La ville libérée de sa prison

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La ville libérée de sa prison
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24 heures | Jeudi 15 novembre 2012
Monde
Mitraillée
L’entrée de la prison de Coro porte
toujours les marques des impacts
des balles tirées lors de l’assaut
des forces de l’ordre, le mois
dernier.
La ville libérée de sa prison
Reportage A Coro, ville du Venezuela, le pire pénitencier du pire système carcéral
du monde vient de fermer ses portes. Et les habitants se sont enfin remis à vivre
Simon Pellet-Recht Texte et photo
Coro
Coro
C
omme la plupart des bâtiments carcéraux du Venezuela, le pénitencier colonial et surpeuplé du centreville de Coro, dans l’Ouest
vénézuélien, s’était transformé en un
foyer de violence incontrôlable.
En lui donnant l’assaut, le 18 octobre
dernier, les autorités y ont découvert des
tunnels, des dizaines d’armes, 11 000 balles, des grenades et 1 kg d’explosif. Ces
trouvailles n’ont rien d’extraordinaire au
Venezuela, car tous les pénitenciers du
pays – où plus de 500 détenus sont tués
chaque année – sont devenus de véritables forteresses contrôlées par les prisonniers. Mais à Coro la situation avait dégénéré et la violence s’était propagée dans
la ville entière, au point de faire intervenir l’armée.
Gardiens menacés
Menacés par les détenus, les gardiens ne
montaient plus sur les murs du vieux bâtiment. Ils se contentaient d’attendre dans
la rue, et de ramasser les corps jetés devant la porte par les prisonniers…
Dorina Linares, directrice d’une école
maternelle au pied du pénitencier, raconte que les derniers mois «la police
était juste là, devant les grilles» de son
établissement, tandis que les «captifs»
continuaient de les narguer en réclamant
d’être photographiés dans les guérites de
surveillance. Avec un sourire soulagé, levant les yeux vers le ciel, Dorina explique
pourquoi son mal de dos a disparu depuis
quatre jours: «Nerveusement, c’était
épuisant. Dès que les tirs commençaient
à l’intérieur de la prison, que ce soit pour
une fête ou pour s’entre-tuer, il fallait
courir se cacher avec les enfants, se mettre au sol et commencer à chanter pour
couvrir le bruit.»
Entassés à plus de 1000 hommes et
200 femmes dans un édifice prévu pour
VC4
Contrôle qualité
quatre cents, sans distinction de peine,
les détenus avaient développé un véritable système mafieux pour survivre. A un
pâté de maisons de là, une pharmacienne
confie: «Ils téléphonaient à des amis depuis l’intérieur, parfois juste pour venir
acheter des médicaments, parfois pour
réclamer de l’argent. Si on ne leur donnait pas, ils nous tuaient.»
Mer des Caraïbes
Caracas
Venezuela
Colombie
Guyana
Militarisation de la ville
Brésil
GL.
La petite ville touristique de l’Ouest vénézuélien, classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, est aujourd’hui plus
calme, même si les extorsions de fonds et
les enlèvements continuent. Plusieurs
gardes corrompus et de nombreuses
bandes ont été arrêtés en même temps
que la prison était vidée de ses prisonniers, mais la criminalité est bien installée. Le coordinateur du Comité régional
de sécurité a donc affirmé au quotidien
El Universal que la militarisation des
rues, en cours depuis cet été, serait
maintenue pour assurer la tranquillité
des habitants.
En regardant les pelleteuses s’affairer,
Fernando Médina, un éducateur sportif
qui intervenait auprès des détenus, s’insurge contre le système carcéral: «C’est
un vrai problème d’Etat, il faut commen-
Enfer carcéral
Aujourd’hui, les prisons d’Amérique latine
sont devenues de véritables «universités du crime»
Avec plus de 50 homicides par jour en
2011, le Venezuela est l’un des pays les
plus violents du monde. Pourtant, ce
n’est encore rien comparé à ce qui
attend toute personne condamnée à
une peine de prison: dans ce pays, le
risque de mourir assassiné est vingt
fois plus grand derrière les barreaux
que dans les rues de Caracas.
Cela dit, le Venezuela ne fait pas
vraiment exception en Amérique
latine. Massacres et incendies se
multiplient à travers le continent. En
février, plus de 350 détenus sont
morts brûlés par les flammes au
Honduras, dans la ville de Comayagua.
Le même mois au Mexique, une
trentaine de membres des Zetas, l’un
des principaux gangs du pays, ont tué
44 autres prisonniers à Apodaca, près
de Monterrey. En août, 26 condamnés
sont morts dans un règlement de
comptes entre bandes rivales à Yare,
au Venezuela. Et l’an dernier, il y a eu
un nombre comparable de victimes
dans une émeute à El Rodeo, toujours
au Venezuela. Au Chili, en décembre
2010, ce sont 81 prisonniers qui ont
trouvé la mort dans un incendie
déclenché dans le pénitencier de San
Miguel, à Santiago.
Principale cause de cette ultraviolence: ce sont souvent les gangs qui
contrôlent les prisons en Amérique
latine, utilisées comme des sanctuaires
d’où sont planifiés les crimes, les
enlèvements et les assassinats
perpétrés hors les murs. Au Venezuela,
les gardiens ne font généralement
qu’assurer la sécurité du périmètre
autour des prisons. Pire encore: ils
sont au cœur des trafics en tout genre:
depuis les téléphones mobiles, en
passant par la drogue ou les prostituées, et même jusqu’aux armes! Au
Mexique, ce n’est pas bien différent.
L’an dernier dans le pénitencier de
Sonora, des condamnés avaient
organisé une loterie dont le gros lot
était une cellule de luxe avec air
conditionné, téléviseur à écran plat et
lecteur de DVD. En 2010 à Durango,
des gardiens avaient laissé sortir, pour
la nuit, des tueurs à gages!
Au Brésil, c’est carrément en prison
qu’est né le gang le plus puissant du
pays: Primeiro Comando da Capital
(PCC). En 2006, il a coordonné des
émeutes dans 73 des 144 établissements de l’Etat de São Paulo, en même
temps que des attaques de banques et
des incendies d’autobus.
Il faut dire que, sur le continent
latino-américain, les prisons sont
devenues des «universités du crime».
Au Brésil et au Honduras, la moitié des
détenus sont en attente d’un jugement
et cohabitent avec les délinquants les
plus endurcis. Andrés Allemand
cer par enrayer la corruption, endémique
au Venezuela.»
La constatation est partagée par Maria, dont la fille était enfermée à Coro. La
vieille femme, qui souhaite rester anonyme, demande faussement: «Les armes,
elles rentraient comment? Les parents
n’apportaient que des choses légales aux
prisonniers, pour gagner quelques sous,
sans plus.»
Ecole de la délinquance
Le visage ridé de Maria se tire encore un
peu plus lorsqu’elle évoque les conditions dantesques dans lesquelles vivait
sa jeune fille: «Il n’y avait pas d’infirmerie, aucune hygiène. Il fallait obéir au
doigt et à l’œil au chef et à ses lieutenants, les payer pour vivre.» Marianela
Sanchez, avocate à l’Observatoire vénézuélien des prisons, commente: «80% de
la population carcérale a moins de
25 ans, ici la prison c’est l’école de la
délinquance!»
Seule l’odeur subsiste
Quelques jours après sa fermeture, il ne
reste maintenant plus grand-chose de la
plus vieille prison du pays. A la place du
terrain de basket central, où les prisonniers avaient installé des tentes, la tôle
tordue concurrence la boue séchée. Dans
les cellules, quelques hamacs sont encore
accrochés au-dessus du sol jonché de
nourriture et souillé de sang et d’excréments. Au fond de la cour, la piscine et la
discothèque, créées par les détenus, ne
sont plus que des ruines. Seule l’odeur,
pestilentielle, persiste encore.
La solution était attendue par tous les
habitants depuis des années. Une partie
des prisonniers ont été transférés dans la
vitrine carcérale de la révolution socialiste: une prison ultramoderne construite
à cinq kilomètres de Coro.
Depuis la fermeture de la prison, dans
le centre-ville de Coro, on entend à nouveau les rires des enfants.