L`avant-guerre

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L`avant-guerre
Université de Nantes
Master 2 Histoire des sciences et des techniques
UEF 2 – Transmission des savoirs
Rapports Science – Industrie – Etats :
L’impact de la première guerre mondiale
Cours de Pierre Lamandé
L’avant-guerre
Le renouveau de l’histoire des sciences, notamment le courant des « sciences studies »,
a montré les liens étroits entre le développement des savoirs et le contexte social dans lequel il
est inséré. Il a ainsi fait naître de nouvelles périodisations. Durant les deux derniers siècles,
deux moments apparaissent maintenant comme des charnières : la fin du dix-neuvième siècle
(jusqu’à la première guerre mondiale) et les décennies 1940 -1950. C’est en effet durant le
dernier tiers du dix-neuvième siècle que s’établit un régime dominant de production des
sciences caractérisé par la professionnalisation des savants, la montée des sciences
expérimentales, la création de grands laboratoires et une intégration accrue entre science et
industrie. Les décennies 1940 et 1950 marquent l’émergence de la « big science » et ouvrent
une époque caractérisée par l’implication devenue fondamentale des États dans le
financement et le développement de la recherche, que ce soit par une politique de formation
ou par la création d’organismes ad hoc.
Entre ces deux périodes, la première guerre mondiale est un passage obligé. Certains
ont souligné que, si elle a tiré de la science existante de multiples applications, elle n’a guère
été l’occasion de développements théoriques majeurs. Pourtant, que ce soit chez les élites
scientifiques, militaires ou civiles, ou dans l’imaginaire populaire, l’expérience de la Grande
Guerre a été perçue comme une rupture traumatique. Non seulement elle a marqué
l’émergence d’une nouvelle façon de conduire la guerre où les sciences jouent désormais un
rôle de premier plan, mais elle a aussi établi de nouveaux liens entre États, science et industrie
qui auront, à terme, de profonds impacts, tant en termes d’organisation de la recherche que de
pratiques et de représentations sociales. L’opposition entre ces deux types de jugement tient à
la focalisation sur des perspectives différentes, l’une purement scientifique et l’autre plus
sociale. Il s’agira ici avant tout d’éviter ce piège pour faire apparaître les effets de seuil qui
expliquent l’évolution historique. En d’autres termes, on examinera comment le changement
d’échelle mis en œuvre entre 1914 et 1918 modifie les conditions d’insertion et de diffusion
des sciences dans la société et ouvre, à terme, la voie à l’organisation de la science moderne.
Dans un premier temps, nous verrons comment l’évolution des structures scientifiques permet
l’émergence des comportements qui marquent la première guerre mondiale, puis nous
donnerons quelques caractéristiques et quelques exemples de ceux-ci. Enfin, nous verrons
dans quelle mesure ces expériences ont pu ouvrir la voie aux mutations des décennies
suivantes.
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La naissance des laboratoires modernes et la nouvelle insertion de la science
dans la société
Les laboratoires et les universités
Le laboratoire est vu aujourd’hui comme un facteur essentiel de la science moderne. Il
n’apparaît pourtant, sous sa forme contemporaine, que lentement et tardivement. Celui des
années 1800 est privé, exigu et encore assez proche de la cuisine. L’évolution en taille et en
complexité que connaît le laboratoire s’explique par le développement de l’enseignement
scientifique où il va s’intégrer et par l’émergence de nouveaux domaines comme la chimie
organique ou la spectroscopie. L’exemple du laboratoire de Liebig est caractéristique parce
qu’il va devenir le modèle des cinquante années à venir. La perfection atteinte dès 1831 par
Liebig dans l’analyse de la combustion des composés organiques et sa faculté à développer
des méthodes systématiques d’enseignement fondées sur les expériences de laboratoire lui
valent une renommée internationale. De 1825 à 1835, son laboratoire, situé dans le poste de
garde d’une caserne désaffectée, ne dépasse pas 38 mètres carrés. Il sert aux étudiants de son
école privée de pharmacie et de son cours de chimie. Il intègre ses enseignements dans le
cadre de l’Université de Giessen en 1833 et obtient des subventions du gouvernement hessois
pour couvrir les frais de fonctionnement du laboratoire. À partir de 1839, les locaux sont
agrandis et comportent un amphithéâtre, un laboratoire analytique, un autre destiné à
l’enseignement de la pharmacie et de la chimie, son propre laboratoire privé de recherche et
d’autres équipements spécifiques.
La méthode d’enseignement de Liebig, faite d’exercices pratiques et de recherche
directe, jouit alors d’un extraordinaire rayonnement. En Allemagne, Autriche, Suisse et
Hongrie, Universités d’État et Écoles Polytechniques imitent et copient ses méthodes et
aménagements. Par ricochet, ces institutions influencent la vague de constructions de
laboratoires qui surgissent en France, en Angleterre et en Amérique dans les années 1870.
Après 1848, l’université d’Heidelberg devient l’un des emblèmes de cette révolution. Robert
Bunsen s’y voit attribuer un tout nouveau laboratoire de chimie et, avec Gustav Kirchhoff,
participe à l’installation du Friedrichsbau, superbe institut de recherche et d’enseignement qui
juxtapose les laboratoires de physique, physiologie et autres disciplines. Helmholtz rejoint
Heidelberg en 1858 où il sera, pendant quatorze années, professeur de physiologie. Durant
cette période, il concourt à doter la nouvelle discipline qu’est la psychophysiologie d’une
formation en laboratoire, inventant l’instrumentation nécessaire.
L’évolution ne se fait pas cependant sans quelque difficulté. En 1840 les scientifiques
berlinois rejettent fermement les tentatives de Liebig d’introduire la chimie de laboratoire
dans les universités, estimant que de simples manipulations pratiques n’ont guère leur place
dans un cursus d’études purement philosophiques. Ces réticences sont largement partagées
dans toute l’Europe. En 1845, August Hoffmann, étudiant de Liebig, réussit cependant à
installer un laboratoire au London’s Royal College of Chemistry …qui est laissé à l’abandon
lorsqu’il part à la retraite. William Thomson, après avoir travaillé à Paris dans le laboratoire
privé de Victor Regnault au Collège de France en 1845, rentre à Glasgow où il installe son
propre laboratoire dans une vieille cave à vins. Il faudra attendre 1870 pour que son université
aménage un laboratoire de physique digne de ce nom.
Laboratoires et industries
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Ce sont les dernières décennies du XIXe siècle qui vont consacrer le passage du
laboratoire particulier à ces vastes institutions de formation et de recherche. « Il peut arriver
de temps à autre qu’un génie découvre de grandes lois avec des bouts de ficelle et des
aimants. Mais le travail systématique d’un laboratoire de physique, comme celui d’un
observatoire réclame un investissement important » note le physicien John Trowbridge en
1889. La nouvelle alliance de la mesure de précision, d’un enseignement de terrain à grande
échelle et d’applications économiques et industrielles devient le thème favori des défenseurs
du laboratoire. Leurs étudiants sont rassemblés dans de vastes salles de cours où les attendent
un équipement standardisé, des manuels et des expériences prêts à l’emploi. Ils côtoient les
fabricants d’instruments, passent leurs examens dans les laboratoires d’enseignement et
partent servir la cause de l’industrie. Ainsi, dans les années 1860-1870, la volonté d’établir un
réseau télégraphique sous-marin pour répondre aux besoins de l’Empire inspire les travaux de
nombre de laboratoires de physique britanniques. La précision des mesures, indispensable à la
réussite du projet, exige des hommes formés. Leur unification, essentielle pour la
comparaison et la validation des résultats, devient essentielle. La métrologie constitue ainsi
une discipline décisive et il appartient aux laboratoires de définir les valeurs étalons.
L’exemple du lien étroit établi à la fin du siècle entre laboratoires universitaires et
industries allemandes est bien connu : c’est l’un des facteurs essentiels de la réussite de la
chimie dans ce pays. On a vu l’extension remarquable des écoles d’ingénieurs en France sous
la Troisième République, qui répond manifestement aux nouveaux besoins des entreprises.
L’exemple anglais est aussi intéressant à plus d’un titre. Au milieu du siècle, les ingénieurs
britanniques sont nombreux à se méfier de la théorie mathématique (qui forme encore
l’essentiel du cursus des ingénieurs français) et de l’autorité universitaire. C’est en copiant
leurs maîtres dans le monde de l’atelier durant de longues années d’apprentissage qu’ils
apprennent leur métier. Pourtant William Thomson (futur Lord Kelvin) côtoie à Glasgow les
industriels et s’intéresse à la navigation et à l’industrie maritime qui y sont si importantes. Il
se passionne également pour l’électricité et suit de très près la télégraphie sous-marine.
Lorsque s’ébauche le projet de câble entre l’Irlande et le Canada, il travaille avec ses étudiants
sur les techniques et les instruments nécessaires à sa réalisation. Le premier câble lancé en
1858 n’utilise cependant pas ces travaux et tombe en panne assez rapidement. Le second
câble, installé en 1866 est un succès largement attribué aux tests effectués dans le laboratoire
de Thomson sur les propriétés des matériaux utilisés et au galvanomètre miroir qui permet de
lire les signaux télégraphiques affaiblis. Ce succès aidera grandement à la création de
laboratoires d’enseignement en physique dans les universités anglophones. L’un des protégés
de Thomson, William Ayrton, est nommé en 1873 professeur de philosophie naturelle et de
télégraphie au nouvel Imperial College of Engineering de Tokyo où il reprend les pratiques de
Thomson et développe un laboratoire télégraphique. De retour en Angleterre en 1879, dans le
nouvel institut industriel qu’est le Finsbury Technical College, il continue avec succès à
montrer comment le laboratoire peut compléter l’amphithéâtre et l’industrie, faisant la
jonction entre les deux et développant des compétences difficilement atteintes ailleurs. La
télégraphie n’est qu’un des sujets étudiés aux interfaces de l’industrie, de l’expérience et de la
théorie. C’est également à Londres que l’ingénieur écossais Alexander Kennedy met sur pied,
en 1878, le premier laboratoire d’ingénierie mécanique à l’University College. Pendant les
quatre années de collecte de fonds, il a pu constater que l’idée d’une formation en laboratoire
des nouveaux ingénieurs mécaniciens est assez bien acceptée par les industriels.
L’augmentation à cette période du nombre d’accidents mortels impliquant des ponts, des
machines à vapeur et des conteneurs à gaz montrait que les ingénieurs ne maîtrisaient pas
autant qu’ils le pensaient les propriétés des métaux et de l’acier. Le laboratoire de Kennedy
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entreprit de faire des mesures précises des limites de rupture des matériaux, donnant à ses
étudiants une maîtrise que les simples tâtonnements de l’atelier ne pouvaient fournir.
Un Institut d’État
C’est en Allemagne que va naître le premier institut d’État visant à répondre aux
besoins théoriques, technologiques et industriels de la nation. Dès 1872, des scientifiques
prussiens avaient demandé à l’Empire la construction d’un institut dédié à la mécanique de
précision. Mais, pendant plus d’une décennie, alors que la Prusse et les autres Länder
allemands construisent de nouveaux instituts de physique et que les industries de haute
technologie (ingénierie de précision, chimie, optique et électricité) se développent, leurs
efforts restent vains. En 1883, Werner von Siemens, directeur de la très puissante firme
électrique Siemens & Halske et lui-même scientifique, prend le relais et demande à l’État de
l’aider à créer un institut de recherches scientifiques expérimentales, dégagé de toute
obligation d’enseignement et devant contribuer à l’avancement des industries allemandes de
haute technologie. Il fait don d’un terrain. Le projet est accepté par le Parlement et le
Physikalisch Technische Reichsanstalt ou PTR peut voir le jour. Sa section scientifique doit
mener les tâches théoriques qui exigent davantage de temps, de matériels et de ressources
humaines que ne peuvent en offrir les instituts universitaires de physique, et également
résoudre les problèmes issus des travaux de la section technique. Cette dernière a quatre
objectifs : faire progresser la mécanique de précision ; homologuer les appareils de mesure et
contrôler les instruments ; concevoir, pour les agences d’État, les instruments de mesure que
l’industrie privée ne peut mettre au point ; produire pour l’industrie les instruments qu’elle ne
peut construire seule. L’investissement est à la hauteur de l’enjeu scientifique, économique et
industriel.
C’est Hermann von Helmholtz, le plus grand scientifique allemand de ces années qui
bâtit et administre le PTR jusqu’en 1894. La section scientifique comporte trois laboratoires,
chaleur, électricité et optique. Le laboratoire thermique cherche à trouver les meilleurs
matériaux pour les thermomètres, déterminer des températures plus précises et comprendre
l’influence de la chaleur et autres paramètres sur le fonctionnement des moteurs thermiques. Il
étudie aussi les coefficients de dilatation des divers matériaux. Enfin, à la demande de
l’industrie thermique allemande, il tente de définir une norme de base d’intensité lumineuse.
Le laboratoire d’électricité travaille à déterminer les valeurs des unités électriques
fondamentales et à mettre sur pied un équipement de mesures électriques. Il imposera au
congrès international d’électricité de Chicago les normes pour l’ampère et l’ohm. Par ailleurs
il mène des recherches sur le magnétisme du fer et de l’acier qui se révèleront cruciales pour
les industries électriques et sidérurgiques. Enfin il aide la Marine allemande à résoudre les
problèmes de magnétisme en étudiant l’influence sur les boussoles des grandes quantités de
fer contenues dans les navires. Le laboratoire d’optique incarne les espoirs portés par les
fondateurs du PTR dans les bienfaits mutuels que science et technologie peuvent tirer de leur
interaction. À la demande des industries allemandes de gaz et d’électricité, il se concentre sur
la photométrie, collaborant en particulier à l’établissement d’une norme d’intensité lumineuse
internationale. Ces travaux le conduisent à mesurer le pouvoir éclairant des sources
lumineuses et, de fait, la température des corps irradiants. Il entreprend en outre des
recherches de polarimétrie pour le compte de l’industrie du sucre et le Bureau des douanes. La
section technique compte quatre laboratoires, mécanique de précision, chaleur et pression,
optique et électricité. Ils œuvrent au développement, à l’amélioration, à la standardisation et
l’utilisation d’instruments permettant la vérification et l’homologation. Leurs travaux sont
directement liés aux besoins industriels. Dès le milieu des années 1890, le PTR apparaît
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comme l’institution complémentaire des universités et instituts du pays et est le symbole du
triomphe de la science et de la technologie allemande.
De 1895 à 1905, sous la direction de Kohlrausch, le PTR continue à innover. Le
laboratoire thermique approfondit l’étude de la dilatation de l’eau, détermine les chaleurs
spécifiques des gaz, étudie la vitesse du son à des températures élevées et, de manière
systématique, les phénomènes à basse température. Ce sont les travaux du laboratoire
d’optique qui vont faire la célébrité de l’Institut. C’est là en effet que Max Planck va fonder la
physique des quanta. L’étude de la radiation des corps noirs en est la clé. En 1894, Willy
Wien et Max Planck montrent que si la répartition de leur énergie spectrale est connue à une
température donnée, on peut en déduire les températures de toutes les autres répartitions
d’énergie. La première loi qu’ils établissent en 1895 est bientôt remise en question. Max
Planck met au point une nouvelle formule, très vite validée expérimentalement, et, en 1901,
émet son hypothèse d’un quantum d’action, nouvel élément conceptuel lui fournissant les
bases physiques dont il peut dériver sa loi de rayonnement des corps noirs. C’est l’une des
clés de la transition entre la physique classique et la physique contemporaine. Cet Institut
n’est pas le seul. En janvier 1911 la Kaiser Wilhem Gesseschaft voit le jour en Allemagne
grâce au soutien de l’empereur et l’industrie berlinoise. En 1914, elle ouvre un centre de
recherche charbonnière à Mülheim, financé par les industriels de la Ruhr.
On pourrait également parler de ce qui se passe outre-atlantique. En 1913, le magnat
du pétrole John D. Rockefeller crée aux USA la fondation qui porte son nom. Ces exemples
montrent la manière dont les sciences dures ont forgé de nouveaux instruments, laboratoires
ou instituts voués à la recherche, qui les impliquent dans un tissu social bien plus complexe
que celui qui avait prévalu jusque vers 1870. Les investissements humains et financiers
comme les implications industrielles et économiques sont désormais trop importants et
nécessitent une liaison avec la société beaucoup plus étroite qu’auparavant. Le secteur privé
comme les États s’impliquent dans la recherche, avec des modalités et des fortunes diverses
suivant les pays. Ce constat touche aussi d’autres secteurs que ceux que nous avons
rencontrés. Entre 1870 et 1890, la fabrication des médicaments est passée de l’officine au
stade industriel. La recherche médicale elle-même voit l’irruption de nouveaux centres
comme l’Institut Pasteur en France, financé par une souscription publique et fondé en 1888,
ou l’Institut für Infektionskrankheiten (Institut pour les maladies infectieuses) de Robert Koch
qui ouvre ses portes en 1891, soutenu par le pouvoir allemand. L’un comme l’autre ne se
contente pas de recherches, mais œuvre pour la santé publique, notamment par la fabrication à
grande échelle de vaccins.
Science et société à la veille de la première guerre mondiale
À la veille de la première guerre mondiale, science et états sont déjà largement liés
dans les pays les plus développés. Il n’y a pourtant guère de stratégie globale de recherche,
exception faite de l’Allemagne. En France, un fossé s’est creusé entre la recherche et
l’industrie. Malgré le succès des formations techniques universitaires, l’élite savante reste très
soucieuse de la distinction entre la recherche fondamentale et ses applications, domaine de la
science « impure ». De son côté, l’industrie française ne s’intéresse guère au savoir théorique.
Le patron qui connaît la recherche est une donnée de l’industrie américaine ; en France c’est
une rareté que l’on donne en exemple. L’exemple de l’électricité est éclairant, car l’innovation
joue un rôle déterminant dans son développement. Aux États-Unis, Thomas Edison réussit à
développer sa firme grâce aux travaux réalisés dans son laboratoire de Menlo Park. Ils
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nécessitent des moyens d’une telle ampleur que ces industries sont conduites à chercher une
assise internationale. Or la France est absente de cette vague de création de ces premières
multinationales. Malgré la présence de chercheurs remarquables, elle est dépassée, non
seulement par les USA, mais aussi par la Suisse où naissent certaines des premières grandes
firmes électrotechniques. La compagnie Thomson-Houston, créée en 1883 et qui donnera
l’Alsthom en 1928, exploite les brevets de la maison mère, la General Electic américaine,
tandis que Schneider est lié à Westinghouse.
Les armées elles-mêmes ont entrepris de créer des organismes consacrés aux
conséquences des développements scientifiques sur leurs armes. La France, par exemple,
fonde en 1887 la Commission des inventions intéressant les armées de terre et de mer et
l’Italie aura son Ufficio delle invenzioni e collaudi (Bureau des inventions et des essais), tous
deux étant cependant exclusivement militaires. Il ne faut pas cependant sous estimer le travail
scientifique effectué au sein de l’armée. Malgré l’éloignement entre les mondes militaires et
universitaires, la présence des polytechniciens assure à l’armée française un vivier
scientifique de qualité. En 1898, la France obtient la maîtrise d’œuvre de la mesure de la
méridienne en Équateur. Le service géographique de l’armée et l’Académie des sciences se
sont alors disputé la direction de ce travail. Henri Poincaré, passionné de géodésie, ancien
polytechnicien et membre des plus éminents de l’Académie, intervient pour défendre la cause
des militaires. Il met en avant leur discipline, leur organisation et leurs compétences. « Nous
ne sommes pas sûrs de trouver aussi bien, nous sommes sûrs de ne pas trouver mieux ». Ce
travail de géodésie leur est en effet familier. Finalement, les mesures de terrain, essentielles,
furent confiées aux militaires, le contrôle scientifique étant attribué à une commission
d’académiciens présidée par Poincaré. L’exemple de la radio est aussi éclairant. Début 1899,
l’état-major français ne s’intéresse qu’avec circonspection aux travaux pionniers de Marconi.
Ce dernier obtient de monter une station sur les côtes françaises pour tester une liaison audessus de la Manche. C’est Gustave Ferrié, jeune capitaine du Génie issu de Polytechnique,
qui représente son corps et a ainsi l’occasion de se familiariser avec le matériel. Les essais
sont concluants et Marconi signe en 1900 un contrat avec la Royal Navy. Le ministère de la
Guerre français est plus sceptique et finit par refuser, malgré la médiation de Ferrié, les
propositions de Marconi dont les prétentions financières sont jugées exorbitantes. Ferrié est
chargé de mettre au point le système français au Mont Valérien, sous la direction exclusive de
l’armée. Il suit de près les travaux de Marconi et ceux menés, outre Atlantique, dans les
laboratoires de la Western Electric et de la General Electric. L’atelier de Ferrié enchaîne les
succès, aussi bien sur le plan scientifique que militaire (mise en place de nombreuses
stations). Malgré tout, en 1912, l’armée française n’est équipée que de 11 postes et les
moyens donnés à la radio sont maigres. Sa place apparaît minime, car elle n’a pour objet que
de compléter le réseau de communications téléphoniques et d’assurer la liaison avec la flotte
aérienne. On invoque aussi le manque de secret qui oblige à coder les messages et le risque de
brouillage. La situation va vite changer avec la guerre.
La première guerre mondiale
Des sciences pour mener la guerre
La longue durée du conflit a mis en valeur de manière spectaculaire aux yeux des
contemporains le fait que des mutations techniques radicales s’y sont déployées. Qu’il
s’agisse de l’emploi massif des chars, des avions, de sous-marins, des gaz ou des explosifs, le
champ de bataille et la conduite des opérations sont profondément modifiés. La marque dans
la mémoire collective des horreurs et de l’hécatombe induites par les nouvelles armes se
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retrouve encore aujourd’hui sur les stèles mortuaires à la gloire des poilus érigées dans les
moindres villages de France. Pourtant, aussi manifestes qu’aient été ces changements, ils
n’ont sans doute pas été décisifs dans l’issue de la guerre qui a plus reposé sur des armes déjà
en usage en 1914 et sur l’immensité de l’effort de production industrielle1 que sur de
véritables ruptures technologiques. Lorsque celles-ci ont existé, elles ont surtout joué par
l’effet de surprise et les succès provoqués par leur introduction ont souvent été limités par
l’absence de pensée stratégique ou de moyens. Ainsi la percée produite à Ypres par le premier
emploi du chlore comme gaz de combat n’a pas été exploitée ; l’utilisation des chars n’a pas
toujours été satisfaisante, faute de ravitaillement ou de pensée tactique (utilisation conjointe et
coordonnée des chars et de l’infanterie). Mais toutes ces innovations finiront par modifier la
pensée militaire et changer les conceptions de la guerre, là encore de manière différente selon
les pays comme le montrera la seconde guerre mondiale.
En retour, les sciences se sont trouvées durablement marquées par le conflit. Bien sûr,
l’utilisation de connaissances scientifiques à des fins militaires n’est pas une nouveauté, mais
elle trouve là de nouveaux usages, comme ceux de la physique enrôlée dans le repérage par le
son des batteries ou des sapes ennemies, la détection sous-marine, la conduite du tir,
l’instrumentation aéronautique, l’optique des télémètres ou des viseurs. La culture de
précision, bien connue des laboratoires, s’introduit sur le champ de bataille et pose bien des
questions nouvelles. Le développement de l’armement et des techniques corrélées
(transmission, aviation etc .) suppose une science et une industrie organisées dans des
structures collectives et hiérarchisées. C’est le cas du programme de recherche sur les gaz,
conduit par le Kaiser Wilhelm Institut à Berlin dont nous reparlerons. En outre, nombre de
domaines autrefois étrangers aux conflits sont sollicités : la géologie, mise à contribution pour
la construction du réseau de tranchées et le travail de l’artillerie ; la météorologie ;
l’entomologie (c’est dans ce cadre que furent étudiés initialement les gaz toxiques), les
sciences humaines (comme la psychologie appliquée au traitement des traumatismes) etc. Les
sciences économiques et statistiques sont aussi utilisées. Les premiers processus
d’anticipation et de gestion rationnelle de la production voient le jour, notamment dans les
administrations de l’armement. Les enjeux prioritaires sont évidemment ceux de la
massification de la production industrielle et de son organisation scientifique, alors que la
taylorisation était marginale dans l’industrie européenne à l’orée du conflit.
La Grande Guerre conjugue enfin deux nouvelles dimensions qui attestent la
nouveauté des pratiques d’interventions scientifiques : le recours à l’invention et l’accent mis
sur la circulation de l’information scientifique. La guerre de l’invention a mis en valeur
l’accélération des cycles d’innovation qui témoigne d’un nouveau rapport au temps
scientifique (l’urgence s’impose) et d’une mutation de l’échelle d’intervention. Cette guerre,
affirmait Lloyd George, est celle des ingénieurs, engagés dans l’adaptation permanente des
systèmes d’armes et dans leur utilisation. Les États ont impulsé des organismes chargés de
gérer cette nouvelle dimension du travail scientifique dont nous reparlerons. En France, la
Commission des inventions intéressant les armées de terre et de mer devient en 1915, à
l’initiative de Paul Painlevé, la Direction des inventions qui consacre de nouveaux liens entre
scientifiques et militaires. Le cabinet de l’armement anglais inaugure aussi une division de
l’invention, comme l’Italie. Dans ces institutions, les savants expertisent pour le compte de
l’État les propositions, dont bon nombre commencent à émaner du champ de bataille. Les avis
divergent quant à la place à accorder à leur travail. Certains considèrent ces tentatives comme
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Il ne faudrait pas cependant oublier que cet effort industriel a souvent reposé sur la science. En particulier le
blocus imposé par les Alliés a été contré par la fabrication de produits de substitution inventés par les
scientifiques.
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des impasses qui n’ont fait que freiner le développement d’une authentique politique de
recherche, d’autres y voient l’alliance entre science et démocratie. Nous verrons des exemples
des travaux menés. La course à l’innovation (et le secret qui doit l’entourer) met également en
évidence le rôle nouveau accordé à l’échange d’informations ente Alliés. Ce partage
d’informations scientifiques est réclamé dès janvier 1917 par Eugenio Rignano, directeur de
la revue Scientia qui appelle à une quadruple entente scientifique (Italie, Angleterre, France
Russie) pour libérer l’information scientifique de son « accaparement étouffant par
l’Allemagne » ; il trouve une première organisation institutionnelle avec le Research
Information Commitee qui influera les modèles d’organisations scientifiques internationales
de l’immédiat après-guerre.
Les formes de la mobilisation
La mobilisation scientifique réelle comporte plusieurs phases, intimement liées à
l’histoire même du conflit. Les stratégies militaires initiales, tant allemandes que françaises,
avaient comme caractéristique commune le dynamisme, la volonté bien arrêtée d’aller de
l’avant et de mener une guerre offensive qui ne devait durer que peu de temps. Mais, fin 1914,
les armées opposées se sont neutralisées le long d’un front très étendu qui, de fait, allait être
stabilisé pour la plus grande partie de la guerre. Cette situation nouvelle et imprévue va
imposer une nouvelle organisation des forces, une utilisation différente des ressources
humaines et matérielles. Mais il faudra du temps pour que les décisions soient prises et les
divers obstacles surmontés. Dans la première année du conflit, la vision d’une guerre rapide,
menée avec les instruments classiques domine et la science n’est pas engagée en tant que
telle, même si les savants sont partie prenante de la mobilisation patriotique de part et d’autre
du Rhin2. La jeune génération de chercheurs français est en grande partie sacrifiée et les
appels des scientifiques, convaincus d’un rôle patriotique à faire jouer à leurs disciplines,
restent momentanément sans réponse. Il en est de même en Angleterre et H.G. Wells écrit
dans le Times en juin 1915 une lettre prophétique, critiquant le peu d’attention accordée aux
sciences. Il en juge responsable l’impréparation scientifique des milieux militaires et leur
attitude conservatrice qui, comme dans la Marine par exemple, leur fait considérer que la
guerre est leur métier et les conduit à dédaigner l’apport des universitaires scientifiques qui,
tel Rutherford, entendent renouveler outils et méthodes. En question également, le
scepticisme des gouvernants et l’absence de volonté politique d’utiliser spécifiquement les
compétences professionnelles, au nom d’une mobilisation égalitaire et exhaustive des
ressources humaines pour le combat.
La situation évolue cependant. L’armée allemande commence à employer les gaz le 22
avril 1915 à Ypres. L’armée française, de son côté, effectue les premiers pas vers la
mobilisation des spécialistes. La loi Dalbiez d’août 1915 permet le déplacement des personnes
à compétence du front vers les usines de guerre. La confrontation aux besoins industriels et
techniques de masse suscitée par la totalisation du conflit est marquée par la mobilisation des
savants, appréhendés désormais comme une collectivité opérationnelle dont il s’agit d’utiliser
les compétences. L’Amirauté britannique institue en juillet 1915 un Board of Invention and
Research dirigé par les personnalités savantes les plus éminentes d’Angleterre, J.J. Thomson,
W.H. Bragg, Charles Parsons et E. Rutherford. Cet organisme, comme la Direction des
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L’appel allemand des 93 An die Kulturwelt qui était paraphé par les plus éminents scientifiques germaniques
(Einstein est l’une des rares personnalités à avoir refusé de le signer) représentait la guerre comme imposée à
l’Allemagne et défendait toutes les thèses impériales. Elle donna lieu chez les Alliés à des contre offensives
intellectuelles de grande ampleur, tout aussi virulentes et patriotiques. Cet affrontement a eu des conséquences
majeures sur l’organisation des sciences dans les années 1920 et 1930.
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inventions créée à la même période en France, rencontrera bien des difficultés pour faire
coexister scientifiques et militaires et disparaît en septembre 1917. L’institution la plus
décisive en Angleterre est le Department of Scientific and Industrial Research, né en
décembre 1916 et qui travaille alors en lien avec les institutions correspondantes du
Commonwealth (Australie, Canada, nouvelle Zélande).
Si la guerre a infléchi et contribué à modeler les sciences, leurs objets de recherche,
leurs formes d’organisation et les trajectoires personnelles des savants, quelle fut la pérennité
de cette empreinte ? La guerre n’a-t-elle été qu’une parenthèse vite refermée par un retour aux
pratiques normales, à l’écart des contingences extérieures, ou a-t-elle façonné durablement de
nouveaux modes de fonctionnement ? La question a été celle des acteurs avant d’être reprise
par les historiens. Dès 1917, alors que la question des buts de guerre et des réparations devient
d’actualité, l’objectif de l’hégémonie scientifique à exercer dans l’après-guerre se place au
cœur des enjeux comme nous le verrons. Pour chaque camp, dans la perspective d’un avenir
victorieux, il s’agit que la science sorte renforcée, reconnaissant par là que la donne a
irrémédiablement changé. On milite pour une organisation de la science qui renforce la
victoire, à la faveur des nouvelles institutions nées de la guerre. Aux Etats-Unis, le National
Research Council prône l’idée que l’effort de recherche coïncide avec les intérêts de la
défense nationale. À la fin de la guerre, on assiste à une reconversion et les savants passeront
souvent directement de la mobilisation pour les applications militaires de la science à
l’engagement pour un financement public de la recherche, considérée comme un vecteur
essentiel du progrès industriel, économique et politique. Nous verrons que la question reste
partagée et que les différents pays adopteront des politiques différentes.
L’exemple de la chimie
L’apparition des armes chimiques provoqua un choc brutal, tant au sein des
institutions militaires que dans l’opinion publique. Après l’enlisement du conflit au début de
l’année 1915, il fallait une nouvelle arme, une révolution technique. L’arme chimique fut
l’une des voies suivies pour tenter de reprendre l’initiative. Les forces françaises ont utilisé,
dès août 1914, des cartouches suffocantes remplies de bromoacétate d’éthyle liquide, puis, à
partir de février 1915, de grenades du même type. Ces armes, dont les effets étaient limités
dans le temps, n’étaient pas prohibées par la Convention de la Haye qui interdisait l’utilisation
de substances chimiques mortelles. Elles constituaient néanmoins le premier pas dans un
engrenage et l’avènement de la guerre chimique est le fruit d’un cheminement parallèle des
belligérants.
Un chimiste allemand de renom, Fritz Jacob Haber, directeur du Kaiser Wilhem
Institut de Berlin (un institut de recherche en chimie organique) ouvre la boîte de Pandore.
Avant-guerre, Fritz Haber avait découvert avec Bosch un procédé de fabrication synthétique
de l’ammoniac à partir de l’azote atmosphérique, utilisé dans l’industrie des engrais puis des
explosifs. Il recevra d’ailleurs en 1918 le prix Nobel pour ces travaux. D’origine juive, il
s’était converti au christianisme et a fait passer le nationalisme avant l’éthique de la science.
Haber pensait que le gaz était un moyen peu onéreux et très efficace pour gagner la guerre. Il
devait être asphyxiant et se diffuser dans l’atmosphère. Il commence des expérimentations
avec le chlore à l’institut Kaiser Wilhem. Son épouse Clara, la première chimiste à avoir
obtenu un diplôme universitaire, considère que la science ne doit pas servir à la guerre, mais
Fritz continue ses travaux. Clara assiste à une explosion au gaz qui tue un de ses collègues et
son aversion pour les expériences de son mari augmente. Fin 1914, Fritz Haber entre en
contact avec les militaires. L’Allemagne est la seule nation capable de produire les gaz à
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grande échelle. Le haut commandement est sceptique. C’est la première fois que scientifiques
et militaires travailleraient ensemble. De plus l’usage des produits chimiques à des fins
militaires est contraire aux traditions militaires et à la Convention de La Haye. Cependant,
une expérience est faite près de Cologne et les militaires allemands décident d’employer la
nouvelle arme au début de l’année 1915. Fritz Haber reçoit alors un grade militaire et
supervise les équipes spécialisées dans l’emploi des gaz. La première utilisation militaire a
lieu le 22 avril 1915 près d’Ypres. Cent cinquante tonnes de chlore contenus dans des tubes
sont libérées sur un front de six kilomètres. Son « efficacité » est remarquable. Les premières
lignes alliées au centre du dispositif deviennent aussitôt intenables et sont abandonnées. Pour
autant, les Allemands n’exploitent pas l’effet de surprise et leur avance est bientôt arrêtée.
Ypres n’est qu’une manœuvre de diversion. La presse allemande voit cependant dans cette
action une grande victoire. Haber reçoit le grade de capitaine et devient un des hommes les
plus importants du moment. Il donne une grande réception pour fêter sa promotion. Clara se
refuse à cette perversion de la science, mais, pour Fritz, son épouse trahit l’Allemagne. Ils se
disputent et, dans la nuit, Clara se suicide. Le lendemain, Fritz repart sur le front, sans
s’occuper de l’enterrement de sa femme. C’est lui qui a dirigé, à partir du printemps 1916, la
conception, la fabrication et l’utilisation des gaz.
L’émotion suscitée par cette attaque fut considérable, tant en France qu’en Angleterre.
Le 23 avril, Raymond Poincaré notait dans son journal ; « C’est l’organisation du crime ; et
demain, pour nous défendre, n’allons nous pas, hélas, être obligés d’employer les mêmes
moyens ? » Dès le 4 mai 1915, le gouvernement britannique prenait la décision d’employer
les mêmes moyens. Le principal écueil auquel ils sont confrontés est celui de la fabrication
industrielle du chlore, car il n’existait dans l’Empire que deux usines capables d’en produire.
Il est décidé d’utiliser complètement leur capacité de production à des fins militaires et l’on
s’engage dans la fabrication de masques à gaz. Début septembre, 6000 obus contenant 180
tonnes de chlore sont prêts et l’on crée une brigade spécialisée dans son utilisation qui compte
des universitaires parmi ses membres. Du côté français, la réaction est aussi prompte. Dès le 4
mai, le premier essai de diffusion de nappe gazeuse au chlore est fait. En France, on réalisa
très tôt que l’avenir de la guerre chimique passerait par l’artillerie et, dès mai 1915, des essais
ont lieu au polygone de tir de Vincennes. Le ministre de la guerre décide, le 18 juin 1915, la
création d’une Direction du matériel chimique de guerre, mais la production industrielle peine
à suivre.
Le 25 septembre 1915, les Britanniques lancent une attaque au gaz, mais les vents
tournent et les gaz reviennent vers les lignes britanniques. Les militaires anglais sont alors
conscients de la nécessité d’améliorer leur procédé et décident de construire un centre de
recherches chimiques. La technique des gaz dérivants marque le pas et l’obus devient le
vecteur principal de l’arme chimique. Les Allemands inventent le T-stoff (obus rempli de gaz
lacrymogène) puis le K-stoff (gaz lacrymogène deux fois plus toxique que le chlore). Début
1916, les Français innovent en utilisant le phosgène, beaucoup plus toxique, et en augmentant
la quantité de produit contenu dans un obus. De son côté, Haber invente le diphosgène. Au
cours de 1916, les offensives au gaz sont courantes dans les deux camps et cette arme est
devenue tactiquement indispensable à la conduite d’opérations offensives. On améliore les
masques à gaz et les exercices de prévention se multiplient. L’escalade dans la toxicité des
substances continue. Les Français essaient d’utiliser l’acide cyanhydrique. L ‘année 1917 voit
l’apparition d’un nouveau genre d’agents incapacitants, les sternutatoires. Ils équipent les
munitions de l’armée allemande sous le nom de croix bleue, mais ne sont pas très efficaces.
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Un nouvel agent chimique va remettre en question les stratégies défensives mises au
point contre les attaques au gaz : le gaz moutarde ou ypérite. Il est d’abord expérimenté près
d’Ypres dans la nuit du 12 au 13 juillet 1917. Ses effets sont beaucoup plus pernicieux que
ceux des agents antérieurs. Il attaque les yeux et la peau, déjouant la protection des masques,
et reste longtemps efficace. Ce nouvel agent augmenta considérablement les pertes alliées
(huit fois plus de victimes que les autres gaz). Les Français ne disposèrent de ce toxique qu’en
juin 1918 et les Anglais qu’en septembre 1918.
D’un point de vue stratégique, l’arme chimique ne fut pas décisive. Expérimentée pour
rompre le front ennemi et reconquérir le mouvement, elle est devenue au fil de la guerre un
vecteur de guerre d’usure et de harcèlement. Son utilisation marque une étape décisive dans la
totalisation de la guerre. N’ayant pas satisfait aux espoirs de stratèges, elle n’en fut pas moins
une arme essentielle, caractéristique des conditions de combat de la Grande Guerre et de
l’alliance entre militaires, scientifiques et industriels.
L’industrie et la guerre
La chimie est en effet l’un des domaines où la puissance de l’industrie allemande a
joué un rôle considérable. En 1914, les laboratoires spécialisés dans l’industrie des colorants
formaient le réseau le plus vaste et le plus sophistiqué destiné à la production de savoirs utiles
pour l’industrie. Les usines Bayer et les ateliers d’Höchst figurent au premier plan de ces
entreprises. À l’exception de l’industrie spécialisée dans l’élaboration des explosifs et des
carburants, l’industrie chimique allemande n’avait guère alors de liens avec l’armée. Pensant
que la guerre serait courte, elle continue ses activités traditionnelles et ne se montre pas
particulièrement coopérative lorsque les autorités militaires prussiennes lui demandent, dans
la troisième semaine d’août 1914, de produire des explosifs. C’est par l’intermédiaire de
l’arme chimique que les firmes Bayer et d’Höchst vont commencer à coopérer avec les
militaires. En octobre 1914, le major Max Bauer, membre de l’état-major prussien, va
chercher au front le chimiste thérapeute Walter Nernst pour lui demander de mettre au point
des produits capables de déloger l’ennemi des maisons où ils se retranchaient lors des
combats de Belgique et dans le Nord de la France. Nernst qui, en tant que collecteur de fonds
pour les institutions spécialisées dans la recherche en chimie, connaissait la plupart des
dirigeants des grandes firmes allemandes de l’industrie des colorants, proposa de travailler
avec Carl Duisberg, de Bayer, les laboratoires de cette firme pouvant être utilisés pour ces
recherches. Une commission, formée entre autres de Duisberg, Nernst et Bauer, commence à
travailler. Le type de travail effectué dans les premiers mois était une reprise d’expériences
menées par la commission d’expérimentation de l’artillerie prussienne, le bureau militaire
d’expérimentation ainsi que les départements en charge de l’aviation et des dirigeables, mais
qui n’avaient pas réussi à établir une arme efficace. Les premiers résultats ne furent guère plus
convaincants. Le groupe de Duisberg ajouta des agents lacrymogènes aux produits
sternutatoires. En décembre 1914, l’armée adopte comme irritant le bromure de xylile proposé
par le chimiste Hans Tappen qui est à la base des T stoff .
Fin novembre 1914, devant l’enlisement du conflit, l’état-major allemand ordonne à la
commission de travailler sur des agents létaux. Les chimistes travaillant pour Bayer firent la
majeure partie du travail en laboratoire, avec l’aide d’experts fournis par les sociétés
spécialisées dans les explosifs et les installations militaires de la région de Cologne. En février
1915, cinq chimistes de Bayer travaillaient sur des agents destinés à la guerre chimique (Ils
étaient onze en juin 1916 lorsque l’Institut Kaiser Wilhem commença à coordonner leurs
travaux). Duisberg défendait l’utilisation de l’Hexa (acide carbonique perchloré), dont seul
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Bayer possédait le brevet, plutôt que le phosgène pur. Il n’a pas convaincu le haut
commandement qui ne retint pas plus la proposition d’utiliser les obus de mortiers pour
répandre ce gaz et préféra la proposition d’Haber d’utiliser le chlore. Au milieu de l’année
1915, l’une des tâches principales, pour laquelle les chimistes de Bayer jouèrent un rôle
important, fut le développement d’un masque à gaz efficace. Ils devinrent les principaux
fabricants de ce filtre et formèrent les officiers responsables de leur utilisation. À la suite des
attaques britanniques au chlore en septembre 1915, Duisberg accéléra le rythme des
recherches de sa compagnie et insista pour que Berlin adopte le K stoff, puis le p stoff en
1916, lorsque le K stoff fut rendu moins efficace par les progrès des filtres alliés. La
fabrication du K stoff nécessitait cependant l’emploi de chlore dont Haber avait la priorité.
Duisberg continua ses recherches et fut ainsi à l’origine du gaz moutarde. En 1917, il fut
produit à grande échelle et équipa les obus « croix jaune ».
Les ateliers d’Höchst commencèrent à développer les armes chimiques plus tôt que
Bayer. Ils avaient travaillé avant-guerre sur les brouillards artificiels et les obus chargés
d’agents chimiques irritants, tout d’abord pour la Marine qui les refusa, puis dans le cadre
d’une collaboration avec la compagnie d’armements Rheinische Metall de Dusseldorf. Mais
ces ateliers furent plus lents à gagner de l’influence auprès des militaires. Durant la première
semaine de guerre, malgré l’hostilité des directeurs de la firme, Schmidt déposa rapidement
des brevets et tenta avec succès de conclure un accord avec Krupp3. La concurrence entre les
deux entreprises se poursuivit. Bien que l’armée ait accepté, au printemps 1915, la proposition
de Schmidt pour le B stoff, rempli de bromacétone, les relations de Duisberg se révélèrent plus
efficaces que celles de Schmidt et le contrat d’approvisionnement échut à Bayer. Il semble
bien que seul le brouillard artificiel ait été utilisé.
Les premiers travaux dans le domaine de la guerre chimique servirent de pont entre la
recherche et la production à usage militaire. Dès la fin de 1914, les directeurs des usines
Bayer et des ateliers d’Höchst avaient décidé que la chimie militaire était un marché
intéressant et abandonné leurs réticences face à la fabrication d’explosifs. Dans le cas de
Bayer, cette décision était clairement liée aux relations entre Duisberg et l’armée. Quant aux
ateliers d’Höschst, c’est clairement leur rivalité avec Bayer qui les a motivés. À la fin de la
guerre, les deux entreprises figuraient parmi les plus grands producteurs d’explosifs militaires
en Allemagne. La production s’avéra très profitable, surtout lorsque Haber prit en 1916 la
responsabilité de la production des obus à gaz. Au début de la guerre, les principaux types
d’agents étaient issus de la recherche industrielle, hormis les substances à base d’arsenic et de
chlore. Au milieu de 1916, l’amélioration de la technologie des masques poussa Haber à
appliquer des méthodes similaires à une plus grande échelle, en incluant plus de chercheurs
industriels et d’universitaires, pour développer une nouvelle génération d’agents chimiques.
Si peu d’entre eux étaient vraiment nouveaux, la solution de problèmes techniques a conduit à
l’acquisition de connaissances originales.
La question des transmissions et de la détection sous-marine
Les transmissions radio
Lorsque la guerre éclate, la situation de la France en termes de transmissions radio est,
on l’a vu, plus qu’alarmante. Les premières offensives ennemies mirent en évidence les
graves lacunes de l’équipement et le manque de formation des opérateurs. De plus, les lignes
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Krupp avait mis au point un mortier léger dont les bombes pouvaient être chargées de gaz.
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terrestres vers l’Europe avaient été détruites par les Allemands, ainsi que les câbles de la
Baltique. Les communications avec la Russie étaient coupées et les liaisons sous-marines avec
la Grande-Bretagne et les États-Unis menacées. Dans cette situation, la radio apparaît comme
indispensable aux yeux des militaires. Encore une fois, l’armée s’en remet à Ferrié. Promu
lieutenant-colonel, il est nommé adjoint au directeur du matériel du Génie et doit combler le
retard français. Enfin, il dispose de moyens plus importants. La mobilisation d’universitaires,
affectés à l’établissement central de télégraphie militaire, a joué un rôle majeur dans le
développement du laboratoire de radiotélégraphie. Ainsi, Ferrié installe à Lyon un laboratoire
de recherche où collaborent des physiciens (Henri Abraham, professeur à l’École Normale
Supérieure, Léon Brillouin et Léon Bloch) et des ingénieurs. C’est là qu’ils mettent au point
des amplificateurs plus puissants pour la réception des ondes radio et les nouveaux tubes sont
fabriqués en cent mille exemplaires par la Compagnie générale des lampes et par Grammont.
Pour former opérateurs et ingénieurs, Ferrié crée l’École de TSF dont les liens sont organisés
avec l’École Polytechnique et l’EPCI. À partir de février 1918, les ultrasons sont rendus
audibles par un nouveau circuit basé sur des travaux menés à Lyon. C’est encore dans le
laboratoire de Ferrié que Brillouin mènera, après guerre, des études poussées sur le
téléguidage à distance.
Dès 1914, la collaboration avec Émile Girardeau, directeur de la Société française de
radioélectricité fondée en 1910, et mobilisé au 8ème génie (seul régiment spécialisé dans les
transmissions, permet à Ferrié d’équiper les troupes alliées en un temps record. Si le réseau
des stations relais est désormais en place, il reste à doter les troupes de matériel radio mobiles.
La SFR dispose de stocks qui sont utilisés. Puis la construction démarre à grande échelle.
Entre 1914 et 1918, plus de 12.000 postes sont construits par la SFR pour les armées alliées.
Consécration, son matériel est adopté par les troupes américaines en 1917. Après guerre, le
laboratoire de Ferrié gagne définitivement son autonomie. Pour la première fois, la
radiotélégraphie devient une entité à part entière et Ferrié est promu général en 1825.
Étendant son champ d’action aux ondes ultra courtes ou infrarouges, le laboratoire central de
radiotélégraphie constituera un pôle majeur de recherche technologique dans l’entre deux
guerres. Né d’une logique de fermeture – l’armée voulait développer la TSF par ses propres
moyens – il saura par la suite être plus ouvert. C’est une association d’ingénieurs civils ou
militaires et d’universitaires qui mènera à bien les programmes de recherche et de
développement dictés par les armées de terre, de l’air ou la Marine.
La détection sous marine
À partir de février 1915, une campagne parlementaire relayée par la communauté
savante souligne l’inadéquation des moyens matériels et humains de l’armée française.
Painlevé crée la Direction des inventions en novembre et organise la mobilisation scientifique.
Il contacte Langevin, lui confie la balistique et l’organisation des tuyères aux Poudres de
Guerre, puis le fait rencontrer Chilowski et les services techniques de la Marine. En novembre
1916, Painlevé est remplacé à la Direction des inventions par Jules Édouard Breton, ancien
préparateur de l’EPCI, qui accorde un important soutien financier à Chilowski et à la
détection sous marine. Cette dernière était devenue essentielle face à l’offensive des sous
marins allemands qui débute en février 1915.
La Marine a en effet réorganisé son système d’innovation. Les physiciens ont été
mobilisés pour développer les dispositifs de détection à Brest, Cherbourg et surtout au
nouveau Laboratoire de la guerre sous marine de Toulon. Perrin, adjoint de Borel à la
Direction des Inventions, est mis en contact avec la Marine par Painlevé, rejoint ce laboratoire
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et persuade Langevin de participer à ses travaux. Maurice de Broglie y a également travaillé.
Une technologie complète et opérationnelle est développée : une écoute directe exploitant les
fréquences audibles, un personnel écouteur et un répertoire de tactiques pour le repérage et le
torpillage des sous marins. Les détecteurs de Langevin, développés en 1917, vont s’intéresser
à la détection des ultrasons. Leur mise au point a résulté d’une étroite implication de l’ECPI,
de son expertise scientifique (la piézoélectricité du quartz) comme de son personnel. Quelques
conflits sont apparus entre Langevin et Chilowski en 1916, ce dernier refusant de remplacer le
mica par le quartz car l’idée vient de Langevin et met en péril sa priorité. Ce n’est qu’après la
demande d’un brevet commun le 29 mai 1916 et le départ de Chilowski que Langevin
développe le triplet quartz - acier pour lequel il obtient un brevet le 17 septembre 1918. Le
conflit se dessine aussi avec l’Amirauté britannique qui, en septembre 1916, refuse de
collaborer avec la France afin de garder la confidentialité et les droits de ses inventeurs. La
Conférence inter Alliée, tenue à Paris en octobre 1918 sur la détection sous marine, est
consacrée pour l’essentiel à un inventaire détaillé des contributions nationales et individuelles.
La totalité des acteurs impliqués dans la détection sous marine manifeste leur volonté de
poursuivre le complexe d’intérêts construit pendant la guerre et de prolonger leurs activités
communes après la signature de l’armistice. La controverse est close en 1920 par la
reconnaissance de Langevin et Chilowski comme uniques inventeurs.
Dans le service de la Direction des inventions, se sont trouvé réunis pour travailler à la
défense nationale savants, ingénieurs, industriels, militaires de tous grades qui ont rivalisé de
dévouement et d’activité. Il est pour eux hautement désirable que cette collaboration continue.
Dans le monde savant, et plus précisément dans les réseaux normaliens centrés sur Painlevé,
on considère que la détection ultrasonore constitue un exemple du bénéfice que la Marine
peut attendre de l’acoustique de laboratoire et l’on milite pour la constitution d’une institution
de recherche. Cette stratégie trouve un écho favorable auprès des militaires. Dès 1918, dans
un rapport au sous-secrétariat de la Marine de Guerre, l’astronome Maurice Esclangon affirme
que la lutte contre les sous-marins nécessite « un organe qui serait composé d’un nombre
suffisant de professionnels physiciens, de savants ayant une culture scientifique élevée en
même temps que la pratique de recherches expérimentales, organe dont la mission consisterait
précisément à étudier d’une manière systématique toutes les questions d’ordre scientifique ou
pratique qui se rattachent à la détection sous-marine ». En juillet 1918, un comité de la
Marine examine un rapport de Maurice de Broglie sur l’appareil de Langevin, lance un
programme d’équipement de la flotte et décide la création d’un centre de formation à Toulon.
Langevin est l’un des savants de la Commission d’études pratiques des appareils d’écoute
sous-marine. Le laboratoire de recherche est institué à Toulon le 21 mai 1920.
Le repérage des batteries ennemies
La question du repérage des batteries ennemies fut essentielle durant la Grande
Guerre, car elle seule permet de détruire les canons invisibles à l’œil nu, que ce soit par leur
camouflage ou par leur éloignement. Elle aussi a donné lieu à une collaboration savante, qui
s’est faite dans le cadre du service géographique de l’armée. En 1914, ce service comportait
une trentaine d’officiers et de sous officiers, répartis dans les trois sections traditionnelles de
géodésie, topographie et cartographie. En 1918, son organisation est bien plus complexe. Il
comprend un service de l’intérieur (dont dépendent notamment le service de fabrication des
instruments d’optique et le bureau météorologique du ministère de la Guerre), une
commission de géographie (qui réunit de nombreux savants dont Vidal de la Blache), un
service central de repérage (qui contrôle les sections de repérage par le son et la recherche de
renseignements par observation terrestre) et une direction des groupes de canevas de tir aux
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armées. Le rôle du géodésien Bourgeois, directeur de service géographique depuis 1911, fut
essentiel dans cette réorganisation.
Si, au début de la guerre, le général s’attache principalement à approvisionner en
matériel cartographique son personnel mobilisé au front, il s’aperçoit dès la stabilisation du
front que la nouvelle forme du conflit se prête particulièrement bien aux connaissances de
l’officier géodésien, expert dans l’observation du terrain. Capable de manipuler les
instruments d’optique, ce dernier peut fixer les repères sur une carte avec une grande
précision et déterminer ainsi les coordonnées des pièces ennemies. Cette maîtrise est
essentielle, dans une guerre de tranchée, pour établir les cartes détaillées qui servent à
l’élaboration stratégique d’une bataille, mais aussi pour calculer les éléments de tir de
l’artillerie lourde dont l’utilisation devient peu à peu massive. Bourgeois fait aussi appel aux
ingénieurs hydrographes dont les compétences sont semblables à celles des géodésiens. Dès
octobre 1914, Bourgeois obtient la création des groupes de canevas de tirs aux armées dont il
prend la direction. Leur mission est d’abord de dresser une carte précise et à grande échelle
des zones de feu, qui n’existait pas en 1914. De plus, ils réalisent un lien constant entre les
premières lignes et la direction du service géographique.
Pendant le conflit, de nouvelles techniques cartographiques et sources de
renseignement sont mises à l’étude et adoptées. La photographie aérienne et le repérage par le
son en sont deux exemples. La technique de cartographie par restitution de photographies
aériennes est entièrement à penser en 1914. Les clichés pris au début de la guerre sont en effet
très imparfaits à cause de l’effet de perspective conique du terrain. Leur restitution est un
travail de précision qui est loin d’être trivial. De plus, ils ne donnent pas toutes les
informations nécessaires. Les photographies ne donnent aucune indication sur l’activité réelle
d’une batterie et les conditions météorologiques peuvent en altérer la qualité. C’est pourquoi
Bourgeois estime que le repérage par le son doit les compléter. La difficulté d’élaboration, de
transmission et de transcription de ces informations nécessite la constitution de groupes
spécialisés qui sont mis sous la responsabilité de Bourgeois.
Le repérage par le son consiste à écouter le bruit du canon au départ d’un projectile
pour situer la batterie. Techniquement, il faut enregistrer durant des intervalles de temps très
courts, de l’ordre de quelques secondes et dissocier l’onde émise par la bouche du canon à
l’explosion, la seule intéressante pour repérer les pièces, de celle provoquée par le projectile,
ce que les appareils permettent plus ou mois aisément. Puis, en tenant compte des conditions
météorologiques (qui influent sur la vitesse du son), de la position des observateurs, de la
nature du terrain, il faut coordonner les mesures pour obtenir le repérage désiré avec le
maximum de précision. Bourgeois obtient de Joffre la permission d’utiliser au front des
appareils imaginés par les physiciens Alexandre Dufour, Pierre Weiss et Aimé Cotton. Mais il
nomme à la direction du service Ludovic Driencourt qui avait lui-même inventé un appareil
en collaboration avec Gustave Ferrié. Les physiciens qui travaillaient sur le repérage par le
son n’apprécièrent pas ce choix, notamment parce que Driencourt, partisan de sa propre
invention, semble avoir poursuivi ses propres recherches plutôt que coordonné l’emploi au
front des systèmes Cotton-Weiss et Dufour. Le désaccord fut en partie réglé par le système
d’exploitation des données bientôt mis en place.
En effet, le repérage est principalement exploité pour compéter le « plan directeur ».
Un plan directeur n’est plus, à partir de février 1915, destiné à l’usage exclusif de l’artillerie,
mais utilisé par l’ensemble des acteurs, sur le terrain ou à l’état-major. On prend alors grand
soin de coordonner toutes les informations les plus récentes et, à partir de 1916, le travail des
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groupes est décentralisé au niveau des corps d’armée. Le service de repérage, composé de
trois spécialistes, devient un élément d’une collecte de renseignements à laquelle participent
le 2ème bureau d’état major de l’armée et le service aérien. Le travail d’un groupe de canevas
de tir devient plus complexe dans la période 1916 -1918. Pour coordonner et harmoniser la
collecte de renseignements, il faut donner des instructions précises sur la façon d’observer et
d’écouter, afin de standardiser et transcrire rapidement sur les cartes les données obtenues.
À partir de 1915, un service de fabrication d’instruments d’optique est rattaché au
service géographique de l’armée. Avant cette date, l’optique militaire était contrôlée par la
section technique de l’artillerie, chargée de certifier les instruments. Celui-ci avait demandé
au laboratoire d’essais du CNAM d’étudier les paramètres des jumelles à prisme pour en
entreprendre la fabrication à grande échelle. L’étude avait été faite, mais la production,
adjugée à une industrie privée, était insuffisante. Le grand Quartier Général jugeait par
ailleurs inopportun de confier à une industrie privée ou à un laboratoire public le contrôle du
secteur. La visibilité scientifique de Bourgeois, la compétence de son service et sa souplesse
d’organisation le désignaient comme le plus apte à résoudre la question. Le haut
commandement lui confia donc la tâche d’organiser la production, car il pouvait solliciter
savants et industriels qu’il connaissait personnellement. La production de jumelles fut
rapidement efficace, grâce au concours du président de la chambre syndicale des
constructeurs d’instruments d’optique et de précision et à l’action de Bourgeois qui obtint de
faire revenir du front les ouvriers et techniciens spécialisés dans ces travaux. À partir de
l’automne 1915, le service géographique contrôle également la fabrication d’instruments
d’optique plus complexes : lunettes ciseaux, théodolites, goniomètres, objectifs
photographiques, viseurs etc. La fabrication atteignit les objectifs désirés. À titre d’exemple,
la production française de jumelles à prismes passa de 1500 par mois en 1914 à 4500 en 1915
et 130.000 en 1918. Effectuée dans les usines et maisons constructrices parisiennes, elle était
dirigée par Bourgeois. Le laboratoire d’optique, spécialement créé à cet effet au service
géographique de l’armée, s’occupa dans l’après-guerre de l’étude et de la mise au point des
télémètres. Bourgeois fut nommé représentant du ministère de la guerre au Conseil de
l’Institut d’optique dont il reçut même la présidence. Cet organisme est à l’origine de la
création, dans l’après-guerre, de l’Institut d’optique théorique et appliquée de Paris.
L’après-guerre
On voit par ces exemples comment la guerre a mis en contact étroit toutes les forces
civiles, industrielles, militaires ou intellectuelles pour développer de nouvelles techniques
dans le cadre de nations totalement mobilisées. La recherche scientifique reçut une impulsion,
certes orientée, mais qui la place dans une situation nouvelle. On aurait pu aussi parler de
l’aviation ou des chars. En 1911, aucun pays ne disposait encore de moyens aériens. En 1914,
une aéronautique militaire existait en France, Grande-Bretagne, Allemagne et même en
Russie. À la fin du conflit, l’aviation était passée à un stade supérieur, tant sur le plan
qualitatif que quantitatif. En 1914, les appareils étaient trop peu puissants pour emporter des
charges importantes, lutter contre des vents contraires etc. Leur rôle se limitait aux missions
de reconnaissance, aux liaisons et au guidage de l’artillerie. Les missions de photographie
aérienne, de reconnaissance à longue distance, les combats singuliers illustrent les deux
premières années de la guerre. À partir de 1916, l’aviation subit une mutation capitale :
augmentation de la vitesse, de la capacité d’ascension rapide, de l’aisance en vol et recherche
de machines plus robustes. On assiste en outre à une spécialisation des appareils (chasse,
bombardement, reconnaissance, soutien à l’infanterie) et à une série d’innovations dans leur
armement. La compétition technologique entre les adversaires est féroce et la supériorité des
16
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uns ou des autres toujours remise en question. Là encore technique et industrie, étroitement
liées par les nécessités de la guerre, engendrent une évolution accélérée.
La postérité des coopérations nées durant la guerre : l’exemple de la chimie
Nous avons posé la question de l’impact de la Grande Guerre sur le développement et
la diffusion des sciences. La réponse diffère suivant les pays et même les organismes à
l’intérieur de chaque contrée. Nous n’aborderons guère la question des organisations
internationales que nous étudierons au prochain cours. Citons simplement l’exemple de la
chimie.
Les liens entre chimistes français et anglais se sont considérablement renforcés
pendant la Grande Guerre. En mars 1918, des figures de premier plan de l’industrie chimique
française annoncent la formation d’une Société française de chimie, sur le modèle de la
Society of Chemical Industry anglaise (SCI), établie en 1871. L’initiateur était Paul Kestner,
le seul chimiste non britannique à avoir reçu la médaille de la SCI4. Les présidents de la
Société étaient Albin Haller, membre de l’Institut, et Henri Le Chatelier, inventeur, ingénieur
et champion du taylorisme en France. Le Chatelier était un ardent défenseur de la
restructuration de l’industrie française qui devait profiter des leçons de la guerre. Cette
nouvelle société, formellement établie en juin 1918, accueillit bientôt dans ses rangs plus de
5000 adhérents et lança un journal, Chimie et Industrie. Kestner prit aussi contact avec ses
homologues anglais, Henri Louis et William Pope, président de la SCI, pour engager une
coopération inter alliée et enrôler les chimistes dans la reconstruction d’après-guerre. Pendant
ce temps, la communauté scientifique dans son ensemble réexaminait ses relations
internationales et s’engageait dans la construction de l’International Research Council.
Dans le mois qui suivit l’armistice, la structure de la production alliée de munitions
commence à se défaire. Le 20 novembre 1918, le ministère de l’armement est transformé en
ministère de la reconstruction industrielle. Henri Louis et Kestner reprennent le projet de
donner un statut à l’ingénieur chimiste, question d’autant plus importante que cette science
avait joué et devait continuer à avoir une place majeure dans le tissu industriel. Ils resituent la
reconstruction dans le cadre d’une guerre économique internationale. L’Allemagne est
vaincue, mais ses industries chimiques, restées pour l’essentiel préservées et maintenant
accessibles, sont supérieures à celles des Alliés. Très vite, Kestner propose un boycott par les
Alliés de l’industrie chimique allemande. En mai 1920, préoccupée par la résurgence de
l’industrie chimique d’outre-Rhin, l’Association of British Chemical Manufacturers
nouvellement fondée demande des mesures protectionnistes. C’est dans ce cadre qu’en avril
1919 naît la proposition d’une Confédération interalliée de toutes les associations de chimie.
Ce devait être autant une réunion de disciplines que d’organisations, dédiée à la fusion des
intérêts de la chimie pure et appliquée ainsi que de l’ingénierie chimique. Mais c’est dans le
cadre de l’International Research Council que le projet, modifié, vit le jour sous la forme
d’une Union internationale de chimie pure et appliquée. Son destin est analogue à celui des
autres Unions. La coopération franco-britannique s’est dissoute dans un cadre international
restreint, car les puissances centrales étaient exclues. Les visées politiques revanchardes
4
Né à Mulhouse en 1864, il fit ses études à Paris et commença à travailler dans les laboratoires de Kuhlmann à
Lille. Il devint directeur de l’usine, tout en restant actif dans le domaine de la recherche : il a produit plus de 200
brevets dont un élévateur d’acidité automatique qui sauva de nombreuses vies dans les usines en guerre. En
1917, il rallie l’industrie chimique française, dominée par Saint-Gobain et la Compagnie du Rhône, afin d’unifier
et de donner un nouveau statut aux ingénieurs chimistes.
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avaient momentanément gagné. À terme, la situation était intenable et l’IUPAC fut l’une des
premières Unions à demander la fin de l’exclusion des scientifiques allemands.
L’Allemagne isolée continue le développement de sa chimie et ne renonce pas à
poursuivre des recherches à usage militaire potentiel. Dès 1917, Fritz Haber recherchait les
moyens de transférer ses travaux sur les armes chimiques à l’agriculture et à la sylviculture
(destruction des parasites), deux domaines auxquels il ne connaissait pratiquement rien. En
1918, il rencontre le zoologiste Albrecht Hase, un officier engagé volontaire dans l’armée
allemande qui cherchait les moyens de détruire les animaux nuisibles comme les poux. Ils
vont mettre en commun leurs compétences durant plusieurs années. Hase est officiellement
employé par l’Institut impérial de recherche sur l’agriculture et la sylviculture. Il y mène ses
études sous couvert de travaux sur les insecticides, alors qu’elles portent en réalité sur les
armes chimiques, ce qui était interdit par le traité de Versailles. Haber, de son côté, réussit à
blanchir, hors du territoire allemand, de l’argent versé par l’armée, déclarant qu’il s’agit de
fonds donnés par de riches mécènes.
Haber et Hase publient des recherches sur les gaz de cyanure. Au cours des années
1920, Haber met au point un nouveau gaz à base d’acide cyanhydrique, le diplombé ou
zyklon, qui sera utilisé dans les camps de concentration des nazis pour anéantir les juifs.
L’arrivée au pouvoir d’Hitler change la donne. Certes, l’état-major nazi est convaincu de
l’efficacité des gaz de combat et fonde des instituts de recherche pour les développer. Mais
Haber est juif, et s’il peut conserver son poste, il n’est plus le maître de ces travaux et ses
collaborateurs juifs doivent partir. Dans ces conditions, Haber démissionne et s’exile en
Suisse où il meurt en 1934 et est enterré près de sa femme à Bâle. En 1936, un autre chimiste
allemand, Gehrart Schraber, découvre un nouveau pesticide, d’une puissance insoupçonnée, le
taboun, qui attaque le cerveau. Il remet cette substance aux militaires sur ordre
gouvernemental et est contraint de l’améliorer. Les gaz font de nouveau partie intégrante de la
panoplie militaire : les Italiens répandent de l’ypérite par voie aérienne en Abyssinie lors de la
conquête de ce pays.
La perpétuation de la liaison entre scientifiques et l’armée dans certains domaines
En France
Le lien entre scientifiques et militaires ne s’est pas toujours interrompu en 1918, même
si la mémoire collective des physiciens a longtemps entretenu cette idée. On a brièvement
évoqué le laboratoire de radiotélégraphie de Ferrié Le cas de Langevin est également
intéressant, qui va poursuivre les travaux entamés entre 1914 et 1918. L’ancien laboratoire de
la guerre sous-marine devient le Laboratoire du Centre d’Études de Toulon (LCET) qui est
chargé des questions de détection sous-marine, mais aussi des mines et grenades,
communications radio, artillerie de la côte, optique et télémétrie. L’originalité de ce
laboratoire est son double commandement. Si son chef est un officier de marine, il est
également sous l’autorité d’un directeur scientifique. En 1921, ce poste est confié à un
familier de Langevin et Brillouin, François Canac qui le conservera jusqu’en 1940. Ce dernier
est un camarade de promotion de Léon Brillouin à l’ENS5. En 1916, il avait été associé aux
travaux de Perrin sur le repérage par le son, puis avait travaillé avec Langevin à Toulon.
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Fils de Marcel Brillouin, directeur du laboratoire de physique de l’ENS et professeur au Collège de France, il a
travaillé avec Perrin sur le mouvement brownien à sa sortie de l’ENS en 1910. Il connaît Langevin, ayant suivi
ses cours au Collège de France. Mobilisé, il rejoint le laboratoire de Ferrié et y fabrique un nouvel amplificateur
à résistance, grâce auquel il réalise avec Maurice de Broglie le premier récepteur radio permettant à des sous-
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À la demande de la Marine, Langevin développe un sondeur ultrasonore pour la
mesure de la hauteur des fonds sous-marins. Le dispositif est présenté en 1920 et la Marine,
après une série de tests, le commande. Langevin prend un brevet en 1924 et l’appareil est
construit par un industriel. Parallèlement, Langevin aide le laboratoire à mettre au point un
analyseur de signaux ultrasonores, un microphone à quartz et divers procédés liés à
l’utilisation des ultrasons. De son côté, Léon Brillouin poursuit l’amélioration du téléguidage
par onde radio entamée pendant la guerre. Il mène les travaux expérimentaux au laboratoire
de radiotélégraphie de Ferrié, et dirige la fabrication des prototypes comme les essais en mer à
Toulon. La production des postes Brillouin est lancée et, en août 1929, la première vedette
téléguidée est livrée à la Marine. Le laboratoire connaît une période faste après la victoire du
Cartel des Gauches en mai 1924, car Émile Borel est nommé ministre de la Marine.
À la fin des années 1920, Canac et le laboratoire de la Marine ont toujours des liens
très étroits avec Langevin, Brillouin et leurs amis physiciens. La place des ingénieurs
militaires y est cependant très importante. Le personnel du LCET augmente et est recruté
beaucoup à l’ECPI. Le groupe des collaborateurs scientifiques s’élargit, de même que le
spectre des technologies. Outre Langevin et Brillouin, le laboratoire reçoit l’assistance de
Perrin pour l’acoustique, de Jean Becquerel pour l’optique et de Jean Jacques Trillat qui
travaille au laboratoire de Maurice de Broglie. La Marine envisage dès 1925 le retour d’un
conflit et organise un programme de mobilisation scientifique. En novembre 1929, l’étatmajor établit une liste de 17 physiciens et ingénieurs susceptibles d’être mobilisés. On y
retrouve les noms de Langevin, Brillouin, Becquerel et Perrin. Les treize autres ont travaillé
avec l’un de ces derniers dans les laboratoires de la Marine à Toulon, de la radiotélégraphie
militaire, de la Sorbonne, du Collège de France ou de l’École de physique et chimie.
Aujourd’hui Brillouin, Langevin et leurs amis sont surtout connus pour leurs
recherches fondamentales sur la structure de la matière et du rayonnement et pour leur combat
en faveur d’une science désintéressée. Cela peur paraître difficilement conciliable avec leurs
travaux pour la Marine. Il ne faut pas cependant oublier qu’à cette époque il était naturel que
le théoricien ne soit pas indifférent aux besoins pratiques et industriels et tire de la science des
applications utiles. Il reste que l’attitude de Langevin semble bien quelque peu contradictoire
avec un certain nombre de ses positions publiques. En 1921, Langevin prend parti pour les
mutins de la Mer Noire, contre la Marine et avec le Parti Communiste et la Ligue des droits de
l’homme. En 1925, il rédige une motion dénonçant « l’effroyable danger que représente pour
l’humanité entière, et spécialement pour les nations les plus civilisées, la préparation de
guerres scientifiques nouvelles, la prostitution de la science à la guerre ». Le Langevin
dreyfusard, pacifiste, rationaliste et militant pour la recherche désintéressée peut paraître
éloigné de celui qui travaille pour la Marine. Pour comprendre son attitude, il faut tenir
compte de multiples facteurs. Le patriotisme qui le pousse, comme tous les scientifiques, à
s’engager dans la défense de sa patrie durant la Grande Guerre. Puis le pacifisme qui, après
1918, engage nombre d’acteurs à rejeter la guerre dont ils ont vu les conséquences
désastreuses. Enfin la volonté du directeur de l’ECPI de légitimer la science par ses
applications et d’ouvrir à ses élèves des débouchés. Après tout, les recherches de Langevin
n’ont jamais porté sur la conception ou la fabrication d’armes. L’intérêt était aussi financier.
Breveter un objet technique que la Marine commande ensuite en grande quantité permet de
marins de communiquer pendant la plongée. Brillouin quitte la Marine en 1920 pour terminer sa thèse sur les
théories quantiques des solides qu’il soutient en 1921. Langevin le prend alors comme sous directeur au
laboratoire du Collège de France. Il est, jusqu’en 1928, le seul physicien français à se consacrer à la physique
théorique.
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toucher des redevances substantielles. Celles perçues par Langevin s’élevaient à 180.000
francs par an à la fin des années 1920, soit trois fois plus que le salaire d’un professeur à la
Sorbonne. L’opposition entre les deux facettes de ces activités était néanmoins réelle. Certes,
Langevin et Brillouin n’ont pas dissimulé leurs travaux pour la Marine qui firent l’objet de
brevets, de conférences dans les associations d’ingénieurs ou de marins, comme de
publications dans les revues de technique navale et électrique. Mais ces interventions ne
mentionnent qu’exceptionnellement les usages possibles par les forces armées. De plus,
Langevin et Brillouin furent d’une discrétion presque totale sur ce sujet dans les cercles
institutionnels et les supports éditoriaux de la physique. Il en est de même pour leurs
biographes, à l’exception notable du livre de Bernadette Bensaude Vincent. Pourquoi ces
omissions ? Il est difficile de ne pas penser qu’elles permettaient d’éviter des questions
délicates sur leurs attitudes quelquefois contradictoires.
En Angleterre
À la fin de la guerre, Sir Eric Geddes, ministre de la Marine, et les officiers d’étatmajor cherchent à penser l’organisation de la recherche scientifique au sein de leur
département6. Il demande un rapport à J. J. Thomson, directeur du laboratoire Cavendish et
président de la Royal Society. Thomson, Ernest Rutherford et Richard Threfall y défendent la
création d’un laboratoire de recherche de la Marine dans le champ de la physique. Cet
établissement leur paraît d’autant plus nécessaire qu’ils sont contre le maintien d’une
collaboration avec les laboratoires universitaires en temps de paix. Leurs propositions sont
reprises et soumises au gouvernement en septembre 1918. Ce dernier crée alors un souscomité chargé de déterminer les besoins en matière scientifique de l’ensemble des armes, et
pas seulement de la Marine. Il comprend les représentants des diverses armes et de divers
ministères, éducation et finances, du National Physical Laboratory et du tout nouveau
département interministériel chargé de coordonner la recherche, le Departement of Scientific
and Industrial Research. Les membres de ce comité défendirent la création d’un établissement
central au service des différentes instances, militaires ou civiles, et d’un laboratoire dont les
champs d’étude ne seraient pas restreints à la physique. Finalement, Rutherford et Threfall
l’emportent cependant et un établissement de recherche en physique pour la Marine est créé.
Il est dirigé, à l’inverse de son homologue français, par des scientifiques et la mobilité des
savants entre les universités et cet organisme est assurée. L’Admiralty Research Laboratory
(ARL) est construit en 1921. Les trente-neuf scientifiques qu’il accueille ont en majeure partie
été mobilisés durant la guerre. Les recherches poursuivies à l’ARL sont proches de celles
menées à Toulon.
L’ARL mit aussi au point un gyrocompas qui devait jouer un rôle majeur dans la
conduite du tir des navires et son optimisation. Entre 1920 et 1924, une série d’essais en mer
de gyrocompas proposés par l’industrie est effectuée par l’Amirauté, mais ils se révèlent
insatisfaisants, à cause du manque de précision dans les tirs lors d’un changement de cap ou
de vitesse. En 1925, les travaux sont repris par l’ARL, mais le Gyrogroupe reçoit ses
directives de la direction de l’artillerie. En 1926, les études sur le gyrocompas sont
entièrement confiées au directeur des recherches scientifiques. Dans un premier temps, les
membres du Gyrogroupe servent d’interface avec le monde industriel, jouant un rôle d’experts
et donnant leur avis sur les nouveaux matériels. Ils sont également en charge des essais
effectués en mer sur les gyrocompas du laboratoire ou industriels, dont ils interprètent les
6
L’organisation mise en place durant la guerre par l’Amirauté pour gérer la recherche scientifique est dissoute
dès janvier 1918. La station expérimentale Parkeston Quay, où travaillent une vingtaine de scientifiques, est
cependant maintenue.
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résultats. En 1929, l’élaboration d’une méthode scientifique, tant sur la théorie du gyroscope
que sur la nature des essais s’impose. Les scientifiques de l’ARL convainquent le directeur de
l’artillerie que la solution pour la conduite du tir ne viendra pas des industriels, mais d’un
travail de recherche en laboratoire. Il s’agit maintenant de construire un gyrocompas
mécaniquement idéal, ce qui va encore nécessiter des essais en mer en 1933 et 1935. En 1937,
les trois gyrocompas mis au point par l’ARL sont installés sur des croiseurs. Des difficultés
apparaissent cependant, car les marins se révèlent incapables de les utiliser seuls. De plus, le
réarmement en 1936 implique une réorientation des études de l’ARL. Il doit devenir un centre
d’études sur la conduite du tir antiaérien, non seulement pour la Marine, mais aussi pour
l’armée de terre. L’ARL se trouve impliqué dans la production de ces appareils, domaine
jusque-là réservé aux départements techniques militaires et aux industries.
Il est clair que, tant en France qu’en Angleterre, la grande Guerre a mis en évidence
l’inefficacité du système d’innovation existant avant le conflit. Mais les modifications
apportées dans les deux Marines sont différentes. En Grande-Bretagne, le travail des
scientifiques dans leur laboratoire tient une place importante dans le développement des
systèmes d’armes. Les contacts sont nombreux entre les scientifiques et les industriels, leur
implication grande dans les essais en mer. En France, l’état-major laisse aux directions
techniques et aux ingénieurs des corps la gestion des marchés avec l’industrie, et aux officiers
l’organisation des essais en mer. Le laboratoire de Toulon sert, avant tout, d’interface avec
une communauté scientifique qui travaille à l’extérieur des institutions de la Marine. Dans les
deux cas, les résultats ne furent pas entièrement satisfaisants. Le matériel développé par
Brillouin fonctionne, mais le système mis en place par la Marine française rend difficile son
insertion sur les navires. Les tensions entre les directions centrales et le LCET sont en partie
responsables du non-aboutissement des études entreprises par le LCET. En Angleterre, le
gyrocompas est trop complexe pour être utilisé par d’autres que ses concepteurs.
Quelques étapes de la restructuration de la recherche scientifique en France dans l’entre deux
guerres
Le problème de la recherche française est la difficulté, par rapport à l’Allemagne, la
Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, de trouver un financement. Certes, des fonds existent.
L’Académie des sciences dispose de dotations importantes. Les financements privés ont bien
contribué au développement des facultés de province ou des deux instituts techniques
parisiens. Mais ils diminuent à partir de 1900, en même temps que celui de l’État. En 1910,
une dotation Carnegie aide Marie Curie à ouvrir son Institut du Radium. En 1920, un don
Henri de Rothschild permet la création de la Fondation Curie, chargée des thérapies liées à la
découverte de la radioactivité. La fondation Rockfeller soutient en 1928 l’Institut Henri
Poincaré, destiné à combler le retard de l’Université française en physique théorique. Un don
Edmond de Rothschild finance la construction en 1926 de l’Institut de biologie physicochimique. Mais une partie de l’argent est mal orientée. Par exemple, en France neuf dixièmes
des crédits pour la recherche vont à des prix contre un dixième à des bourses alors que la
proportion est exactement inverse en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Déjà en 1901, le
sénateur Jean Audiffret avait fondé une Caisse des Recherches Scientifiques, destinée à
encourager la recherche plutôt qu’à récompenser la découverte. Il avait ouvert une
souscription publique, voulant ainsi amorcer un financement régulier en provenance de
l’industrie. Ce fut un échec et l’État dut alimenter la Caisse par les ressources du pari mutuel,
puis des jeux de hasard. Les fonds de la CRS ont toujours été modestes et l’État a dû
intervenir.
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La défaite de 1870 avait poussé la République à créer en 1887 la Commission des
inventions intéressant les armées de terre et de mer. En 1915, Paul Painlevé, ministre de
l’Éducation, la transforme en un vaste service ministériel. Les meilleurs savants travaillent
dans cet organisme qui fut un sous-secrétariat d’État lors de la présidence du Conseil de
Painlevé en 1917. Après l’incontestable succès de cette mobilisation, l’entre deux guerres va
voir fleurir une série d’initiatives pour obtenir enfin un statut de chercheur et développer la
recherche française, portées par des savants qui sont souvent les mêmes que ceux qui sont
mobilisés durant la Grande Guerre. La fécondité législative de cette période est grande, en
moyenne un texte par an s’occupe de la recherche, et nous n’entrerons pas dans les détails.
Le premier organisme créé concerne la recherche appliquée ; il est dans la droite ligne
de l’effort de guerre. Avant 1914, le sénateur Audiffret avait demandé un rapport sur ce
problème à Le Chatelier, chercheur de haute réputation, lié à l’industrie, inspecteur général
des mines et membre de l’Académie des sciences. Son rapport, remis en 1916, est très critique
pour la recherche universitaire. Il n’hésite pas à opposer sa stérilité à la fécondité des études
menées dans l’industrie et demande que le rendement de la recherche soit évalué. C’est dans
le cadre de la transformation d’une économie de guerre en économie de paix qu’Étienne
Clémentel7 va porter sur les fonts baptismaux un Office chargé de la recherche à usage civil.
Jules Louis Breton (1872-1940) en sera un des acteurs principaux8. C’est lui qui, placé par
Painlevé, a efficacement dirigé la Commission des Inventions pendant la guerre avant qu’elle
soit rendue à l’Instruction Publique en 1919. Toujours en 1919, une commission
parlementaire présidée par Clémentel et Painlevé, les parrains politiques de Breton, est
chargée de présenter le projet d’un nouvel Office. Ses conclusions conduisent à la création, en
décembre 1922, de l’Office National des Recherches Scientifiques et Industrielles (ONRSI)
qui dispose d’une certaine autonomie financière tout en étant rattaché à l’Instruction Publique.
D’autres Offices sont créés à la même période, l’Institut de recherche agronomique en 1921 et
l’Office national d’hygiène sociale en 1924.
L’ONRSI a une vocation unificatrice : il englobe la Commission des Inventions et la
Caisse des recherches scientifiques. On retrouve dans son conseil national des représentants
du Parlement, du monde savant et de l’industrie. Il doit effectuer des recherches pour les
services publics, mais aussi « assurer une liaison efficace entre les laboratoires et les usines,
les savants et les industriels en vue de dresser des programmes de recherche d’intérêt public ».
L’instruction Publique achète à Meudon une vaste propriété dans laquelle doit être édifié un
ensemble de laboratoires et de stands d’essais. Des conventions sont signées avec certaines
branches de l’industrie. Une station nationale de recherches et d’expériences techniques sur
les moteurs est créée auprès de la direction des pétroles en 1923. Un laboratoire des barrages
et charpentes s’installe en 1926. Un accord avec le syndicat général de l’industrie frigorifique
permet la mise en place en 1931 d’un centre de recherche sur les basses températures. Des
comités techniques sont constitués : prévention du feu en 1929, peintures et vernis en 1933.
Mais l’ensemble de la recherche industrielle pâtit de la crise économique des années
trente, ouverte par le crack boursier de 1929. Le soutien des syndicats professionnels
s’affaiblit jusqu’à disparaître. La station du froid ne fonctionne pas. L’Office ne signe plus
une seule convention entre 1933 et 1939. Un rapport de l’Instruction publique souligne cet
échec. Ses causes, outre la faiblesse de la recherche industrielle, sont multiples. Problèmes
internes d’abord. Certes Breton prend soin d’avoir la caution du monde savant. Il accueille
7
Le très dirigiste ministre de l’industrie du cabinet Clémenceau.
Préparateur de Paul Schutzenberger (fondateur de l’École de physique et de chimie industrielle de Paris), il a
poursuivi une carrière politique et est élu député républicain socialiste du Cher en 1898.
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l’électro-aimant du physicien Aimé Cotton. Émile Borel préside le conseil d’administration.
Mais Breton ne distingue guère recherche et invention et certains des travaux de l’Office
relèvent plus du concours Lépine que de la science. De plus, ils profitent directement à la
famille Breton. Les circonstances politiques sont en outre défavorables. Le retour au
libéralisme des années 20 s’accompagne d’un désengagement de l’État. Durant les années
trente, la volonté d’alléger les charges publiques conduit à une restriction des crédits de
recherche, voire à la disparitions pure et simple de laboratoires. L’Institut de recherche
agronomique et l’Office national d’hygiène sociale disparaissent le 6 avril 1934. L’ONRSI
échappe au couperet, mais devra fonctionner sans subventions de l’État.
Les avancées pour une nouvelle organisation de la recherche fondamentale sont
largement impulsées par les réseaux qui sont déjà intervenus en 14 -18. En juillet 1925, lors
de la victoire du Cartel des Gauches, Émile Borel crée un nouveau mode de financement de la
recherche par une contribution prise sur la taxe d’apprentissage payée par les entreprises. Elle
sera appelée le « sou du laboratoire » et, en 1926, elle met quatorze millions à la disposition
des laboratoires, contre un million pour la Caisse Audiffret. C’est en fait tout le réseau
normalien des années 1890 qui est partie prenante de ce mouvement de réorientation
théorique et organisationnel de la science. Il est soudé autour de convictions progressistes.
Aimé Cotton, Émile Borel, Paul Langevin ont gardé des contacts avec les normaliens
littéraires comme Léon Blum et Édouard Herriot. Ils sont dreyfusards et membres de la Ligue
des droits de l’homme. Au début des années trente, Perrin, Langevin, Borel, Georges Urbain,
Paul Appel, Jacques Hadamard et Lucien Lévy-Bruhl fondent l’Union rationaliste avec des
scientifiques plus jeunes qui se retrouveront à l’origine du CNRS. Scientifiquement, ces
chercheurs adhèrent aux thèses de la physique moderne. Perrin a construit une des images de
l’atome. Dès le début du siècle, Langevin a introduit la physique quantique et la théorie
relativiste. En 1922, il est à l’initiative de la venue d’Albert Einstein à Paris.
C’est autour de l’Institut de biologie physico-chimique que la nouvelle organisation de
la recherche scientifique va naître. Ses trois directeurs sont André Mayer, Georges Urbain et
Jean Perrin. De leurs débats va sortir en 1930 un avant-projet de loi portant la mise en place
auprès du ministère de l’Instruction Publique, d’un service national de la recherche. Ils
obtiennent l’appui du directeur de l’enseignement supérieur, d’hommes politiques (Painlevé,
Herriot) et de la communauté scientifique. Ce projet est avant tout axé sur la création d’un
système de bourses assez souple permettant d’engager à titre temporaire des jeunes dans la
recherche. La Caisse Nationale des Sciences naît, qui se voit chargée également de la retraite
des vieux savants. L’un des premiers boursiers est Frédéric Joliot. Le système est complété, le
7 avril 1933, par la création du Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique qui donne à
une instance scientifique la direction de la recherche. À sa première réunion, en décembre
1934, ce Conseil, dont les membres sont nommés pour un tiers par l’Académie des Sciences
et les sociétés savantes, et pour le reste élus par le monde universitaire, regroupe la fine fleur
du monde savant de l’époque. Le premier sous-secrétariat d’État à la recherche est créé par
Léon Blum en 1936, dirigé par Irène Joliot, puis Perrin.
En guise de conclusion
L’évolution de l’organisation de la science après la Grande Guerre est donc différente
suivant les pays, même si la montée des gros laboratoires nécessitant des investissements
considérables (recherches sur l’atome, astrophysique) est partout la même. Les liens établis
entre l’armée et les sciences perdurent dans certains domaines. Contrairement à ce qui se
passe dans les pays anglo-saxons où l’industrie privée se révèle capable, sous l’égide de
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l’État, de développer de puissants laboratoires, l’organisme français le plus directement issu
des pratiques de 14 -18, l’ONRSI, n’est pas capable de répondre aux attentes. C’est un nouvel
organisme, financé par l’État, qui se met peu à peu en place. Il est certes éloigné des pratiques
développées sous la guerre, mais les acteurs qui réussissent à le mettre en place sont les
mêmes que ceux qui sont impliqués dans les organismes de la Grande Guerre. Indirectement,
cette organisation est l’héritière des efforts de coordination de 14-18. La mobilisation
scientifique qui précède la seconde guerre mondiale sera l’œuvre du CNRSA, fondé le 24 mai
1938, et épaulé par le Haut Comité de Coordination de la Recherche Scientifique et
Technique. De son côté, l’état-major double le Haut Comité par son propre Institut de
Recherche Scientifique appliquée à la Défense Nationale, chargé de coordonner les
recherches menées dans les stands d’essais des trois armes avec celles réalisées dans les
laboratoires du CNRSA. La leçon de la première guerre n’a pas été entièrement perdue, même
si ce Comité ne semble pas avoir entrepris grand chose avant la débâcle. Mais nous entrons là
dans une autre période.
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