ENTRE DEUX VIES

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ENTRE DEUX VIES
ENTRE DEUX VIES
ROMAN PAR V ANESSA BIRAGHI
CHAPITRE I
« Choisir ! C’est l’éclair de l’intelligence.
Hésitez vous ?...tout est dit, vous vous trompez. »
Honoré de Balzac
L’illustre Gaudissart (1833)
Le soleil était à son Zénith, rendant les murs de pierre des Studios de la Paramount Picture,
aussi brûlants que de la braise. Une voiturette de golf, avec à son bord une journaliste du Daily
Sunshine, franchit le fameux Bronson Gate en direction du Studio 4.
Debout dans sa loge, Gus Jones, un script à la main, était en train de mémoriser son dialogue.
À cinquante ans, Gus était un acteur incontournable du petit écran. Depuis maintenant dix ans, il
campait le rôle d’un riche patron d’entreprise dans l’un des feuilletons télévisés les plus
populaires aux États-Unis.
Alors qu’il faisait les cent pas en tentant de retenir ses lignes, quelqu’un frappa à la porte. Marc,
un petit grassouillet dans la vingtaine entra dans la loge :
— Monsieur Jones, la reporter du Daily Sunshine est arrivée.
— Hum ! Je l’avais oubliée celle-là ! Répondit-il. D’un geste agacé il fit signe à Marc de la faire
venir.
En voyant la reporter entrer dans sa loge, Gus afficha un sourire hypocrite en l’accueillant. Ils
s’installèrent confortablement dans le canapé et après quelques banalités d’usage, commencèrent
l’interview. Les questions de la journaliste tournant toutes autour du personnage qu’il interprète
agacèrent légèrement Gus. Tandis qu’il répondait machinalement il se demandait si un jour, un de
ces crétins de reporters arrêterait de le réduire au rôle de Mac Sullivan, grand patron impitoyable.
L’interview changea tout à coup de direction lorsque la reporter aborda un sujet fâcheux :
— Gus, qu’en est-il de votre fille Tanya ? Depuis sa dernière cure de désintoxication on ne la voit
plus sur les podiums, est-elle encore dans son centre ?
Le visage de Gus se ferma tout à coup, la journaliste venait d’aborder le seul sujet auquel il
refusait de répondre : Tanya. Il se leva du canapé et tendit sa main à la reporter en signe d’au
revoir :
— Vos dix minutes sont écoulées. Merci d’être venue.
— Pardonnez-moi, Monsieur Jones, je ne voulais pas vous offenser en abordant ce sujet, je
voulais juste prendre des nouvelles de votre fille.
— Elle est bonne, celle-là ! Dites plutôt que vous cherchez la prochaine couverture de votre
magazine à scandale ! Maintenant, veuillez m’excuser, je dois me préparer pour ma scène, lui ditil en lui montrant la porte d’un geste de la main.
À peine la journaliste sortie, Édouard, ami et agent de Gus, arriva :
— Encore une journaliste qui sort de ta loge en prenant ses jambes à son cou ! Laisse-moi
deviner... elle t’a parlé de Tanya ?
— D’après toi ? Ces maudits gratte-papiers vont ruiner son avenir prometteur à travers leur
feuille de chou.
— Tu ne vas pas aimer entendre ça, mais la seule qui ruine son avenir en ce moment, c’est
Tanya !
— Ne t’en fais pas pour elle ! Tanya se porte très bien. J’ai de grands projets pour elle.
— Tu as toujours eu de grands projets pour elle; avant même qu’elle soit née, tu avais tracé son
plan de carrière. Si je n’avais pas décelé le feu sacré chez elle, j’aurais pu être tenté de te qualifier
de dictateur !
Gus ne prêta pas attention à cette remarque. Au même moment, un assistant de production vint lui
annoncer qu’il était attendu sur le plateau. Gus en quittant sa loge, s’arrêta sur le pas de la porte et
le regard dans le vide lança à Édouard :
—Tanya réussira là où j’ai échoué.
Au volant de sa décapotable, Tanya parcourait les rues de Beverly Hills en songeant au casting
qu’elle venait de passer. Plus elle y pensait et plus elle se disait qu’elle aurait pu faire mieux.
Décrocher ce rôle pourrait signer le début d’une grande carrière d’actrice et elle n’avait pas
l’impression d’avoir donné son maximum.
Enfant de la balle, Tanya a passé toute sa jeunesse sur les plateaux de tournage. Sa mère avait
débuté comme mannequin, avant de devenir une des présentatrices de télévision les plus
populaires de sa génération. Tanya n’avait que cinq ans lorsque cette dernière perdit la vie dans
un tragique accident de voiture. Elle se souvient encore de tous ces gens qui pleuraient sa
disparition bien qu’ils ne l’aient jamais rencontrée, phénomène qu’elle avait bien du mal à
comprendre à l’époque.
Son père, Gus Jones, enchaînait les rôles de second ordre dans des petits films indépendants.
Rêvant d’acquérir la reconnaissance du septième art, c’est finalement le petit écran qui le fera
connaître à l’âge de quarante ans. Cantonné à son rôle de Mac Sullivan dans le très populaire soap
opéra « One day or another », le grand écran semblait lui avoir définitivement fermé ses portes et
ainsi il remit tous ses espoirs entre les mains de sa fille.
La plupart des gens qui connaissaient Gus le dépeignaient sous un jour peu flatteur. Il était vu
comme un homme manipulateur, autoritaire et calculateur, à l’image du personnage qu’il incarne
dans sa série.
Bien que guidée par son père vers le métier d’actrice, Tanya ne s’y dirigeait pas à contrecœur,
elle avait ça dans le sang, elle le sentait. Jouer la comédie était comme une thérapie pour elle, lui
permettant de s’éloigner de ses tracas quotidiens. Dotée d’un physique avantageux, elle débuta
très jeune dans le mannequinat, avant de décrocher des premiers rôles dans des courts métrages.
À quinze ans, échappant à la surveillance de Gus, elle passait presque toutes ses soirées en boîte
de nuit où drogues et alcool étaient de mise. La presse ne manquait jamais une occasion de mettre
en avant les frasques de la fille de Gus Jones au désespoir de ce dernier. Tentant, tant bien que
mal, de dissimuler les incartades de Tanya, Gus dut l’envoyer plus d’une fois en cure de
désintoxication.
Cela faisait maintenant un an que Tanya était sobre. Durant cette année, elle s’était tenue loin
d’Hollywood pour se ressourcer à l’abri des regards indiscrets. Aujourd’hui, à dix-neuf ans, elle
était bien décidée à laisser tout cela derrière elle et à se concentrer sur sa carrière avec l’aide de
son père.
Tanya coupa le moteur devant une grande demeure de style victorien, au moment même où
Édouard en sortait.
— Salut ma belle ! Lança-t-il.
— Bonjour oncle Ed.
— Alors cette audition ?
— Mention : aurait pu faire mieux, lui dit-elle en grimaçant.
— Garde cette mention pour toi quand tu feras un rapport à ton père.
— C’était bien mon intention, dit-elle en souriant.
— J’aurais aimé rester bavarder avec toi, mais le devoir m’appelle ! On s’appelle ma belle, lui
dit-il, en l’embrassant sur la joue.
— À plus tard oncle Ed.
Tanya entra dans la maison, ou comme Édouard l’appelait : le sanctuaire de Gus Jones.
À chaque mur étaient accrochés des portraits à la gloire de l’acteur, les trophées et autres
récompenses reçues par Gus étaient exposés en évidence dans le grand salon. Tanya se demandait
parfois s’il n’irait pas jusqu’à recouvrir le sol des coupures de journaux parlant de lui.
Installé au bord de la piscine, Gus se relaxait en savourant son cigare.
— Salut papa ! Lui lança Tanya en prenant place à ses côtés
— Simon a appelé. Ton audition est terminée depuis deux heures ! Où étais-tu ?
— Je vais bien, merci ! Et toi ?
Imperturbable, Gus poursuivit :
— Je t’ai posé une question
— Dans un squat à fumer du crack, voyons !
— Je ne trouve pas ça drôle
— J’ai été prendre un café avec Lisa, content ?
— Ne le prend pas sur ce ton jeune fille, tu m’as donné suffisamment de raisons jusqu’à
maintenant pour m’obliger à surveiller tes moindres faits et gestes !
Baissant la tête et manquant d’assurance elle répondit :
— Je veux tourner la page sur tout ça et ce n’est pas en me rappelant constamment mes erreurs
que je pourrais avancer.
— Tant que je n’aurai pas de preuve de ton sérieux, il en sera ainsi ! Point final !
— Tu ne me demandes pas comment s’est passée l’audition? Lui dit-elle pour changer de sujet.
— Ton agent, Simon, m’a fait un rapport. Selon lui, tu as cassé la baraque ! Dit-il en se tournant
vers elle avec un large sourire.
Brave Simon, pensa Tanya, il s’est bien gardé de dire à son père qu’elle n’était pas au top de sa
forme.
— Ce film, c’est la chance de ta vie, ajouta Gus.
Tanya sourit à son père et s’enfonça dans sa chaise longue. Elle ferma les yeux et se laissa aller à
rêver de ce que pourrait être son futur si elle décrochait ce rôle. C’était l’occasion ou jamais pour
elle de faire ses preuves et de tourner la page sur une adolescence tumultueuse.
Gus Jones se comportait en véritable gardien de prison avec sa fille. Depuis un an, il contrôlait
ses moindres faits et gestes, chose que Tanya acceptait en se disant qu’il savait mieux que
personne, elle-même y compris, ce qui était bon pour elle. Durant cette année, rares étaient les
fois où Tanya se rendait à des fêtes organisées par ses amis. Lorsque cela arrivait, elle était
accompagnée de son agent, Simon, qui tout comme Gus, veillait à ce qu’elle ne fasse pas d’écart
de conduite. Simon était bien plus qu’un manager pour Tanya, il était son meilleur ami. Ils
s’étaient rencontrés à l’occasion d’une fête, peu avant qu’elle effectue sa dernière cure de
désintoxication. L’alchimie entre eux s’opéra instantanément. D’une certaine façon, l’amitié que
lui portait Simon l’avait poussée à reprendre sa vie en main et c’est tout naturellement qu’elle lui
proposa d’être son agent.
Installé à la terrasse d’un café, Simon avait le nez plongé dans le journal du matin et ne
remarqua pas l’arrivée de Tanya. Cette dernière prit place en face de lui :
— Quelles sont les nouvelles du monde ? Demanda-t-elle
En abaissant son quotidien, Simon lui répondit :
— Meurtres; guerres; maladies; et Paris Hilton a acheté un nouveau chandail pour Tinkerbell.
Tanya lui sourit : — Cette dernière information était capitale !
La serveuse s’approcha d’eux pour prendre la commande de Tanya :
— Je prendrais la même chose que mon ami... enfin... à condition qu’il n’ait pas mis du Gin dans
son jus d’orange, dit-elle regardant Simon en souriant.
— Si tôt le matin... pour qui me prends-tu ?
— Un jus d’orange donc ! Rien d’autre avec ceci ? Demanda la serveuse
— Ce sera tout merci, lui répondit Tanya
Simon la regarda, l’air étonné : — Tu ne prends rien, à manger ? D’habitude à cette heure-ci tu
manges comme quatre... madame surveille sa ligne à présent ?
— Il le faut bien ! Avec mon talent, mon physique est mon fonds de commerce
— Je ne t’ai pas vu prendre un gramme ces derniers mois malgré un régime calorique, et
maintenant tu joues les fines bouches ?
— Tu en fais une affaire d’État, ma parole, je suis juste barbouillée aujourd’hui, j’ai dû manger
un truc qui ne passe pas.
— Tu n’étais pas non plus au top de ta forme hier, je pensais que c’était le trac de l’audition, mais
vu que ça perdure tu devrais aller voir un médecin.
— Oui papa ! Lui dit-elle d’un ton narquois.
— En parlant de lui, je me demandais, quel surnom lui irait le mieux d’après toi ? Scrooge ou le
Grinch ?
— En ce moment ? ... Adolf !
— Et moi qui essayais de rester dans le politiquement correct ! Lui dit-il d’un clin d’œil.
— J’exagère beaucoup certes... après tout s’il n’avait pas été aussi contrôlant, j’aurais
certainement rechuté, je devrais lui être reconnaissante plutôt que de me plaindre.
— Reconnaissante, reconnaissante... pas trop non plus ! Il fait les choses par intérêt : le sien !
Bien sûr, tu es sa fille; il t’aime et blablabla; mais il faut que ça lui rapporte quelque chose au
bout du compte pour qu’il s’implique vraiment. J’aimerais dire que c’est l’amour d’un père pour
son enfant qui dicte ses actions, mais c’est surtout ses ambitions qui guident chacune de ses
actions.
— Une chance pour moi, je partage ses ambitions justement, sinon, à t’écouter, j’aurais
l’impression d’être un pantin désarticulé.
— Chose que tu ne seras jamais tant que je serais à tes côtés chérie, dit-il en levant son verre pour
trinquer.
Gus était en pleine conversation téléphonique avec Édouard lorsque la sonnette de la résidence
retentit. Il alla ouvrir lui même la porte et se retrouva nez à nez avec Simon.
Assise par terre, dans un coin de la salle de bain, la tête entre les genoux, Tanya ne bougeait
pas.
Soudain, la sonnerie d’une minuterie retentit. Tanya, releva la tête et en se recouvrant le visage
avec ses deux mains se dit à elle même : — Pitié ! Pas ça !
Le regard perdu elle se releva et se dirigea vers le lavabo. Saisissant un test de grossesse elle se
figea en voyant le résultat. D’un geste mal assuré, elle s’empara de l’emballage et relut les
instructions pour la vingtième fois afin d’être sûre d’interpréter correctement le résultat. Aucun
doute possible, elle était enceinte.
Alors que la panique l’envahissait, elle entendit son père qui l’appelait pour la troisième fois.
Chancelante, elle sortit de la salle de bain et se dirigea vers le salon où elle trouva Simon en
compagnie de Gus. Ce dernier en la voyant arriver ouvrit ses bras en grand en criant :
— Tu l’as eu !
Désorientée, Tanya répondit d’une voix inquiète : — Quoi ?
Simon, excité, s’avança vers elle et lui répondit :
— Le rôle ! Tu as eu le rôle !
Tanya se sentit vaciller et ayant l’impression qu’un trente tonnes venait de lui rouler dessus,
s’évanouit.
Lorsqu’elle revînt à elle, elle vit les visages de Simon et Gus au-dessus d’elle qui la regardaient
d’un air amusé.
En l’aidant à se relever, son père lui dit en riant : — Eh bien, si l’on avait su que ça aurait cet
effet-là sur toi on aurait prévu quelque chose pour amortir ta chute !
Tanya resta muette et s’assit sur le canapé. Simon lui tendit un verre d’eau en lui disant : — Ne
t’inquiète pas ma belle, tu auras tout le temps nécessaire pour assimiler la nouvelle et te préparer,
le tournage ne commencera pas avant huit mois.
— Huit mois ? S’exclama Gus.
— Ouais, des problèmes en pré-prod apparemment. Rien de bien méchant, ça les oblige juste à
repousser le tournage, répondit Simon.
Le regard dans le vide, Tanya avait l’impression de flotter au-dessus de son corps.
Simon, regardant tour à tour Tanya puis Gus, poursuivit : — Et ce n’est pas plus mal, la preuve
on l’a rendu léthargique. Vu sa tête, il va bien falloir des mois avant de la sortir de son coma
Gus saisi la main de Tanya : — Enfin ! Dis quelque chose !
Tanya sortit de ses songes et tournant la tête vers son père, elle lui dit avec le sourire :
— C’est... C’est fantastique ! Une larme se mit à couler sur son visage.
— Je suis si fier de toi ! Tu n’as même pas idée à quel point lui dit son père en la prenant dans
ses bras !
Faisant claquer ses mains, Simon s’extirpa de son fauteuil et dit avec enthousiasme : — Bien, il
est temps de fêter ça comme il se doit, je vous emmène au restaurant.
Tanya saisit la main de Simon :
— Pardonne-moi Simon. Je vais jouer les trouble-fêtes, mais je suis vraiment fatiguée. On
célèbrera ça demain soir si vous le voulez bien ?
— Ma fille qui refuse une occasion de faire la fête ? Alors ça ! C’est une première lança Gus
d’un air moqueur. En réponse à cela, Tanya se contenta d’afficher un sourire gêné.
— Pas de problème, ma belle, je vais te laisser te reposer, on se reprendra demain, Simon
l’embrassa sur la joue, si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
Simon partit laissant Tanya aux bons soins de son père. Gus se leva du canapé où il était assis aux
côtés de sa fille :
— Bien, il faut que je rappelle Ed pour lui annoncer la bonne nouvelle !
D’une voix à peine audible, Tanya saisit la main de son père et lui dit : — Attends ! Rassieds-toi
s’il te plaît. Je dois te parler.
Gus tout à coup inquiet au son de la voix de sa fille s’exécuta :
— Je t’écoute
— Il... Il s’est passé quelque chose... elle s’arrêta
— Mais, parle, voyons !
— Tu dois me promettre de ne pas t’emporter
— Tanya ! Si tu as quelque chose à dire, dis-le, cesse de tourner autour du pot, tu veux ? Dit-il
d’un ton agité.
Rassemblant son courage à deux mains Tanya se lança :
— Je viens d’apprendre que... je viens d’apprendre que je suis enceinte
— QUOI ? Si c’est encore une de tes plaisanteries Tanya, elle est de très mauvais goût !
— Ce n’est pas une plaisanterie, dit-elle d’une toute petite voix
— Comment est-ce que ? ... Qu’est-ce que...?
Pour la première fois de sa vie, Gus Jones était sans voix, il ne trouvait plus ses mots.
— As-tu simplement idée de ce que cela implique ? Cria-t-il en se levant du canapé, tu es au
début de ta carrière ! Un enfant t’empêchera d’avancer !
— Peut-être pas
— Oooh si ! Crois-moi ! Si tu veux atteindre le sommet tu ne dois être focalisée que sur cela;
vivre pour ton travail et uniquement lui ! Cela doit être ta seule et unique préoccupation ! Tu ne
peux pas garder cet enfant !
Se ressaisissant, Tanya lança : — Je ne sais peut-être plus très bien où j’en suis en ce moment;
mais s’il y a une chose dont je sois sûre, c’est que jamais je n’avorterais et tu ne pourras pas m’en
convaincre !
Gus, le visage fermé lui demanda : — Combien ?
— Combien, quoi ?
— Tu es enceinte de combien ?
— Trois mois, je présume
— Trois mois ! Bon sang ! Au moins, ça explique ta prise de poids, j’ai cru que tu avais avalé une
pomme ! Le père, c’est qui ?
— Je ne sais pas, je l’ai rencontré au cours d’une soirée, répondit-elle honteusement.
— De mieux en mieux ! Alors, dis-moi; madame antiavortement; tu comptes faire quoi ? Appeler
les studios et leur dire que tu as une brioche dans le four ? Non, parce que je suis sûr qu’ils seront
ravis d’apprendre que leur actrice principale sera une jeune maman tout juste sortie de l’hôpital
au moment où le tournage va commencer... Oooh bien sûr, tu peux tenter de les convaincre que tu
auras deux mois pour récupérer ta ligne, que tu laisseras ton nouveau-né au soin d’une nourrice...
Je suis sûr que ça ne les poussera pas à reconsidérer leur choix...
— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Sais-tu tout ce à quoi j’ai pu penser en l’espace de quelques
minutes pendant que Simon et toi vous réjouissiez de la bonne nouvelle ?
— Oooh, tu penses alors ? Ça aurait été parfait de penser il y a trois mois également !
Gus alla se servir un whisky; pensif, il en avala une gorgée et dit à Tanya :
— Il y a peut-être une solution...
— Laquelle ? Interrogea Tanya
— L’adoption
Après quelques secondes de silence, Tanya reprit :
— Tu me suggères d’abandonner mon enfant ?
Gus se resservit un verre et alla s’assoir dans le fauteuil faisant face à Tanya. Semblant avoir
retrouvé son calme il lui dit : — Tanya, que tu le veuilles ou non, toi et moi nous nous
ressemblons. Il avala une gorgée avant de poursuivre :
— J’ai des rêves pour toi et je sais que tu les partages. Au fond de toi, tu le sais que tu n’as pas les
épaules assez larges pour t’occuper d’un enfant et poursuivre ton rêve en même temps. Si tu
échoues, tu le reporteras sur ton enfant et lui en feras payer le prix. Est-ce ce que tu souhaites ?
Es-tu prête à prendre ce risque ?
Tanya sentit les larmes couler sur son visage :
— Je sais... et c’est parce que je sais cela que je me déteste. J’ai honte de vouloir faire passer mes
ambitions avant cet enfant à naître. Tant de choses se bousculent dans ma tête en ce moment. Qui
me dit que j’arriverai à vivre correctement sachant que mon enfant se trouve là quelque part avec
je ne sais qui ?
— Il s’agit de détails que l’on peut gérer si c’est ce qui te retient. Je peux me charger de trouver
une famille qui tout en restant discrète continuera à nous tenir informés. Qui sait ? Peut-être que
dans cinq ans ton avenir professionnel sera suffisamment établi pour que tu puisses le récupérer...
Le plus dur sera de composer avec la presse à ce moment-là... mais chaque chose en son temps...
Tanya resta muette une fois de plus et se perdit dans ses pensées n’entendant plus les propos de
son père.
— Tanya ! Je te parle, tu m’écoutes ?
— Excuse-moi, qu’est ce que tu disais ?
— Je te disais de garder cette option en tête, penses-y. Tu as eu suffisamment d’émotions pour
aujourd’hui. Va te reposer. On reparlera de tout cela demain matin. En attendant, je compte sur ta
discrétion, ne parle à personne de tout cela, encore moins à Simon ! Entendu ?
— Oui, murmura-t-elle.
Tanya se leva du canapé et quitta le salon. L’air songeur, Gus resta assis dans son fauteuil un
moment. Il se releva en saisissant son verre de whisky posé sur la table basse. Il but une gorgée,
puis, brusquement, jeta le verre et son contenu dans le feu de la cheminée en s’écriant : — Et,
merde !
Tanya resta allongée sur le dos toute la nuit, les yeux grands ouverts, à tenter de prendre une
décision. La solution de son père était peut-être le compromis qu’elle cherchait. Après tout, il
semblait avancer qu’avec cette solution elle pourrait récupérer son enfant quand elle se sentirait
prête. Elle imagina plusieurs scénarios. Dans le premier, elle ne se voyait pas tenir plus de
quelques mois sans son bébé, ce qui voudrait dire qu’en fin de compte elle le ferait passer avant
ses ambitions, un choix conscient fait par amour qu’elle ne regretterait pas. Dans le second, elle
se projetait quelques années en avant, avec une notoriété bien établie et la possibilité de récupérer
son enfant. Dans le troisième, sa notoriété était établie, mais le couple adoptif refusait de rendre
l’enfant à sa mère. Dans le quatrième, elle s’imaginait passer toute sa vie comme son père, à
pourchasser un idéal qu’elle n’atteindrait jamais, auquel cas elle aurait fait un sacrifice inutile...
Et ainsi de suite… Après avoir élaboré une vingtaine de scénarios, le jour commençait à se lever
et les premiers rayons de soleil tentaient de percer à travers les rideaux de la chambre.
Épuisée, n’ayant plus la force de réfléchir, Tanya essaya de se rassurer en ne gardant en tête que
son deuxième scénario. Elle ferma les yeux et s’endormit. Son sommeil fut bref, une heure à
peine. Entendant son père parlant au téléphone sur la terrasse, Tanya prit la décision de se lever.
C’était bien le seul genre de décision qu’elle était capable de prendre en ce moment.
En voyant Tanya arriver, Gus mit fin à sa conversation :
— Bien, je vous recontacte plus tard pour les détails
Tanya se laissa tomber sur une chaise :
— C’était qui ? Demanda-t-elle à son père.
— Personne, juste quelques affaires que j’ai eu à régler ce matin. Vu ta tête, je ne te demande pas
si tu as bien dormi... Es-tu arrivée à bout de ta réflexion ?
— Quelle que soit ma décision, j’ai l’impression que je n’arriverai jamais à bout de ma réflexion;
donc en désespoir de cause, je me repose sur toi et ta solution.
Gus sembla satisfait de cette réponse : — Content de te l’entendre dire ! Pour être franc, je me
doutais de ta réponse, c’est pourquoi j’ai pris les devants.
— Que veux-tu dire ?
— J’y ai moi aussi pensé toute la nuit. J’ai donc passé quelques coups de fil ce matin pour
organiser ton évasion
— Mon évasion ? Répondit-elle les sourcils levés.
— Chérie, tu ne pensais tout de même pas passer ta grossesse ici sous l’objectif des paparazzi ?
— C’est pas vraiment ce à quoi j’ai pensé cette nuit, je vais te dire !
— Et c’est bien pour ça que je suis là ! Pour penser aux détails !
— Serait-il possible que je prenne un café avant d’écouter ton plan tortueux ?
— Tant que tu as conscience que ce sera ta seule tasse de la journée... pas besoin de te rappeler
pourquoi...
Au même moment, Henri, le cuisinier de la maison arriva avec un plateau où étaient posées une
cafetière, deux tasses et quelques viennoiseries.
En posant le plateau sur la table, il s’adressa à Tanya : — Avez-vous besoin d’autre chose Miss
Jones ?
— Non merci, Henri, ça ira
— Vous pouvez disposer, merci ! Dit sèchement Gus
Tanya se servit du café.
— Bien, maintenant que tu as ton café je peux parler ?
— Je suppose que oui, car si je te demande d’attendre que j’ai au moins bu une gorgée, tu vas me
sauter au cou !
Gus comme à son habitude ne releva pas cette remarque sarcastique :
— Tu pars la semaine prochaine dans le Main, j’y ai pris un cottage. Tu seras tranquille là bas, il
n’y a pas un seul voisin à des kilomètres à la ronde donc personne pour venir t’ennuyer
— Un cottaaage ! Comme c’est gentil ! Moi qui m’attendais à ce que tu me caches dans une cave
sans électricité ! ... Bien qu’à y réfléchir, vu ta description du lieu, c’est tout comme !
— Le but est de rester discrète Tanya, sinon autant rester ici ! Ta grossesse doit rester entre toi,
moi et Élise
— J’ai loupé un épisode ! Élise ?
— Une sage femme, elle restera avec toi là-bas durant toute ta grossesse. Ainsi tu ne seras pas
seule et elle se chargera de faire ton épicerie.
— Une geôlière en somme...
— Donne-lui le qualificatif qui te fera plaisir, mais tu auras besoin d’elle et l’on peut compter sur
sa discrétion
— C’est dingue tout ce à quoi tu peux penser en quelques heures ! T’aurais dû bosser pour la
CIA !
— C’est tout un entraînement, depuis le temps que je couvre tes frasques je suis habitué à penser
vite et efficacement.
— Et le couple ?
— Quel couple ?
— Ben le couple, celui qui s’occupera de mon enfant...
— Faut pas pousser non plus, Rome ne s’est pas construite en un jour ! J’ai encore quelques mois
pour régler la question
— ON ! ON a encore quelques mois pour régler la question
— Je te ferai des rapports détaillés. Tu comprends bien que je ne vais pas envoyer chaque
candidat à ta porte... on repassera pour la discrétion
— Hum mouais... Et je dis quoi moi aux gens pour leur expliquer que je vais disparaître de la
surface de la Terre pendant six mois ?
— On inventera une excuse quelconque, comme quoi tu as besoin de te ressourcer à l’écart de
toute agitation médiatique, que tu prépares ton rôle
— Que je prépare mon rôle ? Dit-elle en riant avant de poursuivre — Eh ben si toutes les actrices
devaient vivre recluses pendant six mois pour préparer leur rôle ; l’industrie ne marcherait pas
fort !
— Tu as réussi à disparaître des radars de la presse pendant un an, ils ne vont pas lancer un avis
de recherche sous prétexte que tu te fais discrète six mois de plus !
— Et les studios ? Et Simon ?
— Les studios, le timing est parfait, ils n’auront pas besoin de toi avant ton accouchement, les
seuls détails qui pourraient nécessiter une discussion pourront se régler par téléphone. Quant à
Simon, il gobera tout ce que je lui inventerai
— C’est-à-dire ?
— Que tu es en dépression nerveuse due à un trop-plein de pression et que je t’ai envoyé te
reposer
— Il va vouloir savoir où je me trouve, c’est mon agent, il n’acceptera pas que tu me coupes du
monde pendant si longtemps
— Bien, tu n’as qu’à le virer, ça règle la question !
— Ben voyons, je suis plus à ça près n’est-ce pas ? Trouve autre chose !
— Trouve autre chose, trouve autre chose, t’es marrante. TOI, trouve autre chose !
— C’est pas toi, il y a quelques minutes, qui disais que tu étais là pour te charger de tous les
détails ? Lui dit-elle d’un ton narquois.
— Bien ! Puisque tu me le rappelles si gentiment voici une autre solution, bien que celle de virer
Simon reste ma préférée... Tu es une actrice donc voici ton prochain rôle que j’intitulerai : la star
capricieuse...
— Laisse-moi deviner... je dois interpréter Gus Jones ?
— J’ai dit, actrice ! Et non, humoriste de bas étage ! Je ferai mine de n’avoir rien entendu.
— Pour ne pas changer... Bref, la star capricieuse donc !
— Tu lui dis tout simplement que tu as besoin de te retrouver seule, de ne voir personne et puis,
s’il n’est pas content, qu’il aille se chercher une autre cliente
— Euuuh, entre ça et le virer, la frontière est limite...
— Penses-tu ? Simon connaît ton potentiel, encore plus maintenant que tu as décroché ce rôle.
Sauter du train en marche sous prétexte que tu as décidé de faire ton ermite serait un véritable
suicide professionnel pour lui... il le sait...
— Et le téléphone ? J’y ai droit quand je veux ou tu vas m’installer une ligne pouvant seulement
recevoir les appels ?
— N’exagère pas, on dirait que je suis un monstre à tes yeux, alors que je fais tout ça pour ton
bien, pour te protéger.
— Pour protéger ma carrière, c’est différent
— C’est différent ? Tu es sûre ? J’avais plutôt l’impression qu’en protégeant ta carrière, c’est toi
que je protège, vice versa...
— Hum ouais, mais donc... le téléphone ?
— Tu n’as plus cinq ans, je ne vais pas te priver de téléphone, mais garde en tête que la discrétion
est le maître mot. Il est facile de faire une maladresse et de trop en dévoiler lors d’une
conversation donc sois prudente.
— Je sais, t’inquiète, je voulais juste m’assurer que le pauvre Simon aura le droit d’être rassuré
de temps en temps en entendant le son de ma voix.
— Pour conclure avant que je me rende au travail, commence à organiser ton départ, on a une
semaine pour régler tous les détails... et au passage, ce soir on va au restaurant avec Simon
comme convenu. Adopte une attitude dépressive pour préparer le terrain.
— Ça ne devrait pas être trop dur, répondit-elle d’un ton las avant que son père ne parte.
Le cottage loué par Gus Jones était situé au bord d’un lac sur une propriété privée, entourée par
une forêt de sapins. L’endroit était idéal pour une retraite discrète. La maison voisine la plus
proche était à dix kilomètres.
Debout face au lac, Tanya contemplait l’horizon. Trois mois venaient de s’écouler, trois mois
durant lesquels le temps semblait avoir suspendu son envol. Le cottage donnait l’impression
d’être retiré du reste de la civilisation. Les jours passaient et se ressemblaient tous, sans surprises
aucunes. Élise était une planche de salut pour Tanya ; hormis les fois où son père venait la visiter,
elle était la seule personne qui rappelait à Tanya que la vie continuait au-delà des abords de la
propriété.
Bien que se sentant proche d’elle et appréciant la relation mère-fille qui s’était installée entre
elles ; Tanya ne pouvait s’empêcher de se demander si l’affection que lui portait Élise était
sincère ou seulement motivée par la grosse somme d’argent que Gus Jones lui versait afin qu’elle
garde le silence.
Tanya se mit à marcher le long de la berge et repensa à la discussion qu’elle avait eue la veille
avec la sage femme. Cela faisait un moment que les doutes de Tanya avaient refait surface, dès
qu’elle avait commencé à sentir le bébé bouger dans son ventre elle n’était plus aussi sûre de ses
choix et envisageait de faire machine arrière.
La semaine passée, son père, en venant lui rendre visite, lui avait annoncé fièrement qu’il avait
trouvé le couple parfait pour prendre soin de l’enfant. Cette nouvelle, censée soulager Tanya, eut
l’effet inverse et accentua ses incertitudes.
En se confiant à Élise la veille au soir, cette dernière avait tenté de la convaincre que l’adoption
était la meilleure solution et malgré des arguments-chocs, le doute persista chez Tanya.
Sentant tout à coup son téléphone vibrer, elle le sortit de sa poche et décrocha :
— Hey Simon
— Hey l’ermite ! Je te dérange ? Tu es en train de chasser ton repas du soir ?
Faire avaler la pilule à Simon n’avait pas été chose aisée, il ne comprenait pas Tanya sur ce
point et ne la comprendrait jamais. Après avoir lutté pendant des semaines pour la ramener à la
raison, il avait finalement abandonné, décidant de lui faire confiance, en attendant patiemment
qu’elle veuille bien sortir de sa retraite.
— Non du tout, j’étais en train de couper du bois pour me construire un radeau lui répondit-elle
— Parfait, c’est bien ça, tu entretiens ta silhouette musclée
Regardant le bas de son corps en souriant, elle lui répondit :
— T’as même pas idée !
— Une fois n’est pas coutume, mais je me dois de te reposer cette question : tu m’accordes une
visite dans ton petit coin de paradis ?
— Simooon, on en a déjà parlé...
— Je sais, je sais, tu hivernes et l’ours antisocial qui est en toi ne veut voir personne
— Accorde-moi juste trois mois de plus et je serai toute à toi en revenant
— Toute à moi ? Hum ! Intéressant, c’est une proposition ?
— J’ai peur de ne pas avoir l’équipement adéquat pour toi
— Ça c’est moins sûr, en fait j’avais émis l’hypothèse que tu aies disparu pour faire un
changement de sexe !
— Alors, celle-là, j’y avais pas pensé ! Dit-elle en riant à cœur joie
— Ça serait pas mal pour moi... enfin, faut voir le résultat... mais je doute que les studios
apprécient
— Tu peux rassurer les studios, ma féminité est intacte
— Enfin... parlons peu, mais parlons bien, j’ai fait parvenir une copie du nouveau scénario au
Grinch pour toi
— Au Grinch ?
— Ton père ! Vu qu’apparemment il est le seul dont la vision ne t’insupporte pas, chose qui au
passage est tout aussi incompréhensible que le reste pour moi. Il te l’apportera
— Je te remercie
— Bon alors, dis-moi, qu’as-tu fait de beau aujourd’hui ?
— Je croyais que l’on devait parler peu, mais bien ?
— Je l’savais ! En fait, c’est Gus qui te retient captive quelque part et qui te fait un véritable
lavage de cerveau pour que tu sois à son image: hostile, refusant tout badinage et sujet hors cadre
professionnel !
— Hum, le changement de sexe était une hypothèse plus crédible...
Continuant sa conversation en marchant le long du lac, Tanya n’avait pas remarqué la voiture de
son père qui se garait devant le cottage.
Gus descendit de l’auto et Élise sortit pour l’accueillir.
— Bonjour Élise, dit il en attrapant sa sacoche sur le siège passager.
— Bonjour Monsieur Jones
— Tanya est à l’intérieur ?
— Elle se promène près du lac, dit-elle en pointant du doigt Tanya au loin
— Tout va bien depuis la semaine dernière ?
Regardant en direction du lac pour s’assurer que Tanya soit suffisamment loin, elle répondit :
— Pas vraiment en fait. Il semblerait que votre fille songe à se rétracter et à garder l’enfant.
— Absurde, c’est une gamine, elle ne sait pas ce qu’elle veut et vous êtes là pour lui dire, c’est
pour ça que je vous paye après tout !
— Je l’sais, Monsieur Jones, et c’est bien pour ça que j’ai tenté de la raisonner hier soir !
— Et ?
— Vous savez comment est votre fille... elle semble vous écouter, mais en fait un millier d’idées
virevoltent dans sa tête venant briser les arguments que vous lui avancez.
— Vous avez des dons de télépathe en plus ? J’attends de vous des résultats et non des excuses !
Fouillant dans sa mallette, il en sortit le scénario et le brandit à Élise en ajoutant :
— Je suis sûr qu’avec ça toute idée de jouer les jeunes mères vont lui passer. La retirer loin de
tout dans ce cottage a ses avantages et ses inconvénients. L’inconvénient étant qu’elle perd de vue
ses objectifs de carrière et se laisse aller à vouloir pouponner. Ceci va lui remettre les pieds sur
terre !
— Si vous l’dites
Tanya, qui avait fait demi-tour, revenait vers le cottage et fit signe à son père de loin. Gus
profita des quelques minutes qui lui restaient seul à seul avec Élise pour lui demander ceci :
— Il y a une dernière chose que je veux savoir. Je veux être certain que vous ferez tout ce qu’il
est possible de faire pour que nos projets se déroulent comme prévu. En serez-vous capable ?
Se demandant ce que Gus Jones allait bien pouvoir inventer au cas où Tanya déciderait de garder
l’enfant, la voix inquiète, Élise répondit par l’affirmative, avant de rajouter ceci :
— Je ne sais pas ce que vous avez en tête exactement, mais c’est à moi de vous demander
quelque chose à présent : l’assurance d’un compte en banque bien rempli !
— Vous l’aurez ! Lui dit-il en la mitraillant du regard.
Gus alla à la rencontre de sa fille en se dirigeant vers elle les bras grands ouverts.
Tanya passa les trois derniers mois de sa grossesse avec une conviction ultime : elle garderait
son enfant, quant à sa carrière, advienne que pourra.
Elle s’était bien gardée de parler de sa décision à Élise et encore moins à son père, sachant
pertinemment que ce dernier lui aurait fait vivre un véritable enfer jusqu’à ce qu’elle arrive à
terme.
Étant sûre de son choix elle aurait pu décider de rentrer à Los Angeles et tout dire à Simon, mais
elle préféra opter pour une fin de grossesse paisible à l’abri des reproches et manipulations de son
père.
Ainsi elle resta dans son rôle et laissa ses cerbères penser qu’elle allait docilement abandonner
son enfant.
Le jour de l’accouchement se rapprochant, Gus était venu s’installer pendant deux semaines au
cottage.
Décidant qu’à présent il était temps de lui révéler ses intentions, Tanya profita d’un moment seul
avec lui pour lui parler.
Assis sous le porche, contemplant le clair de lune qui se reflétait sur le lac, Tanya se lança :
— Papa, il y a quelque chose que je dois te dire.
— La dernière fois que tu as commencé une phrase ainsi, la suite ne m’a guère plu.
— Celle-là ne te plaira pas non plus...
— Laisse-moi deviner... tu veux garder le bébé ?
Gus venait de lui couper l’herbe sous le pied ce qui la décontenança :
— Comment sais tu que c’est de ça dont j’allais te parler ?
— Encore une fois, je le répète, je te connais ! Tu crois que je n’avais rien remarqué ces derniers
mois ? Je le lisais dans ton regard !
— Pourquoi ne disais-tu rien ?
— Pourquoi TOI, tu ne disais rien ? Peur que je puisse te faire changer d’avis, car tu n’étais pas
sûre de ton choix ?
— Oooh non ! Ça, je suis sûre de mon choix, ne t’inquiète pas ! Mais je ne voulais pas me battre
avec toi pendant trois mois.
— Que veux-tu que je te dise Tanya ? Que ta décision m’enchante ? Tu sais que c’est faux. À
présent, au point où l’on est, essayer de te convaincre serait vain. J’avais de grands projets pour
toi, mais je me ferai une raison, que veux-tu...
Tanya avait du mal à reconnaître son père qui paraissait si serein face à son choix. Mais en fin de
compte, la seule chose qui lui vint à l’esprit est qu’elle aurait pu retrouver la civilisation bien plus
tôt si elle avait su qu’il réagirait ainsi. Elle posa sa main sur celle de son père et lui dit :
— Ne t’inquiète pas, je ne perdrai pas mon rôle. J’ai assez de détermination pour y arriver
Gus se leva de sa chaise et embrassa Tanya sur le front en lui disant :
— Je l’espère
Il rentra dans la maison, la laissant seule sous le porche.
Tanya passa la journée du lendemain à penser à Simon. Plus d’une fois, elle voulut prendre son
téléphone pour l’appeler et tout lui raconter, mais elle craignait sa réaction. Ne voulant pas causer
plus de stress au bébé qu’il n’en avait vécu ces derniers mois, elle finit par se raviser une bonne
fois pour toutes. Une fois qu’elle aurait accouché, elle ferait venir Simon au cottage, en priant
pour qu’il lui pardonne de lui avoir caché la vérité.
Alors que le crépuscule s’installait progressivement, Tanya assise sur un rocher près du lac,
observait avec quiétude le paysage qui s’offrait à elle. Une main posée sur son ventre, elle pensait
à voix haute :
— On y arrivera… et t’inquiètes pas pour ton oncle Simon... je suis sûre qu’il ne restera pas
longtemps fâché contre moi... après tout, si ton grand-père a accepté l’idée c’est que rien n’est
impossible.
Elle sentit une douleur au ventre qui la fit grimacer, puis une autre qui cette fois lui laissa échappa
un cri, ce qui alerta Gus et Élise qui accoururent vers elle.
Tanya pliée en deux, se redressa légèrement et voyant son père lui dit :
— Je crois que c’est le moment !
— Aidez-moi à la ramener à l’intérieur, dit Élise en s’adressant à Gus.
Ils la saisirent chacun d’un côté pour la soutenir et l’aider à marcher jusqu’au cottage.
En sueur, allongée sur le lit, Tanya poussait en hurlant. Gus à genoux près du lit, lui tenait la
main et lui passait un linge sur le front.
— Ça se présente mal, dit Élise en relevant la tête.
— Qu’est-ce qui se passe ? Demanda Tanya entre deux hurlements
— Le bébé se présente par le siège, je vais devoir le retourner
— Eh bien ! Faites-le au lieu de nous faire un exposé ! Lui ordonna Gus.
Plus Élise tentait de remettre le bébé dans la bonne position et plus Tanya criait. De plus en plus
pâle elle semblait au bord de l’évanouissement. Allant de complication en complication, Gus
tremblant voyait déjà le moment où il allait perdre sa fille.
— N’y a-t-il rien que vous puissiez lui donner pour amoindrir la douleur bon sang ? Vociféra
Gus par-dessus les hurlements de sa fille.
— Plus maintenant, c’est trop tard, répondit Élise en relevant la tête vers lui.
— Vous ne pouviez pas y penser avant ?
Entre deux hurlements, Tanya répondit à la remarque de son père :
— J’ai refusé !
— Administrer un antidouleur à une ancienne droguée n’est pas conseillé, Tanya le savait, ajouta
Élise.
Après d’innombrables heures de souffrances, l’enfant vint au monde.
— C’est un garçon, annonça Élise.
— Donnez-le-moi, lui demanda Tanya en pleurs.
Élise plaça le bébé dans les bras de Tanya, extrêmement faible.
— Il faut que tu te reposes ma chérie, lui dit Gus en tentant de lui prendre le bébé.
— Non, attends en regardant son fils tendrement, elle dit à Élise :
— Je veux immortaliser les premières minutes de notre vie ensemble... Élise, s’il vous plaît...
Regardant Gus qui lui fit un hochement de tête, Élise s’empara du polaroid dans la commode et
prit la mère et son enfant en photo.
— Bien, maintenant, ton fils et toi avez besoin de repos, lui dit son père qui cette fois put prendre
l’enfant des bras de Tanya. Presque immédiatement, cette dernière s’endormit.
Sortant de la chambre le bébé dans les bras, Gus demanda à Élise :
— Est-ce que ça va aller ?
— Je ne pense pas que ses jours soient en danger, mais elle est extrêmement faible et va avoir
besoin de beaucoup de repos pour se rétablir
— C’est pas plus mal ainsi, dit-il en tendant l’enfant à Élise.
Tanya ouvrit les yeux, il faisait jour. Elle regarda son téléphone pour y voir l’heure et se rendit
compte qu’elle avait dormi pendant presque vingt-quatre heures. Elle tenta de se lever, mais sans
succès, ses membres lui obéissaient à peine.
Elle appela son père. Gus arriva quelques minutes après dans la chambre, l’air fatigué et attristé.
Tanya essaya de se redresser encore une fois, mais en vain.
Gus alla s’assoir sur le bord du lit à ses côtés. Lui caressant le front de la main, il lui dit :
— Tu as perdu beaucoup de sang, tu ne dois pas bouger et te reposer.
— Peux-tu m’amener mon bébé ?
Gus ferma les yeux en baissant la tête.
— Quoi ? Qu’est ce qu’il y a ? Demanda Tanya inquiète.
— Je suis désolé ma chérie... le bébé était trop faible, il n’a pas survécu
— Nooooon ! Hurla-t-elle, où est-il ? Je veux le voir !
— Tanya, tu es restée inconsciente un moment, on a dû agir vite
— Quoi ? Qu’est ce que tu me dis ? Dit-elle d’un air hébété; Éliiiiiise ! Cria-t-elle, où est Élise ?
— Elle est là, nous revenons du funérarium
— Du... du funérarium ? Quoi ? Dé... déjà ?
Tanya rassemblant le peu de force qui lui restait réussit à se lever, mais chuta aussitôt. Gus la
rattrapa et l’allongea sur le lit. Élise arriva au même moment.
Tanya éclata en sanglots et hurla de douleur. Gus quitta la chambre en laissant sa fille aux bons
soins d’Élise.
— Oh, mon enfant, je suis tellement désolée, murmura Élise alors qu’elle prenait Tanya dans ses
bras.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
— Il était trop faible Tanya, j’ai fait tout ce que j’ai pu. Tanya ! Écoute-moi ! Je sais à quel point
tu souffres, mais tu ne dois pas faire d’efforts. Tu dois rester allongée pour reprendre des forces ;
il en va de ta propre santé.
— Qu’avez-vous fait de lui ? Répondit Tanya en suffoquant
— Ton père a voulu t’éviter plus de peine que tu n’en as déjà. Il a pris les dispositions nécessaires
pour que ton enfant soit enterré aujourd’hui
— Il est parti sans que je sois à ses côtés et je dois encore l’abandonner en n’étant pas là
Impuissante Tanya éclata en sanglots à nouveau. Tout allait trop vite. Tentant une nouvelle fois
de se ressaisir et de rassembler ses forces elle se rendit compte qu’il lui était vraiment impossible
de se lever et dut se résigner à ne pas être aux côtés de son enfant pour lui dire adieu.
Élise, les yeux embués, regarda Tanya et lui dit :
— Pardon, pardonne-moi
— Ce n’est pas ta faute Élise, lui répondit-elle à voix basse. Essuyant ses larmes du revers de la
main elle lui demanda de regarder dans le tiroir de sa commode pour en sortir un pendentif. Ce
dernier était gravé de l’inscription : « Pardonne-moi. T.J »
Élise regarda Tanya sans comprendre ; cette dernière lui expliqua :
— J’ai pris ce pendentif avant de venir ici, lorsque j’avais en tête de ne pas garder mon bébé. Je
voulais qu’il ait ça sur lui. Assure-toi de cela
— Il l’aura
— Et ça aussi... Elle tendit péniblement le bras vers sa table de chevet pour en saisir la
photographie prise par Élise.
— Tanya... es-tu sûre ? C’est la seule chose qui... Enfin... Es-tu sûre de ne pas vouloir la
garder ? — Je veux que sa maman soit auprès de lui, dit-elle en réfrénant ses pleurs.
Élise caressa tendrement le visage de Tanya.
— J’ai besoin d’être seule si ça ne te dérange pas
Sans dire un mot, Élise quitta la chambre en prenant soin de mettre dans sa poche le pendentif et
la photographie.
Elle sortit de la maison et se dirigea vers sa voiture où Gus l’attendait.
— Je présume que c’est la dernière fois que l’on se voit, dit elle sèchement.
— Vous connaissez la réponse à cette question. On était d’accord. Je ne veux rien savoir ; aucun
détail. Faites comme bon vous semble et après cela oubliez toute cette histoire. Si je plonge, vous
plongez aussi et ce ne sera pas beau à voir !
— Vous avez l’argent ?
— Dans la mallette, sur votre siège arrière dit-il d’un mouvement de tête vers la banquette arrière
du véhicule.
Élise regarda brièvement dans cette direction et s’empressa sans plus attendre de monter dans sa
voiture. Elle démarra le moteur. Gus cogna sur la vitre qu’elle baissa :
— J’allais oublier, dit-il, essayez de faire ça bien ! Je veux dire... n’allez pas le balancer dans un
lac...
— Non, mais pour qui vous me prenez ? Dit-elle, outrée, avant de partir sur les chapeaux de roue.
Voyant dans son rétroviseur le Grand Gus Jones qui rapetissait au fur et à mesure, elle lança à
voix haute :
— Si ça peut te rassurer, on ira tous les deux en enfer ; lui et moi.
Son regard se posa vers le siège passager, où le fils de Tanya dormait paisiblement dans son
couffin.
CHAPITRE II
« Le présent est fait de déformations du passé et
d’ébauches imprécises de l’avenir. Et quoi qu’on fasse,
le présent n’est jamais qu’une vaste et bruyante fabrique
du passé. »
Pierre Reverdy
Extrait de Le livre de mon bord
Fin de la lecture en aperçu.
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