Écrire la mer avec François Bon

Transcription

Écrire la mer avec François Bon
UN POINT D’ACTU
UN POINT D’ACTU
l
a rencontre de la littérature et des nouvelles
technologies ne fait pas que donner une autre
dimension aux ateliers d’écriture, désormais en ligne,
ou aux travaux de transcription de manuscrits
d’écrivains, désormais collaboratifs. Elle ne se résume
pas non plus à des créations littéraires hypertextuelles
ou interactives : ce que montre le CD-Rom Créations
poétiques au XXe siècle, c’est que la littérature
électronique a désormais une histoire, que celle-ci est
arrivée au temps où elle se retourne sur elle-même
pour s’écrire, et que cette écriture exploite les
nouveaux supports pour se diffuser. Aujourd’hui déjà,
une part de la littérature échappe à l’imprimé ; non
pas parce que l’ordinateur a remplacé le livre, mais
parce qu’il remplace parfois le stylo. Certaines œuvres
sont donc intrinsèquement multimédias, et rétives au
papier.
Plus classiquement, des ressources en ligne ou hors
ligne, toujours plus variées, accroissent la vitalité de
l’enseignement de la littérature.
Littérature
ÉCRIRE LA ME
AVEC FRA
Entretien avec François Bon
À l'occasion de l'exposition « La
mer, terreur et fascination », la
BnF a confié à l'écrivain François
Bon le soin d'animer un atelier
d'écriture en ligne, en
partenariat avec l'académie de
Versailles, l'association Carrefour
des écritures1 et L'École des
lettres2. Un travail en six
séances, proposant chacune
plusieurs « marches » pour partir
de l’expérience personnelle et
aboutir à l’expérience littéraire,
et dévié dans son élan par la
stupeur du tsunami.
C
ette expérience était à bien des égards nouvelle
pour François Bon. Il s'agissait de proposer un
atelier à distance, sans lien physique, dans un
échange indirect avec l'écrivain. Ce qu'il n'avait jamais
fait et sur quoi il avait plutôt des réticences, se refusant
aux jeux journalistiques de type : « Vous avez vu la mer,
c’était la première fois, racontez… ». Il s'agissait par
ailleurs de construire un atelier d'écriture sur une thématique (ce qu'il n'avait encore jamais tenté) – le
thème de la mer qui constitue, en soi, une gageure
pour un écrivain. Vendéen, né dans la proximité de la
mer, François Bon s'est plongé dans les textes qu'il
aimait, dans ceux retenus par les commissaires de l'exposition, pour proposer « une démarche d'atelier spécifique avec des exercices guidés et précis ».
Un point d’actu
Un projet inscrit dans la durée
56 LITTÉRATURE
D'emblée, François Bon a souhaité que l'atelier se
déroule dans le temps, sur la longueur, en plusieurs
séances, comme autant d'étapes conduisant d'une
image, d'un souvenir, d'une impression, aussi fugaces
ER
ANÇOIS BON
Propos recueillis par Arnaud Laborderie et Françoise Juhel
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
soient-ils, vers une phrase, un paragraphe, un texte qui
se construisent, se développent au fil des séances.
Il s'agissait aussi de constituer un réseau avec, dans
un premier temps, une dizaine d'enseignants pratiquant
déjà des ateliers, pour tester les propositions d'écriture
et mettre en ligne, sur le site Carrefour des écritures et
sur celui de L'École des lettres, des exemples de productions en référence à ces propositions, en impliquant
des élèves de niveaux différents (primaire, collège,
lycée, Deust, IUFM) en prise à différentes situations
vis-à-vis de la mer (banlieue parisienne, Martinique,
Manille, Tokyo).
Une démarche enracinée dans des
expériences personnelles
L’atelier « Écrire la mer », sur le site de la BnF :
http://expositions.bnf.fr/lamer/ecrire
« Ce qui a guidé la démarche, précise François Bon :
partir, pour chacune des six séances, de l'expérience
directe du participant et de la mer. S'ancrer dans ce lien
personnel, pour retrouver par lui quelques grands textes
1. www.carrefour-des-ecritures.net
2. www.ecoledeslettres.fr
3. http://expositions.bnf.fr/lamer/ecrire
ou grandes pistes de la littérature, et, une fois ces
retrouvailles célébrées, s'aventurer seul dans un imaginaire au présent, où de nouveau compterait la mer,
et où le dialogue avec la réflexion et les documents proposés par la Bibliothèque nationale serait refondé par
ce lien personnel.
C'est pour cela que nous avons souhaité rassembler,
autour de ces propositions, plusieurs enseignants tout
autour du monde, dont les élèves ont un rapport quotidien à la mer, de telle sorte que la permanence
aujourd'hui de ce rapport contribue à l'échange avec
ceux dont ce n'est pas le cas.
Pour que l'exercice d'écriture conduise là où effroi et
fascination deviennent vivants pour chaque participant
à l'atelier, il fallait enraciner l'écriture sur cette expérience personnelle, si fragile ou limitée qu'elle soit.
Les six ateliers proposés, tout au long des douze
semaines de l'exposition, et qui restent une proposition
offerte en ligne3, définissent chacun un territoire, un lieu
d'écriture. Les différents exercices proposés au cours de
chaque séance sont à utiliser soit l'un après l'autre, soit
l'un ou l'autre, selon le public considéré. De toute façon,
deux autres.
Chaque proposition d'écriture s'articule donc en
deux ou trois “marches” progressives, libre aux ensei-
Les ateliers sont organisés comme un escalier dont on
pourrait gravir les marches une à une, ou bien en sauter
pour s'arrêter sur celle convenant le mieux à l'enseignant
qui va s'approprier les propositions. Le projet comprend
donc six ateliers, sur les trois mois couverts par l'exposition, avec une proposition d'écriture mise en ligne tous
les quinze jours, comportant chacune deux ou trois
« marches »:
- Paysage avec mer invite à partir de ses souvenirs pour
aboutir à un premier « inventaire » d’images et « s'y inscrire soi-même »;
- dans l’atelier Bords de mer, le narrateur se déplace au
long de la mer. Après un travail sur l'image, « un blocparagraphe dont chaque phrase sera une image fixe mettra le récit en mouvement »;
- la troisième étape, Gens de mer, consiste à « entrer
dans le personnage » en trois étapes: « trois façons, du
réel à l'imaginaire, de faire que la mer ne soit plus image,
mais lien à l'homme qui la travaille, la traverse »;
- La ville, la mer: « dans cet atelier, le but sera de partir d'images réelles des villes de mer, pour en construire
d'imaginaires… »;
- Aller vers l'inconnu: « Dans l'exposition de la BnF,
l'idée de peur est toujours présente. » Aussi François Bon
propose-t-il dans cet atelier de remplacer par l’imaginaire ce qui fait peur;
- L'idée du voyage: après le choc du tsunami, l’écrivain
propose de « rêver [...] à celles et ceux sur qui là-bas la
mer se retourna… »
Un point d’actu
chacun contribue à expliciter la spécificité formelle des
Le contenu des ateliers
LITTÉRATURE
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textes reçus, et les commentaires souhaités sur la
séance d'écriture, sont venus enrichir le dialogue. »
Pour François Bon, il ne s'agit pas d'amener à du
déjà écrit. « Ce qui peut s'écrire par ces séances d'atelier d'écriture en ligne, tout autour du monde et des
mers, n'appartient pas encore à la mémoire collective
des mots, des images, des récits : nous avons à l'inventer ensemble. C'est plus difficile que mimer ce qui
existe, et que nous aimons. Mais ce que nous aimons
dans la littérature, nous en aurons un savoir d'autant
plus intime, qu'on l'aura rejoint chacun depuis son
expérience au présent.
L'aventure ainsi, côté élèves, côté enseignants, côté
Bibliothèque nationale comme de notre côté, animateurs d'ateliers d'écriture, sera partagée. Une découL’entretien avec François Bon sur le site de la BnF
http://expositions.bnf.fr/lamer/ecrire/entretien/
verte, une navigation. Mais hauturière. »
L'apport du réseau
Internet a permis de relier des établissements en France
et à l'étranger avec l'exposition de la BnF, mais aussi de
tisser un lien entre les établissements et l'écrivain. François Bon a en effet tenu chaque semaine un « journal
de l'atelier4 » où il réagissait sur les expériences des
enseignants et les textes d'élèves, assurant ainsi une
sorte d'animation à distance.
La distance oblige à tout préciser : avec six séances
et quinze étapes, l'atelier d'écriture en ligne affiche
publiquement une méthode dans toute sa rigueur et
son exigence, bien loin des idées reçues sur les ateliers
d'écriture. Il démontre à quel point le travail d'écriture
« En quelques heures, un séisme et trois vagues, [...] la terreur est
sortie de l’exposition et a recouvert nos rêves.
[...] Comment écrire encore ? »
http://expositions.bnf.fr/lamer/expo/salle2/
est un travail sur soi et sur la langue qui permet à chacun de revisiter les écrivains, les textes, le patrimoine culturel, et de faire un petit bout de chemin dans ce que
peut être la littérature, en la vivant de l'intérieur, à travers une expérience personnelle de l'écriture.
L'Internet permet de combiner heureusement exigence et souplesse. Exigence de toute publication qui
s'impose aussi bien à l'écrivain animateur dans l'ex-
gnants de les utiliser dans cette progression ou de
posé de sa démarche qu'au jeune auteur d'un texte
façon autonome. La première de ces marches s'appuie
dans le choix de ce qu'il propose d'afficher en ligne. Sou-
systématiquement sur le lien personnel à la mer, per-
plesse dans la possibilité de créer un rythme, de pro-
mettant d'en revisiter les images mentales, d'en dres-
poser des rendez-vous, d'offrir à chacun l’occasion de
ser inventaire. La seconde marche propose une struc-
se construire un parcours personnel dans les proposi-
ture formelle pour que le matériel accumulé prenne
tions, de s'adapter tout d'un coup à l'événement.
élan de poème ou récit. La troisième marche se veut
chaque fois plus libre, fictionnelle ou aventureuse.
Un point d’actu
Chacune des six propositions, ou territoires d'écriture,
4. Le Journal de l’atelier est
tenu sur le site Remue.net
de François Bon :
http://actu.remue.net/
atelierMer.html
5. http://expositions.bnf.fr/
lamer/ecrire/
6. www.carrefour-desecritures.net/mer/
58 LITTÉRATURE
Le choc du tsunami
est complétée d'extraits de textes, de liens vers l'expo-
« La mer, terreur et fascination… Nous revisitions depuis
sition virtuelle de la BnF et ses dossiers pédagogiques,
trois mois de vieilles cartes, des récits. Nous imagi-
mais aussi de compléments quant à l'utilisation de ces
nions les villes devant la mer, nous revisitions nos sou-
propositions d'écriture selon le public envisagé. À l'ani-
venirs de soleil et de plage. Et puis les images du
mateur, à l'enseignant, de dessiner le possible, de le
monde réel ont déferlé, et les morts, et tout cela s’est
suggérer, de le faire désirer à ses élèves, en fonction
fait en un instant, mais les images, maladroites et
de leur propre relation au langage.
d’amateurs, ont surnagé jusqu’à nous. On se disait
Un premier groupe d'enseignants volontaires, tout
que le danger du monde n’était plus dans la mer, que
au long de l'expérience, a proposé très vite une pre-
le lien qu’elle avait depuis toujours tissé avec l’imagi-
mière série de textes rédigés par leurs élèves. Ces
naire peut-être s’était même distendu, puisqu’elle
n’était plus au premier plan de nos vies, de nos rêves
et de nos expériences. En quelques heures, un séisme
et trois vagues, et ces chiffres multipliés d’êtres humains
qui ne vivront plus, la terreur est sortie de l’exposition
et a recouvert nos rêves. »
Alors, se demande François Bon, comment écrire
encore ? « Nous avions choisi pour titre de l’ultime proposition d’écriture : “l’idée du voyage”. C’est cette idée
aussi qu’il va falloir désormais lire de façon nouvelle :
les îles qui inventent nos voyages ne seront plus jamais,
selon l’expression de Baudelaire, “n’importe où hors du
monde”. À nous de ne pas contourner, d’écrire dans ce
lien à ce qui ne peut se nommer, si la littérature et l’écriture retrouvent ici leur plus ancienne nécessité. » Alors,
pour clore l'atelier, l'écrivain propose non pas trois
« marches », mais trois îles, et que « chacune de ces îles
rêvées soit une stèle, comme aurait écrit un autre
grand poète voyageur, Segalen, à celles et ceux sur qui
là-bas la mer se retourna… »
Les réalisations issues des ateliers (ici, l’atelier 4),
publiées sur le site Carrefour des écritures :
www.carrefour-des-ecritures.net/mer/
Un premier bilan
La qualité des textes produits témoigne de l'intérêt de
confronter les élèves à une démarche littéraire. Ces
textes originaux, aux images fortes, souvent inattendues, s'éloignent des clichés. En cela l'expérience n'est
pas nouvelle. Elle est simplement ici proposée à des
« Ceux qui brûlent au soleil en attendant le client… »
publics qui n'ont pas l'occasion de travailler avec un
Quand un élève de 3e, au collège de Coridon, près de Fort-de-France, en Martinique, fait
l'inventaire des métiers de la mer, inspiré par Jacques Prévert, apparaissent des hommes
au service des autres. La beauté des tropiques, qu'est-elle pour celui qui vend des
coquillages au bord de la route? Quand on compare au même inventaire, par des jeunes
du même âge ou presque, en seconde à Limeil-Brévanne, les horizons de pensée deviennent vite passionnants…
C'est ce dialogue à distance qui justifie l'expérience.
écrivain. Tous ceux qui le souhaitent peuvent s'en emparer puisque les propositions sont toujours en ligne5,
tout comme les productions des premiers mois6.
Mais une pratique culturelle n'est pas qu'un cheminement personnel, elle renouvelle la relation au monde
et le rapport aux autres. En cela le réseau crée soudain
quelque chose de nouveau face à un événement
médiatiquement relayé dans le monde entier : l'expérience vécue de chacun, la peur de la mer, la terreur
qu'elle peut susciter, devient une expérience collective ; chacun n'est plus seul devant son poste de télévision mais en relation avec tous ceux qui participent à
l'atelier, et avec tous ceux, marins, écrivains et conteurs,
qui depuis la nuit des temps se sont confrontés à cette
peur profonde.
Et puis la relation à distance a suscité le désir d'une
vraie rencontre. Au terme de trois mois d'ateliers, les
classes d'Île-de-France se sont retrouvées à la Bibliothèque nationale pour visiter l'exposition qu'elles ne
connaissaient que par Internet. François Bon a lu leurs
textes, quand les élèves ne l'ont pas fait eux-mêmes,
dans le grand auditorium de la Bibliothèque ; il a lu
aussi les textes de Martinique, de Manille, du Japon. Le
poète Yvon Le Men a dit la Mer. Une vraie rencontre. ●
LITTÉRATURE
Un point d’actu
« ... un petit bout de chemin dans ce
que peut être la littérature, en la
vivant de l'intérieur… »
Celui qui pêche un poisson sous la pluie et que plus tard un autre mangera à l'abri.
Ceux qui aux aurores partent à Miquelon pour revenir peut-être à midi.
Ceux qui s'abîment les doigts en sortant leur filet.
Celui qui ne supporte plus les écailles qui lui sautent dans la figure.
Celui qui en a marre de partir tôt pour ne rien ramener.
Ceux qui prennent des coulirous crus pour que les autres les mangent cuits.
Celui qui se lève tôt pour nourrir ceux qui dorment encore.
Celui qui veille sur les touristes toute la journée pour leur sécurité.
Ceux qui voient les autres s'émerveiller des fonds sous-marins.
Celui qui grimpe sur les cocotiers pour faire de l'animation sur la plage.
Celui qui a un bateau mais n'a pas de maison.
Celui qui passe sa vie sur l'eau et a le mal de mer.
Celles qui bronzent pour vendre leurs maillots de bain.
Celui qui recommence les mêmes balades en kayak de mer pour promener les voyageurs.
Celle qui sillonne la plage avec sa glacière à sorbet.
Ceux qui font le va-et-vient dans la baie pour déposer les vacanciers sur les belles plages.
Ceux qui refont tous les jours le même trajet pour faire découvrir les côtes ensoleillées.
Ceux qui vendent des coquillages au bord des routes.
Celui qui nettoie les saletés de ceux qui ont pique-niqué sur la plage.
Celui qui passe sa journée à se chauffer les pieds pour vendre des chouchous.
Celui qui fabrique ses nasses et se fait prendre en photo.
Ceux qui s'égosillent pour vendre du sorbet coco.
Celui qui élève des poissons comme des poulets.
Celui qui plonge de la falaise pour le plaisir des spectateurs.
Celui qui loue des planches, des scooters de mer, des pédalos et qui ne s'en sort pas.
Celui qui pose des nasses pour le festin des clients-rois.
Celui qui pêche la langouste sans en connaître le goût.
Ceux à qui les vagues parlent mais qui n'ont pas le temps de leur répondre.
Ceux qui transportent accrochés à leur cou les plateaux graisseux de beignets.
Ceux qui brûlent au soleil en attendant le client.
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