qu’une grande majorité des patients ayant été contaminés par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de cette zone se retrouve dans la catégorie des nationalités regroupées sous “Caraïbe”, soit 72 % pour les étrangers et 93 % pour les Français. La mise en relation des données recueillies et compilées à partir des DO montre que ces variables aboutissent N° 1225 - Mai-juin 2000 - 79 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE toire récente de l’immigration de ces pays. En conséquence, les patients de nationalité étrangère “originaires” de l’Afrique subsaharienne sont plus de deux fois plus nombreux que ceux également étrangers mais originaires de la Caraïbe (57,4 % vs 24,3 %), et il y a deux fois plus de patients déclarés “originaires” de la Caraïbe de nationalité étrangère que de nationalité franL’appartenance à l’origine, çaise (24,3 % vs 13,9 %). Ce rapport décidée par le praticien, est portée augmente notablement dans le cas des malades originaires d’Afrique subsahasur le formulaire suivant une procédure rienne (57,4 % vs 1,57 %). assortie de critères occultes au regard Parmi la totalité des personnes de du patient, alors qu’il s’agit d’informations nationalité française déclarées en nominatives et que cette forme France, tous modes de transmission de collecte n’est pas conforme confondus, 4,17 % sont “originaires” de aux règles. l’Afrique subsaharienne, alors que parmi celles de nationalité étrangère, ce chiffre passe à 27 % des cas. Pour l’ensemble des patients de nationalité française ayant été contaminés par le VIH spécifiquement par voie hétérosexuelle, 22,35 % sont “originaires” de l’Afrique subsaharienne, alors que parmi ceux de nationalité étrangère, ils représentent 57,2 % des cas(18). En France, on constate que l’ensemble des patients contaminés par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de l’Afrique subsaharienne se retrouve numériquement dans la catégorie des nationa18)- Calculé sous Epi info à partir des données Insee lités regroupées sous “Afrique subsaharienne”. La mise en relation du RG90 et du RNSP au 30 septembre 1997, des données compilées à partir des DO montre que ces variables abouin A. Gilloire, Catherine Reynaud-Maurupt, Gaëlle tissent l’une et l’autre aux mêmes résultats statistiques. Tonna, Jérôme Raynaud, Si aucune différence significative n’apparaît entre les deux, dans Dr Laurence Bentz, VIH et immigration le contexte de ce dispositif de recueil de données, la concordance dans les Alpes-Maritimes, région Paca/ministère statistique pose, en termes de surveillance, d’une part la question de de la Santé, Nice, juin 1998, la pertinence de cette notion d’origine (qui ne se fonde ni sur le lieu 472 p. de naissance, ni sur la filiation) par rapport à la variable de nationalité et, d’autre part, celle des conditions dans lesquelles celle des praticiens ont eu à remplir les DO en question. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 80 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE l’une et l’autre à des résultats statistiques qui ne valident pas la pertinence de cette catégorie telle qu’elle est construite. Ces différents exemples montrent que le principal obstacle à l’emploi de cette notion d’“origine” est lié au fait que c’est la question de la provenance éventuelle d’un pays à forte endémie qui est posée dans le questionnaire de la DO. L’administration sanitaire n’a pas jugé utile de s’enquérir du lieu de naissance des patients alors qu’il n’y a semble-t-il – selon la Cnil – aucun obstacle légal à collecter cette information. Aucune question n’est posée non plus sur un éventuel séjour dans ces pays. De plus, “l’origine” faisant directement référence à la filiation, il ne s’agit pas du lieu de naissance d’une seule personne, mais également de celui d’au moins un de ses parents. Dans ce cas, quelle est “l’origine géographique” des nombreux Antillais français de la deuxième ou de la troisième génération, nés et résidant en France métropolitaine ? Inversement, quelle “origine géographique” les Français nés et/ou résidants aux Antilles françaises et en Guyane et atteints de sida vont-ils se voir attribuer, alors qu’eux et/ou leurs parents viennent de la France métropolitaine ? La formation sociale antillaise possède une histoire basée sur un système de classification raciale (le degré de métissage) qui a fondé en grande partie la hiérarchie sociale (le degré de liberté). Ce sont les origines COULEUR DE LA PEAU COMME “PRÉSOMPTION D’ORIGINE” 19)- A. Gilloire, “À propos de la Caraïbe, en tant que critère de classification des cas hétérosexuels, quels problèmes peut poser la notion d’origine ?”, Éthique et santé publique, Congrès Amis/Epiter, Nantes, 1997. 20)- C. Pétonnet, “La pâleur noire. Couleur et culture aux États-Unis”, L’Homme, n° 97-98, janvier-juin 1986, XXV, pp. 171-188. D. Fassin, A. Defossez, “Femmes malades à l’hôpital de Quito”, Santé culture, vol. IX (1), Montreal, 1992-1993, pp. 73-102. “Quand on me demande mes origines, je réponds ‘roubaisiennes’, je ne connais que Roubaix.” (Ali Rhani dans Saga Cité, FR3, mardi 29 février 2000). En effet, si pour établir l’origine de son malade, le médecin déclarant ne dispose ni du lieu de naissance, ni de la filiation, ni de l’âge éventuel d’immigration, ni du pays où a commencé la vie sexuelle, il ne lui reste plus, pour remplir le questionnaire, qu’une “présomption d’origine”, la pigmentation du malade, nouvelle forme de préjugé fondé sur la couleur. Le discours épidémiologique en France, à l’image de la tradition anglo-américaine, où la référence à l’appartenance communautaire ou raciale est systématique, semble, dans ce cas, s’accommoder d’une vision ethniciste de la maladie. Pourtant, l’analyse critique de ces taxinomies à déjà été faite, et l’on sait les risques d’accréditer certaines idées fausses, génératrices de discrimination, sur la transmission héréditaire du virus ou sur un quelconque atavisme sexuel propre aux originaires des tropiques. En tout cas, l’histoire de la perception sociale de l’épidémie du sida dans la zone Caraïbe a montré qu’il y a immédiatement eu racialisation de l’interprétation des origines de l’épidémie(19). L’absence d’instructions données au médecin sur les règles d’inclusion des patients déclarés dans la catégorie “origine géographique” mérite réflexion quant à l’efficacité finale souhaitée de la surveillance. En effet, dans la mesure où les principes de construction de cette classe “origine” ne sont jamais explicitement énoncés, la qualité du traitement des données est obérée. Il n’est pas prévu que l’intéressé, même par rapport à sa propre histoire de vie, se définisse lui-même. Mais l’autoclassement produit aussi des réponses normées selon des règles endogènes. Cette appréciation que le malade peut avoir sur son “origine” est aussi construite à partir d’indices subjectifs soumis à une forte variabilité, liés à la perception et au propre “statut originel” de chaque médecin déclarant(20). L’appartenance à cette origine, décidée par le praticien, est donc portée sur le formulaire suivant une pro- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 81 LA SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE africaines (la traite négrière) ou européennes (les colons émigrés) qui ont légitimé pendant plusieurs siècles le fait qu’un individu soit esclave, affranchi ou libre. Le statut social de chacun était fixé par la naissance. C’est donc “l’origine” qui a déterminé le niveau de discrimination et de stigmatisation dont la personne pouvait être l’objet. Malgré l’abolition de l’esclavage il y a un siècle et demi, de nombreuses survivances montrent que cette convergence entre l’ordre racial et l’ordre social n’est pas encore totalement révolue. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 82 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE cédure assortie de critères occultes au regard du patient, alors qu’il s’agit d’informations nominatives et que selon l’esprit de la loi, cette forme de collecte n’est pas conforme aux règles(21). De plus, l’obligation d’informer préalablement les personnes auprès desquelles sont recueillies ces données à caractère obligatoire est une contrainte renforcée par l’obligation de recevoir l’accord des personnes quand il s’agit, malgré le géographisme apparent, de données relatives à la race ou aux mœurs (orientation et pratiques sexuelles). 21)- Loi “informatique et liberté” du 6 janvier 1978 (art. 25). UN PRINCIPE RAREMENT UTILISÉ AILLEURS Il est question alors ici d’une “origine assignée” et légitimée au nom de la santé publique. Ainsi, la répartition des cas hétérosexuels selon cette typologie “d’origine” demeure soumise à l’entière appréciation du pouvoir médical. Faute d’élément standardisé pour construire, constituer et rapporter cette “origine”, il ne reste trop souvent au médecin déclarant que de procéder à une catégorisation phénotypique, que l’on peut qualifier de classement “de faciès”, ou, au mieux, de se baser sur la nationalité pour fonder cette attribution. Ces deux procédés ne répondent en aucun cas au besoin de savoir, à des fins épidémiologiques et/ou préventives, si la personne malade a pu être exposée au VIH dans une zone endémique. Cela était censé justifier un “étiquetage à l’insu” qui n’augure pas d’une attitude compliante(22) vis-à-vis des soins de la part des patients. Même s’il n’est pas intentionnel de la part des acteurs de santé, c’est néanmoins un marquage supplémentaire des personnes atteintes, comme si leur identité africaine ou antillaise était “en soi” un facteur de risque validant la rhétorique inductive qui fait peser sur les victimes le fardeau d’une double accusation : “infecté puisque exotique et exotique puisque infecté”(23). On constate désormais que rares sont les pays qui utilisent ce type de catégorisation, tant on en connaît les inconvénients, tels que les interprétations causales erronées(24) et les biais statistiques induits. Aux États-Unis même, alors que la pratique des entrées ethniques est constante, le classement des hétérosexuels par “origine” d’un pays à transmission endémique a été abandonné depuis 1993(25). Enfin, concernant la validité globale du dispositif de déclaration obligatoire pour mieux connaître la situation sanitaire des étrangers ou des immigrés, on doit se demander si ce ne sont pas ces populations qui figurent principalement dans le taux de sous-déclaration des cas de sida(26) en France ? À la faveur de la mise en place d’un nouveau système de déclaration, il est à souhaiter que les catégories utilisées pour décrire les populations migrantes aient une fonction opératoire plus ✪ évidente en matière de santé publique. 22)- “Compliant” se dit d’un patient qui suit bien son traitement. 23)- Françoise Héritier, Préface à l’édition française de P. Farmer, Sida en Haïti, la victime accusée, Khartala, Paris, 1996. 24)- C. Muntamer, FJ Nieto, P. O’Campo, “The Bell Curve : on Race, Social Class, and Epidemiologic Resarch”, American Journal of Epidemiology. vol. 144, Nb. 6, September 15, 1996. 25)- Okey C. Nwanyanwu, Lisa A. Conti, al, “Increasing Frequency of Heterosexually Transmitted AIDS in Southern Florida ; Artifact or reality ?”, American Journal of Public Health, vol. 83, Nb. 4, April 1993, pp. 571-573. 26)- P. Bernillion, L. Lièvre, J. Pillonel, A. Laporte, D. Costagliola, Groupe d’épidémiologie clinique des CISIH, “Estimation de la sous-déclaration des cas de sida en France par la méthode de capturerecapture”, BEH, n° 5/1997, Paris, 28 janvier 1997. par Florence Lot, Institut de veille sanitaire 1)- A. Savignoni, F. Lot, J. Pillonel, A. Laporte, Situation du sida dans la population étrangère en France, Saint-Maurice, France, avril 1999. 2)- Tout médecin diagnostiquant une pathologie clinique définissant un cas de sida, chez un patient séropositif, doit remplir une fiche de déclaration obligatoire et l’adresser au médecin inspecteur de santé publique de la Ddass de son département. Les déclarations obligatoires sont ensuite centralisées à l’InVS. 3)- En raison d’une grève des médecins inspecteurs de santé publique des Ddass depuis novembre 1998 et de la non-transmission des déclarations obligatoires à l’InVS, les données du 30 juin 1998 sont les dernières disponibles. 4)- Par “nationalité” écrit entre guillemets, on comprendra celle des grandes zones géographiques définies dans la méthode. Depuis l’émergence du VIH au début des années quatre-vingt, l’importance de la diffusion de l’épidémie chez les personnes étrangères ou immigrées en France a été peu étudiée. Il ne s’agit pas d’un manque d’intérêt à l’égard de cette population, mais plutôt de l’absence, dans nombre d’enquêtes, des informations permettant de définir les étrangers ou les immigrés (nationalité et son mode d’acquisition, pays de naissance…), et de la crainte de l’utilisation détournée qui pourrait en être faite. La nationalité étant l’un des items figurant sur les fiches de déclaration obligatoire de sida, stade avancé de l’infection à VIH, il a été possible, à l’Institut de veille sanitaire (InVS), qui coordonne la surveillance de la maladie au niveau national, de réaliser une analyse sur le sida et les étrangers domiciliés en France(1). L’objectif de cette analyse était de décrire les éventuelles spécificités existant chez les sujets de nationalité étrangère atteints du sida, en ce qui concerne leurs caractéristiques sociodémographiques, leur accès au dépistage et leur prise en charge thérapeutique. Les principaux résultats sont présentés dans cet article. L’analyse a porté sur les déclarations de sida(2) chez les adultes âgés de 15 ans et plus, de nationalité étrangère, domiciliés en France, et diagnostiqués depuis 1978 jusqu’au 30 juin 1998(3). Les différentes nationalités étrangères ont été regroupées en huit zones géographiques : l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne, Haïti, le continent américain (hors Haïti), l’Asie, l’Europe (hors France), l’Océanie et l’ex-URSS. Pour évaluer le taux de personnes ayant développé un sida, parmi les populations de nationalité étrangère les plus représentées en France, et permettre de comparer le poids de l’épidémie selon les “nationalités”(4), les données publiées par l’Insee sur le recensement de la population de 1990 ont été utilisées(5). N° 1225 - Mai-juin 2000 - 83 À partir de données de l’Insee, l’Institut de veille sanitaire a réalisé une analyse sur les cas déclarés de sida parmi les étrangers domiciliés en France. Cette analyse, malgré ses limites, montre que les populations étrangères sont particulièrement touchées par l’épidémie et démunies face à elle, avec une difficulté globale d’accès à un dépistage précoce et aux prises en charge thérapeutiques, notamment en ce qui concerne les traitements antirétroviraux. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE LES DONNÉES SUR LE SIDA DANS LA POPULATION ÉTRANGÈRE EN FRANCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 84 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Au 30 juin 1998, 46 973 cas de sida ont été déclarés chez des adultes depuis le début de l’épidémie en France. Parmi ces cas, 14 % concernent des sujets de nationalité étrangère domiciliés en France (voir tableau ci-contre). Depuis le début de l’épidémie jusqu’en juin 1996, le nombre de nouveaux cas de sida diagnostiqués chaque semestre a évolué de façon similaire chez les personnes de nationalité étrangère et chez les Français (voir figure p. 87). Ensuite, l’évolution du nombre de cas dans ces deux populations a été différente : le nombre de nouveaux cas de sida a diminué, mais de façon moins marquée chez les sujets de nationalité étrangère (- 44 % entre le premier semestre 1996 et le premier semestre de 1998) que chez les Français (- 61 % entre les deux semestres considérés). La proportion d’étrangers parmi les cas de sida a donc augmenté, passant de 15 % au premier semestre 1996 à 20 % au premier semestre 1998. DE LA CONTAMINATION À L’ACCÈS AU TRAITEMENT La diminution du nombre de nouveaux cas de sida chez les étrangers, entre le premier semestre 1996 et le premier de 1998, a été différente selon la “nationalité” : elle a été moins importante chez les sujets d’Afrique subsaharienne (- 32 %) et chez ceux d’Afrique du nord (- 42 %) et plus nette chez les sujets asiatiques (- 56 %), les Haïtiens (- 59 %) et les Européens (- 70 %). Le nombre de cas de sida depuis le début de l’épidémie chez les sujets étrangers, rapporté à la population étrangère vivant en France métropolitaine, est de 1,8 pour mille, contre 0,85 pour les Français. Ce taux est de 11,5 pour mille chez les sujets d’Afrique subsaharienne, avec de fortes variations selon les pays : de 6,4 pour le Sénégal à 43,8 pour la République démocratique du Congo. Il est de 29,0 pour mille chez les Haïtiens, et de 7,2 pour mille pour les sujets d’Amérique (hors Haïti). Les autres “nationalités” ont des taux relativement proches, autour de 1 pour mille. Depuis le début de l’épidémie, les femmes d’Afrique subsaharienne qui vivent en France ont été autant touchées par le sida que les hommes de même “nationalité” (taux respectifs de 11,7 et 11,2 pour 1 000). Les femmes haïtiennes ont été environ deux fois moins touchées que les hommes (18,5 vs 43,6 pour 1 000). Les femmes d’Afrique du Nord ont été environ quatre fois moins touchées que les hommes (0,55 vs 2,12 pour 1 000), les femmes d’Europe ou de France cinq fois, les femmes d’Asie environ dix fois et les femmes d’Amérique (hors Haïti) vingt fois moins. 5)- Insee, Recensement de la population de 1990 nationalités. Résultats du sondage au quart. Ces données ne concernant que les étrangers vivant en France métropolitaine, les personnes étrangères atteintes du sida domiciliées dans les départements d’outre-mer (Dom)ont été exclues pour les calculs de ces taux. Afin d’éliminer les effets des différences de structure par âge des populations, une standardisation sur l’âge a été réalisée pour les calculs. RÉPARTITION DES CAS DE SIDA CUMULÉS DEPUIS LE DÉBUT DE L’ÉPIDÉMIE Nombre cumulé de cas de Sida Taux cumulé de cas de sida (pour 1 000) Afrique subsaharienne Rép. démoc. du Congo Mali Congo Côte d’Ivoire Sénégal Autres 2068 682 210 196 175 162 643 11,5 43,8 7,9 39,1 15,7 6,4 - Afrique du Nord Algérie Maroc Tunisie Autres 1543 964 390 178 11 1,4 1,8 1,1 1,1 - Europe 1298 318 311 267 83 75 63 181 0,97 0,87 1,9 1,7 * * * - Haïti 809 29,0 Amérique USA Brésil Argentine Colombie Autres 559 154 114 51 41 199 7,2 6,2 15,1 13,0 7,7 - Turquie Liban Laos Cambodge Vietnam Autres 278 33 33 32 25 24 131 0,87 * * * * * - 16 - 6571 1,8 40 335 0,85 67 - Portugal Espagne Italie Allemagne R.U. Yougoslavie Autres Asie Autres Total des étrangers France (nationalité française) Nationalité inconnue * Les taux n’ont pas été calculés lorsque les effectifs étaient trop faible. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE (TAUX STANDARDISÉS SUR L’ÂGE) - DONNÉES AU 30/06/98 - SOURCE INVS N° 1225 - Mai-juin 2000 - 85 PAR NATIONALITÉ ET TAUX RAPPORTÉS À LA POPULATION ÉTRANGÈRE VIVANT EN FRANCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 86 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE La contamination hétérosexuelle prédomine chez toutes les femmes de “nationalité” étrangère, tandis que chez les hommes, le mode de contamination principal des sujets de “nationalité” nordafricaine reste encore l’usage de drogues (35 % des cas diagnostiqués en 1997). La contamination hétérosexuelle, en augmentation, concerne 26 % des cas en 1997 et les rapports homosexuels 16 % des cas. Chez les Haïtiens et les hommes d’Afrique subsaharienne, la transmission hétérosexuelle est toujours majoritaire (pour respectivement 89 % et 76 % des cas diagnostiqués en 1997). Parmi les 2 036 cas de sida diagnostiqués en 1997, 63 % des sujets d’Afrique subsaharienne ne connaissaient pas leur séropositivité au moment du diagnostic. Ce pourcentage est de 47 % pour les Européens, 46 % pour les Nord-Africains, 44 % pour Une méconnaissance plus grande les Haïtiens, et 38 % pour les Français. de la séropositivité, à un stade Pour la même année, 78 % des Haïpourtant avancé de l’infection, tiens, 67 % des Européens, 61 % des empêche un certain nombre Nord-Africains et 60 % des sujets d’Afrique subsaharienne n’avaient pas d’étrangers de bénéficier bénéficié d’un traitement antirétroviral des thérapeutiques adaptées avant le sida, alors qu’ils connaissaient permettant de retarder l’entrée leur séropositivité au moment du diadans la maladie. gnostic. Ce pourcentage est de 53 % pour les Français. LES LIMITES DE L’ANALYSE Cette analyse comporte certaines limites dans la mesure, tout d’abord, où il est difficile de parler des étrangers en général, et où le découpage en continents n’est pas toujours satisfaisant, puisque l’épidémie évolue de façon différente d’un pays à l’autre. Le fait de ne disposer que de la nationalité sur les fiches de déclaration du sida ne permet pas non plus d’analyser l’épidémie dans l’ensemble de la population immigrée et exclut les sujets ayant acquis la nationalité française. De plus, la surveillance du sida n’est que le reflet tardif des contaminations par le VIH, et elle est surtout, désormais, le reflet d’une absence de dépistage et de prise en charge, ce qui ne permet pas d’extrapoler les données présentées à l’ensemble de la population séropositive. Les données permettent néanmoins de montrer que la population étrangère vivant en France est particulièrement touchée par l’épidémie : 20 % des cas de sida (adultes) diagnostiqués au cours du premier semestre 1998 concernent des sujets de nationalité étrangère, alors que la population étrangère de plus de 15 ans représentait, en ÉVOLUTION DU NOMBRE DE NOUVEAUX CAS DE SIDA DIAGNOSTIQUÉS CHAQUE ANNÉE SELON LA NATIONALITÉ Nombre de nouveaux cas 6000 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 87 (FRANÇAIS VS ÉTRANGERS) Nationalité française Nationalité étrangère 5000 4000 3000 2000 0 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 Année de diagnostic Données redressées au 30 juin 1998 - source InVS 1990, 6 % de la population adulte vivant en France métropolitaine (données Insee). L’augmentation de la part des étrangers parmi les cas de sida, depuis 1996, est surtout liée à une augmentation de la proportion des sujets ayant pour nationalité celle d’un pays d’Afrique subsaharienne. Une méconnaissance plus grande de la séropositivité, à un stade pourtant avancé de l’infection, empêche un certain nombre d’entre eux de bénéficier des thérapeutiques adaptées permettant de retarder l’entrée dans la maladie. De plus, le pourcentage important d’étrangers n’ayant pas bénéficié d’un traitement antirétroviral avant le diagnostic de sida, alors qu’ils connaissaient leur séropositivité, suggère que l’accès des étrangers séropositifs à une prise en charge thérapeutique est limité. L’infection à VIH est révélatrice, dans cette population, d’une difficulté globale d’accès à des soins appropriés, liée vraisemblablement aux conditions sociales, économiques, politiques et juridiques. L’importance de l’épidémie de sida chez les étrangers vivant en France doit donc inciter à promouvoir des efforts de prévention adaptés afin de lutter contre la propagation du VIH dans cette population. L’amélioration de l’accès à un dépistage précoce chez les personnes étrangères doit constituer un objectif de la lutte contre l’épidémie. Un effort d’information sur l’intérêt d’une prise en charge de la séroposi✪ tivité, adapté à certaines communautés, est aussi nécessaire. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 1000 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 88 L’ACCÈS AUX SOINS DES ÉTRANGERS EN SITUATION PRÉCAIRE La législation actuelle produit parfois des situations inextricables pour les malades étrangers résidant en France. Ainsi A., ancienne toxicomane atteinte du sida, après un long séjour forcé – et thérapeutiquement inadapté – au Maroc, a-t-elle dû effectuer un douloureux parcours du combattant pour être régularisée. Cet exemple n’est d’ailleurs pas le plus extrême, et il est en tout cas symptomatique du nouveau modèle de société d’accueil qui se met en place, dans lequel la maladie devient le seul recours de l’étranger. J’ai fait la connaissance d’A. en février 1998, à Casablanca. Malade du sida, elle avait été expulsée vers le Maroc en 1994. Vivant depuis l’âge de deux ans en France et mère d’un enfant français, elle ne parlait pas le marocain dialectal avant son expulsion mais l’avait appris depuis. Elle n’était jamais allée au Maroc depuis l’émigration de ses parents en 1964. Son cas est exemplaire d’une situation, celle de la “double peine” (voir encadré ci-contre), ici aggravée par une maladie mortelle pour laquelle les traitements ne sont pas disponibles dans les pays où sont renvoyés les étrangers victimes de cette mesure. D’autres cas de “double peine” expulsés de France, d’Espagne ou de Belgique étaient présents au CHU de Casablanca ou dans les locaux de l’Association marocaine de lutte contre le sida. Des gens qui, pour la plupart, s’étaient mariés, avaient eu des enfants, parfois sans jamais avoir osé parler de leur séropositivité. Cependant, c’est le parcours d’A. que nous allons décrire. D’abord parce qu’il illustre nombre d’aspects qu’occulterait une approche strictement médicale, juridique ou “exotique”(1) des questions relatives à l’accès aux soins des “étrangers” en France. Ensuite parce que c’est la seule personne concernée, parmi celles que j’ai rencontrées, qui a voulu et réussi à rentrer dans ce qu’elle considère comme son pays, les autres n’en ayant pas eu l’envie, les moyens ou la possibilité(2). Enfin, parce qu’au-delà du cas particulier, c’est la fréquence de ce type de situation qu’il faut souligner. Cette fréquence tient aux liens connus entre les pratiques d’injection de stupéfiants et le risque d’infection au VIH, ainsi qu’à ceux, plus rarement abordés, entre la pénalisation des usagers de drogue et leur nationalité(3). À ceci s’ajoute la pratique, courante dans les tribunaux, de la délivrance d’une interdiction du territoire français, laquelle, après avoir signifié, jusqu’en 1997, expulsion ou clan- par Sandrine MussoDimitrijevic, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris 1)- Pour une approche “exotique” et une étude décontextualisée des représentations du sida au sein des populations étrangères, voir T. Nathan, C. Lewertovski, Le virus et le fétiche, Odile Jacob, 1999. 2)- Certaines de ces personnes sont décédées. L’accès aux trithérapies est possible au Maroc depuis la mi-1999. La mise sous traitement a eu lieu au “compte-gouttes” depuis 1996, pour les personnes ayant les moyens financiers d’acheter l’antiprotéase. 3)- Pour usage illicite de stupéfiants, 55,8 % des étrangers, contre 23,3 % des Français, feront de la prison ; voir F. L. Mary, P. Tournier, “La répression pénale de la délinquance des étrangers en France”, Le Croquant, n° 22, deuxième semestre 1997. LA “DOUBLE PEINE” DE RENDEZ-VOUS EN CONVOCATIONS 5)- Il s’agit des principales causes d’incarcération des étrangers en France. Voir L. Wacquant, Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999. La Ddass lui retire sa seconde fille et, la même année, elle est expulsée. À son arrivée au Maroc, les autorités françaises divulguent son statut sérologique. Elle passe six mois en prison et sera par la suite régulièrement harcelée par la police. Il n’existe pas de traitement de substitution au Maroc, mais elle est prise en charge pour sa séropositivité ; elle développe une tuberculose, du fait de son allergie au seul traitement préventif disponible par le biais hospitalier, le Bactrim. Malgré la levée de son interdiction du territoire français dès N° 1225 - Mai-juin 2000 - 89 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE destinité, aboutit aujourd’hui, pour ceux qui en sont victimes, à des situations inextricables où les personnes se trouvent dans le même temps irrégularisables et inexpulsables. A. a passé son enfance entourée de huit frères et sœurs dans la “Zup” d’une ville moyenne. Le jour de ses dix-huit ans, elle prend en cachette un train pour Paris. En 1982, à la suite du décès de son frère aîné, elle “rentre en galère” et commence à consommer de l’héroïne. Suivent alors les étapes “traditionnelles” des “carrières” de toxicomanes(4). Elle va en prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants et à la législation sur les étrangers(5) pour la première fois en 1984 : “Je n’avais jamais pensé à demander la nationalité, et pour la carte de dix ans, il me fallait l’extrait d’acte de naissance. J’étais brouillée avec mon père et ma belle-mère n’a pas voulu me l’envoyer.” En 1986, ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ lors d’un second séjour carcéral, on lui annonce sa séropositivité en même temps que sa La “double peine” consiste à punir un délit par la peine de pripremière grossesse. Elle son prévue par la loi, en y ajoutant une interdiction temporaire connaît, après son accouchedu territoire français (3, 5 ou 10 ans), voire définitive. Cette ment, une dépression (“À cette disposition de l’ordonnance de 1945 (article 26, A et B) n’a époque-là, je pensais que j’alpas été abrogée par les lois Debré (1997) et Chevènement lais mourir d’un jour à (1998) qui garantissent, singularité française dans le contexte l’autre.”), suivie d’une longue européen, “l’inexpulsabilité” de “l’étranger atteint de pathologie période de séjours en prison et grave”, et l’accès à un titre de séjour d’un an (mention “vie prid’activités délictueuses pour vée et familiale”). Elle permet néanmoins d’invoquer une se procurer le “produit” (vol, réserve de “menace à l’ordre public”à leur encontre, notion très prostitution). À la suite d’une extensive relevant de l’appréciation discrétionnaire de l’admideuxième grossesse, elle nistration, et pouvant être invoquée en l’absence de condam“décroche” et trouve un apparnation pénale (circulaire “Pasqua” D9300210 du 8 septembre tement thérapeutique. Mais la 1993) pour refuser de délivrer un titre de séjour. mort de sa première fille la fait “replonger” en 1994. 4)- Sur les étapes spécifiques de la “carrière” de toxicomane à l’héroïne, voir F. Lert et E. Fambonne, La toxicomanie : vers une évaluation de ses traitements, La Documentation française, 1989, p. 60. Les chiffres du rapport de L’InVS relatifs au sida dans la population étrangère en France (avril 1999) montrent une surreprésentation des cas liés à la toxicomanie chez les personnes de “nationalité” maghrébine. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 90 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 1995, ce n’est qu’au début de 1999 qu’elle obtient le visa et le passeport lui permettant de rentrer en France. Elle a très vite accès aux trithérapies. Le traitement est efficace, mais génère fatigue et effets secondaires digestifs importants. Elle absorbe une quinzaine de cachets par jour, avec des contraintes horaires et diététiques assez strictes. Mais c’est le titre de séjour qui devient une obsession, car il conditionne l’accès à l’aide sociale, au travail, à un logement, et donc au droit de vivre avec sa fille. Suivant les conseils de “spécialistes”, elle entame une procédure de régularisation au titre de malade. À l’issue d’un premier rendez-vous à la préfecture en février, elle est reconvoquée en avril. Un rendez-vous avec le médecin inspecteur de la préfecture lui est notifié pour juillet. Jusque-là, elle n’a eu aucun droit, ni au travail, ni à des prestations sociales, et vit de “tickets services” obtenus auprès d’une association pour faire ses courses. Elle multiplie les lettres de motivation et les entretiens auprès d’institutions et d’associations. Après avoir passé quelque temps chez un militant d’une association de lutte contre le sida, elle obtient une place dans un lieu d’hébergement collectif, où sa chambre est régulièrement fouillée, sa mobilité réduite (horaires d’entrée et de sortie, rendez-vous obligatoires avec l’éducateur spécialisé du lieu) et où elle ne peut accueillir sa fille. En juillet, elle obtient une autorisation provisoire de séjour (APS) pour soins valable six mois, avec autorisation de travail mais sans accès à l’aide sociale (RMI ou allocation adulte handicapé). Commence alors une recherche d’emploi longtemps infructueuse, du fait de son statut précaire et de l’habituelle discrimination à l’embauche, qui excède le cas particulier des malades étrangers. Tout aussi infructueuses sont ses démarches d’accès à un appartement thérapeutique(6) ; les listes d’attente sont longues et la précarité adminis- 6)- Cf. D. Fassin, J. Lagorce, S. Sisoutham, Étrangers en sous-France. Les conditions d’hébergement des étrangers en situation irrégulière infectés par le virus du sida, rapport pour ECS, juin 1999. En un an, elle a eu recours à plus d’une cinquantaine de structures, auxquelles elle est amenée à “raconter sa vie” en modulant le récit de celle-ci selon les attentes qu’elle prête à ses interlocuteurs : “À chaque fois que j’en sors, je suis mal, j’ai l’impression d’en dire trop, ou pas assez, je me demande toujours si c’est comme ça qu’il faut faire, et puis ça remue des trucs… J’ai l’impression de quémander.” L’expérience quotidienne de ses nombreux recours restitue le cadre de reconnaissance sociale auquel elle est assignée : la légitimité de sa présence n’étant liée qu’à la maladie, c’est cette dernière qui Au-delà de la diversité des trajectoires devient le seul “capital” mobilisable rencontrées sur le terrain, stratégiquement ; le secret médical aussi c’est la tension entre le principe de sécurité (qui légitime la double peine) est à “deux vitesses”. L’expérience d’interaction avec le et celui de la raison humanitaire personnel de la préfecture est par (la maladie) qui est le point commun ailleurs encore révélatrice de ce de ces situations. qu’Hanna Arendt soulignait comme étant l’un des schèmes constitutifs du rapport à l’étranger, à savoir la suspicion(7). A. rapporte ainsi les propos tenus par le médecin chargé d’émettre un avis médical dans le cadre de sa procédure de régularisation : “J’avais l’impression d’être une menteuse. Il ne comprenait pas bien combien de frères et sœurs j’avais, mais mon père a été marié trois fois, on n’est pas tous de la même mère… C’est compliqué. Il m’a dit : ‘je comprends 7)- H. Arendt, pourquoi vous avez mal tourné, vous ne devez pas être la seule dans L’impérialisme, Seuil, 1984. la famille.’ [...] Et aussi qu’il y avait pas mal de gens qui ont essayé de se faire régulariser, qui racontaient qu’ils avaient le sida pour avoir des papiers.” Les anecdotes concernant la suspicion et les représentations qu’elles révèlent sont “banales” dans les récits de malades étrangers et de ceux qui les suivent dans leurs démarches. Ainsi, un salarié d’une association de lutte contre le sida évoque l’existence, dans certaines communes d’Île-de-France, d’enquêtes “de moralité” effectuées à la N° 1225 - Mai-juin 2000 - 91 LA MALADIE, SEUL CAPITAL MOBILISABLE SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE trative pénalisante. En janvier 2000, elle retourne à la préfecture pour, pense-t-elle, obtenir enfin un titre de séjour d’un an. Elle se voit remettre une APS de trois mois et un rendez-vous pour le mois d’avril sous prétexte qu’elle n’a pas, “officiellement”, un an de présence sur le territoire, une pratique préfectorale “classique” envers les personnes n’ayant pas de preuve de leur date d’arrivée et celles arrivées sur le territoire après la circulaire de régularisation de la “loi Chevènement”. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 92 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE demande de la préfecture par le commissariat. Il existe aussi le cas d’une résidente chinoise, SDF et séropositive, qui s’est vu refuser par un bureau d’action sociale parisien une domiciliation pour recevoir l’aide sociale au motif “qu’ils refusent d’instruire les dossiers des personnes asiatiques parce que ces personnes ne sont jamais SDF, que la communauté chinoise est soliLes personnes “irrégularisables” daire et qu’elles sont donc toujours et inexpulsables se voient généralement hébergées à droite à gauche.” délivrer une autorisation provisoire Il n’existe aujourd’hui en France, en de séjour pour soins avec ou sans théorie, aucun obstacle juridique à l’acautorisation de travail, assortie cès aux soins des étrangers en situation d’une “assignation à résidence”, irrégulière et malades du sida. Des lois (8) qui les protège de l’éloignement et des circulaires garantissent en effet sans leur permettre d’autre solution l’accès aux soins et, depuis peu, l’inexque la dépendance. pulsabilité des étrangers malades(9), dès lors, bien évidemment, que la pathologie est connue. Pour autant, l’inexpulsabilité n’entraîne pas une régularisation automatique. La réserve de “menace à l’ordre public” permet en effet aux préfectures de continuer à délivrer aux personnes ayant un passé judiciaire des titres de séjour précaires, tandis que les tribunaux continuent de prononcer des interdictions du territoire à l’encontre de catégories protégées de l’expulsion. Au-delà de la diversité des trajectoires rencontrées sur le terrain, c’est la tension entre le principe de sécurité (qui légitime la double peine) et 8)- Notamment la loi de 1992 réformant l’aide médicale, celui de la raison humanitaire (la maladie) qui est le point commun et la circulaire Weil de 1995 l’accès aux soins de ces situations, et qui génère de nouveaux cas d’inexpulsables irré- sur des étrangers irréguliers. gularisables. Aussi, ce sont maintenant les limites de la généralisa9)- Depuis l’amendement à la “loi Debré”, obtenu tion du “cas” présenté qui doivent être précisées. LE POUVOIR DE LAISSER MOURIR Pourtant, A. dispose d’une connaissance fine du réseau de soutien et de prise en charge, d’une parfaite maîtrise du français et d’une expérience des “codes” propres à l’interaction avec les travailleurs sociaux. Elle ne connaît donc pas les difficultés que peuvent rencontrer nombre de personnes malades en attente de régularisation : les demandeurs d’asile, les “primo-arrivants” dont le visa touristique a expiré et les “irréguliers” produits par les lois(10). Dans leur cas, c’est la non-reconnaissance ou la méconnaissance des droits qui constitue l’un des obstacles à l’accès aux soins(11). La reconnaissance des droits est en effet régulièrement bafouée, en toute bonne foi et ignorance, du fait de consignes spécifiques, ou par “xénophobie ordinaire”, par les personnes et les services chargés de les mettre en œuvre ou en juillet 1997 par un lobbying associatif, complété, en 1998 par la possibilité d’une autorisation de travail dans la circulaire de régularisation et la loi dite Chevènement. 10)- Sur la production d’irréguliers, voir D. Fassin, A. Morice, C. Quiminal, Les lois de l’inhospitalité, La Découverte, 1998. 11)- Cf. S. Musso-Dimitrijevic, “Les difficultés d’accès aux soins des étrangers atteints par le VIH sida”, Le journal du sida, décembre 1997 ; Fassin et al, rapport cité, 1999 ; Bourdillon et al, “La santé des populations d’origine étrangère en France”, Social Science and Medecine, 1991. 13)- Fassin et al, rapport cité. 14)- Il faudrait, pour l’affirmer, que toutes les personnes expulsées connaissent leur statut sérologique. Par ailleurs, le dernier rapport du Conseil national du sida (Les traitements à l’épreuve de l’interpellation, juin 1999) signale la rétention et l’expulsion sans mise à disposition de ses traitements d’un étranger séropositif. 15)- M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, Gallimard, 1976, p. 181. Pour Giorgio Agamben, “on voit, entre ces deux formules, s’en glisser une troisième qui saisirait la spécificité de la biopolitique du XXe siècle : non plus faire mourir, non plus faire vivre, mais faire survivre”, in Ce qui reste d’Auschwitz, Payot et Rivages, 1999, p. 204. 16)- M. Foucault, Les anormaux, cours du 15 janvier 1975, Gallimard, mars 1999, pp. 42-43. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 93 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 12)- Cf. J. Lagorce, S. Sisoutham, “La maladie comme statut juridique”, in Fassin et al, rapport cité, pp. 46-54. d’en informer les premiers concernés. L’absence de maîtrise du français et d’accès à l’information peut aussi jouer. Ces constats sont généralisables à d’autres pathologies. Les délais de régularisation laissent les personnes dans une situation de précarité administrative. Pour en revenir au cas d’A., l’annonce de sa séropositivité remonte à 1986, impliquant une connaissance et une acceptation accrues de la pathologie, cheminement dont on sait le lien avec l’acceptation d’une acquisition de statut par le biais de la maladie(12), et avec la démarche de prise en charge thérapeutique. De plus, en l’absence d’une mesure administrative ou judiciaire d’éloignement, l’accès à un titre ouvrant des droits existe, espoir que n’ont pas les malades étrangers tombés sous le coup de ces mesures. Ces personnes irrégularisables et inexpulsables se voient généralement délivrer une APS avec ou sans autorisation de travail, assortie d’une “assignation à résidence” qui les protège de l’éloignement sans leur permettre d’autre solution que la dépendance envers les réseaux familiaux, communautaires ou associatifs. Enfin, A. ne dépend pas, à l’heure actuelle, d’un réseau auquel il est stratégique de cacher la pathologie, ce qui peut également être lourd de conséquences en termes d’accès aux soins, quand l’exclusion juridique se double de la réalité ou de l’appréhension de l’exclusion par l’entourage. Malgré tout, son cas illustre le recul actuel “du droit face à l’humanitaire”(13). C’est en tant que “malade” que la jeune femme, qui a passé trente et un ans en France, sera “régularisée”. Si la France n’expulse pas, en théorie(14), les malades étrangers, l’expérience quotidienne de certains de ces malades illustre avec acuité la réflexion de Michel Foucault sur les attributs spécifiques à l’exercice de la souveraineté dans les démocraties occidentales : “On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre, s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de laisser mourir”(15). Et c’est encore à certaines phrases de cet auteur que font écho les situations des malades “assignés à résidence” : “Au fond, l’Occident n’a eu que deux grands modèles [de contrôle des individus] : l’un, c’est celui de l’expulsion du lépreux, l’autre, c’est le modèle de l’inclusion du pestiféré. […] Il s’agit d’une quarantaine ; il ne s’agit pas de chasser, il s’agit au contraire d’établir, de fixer, de donner ✪ des lieux, d’assigner des places.”(16) SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 94 LES ÉTRANGERS DANS LES CONSULTATIONS DES CENTRES DE SOINS GRATUITS Les patients des centres de soins gratuits présentent de grandes disparités, aussi bien du point de vue de leur origine que de leurs conditions de vie. On note cependant quelques similitudes : la proportion de femmes est plus forte parmi les patients étrangers, qui de ce fait ont plus souvent un environnement familial, contrairement aux patients français, qui sont plus fréquemment des hommes seuls. Si l’absence ou la précarité d’emploi et de logement, ainsi qu’un faible niveau de scolarisation caractérisent les patients français comme étrangers, en revanche ces derniers bénéficient moins de la législation sociale et sont souvent sans droits. La crise pétrolière des années soixante-dix et la montée du chômage qui s’est ensuivie ont mis en évidence les faiblesses d’un système de protection basé sur l’activité professionnelle. À la perte d’emploi a succédé, pour une partie de la population, une diminution des ressources, la perte de la protection maladie, parfois même d’un logement, des liens familiaux… Les pouvoirs publics semblaient incapables de répondre rapidement à ce phénomène, repéré dans les années quatre-vingt sous le terme de “nouvelle pauvreté”. Dans le domaine de l’accès aux soins, les institutions de soins gratuits existantes (Comede, dispensaires d’hygiène mentale, etc.) et les associations caritatives généralistes, dont certaines facilitaient l’accès aux soins des publics en difficulté, n’ont pu faire face à la montée de la précarité. Des équipes de bénévoles animées par des médecins ont créé des centres de soins gratuits, d’accès immédiat, sans débours et sans conditions : Remede, en 1984, mission France de Médecins du monde, en 1986, mission Solidarité France de Médecins sans frontières, en 1987, etc. Depuis 1993, des consultations dites de précarité ont été créées dans les hôpitaux publics, qui reçoivent les patients démunis dans les mêmes conditions de gratuité et d’accueil adapté. Outre dispenser des soins, ils voulaient aider leurs patients à obtenir ou retrouver une protection sociale, et alerter l’opinion et les pouvoirs publics pour que les modifications législatives ou réglementaires nécessaires soient rapidement prises. On doit entre autres à ces équipes pionnières les extensions successives des droits à la protection sociale (création du RMI, aide médicale pour les bénéficiaires du RMI, maintien des droits pour les chômeurs inscrits à l’ANPE, extension de la notion d’ayant droit pour par par Andrée et Arié Mizrahi, Arguments socio-économiques pour la santé (Argses) 1)- C. Moncorgé, H. Picard, “Présentation de la population accueillie et soignée dans les centres de soins de Médecins du monde”, in Santé et pauvreté, Académie nationale de médecine, Paris, 1997, pp. 43-55. SÉLECTION PAR LA SANTÉ Le regroupement de multiples nationalités dans un groupe “étrangers” masque les particularités de chaque nationalité(1). Les étrangers résidant en France viennent de toutes les parties du monde et ont donc peu de choses en commun ; leur répartition par continent ou pays fluctue selon les événements malheureux qui s’y déroulent. Quelques caractéristiques sont cependant similaires. Ils sont en moyenne plus jeunes que les Français et en meilleure santé, pour chaque tranche d’âge et globalement. Ce meilleur état de santé est vraisemblablement lié à un double effet de sélection, les personnes gravement malades ou handicapées ayant plus de mal à se déplacer pour immigrer, cet effet en TABLEAU 1 : PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES PATIENTS DES CENTRES DE SOINS GRATUITS Médecins sans frontières Remede Médecins du monde APHP Consultation précarité Remede dispensaire Nombre de centres 6 31 8 1 Période d’observation 1990-1991 1998 1996 1999 Unité d’observation nouveaux patients patients patients nouveaux patients Patients ayant consulté Nouveaux patients 3 183 35 000 19 250 % d’hommes 61,7 61,0 % moins de 16 ans % 40 ans et plus 13,3 23,2 14,0 25,0 * 13,7 27,4 % “vit seul” 67,9 63,2 * 69,3 % ne travaille pas 81,0 75,0 * 82,6 % sans protection sociale 64,1 45,0 * 80 81,9 % sans logement stable 58,8 74,2 * 45 49,0 % d’étrangers 62,6 68,6 65 84,0 * Année 1996, patients majeurs. 1 563 70 46,8 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 95 LA SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE les enfants, les cohabitants…) qui ont abouti à la création de la couverture maladie universelle (CMU). Avant d’aborder la fréquentation de ces centres de soins gratuits, rappelons brièvement quelques données sur l’état de santé et l’accès aux soins des étrangers en France. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 96 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE quelque sorte “naturel” étant renforcé par une réglementation soumettant l’obtention d’un visa d’entrée à un contrôle médical. Avant la CMU, la plus grande partie de la population (environ 84 %) était simultanément protégée par la sécurité sociale et par une couverture complémentaire, mutuelle ou assurance privée ; 16 % environ ne bénéficiait que de la couverture obligatoire de la sécurité sociale, une faible proportion, enfin, ne pouvait pas faire valoir ses droits à la protection maladie. Les étrangers étaient plus nombreux à ne pas bénéficier d’une couverture complémentaire (42 %) que les Français (15 %)(2). Les personnes démunies pouvaient demander à l’aide médicale (gérée jusqu’au 1er janvier 2000 par les collectivités locales) et à la sécurité sociale (fonds d’action sociale) de prendre en charge tout ou partie des soins. Les étrangers ont une consommation médicale inférieure de 29 % à celle des Français (20 % après redressement par âge et sexe). Cette moindre consommation médicale résulte d’une dépense de soins de ville particulièrement basse, inférieure de 42 % à celle des Français (36 % après redressement par âge et sexe), et d’une consommation d’hospitalisation à peu près de même niveau(3). Les patients consultant dans les centres de soins gratuits ont certaines caractéristiques assez proches : ce sont majoritairement des hommes, plutôt jeunes, rarement des enfants et très rarement des personnes âgées. La plupart de ces patients vivent seuls, les femmes moins souvent que les hommes. La majorité d’entre eux ne travaille pas, plus de la moitié n’ont pas de logement stable, plus des deux tiers n’ont pas de protection sociale, et les étrangers sont majoritaires (cf. tableau 1). De même que les Français fréquentant les centres de soins gratuits ne sont pas représentatifs de l’ensemble des Français, les étrangers ne sont pas représentatifs de chacune des nationalités auxquelles ils appartiennent ; de plus, la structure même des nationalités est totalement différente. Alors que les étrangers les plus nombreux vivant en France viennent d’Europe du Sud et du Maghreb (Portugais, Algériens, Marocains, Italiens, Espagnols, Tunisiens), la clientèle étrangère des centres de soins gratuits vient majoritairement de l’Afrique noire francophone. L’AUGMENTATION 2)- A. Bocognano, S. Dumesnil, L. Frerot, N. Grandfils, P. Le Fur, C. Sermet, Santé, soins et protection sociale en 1998, Credes, n° 1282, Paris, décembre 1999. 3)- An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, État de santé et consommation médicale, concentration et disparités, communication non publiée, Strasbourg, mars 1997. RELATIVE DES ÉTRANGERS La proportion d’étrangers varie considérablement d’un centre à l’autre(4) selon leur implantation, leurs réseaux de correspondants, etc. Ainsi, en 1998, pour les centres de Médecins du monde, elle variait de 5 % (à La Rochelle) jusqu’à 87 % (à Gennevilliers). Compte tenu de cette grande dispersion, les moyennes calculées sur quelques 4)- Il n’existe pas de statistique représentative sur la population fréquentant les centres de soins gratuits, et on ne peut que s’appuyer sur des informations partielles donnant des éclairages localisés. TABLEAU 2 : MSF - Remede, 1990-1991 six centres Remede, dispensaire, 1998 Français Étrangers Français Étrangers Nbr. de nouveaux patients 3913 6 535 292 1 359 Hommes 64,9 59,8 52,4 43,8 Moins de 16 ans 40 ans et plus 14,6 29,3 12,5 19,6 29,8 26,7 Vit seul 76,2 63,0 75,4 64,7 Logement stable Logement précaire SDF 38,4 28,9 32,7 42,8 42,4 14,8 69,7 23,8 6,5 58,3 38,2 3,5 Emploi stable Emploi occasionnel Ne travaille pas 4,3 * 17,3 78,4 2,3 13,3 84,4 10,2 12,9 76,9 2,3 14,8 82,9 Cherche un emploi Ne cherche pas 69,2 30,8 31,2 68,8 Inscrit indemnisé à l’ANPE Inscrit non indemnisé Non inscrit 12,3 44,4 43,3 2,4 7,2 90,5 Sans protection 42,3 77,2 45,8 90,0 RMI Oui Non En attente 12,3 87,7 2,0 98,0 19,1 72,2 8,1 2,8 96,7 0,5 * Année 1990. 5)- H. Q. Cong, P. Dupas, A. Jacob, T. Lecomte, F. Lombrail, E. Lucioli, An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, P. Rauna, Recours aux soins et morbidité des défavorisés, Credes, n° 830, 874, 927, Paris, janvier 1990, juin 1990, juillet 1992. centres sont plutôt indicatrices de tendances. Poursuivant le mouvement observé entre 1986 et 1990(5), le pourcentage d’étrangers parmi les nouveaux patients augmente au cours du temps. De 62 % en 1990 (Médecins sans frontières, Remede), elle atteignait 69 % pour l’ensemble des consultants de Médecins du monde en 1998 et 84 % pour les nouveaux patients du dispensaire de Remede en 1999. Pour ce dernier centre, la série annuelle montre simultanément une diminution régulière du nombre de nouveaux patients français (ce qui reflète pour l’ensemble des Français une amélioration de la protection maladie), et une quasi-stabilité du nombre de nouveaux patients étrangers, d’où l’augmentation, au cours du temps, du pourcentage d’étrangers parmi les nouveaux patients. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE (EN % DE NOUVEAUX PATIENTS) N° 1225 - Mai-juin 2000 - 97 PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES NOUVEAUX PATIENTS FRANÇAIS OU ÉTRANGERS N° 1225 - Mai-juin 2000 - 98 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Les patients étrangers des centres vivent moins souvent seuls et sont moins marginalisés que les patients français. Ils ont plus souvent un entourage familial et des enfants et vivent plus souvent avec eux. De même, plus de la moitié des nouveaux patients étrangers sont orientés vers le centre par un autre patient, membre de la famille, ami ou connaissance, traduisant la mobilisation d’un réseau interpersonnel, alors que les nouveaux patients français sont orientés majoritairement par des institutions, associations caritatives, services sociaux, hôpitaux… Ce moindre isolement des patients étrangers tient en partie à la plus grande proportion de femmes parmi eux, ces dernières vivant plus souvent en couple ou Les étrangers en famille que les hommes. ont une consommation médicale Les nouveaux patients étrangers habiinférieure à celle des Français, tent plus souvent dans des logements du fait d’une dépense de soins précaires, par contre ils sont moins nomde ville particulièrement basse breux à habiter un logement stable ou à et d’une consommation vivre dans la rue. La grande majorité des d’hospitalisation à peu près patients des centres de soins gratuits, de même niveau. français ou étrangers, ne travaillent pas. Parmi ceux qui travaillent, les étrangers occupent moins souvent un emploi stable que les nationaux. Les patients étrangers résident en France depuis longtemps, 40 % d’entre eux sont arrivés en France plus de trois ans avant leur première consultation au centre, et 30 % seulement moins d’un an avant. Une partie importante de la clientèle des centres ayant réintégré ou obtenu des droits à la protection maladie, les personnes sans droits ou ayant des droits très difficiles à faire valoir forment maintenant une part importante de cette clientèle. Ainsi, selon les centres, entre le tiers et la moitié des patients étrangers sont en situation irrégulière. SE SOIGNER ET RECOUVRER DES DROITS Sur le plan de l’application de la législation sociale, les écarts sont importants entre patients français et étrangers : un peu plus de la moitié des patients français ont une protection maladie, mais rares sont les patients étrangers qui en bénéficient. De même, ils sont moins souvent inscrits à l’ANPE et indemnisés, et perçoivent moins souvent le RMI, même si la législation sociale est à peu de choses près la même pour les nationaux et les étrangers en situation régulière. L’absence de couverture sociale est la première cause de consultation dans un centre de soins gratuits, et ce pour les nouveaux patients français aussi bien qu’étrangers, la deuxième cause étant la difficulté N° 1225 - Mai-juin 2000 - 99 7)- T. Lecomte, An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, Les bénéficiaires du RMI fréquentant les centres de soins gratuits. Credes, n° 895, Paris, juillet 1991. 8)- G. Brücker, D. T. Nguyen, J. Lebas, “L’accès aux soins des personnes démunies à l’Assistance publique Hôpitaux de Paris”, in Santé et pauvreté, Académie nationale de médecine, Paris, 1997, pp. 23-39. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 6)- Cf. note 2. à faire l’avance des frais. En 1998, 14 % de la population déclarait avoir renoncé à des soins au cours des douze derniers mois pour des raisons financières ; ce taux était double pour les personnes non protégées par une couverture complémentaire, les chômeurs, les RMIstes(6). Selon la situation des patients et la complexité réglementaire qui s’y rattache, le délai pour obtenir une couverture sociale peut être plus ou moins long. L’amélioration de la législation sociale semble avoir été appliquée plus rapidement aux Français qu’aux étrangers. Ainsi, en 1990, parmi les nouveaux patients des centres, bénéficiaires du RMI, 29 % des étrangers et 21 % des Français étaient encore sans protection maladie(7). De même, en 1994, parmi les nouveaux patients du dispositif médico-social de l’hôpital Saint-Antoine (consultation Baudelaire) à Paris, 70 % avaient obtenu ou retrouvé une protection au bout d’un an ; la moitié des patients français l’ont obtenue en moins de deux mois et la moitié des patients étrangers au bout de six mois environ(8). Il est beaucoup plus rapide de réactiver une ancienne protection que d’obtenir un nouveau droit, ce qui explique une partie de la différence entre Français et étrangers. Les patients consultant dans les centres de soins gratuits ne présentent pas de pathologies spécifiques, mais les pathologies sont souvent aggravées par les conditions de précarité dans lesquelles ils se trouvent, et sans doute par leur retard à faire appel aux soins. En 1998, les nouveaux patients étrangers de Remede se caractérisaient par un plus fort pourcentage de pathologies digestives, de troubles de la locomotion et de maladies respiratoires que les nouveaux patients français, et par un moindre taux de maladies psychiatriques, en particulier d’alcoolisme, de maladies cutanées et de traumatismes. Ces N° 1225 - Mai-juin 2000 - 100 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE différences sont assez proches de celles observées en 1990-1991 sur un échantillon plus nombreux. L’importance des maladies cutanées et des traumatismes chez les patients français est liée à la plus forte proportion de gens sans domicile fixe parmi ces patients. À l’issue de la consultation, les nouveaux patients étrangers sont, plus souvent que les patients français, orientés vers les spécialistes et les examens complémentaires d’imagerie ou de biologie. Ils sont par contre ✪ un peu moins nombreux à se voir délivrer des médicaments. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ BIBLIOGRAPHIE ● F. 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Mizrahi, Ar. Mizrahi, P. Rauna, Recours aux soins et morbidité des défavorisés, Credes, n° 830, 874, 927, Paris, janvier 1990, juin 1990, juillet 1992. ● T. Lecomte, An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, Les bénéficiaires du RMI fréquentant les centres de soins gratuits. Credes, n° 895, Paris, juillet 1991. ● T. Lecomte, An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, “Recours aux soins et morbidité des personnes sans domicile fixe en région parisienne”, in Santé et pauvreté, Académie nationale de médecine, Paris, 1997. ● C. Moncorge, H. Picard, “Présentation de la population accueillie et soignée dans les centres de soins de Médecins du monde”, in Santé et pauvreté, Académie nationale de médecine, Paris, 1997. ● An. Mizrahi, Ar.Mizrahi, S. Wait, Accès aux soins et état de santé des populations immigrées en France, Credes, n° 968, Paris, juin 1993. ● An. Mizrahi, Ar. Mizrahi, État de santé et consommation médicale, concentration et disparités, communication non publiée, Strasbourg, mars 1997. ● P. Rauna, Rapport d’activité de Remede 1999, document non publié, 2000, communiqué par P. Rauna. ● N. Simonnot, Rapport d’activité 1998, Coordination mission France, Médecins du monde, mai 1999. ● M. Tribalat, De l’immigration à l’assimilation, enquête sur les populations d’origine étrangère en France, La Découverte/Ined, Paris, 1996. La loi dite “Pasqua” de 1993, qui conditionnait pour la première fois l’accès à l’assurance maladie et à l’aide sociale à la régularité du séjour, a introduit une distinction entre Français et étrangers et institutionnalisé des pratiques délatrices de la part des caisses. Lors des débats précédant la mise en place de la couverture maladie universelle, cette approche n’a pas été remise en question. Pour le Gisti, la CMU ne représente pas un véritable progrès, et pourrait produire d’autant plus d’exclus que les caisses refusent d’en appliquer certaines dispositions. par le Gisti - Groupe “Protection sociale” 1)- La protection sociale des étrangers après la loi Pasqua, Gisti, 1995. 2)- Trois exceptions étaient prévues : les enfants mineurs étrangers d’assurés sociaux, les détenus (mais uniquement pour eux-mêmes et non leurs ayants droit, et pour la seule période de la détention), et les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles. * Groupe d’information et de soutien des immigrés, 3, Villa Marcès, 75011 Paris À la Libération, la sécurité sociale nouvellement créée a consacré le principe territorial des assurances sociales : le droit est conditionné à la résidence sur le territoire français et la préférence nationale est en principe bannie. Dans ce cadre, l’assurance maladie, qui vise à garantir un droit fondamental, la protection de la santé, a été conçue sans condition de nationalité ni de régularité du séjour. Cette situation était conforme aux principes fondamentaux du droit français, à commencer par le préambule de 1946 qui rappelle que “La nation garantit à tous […] la protection de la santé”, et avec de nombreux engagements internationaux, en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et la Convention n° 118 de l’OIT, ratifiée par la France en 1974. Le tournant majeur en matière d’évolution du droit des étrangers aux soins interviendra près de cinquante ans après la création de la “Sécu”, avec la loi du 24 août 1993, dite “loi Pasqua”, qui a posé le nouveau cadre de la législation actuelle(1). En rupture totale avec la logique retenue à la Libération, l’accès à l’assurance maladie devient conditionné à la régularité du séjour du bénéficiaire(2). Nombre de personnes ont été ainsi privées de l’assurance maladie au fur et à mesure de la mise en place de contrôles, et suite au nonrenouvellement des titres. Se trouvera aussi exclu de l’assurance maladie le mineur, quelle que soit sa nationalité, lorsque l’ayant droit étranger de cet enfant ne peut justifier d’un titre – une décision en totale contradiction avec la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, signée en 1989 et entrée en vigueur en 1990 dans notre pays. Les effets de la réforme sur les personnes sans titre ont été aggravés par les pratiques illégales de l’Administration. Ces personnes N° 1225 - Mai-juin 2000 - 101 ÉVOLUTIONS DU DROIT SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE L’ACCÈS AUX SOINS DES ÉTRANGERS : DÉBATS ET N° 1225 - Mai-juin 2000 - 102 auraient dû voir leurs droits aux prestations d’assurance maladie maintenus pendant une période de douze mois, comme le leur garantit le Code de la sécurité sociale. Sans égard pour le respect de la loi et au mépris des principes rappelés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993, des circulaires du ministère et de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) ont préconisé aux caisses de refuser ce maintien temporaire des droits. Bien que le Conseil d’État, par trois arrêts, ait annulé ces dispositions, les autorités n’ont jamais publié de nouvelles circulaires pour les caisses et les pratiques illégales se sont donc poursuivies. Les interpellations des associations sur ce point sont restées lettre morte(3). 3)- Voir Le maintien des droits à l’assurance maladie, maternité, invalidité, décès, Gisti, 1998. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE LES IMPASSES DE L’AIDE SOCIALE La conjonction de l’exigence d’une régularité de séjour et du refus de maintenir les droits pendant douze mois a provoqué de nombreux dénis de droits pouvant toucher toute personne, quelle que soit sa situation, et pas seulement les étrangers en situation irrégulière. Ont été particulièrement affectés les étrangers en “situation administrative précaire”, une catégorie en voie d’expansion du fait de la prolifération des “rendez-vous” donnés par les préfectures, ainsi que les étrangers en situation régulière dont les droits sont suspendus simplement en raison du renouvellement tardif des titres. De nombreux nationaux ont aussi été touchés par la réforme, a fortiori lorsqu’ils étaient perçus comme étrangers ou avaient des difficultés à réunir les preuves de leur nationalité… “Nous arrivons aujourd’hui à des situations totalement aberrantes. J’ai le cas d’une Française qui, lors d’un transfert de caisse, s’est vue couper ses droits parce qu’elle avait perdu sa carte d’identité”, témoigne une syndicaliste de la CPAM des Bouches-du-Rhône(4). La loi Pasqua a également restreint l’accès à l’aide sociale. Pour toutes les populations précaires françaises ou étrangères qui ne peuvent accéder à la sécurité sociale, l’aide médicale a souvent été présentée comme la solution aux problèmes d’accès aux soins. Elle est de fait destinée à permettre à toute personne démunie et résidant en France d’accéder au système de santé. Jusqu’à très récemment, l’aide médicale intervenait de deux façons : soit en complément de l’assurance maladie pour les frais non couverts (ticket modérateur, forfait hospitalier), soit à la place de celle-ci pour les patients non affiliés à l’assurance maladie. Après la loi Pasqua, il ne reste aux sans-papiers que l’aide médicale hospitalière pour les soins dispensés par un établissement de santé, ou encore l’aide médicale à domicile, mais à condition de par- 4)- Cité par la revue Espace social européen du 28 mars 1997. complète et un réquisitoire sévère d’acteurs de terrain, voir P. August et A. Veïsse, “Droit à la santé et situation d’exil”, in “Droit des étrangers”, Informations sociales, n° 78, Cnaf, Paris, 1999. 6)- Ce qu’a nettement mis en évidence l’enquête du Credoc auprès des plus démunis pour le compte du Conseil économique et social, Politiques sociales : l’épreuve de la pauvreté, Rapport n° 159, réalisé par M. O. Gilles et M. Legros, avril 1995. LES POPULATIONS DÉMUNIES RENVOYÉES À LA CHARITÉ La complexité des textes, liée à la multiplicité des administrations, des guichets, des procédures et des supports pouvant attester des conditions posées, renforce la non-application du droit, permet aux pratiques restrictives ou illégales des administrations de se développer, et favorise la méconnaissance des droits et procédures non seulement par les intéressés, mais également par les professionnels de la santé et du social. Or, souvent, le droit à l’aide sociale ne peut être obtenu qu’après relance de l’Administration, voire contentieux. Pour une personne en situation précaire épaulée avec détermination, combien sont exclues dès la demande au guichet ? Au mépris de la loi, des départements ont aussi pris la décision politique d’exclure les sans papiers : “Qu’ils fassent du contentieux”, dit un conseil général du Nord de la France… Les plus précaires sont aussi fréquemment refusés aux guichets hospitaliers(6), surtout lorsqu’ils ne peuvent fournir les justificatifs exigés, et ceci qu’ils soient étrangers ou français. Alors même qu’ils ont des droits, ils sont orientés, surtout pour l’accès aux premiers N° 1225 - Mai-juin 2000 - 103 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE venir à justifier d’une résidence ininterrompue en France métropolitaine depuis au moins trois ans. Conséquences directes, des personnes sont contraintes de se rendre dans les hôpitaux, quand leurs soins pourraient être effectués par la médecine de ville, pourtant moins coûteuse, et sortent de l’hôpital sans avoir les moyens d’acheter les médicaments prescrits. Au-delà des sans-papiers, Soulignons que les réformes succesce sont d’autres populations sives de l’aide médicale, dont celle de en situation administrative précaire 1992, en ont fait un véritable droit, par qui pourraient être exclues : exemple à travers l’instauration de bénéles étrangers en cours de régularisation, ficiaires de plein droit et de voies de mais aussi les nombreux nationaux recours. Mais, faute de volonté et de qui ont des difficultés à faire établir moyens suffisants, ce droit est dans une ou renouveler leurs papiers d’identité. large mesure théorique. L’aide médicale, qui est de la compétence des départements pour les personnes ayant une résidence stable, souffre également d’une application très variable selon les endroits. La procédure relève souvent du parcours du combattant. Les difficultés sont nombreuses au regard des justifications relatives aux ressources de l’intéressé et de ses obligés alimentaires, de la domiciliation – notamment pour les personnes sans résidence stable –, de la résidence en 5)- Pour une analyse France, de la preuve de non-affiliation à la sécurité sociale, etc.(5) N° 1225 - Mai-juin 2000 - 104 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE soins, vers des structures associatives caritatives, souvent ouvertes à proximité des hôpitaux publics. Les réformes ont ainsi renforcé la mise en place de filières d’exception pour les soins des plus défavorisés, véritable institutionnalisation de l’humanitaire allant à l’encontre de l’édification d’un droit aux soins pour toute personne résidente. Dans ce contexte, la charité a pu se développer aux dépens du droit(7). La loi Pasqua a également modifié la gestion par les caisses d’assurance maladie qui, pour la première fois de leur histoire, ont à connaître la nationalité de leurs assurés pour l’application du droit. L’effet premier de cette réforme a été d’ordre symbolique. Sa portée est redoutable quant à la levée des inhibitions xénophobes. Il devient alors pour la première fois légal, donc normal et légitime, d’opérer une distinction entre Français et étrangers dans l’accès au service public de santé. Le terrain avait été préparé avant la loi Pasqua. Les pratiques discriminatoires, jusque-là illégales, n’avaient pas attendu l’aval de la loi et s’étaient développées avec la bienveillance des pouvoirs publics(8). La loi prévoit, enfin, que les caisses peuvent avoir accès aux fichiers des services de l’État (préfecture, Ddass) pour vérifier la régularité de séjour des assurés étrangers “lors de l’affiliation et périodiquement”. Or, les caisses ignorent si leurs assurés sont français ou non, le numéro de sécurité sociale ne l’indiquant pas. Aucune disposition ne précise à partir de quels critères serait vérifiée la nationalité d’un assuré plutôt que d’un autre. Rappelons que les caisses connaissent seulement le lieu de naissance et les noms et prénoms, et donc leur consonance, et parfois aussi l’apparence physique. Le risque de voir la dénonciation s’institutionnaliser a été maintes fois mis en avant(9). LES DÉBATS SUR LA CMU : RÉCIT D’UNE OCCASION MANQUÉE Cette crainte s’est vite confirmée : les pratiques de délation se sont développées, à défaut de devenir systématiques, comme le regrettèrent officiellement certains députés de droite(10). Le zèle a parfois été encouragé par l’encadrement, et on alla même au-delà de simples consignes orales. Une note de la CPAM des Bouches-du-Rhône préconisait, dans la procédure à suivre en cas de situation irrégulière, de notifier la suppression de ses droits à l’assuré et d’envoyer un double de cette décision à la préfecture. Face aux réactions de syndicats et de plusieurs organisations de défense des droits humains, la direction a dû revoir sa copie(11). 7)- Sur ce point, voir P. August et A. Veïsse, op. cit. Voir également J.-M. Belorgey, “Santé et précarité : du droit à la réalité”, Plein Droit, n° 26, octobre-décembre 1994. 8)- Voir l’audition sous serment de Gérard Moreau, directeur de la DPM, auprès de la Commission d’enquête parlementaire présidée par J.-P. Philibert, Immigration clandestine et séjour irrégulier d’étrangers en France (rapporteur S. Sauvaigo), tome II, La Documentation française, 1996, p. 72. 9)- Voir par exemple C. Rodier, “Quand la dénonciation s’institutionnalise”, Plein droit, n° 27, juin 1995. 10)- Les parlementaires C. de Courson et G. Léonard le regrettaient ouvertement dans leur rapport Les fraudes et pratiques abusives (1996). Ce que fait également, de manière à peine plus feutrée, la commission d’enquête parlementaire intitulée Immigration clandestine et séjour irrégulier d’étrangers en France, op. cit. 11)- Voir par exemple “Une circulaire relance la polémique entre la sécurité sociale et la police”, Le Monde, 4 janvier 1997. 13)- Sur les positions contestables de ces rapports à propos de la protection sociale, voir A. Math et A. Toullier, “Consensus politique sur la santé L’accès aux soins des étrangers depuis la loi Pasqua”, Plein droit, n° 41-42, avril 1999. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 105 En 1993, la gauche dans son ensemble s’était opposée à cette réforme. À ce titre, il convient de relever les arguments des députés de gauche dans leur saisine du Conseil constitutionnel, le 15 juillet 1993. Les griefs de ces députés aux dispositions de la loi Pasqua en matière de protection sociale portaient “sur les violations des droits à la protection sociale [et] aux soins” issus du préambule de la Constitution de 1946, “lequel inclut notamment le principe constitutionnel de protection de la santé publique et le droit à des moyens convenables d’existence”. Les députés concluaient en s’opposant expressément à conditionner l’accès de l’assurance maladie à la régularité du séjour(12). Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Les experts ont été appelés au rapport pour avaliser le tournant. Des rapports comme celui de Patrick Weil et du Haut Conseil à l’intégration sont ainsi venus renforcer la légitimité de la condition de régularité du séjour(13). Comme sur d’autres questions relatives à la législation sur les étrangers, une certaine banalisation s’est installée une fois la réforme mise en œuvre. La légalisation de la disposition en a probablement changé la légitimité aux yeux de certains opposants d’hier. À gauche, les esprits se sont ralliés à la nouvelle donne. Rien ne fut entrepris après le changement de majorité en 1997. La réforme récente de l’assurance maladie aurait dû être l’occasion de revenir sur ce point. Le rapport du député socialiste JeanClaude Boulard, rendu en août 1998, semblait d’ailleurs prendre enfin le bon chemin. Il soulignait la nécessité de s’opposer à un système de santé à deux vitesses avec des filières pour pauvres, critiquait les dispositions en vigueur, également du point de vue de l’organisation des soins et de la maîtrise des coûts, et proposait d’“inclure les exclus SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 12)- “… Les prestations sociales et surtout d’aide sociale sont constitutionnellement dues à toute personne qui remplit les conditions d’obtention qu’impose leur objet, et de ce point de vue la nationalité ne constitue pas un critère admissible… ni davantage le caractère régulier ou irrégulier du séjour en France.” Saisine du Conseil constitutionnel par les députés de gauche, 15 juillet 1993. Parmi ces députés, plusieurs ministres ou anciens ministres, parmi lesquels Jean-Pierre Chevènement, Laurent Fabius, Jack Lang, Louis Le Pensec, Paul Quilès, Ségolène Royal et Jean-Claude Gayssot, ou encore les députés Jean-Marc Ayrault, Jean-Yves Le Déaut, Véronique Neiertz et Georges Sarre. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 106 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE dans la couverture de tous” par “l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) [qui] doit permettre de passer du droit juridiquement affirmé à la santé, au droit, réellement exercé, de se soigner”. UN DROIT MINÉ PAR LA CONDITION DE STABILITÉ Comme le préconisent depuis longtemps les acteurs dans le champ de l’exclusion sociale, le député envisageait de permettre l’accès aux soins de tous sur la seule condition de résidence et de revenir sur l’exigence de régularité du séjour : “S’agissant de l’accès aux soins, qui ne renvoie pas seulement à l’intérêt de la personne mais aussi à l’intérêt de la collectivité d’accueil, Les caisses refusent aussi l’admission compte tenu des problèmes de santé immédiate à la complémentaire CMU publique, il est possible de se demander dans les cas où la situation l’exige, si le moment n’est pas venu de mettre retardant l’ouverture des droits fin à deux distinctions : accès à l’hôpià une couverture complète tal et accès à la médecine de ville [diset entraînant une exclusion des soins tinction utilisée en matière d’aide portant un préjudice parfois sévère médicale aux étrangers] ; résidence à la santé des patients. régulière et résidence sans titre de séjour. Ne faut-il pas mettre en œuvre le seul critère de résidence durable pour ouvrir le droit à l’affiliation au régime de base et l’accès à la couverture complémentaire ?” Poser la question ainsi, même timidement, c’était commencer à y répondre positivement. C’était aussi l’occasion de mettre la législation en conformité avec les divers engagements internationaux de la France, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui proclame que “toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale”. Las, cette suggestion sera très vite enterrée par le gouvernement lors de la préparation du projet de loi sur la CMU. Lors de l’examen parlementaire, la majorité évitera d’aborder de front la question, alors même qu’elle ne cessera de répéter à l’envi que le droit aux soins est un droit fondamental appartenant à tout être humain(14). Désormais, 14)- Sur les débats parlementaires, voir pour Boulard, devenu rapporteur, “il n’apparaît pas souhaitable, à R. Lafore, “La CMU : nouvel îlot dans l’archipel l’occasion de la CMU, de rouvrir le débat sur les personnes en situa- un de l’assurance maladie”, tion irrégulière. Le critère de régularité de la résidence est aujour- Droit social, n° 1, janvier 2000. d’hui applicable pour l’affiliation au régime de base. Il n’a pas L’usage rhétorique semblé opportun de le modifier.”(15) L’argument d’opportunité poli- 15)répété du “il” impersonnel tique consistant à éviter toute polémique équivalait, ici comme sur suggère combien cette décision fut difficile à assumer. d’autres sujets, à éviter tout débat sur le fond. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 107 Pour bénéficier de la CMU, il faut donc justifier d’une résidence “stable et régulière”. Au-delà des sans-papiers, ce sont d’autres populations en situation administrative précaire qui pourraient être exclues de ce droit : les étrangers en cours de régularisation, dans l’attente de papiers ou du simple renouvellement de leur titre, mais aussi les nombreux nationaux qui ont des difficultés à faire établir ou renouveler leurs papiers d’identité. Le premier objectif de la réforme, une couverture universelle réelle, pourrait être miné par la nécessaire vérification pour tous de cette condition. En effet, il va bien falloir vérifier si une personne est française ou étrangère et, si elle est étrangère, si sa situation est conforme ou non. LE DROIT À LA CMU REMIS EN CAUSE Les premiers projets de décret prévoyaient de conditionner l’accès à la CMU à l’exigence d’un titre de séjour supérieur à trois mois, excluant de fait les étrangers détenant des récépissés ou en attente de titre. Mais les revendications appuyées par 147 associations réunies au sein de l’Uniopss (Médecins du monde, Emmaüs France, Fnars, etc.), ainsi que les critiques du projet de décret par le Conseil d’État, fin novembre 1999, ont été prises en compte : le décret du 1er décembre ne fixe finalement aucune liste limitative de titres de séjour, contrairement à la situation prévalant antérieurement. Le Guide de la personne-relais pour la CMU du ministère indique que la preuve de la régularité peut être apportée par tout moyen : titre de séjour de toute durée, récépissé de première demande de titre ou de demande d’asile, convocation à un rendez-vous. Il s’agit incontestablement d’une avancée pour les personnes en situation administrative précaire, et d’une rupture par rapport au droit antérieur en ce domaine. Cependant, la mise en œuvre par les CPAM, habituées aux listes restrictives de titres de séjours, risque de remettre en cause cette avancée. En effet, dès le 23 décembre 1999, une circulaire de la CPAM de Paris, postérieure au décret, était déjà revenue à une liste limitative de titres – avec pour conséquence l’exclusion de la CMU d’étrangers pourtant en situation “stable et régulière”. Si en plus, comme par le passé, les dispositions légales de maintien des droits ne sont toujours pas reconnues pour les personnes en situation administrative précaire, on peut craindre que les permanences gratuites d’accès aux soins de santé n’aient un avenir glorieux, dans l’attente que les droits soient ouverts ou rétablis après suspension. Dès les premières semaines d’application, les caisses refusent d’appliquer plusieurs dispositions de la loi sur la CMU. Cette der- SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE PAR LES PRATIQUES N° 1225 - Mai-juin 2000 - 108 nière prévoit que les droits à l’affiliation au régime de base se fassent sans délai, l’esprit de la loi étant que les droits soient ouverts avant que les dires ne soient vérifiés, pour permettre un accès réel aux populations les plus précaires. Or, les premiers formulaires CMU comportent dix pages, de nombreuses pièces sont exigées et des personnes se voient refuser l’ouverture des droits parce qu’il manque un document. Les caisses refusent aussi l’admission immédiate à la complémentaire CMU dans les cas où la situation l’exige, retardant l’ouverture des droits à une couverture complète et entraînant une exclusion des soins portant un préjudice parfois sévère à la santé des patients. Toujours de manière illégale, les caisses restreignent la durée d’ouverture des droits à quelques mois, tant à la CMU de base qu’à la complémentaire. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE UNE AIDE MÉDICALE RÉDUITE À PEAU DE CHAGRIN Comme si les enseignements tirés après la mise en œuvre de la loi Pasqua devaient être ignorés, les “exclus de la CMU” sont renvoyés sur l’aide médicale d’État rénovée. En fait, la CMU, notamment son volet complémentaire, devrait être un progrès pour les populations précaires, nationales ou non, qui avaient déjà la “sécu” et qui bénéficiaient de l’aide médicale en complément, puisque, pour elles, l’ouverture des droits devrait être plus rapide, les conditions relatives à l’obligation alimentaire étant supprimées et les prestations élargies (aux prothèses notamment). Par contre, la situation des étrangers sans papiers ou de ceux en situation régulière mais qui ne remplissent pas encore la condition de stabilité de résidence et qui seront renvoyés vers l’aide médicale risque d’être pire qu’auparavant. En effet, comment l’aide médicale, qui fonctionnait déjà mal, faute de volonté et de moyens, lorsqu’elle s’adressait à une population précaire de plusieurs millions de personne, pourra-t-elle marcher alors que, à de rares exceptions près, elle est désormais réservée à certaines catégories d’étrangers ? Jamais, pour ces derniers, le système n’avait été aussi discriminatoire, ce qui risque de les stigmatiser davantage et d’accroître la méfiance et les rejets par les professionnels de la santé. Par ailleurs, les nombreuses restrictions du droit de l’aide médicale et de son application demeurent. L’aide médicale pour les soins en ville reste conditionnée à la justification d’une résidence ininterrompue depuis au moins trois ans. Parmi les améliorations apportées par les textes figurent, certes, l’harmonisation des titres d’admission et l’égalité de traitement sur l’ensemble du territoire N° 1225 - Mai-juin 2000 - 109 POUR UNE CMU VÉRITABLEMENT UNIVERSELLE Pour toutes ces dispositions restrictives et “stigmatisantes”, les caisses argueront de leur caractère provisoire en raison de difficultés d’organisation et de manque de moyens. Ces dérives avaient pourtant été prévues par les associations, car elles étaient inscrites dans la décision même de refuser une couverture maladie réellement universelle. Il n’aura pas fallu un mois pour que la menace de discrimination envers les étrangers en situation précaire et de dangereuse stigmatisation des sans-papiers soit mise à exécution par les caisses de sécurité sociale. Les exclus de la CMU risquent de se voir barrer l’accès aux soins dans la pratique. Marginaliser une partie de la population par rapport à l’accès au système de santé ne peut que fragili- SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE (incluant enfin les Dom), ainsi que l’accès aux guichets de droit commun (celui des caisses). Mais les caisses des cinq départements (75, 91, 93, 94, 95) pour lesquelles nous avions des informations solides au moment de la rédaction de cet article refusaient dès janvier 2000 les guichets uniques promis par les pouvoirs publics, en autorisant leurs centres de sécurité sociale à ne pas instruire les demandes d’aide médicale, et à les renvoyer vers de rares guichets spécifiques pour sans-papiers, avec le risque évident de faciliter leur repérage par les préfectures. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 110 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ser l’ensemble du dispositif, remettre en cause le caractère immédiat de l’accès au droit, et sera forcément source d’exclusion. Il serait opportun de revenir à l’idée d’une CMU véritablement universelle, conçue comme un droit effectif attaché à toute personne présente sur le territoire. C’est une condition nécessaire pour que la CMU devienne une réelle avancée sociale(16). On ne peut conclure sur la question du droit aux soins des étrangers sans évoquer, au moins brièvement, deux autres aspects importants. D’abord, l’exclusion par le code de la santé publique de l’accès à l’IVG des femmes en situation irrégulière et de celles disposant d’un titre de séjour précaire, exclusion qui conduit à des situations humaines dramatiques et à des pratiques d’avortement clandestin d’un autre âge. Enfin, la construction lente et encore très embryonnaire, sous la pression de la jurisprudence, d’un droit au séjour de l’étranger malade(17) montre l’incohérence des politiques menées, qui conditionnent davantage l’accès aux soins à la régularité du séjour, et accordent, de façon très restrictive il est vrai, un droit au séjour (et donc à la CMU) à certains étrangers sans titre nécessitant des soins. ✪ 16)- Pour un aperçu des améliorations nécessaires, voir C. Lévy, P. Mony et P. Volovitch, “CMU : ce qui doit changer”, Droit social, n° 1, janvier 2000. 17)- Le dernier développement légal est l’article 12 bis 11° de l’ordonnance de 1945 introduit par la loi du 11 mai 1998. PUB N° 1225 - Mai-juin 2000 - 111 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 112 INITIATIVES INITIATIVES LA FORMATION EN ANTHROPOLOGIE À L’HÔPITAL par Zahia Kessar, formatrice, doctorante en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) Largement sollicitée par le milieu médical, la formation à l’anthropologie peut être fort utile, en permettant aux professionnels de saisir leurs propres logiques collectives, à la condition toutefois que la demande en formation fasse d’abord l’objet d’une analyse précise. Car les formateurs en anthropologie tendent souvent, en déplaçant les problématiques sur l’Autre, à légitimer les soignants dans leur fuite des réalités professionnelles : mauvais fonctionnement, manque d’information et de communication dans le milieu hospitalier… La formation des soignants à l’anthropologie(1) s’inscrit depuis quelques décennies dans ce qu’il est convenu d’appeler “l’humanisation des soins”, “l’approche globale du malade”, “le droit du malade”. La Charte du malade hospitalisé(2), qui en est une des traductions, précise que “le patient hospitalisé n’est pas seulement un malade. Il est avant tout un malade avec des droits et devoirs”, et que “l’établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies”. Les principaux éléments de cette Charte sont résumés en dix points qui doivent faire l’objet d’un affichage dans les établissements. Dans le manuel qui sert de référence à la formation initiale des infirmiers, on trouve l’indication suivante : “L’infirmier doit faire participer l’individu ou le groupe en prenant en considération leur dimension culturelle et leur personnalité.”(3) Dès lors qu’il est question de la culture du patient, l’anthropologie, comme les autres disciplines incluses dans le module “sciences humaines” du programme, est sollicitée pour apporter sa contribution à cette “approche globale” du malade. Dans l’extrait précité, il s’agit pour le malade non seulement de donner son avis, voire son accord, mais aussi de participer aux soins. On voit ainsi se profiler une attente vis-à-vis du malade, qui doit devenir “acteur”, “autonome”, “responsable”, derrière le discours humaniste sur ses droits. Ceci dans un contexte où les réductions de moyens et d’effectifs ne permettent pas une véritable approche globale du patient. La demande institutionnelle est fréquemment exprimée au cours de rencontres avec des responsables de formation, des cadres ou des responsables des ressources humaines, tous ceux qui s’occupent de développer les compétences. Elle est de plus en plus souvent formulée à travers des cahiers des charges. On peut citer l’exemple suivant : “Obtenir du malade 1)- Le terme anthropologie n’est pas toujours utilisé. On trouve parfois “sensibilisation à l’ethnologie”, “connaissance des cultures”, “soins interculturels”. 2)- Circulaire DGS/DH n° 95-22 du 6 mai 1995 relative aux droits des patients hospitalisés et comportant une Charte du patient hospitalisé. 3)- Recueil des principaux textes relatifs à la formation et à l’exercice de la profession d’infirmier, 1993. DIFFÉRENTES OPTIQUES Le second objectif fait référence à la nécessité, cette fois-ci pour les soignants, de se conformer à l’article 7 de la Charte du malade hospitalisé. La question qui va se poser est celle de la délimitation des pratiques rituelles ou culturelles qui peuvent entrer dans ce cadre. Cela donne lieu, au cours des formations, à des interrogations du type : “Quelles sont les pratiques rituelles incontournables et que nous devons accepter ?” ; “Comment concilier le respect des coutumes et le bon fonctionnement du service ?” S’ensuivent des descriptions relatives à la présence en nombre des familles lors de décès ou de naissances, et à la pratique du ramadan malgré un traitement ou chez un diabétique. Situations d’autant plus complexes, selon les soignants, que les patients d’une même religion ne réagissent pas tous de la même façon : “Comment s’y retrouver ?” ; “Chaque patient a-t-il une interprétation différente de ce qu’il peut faire ou ne pas faire quand il est malade ?” 4)- Extrait d’un cahier des charges de formation intitulé “Connaissance des cultures d’Afrique et du Maghreb”. 5)- Cette demande n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’anthropologie appliquée, l’anthropologie coloniale se caractérisant par le fait de mieux connaître l’autre pour mieux le dominer. Voir J.-F. Bare (sous la dir. de), Les applications de l’anthropologie, Kharthala, 1995. 6)- Extrait d’un cahier des charges de formation ayant pour intitulé “Accueil, soins et interculturalité”. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 113 Pour les institutions et pour les soignants, il y a aussi une question d’interprétation de la Charte et de ce que signifie “tenir compte de la dimension culturelle”, formule rebattue au cours de leur formation initiale et dans les services. Faute d’une réflexion précise sur le sujet de la part des professionnels en charge de la formation, la question est bien souvent laissée à la libre appréciation de celui qui fait figure “d’expert”, à savoir le formateur. Nous avons là une première “désertion” du champ de leur compétence par les institutions soignantes. “Assurer aux migrants et à leurs familles un accompagnement clinique adapté”, “prendre en compte les facteurs culturels dans une démarche éducative” : dans cet autre exemple(6), l’accent est davantage mis sur les pratiques cliniques elles-mêmes ; le responsable de formation qui a rédigé ces objectifs et l’ensemble du cahier des charges de formation est un ancien infirmier. L’optique est plutôt la prise en compte de la différence dans la démarche sanitaire. À l’inverse de l’exemple précédent, il s’agit pour les soignants de s’adapter au patient. Les besoins exprimés à la base par les soignants font l’objet d’une transformation et d’une analyse. On peut remarquer que celle-ci dépend du profil professionnel des chargés de formation, lesquels donnent souvent le ton. Ainsi, diverses situations d’incompréhension entre soignants et parents immigrés dans un service de pédiatrie donneront lieu, selon l’analyse, à une formation sur “la relation INITIATIVES d’une autre culture et de ses proches une attitude conforme à l’exigence des soins”, “se conformer à l’article 7 de la Charte du malade hospitalisé concernant le respect des rites spécifiques aux différentes communautés.”(4) La demande dépend en partie de l’idée que le responsable de formation se fait de l’anthropologie et de ce qu’il peut en attendre. Ici, la demande va s’adresser à des anthropologues puisqu’elle concerne des patients “d’une autre culture”, sous-entendu étrangers. Le demandeur se représente l’anthropologie comme un savoir sur les autres cultures dont on peut attendre des solutions, voire des recettes pour modifier les comportements(5) dans le sens d’une normalisation, la culture étant considérée comme ce qui fait obstacle à la réalisation des soins. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 114 INITIATIVES mère-enfant dans différentes cultures”, c’està-dire à une formation portant sur le public ou à une autre sur le thème plus général de “l’accueil et la participation des parents à l’hospitalisation”. Dans ce cas, les difficultés seront analysées du point de vue de l’hôpital, de son fonctionnement et de ses pratiques autour de la relation soignants-familles, et non du point de vue du public avec lequel elles se sont manifestées avec le plus d’acuité, à savoir les migrants. LA CROYANCE EN LA CULTURE Si le discours tenu par les commanditaires de l’action de formation reprend la Charte du malade et, aujourd’hui, le manuel de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes), la réalité décrite par les professionnels qui participent à ces formations est parfois bien différente. En effet, si certains soignants souhaitent se former en anthropologie pour mettre en œuvre une nouvelle approche des soins, d’autres évoquent des conflits sou- vent “ethnicisés” qui sont en partie liés à l’impossibilité de consacrer le temps nécessaire au malade et d’apporter une réponse adéquate à sa situation. Voici quelques exemples d’attentes, de motivations ou d’objectifs exprimés par des soignants dans le cadre de rencontres préalables à l’action de formation. Ces attentes ont été formulées par écrit par les participants dans des questionnaires de recueil d’attentes de formation. L’existence même de cet enseignement induit l’interprétation des difficultés comme étant bien liées à la culture et comme étant bien le fait des patients “d’autres cultures”, puisqu’une formation est organisée sur ce thème par l’hôpital. “Mieux soigner les malades en approfondissant mes connaissances sur leur culture”, “mieux faire passer le traitement en adoptant le mode de communication adapté” ; “Le séjour aux urgences est court, j’ai besoin de connaître le mieux possible mes patients pour réagir au plus vite” ; “J’aimerais savoir à qui il faut s’adresser dans les familles N° 1225 - Mai-juin 2000 - 115 INITIATIVES maghrébines pour faire expliquer un soin ou thropologie consiste à adopter le point de vue un régime” ; “Ma méconnaissance vis-à-vis de l’indigène, “du faible”, donc du patient, des autres cultures et religions, qui entraîne contre le “fort”, à savoir le pouvoir médical. Il une non-satisfaction des hospitalisés et de n’est pas surprenant dans ce cas que l’anthroleur famille, m’a amenée à vouloir une forpologie soit sollicitée par les soignants partimation en ethnologie” ; “Mes attentes sont : culièrement sensibilisés aux enjeux de leur adapter mon mode de communication aux professionnalisation et de leur reconnaissance. familles maghrébines” ; “Je pense avoir comNotons que si les soignants mettent souvent mis des maladresses par méconnaissance en avant des difficultés liées à la relation, ils des autres cultures” ; “Certains patients attendent plus un savoir sur l’Autre qu’une immigrés nous déclaréflexion sur la relation, rent tous racistes, les comme si une connaisLe malade reste relations sont tendues, sance a priori pouvait le meilleur informateur, s’enveniment parfois.” résoudre des difficultés non pas sur sa culture, Chacun de ces propos rencontrées dans la mériterait un comrelation. Or, lorsque ce qui n’a pas grand sens mentaire approfondi. nous remontons des dans cette situation, Nous nous limiterons à objectifs exprimés aux mais sur le sens quelques remarques situations concrètes autour des enjeux prorencontrées dans les qu’a pour lui telle pratique fessionnels. Ces énonservices, il apparaît que culturelle ou religieuse. cés sont porteurs de ce sont bien souvent des l’idée que c’est par la préjugés et stéréotypes connaissance des cultures, plus que des per(que l’on retrouve dans le reste de la société) sonnes singulières, que l’on parviendra à reméqui sont un obstacle à la relation et donc à la dier aux difficultés rencontrées. On peut connaissance du malade. Lequel malade reste ramener cette croyance au rapport qu’enle meilleur informateur non pas sur sa culture, tretiennent les professions soignantes avec le ce qui n’a pas grand sens dans cette situation, savoir, qui serait le propre du médecin. Le mais sur le sens qu’a pour lui telle pratique culsavoir infirmier lui-même a fait l’objet de turelle ou religieuse. débats et de réflexions autour des compéIl conviendrait ici d’aborder l’attitude des fortences spécifiques aux infirmières. mateurs en anthropologie qui répondent à la demande explicite par des contenus sur les LE SAVOIR RENFORCERAIT autres cultures. Quelle que soit la pertinence des données qu’ils peuvent apporter, les apports LE POUVOIR MÉDICAL Pour les militants de la professionnalisation d’informations contribuent à “produire de des infirmières, la formation doit développer l’Autre”(7) en favorisant un déplacement sur l’Autre de problématiques professionnelles, des compétences en lien avec le “rôle propre”, tout en induisant une désertion du champ de c’est-à-dire ce qui relève de la pratique soignante et dont il faut définir les contours et ren7)- B. Lorreyte, “Identité et altérité, une approche forcer la spécificité. Outre qu’il s’agit d’un de l’hétérophobie”, in L’interculturel en éducation et en sciences humaines, Toulouse-Le-Mirail, 1985. savoir sur l’Autre, l’idée prédomine que l’an- INITIATIVES N° 1225 - Mai-juin 2000 - 116 la relation, donc de la clinique. Il s’agit là de la seconde des “désertions” évoquées plus haut. ANALYSER LA DEMANDE Ce qui leur est préconisé en termes d’accueil, de soins… étant, pour les soignants, impossible à atteindre, il en résulte tantôt une agressivité, tantôt une culpabilité vis-à-vis du malade, et dans tous les cas une insatisfaction. Ce qui peut en partie expliquer les attentes faisant plus ou moins directement référence à un échec relationnel vécu dans la culpabilité, et sur lequel les participants ont besoin de revenir, en prenant les formateurs, selon les cas, à témoin ou à partie. Au cours des formations, il arrive fréquemment que des soignants nous demandent des données sur la culture d’un patient parce que, la suite de la prise en charge relevant d’autres professionnels, ils n’ont pas pu obtenir la compréhension globale de la situation. Les soignants sont donc frustrés de ce manque d’information sur la suite de la prise en charge et attendent de la formation ce qu’ils devraient attendre d’un fonctionnement d’équipe dans lequel l’information circulerait. Autrement dit, ce qu’ils interprètent comme un manque (donc un besoin) de connaissance sur la culture du patient est en réalité un manque de communication sur le patient entre professionnels. Ceci renvoie à la division du travail, aux modes d’interventions, donc au fonctionnement. On voit bien ici qu’il est plus pertinent, dans le cadre de la formation, de mobiliser la réflexion des soignants sur la façon de répondre collectivement au problème du patient, c’est-à-dire sur leur propre fonctionnement, que de répondre en termes d’informations, qui ne peuvent être que générales, sur la culture du patient. Même si les soignants qui participent aux formations demandent des connaissances, parfois les plus “exotiques” qui soient, sur la culture du patient, le fait de répondre à leur attente immédiate revient à fuir les réalités professionnelles. Ce qui risquerait au final d’accroître leur insatisfaction et d’une certaine façon aussi leurs difficultés. De ce qui précède, découle l’idée qu’une analyse de la demande institutionnelle et de la demande des professionnels est un préalable indispensable à toute formation en anthropologie, et ce en particulier lorsque cette demande est formulée en lien avec le public accueilli dans l’établissement. Cette analyse préalable permet une réponse qui englobe l’ensemble du système hospitalier et des interactions qui se déroulent en son sein. Il s’agit de replacer la relation, le contact avec le patient dans un contexte et une conjoncture, ce qui permettra aux soignants de mieux se situer, d’identifier ce qu’ils vivent et de comprendre de quelle manière cela intervient dans les relations, les interactions, aussi bien avec les patients que dans les équipes. SENSIBILISER AUX MÉCANISMES DE CATÉGORISATION Le retour des anthropologues sur des terrains proches, notamment sur des terrains comme l’hôpital et les systèmes médicaux, nous paraît de bon augure pour les soignants. Ces travaux peuvent d’une part aider à mieux comprendre l’ethnologie comme démarche de production de savoir à partir d’une observation de terrain, en l’occurrence d’un terrain qu’ils connaissent, d’autre part à percevoir ce qu’est une culture à partir de leur propre situation. Cette démarche permet aux professionnels de comprendre comment ils peuvent se trouver pris dans des logiques collectives, dans des systèmes d’appartenance qui déterminent leurs normes et valeurs. La formation peut conduire à repérer les mécanismes de catégorisation et de stéréotypes qui ne sont pas spécifiques à la relation avec les patients d’une autre culture. Les phénomènes d’acculturation, d’ethnicité, d’ethnicisation et de racialisation peuvent souvent LA PLACE DE LA SANTÉ ET DES SOINS CHEZ DES TSIGANES MIGRANTS par Farid Lamara, chargé d’études et de recherches à Médecins du monde*, et Pierre Aïach, sociologue à l’Inserm, Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique, université Paris-XIII Comme pour toutes les populations en situation de grande précarité et d’exclusion, la question de la santé, pour les Rom vivant en France, est particulièrement difficile et préoccupante. En l’absence, le plus souvent, de couverture sociale, le recours aux soins ne se fait qu’en situation d’urgence ou pour les jeunes enfants. Dans le cadre d’un projet portant sur la santé de certaines populations tsiganes en situation de grande vulnérabilité(1), une série d’entretiens a été menée auprès de Rom roumains en France, de Rom albanais en Grèce et de Gitans portugais en Espagne(2). Ces entretiens portaient sur l’itinéraire des personnes interrogées, sur leurs conditions de vie passées et présentes, sur leur santé et celle des membres de leur famille, sur les expériences vécues dans les différentes filières de soins, ainsi que sur leurs besoins et leurs attentes en général. Nous laissons volontairement de côté, ici, la dimension “état de santé”, dans la mesure où elle n’était pas au centre des entretiens(3). Dans la population étudiée, deux groupes peuvent être distingués, essentiellement à partir des trajectoires des individus dans le pays d’origine, mais également selon le statut juridique dans les pays de résidence. Les Rom * L’auteur s’exprime ici à titre personnel. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 117 La demande de formation pose le problème des compétences et de la formation de ceux qui y répondent. De notre point de vue, la transformation qui résulte de l’analyse de la demande suppose d’autres compétences que la formation universitaire en anthropologie. Travailler sur des situations professionnelles et conduire un travail d’élaboration collective du groupe ou de l’équipe est une pratique “clinique”, au sens d’un travail de construction de sens à partir de ce qui est apporté par les professionnels, et avec eux. ✪ INITIATIVES être explicités en lien avec les situations décrites par les participants. De la même façon sont appréhendées, à partir de cas concrets, les réalités liées à la situation de migration, ainsi que la question des appartenances culturelles et religieuses. Ceci signifie, de notre point de vue, qu’une formation en anthropologie s’adressant à des professionnels soignants doit partir des situations décrites par les professionnels pour en faire une analyse. Il s’agira d’une élaboration collective à partir de concepts qui peuvent être introduits par le formateur. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 118 INITIATIVES albanais et roumains que albanais rencontrés en nous avons rencontrés, Grèce n’obtiennent pas La fragilisation juridique, tous migrants et en de titre de séjour. Les économique, sociale situation irrégulière, ou Gitans portugais vivant et familiale, caractérisée proche de l’être, étaient, en Espagne, eux, ont un dans leur pays d’origine, passé bien moins drapar l’absence de sécurité “pris en tenaille” au sein matique, même s’il est en matière de titre d’États en déliquescence peu enviable. Souvent de séjour, de travail traversant des périodes relégués dans des et de logement, rend de grandes tensions et enclaves du non-droit, les Rom particulièrement de bouleversements polipauvres de génération tiques, sociaux et éconoen génération, cantonvulnérables, notamment miques. Depuis le début nés aux travaux les plus sur le plan de la santé. des années quatre-vingtpénibles et les moins dix, la migration des payés, ils décident de Rom en Europe est provoquée par “des facteurs s’expatrier en Espagne pour des raisons essenexternes tels que : hostilité, violations des tiellement économiques. droits de l’homme, changement de statut, SORTIR D’UN CERCLE VICIEUX désavantages sur le plan économique et précarité de leur état en général”, et elle est Les Tsiganes interrogés évoluent dans un “favorisée par des facteurs internes tels que : milieu insalubre et résident dans des habitats défiance vis-à-vis des institutions et des très dégradés (bidonvilles, caravanes en mesures gouvernementales, absence d’iden1)- Il s’agit du projet Romeurope, initié par Médecins tification à celles-ci et absence de revendicadu monde France, qui a pour objectifs d’identifier (4) tions territoriales” . les principaux facteurs intervenants dans l’état de santé des Roms migrants, d’élaborer des programmes de promotion Ces populations ont été victimes d’injustices de la santé, et de sensibiliser l’ensemble des États membres de l’Union européenne à la question tsigane. flagrantes – par exemple, pour le cas roumain, elles n’ont pas été concernées par la distribu2)- Soixante-dix entretiens ont été menés sur cinq sites : Saint-Ouen et Toulouse pour la France, Alicante et Valence tion des terres qui a eu lieu après la chute de pour l’Espagne et Athènes pour la Grèce, de juillet 1998 à janvier 1999. Cf. F. Lamara, L’accès aux soins et à la santé Ceaucescu –, et ont également perdu leurs de populations Roms/Tsiganes migrantes en situation de grande exclusion dans trois pays d’Europe - Espagne, emplois, pourtant peu lucratifs. Exposés à un France, Grèce, Médecins du monde, Paris, juin 1999. racisme ancestral, les Rom ont été l’objet de 3)- Dans le cadre du projet Romeurope, une enquête nombreuses violences – persécutions, déplaquantitative par questionnaires passés auprès de 650 personnes a été réalisée pour mettre précisément cements forcés, parfois même pogroms(5). en évidence cet aspect santé. Cf. A. Gilg Soit Ilg, Données Accablés par la nouvelle situation, certains médicales et sociodémographiques : les populations Roms/Tsiganes migrantes en situation de grande exclusion ont fui leur pays d’origine pour rejoindre dans trois pays d’Europe – Espagne, France, Grèce, Médecins du monde, Paris, juin 1999. l’Union européenne, terre de tous les espoirs, 4)- Cf. le rapport de Y. Matras (université de Manchester), sans obtenir une quelconque reconnaissance Problèmes liés à la mobilité internationale des Roms de leur existence. Expulsés régulièrement de en Europe, Conseil de l’Europe, Comité européen sur les migrations (CDMG), Strasbourg, 1998. leurs lieux de vie, les Rom roumains sont 5)- A. Reyniers, “Les Tsiganes ballottés à travers l’Europe”, cependant, en France, systématiquement in “Manière de voir”, Le temps des exclusions, n° 20, Éd. Le Monde diplomatique, Paris, novembre 1993. déboutés du droit d’asile, alors que les Rom “décomposition”). Ils mettent particulièrement l’accent sur le fait qu’ils souffrent de leurs conditions matérielles et sociales (absence de sanitaires, activités professionnelles incertaines et dangereuses, problèmes de papiers, expulsions récurrentes des lieux de vie). L’ensemble des ressources est consacré à la nourriture et aux produits considérés comme de première nécessité (lessive, savon, essence), ce qui est possible uniquement parce qu’ils n’ont pas de loyer à payer. Mais ces conditions de vie très précaires engendrent un cercle vicieux qui maintient ces populations à l’écart de toute évolution possible : on est pauvre, on ne possède rien, on développe une économie basée sur les petits travaux de rue ou la mendicité, ce qui permet de se nourrir, seul aspect qui ne soit pas vraiment source d’inquiétude. Il faut toutefois noter que les Albanais rencontrés en Grèce recourent régulièrement aux aliments périmés éparpillés dans la décharge qui leur sert de lieu de vie. Les Roumains vivant en France récupèrent également des aliments dans les poubelles de supermarchés. Les Portugais émigrés en Espagne glanent des légumes dans les champs ou mendient des aliments aux entrées des supermarchés. Ces conditions d’existence génèrent un malaise profond qui entraîne, bien souvent, des sentiments de honte, d’humiliation et d’atteinte à N° 1225 - Mai-juin 2000 - 119 la dignité, doublés de crainte et de peur pour ceux qui n’ont pas de papiers. Pour sortir de ce cercle vicieux, les Rom rencontrés souhaitent accéder à des moyens minimums qui permettraient un “démarrage”. L’absence de toute perspective d’avenir semble entraîner un enlisement irréversible. Dans ce contexte, les Rom interrogés tentent de s’organiser à partir de moyens quasi inexistants. Ils luttent en permanence pour sauvegarder une dignité qui leur paraît essentielle et qui consiste, selon eux, à rester propres – dans des conditions d’insalubrité extrême. Nombreuses sont les métaphores animalières qu’ils employent pour décrire la manière dont on les considère : “On nous traite pire que des chiens […], nous ne sommes pas des animaux […], même les animaux vivent mieux que nous”, disent-ils en montrant les immondices s’accumulant autour d’eux. La lutte pour ne pas tomber dans ce qu’ils considèrent être “l’animalité” passe par la préservation d’une dignité qui leur permettrait de maintenir une “humanité minimale”. LA PLACE DE LA SANTÉ Bien que la santé soit parfois considérée comme importante, elle ne paraît pas prioritaire dans les préoccupations des Rom rencontrés, essentiellement parce que d’autres problèmes, INITIATIVES Campement gitan à Toulouse. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 120 INITIATIVES Rom albanais en Grèce. © Farid Lamara notamment ceux liés aux conditions d’existence, accaparent leur attention. En revanche, une préoccupation en matière de santé peut se manifester dès que le problème devient, à leurs yeux, grave et urgent. Il constitue alors un obstacle majeur au bon déroulement de la vie future, devenant un problème supplémentaire dans une situation globale très difficile. Le problème de santé s’inscrit dans un processus cumulatif de handicaps. Si, en Espagne, la grande majorité des Tsiganes portugais rencontrés possèdent une couverture sociale, en Grèce, les Albanais ne sont absolument pas couverts, en premier lieu du fait de leur statut juridique. En France, les Roumains, déboutés du droit d’asile, sont quant à eux couverts uniquement si une association ou un service social leur a permis d’obtenir l’aide médicale de l’État, ellemême subordonnée à une domiciliation(6). Toutefois, l’obtention d’une couverture maladie n’est pas pour autant le garant d’un recours aux soins. L’analphabétisme et la désinformation semblent être les principales explications à cette situation. Mais il y en a d’autres : pour entrevoir l’intérêt que représente la possession d’une couverture maladie, il faut avoir une certaine disponibilité. Or, l’amoncellement de préoccupations et difficultés de tous ordres, touchant le quotidien, les absorbe entièrement. On agit, en premier lieu, pour satisfaire les exigences du moment, la gestion de l’immédiateté étant prédominante. C’est ainsi que les obligations et contraintes liées aux activités économiques et familiales 6)- Cf. la circulaire DAS/RV3/DIRMI/DSS/DH/DPM n° 2000/14 du 10 janvier 2000 relative à l’aide médicale de l’État. 7)- À l’exception de quelques enfants de familles gitanes portugaises en Espagne, tous les enfants dont il est question ici n’ont jamais été scolarisés dans les deux pays “d’accueil” que sont la Grèce et la France. Médecins du monde a déjà interpellé des maires pour scolariser les enfants de groupes de Roms/Tsiganes résidant sur le territoire de leur commune. Dans la plupart des cas, la réponse se traduit par l’expulsion des occupants. 8)- Haut Comite de la santé publique, La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, secrétariat d’État à la Santé, Paris, février 1998. Voir aussi J. Lebas, P. Chauvin, Précarité et santé, Flammarion, Paris, 1998. AU-DELÀ DU SANITAIRE Toutefois, les obstacles au recours à des soins ne se limitent pas à ces blocages. L’accès aux soins, pour la population rencontrée, est un véritable parcours du combattant. Il faut savoir où s’adresser, dépasser la barrière de la langue, ne pas se décourager face à un accueil souvent peu favorable, ne pas se lasser d’être, à maintes reprises, réorienté “ailleurs”, être prêt à affronter l’extérieur, notamment les forces de l’ordre pour les sans-papiers, avoir la chance de trouver quelqu’un qui les guidera à travers les méandres administratifs pour obtenir une prise en charge, posséder l’argent nécessaire pour payer les traitements et les soins… Dossier Tsiganes et voyageurs. Entre précarité et ostracisme, n° 1188-1189, juin-juillet 1995 A PUBLIÉ N° 1225 - Mai-juin 2000 - 121 Constamment tourmentée par ces questions, la population rom rencontrée ne réagit plus que lorsque des situations aiguës se présentent – fortes douleurs, crise cardiaque ou crise d’asthme, traumatisme… – ou quand un problème de santé affecte un enfant en bas âge. Même dans ces cas, la décision de recours aux soins reste subordonnée à des impératifs liés au quotidien. Rien n’est systématique, car d’autres urgences que médicales peuvent encore faire différer la consultation (menace d’expulsion, crainte d’interpellation policière, recherche de ressources financières, départ soudain vers un autre lieu…). En réalité, les problèmes rencontrés par ces populations correspondent à ceux auxquels sont confrontées la plupart des populations en situation de grande exclusion(8) : fragilisations juridique, économique, sociale et familiale caractérisées par l’absence de sécurité en matière de titre de séjour, de travail et de logement. Ces éléments, cumulés, aboutissent à les écarter du droit commun, et, par conséquent, à les rendre particulièrement vulnérables, notamment sur le plan de la santé. L’ensemble des informations recueillies lors de nos investigations nous amène à souligner que l’on ne peut traiter par le médical des problèmes qui n’en sont pas. Privilégier une approche purement sanitaire reviendrait à écarter les dimensions politique, juridique et économique, alors que leur prise en compte est indispensable pour atteindre des résultats réellement bénéfiques pour les populations concernées. ✪ INITIATIVES sont un obstacle à la décision de recours aux soins. Prendre du temps pour se soigner implique une séparation entre les parents et les enfants, qui ne sont jamais scolarisés(7). De plus, si l’état de santé nécessite des interventions qui demandent une convalescence, l’hésitation devient très forte ; d’abord parce qu’il ne sera plus possible d’assurer les ressources financières du ménage, mais aussi parce qu’une convalescence est inenvisageable, du fait des conditions matérielles qui sont les leurs. Une exception est faite à ce principe, celle de la santé des enfants – particulièrement de ceux en bas âge – qui demeure un souci constant de la part des parents. Dès que des symptômes apparaissent, se manifeste une inquiétude qui conduit à une démarche de recours aux soins médicaux. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 122 Pub film Revue française de socio Où le pianiste et compositeur Maurice El Medioni raconte Oran, son premier piano, son évolution musicale au gré des rencontres, son travail avec les grands noms du Mahgreb, et la douleur de quitter l’Algérie. par François Bensignor Plein de verdeur en dépit de ses rêver, distillant la musique entre les mains. Mes parents soixante-douze printemps, le d’une époque où les intégrismes me disaient alors : ‘Toi, tu fini- pianiste et compositeur Mau- étaient encore bien endormis ras par faire musicien comme rice El Medioni n’a pas son sur les rives sud de la Méditer- ton oncle ?’ Et la prophétie s’est pareil pour enflammer de joie ranée. Avec sa verve bonhomme, réalisée. les visages d’un public au sa tendresse de grand-père et “À neuf ans, en sortant de l’école rythme d’une danse. On l’a vu à sa grande générosité, il nous un après-midi, j’ai eu l’immense l’œuvre lors d’un concert avec entraîne au fil de ses souvenirs, surprise de trouver à la maison Lili Boniche au festival Chorus à la rencontre d’un univers un piano que mon frère aîné des Hauts-de-Seine. S’il ne s’est musical attachant dont il figure avait acheté au marché aux jamais soucié de solfège, sa parmi les ultimes témoins. puces. Il l’avait payé 200 F, trans- “méthode médionnienne” fait port compris, mais l’instrument les années quarante et cin- UN DON INNÉ POUR LE PIANO quante, d’un style mélangeant “Je suis issu d’une famille musi- et, huit jours plus tard, je jouais savamment le classique andalou cienne. Mon oncle paternel, des deux mains sans avoir jamais avec les bases rythmiques du Cheikh Saoud l’Oranais, de son pris aucun cours. Jusqu’à pré- boogie-woogie et des accords de vrai nom Saoud El Medioni, sent, je ne connais pas le solfège, musique latinos, il vécut plei- n’est autre que le professeur de je suis incapable d’écrire une nement cette époque où Oran Reinette l’Oranaise et de Lili musique ou de déchiffrer une s’éveillait à la modernité occi- Boniche. J’avais sept ans lors- partition. Et pourtant, je suis dentale. Maître façonnier des qu’il a quitté Oran pour venir auteur et compositeur. nouveaux sons du raï, il connut s’établir en France, et je ne “Au bout de quelques mois sur ce le déchirement de l’exil pour jouais pas encore de musique. piano, j’arrivais à jouer les succès cause de religion. À Paris, il Je garde quelques souvenirs de de l’époque. Nous étions dans les allait devenir l’un des piliers de mon oncle. Quand, vers quatre années 1938-1940, la pleine vogue la scène “francarabe” avec ses ou cinq ans, j’assistais à un de de Rina Ketty avec Sombreros et amis musiciens juifs algériens. ses concerts au café, en ren- mantilles et J’attendrai. Charles Aujourd’hui, mieux que jamais, trant à la maison, je prenais Trenet devenait une vedette avec il sait, avec ses doigts véloces, une poêle et j’imitais Tonton Je chante et Y a d’la joie. Tino faire rire et pleurer, danser et Saoud comme si j’avais un oud Rossi chantait Marinella… Mes des miracles ! Inventeur, dans sonnait comme une vraie casserole. Je m’y suis mis malgré tout N° 1225 - Mai-juin 2000 - 123 MAURICE L’ENCHANTEUR MUSIQUES MUSIQUES pour Paris. On ne savait camarades chez qui il y avait un piano m’emmeN° 1225 - Mai-juin 2000 - 124 naient chez eux et je faisais la joie des parents pour qui je jouais tous ces petits airs de variétés. À “L’ÉCOLE” DES AMÉRICAINS “Le 8 novembre 1942, les Alliés débarquaient en Afrique du Nord. J’étais alors un petit gavroche. Je n’allais plus à l’école, sim- MUSIQUES plement parce que, étant juif, j’en avais été renvoyé en 1940. Pendant deux “À Oran, il y avait aussi un corps d’armée américain de Porto Rico. C’est en les côtoyant que j’ai connu la musique latine : rumba, cha-cha-cha… J’ai donc appris le jazz et le latino avec les soldats américains, qui me chantaient les airs de chez eux.” pas qu’il avait été pris dans la rafle du 23 janvier 1943 à Marseille, déporté puis gazé au camp de concentration de Sobibór. “À Oran, il y avait aussi un corps d’armée américain de Porto Rico. C’est en les côtoyant que j’ai connu la musique latine : rumba, cha-cha-cha… La mode de ces musiques n’est apparue que quelques années plus tard, avec les grands orchestres, comme celui de Perez Prado, qui animaient les dancings. ans, j’étais allé dans des J’ai donc appris le jazz et écoles juives, où mes parents m’avaient inscrit pour leurs airs pour que je les joue : le latino avec les soldats améri- que je ne traîne pas dans les les Texans chantaient Deep in cains, qui me chantaient les airs rues. Mais ce n’était pas comme the Heart of Texas, d’autres It’s de chez eux. à l’école laïque et quand les a Long Way to Tipperary, etc. Américains sont arrivés, je J’ai ainsi appris à jouer toutes CAFÉ ORAN n’avais pas envie de continuer les fantaisies américaines de “Après le départ des Améri- mes études. Je me suis rattrapé l’époque. cains, vers 1947-1948, j’allais quelques années après, avec des “Alors, ce qui devait arriver régulièrement au café Salva – livres de grammaire et d’arith- arriva : de temps en temps désigné dans mon CD comme métique, en apprenant tout ce venaient des soldats noirs qui ‘Café Oran’ – pour jouer à la que je n’avais pas fait à l’école. savaient jouer le boogie-woogie belote. Mais mes camarades “J’avais quatorze ans quand les et j’ai découvert cette musique. venaient me trouver en me Américains ont débarqué. Avec Ils ne me l’ont pas apprise, je les disant : ‘Allez Maurice, laisse eux, j’ai commencé à fréquenter regardais simplement et, de tes cartes et viens plutôt nous les bars et les Red cross, qui retour à la maison, je tapais le jouer un boogie-woogie ou une étaient les lieux de rencontre boogie-woogie dans les graves rumba !’ Et je le faisais. Un jour, pour soldats américains. On y de la main gauche, et je faisais trois jeunes Maghrébins qui servait des sandwichs et des des variations à la main droite. m’avaient vu jouer sont venus pâtisseries, et il y avait des pia- À cette époque, je ne connais- me demander de les accom- nos. La compagnie d’un gamin sais pas encore une seule note pagner sur du raï... Cette de mon âge qui savait jouer du de musique orientale, que je musique, déjà en vogue à piano, ça les mettait en joie. Ils n’aimais pas du tout, d’ailleurs. l’époque, était principalement m’entouraient et me chantaient Mon oncle était parti d’Oran chantée par les femmes de avons demandé à être payés. Et piquantes et suggestives. J’ai Guerbi Hamida, avait une voix on nous payait bien, parce que, proposé aux trois jeunes d’une finesse extraordinaire, à quand on nous appelait pour chanteurs, qui étaient aussi la Joselito, jusqu’à ce qu’il sorte animer un mariage, le café était percussionnistes, que nous de l’adolescence. Il est mort vide… De plus, les musiciens en montions un groupe. Ils m’ont jeune, payant pour d’autres, renom à l’époque venaient me enseigné le raï et je leur ai appris durant la guerre d’Algérie. Amar solliciter, parce qu’ils ne trou- à jouer la rumba, en utilisant Ben Amar, l’un des autres chan- vaient pas de pianistes capables la darbouka comme un bongo teurs, est aussi décédé. Reste de produire ce mélange de latino-américain, en ajoutant seulement Kaddouri Bensmir, musique occidentale et orien- des “claves” et des maracas. fils d’un maître de la flûte en tale. Les pianistes jouaient C’est ainsi que j’ai mélangé des roseau gasba, musique profonde généralement l’andalou, au rythmes latinos et du boogie- dont est issu le raï profane. Nous mieux à l’unisson des deux woogie au raï, créant un nouveau avons conservé d’excellentes mains. style. À cette époque, j’étais le relations. seul à amener la musique “La musique que nous jouions L’OPÉRA occidentale dans la musique dans ce café a progressivement “J’ai cessé de jouer au café en orientale. J’ai même été le attiré un monde fou. Les pre- 1950, quand Blaoui Houari, chef premier, dans les années miers soirs, nous avons joué d’orchestre reconnu, est venu cinquante, à faire entrer une pour le plaisir. Mais, constatant me chercher. Il m’a dit : “Mau- batterie puis une basse dans un combien d’argent le proprié- rice, ta place n’est pas au café, orchestre oriental. taire gagnait grâce à nous, nous mais parmi nous, en tant que 1960 (D.R.) N° 1225 - Mai-juin 2000 - 125 “L’un des trois chanteurs, MUSIQUES mœurs légères, sur des paroles FLN et l’OAS et j’avais très peur N° 1225 - Mai-juin 2000 - 126 qu’une guerre civile éclate. Pour mettre mes jeunes enfants à l’abri, je m’étais dit qu’il n’y avait qu’un chemin à prendre : celui d’Israël. Làbas, j’ai accompagné Jo Amar, une vedette de l’époque. Mais j’y ai MUSIQUES vécu sept mois 1999 (D.R.) sans pouvoir m’ac- soliste de l’orchestre oriental med El Anka, avec qui j’ai enre- climater. J’avais quitté l’Algérie de l’opéra d’Oran.” J’ai donc gistré en 1956. Nous étions avec tellement de peine et de commencé à jouer avec son venus avec Blaoui faire un contrariété que j’ai eu un ulcère orchestre, ainsi qu’avec l’en- disque à Alger, dans le studio de de l’estomac. Je souffrais du mal semble du directeur musical de la radio, et l’on a profité de notre de mon pays… J’ai alors décidé l’opéra d’Oran, le grand chan- présence pour nous demander de me fixer à Marseille, en teur de musique classique anda- d’accompagner d’autres chan- attendant de retrouver Oran. louse Mahieddine Bachtarzi, teurs, dont El Anka. Nous avons C’était en mai-juin 1962, et des également directeur d’une passé toute la nuit de couvre-feu amis m’ont fermement dissuadé société musicale largement à enregistrer avec les uns et les de retourner dans une Algérie ouverte aux femmes et dont 70 % autres… Ce sont de bons sou- qui était à feu et à sang, prise des adhérents étaient des juifs venirs dont je garde quelques entre les attentats du FLN et la d’Alger, la Moutribia (ce qui traces, des photos, des films… politique de la terre brûlée de veut dire ‘qui suscite l’émo- J’ai quitté Oran avec beaucoup l’OAS. tion’). De grands chanteurs d’amertume, mais j’ai gardé “J’ai alors décidé d’aller vivre à comme Lili Labassi ou Sassi en d’excellents liens avec mes Paris, où je pouvais exercer mes sont issus. anciens camarades. Blaoui et deux activités : mon métier de “Mahieddine faisait venir des moi nous téléphonons toujours tailleur, et la musique, qui artistes de tout le Maghreb et de temps en temps. venait en seconde position. J’ai du Moyen-Orient. J’ai eu ainsi pris contact avec Blond-Blond, grands artistes tunisiens (dont LE DÉCHIREMENT DE L’EXIL l’inoubliable Ali Riahi), maro- “J’ai quitté Oran en 1961 pour chef d’orchestre maghrébin qui cains, et bien sûr les vedettes aller me fixer en Israël. J’avais faisait des émissions à la radio algériennes de l’époque, comme vu la situation se dessiner d’une française. J’ai intégré l’or- Dahmane Ben Achour ou M’ha- manière dramatique entre le chestre grâce à Blond-Blond, l’occasion d’accompagner de à l’époque chanteur fantaisiste de l’orchestre de Missoum, seul ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Ghrenassia, le futur Enrico Maurice El Medioni sera en concert avec Lili Boniche le 2 juin Macias. Un jour, il a fait part à à Bordeaux, et le 30 juillet à Avignon. Blond-Blond de son désir d’en- CD : “Café Oran” (Piranha). registrer un disque. Pour son premier 45 tours, il avait une départ d’artistes que j’accom- son style musical très classique, bonne chanson, J’ai quitté mon pagnais. Samy El Maghrebi est elle a été un peu oubliée du pays. Blond-Blond lui en a allé se fixer à Montréal. Line public juif algérien, qui préfé- enseigné une autre, On m’ap- Monty s’est mariée avec un rait le “francarabe” et les varié- pelle l’Oriental, et est allé le homme d’affaires qui voguait tés modernes. En 1984-1985, présenter à l’un des frères entre New York et São Paulo. Reinette a été réhabilitée par Marouani. Reinette l’Oranaise était un peu les artistes musulmans, qui “En 1962-1964, je travaillais au oubliée… J’ai donc ouvert un reconnaissaient en elle une cabaret Le Poussin Bleu, rue atelier de confection à mon digne héritière des grands ar- compte, où j’ai travaillé dur et maîtres du haouzy, répertoire rondissement, tout près des sec jusqu’en 1967. Puis j’ai dit à intermédiaire entre classique Folies Bergères. J’étais l’accor- Paris : ‘Je t’aime bien, mais je et populaire. J’ai eu le privilège déoniste de Samy El Maghrebi, n’aime pas ton climat !’ d’être à ses côtés au théâtre de de Lili Labassi et de Blond- “Quand je suis descendu au la Bastille, puis en tournée Blond, qui se produisaient dans soleil de Marseille, où j’ai acheté européenne, lorsque sa carrière cette boîte ; j’y travaillais tous un magasin sur la Cannebière a redémarré. Quant à moi, j’ai les soirs. De temps en temps en association avec mon frère décidé de profiter de ma nous avions la visite de Reinette aîné, j’avais réduit mon activité retraite pour me consacrer à la l’Oranaise ou de Lili Boniche, musicale de 90 %. Durant musique. Beaucoup de jeunes qui avait dû abandonner la quelques années, je n’ai conti- musiciens se sont formés à mes musique professionnel nué la musique que de manière côtés. J’ai enregistré mon pre- depuis qu’il avait épousé une désintéressée, à l’occasion de mier CD, “Café Oran”, en 1997, comtesse… On faisait des fêtes où l’on m’invitait. Quand et l’enregistrement que j’ai réa- “bœufs” entre nous jusqu’au Line Monty venait donner des lisé l’année passée avec l’Or- petit matin. galas à Paris, je l’accompagnais. chestre andalou d’Israël devrait Line Monty avait la même cul- bientôt être disponible en ture musicale ‘orientalo-occi- Europe.” Geoffroy-Marie dans le en IXe AU SOLEIL DE MARSEILLE ❈ dentale’ que moi ; elle aimait “Parallèlement, je continuais mon style d’accompagnement Propos recueillis mon métier de tailleur, que je ne et elle pouvait payer mes par François Bensignor voulais pas abandonner. Mais cachets, sur lesquels j’étais cette double activité me fati- assez exigeant. guait beaucoup, si bien qu’en “Reinette l’Oranaise faisait 1964, j’ai commencé à diminuer aussi appel à moi de temps en mon activité musicale. J’étais temps. Mais jusqu’au milieu des aussi un peu découragé par le années quatre-vingt, à cause de N° 1225 - Mai-juin 2000 - 127 guitariste du nom de Gaston MUSIQUES qui peu après y a fait entrer un pub film Ethnologie Française N° 1225 - Mai-juin 2000 - 128 BREAD, BUNS & SCONES, LE PAIN BÉNI DES BRITANNIQUES AGAPES On ne peut décemment parler de cuisine britannique sans parler de pain. Outre-Manche le pain est partout. Seule sa composition change selon les époques et les régions. Ainsi les Irlandais en confectionnent avec, on l’aurait parié, de la pomme de terre… Mais de la boulangerie à la pâtisserie il n’y a pas loin, et comme il fallait bien se mettre un peu de raffinement sous la dent à l’heure du thé, on se mit à sucrer et à enrichir les pâtes avec force épices et autres douceurs confites importées de tout l’Empire. Et c’est ainsi que de banals pains de gueux atteignirent le sommet d’un art pâtissier qui force l’admiration. par Marin Wagda Parler de cuisine à propos des fumier et leur granit. Des mous- naïfs et révoltés comme seul le Britanniques, comme nous nous taches vient la sagesse, et que Nouveau Monde sait en faire. obstinons à le faire, paraît une serait devenu le monde antique Vieilles filles charitables et XXIe N° 1225 - Mai-juin 2000 - 129 AGAPES aimable provocation. Ni les sans Astérix, et le siècle idéalistes, trappeurs rous- Anglais, ni les Écossais, ni les sans la Confédération paysanne seauistes retournés aux forêts Irlandais ne savent manger, et son porte-bannière ? Et pour- de Chateaubriand. Il faut donc c’est bien connu. La bonne tant… Si l’on a l’œil moins que la France cesse de se bouffe est française, accessoi- chauvin que les œilletons des prendre pour la conscience du rement italienne, chinoise ou caméras françaises, si l’on a la monde comme elle est souvent marocaine. La mal-bouffe est mémoire moins sélective que portée à le faire. Il faut qu’elle anglo-saxonne. Depuis les les manuels d’histoire républi- admette que l’on vit ailleurs, et gelées fadasses et les puddings cains, on se souvient qu’il y a pas si mal que cela, et que l’on tremblotants jusqu’aux orga- souvent un Anglo-Saxon à l’ori- y mange, même chez nos insu- nismes génétiquement modi- gine et à l’aboutissement de laires ennemis héréditaires. fiés, en passant par les toutes les luttes qui ont rendu Nous disions dans nos précé- hamburgers, les crimes gastro- notre monde un peu moins dents articles que la cuisine de nomiques et alimentaires sont insupportable. leurs îles n’était pas une cuisine signés. Il y a toujours un Mac- On a voulu faire croire qu’une de cour, et nous y relevions l’im- quelque-chose ou un sombre bouffarde auvergnate surmon- portance de ce qui se fait avec malfaisant shakespearien à la tée de bacchantes fit trembler de la pâte ou du pain. C’est une source du mal. seule les “mondialiseurs” à alimentation, répétons-le, où le Heureusement, des landes de Seattle. C’est que l’on n’a pas baking domine par rapport au l’Armorique au causse du Lar- montré assez les Américains du cooking, une alimentation du zac, les Gaulois veillent, dressés peuple et de la marge qui se peuple où se retrouvent avant sur leurs ergots, leur tas de sont mis en branle, jeunes gens tout les denrées populaires que Dans sont les céréales et le premier produit qu’elles serN° 1225 - Mai-juin 2000 - 130 vent à fabriquer, le pain. On peut se demander si les boulettes du civet de lapin comportent ou non du jambon. Mais on y trouve du pain. On ergotera sur le fait que le Christmas pudding sera meilleur avec ou sans pruneaux. Mais il y a du pain. Mettra-t-on plus de framboises que d’airelles dans AGAPES le summer pudding ? Difficile à dire. Mais il y a du Les pêcheurs de harengs de la mer du Nord étaient devenus, en quelques siècles, les aventuriers du golfe de Bengale. Les Écossais n’en étaient pas les moindres et des richesses lointaines composaient le Dundee cake pour ensoleiller leurs brumes. des régions moins gueuses, le pain blanc peut prendre la forme de deux boules inégales mises l’une sur l’autre et glacées à l’œuf. L’édifice est délicat, tous les effondrements sont possibles. Il demande donc une vraie virtuosité boulangère. Le pain blanc peut être aussi celui de la moisson, préparé souvent pour trôner à l’église. pain. Il y a donc du pain Il figure en général partout chez les Britan- une gerbe, et doit niques. Il y a même du pain qui précipitée n’en dégoûte chacun lever deux fois pour ne pas gon- ne nourrit d’autre ambition que et réhabilite les pains plus fon- fler abusivement. Il est doré à d’être du pain, tout simplement. cés. Ces derniers, avant cette l’œuf et au lait, puis séché lon- réhabilitation, étaient des pains guement à four très doux pour de gueux. Les gueux étant nom- se conserver. C’est autant, breux partout, les Britanniques sinon plus, un objet de décora- Nous avions parlé, dans une ont leur pain de farine de fro- tion qu’un véritable pain. évocation des pains d’Europe, ment complète. Enfin, à la limite de la boulan- du soda bread et des bannocks Dans les régions peu propices à gerie et de la pâtisserie, les Bri- (H&M n° 1213). Loin que la la culture du blé, l’orge est de tanniques confectionnent un créativité boulangère britan- rigueur. Mais sa farine lève mal pain au safran, sucré, avec du nique s’y arrête, puisqu’une tra- et l’on fait de vrais pains en la beurre, des raisins secs et un dition très respectable produit mélangeant avec du blé ou de la glaçage de sucre. Comme de encore le pain moulé fendu, que pomme de terre. Ce mélange de nombreuses régions d’Europe, l’on fait cuire dans le même céréales et de pommes de terre l’Angleterre du Sud-Ouest et les moule que les cakes. C’est un se rencontre surtout en Irlande Cornouailles cultivaient le cro- pain blanc à la levure, fabriqué où ce tubercule, appelé pratie, cus, dont chacun sait que les en trois étapes bien distinctes connaît une vogue particulière. étamines constituent le safran. et dont la préparation demande On y prépare entre autres un Ce pain était donc coloré et un temps non négligeable. apple pratie, tourte aux pommes parfumé de ce safran que l’on Comme en France, le pain semblable aux autres, à ceci près croit en général exclusivement blanc connaissait plus de faveur que la pâte en est de farine de méditerranéen, pour ne pas que les pains complets, avant blé et de purée de pommes de dire exotique et réservé à la que sa fabrication industrielle terre, en quantités égales. paella et à la bouillabaisse. UN PAIN AU SAFRAN CORNIQUE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 131 AGAPES LE DOUX SORT DES PETITS PAINS ceux des puristes car le terme Presque tous les petits pains désigne aussi des petits pains à ont subi le même sort, au point la farine de blé accommodés en qu’on ne sait plus si la recette Ce n’est pourtant pas avec le pâtisserie. Celui qui garde le traditionnelle est sucrée ou pain au safran qu’il convient de mieux son caractère irlandais non. C’est le cas des buns, qui poursuivre l’illustration de ce est le white soda scone, confec- sont, à l’origine, de petits pains que nous pourrions appeler la tionné avec de la farine de blé, au sésame au milieu desquels tradition boulangère britan- du lait aigre, du bicarbonate de d’avisés négociants ont eu l’idée nique. Il existe en effet égale- soude et du sucre. La rage du de mettre un hamburger. On ment quelque chose d’assez sucre a d’ailleurs atteint tous ces connaît la fortune de l’idée. En typique, ce sont les petits pains. petits pains dégustés tradition- fait, la plupart des vraies Nous avions déjà évoqué les ban- nellement le matin avec du recettes de buns, aujourd’hui, nocks. Ils sont des régions du beurre. Les Écossais avaient recommandent d’y mettre des Nord, où le blé pousse mal ; le leurs baps, légers et moelleux, raisins secs, de l’écorce terme bannock désigne en fait glacés au lait et farinés. Ils d’orange confite et un tiers de des galettes épaisses et denses, étaient reconnaissables à la sucre par rapport au poids de de farines d’orge et de blé trace du doigt que l’on enfonce farine. Ils affectent en général mêlées, cuites sur une plaque de au milieu pour les faire lever la forme d’une petite boule fonte. Ces galettes sont divisées régulièrement. On a fini par ronde. En période de carême, la en quatre et chaque quart est sucrer les baps. Modérément tradition veut qu’on les parfume appelé scone. Ces scones sont certes, mais on les a sucrés. de gingembre et de cannelle, et décennies du XIXe siècle, aux fruits secs trempés dans le leur sommet. On les appelle dès ouvrant l’ère du tea time pour cidre, aux pommes et aux rai- lors des hot cross buns. colonels de l’armée des Indes et sins de Malaga, avec de la can- Nous sommes déjà ici dans la vieilles ladies. L’adjonction d’ar- nelle, ils sont aux noix et aux pâtisserie et c’est encore plus senic était épisodique et laissée dattes. Ils sont multiples, en- clairement le cas avec les Chel- à l’appréciation des hôtes sui- vahissants, multiformes et sea buns, qui ne dissimulent vant leur degré d’intimité avec presque obligatoirement ang- plus fruits secs et confits mais les invités. C’est alors que buns, lais et parallépipédiques. Les les arborent en surface. Les scones, bannocks, baps se cakes écossais et irlandais sont N° 1225 - Mai-juin 2000 - 132 qu’on les incise en croix sur d’une pâte analogue aux autres buns, avec farine, levure, œuf, lait, sucre et beurre. Cette pâte, étalée au rouleau, AGAPES plus volontiers de forme Chelsea buns sont faits est parsemée de fruits secs mélangés et roulée en un boudin coupé ensuite en tranches égales. Ces tranches sont déposées à plat, bord à bord, dans un moule, badigeonnées Presque tous les petits pains ont été sucrés. C’est le cas des buns, qui sont, à l’origine, des petits pains au sésame au milieu desquels d’avisés négociants ont eu l’idée de mettre un hamburger. On connaît la fortune de l’idée... ronde et utilisent de l’alcool, à quoi la pâtisserie anglaise n’a recours que les jours de fête. Les Irlandais se distinguent par un cake à la bière brune, levé bien entendu au bicarbonate de soude et garni de fruits secs, cerises confites, noix et amandes. Les Écossais n’ont qu’un cake mais celui-ci a sans doute atteint le sommet de cet art pâtissier. C’est de beurre, de poivre de la Jamaïque et de sucre roux, sucrèrent et s’agrémentèrent le Dundee cake, symbole assu- puis dorées au four. Après cuis- de fruits secs, d’écorces rément de toute l’assurance son, les tranches collées les confites, épices et autres, et que britannique au XIXe siècle. Il unes aux autres sont rompues à sablés, cakes, tourtes sucrées convient en effet d’avoir à dis- la main et servies avec du thé, et autres puddings de fête vin- position, pour le confection- comme presque tout ce qui se rent se surajouter à la boulan- ner, des raisins de Smyrne, des mange en Grande-Bretagne, ou gerie sucrée pour les besoins raisins de Malaga, des raisins peu s’en faut. du nouveau rite de fin d’après- de Corinthe, et des raisins secs midi, sous les auspices de l’eau de moindre extraction qui n’au- chaude parfumée d’une plante ront pas la gloire de figurer Il est plus que probable exotique. entiers et seront hachés menu, d’ailleurs que la fortune de la La théorie des cakes est sans comme la Grande Armée à pâtisserie anglaise fut parallèle fin. Ils sont aux pruneaux dans Waterloo. Il faut aussi de à celle du thé et commença par le Lincolnshire, ils sont au sain- l’écorce d’orange, un zeste de le sucrage des petits ou gros doux avec des raisins de citron, des amandes pilées, des pains traditionnels. La consom- Corinthe, ils sont au café et aux amandes entières et du whisky. mation du thé et du sucre a noix, aux cerises confites, aux On remarquera qu’à l’excep- décuplé pendant les premières cerises et aux noix, à la banane, tion du whisky, rien ne pro- VERS LA PÂTISSERIE composé de farine, de beurre et rivière qui coule à Dundee et se siècles, les aventuriers du golfe de sucre. Rond, rayé en tri- jette au nord de la mer du Nord. de Bengale. Les Écossais n’en angles ou losanges, on le coupe étaient pas les moindres et des avec les doigts. On peut aussi richesses lointaines compo- l’enrichir d’amandes et même saient ce cake pour ensoleiller d’écorce d’orange confite. Plus leurs brumes. Avec les mêmes rustiques, les sablés d’avoine Il faut donc disposer d’une puis- raisins venus de loin, l’écorce utilisent le même principe de sante marine, d’un réseau com- d’orange et les amandes, avec base d’un mélange de farine, mercial étendu et de la route en sus du gingembre et du de sucre et de matière grasse. des Indes pour se faire le plai- poivre de la Jamaïque, ils Ils sont assez fins en Écosse, sir d’une subtilité pâtissière confectionnent aussi le black plus épais en Irlande. Ils sont dans ce septentrion britan- bun, qui est une pâte à tarte légèrement levés, les premiers nique que régit pendant enveloppant tous ces fruits secs à la levure, les seconds – inévi- soixante-quatre ans une reine épicés, avec bien entendu un tablement – au bicarbonate de aussi inusable que ses crino- peu de whisky. La chose, sou- soude. On échappera difficile- lines, la petite Victoria, que ses vent de la forme parallépipé- ment à cette denrée dans la 1,50 m n’empêcheront pas de dique d’un cake classique, verte Éire, de même qu’on régner sur ses îles, l’océan et les pouvait se conserver un an. n’échappera guère à l’impéria- Indes lointaines, au temps de la Cependant les pâtissières écos- lisme de la pomme de terre. plus grande puissance d’Albion saises excellent surtout dans Car enfin les Irlandais osent la perfide. Les pêcheurs de les sablés. Le plus fameux est le faire un gâteau aux pommes et harengs de la mer du Nord shortbread, simplissimement à la pomme de terre. L’audace SAUPOUDREZ, BADIGEONNEZ, DÉGUSTEZ ! N° 1225 - Mai-juin 2000 - 133 étaient devenus, en quelques AGAPES vient des bords du Tay, la N° 1225 - Mai-juin 2000 - 134 est de bon aloi, elle permet de l’on ose, en Irlande, envisager soude, et, comme épice, du gin- proposer une tourte dont la de consommer cela avec du thé. gembre avant toute chose. On pâte est composée de purée de Ce peuple a de l’audace, c’est peut ajouter, si l’on veut, du pommes de terre, avec jusque incontestable, le goût du risque gingembre confit, coupé en ce qu’il faut de farine et de et de l’imagination. Pourtant, petits morceaux. On peut nap- beurre. Des rondelles de aux moments de sagesse et de per, si on le désire, d’un glaçage pommes sont disposées sur un conformisme, le thé se boit de citron. tradition recouvertes de la même. Après cuisson, le service est un vrai petit cérémonial. On replie le couvercle pour saupoudrer de sucre et badigeonner de beurre le dessus des AGAPES On le voit, de la lointaine fond de cette pâte et pommes, on le referme, on le saupoudre lui aussi de sucre et on déguste (au sens noble, premier et distingué du terme, et non à celui que la langue triviale convoquée par Les scones se font, en Irlande, avec de la purée de pommes de terre, de la farine, du fromage et du lait. Ce n’est guère une pâtisserie mais l’on ose, là-bas, envisager de consommer cela avec du thé. Ce peuple a de l’audace, c’est incontestable. boulangère d’une cuisine rustique et populaire, au rite raffiné du tea time, suscité par la richesse d’un empire colonial florissant, une continuité gastrono- mique s’impose, avec de multiples adaptations. Il faut avoir la modestie, de ce côté-ci de la Manche, de la reconnaître comme une réelle richesse. Après tout, si l’Italie triomphe de mauvais esprits anti- avec la pizza sur la pla- britanniques pourrait nète entière, n’est-ce pas chez eux accompagné de tea un petit pain britannique qui brack et de gingerbread. Le est devenu le symbole du vil- premier est un gâteau rond fait lage mondial rêvé à la fois par de raisins secs et zestes de les utopistes et les marchands citron macérés une nuit dans de soupe ? Le problème est que Mêmes victimes consentantes du thé, du whisky et du jus de la ménagère insulaire n’a plus de l’impérialisme du noble citron, devenant une pâte agré- grand-chose à voir avec ce petit tubercule, les scones que nous mentée de sucre roux, de noix pain. Autrement, qui aurait pu évoquions plus haut se font en de muscade, de cannelle et de jurer qu’il ne se serait pas Irlande avec de la purée de poivre de la Jamaïque. Une fois entendu avec le lait des brebis pommes de terre, de la farine, cuit, le résultat est arrosé de corses assaisonné aux moisis- du fromage et du lait. Ils n’ont quelques cuillers de whisky et sures du Larzac ? plus, dès lors, l’apparence de se mange chaud ou froid. On petits pains, mais plutôt de gou- trouve dans le second les gères, disons de choux à la mêmes raisins secs et le sucre crème sans crème, pour qui ne roux, mais avec en plus un sait ce qu’est une gougère. Ce mélange subtil de diverses n’est guère une pâtisserie mais mélasses, du bicarbonate de suggérer) ! UNE VRAIE CONTINUITÉ GASTRONOMIQUE ❈ PUB N° 1225 - Mai-juin 2000 - 135 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 136 MÉDIAS MÉDIAS NOUVEAUX MÉDIAS : VERS LA “BALKANISATION” DU PAYSAGE AUDIOVISUEL FRANÇAIS ? Dans les années quatre-vingt-dix, la peur de voir les chaînes “orientales” répandre un discours islamiste dans les foyers immigrés en France a entraîné le blocage de nombreux projets par le CSA. Or, l’État n’ayant statué ni sur une politique d’ensemble des chaînes étrangères sur le câble, ni sur d’éventuelles chaînes arabophones élaborées en France, ce sont les télévisions publiques de certains pays d’origine qui ont finalement été conventionnées. Aujourd’hui, l’avenir des programmes prenant en compte les publics immigrés semble plus ouvert, notamment grâce aux nouvelles technologies. par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média La sous-représentation des veau discours autour de l’inté- sur-Saône et Mulhouse, où des populations issues de l’immi- gration, chercheraient une solu- “bouquets orientaux” ont été pro- gration et leur stigmatisation tion de compensation du côté posés aux immigrés turcs ou par l’entremise d’images sté- des nouveaux médias émer- maghrébins. Ces retransmissions réotypées sont des thèmes récur- gents, comme la télévision par “pirates” avaient pour objectif rents dans le débat public sur les câble. Que nenni. d’attirer l’attention des pouvoirs médias, et notamment sur la Ce sont les câblo-opérateurs qui, publics – ils ont tout de même télévision(1). Pendant ce temps, au début des années quatre- partie liée avec un “plan câble” les émissions spécifiques des vingt-dix, ont été les premiers à encore poussif – sur l’urgence de grandes chaînes généralistes s’aventurer sur le terrain de pro- contrer la menace de l’arrivée en disparaissent corps et âme, à grammes spécifiques destinés force des télévisions par satellite l’instar de feu Mosaïques, pro- aux populations issues de l’im- via les paraboles, qui commen- grammée pendant plus de dix migration. Sur certains sites dits cent à proliférer sur les façades ans le dimanche matin sur FR3, “expérimentaux”, ils n’ont pas des immeubles. jusqu’en 1987. Les diverses expé- hésité à transgresser la loi. À la La “parabolemania” a débuté en rimentations ultérieures (Vivre demande de la communauté 1992. La déréglementation de ensemble, Rencontres, Premier juive séfarade de Sarcelles, la l’audiovisuel en Turquie a pro- service, etc.) resteront sans chaîne tunisienne TV7 a ainsi voqué la multiplication de suite. On aurait pu penser que été diffusée sur le câble local chaînes privées turques, qui aus- les pouvoirs publics, si soucieux sans attendre son convention- sitôt ont arrosé l’Europe avec de communiquer sur leur nou- nement préalable par le Conseil des programmes diversifiés. En supérieur de l’audiovisuel (CSA). décembre 1992, la montée sur Idem à Roubaix, Villefranche- Eutelsat d’Egyptian Satellite 1)- Cf. H&M n° 1224. fiques. Les câblo-opérateurs y ralisme de l’information. C’est le vision publique égyptienne et voient aussi un marché d’autant jeu de la démocratie”, explique son lot de feuilletons populaires, plus juteux que les immigrés res- Leïla Bouachera, chargée de mis- fait le bonheur des “ménagères” tent en moyenne nettement plus sion au CSA, au journal Le maghrébines. Dans la foulée longtemps devant leur poste que Monde(3). “La réception des télé- arrive la chaîne officielle tuni- les Français. Sous la pression, le visions étrangères est source de sienne RTT, puis la marocaine CSA conventionnera ESC en repli et constitue un facteur de RTM. Algerian TV sera captée en novembre 1993. La chaîne égyp- désintégration”, affirme plus Quelques mois plus tard, des estimations concordantes chiffrent déjà à 400 000 le nombre de foyers d’immigrés concernés. Par le truchement de leur consommation effrénée d’images du pays d’origine, les immigrés vont ainsi devenir le fer de lance du marché domestique français de l’équipement en matériel de réception satel- crûment Christiane Her- Au-delà de la quête identitaire, les populations issues de l’immigration aspirent avant tout à la reconnaissance. Avec les télévisions du pays, elles ont le sentiment qu’on s’intéresse enfin à elles. litaire. Les prix baissent, et rero, déléguée à l’action culturelle, l’information et la communication au Fas(4). La menace semble si prégnante qu’un comité interministériel a été formé sur la question. La volonté de contrôler l’afflux d’images venant de régions “à risque” apparaît bien comme la motivation réelle du blocage. La hantise du prosélytisme islamiste sert d’argument la majorité des chaînes en clair massue. Même les para- sont gratuites. Pour le câble, la tienne, dont l’ensemble des pro- boles sont diabolisées, fantas- concurrence est terrible. Com- grammes doit être traduit ou mées comme autant de minarets ment réagir ? sous-titré, sera aussitôt diffusée symboliques qui déversent dans sur certains sites câblés, comme les demeures les versets cora- à Mantes-la-Jolie ou à Roubaix. niques. Les chaînes reçues par LA HANTISE DU “REPLI COMMUNAUTAIRE” Mais le CSA sursoit aux de- satellite sont passées au crible. À titre expérimental, un “bou- mandes de conventionnement Parmi elles, il y a effectivement quet oriental” composé de quatre des autres chaînes, dans l’attente des chaînes thématiques reli- chaînes est lancé sur le câble d’une décision du gouvernement gieuses, comme Muslim TV, qui d’Albertville en Savoie. 50 % des qui dit réfléchir à une politique de surcroît émet depuis Londres. familles arabophones recensées d’ensemble des chaînes étran- Charles Pasqua, alors ministre de dans la commune se seraient aus- gères sur le câble. Et l’attente l’Intérieur, ne manquera pas l’oc- sitôt abonnées au réseau câblé, durera plusieurs années. “Nous casion de vilipender le laxisme moyennant un supplément de devons veiller à ce que les pro- La démonstration grammes respectent un certain est faite, s’il en était encore nombre de principes, comme besoin, d’une demande forte en la protection de la dignité 3)- Le Monde radio-TV, opus cité. matière de programmes spéci- humaine, des mineurs, et le plu- 4)- Le Monde radio-TV, opus cité. 60 francs(2). 2)- Le Monde radio-TV, 11-12 septembre 1994. MÉDIAS France à partir d’août 1994. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 137 Channel (ESC), qui relaie la télé- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 138 MÉDIAS Le plateau de l’émission Rencontres, diffusée sur FR3 en 1989-1990. © IM’Média. anglo-saxon qui laisse libre cours sociétés HLM qui ont pris des in France pour le câble. Éter- à la propagande des militants mesures d’interdiction des para- nelle arlésienne. Elles ne ver- algériens du Fis réfugiés outre- boles individuelles, notamment ront pas le jour. Par défaut, les Manche. Alertée par un syndicat à Courcouronnes, dans l’Es- chaînes publiques de certains de police qui a vu sur Muslim TV sonne, ou à Melun, “soit pour pays d’origine, en premier lieu des “imams barbus prêchant la des raisons esthétiques, soit ceux du Maghreb, accéderont bonne parole”, et “des diatribes pour des raisons d’intérêt géné- finalement sans esclandre au anti-occidentales qui ne ressor- ral, soit pour la cohérence avec câble, et les modalités de tent pas dans la traduction fran- le câble”, comme le dit si joli- contrôle pour leur convention- çaise”, la place Beauvau diabolise ment le ministre de la Culture, nement seront même allégées. À cette chaîne pour tenter de la Philippe Le l’exception notable de l’Algérie, réduire au silence, tout en omet- 3 octobre 1995, devant l’Assem- qui négocie encore au début de tant de dire que Télé Pace, la blée nationale, le ministre plaide l’an 2000 sa montée sur le câble chaîne du Vatican, émet sur le pour une diffusion des chaînes français, en contrepartie de l’as- même canal à d’autres moments arabophones sur le câble pour sainissement de la situation de de la journée. mieux pouvoir contrôler d’éven- Canal+, jusque-là piratée sans tuels “discours intégristes”. vergogne outre-Méditerranée. Matignon, Charles Pasqua ou C’est justement “pour échapper encore Hervé Bourges, du CSA, au face-à-face épuisant avec les En attendant, le gouvernement planchent sur différents projets clichés publics sur l’immigra- donne raison aux maires ou aux de chaînes arabophones made tion et la vie en banlieue” que DISCUTER À PARTIR DES MÊMES IMAGES Douste-Blazy. caces personnalisées du type tournés vers la TV satellite, écrit guiba sur les chaînes françaises. “bonjour à toute ma famille”. le sociologue Ahmed Boubeker D’ailleurs, côté tunisien, il n’y L’ambiance à l’antenne est sou- dans Les paraboles du lien avait pas d’images, ou si peu. vent à l’autocongratulation, et ça social(5). À partir d’une enquête marche. Le seul effet d’annonce étude s’intéresse aux relations INTERDÉPENDANCES CULTURELLES identitaires et aux logiques de Pour autant, l’attitude des pour des fêtes marocaines. La communication qui s’opèrent via publics immigrés n’est pas dimension franco-marocaine de les images parvenant en temps exempte de paradoxes. L’appa- la chaîne, illustrée par des tran- réel du pays d’origine. Ces der- rente passivité face aux infor- sitions fluides d’une langue à nières favorisent “l’actualisa- mations étroitement filtrées par l’autre sans souci de traduction tion des références culturelles le pouvoir peut étonner. La man- censitaire, témoigne d’inter- des publics immigrés” et, ce fai- suétude des immigrés à l’égard dépendances culturelles qui sant, permettent de rompre avec de programmes de divertisse- devraient reléguer les craintes le silence basé sur la nostalgie ment au concept désuet et à de repli communautaire au rayon du “bled imaginaire du temps l’image quasi immuable pourrait des vieilles chimères. Cette dyna- jadis”. Désormais, “ici et là-bas en exaspérer plus d’un. À croire mique se développe néanmoins ne font plus qu’un”. Les gens se qu’ils sont dupes, qu’ils s’identi- au détriment de la transversalité téléphonent pour discuter à par- fient sans recul à la parole télé- interculturelle entre commu- tir des mêmes images. Celles en visuelle officielle. C’est oublier nautés immigrées. Chaque com- provenance de là-bas, mais aussi qu’au-delà de la quête identi- munauté entend désormais se celles d’ici. Et vice-versa. Les taire, les populations issues de doter de sa propre chaîne : les téléspectateurs des pays du l’immigration aspirent avant Tamouls ont créé en 1997, à Paris, Maghreb, par exemple, sont tout à la reconnaissance. Avec la chaîne par satellite TRT, les aussi très branchés sur les les télévisions du pays, ils ont le Berbères ont lancé, le 1er janvier chaînes françaises. Le zapping sentiment qu’on s’intéresse 2000, BRTV, grillant la politesse peut dès lors se révéler un enfin à elles. L’exemple des au projet Beur TV, toujours dans redoutable moyen d’émancipa- Marocains constitue à cet égard les cartons. Les sites internet tion vis-à-vis des différentes un bon indicateur. Le dimanche amplifient ces velléités de self- formes de contrôle de la télé- matin, la RTM diffuse Canal made médias par lesquels des vision, ici et là-bas. Contrai- Atlas, “la parole de la commu- microcommunautés tentent de rement à l’idée reçue, les nauté marocaine à travers le se reconstituer. immigrés ne restent en effet pas monde”. Ce magazine, confié à exclusivement “scotchés” à leur Khalil Al Quandili, l’ex-champion réalisée à Vaulx-en-Velin, cette sur Canal Atlas permet de remplir de grandes salles parisiennes télévision communautaire. Les du monde de full-contact franco- enfants préfèrent souvent MTV marocain, alterne les signes d’al- DES PROJETS DE CHAÎNES NUMÉRIQUES ou Jamel Debbouze, au prix par- légeance au roi et la promotion Le saucissonnage des publics, fois de frictions familiales. Les de démarches citoyennes dans le et, du même fait, leur fragmen- parents regarderont plutôt les pays d’origine, à travers des tation à l’infini, amène légitime- reportages, des portraits, des ment à se poser la question : et extraits de concerts et des dédi- l’intérêt général dans tout ça ? Il 5)- À paraître. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 139 images des funérailles de Bour- MÉDIAS les publics immigrés se sont libre nationale Aléa TV, une d’en prendre pré- sorte de tête de réseaux asso- texte pour remettre ciatifs – ou “citoyens mul- en cause certaines tiples” – qui n’a pas encore eu émissions d’intérêt le feu vert du CSA, est encoura- général qui sem- geante. Volontariste certes, elle blent leur peser, participe de l’affirmation d’une par manque de nécessaire démocratisation de compétitivité sur le l’accès aux médias. Autre espoir, marché. La créa- le numérique, qui va permettre tion sur le câble de de faire passer huit chaînes là la chaîne catho- où l’analogique n’en accepte lique KTO alimente qu’une. Arte a ainsi dévoilé ses l’idée d’une remise projets de chaînes numériques en cause des émis- qui pourraient être captées à sions religieuses partir de l’antenne râteau tra- sur France 2. À vrai ditionnelle, parmi lesquelles ne suffit pas de dénoncer, avec dire, la rumeur persistante Cultures en France et Cultures le sociologue Dominique Wol- d’une privatisation prochaine du monde, positionnées comme ton, le “mille-feuille des inéga- de la grande rivale de TF1 “chaînes des minorités cultu- lités sociales et culturelles” de inquiète davantage encore. relles de nationalité française chaînes thématiques qui n’au- Face au “diktat de l’argent roi”, ou étrangère résidant en raient pas le cahier des charges ne peut-on pas, dès lors, se France”. Elles devraient égale- contraignant des chaînes géné- mettre à rêver, avec les télés ment programmer des fictions ralistes(6). Encore faut-il que ces libres, d’un contre-pouvoir asso- ou sitcoms arabes, chinoises ou dernières répondent pleinement ciatif, dont le principe a été indiennes en V.O. Le champ à leurs obligations de services retenu dans le projet de loi audiovisuel semble donc bien publics. Or les généralistes sem- Trautman-Tasca sur l’audiovi- plus ouvert que ne le prédisent blent fort bien s’accommoder suel, encore en discussion ? La les oiseaux de mauvais augure. des thématiques, comme si elles prise en compte des publics Encore faudra-t-il savoir saisir la immigrés dans la programma- balle au bond pour qu’elle ne se tion de la nouvelle télévision perde pas dans les orties. MÉDIAS N° 1225 - Mai-juin 2000 - 140 ambitionnaient 6)- Cf. Libération du 3 novembre 1997. Stéphane de Tapia, “La communication et l’intrusion satellitaire dans le champ migratoire turc” Dossier Immigrés de Turquie, n° 1212, mars-avril 1998 Alec Hargreaves et Dalila Mahdjoub, “Antennes paraboliques et consommation télévisuelle des immigrés” Hors-dossier, n° 1210, novembre-décembre 1997 ❈ A PUBLIÉ PUB N° 1225 - Mai-juin 2000 - 141 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 142 CINÉMA CINÉMA par André Videau ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ instinct de survie et son espiè- découvre en piteux état, le cache COMÉDIA INFANTIL glerie naturelle ne suffisent pas sur les toits, le soigne déses- Film mozambicain de la réalisatrice suédoise Solveig Nordlund à lui éviter d’être plusieurs fois pérément et recueille son récit. rattrapé par les forces du mal. Ce procédé narratif, assez clas- Son destin tragique et exem- sique, donne cependant au film Un enfant dans la guerre. plaire illustre mieux que de son originalité. Les fantasmago- Pas n’importe laquelle. L’une de longs discours, devant les assem- ries du théâtre se mêlent aux celles que l’on oublie facilement blées onusiennes ou ailleurs, la délires et aux souffrances de parce qu’elles sont lointaines, façon quasi systématique dont Nélio, alors que les flash-backs et que leurs motivations obs- sont bafoués les droits élémen- nous renvoient à ses astuces cures (pour nous) les rattachent taires des enfants, et la crimi- bien réelles d’enfant des rues et à un autre monde et les déta- nelle imposture qu’il y a à leur à ses initiatives de gamin pour- chent plus facilement du nôtre. faire épouser de force les que- chassé, jamais à court d’idées et Nous sommes au Mozambique, relles des adultes. toujours protégé par le sort pour sur la côte est-africaine, en face Au bout d’une longue traque échapper à la meute, jusqu’au de Madagascar. Après une im- qui l’a fait passer d’un camp jour où… placable guerre de libération clandestin d’enfants-soldats (!) Le film est adapté d’un roman de menée par le Front de libération aux rues de Maputo, la capitale, l’écrivain suédois Henning Man- du Mozambique (1962-1975), et Nélio, atteint par les balles de kell, qui dirige le théâtre Avenida le départ des Portugais à la ses poursuivants, trouve refuge de Maputo. Un jour, dans la salle chute de Salazar, le pays va dans les coulisses continuer à connaître des d’un théâtre. Il troubles graves, mais d’une autre était entretemps nature. Les factions rivales, for- devenu le petit tement ethnicisées, se livrent chef adulé d’une une lutte sans merci pour le pou- bande voir et ses prébendes, le ter- errants, brocan- ritoire et ses richesses (au teurs et marau- demeurant plutôt indigentes). deurs, doté en Nélio est un petit garçon comme plus d’une répu- un autre, sauf qu’il est l’unique tation de curan- rescapé de l’attaque de son vil- deiro, guérisseur lage où il a vu de féroces et ano- aux pouvoirs sur- nymes terroristes exterminer naturels. C’est toute sa famille. Il réussit à s’en- José, le boulan- fuir des lieux du carnage. Son ger du lieu, qui le ➤ d’ados missivité ambiante donne libre pas installer une télévision dans enfant surgit d’une porte don- cours à des débordements sen- le monastère ? C’est matérielle- nant sur la scène. Un drame du suels. Vous n’y êtes pas du tout. ment possible, à condition de ras- quotidien faisait irruption dans La grande perturbation de sembler le prix d’une location un décor planté pour le rêve et la l’ordre monastique et la mise à âprement négociée avec le com- comédie. Le personnage de Nélio mal des règles séculaires vont merçant indien le plus proche. ❈ venir, globalisation, autoroutes Reste à convaincre le geko et, de l’information et amour uni- pourquoi pas, à le convertir à versel du ballon rond aidant, de l’amour du foot (qu’il prend LA COUPE la Coupe du monde. encore pour une sorte de guerre Film bhoutanais de Khyentse Korbu C’est Orgyen, petit moine mali- se livrant de nuit entre vingt- cieux, grand fan de Ronaldo et de deux adversaires). Après mar- ➤ Premières surprises : ce film l’équipe de France (“Il n’y a chandage et bricolage, le miracle. times parmi les populations qu’eux qui soutiennent le Réunis en rangs serrés comme à autochtones et 10 000 monas- Tibet !”), et compagnon de l’oratoire, les moinillons vont tères détruits depuis les années chambre de Palden, qui va les pouvoir assister à la retransmis- cinquante). initier à un rite d’un nouveau sion en direct, et quand la Mar- La vie monastique que vont genre. Ils feront d’abord le seillaise retentit, ils sont presque découvrir les novices Palden et monastère buissonnier pour au bout de leurs peines. Nyima, que leurs parents ont assister à la demi-finale depuis la Mais la modernité ne s’installe aidé à s’évader pour qu’ils reçoi- taverne la plus proche. Télé- pas comme ça, bousculant les vent en exil un enseignement spectateurs trop volubiles, ils se distances et les identités dans un conforme à la tradition et béné- feront éconduire par les villa- univers millénaire. Et quand ficient d’une digne ordination, va geois et, comble de déveine, Zidane et les siens l’emportent sensiblement différer des prévi- prendre en flagrant délit par sur des Brésiliens un peu chlo- sions. Non que la sagesse tibé- leurs supérieurs. Il y a urgence à roformés, on a l’impression qu’ils taine soit absente de ces trouver une solution plus adé- ont aussi vaincu les fortes réti- augustes lieux, ou que la per- quate pour la finale. Pourquoi ne cences du tube cathodique à venait de prendre corps. ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ N° 1225 - Mai-juin 2000 - 143 déserte, avant une répétition, un a été réalisé par un authentique CINÉMA et vénérable lama bouddhiste de tradition tibétaine. Il a été tourné en décors naturels au monastère de Chokling, dans le Nord de l’Inde, au pied de l’Himalaya. Là sont rassemblés de jeunes moines sous la conduite d’un geko et sous la gouverne d’un khempo, souvent originaires du Tibet dont ils ont été chassés, ou dont ils se sont enfuis à cause de l’intolérance des envahisseurs chinois (plus de 1 200 000 vic- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 144 CINÉMA imposer sa présence dans ces de Téhéran. L’intrigue, avec une gine turque, donc sorte d’immi- lieux. Sous l’enjouement du pro- simplicité d’épure, s’articule gré de l’intérieur dans le kaléi- pos, les conclusions que tire bien autour du fait d’avoir ou pas doscope très hiérarchisé de la volontiers le khempo ne man- une paire de chaussures qui société iranienne, est casseur de quent pas de sérieux et de prag- convienne à la situation. En sucre à la mosquée pour les matisme, et engagent aussi déroulant un fil aussi mince, on fidèles de la prière et du thé… ❈ peut dire des choses et même Donc payé avec des pistaches ! s’offrir, au finish, un suspens Le frère et la sœur vont devoir haletant, préparant un happy se partager l’unique paire de LES ENFANTS DU CIEL end narquois et astucieusement baskets d’Ali, quelles que soient Film iranien de Majid Majidi détourné. la différence de pointure et les Ali, garçonnet de neuf ans pré- difficultés à accorder leurs ➤ l’avenir. ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ On a tout dit sur l’enfant posé aux commissions, a égaré rythmes scolaires. L’ingéniosité prépubère, valeur refuge du au bazar les chaussures roses de et de solides prédispositions cinéma iranien. Le miracle est sa sœur Zahra. Malgré éveil et pour la course à pied vont, à qu’à chaque fois la magie opère, précocité, on ne peut avoir l’œil quelques anicroches près, per- mettant hors course mièvrerie partout ! Il n’est pas question mettre de sauver les appa- et niaiserie qui pourraient être d’avouer l’étourderie, ni de pen- rences. Et puis le hasard va les lots d’une cinématographie ser que les parents, dans le tourner. Après avoir fait perdre condamnée par une censure dénuement le plus complet, au père la chance d’un boulot de drastique à rester au stade peuvent faire face à une jardinier dans les quartiers hup- infantile. Les enfants du ciel se dépense imprévue. La mère a pés du nord, dans une terrible présentent comme un conte une maladie chronique qui la allégorie de l’ascension sociale urbain situé dans l’extrême pau- handicape même pour les tra- et de sa dégringolade, elle va vreté des quartiers sud du bas vaux du ménage. Le père, d’ori- offrir au fils l’opportunité d’une lumière soit faite, y compris sous Un gigantesque marathon avec GARAGE OLIMPO forme de procès, sur le sort des lots aux vainqueurs réservé à leurs êtres chers, les Ali vise la place de troisième, qui Film argentin de Marco Bechis promet des chaussures neuves. ➤ Comme celui d’autres pays de toute juridiction, vers ce que Catastrophe ! Transfiguré par d’Amérique latine, le cinéma l’on appelle déjà “les camps de la l’effort, hors d’haleine et les argentin a du mal à s’évader de mort”. pieds en compote, il arrive pre- la sinistre mémoire des années L’ironie de sa dénomination ne mier. Qu’importent les miri- de dictature. Sans doute les manque pas d’humour macabre, fiques cadeaux, la quinzaine de images reconstituées sont-elles car le Garage Olimpo, sous des vacances, le survêtement de le plus solide des remparts apparences d’entrepôt et d’ate- champion… il manque la paire contre l’oubli et un moyen sym- lier de réparation de tous véhi- de baskets désirée. Il faudra le bolique de se substituer à une cules permettant les allées et sourire de Zahra et un bain de justice défaillante qui, de venues anonymes, est un centre pieds réparateur dans la vasque compromission en mansuétude, de détention provisoire et sur- aux poissons rouges (images a laissé impunis les quelque tout de séquestration assortie de sublimes) pour lui redonner le 30 000 meurtres qui ont été vrai- tortures graduées. Deux catégo- moral. semblablement l’aboutissement ries de prévenus y sont amenées : Nous avions beaucoup aimé Le des disparitions. les officiels (ostensiblement père, précédent film de Majid Garage Olimpo, qui se situe en coupables et montrables à la Majidi (voir H&M n° 1221), où le 1978, sur fond de Mundial de presse ou à d’éventuelles com- talent de cet ancien acteur football, donc dans une insou- missions d’enquête), et les clan- (dans les films de Makhmalbaf ciance et une passion ludique de destins, escamotés et plus notamment) passé derrière la surface, dénonce les pratiques facilement livrables aux tabas- caméra était manifeste. Son suc- souterraines les plus abomina- sages et à la picana, la gégène cès, y compris hors d’Iran, n’a bles de la junte militaire. Le coup locale. pas suffi à lui faciliter les choses d’état de mars 1976 a confisqué C’est là qu’est arrivée sous le pour sa nouvelle réalisation. les pouvoirs du Congrès, sus- bâillon Maria, la jeune institu- Sans le concours du fameux Ins- pendu les libertés publiques et trice militante (Antonella Costa) titut pour le développement mis en place la dictature du soupçonnée d’appartenir à un intellectuel des enfants et des général Vidéla et de ses sbires. commando terroriste. Elle a été adolescents, Les enfants du ciel Toute opposition est jugulée. La enlevée sous les yeux de sa mère n’auraient pas vu le jour. Vision répression est particulièrement Diane (Dominique Sanda), bour- trop misérabiliste, arguaient féroce à l’encontre des opposants geoise française qui a pourtant sans honte les producteurs, qui de gauche et des étudiants, sys- quelques affinités avec le régime. n’appréciaient pas davantage le tématiquement pourchassés, Elle va avoir la stupeur de se fait de recruter des interprètes arrêtés, torturés et portés dis- retrouver sous la garde et la dans le quotidien et de refuser parus. Dès la première année de férule de Félix (Carlos Echever- les professionnels. Alors que ce ce régime inique, on voit les ria), leur jeune locataire qui pré- film traite les enfants pauvres cohortes de “folles de la place de tendait être mécanicien et qu’elle comme des enfants de rois, et Mai”, mères, épouses, sœurs, considérait comme son petit ami. ❈ fiancées, réclamant que toute L’application des sévices, sou- déborde de richesses. desaparecidos, entraînés, hors N° 1225 - Mai-juin 2000 - 145 ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ CINÉMA compétition plus à sa portée. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 146 CINÉMA mise à l’implacable hiérarchie, tion. On regrette qu’avec cette l’idéalisation d’un point de vue et finira par écraser le couple, pré- seconde œuvre, le réalisateur ait de ses ayants droit n’a d’égale que cipitant une issue fatale qui met eu la main beaucoup plus lourde. la vilenie généralisée des autres un terme à leurs velléités d’éva- Bien sûr, le sujet est autrement protagonistes et l’iniquité, assor- sion. L’organisation totalitaire et dramatique. Il raconte les péri- tie de persécutions, imposées aux son mode de fonctionnement péties épouvantables à travers malheureux en fuite par divers homicide gangrènent tous les lesquelles se débat un groupe de autochtones des pays refuges. échelons de la société. Victime et Kurdes fuyant les persécutions Arméniens, Ukrainiens, Italiens bourreau, pareillement mutilés, sur la terre de leurs ancêtres et et Français, tous ignobles mar- seront chargés dans un cargo rêvant d’atteindre, coûte que chands de sommeil clandestin, pour être largués en mer. coûte, l’eldorado occidental, et passeurs de zones interdites, Marco Bechis, le réalisateur, a plus particulièrement la patrie bureaucrates tatillons et racistes, lui-même connu les geôles et de la Tour Eiffel, d’Édith Piaf, policiers brutaux, mafiosi de tous séjourné dans quelques-uns de du commandant Cousteau, et poils, exploiteurs et violents. ces 365 camps (!), du type des prétendument des droits de Impression globalement xéno- funestes “Garage Olimpo” ou l’homme. phobe (même si elle est une réac- “Club Atlético”. On ne peut guère Il y a bien évidemment Zara et tion compréhensible face à des lui demander un témoignage qui Dolovan, un couple d’amants tracasseries qui s’accumulent sur serait plus mesuré. Tel quel, il aussi miraculeusement réunis un parcours déjà plein de périls que séparés en soi) encore renforcée par des (interprétés de façon minimale interprétations assez outrées et glace le sang. ❈ ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ méchamment par Rosanna Vite Mesropian et caricaturales des divers clans PASSEURS DE RÊVES Olivier Sitruk), et nombre de d’étrangers. N’en donnons pour Film kurde de Hiner Saleem scènes exubérantes et loufoques preuves que les quelques presta- où se révèlent autant “l’âme” tions françaises confiées à ➤ En 1999, avec Vive la kurde que le goût du mariée… et la libération du réalisateur pour le Kurdistan (voir H&M n° 1216), burlesque émotif et Hiner Saleem nous avait offert poétique, genre où il une très plaisante comédie qui, est finalement le plus certes, concernait les déboires à son aise. des prétendants aux “mariages D’où vient alors qu’on arrangés”, mais nous brossait un a du mal à adhérer vivifiant portrait de la commu- sans réserve au dérou- nauté kurde de Paris, tout en lais- lement du propos et sant transparaître en filigrane les à sa teneur, et plus malheurs d’un peuple exilé de sa directement au mes- propre terre. La légèreté de l’in- sage ? C’est sans doute trigue n’excluait pas la gravité du que la démonstration fond du problème. Le film avait, se veut très partisane du coup, un fort pouvoir de mobi- et que pour les lisation et emportait la convic- besoins de la cause, hison, et veulent donc y établir, du Mur de Berlin ou de Nicosie, chitey ou Anémone. Tous accu- toutes affaires cessantes, des ou de n’importe où, et malgré sa sent le trait. En face, les Kurdes barrières étanches. Voilà donc fragile et symbolique démarca- sont uniformément d’innocentes Mehdi, brave bougre de doua- tion, la nouvelle frontière n’ar- victimes, d’une imperturbable et nier (Kemal Sunal, excellent et range que les experts. Sur le extravagante bonne humeur, haut en couleurs comme tous ses terrain, les populations divisées même quand ils perdent leurs partenaires) chargé de faire bar- vont avoir quotidiennement à illusions, parfois leur vie, et à rage à toute circulation sur les souffrir de l’arbitraire du décou- tous les coups leurs dollars (d’où points stratégiques, et d’appli- page : médecin d’un côté, tirent-ils d’ailleurs ces valises quer la législation encore incer- malades de l’autre, institutrice bourrées de devises ou de somp- taine des passeports, selon les ici, élèves là-bas, jusqu’aux trou- tueux bijoux, eux qui fuient un instructions de la capitale. Un peaux qui se voient séparés, et sort réputé misérable ?). Pour petit stage à Ankara l’a que dire bien sûr des amoureux ! convaincu (il est bien le seul !) Ils ne vont pas tarder à faire des mérites de l’État-nation et savoir leur désaccord et à ruser des impératifs frontaliers. Le efficacement contre les barbelés déroulement de sa carrière, mais et autres barricades. surtout sa dignité, à laquelle ne Enlevé comme une comédie ita- suffit pas le port de la mous- lienne de la belle époque, le film tache, en dépendent, dut-il y a fait un gros succès en Alle- compromettre ses amicales par- magne et en Turquie. Son humour ties de dés ou de dominos, le corrosif y est peut-être porteur de bonheur de son fils ou sa paix quelques grilles de lecture, de conjugale. C’est du moins ce que quelques messages supplémen- l’on pense dans le feu de l’action taires qui au premier abord nous débutante, tant que l’on baigne échappent. Séparation et réuni- dans le flot grisant de la théorie. fication des deux Allemagnes ici, Le hic, c’est que, modèle réduit présence de voisins turbulents N° 1225 - Mai-juin 2000 - 147 Jacky Nercessian, Patrick Bou- répondre au souci exprimé par CINÉMA l’auteur, on n’est pas sûr qu’une telle simplification soit en définitive quelque chose de “bon pour les Kurdes”. ❈ ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ PROPAGANDA Film turc de Sinan Cetin ➤ L’absurdité du monde révélée à travers une revendication territoriale où le découpage arbitraire d’une frontière fait souvent crépiter les armes et entraîne d’incommensurables malheurs. Pour mieux dénoncer ces travers, Propaganda a choisi le rire décapant, qui n’exclut pas les grincements de dents. En 1948, du jour au lendemain, les responsables des deux pays ont décidé de délimiter concrètement les territoires aux confins de la Turquie et de la Syrie. Voilà apparemment calmée une vieille hantise de tous les nationalismes qui considèrent leurs parties limitrophes comme des zones prédisposées au trafic et à la tra- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 148 et revendicatifs là (outre la Syrie, changer de répertoire en faisant sonne pour être admis dans un concernée par le film, l’Iran, reconnaître ses qualités d’inter- milieu qui lui aussi a ses pen- l’Iraq, l’Arménie ex-soviétique), prète par d’authentiques musi- chants xénophobes. Il a beau se sans compter le tumultueux pro- ciens de la colonie latino- faire appeler Mango, avoir le blème des territoires revendi- américaine de la capitale, et en “groove et le son” salsa et le qués par les Kurdes. Même s’intégrant à un groupe renommé déhanchement qui “donne de bourrées de contradictions et (les “sonéros” de Sierra Maes- l’espoir aux gens”, il lui faudra d’analogies discutables, les tra), à l’heure où d’autres défilent aussi l’accent et le teint idoines, leçons du film sont nombreuses. dans les rues et s’usent à fournir fusse au prix de séquences de Elles sont en plus données avec des preuves et des paperasses bronzage intégral. Le résultat une bonne humeur contagieuse. qui fassent oublier leur couleur à l’écran est plus que crédible ❈ de peau pour mieux devenir fran- et la transformation de Rémi- CINÉMA Qui dit mieux ? çais. Lui va tout tenter pour Vincent Lecoeur convaincante ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ camoufler son teint “vanille” et au point que les Cubains, sur le SALSA devenir “chocolat”. Et être admis tournage, lui donnèrent son bre- Film français de Joyce Sherman Buñuel sans nuance dans une formation vet de trigueño (beau métis de et un milieu qui lui donnent des Santiago). Espérons seulement raisons de vivre. que ce rôle ne sera pas trop pré- niste, élevé à l’ombre et même au Un peu comme l’Augustin, roi gnant pour ce jeune comédien soleil du Capitole, on devient plus du kung-fu d’Anne Fontaine, qui plein d’allant. facilement un soliste exécutant lui aussi voulait s’intégrer à Dès lors, tout va marcher à un Chopin devant un parterre de rebrousse-poil dans la commu- rythme endiablé : la remise à flot mélomanes qu’un as de la salsa nauté asiatique du XIIIe arron- de la Casa Cubana du vieux dans quelque torride Tropicana. dissement (voir H&M n° 1222), maître Baretto (Estéban Socrates C’est pourtant ce surprenant iti- Rémi va devoir payer de sa per- Cobos Puente, un diplomate ➤ Quand on est une jeune pia- néraire que va suivre Rémi, plantant là Toulouse, son Pleyel, ses parents, ses admirateurs et sa carrière toute tracée, pour “monter” à Paris en quête de rythmes plus conformes à sa nature profonde. Mais ce petit conte musical à l’envers, qui fait passer de la bourgeoisie à la bohème et du classique à l’afro-cubain, a d’autres ambitions. La transgression va bien au-delà de la musique. En gérant plaisamment une autre contradiction du héros, la réalisatrice fait de son film un joyeux plaidoyer antiraciste. Car Rémi ne souhaite pas seulement reconverti !) associé à la danseuse La Goya, une ancienne N° 1225 - Mai-juin 2000 - 149 gloire du Tropicana (Aurora Basnuevo), l’amour d’une jolie Française (Christianne Gout), elle aussi étonnamment fervente de rumba, de boléro, de guaracha et de salsa et brune, brune… Ce qui est finalement moins étonnant qu’il n’y paraît, car la comédie nous réserve encore quelques rebondissements, pour un happy end très hollywoodien, ce West choix très sûr, savent s’imposer Side Story latino prenant un coup interprète de jeune et d’humeur trépidante. humaines de Laurent Cantet, souverainement Dénouement insolite favorisé par avait tiré là toutes ses car- caméra. l’intrusion d’un quarteron de touches. Franck Verdeau, le Deuxième motif de satisfaction, comédiens bien hexagonaux qui jeune prolo monté en grade et comme un corollaire au précé- prendront leur part aux frasques plein d’assurance, c’était lui. dent, on trouve, aux côtés de métisses : Christiane Cohendy, Identification parfaite, mais Jalil, fils d’une Kabyle et d’un Michel Aumont, la sémillante après ? C’est oublier qu’il y a eu Valenciennois, Yasmine Belmadi Catherine Samie, et Roland des débuts prometteurs, dont (déjà comédien attitré des films Blanche, dont c’est la dernière l’admirable et ambigu Jeux de de Sébastien Lifshits) dans le apparition à l’écran et qui a le plage du même Laurent Cantet, rôle de Djamel, le demi-frère mot de la fin, avec une légèreté où Jalil s’affrontait à son père glandeur prenant une part inat- teintée de pathétique (le film lui biologique Jean Lespert, et une tendue du dénouement (voir est dédié) : “On ne sait plus qui apparition de quelques minutes H&M n° 1217). Un dérangement est qui.” Ce film n’est pas qu’un suffisantes pour être remar- considérable fait figure d’entrée divertissement musical. On sait quées, dans Nos vies heureuses, des artistes pour deux espoirs que la musique et la danse réus- du réalisateur Jacques Maillot de la nouvelle génération beur sissent parfois ce que les législa- (H&M n° 1224). Son évidente brillamment entraînée par les ❈ composition du personnage de réussites de Roshdy Zem, Sami tions peinent à réaliser. Ressources devant la Laurent Mahaut, surdoué du Bouajila, Sami Nasri ou Nohza ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ football et soutien d’une famille Khouadra. UN DÉRANGEMENT CONSIDÉRABLE passablement éclatée, pudique Mais revenons au film, troisième et timide au point de ne jamais et majeure raison de s’estimer Film français de Bernard Stora ➤ Voilà un petit film à bien des égards réconfortant. Premièrement, pour ceux qui croyaient que Jalil Lespert, exceptionnel arriver à terminer une phrase, heureux. Parce que Bernard sur qui un amour hors norme Stora a beaucoup travaillé pour tombe comme un bonheur le petit écran, on aurait tort d’en- intense et une catastrophe, le visager son film comme une dra- classe au tout premier rang de matique un peu “gonflée”. Il ces acteurs innés qui, avec un suffit de voir comment sont CINÉMA des N° 1225 - Mai-juin 2000 - 150 CINÉMA rendues les époustouflantes sur-Eure. Il se pourrait même roulotte à la Cocteau, version séquences de matchs. On est au que les dirigeants de Nantes banlieues 2000. ras de la pelouse. C’est rustique, aient un œil sur lui. Pour Laurent, sauvagement agressé brutal et chaleureux. Pas du tout atteindre l’autre planète de la lors d’un match, reçoit à l’hôpi- vu pour les tribunes panora- première division, il faut être tal la visite du coupable. C’est miques de la télévision et leurs prêt à tous les sacrifices. Ça Franck Cassard, un joueur de gros plans sur le star-system. Le tombe bien, Laurent est un saint. l’équipe adverse (Clément film, qui a demandé trois ans de Ballon, boulot, dodo, et encore le Sibony), surtout mal dans sa gestation et dont l’écriture a devoir de subvenir aux besoins peau et plus en quête d’amitié bénéficié des apports de Gilles d’une famille agitée et pitto- que de réussite sportive. Le choc Taurand, un maître du scénario, resque. Son père, Michel, est est à nouveau rude, mais Laurent et des cadrages efficaces et mort depuis belle lurette. Sa se rendra à l’invitation du jeune rigoureux, jusque dans les mère, Rose (Chantal Banlier, bourgeois. Sa mère, Fabienne, recours à la vidéo, de Gérard de monstrueuse et sublime), a eu journaliste à Paris-Normandie, Battista, est une œuvre aboutie trois autres enfants de Samir, est présente. C’est la boulever- et tout au long originale et atta- qui a disparu de la circulation. sante Mireille Périer, dont le chante. Il confronte deux milieux Yamina a rompu avec la tribu. charme va opérer de façon ful- sur lesquels les caméras n’ont Les cadets Djamel et Nassim sont gurante. C’est peu de dire que cet pas pour habitude de s’attarder : de la gentille mauvaise graine. amour soudain et ingérable, dans celui d’une famille de prolétaires Ajoutons une belle-mère acri- le cadre d’une carrière sportive et celui, plus exposé mais dans monieuse ne parlant pas un mot qui demande toutes les abnéga- un cercle restreint, d’un petit de français, mais qui concrétise tions, va causer “un dérange- club de province… la façon brouillonne dont se ment considérable”. Donc, Laurent est l’étoile mon- mélangent les intolérances et les Peut-être un petit film, mais tante du football-club de Passy- générosités dans cette sorte de qu’on aime sans modération. ❈ Pub film Les cahiers de la sécurité intérieure ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ pour tout parcours DEMAIN, JE BRÛLE… migratoire) Film tunisien de Mohamed Ben Smaïl ➤ Le jeune cinéma tunisien nous a récemment habitués, à travers les films de Nouri Bouzid, Férid Boughedir, Moncef Dhouib, Mohamed Zran ou Moufida Tlati, à des actualités ou des rétrospectives plus lumineuses. Mohamed Ben Smaïl, comédien reconverti dans la réalisation, nous offre avec son premier long métrage un film totalement noir. L’idée pouvait être bonne, du retour désabusé dans son pays d’origine d’un travailleur émigré, qui se trouve confronté pour la deuxième fois à la désillusion. En avoir fait un intellectuel ou un artiste (le passé de l’homme reste très flou) n’arrange pas les choses, même si l’auteur place son scénario sous le signe de la fidélité et de l’hommage à un ami comédien, revenu parmi les siens mortellement bafoué et blessé. Lotfi a dû quitter la Tunisie, et plus particulièrement le quartier de la Petite-Sicile, dans le port de pêche de La Goulette, alors si haut en couleurs, pour se rendre à Paris, porté par des projets de parachèvement de cursus universitaire ou d’épanouissement artistique, comme tant d’autres de sa génération. Il a, semble-t-il, lamentablement échoué et revient non seulement sans le sou (issue inconcevable aussi, comme pour N° 1225 - Mai-juin 2000 - 151 sanctionner mais une sorte de désertion, atteint d’un mal incurable (cancer, hépatite, sida ?). La rapide désagrégation de son état physique et moral va se trouver encore précipitée par le déphasage qu’il éprouve CINÉMA face à une société figée et délabrée, dans laquelle il peine à trouver le réconfort et la chaleur humaine que tissent la tradition et les liens de famille et de voisinage. Le regard appuyé sur une cer- et enfants abandonnés, reste taine Tunisie, ses ivrognes, ses courte et confuse. taudis, ses travailleurs miséreux, Le plus difficile à endurer pour ses femmes soumises, sa rési- le spectateur étant, malgré toute gnation d’obédience pieuse, sa la complaisance que le réalisa- précarité alimentaire (du pois- teur met à filmer, une omnipré- son, rien que du poisson, arrosé sence massive et beaucoup plus d’un verre de thé en convention angoissante qu’émouvante : la conviviale) ne diffère guère, sienne. Au point que, étant dans son approche calamiteuse occupé à gérer l’envahissement du réquisitoire fait à l’encontre de son ego qui encombre l’écran, de la France, dès le premier il en oublie de construire des plan, avec le concours d’un séquences cohérentes et surtout chauffeur de taxi radical. On en de diriger les autres acteurs. est presque à se demander pour- C’est d’autant plus dommage quoi tant de haine, ou en tout cas que certains comédiens, comme pourquoi tant d’acrimonie ? La la toujours juste Amel Hedhili, piste ébauchée d’un grand auraient eu les moyens de sau- revers sentimental, avec femme ver le film. ❈ N° 1225 - Mai-juin 2000 - 152 un autre regard sur notre monde... 25 F ■ N°426 Kosovo, l’obligation de responsabilité 25 F ■ N°433 Nos défis de l’an 2000 25 F ■ N°429 Information : une révolution planétaire ■ N°434 Afrique : des urnes et des armes 25 F 25 F ■ N°430 Le Maghreb à la croisée des chemins : Maroc,Algérie,Tunisie ■ N°435/436 40 F Numéro spécial Russie : la démocratie introuvable Bon de commande Numéros ❐ n°426 ❐ n°429 ❐ n°430 ❐ n°433 ❐ n°434 ❐ n°435/436 T O TA L Réf. 04 0426 04 0429 04 0430 04 0433 04 0434 04 0435 Qté Prix Total .......... .......... .......... .......... .......... .......... 25 F 25 F 25 F 25 F 25 F 40 F .......... F .......... F .......... F .......... F .......... F .......... F Nom ...................................................................................... Prénom ................................................................................. Adresse ................................................................................. Code Postal Ville ........................................................................................ Bon à découper ou à photocopier et à renvoyer avec votre règlement à l’ordre de Croissance à : CROISSANCE /VPC 163, bd Malesherbes 75859 Paris Cedex 17 Tél : 01.48.88.45.02 øE89 R.C. Paris B 323 118 315 ❐ Je commande les numéros cochés dans les cases ci-dessous : En application de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978,vous bénéficiez d’un droit d’accès et de rectification des informations vous concernant, en vous adressant au service des abonnements. Ces informations peuvent être exploitées par des sociétés partenaires de Malesherbes Publications. leur quart étaient devenues “ambassadeur de France”, et familières aux étoiles.”). Une la belle Dahlia apportent Algérie totalement gangrenée quelque consolation à ce destin par absurde. n’échappe à personne : “Simon Le roman défile presque comme a lâché le mot comme on dit la une bande dessinée. On pense à peste. Des grimaces ont fissuré ➣ Comme ses collègues poli- Bilal (la guerre, les gélules son visage. Les trafics d’in- ciers Simon, Géloule et Kara- qu’avalent les policiers pour fluence s’étaient posés comme mel, Zoubir est condamné. Car oublier l’horreur et la peur). Le des moustiques sur les veines la seule issue pour un flic dans style est un peu fade, on est d’importation de marchandises Alger en guerre, c’est la mort, bien loin de la langue réjouis- étrangères depuis les premiers d’où que vienne la balle. Zouzou sante du Gone du Chaâba. Mais jours de l’Indépendance. Les a donc le choix entre se faire le mérite du dernier roman rumeurs n’étaient plus des occire par les “fous de Dieu”, qui d’Azouz Begag est justement de rumeurs depuis belle lurette. savent tout des “égarés” mettre en “images” l’atroce On a su par exemple qu’une patrouillant dans la Toyota de absurdité d’une Algérie où l’on fois, les dessous-de-table exigés service, et se faire trouer la peau n’assure plus que la sécurité des par un seigneur de la ville par les siens, s’il lui prenait l’en- “huiles” (les gens “normaux” étaient si exorbitants que les vie d’abandonner le combat. En ont toutes les chances de se exportateurs avaient préféré dehors du service, ladite peau faire faucher par une balle per- tout larguer sur place et s’enfuir vaut encore moins cher : les poli- due), où faux policiers et vrais dans le monde civilisé les ciers sont tenus de rendre leur militaires commettent vols et arme à la sortie du commissa- attentats, où l’on envoie riat. Et gare à celui qui déroge à les représen- la règle. tants de la loi Sa vie privée ne vaut guère assassiner des mieux : divorcé, il vit dans un gens dont ils ne studio qu’il voit rétrécir chaque savent rien (peu jour un peu plus ; de ses filles, importe s’ils se il ne lui reste qu’une vieille trompent de cible), photo rafistolée et la maigre où l’on dort dehors consolation de les voir de loin, faute de place (“La à la sortie de l’école – par sécu- crise du logement rité, les policiers doivent vivre était telle que la nuit, à l’écart de leur famille. Seuls au pied des immeubles Abdelkader, alias Gori (parce des cités, les silhouettes qu’il ressemble à “Gorigori” de jeunes qui prenaient Azouz Begag Le passeport Seuil, 2000, 219 p., 98 F une corruption qui LIVRES Peck), chauffeur de taxi et ROMANS LITTÉRATURES N° 1225 - Mai-juin 2000 - 153 LIVRES N° 1225 - Mai-juin 2000 - 154 LIVRES jambes à leur cou, plutôt que de qui ont été les siennes jus- hétéroclite. Tous les mondes ici traiter avec des fous.” qu’alors. évoqués sont bien en Yasmin. Seule issue pour un policier dans Plusieurs voix forment le récit : Le texte, porté par ces voix plu- une ville où plus rien ne dis- il y a celle de Yasmin, qui raconte rielles, différentes et parfois tingue le bien du mal : la mort – son voyage et son séjour dans contradictoires, rend la com- ❈ cette famille qu’elle ne connaît plexité d’une identité syncré- Marie-Pierre Garrigues pas ; elle y ajoute des réflexions tique et en mouvement. et des commentaires sur cette Lorsque sa fille lui demande : autre partie d’elle-même : sa vie “Qu’est ce que je suis vrai- avec Jim et leur fille. Il y a la ment ?”, Yasmin n’ose pas lui mère qui monologue, racontant dire qu’elle est “une enfant ses souvenirs à une amie alitée unique au monde, née de et malade ; de leur côté, sa tante parents unis par l’histoire, la et son oncle paternels évoquent géographie et des myriades de le passé et notamment l’image migrations. […] Une enfant ➣ Née dans les Caraïbes, Yas- forte et controversée de son dont l’existence n’aurait pu être min est arrivée très jeune au père ; il y a le jeune Ash et ses prédite, et dont l’avenir attend Canada avec sa mère, Shakti, certitudes identitaires, antico- d’être découvert”. Elle n’ose pas qui a élevé son enfant seule. Yas- loniales et exclusives ; il y a enfin non plus l’avertir : “Ne laisse min est une femme de quarante la servante de toujours, qui lui personne te limiter à des ans, mariée à Jim, dont elle a eu révélera, avant son retour pour notions convenues de ce qu’est une fille, Ariana. Le récit s’ouvre le Canada, un lourd et significa- le soi.” Devant la complexité de sur les préparatifs d’un voyage tif secret de famille. cette réponse, Yasmin se réfugie bien particulier : Yasmin part Le passé et le présent se téles- derrière une autre réplique : pour rapporter et disperser les copent. Par petites touches, par “Est-ce que ça ne suffit pas d’être cendres de sa mère sur sa terre l’évocation de souvenirs loin- canadienne ?”. natale. Or les seuls liens avec son tains ou proches, un “puzzle pays et sa culture d’origine, mais existentiel” s’ébauche. aussi avec l’histoire familiale, Une identité sont ceux que sa mère lui a aux apparte- transmis. nances multi- Ce retour sur le lieu de sa nais- ples se forme. sance, la rencontre avec la Cette construc- famille restée au pays, un oncle tion, difficile et et une tante, vont susciter chez maîtrisée – même cette Canadienne aux origines si les premières antillaises des interrogations sur pages laissent une sa vie et sur elle-même. Tout au impression de piéti- long de cette introspection, Yas- nement – traduit la min apprendra que les questions difficulté, la confusion renferment plus de valeur que parfois, à donner une les réponses et les certitudes cohérence à un tout ou un passeport. Neil Bissoondath Tous ces mondes en elle Traduit de l’anglais par Katia Holmes Phébus, 1999, 384 p., 139 F États-Unis. Chester Himes y ces fusils automatiques envoyés Yasmin qui, sans doute, a le der- décrit un Harlem misérable et en cadeau ? Quelle est l’organi- nier mot : “Je ne suis pas un pro- nauséabond où sévissent la sation capable de rassembler duit fini […]. Je suis un drogue et la prostitution. Dans autant de moyens et d’informa- processus. Même chose pour son appartement minable situé tions sur les destinataires des vous. Et pour chacun. C’est à à l’angle de la 113e rue et de la armes ? C’est une description mes yeux la vérité la plus 8e avenue, à Harlem donc, un minutieuse d’un soulèvement dérangeante et la plus rassu- certain T-Bone Smith reçoit un armée de la communauté noire rante sur ce que les jeunes gens fusil automatique, avec pour de Harlem, de ses dessous et de d’aujourd’hui appellent ‘l’iden- consigne de “combattre pour la ses conséquences, de son échec tité’. Figurez-vous, ma chère, je liberté du peuple noir”. Parce aussi, que brosse le roman. n’ai pas qu’une seule identité. que Tang, sa prostituée de bonne Aucun de nous n’en a juste une. femme, refuse Sinon, quel drame ce serait, de le porter au ❈ Mustapha Harzoune poste de police, LIVRES vous ne trouvez pas ?” il la tue. À son tour, il sera abattu Chester Himes Plan B Traduit de l’anglais par Hélène Devaux-Minié André Dimanche Éditeur, coll. “Rive noire”, 1999, 216 p., 109 F N° 1225 - Mai-juin 2000 - 155 Sur ce point, c’est la mère de par l’un des deux inspecteurs – Ed Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien connus des amateurs de Himes – venus sur les lieux du drame. ➣ Plan B est le dernier livre de D’autres fusils sont l’écrivain noir américain Ches- envoyés à d’autres Noirs ter Himes, mort en 1983. Écrit de Harlem, qui se trans- entre 1967 et 1972, ce roman forment en tueurs suici- est resté inachevé. La mise en daires, sortes de kamikazes Comme le montre Chester forme finale revient à Michel en lutte contre le pouvoir blanc. Himes, l’injustice raciale plonge Fabre, qui signe une postface Les massacres succèdent aux ses racines loin dans l’histoire fort utile. massacres. La répression du américaine et semble ne pas Le style est sobre. La construc- pouvoir américain est aveugle devoir trouver de solution poli- tion superpose deux récits qui et encore plus meurtrière. La tique. Répétons-le, ce roman a finissent par se rejoindre. culpabilité des Blancs laisse vite été écrit entre 1967 et 1972, avec Jamais l’attention et l’intérêt du la place à la peur, à la suspicion, pour toile de fond la révolte des lecteur ne se relâchent à la lec- et finalement à la colère. Une ghettos des années soixante. ture d’un texte pourtant bien effroyable guérilla oppose les Dans cette perspective histo- sombre. Plan B s’ouvre sur une communautés noire et blanche. rique, Chester Himes verse ici palpitante enquête policière et Tandis que l’apocalypse s’abat dans une littérature du déses- se termine en un brûlot poli- sur les États-Unis, l’enquête pié- poir où la violence deviendrait tique sur la question raciale aux tine : d’où proviennent donc tous l’ultime arme pour mener le N° 1225 - Mai-juin 2000 - 156 LIVRES combat en faveur de l’égalité Diallo. des droits. L’absurdité finit par policiers ont devenir le thème central. L’im- plaidé la légi- passe politique du roman time dérange. Pourtant, servi par une arguant écriture linéaire et un montage pensaient que la parfaitement maîtrisé, le sus- victime, un ven- pens reste entier et retient le deur de rue de vingt- lecteur. En poussant jusqu’au deux ans, d’origine paroxysme les logiques de guinéenne, dissimu- confrontation ethnique ou lait une arme. Les raciale, l’auteur alimente la jurés (huit blancs et réflexion sur la place, le rôle quatre noirs) ont retenu mais aussi les limites de la vio- cette thèse. Verdict lence dans les luttes engagées rendu le 25 février der- contre l’exclusion ou le racisme. nier : l’acquittement. Dans sa postface, Michel Fabre Selon Emma, une voisine explique : “Plus que tout, peut- de la victime : “C’est trop facile déroule à Paris en 1954 – ne être, Plan B est une réponse de dire qu’il n’y a que des cri- doute pas : les quatre Noirs sont symbolique aux questions minels dans le Bronx et qu’ils évidemment coupables. Les posées par le mouvement du méritent tous d’être abattus. La mécanismes idéologiques et les pouvoir noir. Himes ne voyait réalité, c’est plutôt que la police fantasmes sur la sexualité des pas la violence comme une solu- considère que tous ceux qui ont Noirs, sur l’union d’une Blanche tion – du moins pas la violence la peau noire sont des assas- et d’un Noir et, ici, tabou absolu, non organisée. Il se peut qu’il sins ou des voleurs. Et le verdict d’une Blanche et de quatre n’ait pas terminé son roman ne fait que renforcer ces préju- Noirs, fonderont seuls l’accusa- parce qu’il avait atteint une gés. Comment voulez-vous que tion. “Rien n’impose à l’accu- ❈ l’on ait confiance dans les forces sation, dans cette affaire, où de l’ordre désormais ?”(1) les faits sont si clairs et les Il est difficile de ne pas faire un preuves si concluantes, l’obli- lien entre cette affaire et le livre gation d’établir à quel mobile de Chester Himes, Une affaire obéissaient les accusés”. Un de viol. Dans ce roman, une écrivain noir américain, installé femme blanche appartenant à la en France, décide de mener sa riche société américaine est propre enquête. Sa thèse est retrouvée morte dans une simple : “Ils [les quatre accu- chambre d’hôtel, où elle avait sés] avaient été condamnés à rendez-vous avec quatre Noirs seule fin de démontrer que la ➣ Le 4 février 1999 au petit américains, dont l’un a été son race noire était une race infé- matin, quatre policiers blancs amant. Comme les quatre poli- rieure.” Mais lui aussi est vic- de la police new-yorkaise abat- ciers de l’affaire Diallo, la jus- time de préjugés idéologiques et taient de 41 balles Amadou tice française – le récit se racistes, de frustrations et d’ani- impasse idéologique.” M. H. Chester Himes Une affaire de viol Traduit de l’anglais par Michel Fabre et Françoise Clary André Dimanche Éditeur, coll. “Rive noire”, 1999, 100 p., 79 F Les défense, qu’ils doit revendiquer sa part du far- que son entreprise est vouée à deau, de la culpabilité du crime l’échec. suprême de l’humanité : l’inhu- L’auteur emprunte une autre manité de l’homme envers voie. Toute la subtilité est de l’homme. Car telle est la vérité : montrer ce qui agit sur les uns nous sommes tous coupables”, et les autres, ce qui motive, réel- finit par écrire l’auteur. Peut- lement, intimement, leur choix, être. Il n’en reste pas moins vrai, décisions et jugements. En encore aujourd’hui, aussi bien menant une étude serrée de la dans le roman de Chester Himes personnalité, du parcours socio- que dans l’affaire Diallo, que cer- culturel et psychologique des tains ne soupçonnent même pas uns et des autres – les quatre qu’ils puissent être coupable de accusés, la victime, l’écrivain –, quoi que ce soit ! reçues, ces certitudes idéologiques productrices de victimes. L’enquête prend alors en compte la singularité de chacun et restitue à la recherche et à l’étude des faits la première place, réintroduit le doute là où les certitudes condamnent a priori. “Tout homme, quelle que soit sa race, ❈ M. H. 1)- Cf. Libération du 28 février 2000. Kateb Yacine Boucherie de l’espérance, œuvres théâtrales Textes établis par Zebeida Chergui Seuil, Paris, 2000, 576 p., 140 F L’Œuvre en fragments Inédits littéraires et textes retrouvés, rassemblés et présentés par J. Arnaud Actes Sud-Sindbad, 1999 (1re éd. 1986), 448 p., 169 F ➣ Pendant sa longue absence de la scène médiatico-littéraire (près de vingt ans), l’écrivain universel Kateb Yacine, nourri de culture française mais pétri dans un magma berbère, parcourait la terre de ses ancêtres avec la troupe de théâtre Action culturelle des travailleurs, donnant des spectacles à même les LIVRES l’auteur rompt avec ces idées Minuit passé de douze heures Écrits journalistiques 1947-1989, réunis par Amazigh Kateb, Seuil, Paris, 2000, 368 p., 130 F N° 1225 - Mai-juin 2000 - 157 mosités personnelles, de sorte N° 1225 - Mai-juin 2000 - 158 LIVRES places de village. Subversif et reuse dans sa traduction, chez lui les deux faces d’un enragé, il luttait, à l’aide de épouse toutes les causes d’alors : même combat. textes écrits et dits en langue Sahara occidental, Liban, Viet- Complémentaire, L’Œuvre en algérienne, contre l’aliénation nam… La quatrième pièce, Le fragments, rassemblée par Jac- arabisante menée par les pou- Bourgeois sans-culotte ou Le queline Arnaud, vient d’être voirs publics, truqueurs de l’his- spectre du parc Monceau, écrite opportunément rééditée. Les toire nationale. L’arme du directement français, trois ouvrages ici cités appor- théâtre servait aussi à se réap- célèbre le bicentenaire de la tent un éclairage hors littérature proprier le débat politique en Révolution. intéressant sur un homme d’op- permanence confisqué. Parallèlement à la publication position. Kateb Yacine a constamment de ces œuvres dramatiques, la retouché ses textes selon les sortie des écrits journalistiques événements du moment. Mais de Kateb Yacine, réunis dans grâce à un travail de détective, Minuit passé de douze heures Zebeida Chergui est parvenue à par Amazigh Kateb, rappelle son nous restituer une version cohé- engagement précoce contre l’in- rente de quatre pièces de cette justice. Traumatisé à vie par les période (1970-1989). Dans les massacres du 8 mai 1945 contre ➣ Journaliste algérien, Y. B. a, au trois premières (Boucherie de les populations indigènes dans moins à deux reprises, défrayé la l’espérance ou Palestine tra- la région de Sétif, l’auteur chronique de son pays. En 1993 hie, Mohamed prends ta valise, défend l’indépendance de son d’abord. Alors que Tahar Djaout La guerre de 2000 ans ou Le roi pays, dès l’âge de dix-sept ans, lutte contre la mort sur son lit de l’Ouest), l’écrivain, qui utilise dans un texte de 1947 sur l’émir d’hôpital, Y. B. décoche l’une de la gouaille berbèro-francarabe, Abdelkader, figure légendaire ses flèches assassines contre son malheureusement moins savou- de la résistance algérienne confrère. Mal lui en prit. Même d’avant la colonisation. si aujourd’hui il plaide l’incom- Que ce soit dans le récit préhension à l’égard de son de 1949 dans Alger-Répu- papier, il devra momentanément blicain (avec lequel quitter le métier. Albert Camus a colla- En 1997 ensuite. Chroniqueur au boré) sur le pèlerinage quotidien El Watan, il a, en août, à La Mecque, ou dans “carte blanche” pour tirer à bou- d’autres écrits, Kateb lets rouges sur tout ce qui bouge. Yacine est prompt Il se fera vite remarquer. Ses chro- à défendre le pau- niques finissent, semble-t-il, par vre et l’opprimé exaspérer en haut lieu. Le papier avec conviction. en date du 29 octobre ne passera Dénoncer, c’est sa pas. Après un passage à la DRS (la nature profonde. direction du Renseignement et Les reportages de la Sécurité, l’ex-Sécurité mili- et les œuvres taire), le 5 novembre, il est appré- théâtrales sont hendé dans le plus grand secret en ❈ Djamel Khames Y. B. L’explication Jean-Claude Lattès, 1999, 190 p., 99 F là la liberté – et le droit le qu’il ne tenait qu’à moi d’être le plus absolu – de l’écrivain. Messie. Que la bête se manifeste, Mais que cache ce malin je l’attendais”. Voilà pour le côté plaisir à brouiller les théâtral et romanesque. Pour le pistes : une protection reste, Y. B. place le lecteur au de journaliste ? Une cœur de l’actualité algérienne et provocation ? Voire, y va de ses “révélations” – toutes comme tout est envi- aussi invérifiables les unes que sageable en Algérie, les autres mais souvent non une manipulation invraisemblables –, de la mort des services ? de Boumediene aux massacres L’intrigue roma- de civils en 1997-1998, en pas- nesque plonge sant par les assassinats de Kasdi ses racines dans Merbah, Mohamed Boudiaf et l’islam. Très exacte- autres, ou encore les agisse- ment en 1090, année qui ments et manipulations du par trois hommes en civil. Pen- marque la création de l’ordre “cabinet noir, centre occulte du dant trois jours, le pays sera sans des Hashâshine, connu sous le pouvoir réel en Algérie”, où sié- nouvelles de lui. Il réapparaît le nom de secte des Assassins, qui geraient Chadli Bendjedid, les 8 novembre dans les locaux de la inventa le terrorisme et l’as- généraux Tewfik Médiene, Kha- police. Le 3 décembre 1997, il sassinat led Nezzar, Larbi Belkheir, et s’envole pour Paris. comme stratégie politique. Cet Smaïn Lamari. Y. B. ambitionne d’expliquer ce ordre, selon Y. B., perdurerait Selon Y. B., ce sont ces trois qui lui est arrivé et, surtout, de encore aujourd’hui en Algérie. généraux, appuyés par Smaïn révéler comment et par qui le Très exactement à Bouteldja, à Lamari, qui auraient pris la déci- président Mohamed Boudiaf a 50 kilomètres d’Annaba. Une sion de “liquider” le président été assassiné. Côté roman, car famille présiderait à son destin : Boudiaf. Par ses imprudentes telle se présente L’explication, il les Ben Djedid. Un homme en investigations et sa lutte contre dénoue les fils d’une intrigue his- serait l’imam : Chadli Benjedid la corruption, il aurait menacé torico-mystique, mettant en soi-même. La secte, transfor- leurs intérêts et un trésor estimé scène la vérité, sa vérité, qui mée entretemps en une zaouïa, à “environ 65 milliards de dol- n’est pas moins crédible qu’une aurait un objectif : restaurer le lars épargnés en douze ans”. autre. Mais, dans le contexte dra- califat des Assassins sur le L’auteur avance même que le matique algérien, marqué entre Maghreb. président Boudiaf aurait dépê- autres par l’opacité et la mani- Y. B. se met aussi en scène : il ché des officiers algériens pulation, l’intrigue, pourtant pas- reste le seul en Algérie, après auprès de leurs homologues sionnante et savante, laisse un l’assassinat d’un ami et d’un français à Matignon, afin d’ob- malaise certain : pourquoi ce religieux, à connaître l’exis- tenir des informations sur les détour romanesque dans un livre tence de cette secte et à en comptes en banque de certaines qui, pour l’essentiel, est un repor- dénoncer les agissements et les personnalités et dignitaires algé- tage dans les arcanes du pouvoir desseins : “Si je savais qui était riens (on aimerait savoir si cette de personnalités N° 1225 - Mai-juin 2000 - 159 l’Antéchrist, je savais aussi LIVRES algérien ? Sans doute est-ce N° 1225 - Mai-juin 2000 - 160 LIVRES rencontre a effectivement eu du général Mohamed Lamari, “multiculturaliste”. On sait que lieu et qui étaient alors ces pièce maîtresse et incontour- ce débat tombe trop souvent “interlocuteurs”). nable du cercle très fermé des dans un schématisme stérile, à En 1993, Y. B. reprochait à Tahar généraux – rappelons qu’il est cause des présupposés un peu Djaout, alors en état de coma depuis 1993 le chef d’état-major dogmatiques des deux côtés : les profond, de s’être laissé tuer. Si général de l’armée ? critiques du modèle républicain Y. B. est aujourd’hui à Paris, en Le livre suscite peut-être davan- lui prêtent volontiers un carac- vie, c’est sans aucun doute grâce tage d’interrogations qu’il n’ap- tère trop rigide et immobiliste, à une protection dont il a béné- porte de révélations. Mais Y. B. notamment dans la frontière ficié. Sa vie, il la doit à une a certainement pris de gros qu’elle établit entre sphère guerre des services, c’est cette risques et fait preuve à tout le publique et sphère privée, tan- autre révélation qu’il donne sur moins de témérité. Car, quels dis que les défenseurs du ses dernières semaines algé- que soient les doutes émis, voilà modèle ne prennent pas tou- riennes : condamné à mort par un homme qui n’hésite pas à jours conscience des formes de le clan présidentiel pour ses nommément désigner et accuser pluralisme qui se sont imposées papiers dans El Watan, il aurait certains généraux algériens, non de fait, et sur un mode fort bénéficié de la protection d’un seulement d’exercer la réalité du inégalitaire, dans la société autre clan, qui lui aurait non pouvoir – ce qui n’est pas une française. seulement permis de ne pas être révélation – mais tout bonne- Fred Constant, politologue à tué, mais aussi de quitter le pays ment d’être des assassins. ❈ l’université des Antilles et de M. H. la Guyane, a le souci, dans lesté d’une valise de documents, Le multiculturalisme, de dépas- qu’il prétend avoir brûlés… Il y a certes du vraisemblable là-dedans. Mais il y a aussi des interrogations (pourquoi cette fable sur l’empoisonnement de Boumediene par Chadli ?) et des commentaires qui appellent des discussions : “Il n’y a PLURALISME CULTUREL Fred Constant Le multiculturalisme Flammarion, coll. “Dominos”, 2000, 114 p., 41 F vrant des intérêts communs et la même foi en l’extermination. Ils sont un, de la même afin d’aboutir à une réflexion sur les principes d’ordre et de justice démocratiques sous-tendant les thèses – généralement tenues pour contradictoires – des uns et des autres. L’originalité de sa démarche se mani- pas deux totalitarismes, politique et religieux, se décou- ser ces fausses polarisations, Martine Abdallah-Pretceille L’Éducation interculturelle Puf, coll. “Que sais-je ?”, 1999, 126 p., 42 F feste surtout dans la deuxième partie du livre, intitulée “Le multiculturalisme : facteur de cohésion ou de fragmentation sociale ?”. L’auteur soutient que essence, pétris dans la même argile, gorgés du même sang.” ➣ On connaît bien le débat, en le modèle républicain peut se Il y a enfin des zones d’ombre : France, entre les défenseurs du permettre une reconnaissance comment se fait-il que le pou- modèle républicain d’intégra- plus ample de la pluralité cultu- voir occulte ait laissé Y. B. rédi- tion et ceux qui plaident, avec relle réellement existante, à tra- ger ses chroniques pendant plus ou moins de radicalité, vers des politiques éducatives plusieurs mois ? Et qu’il ne soit pour une révision du modèle et sociales innovatrices, sans pratiquement jamais question dans un sens “pluraliste”, voire pour autant basculer dans une communautaires. Sensible aux reposerait sur “la diffusion d’un démarcations ?”) mais ne va thèmes de la pensée “post-eth- ensemble de valeurs transcom- pas jusqu’à y répondre. Il sou- nique” (David Hollinger, voir munautaires alliée à une lutte ligne que “les revendications H&M n°1197, avril 1996), Fred efficace contre les inégalités éco- multiculturelles se nourrissent Constant plaide pour un plura- nomiques et sociales crois- des déficits de citoyenneté”, lisme “maîtrisé” qui permette santes qui déchirent le tissu étant “avant tout des mises en aux individus de cultiver la social et favorisent le renché- forme ethniques et identitaires richesse de leurs multiples enga- rissement des revendications de demandes égalitaires insa- gements et identifications, plu- multiculturelles”. tisfaites”, mais il reste à savoir tôt que de s’enfermer dans des Le livre tend vers la définition quelle place il conviendrait catégorisations ethniques réduc- d’une politique publique de ges- d’accorder à de telles “mises trices. Perspective généreuse tion de la diversité des “com- en forme” dans le contexte fran- qui ne saurait progresser en l’ab- munautés d’origine”, mais çais, si différent du contexte sence d’ambitieuses politiques laisse le lecteur sur sa faim à nord-américain que l’auteur sociales pour résorber les inéga- cet égard. L’auteur soulève une évoque en contrepoint. lités dont se nourrissent les question essentielle (“Quelle De son côté, dans un esprit très logiques d’ethnicisation. est la ligne de partage entre le compatible avec le “pluralisme F. Constant plaide pour “une cul- privé et le public, et selon quels maîtrisé” de Fred Constant, ✂ 240 pages – Format 16 x 22 « Si les médecins pouvaient passer une radio de ma vie, ils comprendraient ce que j’ai dans le corps. » Ce cri lancé par une femme très pauvre résume ce que François-Paul Debionne partage dans cet ouvrage. Les politiques de santé cherchent en effet de plus en plus à répondre aux situations de pauvreté. Mais suffit-il de créer un Samu social ou d’instaurer la Couverture maladie universelle pour faire de la santé un droit pour tous ? Qu’en est-il du droit de chacun à devenir acteur de sa santé ? Médecin de santé publique, l’auteur raconte ici l’engagement qu’a provoqué sa découverte de la misère. Cinq années comme médecin généraliste dans un quartier défavorisé l’ont convaincu de la nécessité d’apprendre des personnes très pauvres ce qui conditionne leur accès à la santé et ce qui leur permet d’agir avec d’autres pour sa promotion. Il a en même temps compris que lorsqu’on vit dans la misère, on ne peut vraiment se fier qu’à des professionnels refusant avec vous l’ensemble des privations qui étouffent votre vie. Il n’a eu alors de cesse d’entrer en dialogue, au niveau régional, national et international, avec les professionnels de la santé comme avec les responsables publics et des citoyens de tous horizons pour faire avancer le droit de tous à la santé. En partageant son expérience et sa réflexion, il invite chacun à prendre part au combat pour rendre effectif le respect de l’égale dignité de tous. Né en 1948 à Nancy, François-Paul Debionne vit à Strasbourg où il est médecin inspecteur de santé publique à la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales d’Alsace. Militant du Mouvement Atd Quart Monde depuis 1972, il en a été volontaire permanent de 1977 à 1993 et en est actuellement le délégué adjoint auprès du Conseil de l’Europe. ❑ Je commande . . . exemplaires de « La santé passe par la dignité » au prix unitaire de 98 F (14,95 euros), pour un montant total de . . . . F. Ajouter 20 F de frais d’expédition pour un ouvrage, 25 F pour deux et plus et régler à l’ordre de : Éditions Quart Monde - 15, rue Maître Albert - 75005 PARIS Nom (en capitales) : ................................................................................................................................................................................. Adresse (en capitales) : ............................................................................................................................................................................. .................................................................................................................................................................................................................. LIVRES ture publique commune” qui N° 1225 - Mai-juin 2000 - 161 critères fonder de nouvelles fragmentation des identités N° 1225 - Mai-juin 2000 - 162 Martine Abdallah-Pretceille enjeux d’une société où “l’ex- nomène. Il souligne à maintes plaide vigoureusement pour périence de l’altérité” devient reprises l’obstacle épistémolo- une reconnaissance, dans les “omniprésente”. ❈ gique que constitue la disso- James Cohen ciation de ces deux faces, programmes éducatifs, de la toutes les sociétés modernes. Il SOCIOLOGIE la société en autant de “cultures” monadiques incarnées par des groupes ethniques distincts : l’interculturalité que qu’elle distingue nettement des expériences de “multiculturalisme”, est conçue pour “soli- tion entre société d’origine et société d’accueil. ne s’agit surtout pas de diviser l’auteur veut promouvoir, et LIVRES rappellant sans cesse la rela- diversité culturelle qui traverse Abdelmalek Sayad La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré Préface de Pierre Bourdieu Seuil, coll. “Liber”, 1999, 445 p., 140 F La rigueur de l’analyse, tout autant que le souci ethnographique et la volonté de restituer les migrants comme producteurs d’une socio-analyse de leur propre situation, font la richesse de cette approche. A. Sayad accorde, dans plusieurs chapitres, une large place aux dariser et non pas juxtaposer les présences culturelles” ➣ La double absence est un entretiens – il fait ainsi longue- (Jacques Berque). recueil d’articles et de confé- ment parler un migrant sur les Dans une première partie, elle rences, et fait suite à un rapports de parenté dans le tente de poser les fondements ouvrage forgé sur le même prin- cadre du système agricole de théoriques d’une pensée inter- cipe et publié en 1991, L’immi- son village. Les entretiens, sui- culturelle interdisciplinaire. gration ou les paradoxes de vis ou précédés d’analyses de C’est dans la deuxième partie l’altérité Bœck, l’auteur, se suffisent presque et qu’elle passe en revue diverses Bruxelles). Ces textes permet- rendent encore plus palpables initiatives françaises, euro- tent de laisser “parler” les et “vivantes” les caractéris- péennes et internationales migrants eux-mêmes, d’inter- tiques des processus liés à la dans le domaine éducatif. Pour roger le cadre socio-historique migration. L’auteur analyse ce qui concerne la France, et la spécificité de l’immigra- aussi les contacts en situation M. Abdallah-Pretceille regrette tion algérienne ; ils offrent une migratoire, en termes d’adapta- que “les activités intercultu- bonne synthèse de la pensée de tion imposée aux membres du relles” soient “restées limitées l’auteur – utilement complétée groupe dominé. à des actions ponctuelles et iso- par une bibliographie de ses On retrouve ici l’un des textes de lées” et qu’elles aient gardé une travaux. Cette double dimen- référence de la sociologie des connotation exotique, en asso- sion de l’émigration et de l’im- migrations, “Les trois âges de ciation trop étroite avec le migration est précisée par le l’émigration algérienne en thème de l’immigration et des processus de passage “des illu- France”, qui resitue les processus handicaps réels ou supposés sions de l’émigré aux souf- de migration à partir des des jeunes issus de celle-ci. frances de l’immigré”. A. Sayad déstructurations liées à la C’est un “recentrage sur la vie fait preuve d’une vigilance colonisation, en distinguant, collective” qui s’impose si l’on constante pour ne jamais pen- selon les âges, les dispositions lors veut que l’éducation intercul- ser séparément les “deux faces du départ. Ainsi, les migrants du turelle soit à la hauteur des indissociables” d’un même phé- “premier âge” ne quittent la (éd. De – le nationalisme, les effets de simplement regretter que n’y pour mieux la servir, tandis que l’émigration sur le registre figurent pas “Les enfants illégi- ceux du “deuxième âge” tendent associatif ou sur la société times”, autre article de réfé- à se détacher d’une condition d’origine – est également abordée. rence qui aurait rappelé la place paysanne devenue impossible. La dernière partie, enfin, est qu’il accorde également à la A. Sayad spécifie l’immigration consacrée au “poids des mots” ; famille, et qui surtout illustre, à algérienne, notamment par l’auteur décortique des termes – partir des relations familiales, rapport à la colonisation et en “intégration”, “naturalisation” – toute la complexité de la situa- tant que première immigration et les processus qu’ils veulent tion migratoire, tous les jeux de en provenance du monde sous- signifier. positionnement et d’alliances développé, qui eut “à lutter le Cet ouvrage reflète toute la au sein du couple, de la fratrie, plus contre l’individualisme” finesse et la rigueur de l’analyse et entre les générations. (p. 107). La dimension politique d’Abdelmalek Sayad. On peut N° 1225 - Mai-juin 2000 - 163 communauté villageoise que ❈ AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO (n° 1226 - juillet-août 2000) AU MIROIR DU SPORT L’équipe de France de football, c’est l’histoire en raccourci d’un siècle d’immigration, Didier Braun, L’Équipe Alain Mimoun : tout pour la France ! un entretien avec Karim Belal, RFI L’effet “benazzidane” : évolution de l’image de l’intégration par le sport, Mogniss Abdallah, agence Im’média Les négriers du foot ou l’envers du décor, Mogniss Abdallah Le sport contre la violence : trois jeunes parlent de leur pratique sportive et de leur engagement associatif, avec Marie Poinsot, Adri et Alain Seksig, ministère de l’Éducation nationale Pratique sportive et socialisation des jeunes des quartiers, Patrick Mignon, Institut national du sport et de l’éducation physique Le skate, ou l’irruption du sport en ville, Claire Callogiroux et Marc Touché, Musée national des arts et traditions populaires Des projets portés par des femmes dans le cadre du Concours national d’insertion par le sport, Marie Poinsot LIVRES Abdelhafid Hammouche 4, rue René-Villermé – 75011 PARIS Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 ABONNEMENT N° 1225 - Mai-juin 2000 - 164 BULLETIN À RETOURNER À (cochez les cases correspondant à votre choix) ❏ ❏ ❏ JE M’ABONNE JE ME RÉABONNE (No abonné : ............................) J'OFFRE UN ABONNEMENT TARIFS (TTC) Institutions, bibliothèques, entreprises... TARIFS RÉDUITS (TTC) Particuliers et associations France 370 F (56,40 €) France 320 F (48,70 €) Etranger 495 F (75,40 €) Etranger 445 F (67,80 €) Nom : ............................................................................................ Prénom : .................................................................................... Adresse : .................................................................................................................................................................................................. Code postal : / / / / / / Ville : ............................................................................................ Pays : ............................................................................................. Téléphone : .............................................................................. Profession (facultatif): .................................................................................................................................................................. Vente au numéro Je vous prie de m'adresser : PRIX** port compris ......... 1225 - Mai-juin 2000 Santé, le traitement de la différence 77 F ......... 1224 - Mars-avril 2000 Marseille, carrefour d’Afrique 77 F ......... 1223 - Janvier-février 2000 Regards croisés France-Allemagne 77 F ......... 1222 - Novembre-Décembre 99 Pays-de-la-Loire 77 F ......... 1221 - Septembre-Octobre 99 Immigration, la dette à l’envers 77 F ......... 1220 - Juillet-Août 99 Islam d’en France + Migrants chinois 77 F ......... 1219 - Mai-Juin 99 Combattre les discriminations 77 F ......... 1218 - Mars-Avril 99 Laïcité mode d’emploi 77 F ......... 1217 - Janv.-févr. 99 La ville désintégrée? 77 F ......... 1216 - Nov-Déc 98 Politique migratoire européenne 77 F ......... 1215 - Sept-Oct 98 Les Comoriens de France 77 F ......... 1214 - Juillet-Août 98 Solidarité Nord-Sud 77 F ......... 1213 - Mai-Juin 98 Des Amériques Noires 77 F ......... 1212 - Mars-Avril 98 Immigrés de Turquie 77 F ......... 1211 - Janv.-févr. 98 Le Racisme à l’œuvre 77 F ......... 1210 - Nov-Déc 97 Portugais de France 77 F ......... 1209 - Sept-Oct 97 D’Alsace et d’ailleurs 77 F ......... 1208 - Juillet-Août 97 Médiations + Australie 77 F ......... 1207 - Mai-Juin 1997 Imaginaire colonial 77 F ......... 1206 - Mars-Avril 97 Citoyennetés sans frontières 77 F ......... 1205 - Janv.-févr. 97 D'Est en Ouest 77 F ......... 1204 - Déc. 1996 Chômage et solidarité 44 F ......... 1203 - Nov. 1996 Intégration et ville 44 F ......... 1202 - Octobre 1996 Les foyers dans la tourmente 44 F ......... 1201 - Sept. 1996 A l'école de la République 44 F ......... 1200 - Juillet 1996 Canada 44 F ......... 1198-99 - Mai-jui 96 Réfugiés et droit d'asile 85 F ......... 1197 - Avril 1996 Antiracisme et minorités 44 F ......... 1196 - Mars 1996 Jeunesse et citoyenneté 44 F ......... 1195 - Février. 1996 Cités, diversité, disparités 44 F ......... 1194 - Janvier 1996 L'Italie 44 F 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 12,90 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € PRIX** port compris ......... 1193 - Déc. 1995 ......... 1192 - Nov. 1995 ......... 1191 - Octobre 1995 ......... 1190 - Sept. 1995 ......... 1188-89 - Juin-jul 95 ......... 1187 - Mai 1995 ......... 1186 - Avril 1995 ......... 1185 - Mars 1995 ......... 1184 - Février 1995 ......... 1183 - Janvier 1995 ......... 1182 - Déc. 1994 ......... 1181 - Nov. 1994 ......... 1180 - Octobre 1994 ......... 1178 - Juillet 1994 ......... 1176 - Mai 1994 ......... 1175 - Avril 1994 ......... 1174 - Mars 1994 ......... 1172-73 - Jan-fév 94 ......... 1171 - Déc. 1993 ......... 1170 - Nov. 1993 ......... 1169 - Octobre 1993 ......... 1168 - Sept. 1993 ......... 1167 - Juillet 1993 ......... 1165 - Mai 1993 ......... 1162-63 - Fév-m. 93 ......... 1161 - Janvier 1993 ......... 1159 - Nov. 1992 ......... 1158 - Octobre 1992 ......... 1157 - Sept. 1992 ......... 1155 - Juin 1992 ......... 1154 - Mai 1992 Détours européens L'intégration locale Musiques des Afriques Connaître l'autre Tsiganes et voyageurs Après les O. S. Rhône-Alpes Histoires de familles D'Espagne en France Passions franco-maghrébines Éthique de l'intégration Sarcelles Quêtes d'identités Les lois Pasqua L'étranger à la campagne La mémoire retrouvée Australie, Canada, USA Minorités au Proche-Orient Le bouddhisme en France Arts du Maghreb et de France Le Languedoc-Roussillon Belleville Mariages mixtes Migrants et développement Fragments d'Amérique Métissages Europe horizon 2000 Mémoire multiple Le Nord-Pas-de-Calais Migrations Est-Ouest Le poids des mots 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 43 F 6,50 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € * France seulement. Pour l'étranger, compter 10 F (1,50 €)supplémentaires par numéro pour le port. Je règle la somme de : ...................................................................................... F ❏ ❏ ❏ par chèque bancaire ci-joint à l'ordre de Gip Adri. par versement sur votre compte à la Banque Martin Maurel - Paris 8e : 13369 00006 60 555401015 58 par mandat international Si l'adresse de la facturation est différente de l'adresse ci-dessus nous l'indiquer : ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ 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