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Fondateurs
Jacques Decour
(1910-1942)
fusillé par les nazis
et Jean Paulhan
(1884 -1968)
Directeurs
Louis Aragon
(1953-1972)
Jean Ristat
ÉDITORIAL
Par Jean Ristat
L’Album zutique (2)
es Lettres françaises, gardons-en mémoire,
furent le journal de la Résistance intellectuelle
contre l’occupant nazi. Fondées par Jacques
Decour et Jean Paulhan, en 1942, elles cessèrent
de paraître en 1972. Vercors, en novembre 1972,
à la mairie du 9e arrondissement de Paris, rendait
hommage à Jacques Decour, en ces termes :
« Avec les Lettres françaises et les Éditions de
Minuit, c’est pratiquement toute la Résistance
intellectuelle dont Jacques Decour a été l’initiateur. »
Vercors intervient alors au moment de la disparition
des Lettres françaises et s’écrie : « Ce n’est pas
le lieu ici de discuter les causes de cette douloureuse
disparition. (…) Il nous semble que sa mémoire a
été trahie deux fois, et nous tous avec elle. » Le nom
de Jacques Decour « est à jamais inscrit dans notre
histoire ». J’écris dans un moment où, en France,
le programme de la Résistance est peu à peu
démantelé et le développement culturel de notre
pays gravement menacé par des coupes budgétaires
drastiques : loi du marché oblige ! Il faut donc
résister et passer à l’offensive : la bataille d’idées
n’attend pas. Les Lettres françaises aujourd’hui
veulent être un lieu de rassemblement des intellectuels,
des artistes, des écrivains contre l’inculture organisée
par le capitalisme mondialisé.
Par exemple, la discussion critique des œuvres
de l’art, de la philosophie et de la littérature n’est
pas, comme certains l’imaginent, tempête dans
un encrier. L’adversaire, lui, ne s’y trompe pas :
regardez le soin par exemple avec lequel le Monde,
via le livre de Mehdi Belhaj Kacem, s’attaque
au travail d’Alain Badiou ! Il ne peut être
question de fuite devant la discussion. Pour
reprendre l’expression d’Aragon, « ne laissons pas
l’avantage à l’ennemi sans combat ». C’est le rôle
que les Lettres françaises tentent de remplir depuis
plus de sept années qu’elles sont insérées dans
l’Humanité. Malgré ses graves difficultés financières,
l’Humanité continue de nous publier. Nous n’avons
jamais cessé de lui en savoir gré. Nos lecteurs
doivent savoir que depuis la disparition du journal
le samedi, nous paraîtrons désormais le jeudi. Nous
sommes obligés de réduire notre pagination, passant
de 16 à 12 pages, contribuant ainsi à l’effort de
redressement de l’Humanité. Il est plus que jamais
nécessaire d’aider les Amis des Lettres françaises.
Je n’oublie pas non plus tous les collaborateurs
des Lettres françaises qui, malgré leurs difficultés
personnelles, travaillent bénévolement, mois après
mois, pour que vive notre journal.
À vous toutes et à vous tous, merci.
par Jean Ristat
L
Fac-similé de l’Album zutique.
Un inédit de John Giorno
Les Lettres françaises du 7 avril 2011. Nouvelle série n° 81
LETTRES
L’Aventure zutique de Rimbaud (2)
O
uvrons maintenant l’Album zutique. Rien de plus facile
aujourd’hui depuis la réédition du fac-similé de 1962
par les Éditions du Sandre, en 2008 puis en mars 2011.
En effet, l’Album est un « foutoir » : à première vue, dans le sens
familier du mot, il est composé dans le plus grand désordre.
Certains poèmes se chevauchent ou sont accompagnés, voire
entrelacés, de graffitis obscènes. Ces dessins ou inscriptions ne
dépareraient pas les portes ou les murs de toilettes publiques et
donnent à foutoir son plein sens de lieu d’érection. (Je ne peux
m’empêcher de faire ici une digression en citant les derniers
vers d’un poème d’Aragon, Poème écrit dans les toilettes avec
un couteau sur le mur (1928 ?) : « Je me Je me / Je me / Meurs
/ Je meurs. » Notons qu’il s’intègre dans un ensemble intitulé
De amore Elsae.) Foutoir est aussi un lieu d’insurrection, fait
remarquer Teyssèdre : « Lieu de soulèvement, d’érection à l’intérieur des lignes de défense de l’ennemi. » Ce qui nous renvoie
à la dimension politique des interventions des zutistes et, plus
particulièrement, celles de Verlaine et de Rimbaud. Les zutistes,
dirait-on à notre époque, sont des activistes de gauche qui ont fait
scission avec la majorité des Vilains-Bonshommes, « majorité de
centre droit, timorée et conservatrice » et aussi des copains qui
s’amusent entre eux comme des potaches.
DR
Après avoir lu le travail de Bernard Teyssèdre, il est impossible
de considérer l’Album zutique comme une simple curiosité. (On
parlait, il n’y a pas si longtemps, de curiosa pour définir comme
à l’oblique le rayon érotique d’une bibliothèque.) Il nous montre
avec une force démonstrative imparable que « l’obscénité est le
langage naturel de la subversion » chez Rimbaud. L’apport de
Teyssèdre aux études rimbaldiennes est décisif et pas seulement
par la datation des pièces de l’Album, parfois au jour près, mais
surtout par sa lecture, tout à la fois ouverte, plurielle et circonstancielle des poèmes : « Lire Rimbaud c’est s’interroger sur une
série jamais close de références explicites ou sous-entendues. C’est
encore, et là est le plus risqué, s’interroger sur ce qui dans le texte
renvoie à l’histoire en général, aussi bien à l’histoire politique ou
économique qu’à celle des mœurs. » Les circonstances donc dans
lesquelles les poèmes ont été écrits vont évidemment permettre
d’établir leur chronologie dans l’Album zutique. D’où l’importance de dépouiller la presse de l’époque, le Figaro, le Rappel,
sur la période considérée. Il est tout aussi nécessaire de mettre les
textes de l’Album en rapport les uns avec les autres. Certains sont
datés. Ceux de Rimbaud, rappelons-le, ne le sont pas.
Ainsi, dans la même page, sous une proclamation de Rimbaud Vieux de la vieille !, un autre poème du même auteur, figure
État de siège ?. Voyons d’abord Vieux de la vieille : « Aux paysans de l’Empereur ! / À l’empereur des paysans ! / Au fils de
Mars, / Au glorieux 18 mars ! / Où le ciel d’Eugénie a béni les
entrailles /» Teyssèdre rappelle que le 20 mars 1856 eut lieu un
banquet bonapartiste commémorant la naissance, le 16 mars, de
l’Aiglon. Présidé par Belmontet, le barde impérial était qualifié
par Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871,
comme Hugo d’ailleurs, de « vieille énormité crevée ». Ce député
« poète » (!) était connu pour sa grandiloquence. Tous les 20 mars,
il célébrait avec les vieux de la vieille, c’est-à-dire les vétérans de
la garde impériale de Napoléon 1er, la naissance du roi de Rome
(20 mars 1811) et la rentrée de l’empereur à Paris (28 mars 1815).
Quant au futur Napoléon IV, il est né le 16 mars 1856.
L’intérêt du travail de Teyssèdre est de montrer le savoir-faire
de Rimbaud, le comment de sa fabrication. Le texte des Vieux
de la vieille est « agencé avec une minutie digne (…) d’un artisan de boîte à malices. Il a amalgamé trois pièces distinctes de
Belmontet » et effectué un montage de citations dont l’armature
est le fameux banquet du 20 mars 1856. Le lecteur se reportera
avec intérêt à la fine analyse et aux commentaires de Teyssèdre.
Il est clair que le message politique de Rimbaud « qui résulte du
changement de date (…) est précis : les glorieux communards du
18 mars résisteront à la coalition tricéphale de l’armée, des ruraux
et de l’Église ». Une restauration de l’Empire, à l’automne 1871,
n’était pas impossible… Le Figaro du 20 octobre déclarait: « Nous
sommes en état de siège. » Voilà qui nous amène au poème État de
siège ? qu’après une étude minutieuse Bernard Teyssèdre date du
21 octobre, « le jour même qui a précédé la soirée du 21 octobre
au théâtre de l’Odéon. L’auteur de la pièce qu’on y jouait, Fais
ce que dois, n’était autre que François Coppée ». Les dernières
répliques patriotardes, « Dieu, protège mon fils / Dieu, protège
la France », se passent de commentaires. Coppée était devenu
anticommunard – « l’émeute parricide et folle, au drapeau rouge,
/ L’émeute des instincts sans patrie et sans Dieu / etc. » Coppée,
évidemment, a fait ce qu’il fallait pour recevoir un triomphe à
l’Odéon. « Il était, pour Rimbaud, abject. »
Pascal Pia (voir le fac-similé de l’Album zutique) a cru que
Rimbaud s’était trompé en écrivant « au glorieux 18 mars ». Or
il a tracé en gros caractères la date du 18 mars. Ce qui signifie
qu’il a substitué définitivement le 18 au 16. Pourquoi ? Le 18 mars
est l’anniversaire de la Commune. Lisons maintenant le Figaro
du 20 octobre 1871. « Les communeux, les pétroleux et toute la
séquelle des bandits du 18 mars sont de la canaille. » Le 20 octobre 1871 est aussi l’anniversaire de Rimbaud (il vient d’avoir
dix-sept ans !). « La célébration parodique par Rimbaud de la
naissance du prince impérial, le jour où est née la Commune
et à l’occasion de son propre anniversaire (…) est sa revanche
sur l’avorton princier, et plus encore sur sa propre mère… »
Mme Rimbaud avait, en 1868, engagé Arthur à écrire 60 vers latins
à propos de la première communion du petit prince. Teyssèdre
souligne très justement qu’à cette époque Rimbaud était, selon le
mot de Delahaye, déjà athée. Il disait à qui voulait l’entendre que
« Napoléon trois mérite les galères ». Mais voilà, le précepteur du
prince lui répond que « Sa Majesté a été touchée et lui pardonne
de bon cœur ses vers faux ». Sa Majesté, douze ans, était un
cancre notoire. « Son précepteur, Auguste Filon (…) attribuait
(ce jugement) au flair d’un élève plus jeune » que Rimbaud… Le
principal est au courant, naturellement, de la lettre impériale, et
Arthur est ridiculisé.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
La dimension politique des poèmes de Rimbaud dans l’Album est parfaitement révélée, expliquée, démontrée (comme j’ai
essayé d’en donner un bref et imparfait aperçu) par Teyssèdre.
Mais elle est inséparable de l’innovation formelle. En fait, la
plupart des textes zutiques de Rimbaud relèvent d’un « laboratoire d’innovations formelles ». Par exemple, le sonnet intitulé
Paris. Il est constitué, quasiment, par une énumération « de noms
propres que la presse et la publicité répétaient souvent à Paris,
en 1871 » (Pascal Pia). « Un poème qui procède par agrégats de
mots, qui se présente comme une séquence de clusters verbaux
dépourvue d’articulations grammaticales, c’est une innovation
structurale inouïe », écrit Teyssèdre, à juste titre. Mais le Paris
« chanté » par Rimbaud n’est pas celui d’Hugo, « future capitale
d’un monde réconcilié ». Le monde que l’on voit dans le poème
de Rimbaud est, dit Teyssèdre, « celui de la publicité cautionnée
par les pouvoirs publics (…) le reflet de la société bourgeoise
contre-révolutionnaire ».
Revenons aux premiers feuillets de l’Album qu’inaugure le
fameux Sonnet du trou du cul.
Ce poème « mal famé » a longtemps circulé sous le manteau,
pendant près de trente ans. Nous avons aujourd’hui peine à
le croire. Et longtemps, seul Steve Murphy, signale Bernard
Teyssèdre, a osé l’analyser en détail… En 1922, les surréalistes,
dans leur revue Littérature, proposèrent un concours à leurs
lecteurs : ils devaient deviner et le titre et le nom d’auteur(s) du
sonnet… Nous savons que les quatrains sont de Verlaine et les
tercets de Rimbaud. Le titre Sonnet du trou du cul a été écrit par
Verlaine. Rimbaud, après coup, en petits caractères, a ajouté un
surtitre l’Idole.
Il n’est pas anodin que Verlaine et Rimbaud, dans leur première intervention dans l’Album, aient « tenu à afficher leur
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V R I L
2011 (
S U P P L É M E N T
À
L
homosexualité (…) cette évidente provocation était dictée par une
stratégie politique ». Certes. Mais « ils montrent ce qui est pour
eux l’objet du désir sexuel sous un aspect qui bafoue délibérément
non seulement les normes morales mais même les répulsions physiques (la merde, les pets) », ajoute Teyssèdre. Le premier vers du
sonnet que Verlaine aimait à répéter, « Obscur et froncé, comme
un œillet violet », évoque le dernier vers du sonnet des Voyelles :
« Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux. » Dans le Sonnet du trou
du cul, le premier vers, en effet, « se place sous la dominance de la
voyelle O, qui intervient quatre fois pour l’ouïe et une cinquième
pour la vue (œ) : Obscur et frOncé cOmme un Oeillet viOlet ».
Ces O répétés renvoient au dernier vers de Voyelles. Il n’est pas
possible de savoir, de ces deux sonnets, lequel précède l’autre…
Peu importe sans doute… Mais enfin, le Sonnet du trou du cul
s’inscrit dans une tradition des blasons du corps initiée par Clément Marot. Les poètes de la Renaissance ne s’effarouchaient pas
à l’idée d’écrire un blason du cul : « Ô cul de femme, Ô cul de belle
fille, / Cul rondelet, cul proportionné, / De poil frisé pour haye
environné / (…) Cul bien foncé, cul bien rond, cul mygnon, / Qui
fait hurter souvent ton compagnon… », écrit Eustorg de Beaulieu,
en 1537. Les poètes de la fin du XIXe siècle comme Albert Mérat
ont d’étranges pudeurs (pour ne pas parler de leur refoulé). Mérat
venait donc de publier, en 1869, chez Lemerre, l’Idole. Il s’agissait
d’un recueil de blasons du corps
féminin. Il y célébrait les yeux,
la bouche, les seins… jusqu’à la
pointe des orteils. Mais les fesses ?
Les avait-il oubliées ? L’avait-on
censuré ? « Donc, mon œuvre sera
par moi-même meurtrie : / Au lieu
de nu superbe, un pli de draperie
/ Dérobera la fuite adorable des
flancs. » Quoi qu’il en soit, il ne
fallait pas nommer les fesses…
On comprend les moqueries de
Verlaine. Mérat est bien le « Père
la vertu » qui veut interdire, dans
l’Album, à Verlaine de fumer du
haschisch. Il est homophobe et ne
remettra pas les pieds, après cette
Idole, chez les zutistes.
N’est-ce pas Sartre qui écrira,
en 1939, sur le trou du cul : « Le
plus vivant des trous, un trou
lyrique, qui se fronce comme un
sourcil. » Quoi qu’il en soit, Teyssèdre a raison de considérer que le
Sonnet du trou du cul de Verlaine
et Rimbaud ne peut être « ravalé
au niveau de la plate trivialité ». Des vers comme « Mon âme,
du coït matériel jalouse, / En fit son larmier fauve et son nid
de sanglots. / C’est l’olive pâmée et la flûte câline » sont de la
haute poésie.
Le travail de Bernard Teyssèdre insiste sur la rhétorique de
Rimbaud. Il affirme, ce qui n’est pas tout à fait dans l’air de
notre temps, que « lire Rimbaud, cela débute par une affaire de
vocabulaire. Il faut se munir des dictionnaires de son temps : le
Bescherelle, le Littré, le Larousse, le Dictionnaire érotique moderne
de Delvare (1864) et le Dictionnaire historique, étymologique et
anecdotique de l’argot parisien de Loredan Larchey (1872) ».
Il pense, sans doute avec raison, que le langage de Rimbaud
donne l’impression d’avoir été exceptionnellement prémédité.
Rimbaud se moque de Coppée parce qu’il est un poète bourgeois, bien sûr. Il le dépeint comme un vieillard gâteux. Mais audelà de Coppée, au-delà du désir d’amuser les copains du cercle
zutique, Coppée « n’est qu’un exemple et même une victime des
aberrations de la société qui l’a produit ». Rimbaud démasque
« le non-dit que l’idéologie bien-pensante voudrait taire ». C’est
pourquoi son « obscénité » est subversive : « Il parle de la terreur
des bien-pensants face à leur propre sexualité. » À propos du
poème les Remembrances que Breton, en 1949, trouvait « un
peu trop freudien », Teyssèdre souligne que, pour Rimbaud, « le
christianisme est la cause de la névrose ».
Certes, il faut se méfier de la surinterprétation, « à force de
chercher, on trouve. On trouve même ce qui n’était pas là, qui
aurait pu y être, et qu’on y a mis ». Cette règle d’honnêteté, de
prudence, Bernard Teyssèdre l’a respectée pendant la quasitotalité de sa recherche. Mais, soudain, après s’être demandé
si Rimbaud à l’époque du cercle zutiste avait couché avec des
femmes, et répondu qu’il n’en savait rien, quelques lignes plus loin l l l
’HUMANITÉ
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) . II
LETTRES
lll
il s’écrie : « Que Rimbaud, plus tard, ait couché avec des femmes,
c’est indiscutable. » Ah bon ! Voilà un argument d’autorité qui
s’autorise, outre de la qualité de son auteur, de propos rapportés
par Delahaye. Après son passage du Saint-Gothard, Rimbaud
est logé gratuitement à Milan par une veuve, une « vedova molto
civile ». Delahaye demande à Rimbaud : « “Quel genre de femme
était-ce ? – Une brave femme… – Jeune ?” Il haussa les épaules
comme si j’avais fait une question bien absurde. “Eh… non”.
Je n’insistai pas. » Bon. Et alors ? Teyssèdre aurait pu souligner
que, dans ce domaine, Delahaye n’était guère fiable pour avoir
prêté la main à ce faussaire de Paterne Berrichon et faire plaisir à
Claudel… Autre argument. Le témoignage du patron de Rimbaud
à Aden. En 1884, il aurait vécu avec une Abyssienne, leur liaison,
dit-il, aurait duré « plusieurs mois ou même deux ou trois ans ».
Paterne Berrichon a retrouvé, en 1897, la femme de chambre de
Bardey, Françoise, qui avoue ne pas savoir grand-chose sur elle
sinon qu’elle fumait la cigarette. Sa photographie fait la couverture
des Souvenirs du patron de Rimbaud : elle s’appelait Mariam.
Il est vrai qu’en 1930 une biographe de Rimbaud, Marguerite
Yerta-Méléra, parlant de cette « relation maritale », imagine les
répliques suivantes entre Mariam et Arthur : « Est-ce que nous
allons sortir ? — Pas ce soir, petite, j’ai à travailler. »
À chacun son Rimbaud, n’est-ce pas ? En tout cas, je comprends mal pourquoi Teyssèdre s’est risqué sur un terrain aussi
marécageux. Il aurait tout aussi bien pu évoquer les ragots des
voyageurs de l’époque. Rimbaud aurait tenté de violer une jeune
Harrarie. En 1911, un certain Mariette affirmait que Rimbaud
« passait pour un sodomite passif… accusé de faire les belles
siestes de Verlaine ». On voit la fiabilité d’un tel témoignage.
Pour en revenir à Bardey, celui-ci a nié que Rimbaud soit resté
homosexuel : « Il m’a toujours donné l’impression d’un homme
normal. » Enfin, Teyssèdre remarque que « les amants de Rimbaud
étaient plus vieux que lui et notoirement laids ». Puis, il ajoute :
« Verlaine a manifesté pour ses transports érotiques avec Rimbaud un enthousiasme que son partenaire n’a pas nécessairement
partagé. » Nécessairement ? Et je ne vois pas que le sonnet de
Verlaine (mai 172) le Bon Disciple, qu’il cite « un peu abrégé »,
démontre quoi que ce soit en ce sens.
Reportons-nous donc à la biographie de Jean-Jacques Lefrère
qui dit ce qu’on sait aujourd’hui sur ces questions, le probable
comme l’improbable, et retournons à l’œuvre du poète. Il n’empêche que le livre de Bernard Teyssèdre doit faire désormais partie
de la bibliothèque de toutes celles et de tous ceux qui aiment et
lisent Rimbaud.
Jean Ristat
Album zutique, Éditions du Sandre, 40 euros.
Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, de Bernard Teyssèdre,
Éditions Léo Scheer, 776 pages, 25 euros.
Et dans ce jour de cire
au front des automates...
Le Musée Grévin d’Aragon, indisponible en dehors des
Œuvres complètes depuis plus de 30 ans vient enfin d’être réédité.
Le Musée Grévin, de Louis Aragon,
préface de Jean Ristat. Éditions
Le Temps des cerises/Collection les
Lettres françaises, 140 pages, 12 euros.
ser place à la pâleur, l’éclat de
la caricature au « silence des
harpes » ? Les questions qui
travaillent ces textes n’ont pas
fini de nous concerner.
La poésie, accomplie, ne se
consume donc pas dans les circonstances qui l’ont vue naître.
Jean Ristat le rappelle, en s’en
prenant malignement, dans une
fable ironique à l’entrée de sa
préface, au « prêt-à-porter »
intellectuel d’aujourd’hui, sa
sottise et son inculture. En
mettant à nu les mécanismes
qui renversent les signes, en
retournant les conditions de
production et de circulation du
discours frauduleux, Aragon
ne livre pas seulement le témoignage d’une voix capable de se
hisser à hauteur d’Histoire. S’il
faut évidemment lire ce livre en
son temps, il faut aussi le considérer dans son actualité, saisir
comment la poésie dénonce et
démasque ce qui est fait du et
au langage : « Un mot chu par
hasard un mot qui ne va pas » fait basculer
de sa dissonance tout le lourd appareil
d’un discours dupeur, quand la trahison
se disait la France, l’ignominie la vertu.
Entre les « mots démonétisés » et ceux
« gardant l’espoir d’un double sens », il
en va, dans la poésie, de la vérité. Si l’on
veut retrouver le pouvoir de la parole, il ne
faut pas cesser de rouvrir le Musée Grévin.
A
ragon écrivit, « Au quatrième
été de notre apocalypse », entre
juillet et septembre de l’année
terrible 1943, certains des vers les plus
intenses de sa poésie de résistance. C’est
ce sommet un peu oublié, qui n’était plus
disponible que dans l’édition des Œuvres
poétiques complètes, que le Temps des
cerises republie, dans la version éditoriale de 1946, quand Aragon put signer
le texte jusqu’alors clandestin, y joindre
l’admirable préface les Poissons noirs,
de même que des poèmes inédits et deux
appendices, dont la « réouverture du musée Grévin » – l’article qu’il venait de
consacrer au procès Pétain. La rencontre
de la plus forte poésie et de l’article de
presse révèle une leçon esthétique : la
poésie ne forme pas une langue étrangère
dans la prose des échanges. Entre l’article
et le poème, la différence est de degré,
par la force de frappe du vers – lequel
quelquefois affleure sous la plume du
journaliste – non de nature. La défense
de l’épopée à laquelle se livrent les Poissons noirs le montre : « il n’y a de poésie
que du réel. »
On peut dès lors redécouvrir la seule
œuvre moderne sans doute pouvant rivaliser avec l’énergie des Châtiments,
et plus encore des Tragiques, pour
l’énergie satirique, le fouet des mots,
l’atroce mascarade d’un seul trait révé-
lée. Le Musée Grévin est à Vichy ce que
Princes fut aux guerres religieuses : « Il
faut bien que l’aurore entre ses mains
de cuivre / Consume ces rois d’ombre et
leurs chantres pourris »… Mais la virulence ne constitue pas l’unique tonalité
d’une parole qui peut aussi se déchirer ou
puiser chez Verlaine (« L’espoir palpite
dans la paille des prisons »). Comment
dire la mort des victimes, l’innommable
d’Auschwitz ? Où la charge doit-elle lais-
Olivier Barbarant
Mamans ne laissez pas vos enfants devenir poètes
Conseils
Quand un poème fonctionne,
c’est un miroir dressé
devant le public, et tout un chacun s’y voit.
Quand vous représentez sur scène un poème,
vous pouvez l’éprouver, viscéralement.
Vous sentez tout un chacun entendre
les mots.
Quand un poème fonctionne vraiment,
le public ne voit pas les mots ni les images,
tout un chacun se voit.
Le poème est un miroir
où chaque personne voit
son propre esprit.
Chacune d’elles voit la vraie nature
de son esprit.
C’est un moment très fort.
Le propos d’un poème est de faire voir
aux gens la sagesse
de leur propre esprit,
et le poème n’est que le véhicule.
Voilà ce qu’est un grand poème.
De grands poèmes de l’histoire, comme
Howl, d’Allen Ginsberg, The Second Coming,
de Yeats, et Leaves of Grass, de Walt Withman, entre autres, eurent un impact profond
sur les gens quand ils ont été écrits, ils ont
changé profondément la culture, et quand ils
ont accompli cet effet, ils sont entrés dans les
musées de la poésie, comme les Rembrandt
LES LETTRES
et les Picasso dans les musées des beaux-arts,
et ils ont fait partie de l’histoire. Et de grands
poèmes sont sans cesse écrits : Vous ne pouvez
empêcher que les grands poèmes fassent leur
apparition.
Ce n’est pas tant l’habileté du poète que
ses capacités de produire le miraculeux, de
refléter la sagesse et le vide dans l’esprit d’une
personne qu’il faut célébrer.
En mars 1963, Ted Berrigan publia mes
poèmes dans C Magazine. Il organisa une
lecture de poésie dans un vieil Union Hall de
l’East 14th Street, à New York. Et j’y suis allé
parce que j’aimais tous les poètes. J’étais un
jeune poète, je n’avais jamais lu mon œuvre en
public, Ted ne me l’avait pas demandé et on ne
m’avait jamais proposé de lire quoi que ce fût.
Au milieu de la lecture, Ted dit : « Le prochain
poète est John Giorno. »
« Quoi ? » Ted me tendit le magazine et le
micro. Dans un état de choc entre l’effroi et la
montée d’adrénaline, j’ai dû lutter pour ouvrir
la bouche car tout était bloqué et j’ai lu mes
poèmes. Mes mains tremblaient, mon corps
était saisi de tremblements et mes jambes étaient
comme du coton. J’étais en sueur et mes poumons manquaient d’air, et ma voix, qui m’a
surprise, était forte et pleine et retentissante,
et le halètement engendrait un rythme, comme
l’épilepsie, et les phrases jaillissaient avec de
puissantes expirations de mes poumons. Je
lisais les deux poèmes et, au milieu d’applau-
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2011 (
dissements nourris, je me suis de nouveau assis,
tétanisé. Que s’était-il passé ?
On demande aux poètes de lire leurs poèmes,
cela fait partie de leur travail. Le son des mots
et leurs qualités musicales font partie du poème.
J’appris comment me produire sur scène. Je
n’ai pas été entraîné comme un musicien ni
comme un acteur, et rares étaient les poètes
qui l’étaient, j’ai donc dû inventer tout seul
comment travailler avec le souffle et la tonalité,
et le répéter sans fin jusqu’à la perfection. De
1963 à 2011, presque cinquante ans plus tard,
j’apprends toujours comment me produire
sur scène.
Tout est dans la respiration. La respiration
crée la chaleur et l’énergie, donnant naissance
au son. Je développais des techniques en me
produisant sur scène au fil des années, ce qui
arrive naturellement quand vous faites quelque
chose en le répétant encore et encore. J’inventais
une technique pour respirer profondément,
en inhalant autant d’air que possible dans la
partie inférieure de mes poumons et expirais
lentement avec une grande force dans les répétitions et les qualités musicales des mots. Je
n’avais pas de formation vocale ou musicale et
j’ai dû apprendre au fur et à mesure.
Depuis les années soixante, je pratique
la méditation dans la tradition Nyingma du
bouddhisme thibétain et mon maître s’appelle
H. H. Dudjom Rinpoche. Une personne qui
entraîne son esprit et fait de la méditation est
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À
L
’HUMANITÉ
guidée au gré de nombreuses phases successives
de son développement. Une pratique avancée
est appelée « tumo », l’engendrement de la
chaleur intérieure. C’est décrit dans la peinture
des tankas, avec un yogi nu assis dans la neige,
ne portant qu’un léger châle de coton et suant
abondamment. Tumo est une pratique méditative utilisant les parties supérieures, médianes et
inférieures des poumons, créant une forme de
vase et, avec des visualisations et des mantras,
et en poussant l’air vers le fond et en le retenant
pendant de longues périodes, et en le faisant se
mouvoir, cela fait naître une chaleur énorme.
Je le pratiquais pendant une retraite et après
quoi j’étais capable d’utiliser beaucoup mieux
mon souffle pendant la performance.
J’apprends par cœur tous mes poèmes.
N’étant pas formé comme acteur, j’ai dû me
représenter comment on faisait pour tout retenir. Je le fis en me souvenant du son et de la
musique propres aux mots, sans le sens, grâce à
un procédé mnémotechnique. Comme l’esprit
se souvient d’une chanson populaire. Quand je
les mets en scène, la signification et le contenu
reviennent avec la chaleur et le son. Je commence le processus de mémorisation quand
j’écris un poème. Mis en scène de mémoire,
parfois, comme par magie, le son des mots
touche directement le cœur des auditeurs.
JOHN GIORNO
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS)
PAR GÉRARD-GEORGES LEMAIRE.
D U
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AV R I L
) . III
LETTRES
Gorki et la tentation du bien
Trois œuvres de Maxime Gorki ont connu ces derniers mois une nouvelle publication en langue française.
Le Patron,
traduction de Serge Persky, 192 pages, 14 euros,
les Éditions du Sonneur, 2010.
Une vie inutile,
traduction d’Annie Meynieux, préface de François Eychart,
318 pages, 14,50 euros, Éditions Sillages, 2010.
La Maison Artamonov,
traduction de Michel Dumesnil de Gramont, préface de Valère
Staraselski, 456 pages, 24 euros, Éditions Aden, 2011.
DR
L
e Patron est une page de la jeunesse de l’auteur, narrateur du récit, alors qu’adolescent encore, misérable et solitaire, il parcourait la Russie en faisant
les métiers les plus rudes pour gagner son pain. Vassili
Séménof, illettré, alcoolique et débauché, qui s’est emparé par le
meurtre de la boulangerie de Kazan où il fut ouvrier, l’embauche
pour l’hiver. Les employés mènent une vie bestiale, « écrasée et
confuse », dans la crasse de l’atelier dont le narrateur décrit l’enfer
en détail. Entre le patron qui ne connaît que la brutalité, les ouvriers
prisonniers de la peur et de la fatalité, et le jeune homme qui croit
au pouvoir libérateur du savoir contre « la force victorieuse de
l’horreur quotidienne », se noue un rapport complexe fait d’attirance et de répulsion.
Une Vie inutile (1907-1908) : celle d’Eusée Klimkov, orphelin
abruti de coups qui devient un mouchard, livré à la force des choses
et à sa propre inertie, canaille par fatalité. Eusée, pauvre sous-fifre
de l’Okhrana, la police secrète tsariste – dont Gorki donne une
description au couteau –, tenté parfois par le bien, mais où le bien
s’accrocherait-il quand on ne sait rien, quand on n’est personne ?
Eusée jamais venu au monde, hurlant pour finir en courant entre
les rails où il se tue, dans le vacarme de la locomotive qui va le
broyer : « Je serai… Je serai ! »
La Maison Artamonov, parue pour la première fois en 1925, est
un roman familial qui court sur trois générations: un serf affranchi
en 1861 qui fonde une filature, ses fils, dont l’aîné lui succède à la
tête de l’usine ; ses petits-fils, dont l’un suit son destin d’héritier et
l’autre choisit le camp de la révolution.
Résumer ces trois romans, ce n’est rien dire : ils vont bien audelà de l’intrigue, ils racontent toute une société dans tous ses
étagements, ses espérances, ses croyances, ses chansons, ses folies, dans une langue somptueuse et crue où j’ai souvent pensé
à Shakespeare, parce que Gorki noue les fleurs de poésie les plus
délicates aux brutalités d’un réalisme parfois obscène. Et à cause
de scènes inoubliables dans la démesure et dans l’effroi, comme la
mort d’Eusée ou le dialogue entre le vieux patron mourant, Pierre
Artamonov, et le vieux portier, Tikhon Vialov, dans les premiers
jours de la révolution de 1917, qui conclut la Maison Artamonov.
Le personnage principal, c’est la Russie, « ce je-ne-sais-quoi
d’immense, de vaste, de nostalgique, cette terre promise de l’âme
que nous avons accoutumé de désigner du nom de Russie », écrit
dans sa préface à la Maison Artamonov Valère Staraselski, citant
Alexandre Blok. La Russie convulsive, prérévolutionnaire, marquée
par la guerre perdue avec le Japon, par le soulèvement manqué
de 1905. La Russie dans l’éveil difficile, le cheminement chaotique
de la conscience.
Loin du peuple, il y a le pouvoir absolu : « toute la terre est à
Dieu, toute la Russie est au tsar ». Ils sont sourds tous les deux. Le
tsar écrase dans le sang la moindre velléité de liberté et Dieu laisse
crever ses créatures. Ils sont sourds aux prières, mais sourds aussi
à la puissance du peuple qui balaiera bientôt Église et souverain.
La Russie, c’est le peuple russe. L’immense peuple russe, la
masse innombrable des ouvriers illettrés, et parmi eux les paysans
déracinés s’entassant dans l’abjecte misère des villes, underdogs
puants, mal nourris, ivrognes, résignés, dociles à toutes les superstitions. Quelque chose entre l’homme et l’animal : Gorki les
nomme souvent de noms de bêtes.
Il y a les idiots, les enfants martyrisés, comme le petit Yacha
Artionkof de l’atelier de craquelins, que le patron, dans l’une
des déroutantes contradictions qui sont sa marque, sauve d’une
mort certaine bien qu’il ait empoisonné ses cochons bien-aimés ; comme l’enfant Nikonov, agneau sacrificiel tué par Pierre
Artamonov dans un geste dément.
Il y a les mouchards qui livrent leurs semblables contre un peu
d’argent, les femmes humiliées, reproductrices ou putains, ceux
qui parviennent à s’enrichir, marchands, patrons tout-puissants
qui ont le droit d’« écorcher les gens » puisqu’ils leur donnent le
travail et le pain et qui montrent à l’exploitation des hommes une
adresse et une brutalité formées alors qu’ils étaient eux-mêmes
des esclaves.
Et il y a ceux qui sèment la révolution. On les déporte et on
les tue, mais ils sont légion. Là où l’ignorance reproduit absurdement un monde déjà mort, le salut, c’est le savoir, ferment de
tout changement, condition de la révolution socialiste qui sera
pour le peuple le nouvel horizon de la foi.
Sous l’œil aigu de Gorki chacun prend figure et dimension
humaines. Tous, même les plus repoussants, sont nos semblables.
Empathie, compassion, sans la moindre mièvrerie sentimentale.
À la fin du Patron, le narrateur, maltraité tout un hiver par Vassili
Séménof, dit de lui : « Je le plains à en souffrir, quel qu’il soit, je
regrette la force qui périt sans porter de fruit, et cet homme-là
fait naître en moi un sentiment passionné et contradictoire, comparable à celui qu’une mère éprouve pour son enfant : il faudrait
le punir et on a envie de le caresser. »
Ces trois romans ouvrent les portes d’un écrivain-monde.
Embarquez-vous, et bon voyage !
Marie-Noël Rio
Truculences de Flann O’Brien
The Best of Myles,
de Flann O’Brien (traduit de l’anglais
par Patrick Reumaux et Rosine Inspektor).
Éditions Les Belles Lettres, 320 pages, 19 euros.
Faustus Kelly, suivi de la Soif
(traduit de l’anglais par Patrick Reumaux).
Éditions Vagabonde, 160 pages, 16 euros.
C
omment James Joyce – qui a, c’est bien
connu, survécu à la date de sa mort officielle – travaille comme barman dans
un pub de la banlieue dublinoise, et râle quand
il apprend qu’Ulysse (ce tas de cochonneries
écrit par des Français polissons à l’instigation de
Sylvia Beach, qui le draguait) a été publié sous
son nom. Comment Augustin (saint Augustin)
raconte la vie quotidienne des saints au paradis :
Pierre « se balade encorpifié » (c’est-à-dire incarné) « et les gars (les autres saints) ne peuvent
s’empêcher de se payer sa tête en poussant des
cocoricos ». Comment un inspecteur de police
se promène toujours accompagné de sa bicyclette, mais sans l’enfourcher, en fonction de
la théorie de l’échange cellulaire, selon laquelle
un cycliste, au bout d’un certain temps passé
sur son vélo, devient mi-homme, mi-bicyclette
(sans que cela ne déteigne sur son apparence).
Toutes ces informations (et bien d’autres, tout
aussi loufoques, tout aussi cruciales), on les apprend dans l’Archiviste de Dublin et le Troisième
Policier, les plus célèbres romans de l’Irlandais
Flann O’Brien (1911-1966), parus en français
il y a une quinzaine d’années (Éditions Granit)
LES LETTRES
dans l’excellente et imaginative traduction de
Patrick Reumaux.
Brian O’Nolan, dit Flann O’Brien, dit Myles
na gCopaleen, dont le premier livre, At-SwimTwo-Birds (1939, traduit aux Belles Lettres en
2002), avait été salué par James Joyce, est considéré par certains bons esprits, parmi lesquels la
grande romancière Edna O’Brien – sans lien
de parenté avec lui – comme le troisième génie
irlandais, avec Joyce et Beckett. Pourtant, malgré bon nombre de traductions, dont celle du
Pleure misère (1941), écrit en gaélique, il ne s’est
jamais véritablement imposé en France (alors
que dans son pays, où plusieurs ouvrages lui
ont été consacrés, il est quasiment mythique).
Espérons que la traduction d’un recueil de ses
chroniques écrites pour l’Irish Times et de deux
pièces de théâtre lui offrira enfin chez nous la
renommée qu’il mérite.
Son intelligence, son humour, sa cocasserie,sont
un bain de jouvence. Il est irlandissime, tout à la
fois grave et désopilant, toujours plein de naturel,
qu’il parle de théologie ou de cuites carabinées à
la bière ou au whisky, au fond de pubs enfumés
(lassé de la gueule de bois, un de ses héros se met
cependant à l’eau de Vichy). Comme Joyce, il
va au cœur de l’âme irlandaise, un mélange de
tragédie et de bouffonnerie.
The Best of Myles reprend une partie des chroniques – dont la longueur moyenne ne dépassait
pas 500 mots – qu’il a publiées, entre 1940 et sa
mort, en 1966, dans l’Irish Times. Elles étaient
publiées sous le pseudonyme gaélique de Myles na
gCopaleen, afin de préserver l’anonymat de l’au-
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2011 (
teur qui, parallèlement à son œuvre et à ses séjours
prolongés dans les pubs de Dublin, menait une
vie de haut fonctionnaire, secrétaire privé de plusieurs ministres. Écrites tantôt en gaélique (dans
les premiers temps), tantôt en anglais, insolentes,
inattendues, souvent illustrées par Myles lui-même
(l’édition française reprend ces illustrations), elles
donnent moins à voir la vie quotidienne de l’Irlande de l’époque (l’édition anglaise de 1968,
qui a servi de base à la traduction française, est
consacrée aux chroniques des années de guerre)
qu’une Irlande immémoriale, mélancolique et
truculente, que seule son irrévérence sauve de la
violence et du puritanisme.
Myles na gGopaleen parle de littérature
comme pourrait en parler le plus obtus des Irlandais (« Ce La Fontaine qui s’est rempli les poches
en traduisant Aesop A Thainic go nHeirinn... du
père Peter, savez-vous que ce filou, de sa vie, ne
tendit jamais la main à un ami dans le besoin ? »,
écrit-il, en faisant allusion à une traduction des
Fables d’Ésope par un certain Peter O’Leary),
imagine un Bureau des recherches, consacré aux
inventions en tous genres (« Comment soigner les
crises de flémingite aiguë »), élabore une typologie
des raseurs, raconte comment son père, sir Myles
na gCopaleen (« La Baronnie, bien sûr, est l’une
des plus anciennes du pays. Sir Myles est le cinquante-septième du nom. Lady na gCopaleen est
née Shaughruan de Limerick, une famille huppée
du comté. Réputée pour son amour du Scotch,
c’est l’une des femmes d’Europe qui a le plus de
bouteille »), malencontreusement ressuscité, a
eu du mal à faire valoir ses droits à son propre
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
héritage. Comme dans les romans d’O’Brien,
on est sensible, dans les chroniques de Myles na
gCopaleen, à une invention verbale qui paraît
sans limites (et dont on peut imaginer qu’elle a
influencé le jeune John Lennon, faisant des infidélités aux Beatles pour l’écriture non-sensesque
de poèmes intraduisibles), et à une imagination
burlesque qu’on admire, fasciné, comme un numéro d’équilibriste (jusqu’où va-t-il aller? jusqu’à
quel point va-t-il mêler philosophie, alcool et
logique de l’absurde ?).
Les jeunes et courageuses éditions Vagabonde
(52, rue Curiol, Marseille), dont le catalogue
compte déjà un certain nombre de grands noms
(Nick Toshes, Carl Watson), ajoutent à la bibliographie française d’O’Brien deux pièces de théâtre
(traduites de façon succulente par Patrick Reumaux, dont la préface, brillante mais un tantinet
complaisante, ne nous apprend malheureusement
pas de façon certaine si elles ont vraiment été
représentées au fameux Abbaye Theater) qui
complètent sa vision affectueuse et cocasse de
son pays. À Faustus Kelly, réinterprétation du
mythe de Faust à la lumière des magouilles d’un
politicien cynique, on pourra préférer la Soif,
courte saynète figeant pour l’éternité une conversation éméchée, dans un pub, entre le patron, deux
consommateurs, et un policier transi. Là, on se
croirait chez John Ford, dans l’Homme tranquille.
Il faut acheter les deux « nouveaux » Flann
O’Brien, de toute urgence, et vérifier si sont
toujours disponibles l’Archiviste de Dublin,
et le Troisième Policier.
Christophe Mercier
D U
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AV R I L
) . IV
LETTRES
L’immigré,
miroir de notre société
Le Navire obscur,
de Sherko Fatah, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Éditions Métailié, 345 pages, 22 euros.
T
ous ceux qui dissertent sur l’émigration, qu’elle soit sauvage,
encadrée ou voulue devraient lire le roman de Sherko Fatah.
Car que savent-ils vraiment, nos beaux parleurs, de la vie de
ces émigrés misérables que police et administration sont chargés
de traquer et qu’on nous présente comme des dangers pour nos
finances, notre Sécurité sociale et, plus largement, notre civilisation ? Avec l’aveuglement des nantis, l’Occident se crispe dans la
défense d’un certain mode de vie qui n’est d’ailleurs l’apanage
que d’un petit nombre et nie l’histoire réelle des autres peuples,
avec d’autant plus d’inconscience qu’il est pour beaucoup dans
les malheurs qui les ravagent. Qui a soutenu Saddam Hussein
dans ses guerres avant de le faire pendre ? Qui n’eut de cesse
d’arrimer la Turquie à l’Europe, fermant les yeux sur ce qui se
passait avec les Kurdes ?
La violence ne court pas sans raison tout au long des pages du
roman de Sherko Fatah. Même quand le lecteur ne la soupçonne
pas, elle attend son heure. Elle est présente dès le début avec la
scène des paysannes jetées d’un hélicoptère après que les soldats se
sont amusés à les y faire monter. Elle continue sa ronde infernale
avec la mort du père du héros, Kérim, assassiné par les sbires de
Bagdad, avec les exactions des islamistes qui croient refonder
un mode de vie en s’attaquant aux mécréants, avec les ratissages
de l’armée américaine qui occupe l’Irak et prétend, elle aussi,
dicter sa loi et faire vivre ces populations comme il sied qu’elles
vivent. Qu’elle soit subie ou exercée pour survivre, la violence
s’ancre dans la profondeur de la psychologie de Kérim comme
des autres personnages, elle en devient une composante. Telle est
la toile de fond et la trame intime du Navire obscur. Pris dans les
rets de tensions que nul ne peut subir sans dommages, ils n’ont
comme solution que la fuite par l’émigration. Pour l’Allemagne
en l’occurrence.
La deuxième partie du roman commence par l’horreur du
voyage. Les chapitres consacrés au clandestin qui se retrouve
tapi au fond de la cale d’un cargo, dans l’obscurité et les relents
d’huile et de mazout, pourvu d’un peu d’eau et de nourriture
sans savoir combien de jours durera son voyage, craignant d’être
découvert et jeté par-dessus bord, en donnent une bonne idée.
Par humanité, le capitaine ne fait pas noyer Kérim, il le débarque
non loin des côtes sur un petit radeau, évitant ainsi les amendes
que lui vaudrait la complicité d’immigration clandestine.
Ensuite quand par miracle – car Dieu veille – tout a bien
marché, l’installation dans cette sorte de terre promise commence
avec la lutte pour les papiers, avec les ruses qu’il faut mettre
en jeu pour parer aux subtiles inquisitions de l’administration.
Tout cela, le héros de Sherko Fatah réussit à le mener à
bien. Mais il est quelque chose qu’il ne peut dépasser : les souvenirs de cette violence dans laquelle il a été compromis, qui
le marquent de façon indélébile et laissent sa marque sur tout
ce qu’il entreprend.
Le Navire obscur prouve une fois de plus que le roman est
une remarquable machine à dévoiler le réel. On y découvrira
que ces hommes, que l’Occident a contribué à faire ce qu’ils
sont, sont aussi une part de notre avenir. Il suffirait que bien
peu de chose change pour que nous nous trouvions dans leur
situation et que le camp des parias soit le nôtre. Et qui sait si
nous montrerions alors autant de grandeur ou d’habileté à y faire
face. Le Navire obscur est notre miroir. Il nous est simplement
tendu avec un peu d’avance.
François Eychart
L’homme qui fit condamner
Baudelaire
Le Censeur de Baudelaire, Ernest Pinard,
d’Alexandre Najjar, collection « La petite
vermillon ». La Table ronde, 360 pages,
8,50 euros.
Baudelaire journaliste.
Articles et chroniques choisis et présentés
par Alain Vaillant. GF Flammarion,
382 pages, 8,90 euros.
L
e 20 août 1857 débute le procès intenté à
Charles Baudelaire, à son éditeur et imprimeur. Les Fleurs du mal avaient paru
au moins de juin et déjà, au mois de juillet, le
poète est prévenu d’éventuelles poursuites. Il bat
le rappel de ses maigres relations ; Jules Barbey
d’Aurevilly écrit un article en sa faveur, mais il
ne paraît pas. Baudelaire décide alors de faire
sortir un opuscule avec quatre auteurs, dont le
connétable des Lettres Barbey et Asselineau. Le
redoutable Pierre-Ernest Pinard requiert contre
les accusés. Il s’était déjà emporté au début de
la même année contre Gustave Flaubert, qui
avait donné les premiers chapitres de Madame
Bovary à la Revue de Paris, lesquels avaient
déchaîné les foudres des bien-pensants. Mais
face à un avocat aussi habile que Me Senard, qui
a plaidé pendant quatre heures, le procureur a
perdu la partie. Il faut dire que Flaubert est de
bonne famille et qu’il a su tisser un solide réseau
de relations pour venir à son aide. Baudelaire,
lui, n’a que peu d’entregent. Son jeune avocat,
inexpert, n’a pas fait le poids devant l’homme
de loi bigot et intransigeant : il est condamné à
500 francs d’amende et à retirer six poèmes de
son recueil. Il aura pour seule consolation un
message de Victor Hugo, écrit de Guernesey :
« Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent
comme des étoiles… »
Les méfaits du procureur ne s’arrêtent pas là :
il s’en prend à Henri Rochefort et à Eugène Sue,
pourtant décédé, et à ses Mystères du peuple. Cela
n’est pas pour le desservir : il devient ministre de
l’Intérieur en 1867 ! Pinard ne s’est pas contenté
de s’en prendre à des hommes de plume. Il a aussi
attaqué, bille en tête, des hommes politiques. Et
c’est Léon Gambetta, qu’il avait fait condamner,
qui le jette en prison en 1870.
À LIRE
Flaubert a conservé une haine farouche
pour cet homme qui n’a pas pu le mettre à
terre au nom des bonnes mœurs (il reste à
jamais son « ennemi »), alors que Baudelaire,
condamné, a pris le soin de lui envoyer un
exemplaire des Épaves ! Quoi qu’il en soit, il
a écrit un article sur l’œuvre de Flaubert dans
l’Artiste, en octobre 1857, où il remercie « la
magistrature française de l’éclatant exemple
d’impartialité et de bon goût qu’elle a donné
dans cette circonstance ». Baudelaire a de
ces désinvoltures qui le rendent émouvant :
le glaive l’avait frappé et il a encore le goût
et même le cran de se féliciter que Madame
Bovary ait été sauvée des enfers de la Justice.
La biographie de ce triste sire écrite avec
soin par Alexandre Najjar et l’essai de Baudelaire dans l’anthologie d’Alain Vaillant se
font écho. Ces réquisitoires ont rendu Pinard
immortel – il a sa place assignée dans l’histoire
de notre littérature. Il a fait, sans s’en douter,
de Flaubert un héros et de Baudelaire un génie
maudit.
Gérard-Georges Lemaire
Une satire du temps de Mussolini
Monsieur Caméléon,
de Curzio Malaparte, traduit de l’italien
par Line Allary, illustré par Orfeo Tamburi, La
Table Ronde, 320 p., 8,50 euros.
D
ans Monsieur Caméléon, Curzio
Malaparte parvient à condenser de
nombreux thèmes existentiels, qui s’enchevêtrent littéralement dans une dimension
historique et sociale. L’ouvrage ébauché en
1926 est publié en feuilleton dans le supplément
d’Il Giornale di Genova deux ans plus tard. La
chronologie a une grande importance à cause
du rôle intellectuel joué par Malaparte. En
effet, l’écrivain a décidé de faire paraître son
livre pour contrer les critiques d’ambiguïté
politique et idéologique qui lui ont été adressées
à plusieurs reprises.
L’auteur place au centre de l’intrigue un
caméléon. Cet animal est confié à des précep-
LES LETTRES
teurs, dont l’auteur, qui parle à la première personne. Le protagoniste, après avoir acquis un
solide bagage culturel (grâce à l’art du mimétisme tant décrié), est mis sur la scène politique
italienne. L’attention de l’écrivain se concentre
surtout sur les vicissitudes de la vie politique,
entre octobre 1922 (la Marche sur Rome) et
le 3 janvier 1925 (jour où Mussolini prononce
son discours sur l’assassinat de Matteotti). Le
Caméléon, baptisé Don Cameleo, est emporté
par le tourbillon de la fausseté humaine et
se retrouve bientôt entouré d’autres individus bien plus caméléons que lui. Malaparte,
avec une tonalité ironique, mais teintée d’une
amertume désolée, fait un portrait cruellement
réaliste du théâtre politique italien, caractérisé
surtout par l’abjection, l’ambiguïté, le transformisme de ses acteurs. De plus, il propose le
thème du rapport compliqué entre la nature
humaine et la nature animale. Ces deux entités,
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2011 (
mises au contact l’une de l’autre, montrent
de multiples similitudes, qui font apparaître
leurs instincts les plus délétères. La seconde
partie de l’ouvrage se concentre sur les rapports de Don Cameleo comme personnage
aux nombreuses significations symboliques
dont deux sont proéminentes : la première
concerne l’identification entre le Caméléon et
Mussolini, absolue à la fin du récit ; la seconde
regarde Malaparte en personne réfutant les
accusations qui lui sont faites et décrivant la
réalité de cette société.
L’écrivain, outre ses qualités littéraires
évidentes, fait preuve d’une capacité remarquable d’analyse des dynamiques
mondaines de l’entre-deux-guerres.
En dépit de ce contexte historique, son Monsieur Caméléon a une valeur universelle toujours d’actualité.
S U P P L É M E N T
Le Premier Bruit du silence,
d’Adalet Agaoglu, traduit du turc par
Madeleine Zivaco, préface de Tiumour
Muhidine. Éditions Empreinte temps
présent, 176 pages, 15 euros.
I
nconnue encore en France, la romancière
turque Adalet Agaoglu est née en 1929 et
s’est imposée comme l’un des auteurs les
plus populaires de l’après-guerre. Ce recueil
de nouvelles montre la singularité de sa démarche qui, en apparence réaliste, s’attache à
des fragments de vies communes. Elle fait la
démonstration d’un humour corrosif, comme
dans la nouvelle intitulée Parcourir parfois
seul de longues routes sinueuses et sait aussi
faire preuve d’autodérision quant au métier
d’écrivain. Ce premier livre traduit en français est une bonne façon de découvrir un
auteur qui a été la première femme célèbre
dans la République des lettres turques…
G.-G. L.
L
es amateurs de poésie ont appris, l’an
dernier, que la haute direction du groupe
éditorial qui abritait les Éditions Seghers
avait pris la décision de se séparer du directeur littéraire, Bruno Doucey, qui leur avait
pourtant donné un sérieux élan. On lui devait
toute une série d’ouvrages, dont la réédition
du prestigieux et fondamental livre de Pierre
Seghers, la Résistance et ses poètes. Exit donc
Bruno Doucey de chez Seghers, ce qui ne peut
que signifier le pire pour ce joyau historique
de la culture française.
Nullement décidé à baisser les bras, Bruno
Doucey a donc fondé sa propre maison, tout
orientée vers la poésie. Parmi les premiers
titres publiés, Comme une main qui se referme, ensemble des poèmes de l’époque de
la Résistance de Pierre Seghers présenté à
juste titre comme « poésie de circonstance,
poésie de combat par laquelle un homme
affirme son droit à la liberté, sa volonté de
vivre et ses raisons d’aimer ». On ne saurait
mieux dire en quelques lignes. Ont suivi le
Journal de Susanna Moodie, de Margaret
Atwood, et Cette guêpe qui me regarde de
travers, d’Oscar Mandel.
F. E.
Leonardo Arrighi
À
L
’HUMANITÉ
D U
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AV R I L
) . V
LETTRES
CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN
En partage
L
a poésie revendique de plus en plus l’échange et l’entente
avec les autres arts. C’est en réseau avec eux qu’elle parcourt l’espace et le temps. C’est en partage qu’elle jouit
ou qu’elle souffre de son rapport au monde.
Avec un titre venu de la corrida, Paseo Grande, André Velter
fait entrer le poète dans l’arène mondiale, « comme un pari fabuleux et fatal, sans fausseté, ni repli possible ». Il n’y entre pas seul,
mais en compagnie d’un musicien et d’un dessinateur – est-ce
la cuadrilla qui escorte le torero ? Plus que cela. La complicité
avec le musicien Olivier Deck a suscité ce livre récital, explique
le poète en avant-propos. Nombre de poèmes ont une forme,
une métrique qui les destinent au chant, sans renoncer aux
intuitions et aux énigmes de l’écriture poétique.
Plusieurs, mis en musique, peuvent être téléchargés sur le
site de l’éditeur. Le volume se termine par des quatrains dits
talismans, accompagnés de dessins ironiques d’Antonio Segui.
La métaphore de la corrida inspire dès le début l’évocation –
cinq heures du soir – du Chant funèbre de Lorca. On la retrouve
plus loin avec des titres de poèmes tels que Sitio, Llamada,
Aguante, Temple, avec certains thèmes aussi comme celui de la
blessure dans C’est à Madrid le grand silence. Mais le souffle du
poème balaie la planète. Les chemins de grand vent parcourent
Pamir et le Takla-Makan en même temps que les royaumes du
prêtre Jean, personnage légendaire qui, au Moyen Âge, lança à
travers l’Asie les chrétiens d’Europe en quête de ses domaines.
L’Afghanistan occupe la place centrale, dans le livre comme
dans le vécu de l’auteur : dix pages de vers très amples chantent,
sous le titre Un royaume indocile et solaire, la démesure à la
poursuite de l’impossible dans le vaste décor en mouvement
des paysages, « un foudroiement de muscles, de nerfs, de désirs
et de rêves / au plus charnel, au plus intime, là où rien n’a jamais
séparé la sagesse de l’excès ». Le poème est dédié à Jacques Dars,
grand traducteur et historien de la littérature chinoise, décédé
juste au moment où ce livre sortait des presses.
La séquence Changer d’exil met en scène les déshérités, ceux
que l’iniquité sociale pourchasse « au creux de l’Afrique, au bout
des Indes, / jusqu’aux portes du Pérou » ; en face d’eux les pitres,
« les présidents de tout et de n’importe quoi ». Envers et contre
tout, il y a l’amitié « comme un battement d’ailes » (poème dédié
à Armand Gatti). Il y a, dans la séquence Outland, l’amour, le
blason du corps féminin, et par-dessus tout, ce qui nous pousse
toujours plus loin, à la recherche du « seul lieu qui serait comme
un amour de plein été ».
Si André Velter « ne parle autre langue que celle de (s)on
enfance, / apprise d’emblée aux lèvres de (s)a mère », des mots
d’autres langues renforcent son expression. Il les explicite dans
un glossaire final.
Comme Édouard Glissant, il pourrait dire qu’il écrit en
présence de toutes les langues. C’est un symbole de sa présence
à tous les êtres doués de parole, y compris à ceux qu’un pouvoir
ou la misère a privés de bouche.
Nous, la multitude est une anthologie au format de poche
publiée pour un festival Temps de paroles en Bourgogne. Elle
porte en épigraphe une citation de Robert Desnos, mort au camp
de déportation de Terezin en avril 1945, et réunit une centaine
de poètes. Françoise Coulmin, qui les présente, souligne la solidarité entre et envers tous ceux que l’époque meurtrit. Certains
noms sont très connus, d’autres moins, en citer quelques-uns
amènerait à rompre avec une fraternelle égalité. Les voix sont
très diverses, nous préférons celles qui ne reprennent pas le style
de la poésie engagée des années cinquante – laquelle, hélas, n’a
en rien influé sur le cours des événements. Nous avons besoin
de poèmes qui font une trouée dans le bavardage des médias
et la langue de bois des pouvoirs. Dans ce petit volume, il y en
a qui nous interpellent.
Revues
Georges Perros (1923-1978) et Joseph Joubert (1754-1824)
sont au sommaire d’Europe. Le premier était un lecteur attentif du second.
Ancien comédien, collaborateur de la NRF, lecteur au
TNP de Jean Vilar, traducteur de Strindberg et de Tchekhov,
Georges Perros est en poésie l’auteur de deux recueils : Poèmes
bleus et Une vie ordinaire – tout cela sans courir après la
gloire littéraire. Il avait choisi de finir sa vie en Bretagne. Sa
mémoire est saluée par un poème de Michel Butor, une Adresse
à Georges de Bernard Noël, dans un dossier introduit par Hervé
Cairn : études et souvenirs font ressortir sa proximité au vécu
immédiat, les poètes du Cahier de création – Myriam Eck,
Umberto Piersanti, Armelle Leclercq, Christian Calliyannis ;
la chronique de Charles Dobzynski ; Explorer l’incertain, de
Marie-Claire Bancquart.
Le sommaire d’Action poétique détache trois contributions :
Paul Blackburn, Trois Poèmes de métro, présentation de
Stéphane Bouquet, puis Keith et Rosemarie Waldrop, Local
sans clé, ouverture de Liliane Giraudon, et un document sur
le peintre Corneille présenté par Kim Andringa. Parmi les
autres poètes, citons Céline Faure, un extrait de OCéROM,
Serge Pey, J’ai retourné la photo, Catherine Weinzaepflen, avec
Ingeborg. Les actualités et chroniques incluent de nombreuses
notes de lecture sur des ouvrages et des revues.
Nous avions annoncé l’an dernier la disparition, pour causes
économiques, d’Autre Sud. L’équipe éditoriale, un peu élargie,
lance sous l’ombre tutélaire de Léon-Gabriel Gros, Phœnix,
animée du même esprit : un dossier Marc Alyn, un cahier de
poèmes bien fourni, une « voix d’ailleurs », celle de Giorgio
Cittadini, une critique théâtrale et des notes de lecture.
Paseo Grande, un livre récital, avec Olivier Deck et
Sept Poèmes Talismans avec Antonio Segui, d’André Velter.
Éditions Gallimard, 2011, 146 pages, 14,90 euros.
Site : www.gallimard.fr/paseogrande
Nous, la multitude, anthologie poétique établie par Françoise
Coulmin. Éditions le Temps des cerises, 2011, 149 pages, 10 euros.
Europe, n° 983, mars 2011, 384 pages, 18,50 euros.
Site : www.europe-revue.net/
Action poétique, n° 203, mars 2011. 128 pages, 13,50 euros.
Diffusion les Belles Lettres.
Phœnix, n° 1, premier trimestre 2011, 160 pages, 16 euros.
Site : www.revuephoenix.com / Distribution :
Calibre, 27, rue Bourgon, 75013 Paris.
Odes à la liberté
Byron - Shelley,
Écrits romantiques et rebelles.
Éditions de l’Épervier, 110 pages, 9,50 euros.
LES LETTRES
DR
B
yron et Shelley se rencontrent en 1816,
en Suisse, sur les bords du lac Léman.
Ils ont tous deux quitté le Royaume-Uni
depuis des années – quitté ou plutôt fui. Ils sont
en exil. Les mœurs de Byron firent scandale : sa
bisexualité et surtout son divorce avec Annabella
Milbanke pour cause de sodomie et sa liaison
avec sa demi-sœur Augusta à qui il fit un enfant.
Shelley n’est pas moins scandaleux : ses droits à
la paternité lui firent retirés à cause d’un texte,
Nécessité de l’athéisme ; il est également l’auteur
de pamphlets appelant à l’insurrection irlandaise
et enlève la fille de son maître Goldwin, Mary,
provoquant le suicide de son épouse. Ce sont
donc deux hommes en rupture de ban qui firent
connaissance et se lièrent. Le premier est un auteur
à succès, connu et admiré dans toute l’Europe
tandis que le second ne vend ses poèmes qu’à
quelques centaines d’exemplaires. Leur amitié
est un mélange de respect et d’admiration réciproques. Ils ne se quittèrent plus et parcoururent
ensemble la Suisse et l’Italie jusqu’à la mort de
Shelley en 1822 dans le naufrage de son navire
l’Ariel. Byron, quittant alors la comtesse Guiccioli, son grand amour, partira en Grèce pour
soutenir la lutte d’indépendance contre les Turcs
jusqu’à être emporté par la fièvre à Missolonghi
le 19 avril 1824.
Byron, que l’on décrit volontiers cynique,
était aussi un homme de révolte sociale et politique. Si ses mœurs firent scandale dans la prude
Angleterre – et elles continuent de choquer de
nos jours –, son premier coup d’éclat, sa première
rupture avec l’ordre date du 27 février 1812 (il a
vingt-quatre ans), dès son entrée à la Chambre
des lords, il prononça un discours en faveur des
ouvriers réduits au chômage et à la misère par
les métiers à tisser. La haine de Byron pour les
F R A N Ç A I S E S
. A
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2011 (
conservateurs n’est pas de simple circonstance :
on la retrouve dans les premiers vers de son Don
Juan, philippique violente contre les principaux
représentants du clan Tories. Byron s’en prend
aussi à la religion d’État, demande une totale
liberté d’expression, s’attaque à la monarchie.
S U P P L É M E N T
À
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’HUMANITÉ
Shelley propose une vision radicalement matérialiste du monde. Le poète de la nature n’est
pas un doux rêveur : ses prises de position politique sont celles d’un pamphlétaire violent, sans
concession. Ses mots résonnent aujourd’hui avec
force, aussi bien pour ces pays qui ont le courage
de se soulever, que pour notre pays qui se laisse
écraser par le capital. Écoutons-le s’indigner des
peuples qui acceptent la servitude : « Ni bonheur,
ni majesté, ni gloire, ni paix, ni force, ni habileté
dans les armes ou les arts, ne sont les bergers
de ces troupeaux qu’apprivoise la tyrannie. Le
vers n’est l’écho d’aucun battement de leurs
cœurs ; l’histoire n’est que l’ombre de leur honte ;
l’art voile son miroir, ou s’écarte en tressaillant
de leur cortège, pendant que leurs aveugles
multitudes volent à l’oubli, tachant ce ciel de
l’obscure image de leur propre ressemblance.
Quel est le nombre de ceux que lie la force ou la
coutume ? L’homme qui voudrait être homme
doit prendre l’empire de lui-même ; il doit être
souverain, établissant son trône sur la volonté
vaincue, étouffant l’anarchie des espérances et
des craintes, régnant lui seul. »
Le petit recueil des textes politiques de Byron
et Shelley a ses faiblesses (présentation hâtive et
qui manque parfois de rigueur, absence de texte
que l’on aurait aimé y lire, comme le Discours sur
les mœurs des anciens Grecs au sujet de l’amour
de Shelley), mais il nous offre une ouverture très
intéressante vers deux immenses poètes qui,
hélas, ne sont plus assez lus. Byron et Shelley :
deux hommes libres dont les œuvres et la vie
doivent nourrir notre soif de liberté, aussi bien
individuelle que collective.
Franck Delorieux
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) . VI
CULTURE / SAVOIRS
En route vers le fiasco ?
À
six cents et quelques jours de l’exploit annoncé à grands
renfort de tapage médiatique et d’annonces spectaculaires,
l’état d’avancement de « Marseille Provence 2013, capitale
européenne de la culture » a de quoi inquiéter. Il ne s’agit pas
seulement des craintes – amplement justifiées – que le calendrier
prévisionnel de certaines réalisations, parmi les plus importantes,
telle celle du MuCem, ne soit pas respecté, nombre d’autres questions de fond se sont accumulées et on ne voit pas comment les
responsables du projet pourront y répondre correctement à temps.
Il en est ainsi des lieux à aménager, ou même à trouver, pour
accueillir les grands événements envisagés. L’accueil des touristes
dans les villes proches de la capitale locale qui participent au
projet reste un gros défi à relever, et l’on se demande comment
cela sera possible…
Quant aux transports collectifs qui devraient permettre de
faciliter l’accès aux divers lieux et événements culturels, c’est
quasiment mission impossible dans les délais qui restent, même si
le conseil général des Bouches-du-Rhône déclare y porter grands
efforts. La récession économique qui n’était pas au programme en
200, limite forcément désormais les ambitions. Mais gérer, n’est-ce
pas prévoir, au moins deux ou trois années plus loin ? Concernant
les finances, ce n’est pas là la moindre préoccupation des acteurs
en présence. Au niveau des entreprises dont la participation a été
envisagée à hauteur de 15 à 20 % du budget total de l’événement,
on se trouve déjà loin du compte. Et les prévisions de rentrées,
même les plus raisonnables, devront sans doute être revues à
la baisse. Y compris en matière de partenariats prévus pour les
équipements et constructions pour lesquels étaient escomptés
100 millions d’euros de mécénat, pour 660 millions d’euros de
dépenses. Mais là où le bât blesse c’est que les collectivités locales qui se sont engagées à financer « Marseille 2013 », si elles
n’envisagent pas de se défausser sur cet objet principal, usent du
principe des vases communicants, en opérant des coupes claires
dans les subventions qu’elles attribuaient d’ordinaire au tissu
culturel de proximité. Ainsi par exemple, le Centre international
de poésie de Marseille (CIPM) s’est vu adresser une réduction de
30 000 euros sur sa subvention annuelle, de la part du sénateurmaire, Jean-Claude Gaudin. Ce qui, pour une structure qui œuvre
depuis vingt ans à la promotion de la poésie contemporaine,
notamment par des échanges avec les pays de la Méditerranée,
n’est pas la meilleure manière d’être encouragée. Pas plus que
ce n’est une incitation positive pour lui permettre d’apporter la
dimension de la poésie, en juste place, dans « Marseille 2013 ».
Une pétition est en cours pour exiger de l’édile marseillais qu’il
revienne sur cette injuste décision.
D’autres structures culturelles locales ont vu, ici et là, leur
situation être conduite à la précarité, voire à la fermeture, par la
baisse de leur subvention ou des tracasseries administratives. C’est
le cas pour le Théâtre du Petit Matin, suite au gel préfectoral des
contrats aidés. Même le budget de la région, consacré à la culture
pour 2011, est en recul très sensible. Si l’on ajoute à cette situation
que la participation de l’État est bien maigre dans le budget
initial de « Marseille 2013 » à l’instar de son désengagement au
plan national dans le financement de la culture, il est à redouter
que l’addition finale de ce grand événement culturel européen
devra être supportée par les collectivités… d’où peut-être leur
anticipation à ce sujet.
Un malaise est en train de s’installer entre les acteurs culturels
marseillais et régionaux existants et le projet « Marseille 2013 ». Pas
seulement pour des aspects financiers, mais aussi parce que leur
place n’est pas assurée dans l’événement. En effet, sur 2 200 projets déposés, seuls environ 600 sont plus ou moins préprogram-
més… pour le moment ! Là encore, la richesse culturelle qu’ils
apportent depuis tant d’années ne sera pas considérée comme
valeur prépondérante : la préoccupation majeure des dirigeants
de « Marseille 2013 » semble plutôt tournée vers la mobilisation
du « monde économique » (Tous mécènes !) avec sans doute
l’approbation de certains édiles locaux marseillais, qui pensent
uniquement en termes de retombées profitables très délimitées
géographiquement… et en termes de retombées politiques aussi,
élections municipales de 2014 obligent.
Le monde du travail risque d’être le grand absent de la fête, car
dans « Marseille 2013 », travail et culture ne seront pas conjugués,
ou si peu. Pour l’instant on ne voit rien venir en ce qui concerne
les dispositions qui seraient susceptibles d’associer pleinement
la population à un événement qui devrait d’abord être le sien,
où elle pourrait s’impliquer, y jouer des rôles interactifs, au cœur
de la cité, du tissu associatif et des entreprises.
Enfin, cerise sur le gâteau, le 21 mars dernier, le grand timonier
de l’affaire, Bernard Latarjet, est passé du rôle de directeur à
celui de conseiller, en jurant ses grands dieux « qu’il ne s’agissait
pas d’une démission mais d’une nouvelle répartition des compétences ». Le dispositif de direction a donc été, une fois de plus,
remanié. Le nouveau directeur est Jean-François Chougnet qui
a travaillé avec Latarjet au Parc de la Villette. Ce dernier a notamment justifié ce mouvement par le fait qu’il faut un directeur
général qui ait cinquante ans et pas soixante-dix, assurant qu’il
continuerait à s’investir. C’est parfois dur d’invoquer la limite
d’âge… N’empêche que pour la culture « Tous mécènes » aujourd’hui en France, ça sonne mal. Reste un logo : trois ronds et
un carré, qui peuvent aussi permuter, sans dommage esthétique
ni symbolique, parce qu’ils ne parlent à personne.
Gerhard Jacquet
Comment fut cassé le syndicalisme L’amour de la haine
révolutionnaire américain
Un jour, le crime,
de J.-B. Pontalis, Gallimard, 192 pages, 14,90 euros.
Dynamite ! Un siècle de violence de classe
en Amérique (1830-1930),
de Louis Adamic, traduction inédite de l’anglais, notes
et notice de Lac-Han-tse et Laurent Zalche. Éditions Sao Mai,
476 pages, illustrations en noir et blanc, 21 x 12 cm, 15 euros.
L
e 1er mai 1886, à Chicago, au cours d’un rassemblement
pour la journée de huit heures, une bombe lancée depuis
la foule tua plusieurs spectateurs et quelques policiers.
August Spies, éditeur de l’Arbeiter Zeitung, journal anarchiste,
fut arrêté avec sept de ses camarades. Dans l’adresse qu’il lança
à la cour, il plaça cet avertissement : « Le mandat des seigneurs
féodaux de notre temps repose sur l’esclavage, l’“affamement”
et la mort ! Cela a constitué leur programme de ces dernières
années. Nous avons dit aux travailleurs que la science a pénétré
le mystère de la nature – et que de la tête de Jupiter est sortie une
nouvelle Minerve –, la dynamite ! » Spies fut condamné à mort
et exécuté six mois plus tard, sans l’ombre d’une preuve. Dans
la brève autobiographie qu’il rédigea en prison, à l’ombre de la
potence, il expliqua son parcours depuis le pays de Luther et de
Marx jusqu’au Nouveau Monde où il était arrivé en 1872, avec
tant d’autres: « Ces anarchistes barbares, sauvages, analphabètes
et ignorants venus d’Europe centrale, des hommes qui ne peuvent
comprendre l’esprit de liberté de nos institutions américaines… »
Quarante ans plus tard, lorsque Louis Adamic posa le pied
sur le sol américain, il aurait pu reprendre ces mots de Spies
et ajouter, comme lui, immédiatement : « Je suis de ceux-là. »
Originaire de Slovénie, il exerça une multitude de métiers avant
de publier cette histoire du syndicalisme américain en 1931,
c’est-à-dire au lendemain de sa défaite, qu’il intitula : Dynamite.
L’explosif avait réuni les anarchistes, les syndicats radicaux
et même les bandits de grand chemin qui s’en servaient pour
briser les coffres-forts des banques. Au sortir de la Première
Guerre mondiale, les partisans de l’action directe avaient été
réduits au silence (Spies, sur l’échafaud, lança à ses bourreaux :
« Le jour viendra où notre silence sera plus fort que les voix que
vous essayez d’étouffer aujourd’hui »), les hors-la-loi avaient
cédé la place au crime organisé, et les syndicats révolutionnaires,
en tête desquels l’International Workers of the World (IWW),
ne pesaient plus grand-chose face aux centrales réformistes qui
se dépêchèrent d’abandonner la lutte des classes au profit d’une
lutte pour des parts de marché.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
En juin 1994, dans la revue Polar, Jean-Patrick Manchette,
dans un effort pour brosser un tableau des conditions historiques d’apparition du polar américain, « roman de la vie
sous la contre-révolution », notait : « À New York comme
à Chicago, le maire, le procureur, la direction de la police et
les chefs de gangs forment une amicale communauté d’intérêts. (...) Et naturellement ils en empruntent les méthodes
quand il s’agit d’étendre leur influence et de faire valoir leurs
intérêts particuliers. L’ouvrage essentiel sur la question est
malheureusement introuvable : il s’agit de Dynamite, de
Louis Adamic. »
L’ouvrage est désormais disponible grâce aux Éditions
Sao Mai, qui l’ont traduit de l’anglais. « On y voit lumineusement comment le syndicalisme américain s’est transformé
en syndicalisme criminel quand la possibilité de la révolution
a disparu et quand, par conséquent, la question n’a plus été
celle que des fameuses “parts du gâteau” », continuait Manchette. « On y voit comment des militants ouvriers radicaux
ont pu devenir racketteurs et bootleggers, puisqu’il n’y avait
plus d’autre moyen de jouir. »
Adamic a chroniquée cette histoire fidèlement : les premières
tentatives pour unir tous les travailleurs dès la fin de la guerre
de Sécession, l’opposition fondatrice entre syndicalisme industriel et les guildes corporatistes (trade unionism vs. craft
unionism), les luttes pour la liberté de parole, puis la grande
répression qui mena à la disparition des forces révolutionnaires
américaines à l’orée de la Seconde Guerre mondiale et le
ralliement des réformistes à l’économie de marché. Histoire
jonchée de cadavres et de fantômes, ceux de Spies, de Frank
Little, Joe Hill, Sacco, Vanzetti, Wesley Everest…
Aux États-Unis, au sommet de la crise économique, le puissant United Auto Workers (UAW) se retrouva en possession
de 20 % du capital de General Motors, premier constructeur
automobile mondial, pour compenser le financement des
retraites des anciens salariés par l’entreprise. Le syndicat
espère aujourd’hui négocier sa présence au conseil d’administration. « Nous sommes attachés au succès des entreprises qui
emploient ceux que nous représentons », déclarait Bob King,
le président de l’UAW, le 5 janvier 2011. « Plus les employés
auront voix au chapitre dans tous les aspects de leur travail,
plus grand sera le succès des employeurs. »
« La barbarie ne s’oppose pas à la civilisation mais est au cœur
de la civilisation. » Nous savons tous cela depuis longtemps, mais
il est bon de le répéter souvent, tant la propension de l’homme
à l’angélisme a parfois un caractère effrayant. C’est ce que fait
J.-B. Pontalis dans son dernier livre, Un jour, le crime, composé
de courts chapitres qui pointent la violence et le mal au cœur de
l’être. « Elle est rassurante la bipartition du Bien et du Mal. Il
faut avoir un esprit dangereusement borné pour être convaincu
de l’existence d’un axe du Bien face à un axe du Mal. Comment
croire aujourd’hui à un souverain Bien ?
Qui oserait soutenir que “nul n’est méchant volontairement” ?
Si c’était le Mal devenu le souverain ? Les preuves ne manquent
pas. » Et l’écrivain et psychanalyste de rappeler Violette Nozière
et les sœurs Papin, Dostoïevski et les Frères Karamazov, Jouhandeau et ses Trois Crimes rituels, les meurtriers cannibales de
Dordogne. « Dans quelles chaînes étaient-ils donc enserrés, ces
déchaînés ? Chaînes sociales, chaînes d’un langage qui leur était
devenu étranger au point de les persécuter ? » Pontalis évoque aussi
sa visite au musée d’Orsay pour l’exposition « Crime et châtiment
». Le meurtre d’Abel par Caïn, Lady Macbeth de Füssli, Charlotte
Corday et l’assassinat de Marat… Mais aussi les portraits de ces
magistrats impavides, les juges, d’autant plus assurés de leur légitimité qu’ils incarnent la Loi. Meurtre du frère selon la Bible, du
père selon Freud. « Au commencement était l’acte », l’innommé
et l’innommable qui travaillent l’être de langage.
« La passion meurtrière, qu’elle soit collective ou individuelle, la
rage de détruire, l’amour de la haine ne connaissent pas de limites. »
J.-B. Pontalis est également un amateur de faits divers. De ceux que
l’on trouvait autrefois dans Détective, aujourd’hui dans des émissions
télévisées telles que Faites entrer l’accusé. Celui-ci, par exemple.
Il s’agit d’un charcutier parisien, bon père de famille. Bon mari
aussi, mais qui a pour maîtresse sa jeune employée. Un jour, celle-ci
arrive en retard. Cela l’indispose. Gifles, coups, les choses dégénèrent. Le charcutier étrangle la jeune fille, puis découpe son corps en
morceaux qu’il répartit dans plusieurs-sacs poubelle. Stupeur des
voisins lorsqu’il est arrêté quelques jours plus tard : « Un homme si
tranquille, si aimable… » Comme il serait plus facile d’imputer les
crimes à des déments ou à des monstres dégénérés ! Face à de tels
actes, notre désir de comprendre est mis à mal. « Oui, nous avons
peine à y croire, pourtant les faits sont là. Et les faits sont têtus,
était contraint de reconnaître cet entêté de Lénine. »
Sébastien Banse
Jean-Claude Hauc
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2011 (
S U P P L É M E N T
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AV R I L
) . VII
SAVOIRS
Manifestes pour un matérialisme
historico-géographique
Deux publications de David Harvey permettent enfin d’aborder la pensée du plus important
géographe marxiste contemporain.
Géographie et Capital.
Vers un matérialisme historico-géographique,
de David Harvey, Éditions Syllepse, 2010. 279 pages, 22 euros.
Le Nouvel Impérialisme,
de David Harvey, Les Prairies ordinaires, 2010.
215 pages, 20 euros.
M
arx faisait remarquer que le capitalisme entraînait une
« annihilation de l’espace par le temps ». La profondeur
de cette remarque aurait dû inciter de nombreux
marxistes, Marx le premier, à ne pas négliger la dimension
spatiale du capitalisme. Il est vrai que le marxisme a bien plus
inspiré les historiens que les géographes, malgré l’existence de
travaux de valeur dont témoignent les livres d’Henri Lefebvre,
et une importante littérature marxiste qui aborde la géographie
dans le cadre du concept d’impérialisme. Pourtant, une lecture
spatiale du développement du capitalisme semble plus urgente
que jamais, à un moment où le capital se déploie à toutes les
échelles, qu’elles soient locales, régionales ou mondiales. L’œuvre
de David Harvey nous fournit les éléments théoriques nécessaires
pour procéder à cette lecture. Dans le premier texte du recueil
Géographie et Capital, il annonce son projet : faire du « matérialisme historique » un « matérialisme historico-géographique »,
c’est-à-dire « une science matérialiste historique de l’histoire
humaine dans sa dimension géographique pour créer un savoir
devant permettre aux peuples, aux classes et aux groupes dominés
de mieux maîtriser et de faire leur propre histoire ».
Cette nécessité s’explique parce que le capitalisme est un phénomène spatial, qui procède à un aménagement spatial lorsqu’il
investit un territoire, s’y solidifie sous la forme de capitaux fixes,
y transforme les structures urbaines et y modifie les réseaux
de transport et de communication. Malgré la propension du
capitalisme à se dématérialiser sous la forme de capitaux fictifs
et à afficher une ubiquité inquiétante, cet aménagement spatial
est une obligation systémique. David Harvey montre avec force
que cette spatialisation capitaliste est un aspect déterminant de
la mise en valeur du capital, car la force de travail est toujours
localisée tout comme les moyens de production, et aussi parce
que le choix d’une localisation est la clé de la concurrence entre
les différents groupes capitalistes. Or, l’espace est déterminé par
son caractère limité, qu’il s’agisse de l’espace des matières premières, de celui des constructions immobilières spéculatives ou
celui des grands axes de transports. La lutte pour l’investissement
en ces lieux devient donc un enjeu de taille de la concurrence
intercapitaliste, pour s’adjuger des positions – au sens propre
du terme – qui deviendront des monopoles de fait.
L’espace spatialisé par le capitalisme finit par en acquérir
tous les aspects, dont la fragilité et la volatilité. David Harvey
insiste avec force sur le fait que le capital investit autant les
espaces qu’il les délaisse, une fois que ces derniers se révèlent
incapables de garantir des taux de profit suffisants. Et l’on sait
que ces abandons, qu’ils correspondent à des délocalisations,
à des friches urbaines ou rurales, etc., sont aussi traumatisants
pour les communautés humaines que l’installation du capital
lui-même. La mise en compétition des territoires est ainsi un des
aspects de la mise en concurrence des peuples et des travailleurs.
Ce constat théorique fonde ainsi un impératif politique, qui
avait été largement pressenti par le mouvement ouvrier sans
qu’il en eût établi le fondement théorique : les luttes locales des
communautés, qu’elles soient paysannes ou ouvrières, rurales
ou urbaines, pour le contrôle démocratique de leur espace
sont autant au cœur des luttes anticapitalistes que celles contre
l’exploitation.
C’est lors du débat sur l’impérialisme que le marxisme a
commencé à prendre en compte sérieusement la dimension
géographique du capitalisme. Malgré un avis globalement
convergent quant à la nocivité de l’impérialisme chez Lénine,
Rosa Luxemburg ou Boukharine, les positions théoriques pouvaient nettement diverger. Dans le cadre du projet de domination
impérial formulé par l’administration Bush, David Harvey
reprend les termes du débat dans un essai intitulé le Nouvel
Impérialisme, en proposant une lecture synthétisant avec bonheur
les différentes pistes explorées par ses prédécesseurs. L’impérialisme n’est plus considéré comme un « stade » du capitalisme
mais comme son expression constante, inscrite au cœur de son
mode de fonctionnement. Cela s’explique car le capitalisme
ne se fonde pas seulement sur l’exploitation du travail salarié,
mais aussi sur ce que David Harvey baptise « l’accumulation
par dépossession ». Cette accumulation prolonge aujourd’hui la
logique des pillages coloniaux du XVIIIe siècle et des enclosures
des terres collectives de la paysannerie anglaise, ce que Marx
avait qualifié d’« accumulation primitive ». Même si les objets
de cette dépossession peuvent changer – l’eau, la forêt ou les
matières premières remplaçant les champs ouverts –, la logique
prédatrice reste la même. En la saisissant, on ne perçoit plus
alors l’impérialisme comme un simple phénomène guerrier et
épisodique mais comme un phénomène global contre lequel la
lutte doit se montrer constante.
Baptiste Eychart
Marx avec Spinoza
Capitalisme, désir et servitude.
Marx et Spinoza,
de Frédéric Lordon. Éditions La Fabrique,
224 pages, 12 euros.
LES LETTRES
DR
DR
Q
u’il y ait un sens à rapprocher l’auteur
du Capital de celui de l’Éthique, Frédéric Lordon n’est certes pas le premier
à en avoir eu l’intuition. Avant lui, d’éminents
lecteurs de Marx, tels Étienne Balibar et Pierre
Macherey, avaient consacré à Spinoza des interprétations qui ont fait date, pour ne rien
dire d’un livre comme l’Anomalie sauvage,
qui n’a pas peu contribué à faire connaître en
France le travail de Toni Negri. Cependant,
à la différence de tels prédécesseurs, ce n’est
pas en historien de la philosophie que Frédéric
Lordon construit ce rapprochement, bien que
son livre contienne aussi un certain nombre
de développements qui méritent de retenir
l’attention des spécialistes. Son ambition est
plus constructive qu’historienne, puisqu’il ne
propose rien de moins qu’une reformulation de
la critique de l’économie politique (comprise,
pour reprendre une expression où se marque
la dette envers l’interprétation althussérienne
de Marx, comme « un structuralisme des rapports ») dans les termes d’une « anthropologie
des passions ».
De ce déplacement stratégique, le principal
élément est une redéfinition du capitalisme
comme un « régime de désir ». Telle est la leçon
que Frédéric Lordon entend tirer du conatus spinoziste, cet effort par lequel « chaque
chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être », et dont l’auteur fait la
clef permettant de penser l’existence comme
énergie désirante : « Être, c’est être un être de
désir. Exister, c’est désirer et, par conséquent,
s’activer – s’activer à la poursuite de ses objets
de désir. » Au fondement des rapports de production, à commencer par le rapport salarial,
Frédéric Lordon entreprend donc de dépister
systématiquement les rapports de désir qui se
nouent, et parfois s’entrechoquent, à commencer par « l’enrôlement », par l’entrepreneur, de
la puissance d’agir de tous ceux qu’il mobilise au service de la réalisation de son propre
« désir industriel ». Toute la difficulté devient
alors, pour le patronat, d’actionner les ressorts
F R A N Ç A I S E S
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2011 (
les plus efficaces pour assurer un fondement
solide à cette captation du « désir salarié », autrement dit de l’« aligner » durablement sur
le « désir-maître ». Aux analyses canoniques
de l’exploitation, Frédéric Lordon propose
d’intégrer un démontage des mécanismes de
l’idéologie managériale, et de son utopie d’un
« rechapage des individus », qui non seulement
rendrait les dominés parfaitement soumis aux
fins posées par les dominants, mais parviendrait
à les persuader que cette soumission est le seul
moyen de la sacro-sainte « réalisation de soi ».
À l’horizon de ce travail critique se dessine une
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D U
ambitieuse reconstruction du soubassement
affectif du capitalisme, appuyée sur une conceptualité originale dont on regrettera seulement
qu’elle recoure trop souvent à un ensemble
de néologismes qui peuvent faire trébucher
le lecteur (fallait-il, par exemple, aller jusqu’à
parler d’« empuissantisation » ?).
Au prisme de Spinoza, ce sont quelques-uns
des concepts cardinaux du marxisme qui se
voient éclairés d’un jour nouveau, qui n’exclut pas, à l’occasion, la critique. L’auteur ne
fait pas mystère des réserves que lui inspire la
problématique de l’aliénation, voyant difficilement comment la soustraire à la croyance (à
ses yeux illusoire) en une substance vampirisée
par l’exploitation capitaliste et qu’il s’agirait de
restaurer dans sa plénitude originelle. Plus que
dans la perspective d’une telle réappropriation,
c’est sur le terrain des affects que doit se jouer la
lutte pour l’émancipation, dès lors qu’il ne peut
plus s’agir d’en appeler à la souveraineté d’un
libre arbitre dont Spinoza n’a eu de cesse de
ruiner les prétentions illusoires. Si l’aliénation
est affaire de « fixation », son abolition s’exprimera par une réouverture de tout l’éventail
des désirs. Dans cette nouvelle lutte des classes
(elles-mêmes redéfinies comme « classes affectives »), il y va bien plutôt de « la formation
d’une nouvelle résultante affective où l’indignation qui fait bouger l’emporte sur l’obsequium
qui faisait rester ». Loin de se confondre avec
un fatalisme résigné, le déterminisme spinoziste
ouvre la voie d’une émancipation dégrisée qui,
comme le disait Althusser, « ne se raconte plus
d’histoires », ce qui ne signifie évidemment pas
qu’elle renonce à faire l’histoire.
Jacques-Olivier Bégot
7
AV R I L
) . VIII
ARTS
Un peintre méconnu :
Alberto Savinio
À LIRE
Miniature, portrait de l’intimité,
de Jacqueline du Pasquier, préface
d’Emmanuel de Waresquel. Norma Éditions,
254 pages, 65 euros.
frappés d’abstraction tel son Prométhée. Il y a
chez lui une poésie plastique qui procède par
collages d’éléments a priori peu conciliables (il
n’est que de voir son Apocalypse de Jean, 1929,
ou la Bataille de centaures, 1930). Ses figures sont
parfois des formes aberrantes et oniriques. Dans
ndrea De Chirico (1891-1952), le frère
d’autres toiles, il joue sur des contradictions
cadet de Giorgio De Chirico, a pris pour
purement plastiques et saugrenues comme dans
nom d’artiste Alberto Savinio. S’il est
bien connu en France comme écrivain (la plus
le Fantôme de l’Opéra (1929) ou l’Île précieuse
grande partie de son œuvre littéraire a été tra(1950). Le rêve, le jeu, l’humour, l’aberrant et
duite), il reste inconnu comme compositeur
l’incongru sont quelques-uns des ingrédients
(même si Apollinaire l’avait encensé avant la
majeurs de sa peinture. Parfois, des oeuvres
Grande Guerre) et comme peintre. Il est vrai
comme l’Abandonné ou le Monument, 1929
qu’il n’a pas participé à l’aventure de la « peindonnent l’impression que ses compositions sont
ture métaphysique » quand Giorgio décide de
des jouets plastiques. Il a aussi le goût de la fable
créer un groupe à Ferrare en 1917. Mais son
et du détournement : en 1931 il change Renaud
premier ouvrage, Hermaphrodito, paru un an
et Armide en bêtes de basse-cour et en 1945 sa
plus tard, s’inscrit cependant dans cette optique.
Mademoiselle Centaure, porte un chapeau très
La belle exposition du palais royal de Misingulier sur un visage de toute jeune femme qui
lan, même si elle n’a pas vocation d’être une
rend le mythe infantile et drolatique. Surréaliste
rétrospective en bonne et due forme, permet
sous un certain aspect, c’est vrai et André Breton
de se faire une idée assez précise de ce qu’il a
l’a salué comme tel encore en 1950, Savinio ne se
entrepris comme peintre, dessinateur et aussi
rapproche que d’un seul microcosme pictural,
Le Rêve du poète, d’Alberto Savinio, 1927.
comme décorateur de théâtre. Présentée par
celui de son frère. Mais avec de vastes difféthèmes, elle permet de comprendre aussitôt que la mythologie est sa rences. Le Consul romancier (1927) et le Rêve du poète (1927) montrent
principale source d’inspiration, ainsi que la Grèce où il a vu le jour. Ses à quel point il pense la littérature comme soubassement et parfois sujet
compositions mettent en scène des dieux et des héros, mais toujours avec de son art, ce que ne fait pas De Chirico, qui préfère rêver à Rubens ou
un décalage sensible et une pointe d’humour. De plus ses figures sont sou- pasticher les maîtres d’autrefois. Mais Savinio n’en est pas moins un
vent monumentales et disproportionnées, comme les géants nus au torse aussi grand artiste et on peut déplorer que cette exposition ne soit pas
gigantesque et à la tête minuscule (Hommes nus, le Retour, Découverte présentée en France.
d’un monde nouveau en 1929) ou placés dans un décor surréel et même
Gérard-Georges Lemaire
« Alberto Savinio »,
Palazzo reale, Milano, jusqu’au 12 juin 2011.
Catalogue : Il Sole 24 Ore, 224 pages, 39 euros.
DR
A
L’envoûtant Odilon Redon
Odilon Redon,
au Grand Palais jusqu’au 20 juin 2011.
Catalogue : RMN, 440 pages, 49 euros.
E
nvoûtante l’exposition d’Odilon Redon ?
Indiscutablement. Sous un éclairage tamisé se déploie un monde en constante
métamorphose, où le réel et les fantasmes créent
des images d’êtres « impossibles », extravagants.
Ainsi, on se trouve face à face avec l’image la
plus connue de l’artiste, l’Araignée souriante de
1881, un animal monstrueux, doté d’un céphalothorax sur lequel s’articulent cinq paires de
pattes et d’un « visage » anthropomorphique
dont la grimace découvre des dents effrayantes.
Ailleurs, ce sont des hybrides – mi-végétaux,
mi-animaux –, de formes de vie primitive,
dont l’engendrement semble échapper à tout
contrôle. Non pas que l’artiste soit insensible
à son temps. On connaît ses liens avec le botaniste Clavaud, qui lui révèle le microscope et le
mystère de l’infiniment petit. Mais, avant tout,
les créatures imaginaires qui grouillent dans
ses travaux graphiques sont en rapport avec la
publication, en 1859, de l’Origine des espèces de
Darwin. Cette théorie bouleverse la conception
que la science se faisait de la vie : l’évolution ne
se déroule pas selon un processus linéaire, mais
n’est qu’une succession imprévisible de diversifications. Univers sombre, inquiétant, bref les
Noirs est le titre donné par Redon à l’ensemble
des fusains et des lithographies qui constituent
l’essentiel de sa production jusqu’en 1895. Cette
partie, la plus intense et la plus intrigante de
l’œuvre, est présentée au Grand Palais parmi
quelques 180 travaux. De fait, même si Redon
reste, comme ses confrères, un illustrateur fécond (Mallarmé, Baudelaire Huysmans), son
univers offre une iconographie personnelle qui
faire naître l’irrationnel et suit « la logique du
visible au service de l’invisible ». On reste ébloui
en vue des Origines (1883), troisième album de
lithographies et dont Redon, poète autant que
peintre, rédige les légendes. (« Quand s’éveillait
la vie au fond de la matière obscure il y eut peutêtre une vision première essayée dans la fleur,
le polype difforme flottait sur les rivages, sorte
de cyclope souriant et hideux. »)
Lorsqu’il adopte, dans la période suivante, le
pastel et l’aquarelle, Redon emploie également
ces techniques au service d’une cosmogonie subjective. Moins sombre toutefois. Par sa volonté
d’ouvrir le champ de la peinture de chevalet, de
transgresser la frontière entre les arts appliqués
et les arts réputés « majeurs », le peintre pratique
les arts décoratifs. Ses derniers grands formats
(le décor mural du château de Domecy – 1901 –
montré dans son intégralité) offrent des espaces
idylliques où règne une harmonie parfaite. En
quête d’une pureté absolue, l’œuvre colorée de
Redon oscille sans cesse entre deux extrêmes,
enchantement ou kitsch.
ITZHAK GOLDBERG
Le Parmesan aux Beaux-Arts de Paris
Parmesan, dessins et gravures
en clair-obscur,
École nationale supérieure des Beaux-Arts,
Paris, jusqu’au 6 mai 2011. Catalogue : Carnets
d’études n° 19, 160 pages, 22 euros.
L
’École des Beaux-Arts de Paris possède
une collection extraordinaire de dessins et
de tableaux. L’un des vœux des fondateurs de
l’Académie avait été, au XVIIe siècle, de constituer un ensemble d’œuvres servant d’exemple
aux élèves et aux amateurs d’art. Depuis lors, elle
a pieusement recueilli toutes ces œuvres, mais
jamais un musée ne les a rendues accessibles
au public. Par bonheur, une exposition soulève
un bout du voile et nous révèle des merveilles
comme ces papiers du Parmigianino (Francesco
LES LETTRES
Mazzola, 1503-1540). De sa brève existence
(Vasari affirme que le Parmesan a succombé à sa
mélancolie, comme le rappelle Françoise Viatte
dans la préface du catalogue), il nous a laissé
des merveilles comme les décorations de Rocca
Sanvitale à Fontanellato, la Vierge au long cou
et la Conversion de Saint-Paul. Si ses œuvres
peintes sont peu nombreuses, il a laissé un plus
grand nombre de dessins. Ils sont souvent petits,
presque traités comme des miniatures (ce qui
fait songer à son autoportrait où l’on distingue
son visage dans un miroir). Le buste de femme
et le visage de Marie, manifestement des études
préparatoires, sont des chefs-d’œuvre : à la précision du trait s’allient une tendresse et une
finesse inégalées. On a voulu faire de lui l’un
des champions du maniérisme naissant. Ce n’est
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2011 (S
qu’en partie vrai car il demeure ancré dans une
solide tradition classique, qu’il dépasse par un
raffinement rare dans l’expression corporelle ou
de la tête du sujet. Son étude pour une Vierge
à l’enfant en est la traduction la plus pure :
l’originalité de son style est appuyée par une
solide culture picturale. Et il faut remercier des
graveurs comme Rossigliani, Ugo da Carpi ou
Antonio da Trento de nous avoir fait connaître
des ouvrages disparus. Son Diogène, son Saturne et son Adonis et la nymphe Echo sont de
purs bijoux esthétiques. Cette exposition n’est
à manquer à aucun prix car elle fait apparaître
l’extraordinaire talent d’un artiste de la toute
fin de la Renaissance qui a eu l’audace de tenter
une autre forme d’art.
P
récieux à plus d’un titre, l’ouvrage de Jacqueline du Pasquier nous introduit à cet art si peu
connu de la miniature. Écrit avec beaucoup de
soin et de finesse, il ne se veut pas exhaustif, mais
capable de fournir les principaux éléments pour
avoir une bonne connaissance des techniques
et des œuvres. De plus, elle montre comment la
miniature a été utilisée dans la littérature. Elle
débute par Balzac, l’écrivain qui a sans doute
le plus souvent utilisé ce curieux objet intime,
en particulier dans Splendeurs et misères des
courtisanes et dans Honorine. Mais Stendhal
s’en est lui aussi entiché. Madame de Lafayette
l’avait déjà introduit dans son roman : le duc
de Nemours s’empare en cachette du portrait
de la princesse de Clèves. Ensuite, elle retrace
l’histoire de la miniature en Europe, qui a connu
son heure de gloire, sinon son origine, à l’époque
d’Elizabeth en Angleterre et à celle de Catherine
de Médicis en France avec François Clouet, qui
anoblit cette pratique dont l’un des premiers
praticiens de valeur fut Jean de Paris, à la fin du
XVe siècle. Enfin, elle nous fait découvrir les plus
valeureux peintres dans ce domaine. Parmi eux,
je citerai Rosalba Carriera, grande portraitiste et
pastelliste du XVIIIe siècle, qui apprit son métier
en décorant des tabatières. Quand on referme ce
livre, on est en mesure de regarder avec un œil
neuf et curieux cet art qu’on a jugé mineur et
anecdotique. Au point d’en devenir un amateur !
Écrits,
de Barnett Newman, traduit par
J.-L. Houdebine, Macula, 544 pages, 32 euros.
L
a publication des pages écrites par le grand
artiste abstrait Barnett Newman (19051970) est un événement de poids. Ce qui surprend le plus, c’est sa curiosité, son ouverture
d’esprit, mais aussi sa volonté de se battre pour
ses idées esthétiques, parfois avec les armes
de la polémique. On y découvre d’abord la
singularité de sa démarche : il s’intéresse à des
artistes insolites, comme le Mexicain Tamayo,
l’artiste figuratif Thomas Hart Benton, qu’il a
connu en 1937, ou à l’art amérindien, comme
l’a fait Mark Rothko. Plus singulier encore son
intérêt poussé pour le poète Jules Laforgue et ses
réflexions sur l’art et pour Roger Fry, le grand
théoricien de l’art, qui est devenu un des peintres
du groupe anglais du Bloomsbury. Encore plus
étonnante sa longue étude sur Kropotkine, le
grand anarchiste russe, qu’il a rédigée à la fin
des années soixante à l’occasion de la réédition
de ses écrits. En somme, de cette anthologie de
textes de toutes sortes (essais, entretiens, déclarations, note de travail, etc.) émerge une image
bien différente de celle qu’on s’est forgée de cet
artiste à travers une œuvre exigeante, radicale
et apparemment formaliste. À ce propos, dans
son article sur le sublime (1948), il met l’accent
sur les limites de l’art moderne, encore prisonnier des problématiques de l’art d’autrefois,
mais aussi de l’art abstrait géométrique, limité
par ses perspectives théoriques. Ses idées sont
souvent caustiques et anticonformistes : il s’en
prend à l’isolationnisme américain (écrit en
1942, mais pas publié à l’époque !) et il critique
l’art européen, ayant la conviction que c’est
en Amérique, grâce à des artistes libérés du
poids du passé, que « nous pouvons créer un
art sublime ». Richement illustré, augmenté de
notes critiques sur son travail par Yves-Alain
Bois ou Pierre Schneider, cet ouvrage oblige
le lecteur à avoir une vision très différente de
l’art américain de l’après-guerre et surtout de
ce créateur hors du commun.
Justine Lacoste
Georges Férou
U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
7
AV R I L
) . IX
ARTS / CINÉMA
Axelle Ropert : un idéal d’art classique
Scénariste des films de Serge Bozon, critique de cinéma
(elle fut notamment la corédactrice de la Lettre du cinéma),
Axelle Ropert a réalisé à ce jour un moyen métrage, Étoile
violette (2006), et un long métrage, la Famille Wolberg (2009).
Ces deux œuvres intimistes et insolites qui racontent, entre
sourire et gravité, la fragilité et la solitude des êtres face
à la violence quotidienne de la vie, imposent un cinéma
subtilement décalé, très écrit, à contre-courant des films
d’auteur français, cherchant moins à filmer le contact
de la réalité que sa stylisation romanesque.
Comment êtes-vous passée de l’Étoile violette à la Famille
Wolberg ?
Axelle Ropert. Je suis un peu « truffaldienne », c’est-à-dire
que je fais mes films les uns contre les autres. Ma nature me
conduit à ne pas aimer ce que je viens de faire ; je renie l’Étoile
violette, je renie la Famille Wolberg. Je voulais que ce film soit
beaucoup plus vivant, trivial, contrasté, exubérant et moins
contemplatif que ne l’était le premier. Je n’y suis pas totalement
arrivée ; j’ai l’impression qu’une gangue générale demeure.
Elle est certainement due à l’usage du Cinémascope ou à cette
très belle lumière qui glace un peu les personnages, mais aussi
aux dialogues qui constituent une contrainte assez forte. Je ne
suis pas encore parvenue à réaliser mon idéal : un film à la fois
foisonnant et très écrit mais paradoxalement débarrassé de tout
carcan littéraire. La Famille Wolberg a retrouvé de la vie grâce
à ses acteurs : François Damiens et Valérie Benguigui viennent
de la comédie, ils ont des corps de chair.
Pourquoi avoir choisi le scope, une photo très stylisée
et beaucoup de dialogues ?
Axelle Ropert. Je n’ai pas choisi le scope pour rendre les
choses monumentales ou splendides, ou même pour me rapprocher de manière nostalgique du cinéma américain. La
Famille Wolberg risquait d’être un huis clos psychologique
absolument étouffant dans la mesure où le scénario était
constitué de très longues scènes dialoguées relatant les états
d’âme des personnages : pour moi, c’est l’une des définitions
possible de l’horreur. Pour que le film ne soit pas irrespirable,
j’ai pris la décision de l’aérer au sens propre : j’ai élargi l’espace, donné du champ derrière les acteurs. Le Cinémascope
est un format très large qui laisse respirer les images à l’écran
et crée un horizon autour des personnages. Je n’apprécie pas
vraiment le cinéma excessivement dense, étouffant et resserré
d’un cinéaste comme Bergman. Ses personnages névrosés
et sans fantaisie, enfermés dans une maison austère sur une
île battue par les vents, me font fuir. Sur le plan du récit, je
préférerais me rapprocher de Dickens : son sens de la pitié et
de la compassion m’a beaucoup marquée. Il a une manière
absolument déchirante de créer des personnages victimes de
l’acharnement de la vie et de la société. Pourtant, par-dessus
cette arête vive des trajectoires, il y a l’art qui procure un
apaisement souverain. J’ai essayé de retrouver cette impression
dans la Famille Wolberg, sans doute à mon corps défendant :
j’espère que le spectateur ressent à la fin du film un sentiment
de quiétude qui adoucit la violence de la vie.
Pour ce film, j’avais pour modèle un film méconnu de
Richard Quine, Liaisons secrètes (Strangers When We Meet,
1960), qui a offert à Kirk Douglas l’un de ses rares bons rôles.
L’histoire se passe au bord de la mer, à San Francisco, mais
raconte des situations d’adultère assez glauques. Le scénario
est assez bergmanien : il y est question de ressentiment, de
jalousie sexuelle, de frustration, de femmes au foyer malheureuses, de maladie. Pourtant, sa mise en scène est totalement
antibergmanienne, le film respire grâce au Cinémascope : il y
a du vent, de l’espace, de vastes arrière-plans. C’est quelque
chose que je retrouve également dans le Chevalier des sables,
de Vincente Minnelli (The Sandpiper, 1965) : la mise en scène,
grâce à la mer déchaînée, au sable, à la lumière du Pacifique,
réussit à redonner de la vie au film, malgré des situations
psychologiques étouffantes, toujours au bord de l’hystérie,
et des personnages enfermés sur eux-mêmes.
Quels ont été vos choix de mise en scène pour créer
de l’espace ?
Axelle Ropert. Mon obsession était de créer des horizons,
de laisser voir des paysages. Je n’apprécie pas beaucoup les
rares moments du film où les acteurs sont écrasés contre des
murs, cela me fait frémir. Je préfère lorsque quelque chose vibre
derrière eux. Ma chef opératrice veillait donc toujours à ce qu’il
y ait des portes ouvertes dans les arrière-plans. Nous avions
remarqué ce procédé dans les films de Richard Quine : il crée
toujours des perspectives sur les côtés. Par exemple, lors d’une
scène dans une chambre à coucher, la porte de la salle de bains
est ouverte et laisse deviner un miroir pour animer le plan et
permettre une circulation dans l’espace. J’ai essayé de recréer
ça. D’une manière générale, j’ai évité les gros plans, car j’aime
que les personnages soient inscrits dans un décor.
Le système des champs-contrechamps m’a aussi permis de
multiplier les arrière-plans derrière les personnages. Pour moi,
cette figure stylistique n’est pas seulement fonctionnelle, c’est
un art du montage et de la respiration. Dans la Famille Wolberg,
je ne transgresse ce principe qu’à un seul moment, lors de la
scène au bord de la piscine entre les deux hommes : la caméra
compose un panneau flottant entre les deux personnages. Elle
marque une trêve alors qu’auparavant le champ-contrechamp
m’avait surtout servi pour les conflits.
Il y a de votre part une recherche d’harmonie et de sérénité.
Axelle Ropert. C’est un idéal d’art classique auquel je suis
très sensible : il n’est pas tellement propre au cinéma français
mais plutôt attaché au cinéma classique américain. C’est sans
doute aussi pour cela que Rohmer me semble le plus grand
cinéaste français : il y a chez lui une sérénité admirable qui
constitue pour moi la qualité suprême de l’art. Je n’ai aucune
fascination pour la figure moderne du cinéaste ou de l’artiste
tourmenté qui n’arriverait à créer que dans une situation de
conflit, d’agressivité, de tyrannie, de névroses extrêmes et dont
les modèles les plus beaux seraient Maurice Pialat ou Jean
Eustache. Rohmer, qui entretenait un climat de civilité sur ses
tournages, est pour moi beaucoup plus énigmatique que Pialat,
qui faisait des coups tordus à ses acteurs. Il s’agit peut-être
aujourd’hui d’une conception un peu désuète.
Votre cinéma semble évacuer toute dimension sociale
et politique.
Axelle Ropert. C’est un regret et une faiblesse qui sont en
partie liés à des contraintes de production. Le scénario de la
Famille Wolberg était beaucoup plus détaillé sur l’activité et
le quotidien d’un maire d’une petite ville. Pour des raisons
d’économies, j’ai dû couper les parties où on le voyait parmi
ses concitoyens. J’ai une très grande admiration pour le cinéma
politique, mais pour l’instant, je ne sais pas en faire. Je viens
d’un horizon littéraire, spéculatif et cinéphile, en prise directe
avec la vie par le biais des sentiments ; d’un simple point de vue
autobiographique, filmer la société, le travail et des conflits
politiques est très éloigné de mon univers.
Entretien réalisé par José Moure,
Gaël Pasquier et Claude Schopp
CHRONIQUE PHOTOGRAPHIQUE DE FRANCK DELORIEUX
« Agrandissez la ruine, et avec elle la nation qui n’est plus »
Détroit, vestiges du rêve américain,
Yves Marchand et Romain Meffre, Éditions Steidl.
227 pages, 88 euros.
L
e mot ruine évoque, immédiatement, telles colonnes doriques
aux chapiteaux que le vent menace ou tels morceaux de
muraille d’un château médiéval qui ne sait plus se défendre
contre le lierre – mille peintures, plus encore de dessins et mille
poèmes ont fixé ces images d’un temps qui, toujours douloureux,
passe. Car les ruines, c’est une évidence, nous ramènent toujours
au temps assassin et nous invitent, selon l’humeur et l’esprit, à des
méditations métaphysiques ou historiques. « Le bel aujourd’hui »,
pour reprendre Mallarmé, produit aussi ses ruines, et les bâtiments
de la modernité peuvent, eux aussi, être déchirés « avec un coup
d’aile ivre ». Ivresse d’un rêve renversé, chu comme la carafe
d’un vin faux que tous n’ont pas eu le temps de boire : le rêve
américain et sa grandeur de monnaie, son capitalisme qui, tel un
scorpion, s’est planté dans le thorax le dard de sa queue vénéneuse
provoquant une crise qui jeta hors de leurs foyers tant d’hommes
et de femmes. Une ville est devenue fantôme: Détroit où ne rôdent
plus, spectres goulus, que les récupérateurs de matériaux. La ville
est morte, entraînant dans la rue, loin, ses habitants. Il n’est pas
que les « superbes demeures » qui soient vides. Les modestes
pavillons des familles qui rêvaient d’un petit confort, comme les
édifices religieux, les salles de sport, les gares, les stades, les écoles,
les bibliothèques, les commissariats, les hôpitaux, les théâtres,
les piscines, les prisons, les ateliers, les galeries marchandes, les
cabinets de dentiste, les banques, les usines, tout, oui, toute une
ville ne se remplit plus que de débris, de courants d’air, de verres
brisés, d’amertume et de désespoir. On connaît l’histoire de cette
crise, est-ce le lieu pour le rappeler? Je citerai simplement Thomas
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
J. Sugrue, dans son introduction au livre Détroit, vestiges du rêve
américain, d’Yves Marchand et Romain Meffre : « Les usines
désaffectées, les écoles étrangement vides, les maisons en train de
pourrir et les gratte-ciel délabrés qu’Yves Marchand et Romain
Meffre racontent dans les pages qui suivent sont les artefacts de
l’étonnante ascension de Détroit vers le statut de capitale mondiale du capitalisme et de sa descente encore plus extraordinaire
vers la ruine. Un lieu où la frontière entre le rêve américain et le
cauchemar américain, entre la prospérité et la pauvreté, entre le
permanent et l’éphémère, est puissamment et douloureusement
visible. Aucun endroit n’incarne davantage les forces créatrices
et destructrices de la modernité que Détroit, passé et présent. »
Yves Marchand et Romain Meffre ont photographié ces
ruines. Ils nous en donnent des images qui ne sont pas de simples
illustrations d’un cataclysme mais des œuvres. Devant leurs images,
« nous attachons nos regards, pour citer encore Diderot, sur les
débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un
temple, d’un palais ; et notre imagination disperse sur la terre les
édifices mêmes que nous habitons. À l’instant, la solitude et le
silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une
nation qui n’est plus ». Feuilletons l’album et arrêtons-nous sur
quelques photographies – au hasard, puisque toutes, d’une parfaite
et égale qualité, seraient à détailler. Les pages font alterner vues
d’ensemble, rues et architectures dans leur entier que ce soit de
grands buildings ou de petites maisons, vues d’intérieur et vues de
détails comme ces chemises de policiers, couvertes de gravats et de
poussière dans leur vestiaire effondré, ou le réfrigérateur ouvert de
la suite d’un hôtel qui montre encore des œufs, une bouteille de jus
de fruit et de la bière. Chaque fois, le cadrage, s’il joue parfois à
monumentaliser, sans gigantisme, tel ou tel bâtiment, impose une
vision précise de chaque lieu qui en révèle sa parfaite essence, avec
. A
V R I L
2011 (
S U P P L É M E N T
À
L
un jeu sur la perspective qui donne une profondeur tant visuelle
que sémantique. Dans ces photographies où la couleur n’est plus
qu’un relief de vie, où elle est utile pour rappeler que ces endroits
ont été vivants, la poussière gagne le ciel, en teintes de gris. Le gris
et le blanchâtre dominent l’image légendée Detroit Public Book
Depository : une vaste salle à colonnes de béton est jonchée de
papiers comme la vague qui submerge et engloutit. Le décentrement du point de fuite, marqué par trois fenêtres, provoque une
dynamique, entraîne vers un ailleurs, de même que cette image
d’un présent immédiat porte lourdement son futur où le papier
sera définitivement rongé et le béton écroulé. Yves Marchand
et Romain Meffre ne se cantonnent pas dans la photographie
documentaire : ils font entrer dans le temps, si pesant et pourtant
si tragiquement fluide, comme on le voit dans les séries de petits
pavillons – témoignage d’une architecture qui ne sera plus –, que
le cadrage rigoureux enferme dans un « je fus, je suis, je ne serai
plus ». Rien mieux qu’un théâtre avec scène, coulisses, gradins,
ors lourds et plafond peint pour donner une métaphore de la
condition humaine, l’image est commune, et les théâtres en ruine,
l’United Artists Theater et son style Spanish Gothic par exemple,
ou le National Theater, ou l’Adams Theater, ou…, ne sont plus
que des cadavres en putréfaction dont les peintures craquelées
évoquent les peaux qui se déchirent et les rideaux en loques, des
lambeaux de chair qui tombent.
Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre
ont une haute valeur morale et une haute valeur politique mais
aussi une très grande et très forte qualité esthétique – et c’est très
certainement ce qui leur donne une haute valeur morale et une
haute valeur politique – comme s’ils avaient suivis l’injonction
de Diderot à Hubert Robert : « Agrandissez la ruine, et avec elle
la nation qui n’est plus. »
’HUMANITÉ
D U
7
AV R I L
) . X
THÉÂTRE / MUSIQUE
Une exceptionnelle réussite
A
vec une tranquille et discrète détermination, la jeune
metteur en scène Célie Pauthe est en train de s’installer
à l’une des toutes premières places de la scène théâtrale
française. Hors de tout effet de mode, sa mise en scène de Long
Voyage du jour à la nuit, du dramaturge américain Eugène
O’Neill disparu en 1953, nous le confirme avec force.
Si le premier acte du metteur en scène consiste à choisir avec
pertinence l’œuvre qu’il entend présenter, alors Célie Pauthe,
suivant en cela le conseil que lui avait donné Alain Ollivier, dont
elle a été l’assistante et à qui elle dédie le spectacle, a eu la main
heureuse. La pièce d’O’Neill, plus connue sous le titre de Long
Voyage vers la nuit – mais le changement opéré par la traductrice,
Françoise Morvan, est comme souvent juste et pertinent –, avantdernière œuvre de celui qui est considéré comme le « père » du
théâtre américain contemporain, enserre dans ses mailles pour les
nouer à tout jamais roman (si peu romancé) familial et destinée
tragique. Toute chose présente dans l’ensemble de son œuvre
(dans Le deuil sied à Électre ou Le marchand de glace est passé,
pour ne citer que deux exemples), forte d’une quarantaine de
pièces. Pour cette tragédie à quatre personnages avec un quatuor familial composé du père – acteur qui a eu son heure de
gloire mais a préféré assurer ses arrières (c’est un grippe-sous)
et renoncer à une carrière artistique digne de ce nom en jouant
jusqu’à plus soif une médiocre pièce à succès –, de la mère –
morphinomane – et des deux enfants, l’un, le cadet, double de
l’auteur, journaleux à ses heures et poète atteint de tuberculose,
fondements mêmes du texte d’O’Neill qui
et l’autre alcoolique (juste un peu plus
viennent ainsi à la surface, un texte qui outreque les autres mâles de l’histoire), Célie
passe largement tout réalisme, comme c’est
Pauthe a accompli avec une rare sûreté
souvent le cas chez lui, et comme l’avait parle deuxième acte de tout grand metteur
faitement saisi et montré Matthias Langhoff,
en scène digne de ce nom : le choix d’une
il y a déjà presqu’une vingtaine d’années,
distribution hors pair. Avec Alain Libolt,
dans sa superbe mise en scène de Désir sous
le père, Philippe Duclos le cadet, Pierre
Baux le fils aîné auxquels il faut ajoules ormes à laquelle étrangement le travail de
ter Anne Houdy, la servante, tous plus
Célie Pauthe renvoie. Là aussi le réalisme est
que parfaits, d’une rigueur étonnante,
subtilement décalé. À tous les niveaux, que
entourant, tournant autour de Valérie
ce soit celui du jeu ou celui de la gestion du
Dréville tout simplement sublime dans le
temps dans un espace intelligemment imaginé
rôle de la mère. Il est rare de trouver une
par Guillaume Delaveau et qui concentre
telle cohérence, registres de jeu des uns
différents lieux en un seul unique, celui de
et des autres au même diapason, dans
la tragédie. Un lieu que viennent hanter des
un chant, une choralité où pas une seule
fantômes : « Tout était irréel, comme si j’étais
note (une seule syllabe) n’est négligée,
un fantôme né d’un brouillard », constate l’un
proférée dans une tension de tous les
des personnages. Ceux-ci sont bien des « créainstants. À l’évidence, dans sa direction
tures du brouillard » : ils baignent ici dans
d’acteurs, Célie Pauthe n’a rien lâché.
une atmosphère à la Strindberg, qu’O’Neill
Elle a trouvé en Valérie Dréville la coappréciait particulièrement – tout comme
médienne idéale qui a toujours œuvré
Célie Pauthe, semble-t-il –, à la recherche de
Philippe Duclos et Valérie Dréville.
dans cette même direction de travail. Il
leur identité propre.
faut la voir interprétant les deux aspects de la personnalité d’une
Long Voyage du jour à la nuit se développe sur quatre heures
femme d’abord en manque, s’évertuant à paraître « normale », de temps qui passent comme un souffle. Testament de l’auteur
puis sous l’emprise de la drogue, passant d’un état de conscience écrit avec « ses larmes et son sang », c’est une œuvre de première
à un état sous influence avec une sorte de netteté dans le trouble grandeur que l’on est heureux de redécouvrir. Il faut en remermême. Diction et gestuelle d’une grâce sèche à l’unisson. Tous cier Célie Pauthe et l’équipe exceptionnelle qu’elle a réunie
parviennent à mettre au jour l’ambivalence des sentiments des pour l’occasion pour ce qui est, sans aucun doute, à ce jour, le
uns par rapport aux autres, amour et haine subtilement tressés. meilleur spectacle de la saison.
Je le répète, c’est tout simplement admirable. Car ce sont les
Jean-Pierre Han
E. Carecchio
Long Voyage du jour à la nuit,
d’Eugène O’Neill. Mise en scène de Célie Pauthe.
Théâtre de la Colline à Paris. Jusqu’au 9 avril à 20 heures.
Tél. : 01 44 62 52 52.
Le vieil homme et la mort
Adagio (Mitterrand, les secret et la mort),
d’Olivier Py. Mise en scène de l’auteur.
Théâtre national de l’Odéon. Jusqu’au
10 avril, à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.
L
e titre et le sous-titre du dernier spectacle d’Olivier Py ne sauraient être plus
explicites : Adagio (Mitterrand, le secret et la mort). Soit un mouvement musical
lent, et le spectacle effectivement est construit
comme une œuvre musicale, avec ses différents
motifs, à partir et autour de la personnalité de
François Mitterrand, personnage évoqué dans
sa dimension théâtrale, un Mitterrand saisi la
dernière année de sa vie, en 1995 (il décédera en
janvier 1996), dans son face-à-face secret avec
la mort qui le ronge depuis longtemps et dont
il a eu connaissance dès la première année de
son élection en 1981. Ce n’est donc pas tant
l’homme dans sa dimension politique (même
si celle-ci est liée à son intime), pas plus qu’une
évocation d’un pan de notre histoire dont il
est vraiment question dans ce spectacle (s’il
en était ainsi, le spectacle serait décevant), que
de l’appréhension de la mort par un homme
exceptionnel.
À partir de cette donnée, et à partir de cette
donnée seulement, l’Adagio d’Olivier Py se
développe, accompagné par le Quatuor Leonis
présent sur scène, de façon passionnante. Dans
une scénographie signée Pierre-André Weitz qui
assume également la conception des costumes et
du maquillage, d’une justesse inouïe, grandes et
somptueuses marches couvrant toute la largeur
de la scène et menant à un gigantesque mur
de livres qui laissera lentement la place à un
décor ouvrant sur une nature décharnée avant
de disparaître à la fin pour laisser la place à
un escalier se terminant à l’infini, crypte ou
tombeau égyptien dont il est question dans la
bouche même du personnage principal. Oui, le
décor renvoie à tout cela à la fois. Mitterrand
ne quittera pas une seule seconde cet espace que
l’ombre recouvre déjà. Les autres personnages,
Badinter, Lang, Séguéla, Védrine, Kouchner, et
même Anne Lauvergeon, Marguerite Duras
ou Danielle Mitterrand… bien d’autres encore, n’étant que des marionnettes (et traitées
quasiment comme telles), simples faire-valoir
de l’homme aux portes des ténèbres. Alors,
espaces et temps mêlés, reviennent de séquence
en séquence les épisodes (les plus marquants)
d’une vie sur le point de disparaître.
Olivier Py (masse énorme de documents
à disposition : Mitterrand, outre ses propres
écrits, a suscité une littérature plus qu’abondante) a tressé une pièce mêlant documents véridiques, paroles, discours… du grand homme
avec ce qui est de l’ordre de la fiction pure, et
ce qui est de l’ordre de ses propres préoccupa-
Michaël Levinas enchante Kafka
I
l ne faut pas prendre Franz Kafka au
sérieux et pourtant… Michaël Levinas s’en est emparé… à la suite de
Philippe Manoury, György Kurtag ou
Mauricio Kagel.
Michaël Levinas a créé à Lille (le
13 mars dernier) une adaptation très
convaincante de la Métamorphose avec
un livret d’Emmanuel Moses qui a pris
la suite de Valère Novarina, lequel avait
déclaré forfait en laissant toutefois un petit
texte énigmatique concernant le sacrifice
d’Isaac assimilé au martyre de Grégoire !
Le tout est mis en scène par un Stanislas
Nordey inspiré, enrichi par la scénographie
d’Emmanuel Clolus, les costumes imaginatifs de Raoul Fernandez et les lumières
interventionnistes de Stéphanie Daniel.
On connaît le changement de Grégoire Samsa. en cancrelat, insecte invisible sur la scène sauf en calligraphie sur
LES LETTRES
les murs, mais sacrément sonore par la
voix du contre-ténor Fabrice di Falco
traitée par l’électronique de l’Ircam et
Benoît Meudic. L’Ensemble belge bien
connu Ictus assurait l’accompagnement
instrumental sous la direction méticuleuse
de Georges-Elie Octors. Les personnages
principaux sont tenus et chantés par la
soprano Magali Léger, véritable icône du
compositeur. Un créateur captivé par les
rapports complexes du sens et du son, en
particulier au sein de la langue française
(M. Levinas chante Aragon et a également
adapté les Nègres, de Jean Genet). La
beauté qui se dégage de cette œuvre au
thème terrifiant tient à une réalisation
aboutie et soignée de Stanislas Nordey et
aux splendeurs du cantabile qui baignent
une partition qu’on aurait imaginée autrement chaotique, morcelée et déroutante.
Le texte original est raccourci au bénéfice
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
J.-P. H.
À ÉCOUTER
de la musique ; c’est une sorte de madrigal qui réussit cependant à incarner la
marginalisation absolue, prophétique de
Grégoire Samsa. La dislocation de sa famille, mère qui s’évanouit à sa vue et père
largué dans sa position de pater familias,
est parfaitement rendue. La maladie, le
handicap sont également au cœur de cette
parabole où l’on peut percevoir le début
de la pornographie du XXe siècle, dans
une sorte de désintégration de la figure
de l’humain, qui est une donnée majeure
du même XXe siècle. Les marionnettes
incarnant le fondé de pouvoir et les trois
locataires sortis d’un improbable théâtre
yiddish accentuent le côté parodique de
l’ensemble. Certains lecteurs ont ri de
Franz Kafka, à commencer par lui-même.
Rire dans les pleurs. On les comprend !
Michaël Levinas y voit un vertige.
2011 (S
tions. On ne s’étonnera guère de le voir ainsi
aborder avec gourmandise les questions de la
spiritualité, de l’âme, de l’infini… Paroles de
Mitterrand à l’appui : « Comment mourir ?
Au moment de la plus grande solitude, le
corps rompu au bord de l’infini, un autre temps
s’établit, hors de mesures communes »… ou
encore « Jamais peut-être le rapport à la mort
n’a été si pauvre qu’en ces temps de sécheresse
spirituelle où les hommes pressés d’exister paraissent éluder le mystère. Ils ignorent qu’ils tarissent
ainsi le goût de vivre d’une source essentielle »…
C’est à cette aune qu’il faut voir ce spectacle
porté de bout en bout par ce grand acteur qu’est
Philippe Girard, qui retrouve de manière saisissante attitudes, gestes, débit et inflexions de
voix de son illustre modèle ; il lui redonne vie de
l’intérieur tout en restant dans une dimension
éminemment théâtrale.
O
n ne saurait trop recommander les nouveaux enregistrements
de Charles Koechlin par le pianiste Michael Korstick qui,
avec les Heures persanes et ...des Horizons lointains... poursuit
avec bonheur le travail commencé avec Des jardins enchantés
qui comprenait l’Album de Liliane et Paysages et Marines. Les
trois vers de Tristan Klingsor en exergue des Heures persanes
indiquent clairement la pensée du compositeur : « Car le songe est
plus beau que la réalité / car les plus beaux paysages sont ceux que
l’on ignore / et le plus beau voyage est celui qu’on fait en rêve.»
La musique de Koechlin, trop négligée jusque-là, commence à
prendre sa place. Pleine de subtiles correspondances de couleurs
comme chez les peintres impressionnistes, il faut la placer aux
côtés de Debussy et de Ravel. Les amateurs rechercheront les
enregistrements plus anciens de Christoph Keller (chez Accord)
ou de Deborah Richard (chez CPO) qui font entendre différemment cette musique toute remplie de couleurs et de nostalgie. Ces
questions d’interprétation qui se posent déjà indiquent bien la
richesse de l’univers de Koechlin.
F. E.
Les Heures persanes et … des Horizons lointains…,
de Charles Koechlin par Michael Korstick, 2 CD, Hänssler.
Claude Glayman
U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
7
AV R I L
) . XI
Ils ont écrit et ils écrivent dans les Lettres françaises. (Suite.)
Appel pour les Lettres françaises
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Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises
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Les Lettres françaises, foliotées de I à XII
dans l’Humanité du 7 avril 2011.
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Correcteurs et photograveurs : SGP.
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2011 (
S U P P L É M E N T
À
L
avec une lecture de Pierre Barrat
Lundi 11 avril, à 18 h 30
dans les locaux du Temps des cerises
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