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Fondateurs Jacques Decour (1910-1942) fusillé par les nazis et Jean Paulhan (1884 -1968) Directeurs Louis Aragon (1953-1972) Jean Ristat ÉDITORIAL Par Jean Ristat L’Album zutique (2) es Lettres françaises, gardons-en mémoire, furent le journal de la Résistance intellectuelle contre l’occupant nazi. Fondées par Jacques Decour et Jean Paulhan, en 1942, elles cessèrent de paraître en 1972. Vercors, en novembre 1972, à la mairie du 9e arrondissement de Paris, rendait hommage à Jacques Decour, en ces termes : « Avec les Lettres françaises et les Éditions de Minuit, c’est pratiquement toute la Résistance intellectuelle dont Jacques Decour a été l’initiateur. » Vercors intervient alors au moment de la disparition des Lettres françaises et s’écrie : « Ce n’est pas le lieu ici de discuter les causes de cette douloureuse disparition. (…) Il nous semble que sa mémoire a été trahie deux fois, et nous tous avec elle. » Le nom de Jacques Decour « est à jamais inscrit dans notre histoire ». J’écris dans un moment où, en France, le programme de la Résistance est peu à peu démantelé et le développement culturel de notre pays gravement menacé par des coupes budgétaires drastiques : loi du marché oblige ! Il faut donc résister et passer à l’offensive : la bataille d’idées n’attend pas. Les Lettres françaises aujourd’hui veulent être un lieu de rassemblement des intellectuels, des artistes, des écrivains contre l’inculture organisée par le capitalisme mondialisé. Par exemple, la discussion critique des œuvres de l’art, de la philosophie et de la littérature n’est pas, comme certains l’imaginent, tempête dans un encrier. L’adversaire, lui, ne s’y trompe pas : regardez le soin par exemple avec lequel le Monde, via le livre de Mehdi Belhaj Kacem, s’attaque au travail d’Alain Badiou ! Il ne peut être question de fuite devant la discussion. Pour reprendre l’expression d’Aragon, « ne laissons pas l’avantage à l’ennemi sans combat ». C’est le rôle que les Lettres françaises tentent de remplir depuis plus de sept années qu’elles sont insérées dans l’Humanité. Malgré ses graves difficultés financières, l’Humanité continue de nous publier. Nous n’avons jamais cessé de lui en savoir gré. Nos lecteurs doivent savoir que depuis la disparition du journal le samedi, nous paraîtrons désormais le jeudi. Nous sommes obligés de réduire notre pagination, passant de 16 à 12 pages, contribuant ainsi à l’effort de redressement de l’Humanité. Il est plus que jamais nécessaire d’aider les Amis des Lettres françaises. Je n’oublie pas non plus tous les collaborateurs des Lettres françaises qui, malgré leurs difficultés personnelles, travaillent bénévolement, mois après mois, pour que vive notre journal. À vous toutes et à vous tous, merci. par Jean Ristat L Fac-similé de l’Album zutique. Un inédit de John Giorno Les Lettres françaises du 7 avril 2011. Nouvelle série n° 81 LETTRES L’Aventure zutique de Rimbaud (2) O uvrons maintenant l’Album zutique. Rien de plus facile aujourd’hui depuis la réédition du fac-similé de 1962 par les Éditions du Sandre, en 2008 puis en mars 2011. En effet, l’Album est un « foutoir » : à première vue, dans le sens familier du mot, il est composé dans le plus grand désordre. Certains poèmes se chevauchent ou sont accompagnés, voire entrelacés, de graffitis obscènes. Ces dessins ou inscriptions ne dépareraient pas les portes ou les murs de toilettes publiques et donnent à foutoir son plein sens de lieu d’érection. (Je ne peux m’empêcher de faire ici une digression en citant les derniers vers d’un poème d’Aragon, Poème écrit dans les toilettes avec un couteau sur le mur (1928 ?) : « Je me Je me / Je me / Meurs / Je meurs. » Notons qu’il s’intègre dans un ensemble intitulé De amore Elsae.) Foutoir est aussi un lieu d’insurrection, fait remarquer Teyssèdre : « Lieu de soulèvement, d’érection à l’intérieur des lignes de défense de l’ennemi. » Ce qui nous renvoie à la dimension politique des interventions des zutistes et, plus particulièrement, celles de Verlaine et de Rimbaud. Les zutistes, dirait-on à notre époque, sont des activistes de gauche qui ont fait scission avec la majorité des Vilains-Bonshommes, « majorité de centre droit, timorée et conservatrice » et aussi des copains qui s’amusent entre eux comme des potaches. DR Après avoir lu le travail de Bernard Teyssèdre, il est impossible de considérer l’Album zutique comme une simple curiosité. (On parlait, il n’y a pas si longtemps, de curiosa pour définir comme à l’oblique le rayon érotique d’une bibliothèque.) Il nous montre avec une force démonstrative imparable que « l’obscénité est le langage naturel de la subversion » chez Rimbaud. L’apport de Teyssèdre aux études rimbaldiennes est décisif et pas seulement par la datation des pièces de l’Album, parfois au jour près, mais surtout par sa lecture, tout à la fois ouverte, plurielle et circonstancielle des poèmes : « Lire Rimbaud c’est s’interroger sur une série jamais close de références explicites ou sous-entendues. C’est encore, et là est le plus risqué, s’interroger sur ce qui dans le texte renvoie à l’histoire en général, aussi bien à l’histoire politique ou économique qu’à celle des mœurs. » Les circonstances donc dans lesquelles les poèmes ont été écrits vont évidemment permettre d’établir leur chronologie dans l’Album zutique. D’où l’importance de dépouiller la presse de l’époque, le Figaro, le Rappel, sur la période considérée. Il est tout aussi nécessaire de mettre les textes de l’Album en rapport les uns avec les autres. Certains sont datés. Ceux de Rimbaud, rappelons-le, ne le sont pas. Ainsi, dans la même page, sous une proclamation de Rimbaud Vieux de la vieille !, un autre poème du même auteur, figure État de siège ?. Voyons d’abord Vieux de la vieille : « Aux paysans de l’Empereur ! / À l’empereur des paysans ! / Au fils de Mars, / Au glorieux 18 mars ! / Où le ciel d’Eugénie a béni les entrailles /» Teyssèdre rappelle que le 20 mars 1856 eut lieu un banquet bonapartiste commémorant la naissance, le 16 mars, de l’Aiglon. Présidé par Belmontet, le barde impérial était qualifié par Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, comme Hugo d’ailleurs, de « vieille énormité crevée ». Ce député « poète » (!) était connu pour sa grandiloquence. Tous les 20 mars, il célébrait avec les vieux de la vieille, c’est-à-dire les vétérans de la garde impériale de Napoléon 1er, la naissance du roi de Rome (20 mars 1811) et la rentrée de l’empereur à Paris (28 mars 1815). Quant au futur Napoléon IV, il est né le 16 mars 1856. L’intérêt du travail de Teyssèdre est de montrer le savoir-faire de Rimbaud, le comment de sa fabrication. Le texte des Vieux de la vieille est « agencé avec une minutie digne (…) d’un artisan de boîte à malices. Il a amalgamé trois pièces distinctes de Belmontet » et effectué un montage de citations dont l’armature est le fameux banquet du 20 mars 1856. Le lecteur se reportera avec intérêt à la fine analyse et aux commentaires de Teyssèdre. Il est clair que le message politique de Rimbaud « qui résulte du changement de date (…) est précis : les glorieux communards du 18 mars résisteront à la coalition tricéphale de l’armée, des ruraux et de l’Église ». Une restauration de l’Empire, à l’automne 1871, n’était pas impossible… Le Figaro du 20 octobre déclarait: « Nous sommes en état de siège. » Voilà qui nous amène au poème État de siège ? qu’après une étude minutieuse Bernard Teyssèdre date du 21 octobre, « le jour même qui a précédé la soirée du 21 octobre au théâtre de l’Odéon. L’auteur de la pièce qu’on y jouait, Fais ce que dois, n’était autre que François Coppée ». Les dernières répliques patriotardes, « Dieu, protège mon fils / Dieu, protège la France », se passent de commentaires. Coppée était devenu anticommunard – « l’émeute parricide et folle, au drapeau rouge, / L’émeute des instincts sans patrie et sans Dieu / etc. » Coppée, évidemment, a fait ce qu’il fallait pour recevoir un triomphe à l’Odéon. « Il était, pour Rimbaud, abject. » Pascal Pia (voir le fac-similé de l’Album zutique) a cru que Rimbaud s’était trompé en écrivant « au glorieux 18 mars ». Or il a tracé en gros caractères la date du 18 mars. Ce qui signifie qu’il a substitué définitivement le 18 au 16. Pourquoi ? Le 18 mars est l’anniversaire de la Commune. Lisons maintenant le Figaro du 20 octobre 1871. « Les communeux, les pétroleux et toute la séquelle des bandits du 18 mars sont de la canaille. » Le 20 octobre 1871 est aussi l’anniversaire de Rimbaud (il vient d’avoir dix-sept ans !). « La célébration parodique par Rimbaud de la naissance du prince impérial, le jour où est née la Commune et à l’occasion de son propre anniversaire (…) est sa revanche sur l’avorton princier, et plus encore sur sa propre mère… » Mme Rimbaud avait, en 1868, engagé Arthur à écrire 60 vers latins à propos de la première communion du petit prince. Teyssèdre souligne très justement qu’à cette époque Rimbaud était, selon le mot de Delahaye, déjà athée. Il disait à qui voulait l’entendre que « Napoléon trois mérite les galères ». Mais voilà, le précepteur du prince lui répond que « Sa Majesté a été touchée et lui pardonne de bon cœur ses vers faux ». Sa Majesté, douze ans, était un cancre notoire. « Son précepteur, Auguste Filon (…) attribuait (ce jugement) au flair d’un élève plus jeune » que Rimbaud… Le principal est au courant, naturellement, de la lettre impériale, et Arthur est ridiculisé. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S La dimension politique des poèmes de Rimbaud dans l’Album est parfaitement révélée, expliquée, démontrée (comme j’ai essayé d’en donner un bref et imparfait aperçu) par Teyssèdre. Mais elle est inséparable de l’innovation formelle. En fait, la plupart des textes zutiques de Rimbaud relèvent d’un « laboratoire d’innovations formelles ». Par exemple, le sonnet intitulé Paris. Il est constitué, quasiment, par une énumération « de noms propres que la presse et la publicité répétaient souvent à Paris, en 1871 » (Pascal Pia). « Un poème qui procède par agrégats de mots, qui se présente comme une séquence de clusters verbaux dépourvue d’articulations grammaticales, c’est une innovation structurale inouïe », écrit Teyssèdre, à juste titre. Mais le Paris « chanté » par Rimbaud n’est pas celui d’Hugo, « future capitale d’un monde réconcilié ». Le monde que l’on voit dans le poème de Rimbaud est, dit Teyssèdre, « celui de la publicité cautionnée par les pouvoirs publics (…) le reflet de la société bourgeoise contre-révolutionnaire ». Revenons aux premiers feuillets de l’Album qu’inaugure le fameux Sonnet du trou du cul. Ce poème « mal famé » a longtemps circulé sous le manteau, pendant près de trente ans. Nous avons aujourd’hui peine à le croire. Et longtemps, seul Steve Murphy, signale Bernard Teyssèdre, a osé l’analyser en détail… En 1922, les surréalistes, dans leur revue Littérature, proposèrent un concours à leurs lecteurs : ils devaient deviner et le titre et le nom d’auteur(s) du sonnet… Nous savons que les quatrains sont de Verlaine et les tercets de Rimbaud. Le titre Sonnet du trou du cul a été écrit par Verlaine. Rimbaud, après coup, en petits caractères, a ajouté un surtitre l’Idole. Il n’est pas anodin que Verlaine et Rimbaud, dans leur première intervention dans l’Album, aient « tenu à afficher leur . A V R I L 2011 ( S U P P L É M E N T À L homosexualité (…) cette évidente provocation était dictée par une stratégie politique ». Certes. Mais « ils montrent ce qui est pour eux l’objet du désir sexuel sous un aspect qui bafoue délibérément non seulement les normes morales mais même les répulsions physiques (la merde, les pets) », ajoute Teyssèdre. Le premier vers du sonnet que Verlaine aimait à répéter, « Obscur et froncé, comme un œillet violet », évoque le dernier vers du sonnet des Voyelles : « Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux. » Dans le Sonnet du trou du cul, le premier vers, en effet, « se place sous la dominance de la voyelle O, qui intervient quatre fois pour l’ouïe et une cinquième pour la vue (œ) : Obscur et frOncé cOmme un Oeillet viOlet ». Ces O répétés renvoient au dernier vers de Voyelles. Il n’est pas possible de savoir, de ces deux sonnets, lequel précède l’autre… Peu importe sans doute… Mais enfin, le Sonnet du trou du cul s’inscrit dans une tradition des blasons du corps initiée par Clément Marot. Les poètes de la Renaissance ne s’effarouchaient pas à l’idée d’écrire un blason du cul : « Ô cul de femme, Ô cul de belle fille, / Cul rondelet, cul proportionné, / De poil frisé pour haye environné / (…) Cul bien foncé, cul bien rond, cul mygnon, / Qui fait hurter souvent ton compagnon… », écrit Eustorg de Beaulieu, en 1537. Les poètes de la fin du XIXe siècle comme Albert Mérat ont d’étranges pudeurs (pour ne pas parler de leur refoulé). Mérat venait donc de publier, en 1869, chez Lemerre, l’Idole. Il s’agissait d’un recueil de blasons du corps féminin. Il y célébrait les yeux, la bouche, les seins… jusqu’à la pointe des orteils. Mais les fesses ? Les avait-il oubliées ? L’avait-on censuré ? « Donc, mon œuvre sera par moi-même meurtrie : / Au lieu de nu superbe, un pli de draperie / Dérobera la fuite adorable des flancs. » Quoi qu’il en soit, il ne fallait pas nommer les fesses… On comprend les moqueries de Verlaine. Mérat est bien le « Père la vertu » qui veut interdire, dans l’Album, à Verlaine de fumer du haschisch. Il est homophobe et ne remettra pas les pieds, après cette Idole, chez les zutistes. N’est-ce pas Sartre qui écrira, en 1939, sur le trou du cul : « Le plus vivant des trous, un trou lyrique, qui se fronce comme un sourcil. » Quoi qu’il en soit, Teyssèdre a raison de considérer que le Sonnet du trou du cul de Verlaine et Rimbaud ne peut être « ravalé au niveau de la plate trivialité ». Des vers comme « Mon âme, du coït matériel jalouse, / En fit son larmier fauve et son nid de sanglots. / C’est l’olive pâmée et la flûte câline » sont de la haute poésie. Le travail de Bernard Teyssèdre insiste sur la rhétorique de Rimbaud. Il affirme, ce qui n’est pas tout à fait dans l’air de notre temps, que « lire Rimbaud, cela débute par une affaire de vocabulaire. Il faut se munir des dictionnaires de son temps : le Bescherelle, le Littré, le Larousse, le Dictionnaire érotique moderne de Delvare (1864) et le Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien de Loredan Larchey (1872) ». Il pense, sans doute avec raison, que le langage de Rimbaud donne l’impression d’avoir été exceptionnellement prémédité. Rimbaud se moque de Coppée parce qu’il est un poète bourgeois, bien sûr. Il le dépeint comme un vieillard gâteux. Mais audelà de Coppée, au-delà du désir d’amuser les copains du cercle zutique, Coppée « n’est qu’un exemple et même une victime des aberrations de la société qui l’a produit ». Rimbaud démasque « le non-dit que l’idéologie bien-pensante voudrait taire ». C’est pourquoi son « obscénité » est subversive : « Il parle de la terreur des bien-pensants face à leur propre sexualité. » À propos du poème les Remembrances que Breton, en 1949, trouvait « un peu trop freudien », Teyssèdre souligne que, pour Rimbaud, « le christianisme est la cause de la névrose ». Certes, il faut se méfier de la surinterprétation, « à force de chercher, on trouve. On trouve même ce qui n’était pas là, qui aurait pu y être, et qu’on y a mis ». Cette règle d’honnêteté, de prudence, Bernard Teyssèdre l’a respectée pendant la quasitotalité de sa recherche. Mais, soudain, après s’être demandé si Rimbaud à l’époque du cercle zutiste avait couché avec des femmes, et répondu qu’il n’en savait rien, quelques lignes plus loin l l l ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . II LETTRES lll il s’écrie : « Que Rimbaud, plus tard, ait couché avec des femmes, c’est indiscutable. » Ah bon ! Voilà un argument d’autorité qui s’autorise, outre de la qualité de son auteur, de propos rapportés par Delahaye. Après son passage du Saint-Gothard, Rimbaud est logé gratuitement à Milan par une veuve, une « vedova molto civile ». Delahaye demande à Rimbaud : « “Quel genre de femme était-ce ? – Une brave femme… – Jeune ?” Il haussa les épaules comme si j’avais fait une question bien absurde. “Eh… non”. Je n’insistai pas. » Bon. Et alors ? Teyssèdre aurait pu souligner que, dans ce domaine, Delahaye n’était guère fiable pour avoir prêté la main à ce faussaire de Paterne Berrichon et faire plaisir à Claudel… Autre argument. Le témoignage du patron de Rimbaud à Aden. En 1884, il aurait vécu avec une Abyssienne, leur liaison, dit-il, aurait duré « plusieurs mois ou même deux ou trois ans ». Paterne Berrichon a retrouvé, en 1897, la femme de chambre de Bardey, Françoise, qui avoue ne pas savoir grand-chose sur elle sinon qu’elle fumait la cigarette. Sa photographie fait la couverture des Souvenirs du patron de Rimbaud : elle s’appelait Mariam. Il est vrai qu’en 1930 une biographe de Rimbaud, Marguerite Yerta-Méléra, parlant de cette « relation maritale », imagine les répliques suivantes entre Mariam et Arthur : « Est-ce que nous allons sortir ? — Pas ce soir, petite, j’ai à travailler. » À chacun son Rimbaud, n’est-ce pas ? En tout cas, je comprends mal pourquoi Teyssèdre s’est risqué sur un terrain aussi marécageux. Il aurait tout aussi bien pu évoquer les ragots des voyageurs de l’époque. Rimbaud aurait tenté de violer une jeune Harrarie. En 1911, un certain Mariette affirmait que Rimbaud « passait pour un sodomite passif… accusé de faire les belles siestes de Verlaine ». On voit la fiabilité d’un tel témoignage. Pour en revenir à Bardey, celui-ci a nié que Rimbaud soit resté homosexuel : « Il m’a toujours donné l’impression d’un homme normal. » Enfin, Teyssèdre remarque que « les amants de Rimbaud étaient plus vieux que lui et notoirement laids ». Puis, il ajoute : « Verlaine a manifesté pour ses transports érotiques avec Rimbaud un enthousiasme que son partenaire n’a pas nécessairement partagé. » Nécessairement ? Et je ne vois pas que le sonnet de Verlaine (mai 172) le Bon Disciple, qu’il cite « un peu abrégé », démontre quoi que ce soit en ce sens. Reportons-nous donc à la biographie de Jean-Jacques Lefrère qui dit ce qu’on sait aujourd’hui sur ces questions, le probable comme l’improbable, et retournons à l’œuvre du poète. Il n’empêche que le livre de Bernard Teyssèdre doit faire désormais partie de la bibliothèque de toutes celles et de tous ceux qui aiment et lisent Rimbaud. Jean Ristat Album zutique, Éditions du Sandre, 40 euros. Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, de Bernard Teyssèdre, Éditions Léo Scheer, 776 pages, 25 euros. Et dans ce jour de cire au front des automates... Le Musée Grévin d’Aragon, indisponible en dehors des Œuvres complètes depuis plus de 30 ans vient enfin d’être réédité. Le Musée Grévin, de Louis Aragon, préface de Jean Ristat. Éditions Le Temps des cerises/Collection les Lettres françaises, 140 pages, 12 euros. ser place à la pâleur, l’éclat de la caricature au « silence des harpes » ? Les questions qui travaillent ces textes n’ont pas fini de nous concerner. La poésie, accomplie, ne se consume donc pas dans les circonstances qui l’ont vue naître. Jean Ristat le rappelle, en s’en prenant malignement, dans une fable ironique à l’entrée de sa préface, au « prêt-à-porter » intellectuel d’aujourd’hui, sa sottise et son inculture. En mettant à nu les mécanismes qui renversent les signes, en retournant les conditions de production et de circulation du discours frauduleux, Aragon ne livre pas seulement le témoignage d’une voix capable de se hisser à hauteur d’Histoire. S’il faut évidemment lire ce livre en son temps, il faut aussi le considérer dans son actualité, saisir comment la poésie dénonce et démasque ce qui est fait du et au langage : « Un mot chu par hasard un mot qui ne va pas » fait basculer de sa dissonance tout le lourd appareil d’un discours dupeur, quand la trahison se disait la France, l’ignominie la vertu. Entre les « mots démonétisés » et ceux « gardant l’espoir d’un double sens », il en va, dans la poésie, de la vérité. Si l’on veut retrouver le pouvoir de la parole, il ne faut pas cesser de rouvrir le Musée Grévin. A ragon écrivit, « Au quatrième été de notre apocalypse », entre juillet et septembre de l’année terrible 1943, certains des vers les plus intenses de sa poésie de résistance. C’est ce sommet un peu oublié, qui n’était plus disponible que dans l’édition des Œuvres poétiques complètes, que le Temps des cerises republie, dans la version éditoriale de 1946, quand Aragon put signer le texte jusqu’alors clandestin, y joindre l’admirable préface les Poissons noirs, de même que des poèmes inédits et deux appendices, dont la « réouverture du musée Grévin » – l’article qu’il venait de consacrer au procès Pétain. La rencontre de la plus forte poésie et de l’article de presse révèle une leçon esthétique : la poésie ne forme pas une langue étrangère dans la prose des échanges. Entre l’article et le poème, la différence est de degré, par la force de frappe du vers – lequel quelquefois affleure sous la plume du journaliste – non de nature. La défense de l’épopée à laquelle se livrent les Poissons noirs le montre : « il n’y a de poésie que du réel. » On peut dès lors redécouvrir la seule œuvre moderne sans doute pouvant rivaliser avec l’énergie des Châtiments, et plus encore des Tragiques, pour l’énergie satirique, le fouet des mots, l’atroce mascarade d’un seul trait révé- lée. Le Musée Grévin est à Vichy ce que Princes fut aux guerres religieuses : « Il faut bien que l’aurore entre ses mains de cuivre / Consume ces rois d’ombre et leurs chantres pourris »… Mais la virulence ne constitue pas l’unique tonalité d’une parole qui peut aussi se déchirer ou puiser chez Verlaine (« L’espoir palpite dans la paille des prisons »). Comment dire la mort des victimes, l’innommable d’Auschwitz ? Où la charge doit-elle lais- Olivier Barbarant Mamans ne laissez pas vos enfants devenir poètes Conseils Quand un poème fonctionne, c’est un miroir dressé devant le public, et tout un chacun s’y voit. Quand vous représentez sur scène un poème, vous pouvez l’éprouver, viscéralement. Vous sentez tout un chacun entendre les mots. Quand un poème fonctionne vraiment, le public ne voit pas les mots ni les images, tout un chacun se voit. Le poème est un miroir où chaque personne voit son propre esprit. Chacune d’elles voit la vraie nature de son esprit. C’est un moment très fort. Le propos d’un poème est de faire voir aux gens la sagesse de leur propre esprit, et le poème n’est que le véhicule. Voilà ce qu’est un grand poème. De grands poèmes de l’histoire, comme Howl, d’Allen Ginsberg, The Second Coming, de Yeats, et Leaves of Grass, de Walt Withman, entre autres, eurent un impact profond sur les gens quand ils ont été écrits, ils ont changé profondément la culture, et quand ils ont accompli cet effet, ils sont entrés dans les musées de la poésie, comme les Rembrandt LES LETTRES et les Picasso dans les musées des beaux-arts, et ils ont fait partie de l’histoire. Et de grands poèmes sont sans cesse écrits : Vous ne pouvez empêcher que les grands poèmes fassent leur apparition. Ce n’est pas tant l’habileté du poète que ses capacités de produire le miraculeux, de refléter la sagesse et le vide dans l’esprit d’une personne qu’il faut célébrer. En mars 1963, Ted Berrigan publia mes poèmes dans C Magazine. Il organisa une lecture de poésie dans un vieil Union Hall de l’East 14th Street, à New York. Et j’y suis allé parce que j’aimais tous les poètes. J’étais un jeune poète, je n’avais jamais lu mon œuvre en public, Ted ne me l’avait pas demandé et on ne m’avait jamais proposé de lire quoi que ce fût. Au milieu de la lecture, Ted dit : « Le prochain poète est John Giorno. » « Quoi ? » Ted me tendit le magazine et le micro. Dans un état de choc entre l’effroi et la montée d’adrénaline, j’ai dû lutter pour ouvrir la bouche car tout était bloqué et j’ai lu mes poèmes. Mes mains tremblaient, mon corps était saisi de tremblements et mes jambes étaient comme du coton. J’étais en sueur et mes poumons manquaient d’air, et ma voix, qui m’a surprise, était forte et pleine et retentissante, et le halètement engendrait un rythme, comme l’épilepsie, et les phrases jaillissaient avec de puissantes expirations de mes poumons. Je lisais les deux poèmes et, au milieu d’applau- F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 ( dissements nourris, je me suis de nouveau assis, tétanisé. Que s’était-il passé ? On demande aux poètes de lire leurs poèmes, cela fait partie de leur travail. Le son des mots et leurs qualités musicales font partie du poème. J’appris comment me produire sur scène. Je n’ai pas été entraîné comme un musicien ni comme un acteur, et rares étaient les poètes qui l’étaient, j’ai donc dû inventer tout seul comment travailler avec le souffle et la tonalité, et le répéter sans fin jusqu’à la perfection. De 1963 à 2011, presque cinquante ans plus tard, j’apprends toujours comment me produire sur scène. Tout est dans la respiration. La respiration crée la chaleur et l’énergie, donnant naissance au son. Je développais des techniques en me produisant sur scène au fil des années, ce qui arrive naturellement quand vous faites quelque chose en le répétant encore et encore. J’inventais une technique pour respirer profondément, en inhalant autant d’air que possible dans la partie inférieure de mes poumons et expirais lentement avec une grande force dans les répétitions et les qualités musicales des mots. Je n’avais pas de formation vocale ou musicale et j’ai dû apprendre au fur et à mesure. Depuis les années soixante, je pratique la méditation dans la tradition Nyingma du bouddhisme thibétain et mon maître s’appelle H. H. Dudjom Rinpoche. Une personne qui entraîne son esprit et fait de la méditation est S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ guidée au gré de nombreuses phases successives de son développement. Une pratique avancée est appelée « tumo », l’engendrement de la chaleur intérieure. C’est décrit dans la peinture des tankas, avec un yogi nu assis dans la neige, ne portant qu’un léger châle de coton et suant abondamment. Tumo est une pratique méditative utilisant les parties supérieures, médianes et inférieures des poumons, créant une forme de vase et, avec des visualisations et des mantras, et en poussant l’air vers le fond et en le retenant pendant de longues périodes, et en le faisant se mouvoir, cela fait naître une chaleur énorme. Je le pratiquais pendant une retraite et après quoi j’étais capable d’utiliser beaucoup mieux mon souffle pendant la performance. J’apprends par cœur tous mes poèmes. N’étant pas formé comme acteur, j’ai dû me représenter comment on faisait pour tout retenir. Je le fis en me souvenant du son et de la musique propres aux mots, sans le sens, grâce à un procédé mnémotechnique. Comme l’esprit se souvient d’une chanson populaire. Quand je les mets en scène, la signification et le contenu reviennent avec la chaleur et le son. Je commence le processus de mémorisation quand j’écris un poème. Mis en scène de mémoire, parfois, comme par magie, le son des mots touche directement le cœur des auditeurs. JOHN GIORNO TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR GÉRARD-GEORGES LEMAIRE. D U 7 AV R I L ) . III LETTRES Gorki et la tentation du bien Trois œuvres de Maxime Gorki ont connu ces derniers mois une nouvelle publication en langue française. Le Patron, traduction de Serge Persky, 192 pages, 14 euros, les Éditions du Sonneur, 2010. Une vie inutile, traduction d’Annie Meynieux, préface de François Eychart, 318 pages, 14,50 euros, Éditions Sillages, 2010. La Maison Artamonov, traduction de Michel Dumesnil de Gramont, préface de Valère Staraselski, 456 pages, 24 euros, Éditions Aden, 2011. DR L e Patron est une page de la jeunesse de l’auteur, narrateur du récit, alors qu’adolescent encore, misérable et solitaire, il parcourait la Russie en faisant les métiers les plus rudes pour gagner son pain. Vassili Séménof, illettré, alcoolique et débauché, qui s’est emparé par le meurtre de la boulangerie de Kazan où il fut ouvrier, l’embauche pour l’hiver. Les employés mènent une vie bestiale, « écrasée et confuse », dans la crasse de l’atelier dont le narrateur décrit l’enfer en détail. Entre le patron qui ne connaît que la brutalité, les ouvriers prisonniers de la peur et de la fatalité, et le jeune homme qui croit au pouvoir libérateur du savoir contre « la force victorieuse de l’horreur quotidienne », se noue un rapport complexe fait d’attirance et de répulsion. Une Vie inutile (1907-1908) : celle d’Eusée Klimkov, orphelin abruti de coups qui devient un mouchard, livré à la force des choses et à sa propre inertie, canaille par fatalité. Eusée, pauvre sous-fifre de l’Okhrana, la police secrète tsariste – dont Gorki donne une description au couteau –, tenté parfois par le bien, mais où le bien s’accrocherait-il quand on ne sait rien, quand on n’est personne ? Eusée jamais venu au monde, hurlant pour finir en courant entre les rails où il se tue, dans le vacarme de la locomotive qui va le broyer : « Je serai… Je serai ! » La Maison Artamonov, parue pour la première fois en 1925, est un roman familial qui court sur trois générations: un serf affranchi en 1861 qui fonde une filature, ses fils, dont l’aîné lui succède à la tête de l’usine ; ses petits-fils, dont l’un suit son destin d’héritier et l’autre choisit le camp de la révolution. Résumer ces trois romans, ce n’est rien dire : ils vont bien audelà de l’intrigue, ils racontent toute une société dans tous ses étagements, ses espérances, ses croyances, ses chansons, ses folies, dans une langue somptueuse et crue où j’ai souvent pensé à Shakespeare, parce que Gorki noue les fleurs de poésie les plus délicates aux brutalités d’un réalisme parfois obscène. Et à cause de scènes inoubliables dans la démesure et dans l’effroi, comme la mort d’Eusée ou le dialogue entre le vieux patron mourant, Pierre Artamonov, et le vieux portier, Tikhon Vialov, dans les premiers jours de la révolution de 1917, qui conclut la Maison Artamonov. Le personnage principal, c’est la Russie, « ce je-ne-sais-quoi d’immense, de vaste, de nostalgique, cette terre promise de l’âme que nous avons accoutumé de désigner du nom de Russie », écrit dans sa préface à la Maison Artamonov Valère Staraselski, citant Alexandre Blok. La Russie convulsive, prérévolutionnaire, marquée par la guerre perdue avec le Japon, par le soulèvement manqué de 1905. La Russie dans l’éveil difficile, le cheminement chaotique de la conscience. Loin du peuple, il y a le pouvoir absolu : « toute la terre est à Dieu, toute la Russie est au tsar ». Ils sont sourds tous les deux. Le tsar écrase dans le sang la moindre velléité de liberté et Dieu laisse crever ses créatures. Ils sont sourds aux prières, mais sourds aussi à la puissance du peuple qui balaiera bientôt Église et souverain. La Russie, c’est le peuple russe. L’immense peuple russe, la masse innombrable des ouvriers illettrés, et parmi eux les paysans déracinés s’entassant dans l’abjecte misère des villes, underdogs puants, mal nourris, ivrognes, résignés, dociles à toutes les superstitions. Quelque chose entre l’homme et l’animal : Gorki les nomme souvent de noms de bêtes. Il y a les idiots, les enfants martyrisés, comme le petit Yacha Artionkof de l’atelier de craquelins, que le patron, dans l’une des déroutantes contradictions qui sont sa marque, sauve d’une mort certaine bien qu’il ait empoisonné ses cochons bien-aimés ; comme l’enfant Nikonov, agneau sacrificiel tué par Pierre Artamonov dans un geste dément. Il y a les mouchards qui livrent leurs semblables contre un peu d’argent, les femmes humiliées, reproductrices ou putains, ceux qui parviennent à s’enrichir, marchands, patrons tout-puissants qui ont le droit d’« écorcher les gens » puisqu’ils leur donnent le travail et le pain et qui montrent à l’exploitation des hommes une adresse et une brutalité formées alors qu’ils étaient eux-mêmes des esclaves. Et il y a ceux qui sèment la révolution. On les déporte et on les tue, mais ils sont légion. Là où l’ignorance reproduit absurdement un monde déjà mort, le salut, c’est le savoir, ferment de tout changement, condition de la révolution socialiste qui sera pour le peuple le nouvel horizon de la foi. Sous l’œil aigu de Gorki chacun prend figure et dimension humaines. Tous, même les plus repoussants, sont nos semblables. Empathie, compassion, sans la moindre mièvrerie sentimentale. À la fin du Patron, le narrateur, maltraité tout un hiver par Vassili Séménof, dit de lui : « Je le plains à en souffrir, quel qu’il soit, je regrette la force qui périt sans porter de fruit, et cet homme-là fait naître en moi un sentiment passionné et contradictoire, comparable à celui qu’une mère éprouve pour son enfant : il faudrait le punir et on a envie de le caresser. » Ces trois romans ouvrent les portes d’un écrivain-monde. Embarquez-vous, et bon voyage ! Marie-Noël Rio Truculences de Flann O’Brien The Best of Myles, de Flann O’Brien (traduit de l’anglais par Patrick Reumaux et Rosine Inspektor). Éditions Les Belles Lettres, 320 pages, 19 euros. Faustus Kelly, suivi de la Soif (traduit de l’anglais par Patrick Reumaux). Éditions Vagabonde, 160 pages, 16 euros. C omment James Joyce – qui a, c’est bien connu, survécu à la date de sa mort officielle – travaille comme barman dans un pub de la banlieue dublinoise, et râle quand il apprend qu’Ulysse (ce tas de cochonneries écrit par des Français polissons à l’instigation de Sylvia Beach, qui le draguait) a été publié sous son nom. Comment Augustin (saint Augustin) raconte la vie quotidienne des saints au paradis : Pierre « se balade encorpifié » (c’est-à-dire incarné) « et les gars (les autres saints) ne peuvent s’empêcher de se payer sa tête en poussant des cocoricos ». Comment un inspecteur de police se promène toujours accompagné de sa bicyclette, mais sans l’enfourcher, en fonction de la théorie de l’échange cellulaire, selon laquelle un cycliste, au bout d’un certain temps passé sur son vélo, devient mi-homme, mi-bicyclette (sans que cela ne déteigne sur son apparence). Toutes ces informations (et bien d’autres, tout aussi loufoques, tout aussi cruciales), on les apprend dans l’Archiviste de Dublin et le Troisième Policier, les plus célèbres romans de l’Irlandais Flann O’Brien (1911-1966), parus en français il y a une quinzaine d’années (Éditions Granit) LES LETTRES dans l’excellente et imaginative traduction de Patrick Reumaux. Brian O’Nolan, dit Flann O’Brien, dit Myles na gCopaleen, dont le premier livre, At-SwimTwo-Birds (1939, traduit aux Belles Lettres en 2002), avait été salué par James Joyce, est considéré par certains bons esprits, parmi lesquels la grande romancière Edna O’Brien – sans lien de parenté avec lui – comme le troisième génie irlandais, avec Joyce et Beckett. Pourtant, malgré bon nombre de traductions, dont celle du Pleure misère (1941), écrit en gaélique, il ne s’est jamais véritablement imposé en France (alors que dans son pays, où plusieurs ouvrages lui ont été consacrés, il est quasiment mythique). Espérons que la traduction d’un recueil de ses chroniques écrites pour l’Irish Times et de deux pièces de théâtre lui offrira enfin chez nous la renommée qu’il mérite. Son intelligence, son humour, sa cocasserie,sont un bain de jouvence. Il est irlandissime, tout à la fois grave et désopilant, toujours plein de naturel, qu’il parle de théologie ou de cuites carabinées à la bière ou au whisky, au fond de pubs enfumés (lassé de la gueule de bois, un de ses héros se met cependant à l’eau de Vichy). Comme Joyce, il va au cœur de l’âme irlandaise, un mélange de tragédie et de bouffonnerie. The Best of Myles reprend une partie des chroniques – dont la longueur moyenne ne dépassait pas 500 mots – qu’il a publiées, entre 1940 et sa mort, en 1966, dans l’Irish Times. Elles étaient publiées sous le pseudonyme gaélique de Myles na gCopaleen, afin de préserver l’anonymat de l’au- F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 ( teur qui, parallèlement à son œuvre et à ses séjours prolongés dans les pubs de Dublin, menait une vie de haut fonctionnaire, secrétaire privé de plusieurs ministres. Écrites tantôt en gaélique (dans les premiers temps), tantôt en anglais, insolentes, inattendues, souvent illustrées par Myles lui-même (l’édition française reprend ces illustrations), elles donnent moins à voir la vie quotidienne de l’Irlande de l’époque (l’édition anglaise de 1968, qui a servi de base à la traduction française, est consacrée aux chroniques des années de guerre) qu’une Irlande immémoriale, mélancolique et truculente, que seule son irrévérence sauve de la violence et du puritanisme. Myles na gGopaleen parle de littérature comme pourrait en parler le plus obtus des Irlandais (« Ce La Fontaine qui s’est rempli les poches en traduisant Aesop A Thainic go nHeirinn... du père Peter, savez-vous que ce filou, de sa vie, ne tendit jamais la main à un ami dans le besoin ? », écrit-il, en faisant allusion à une traduction des Fables d’Ésope par un certain Peter O’Leary), imagine un Bureau des recherches, consacré aux inventions en tous genres (« Comment soigner les crises de flémingite aiguë »), élabore une typologie des raseurs, raconte comment son père, sir Myles na gCopaleen (« La Baronnie, bien sûr, est l’une des plus anciennes du pays. Sir Myles est le cinquante-septième du nom. Lady na gCopaleen est née Shaughruan de Limerick, une famille huppée du comté. Réputée pour son amour du Scotch, c’est l’une des femmes d’Europe qui a le plus de bouteille »), malencontreusement ressuscité, a eu du mal à faire valoir ses droits à son propre S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ héritage. Comme dans les romans d’O’Brien, on est sensible, dans les chroniques de Myles na gCopaleen, à une invention verbale qui paraît sans limites (et dont on peut imaginer qu’elle a influencé le jeune John Lennon, faisant des infidélités aux Beatles pour l’écriture non-sensesque de poèmes intraduisibles), et à une imagination burlesque qu’on admire, fasciné, comme un numéro d’équilibriste (jusqu’où va-t-il aller? jusqu’à quel point va-t-il mêler philosophie, alcool et logique de l’absurde ?). Les jeunes et courageuses éditions Vagabonde (52, rue Curiol, Marseille), dont le catalogue compte déjà un certain nombre de grands noms (Nick Toshes, Carl Watson), ajoutent à la bibliographie française d’O’Brien deux pièces de théâtre (traduites de façon succulente par Patrick Reumaux, dont la préface, brillante mais un tantinet complaisante, ne nous apprend malheureusement pas de façon certaine si elles ont vraiment été représentées au fameux Abbaye Theater) qui complètent sa vision affectueuse et cocasse de son pays. À Faustus Kelly, réinterprétation du mythe de Faust à la lumière des magouilles d’un politicien cynique, on pourra préférer la Soif, courte saynète figeant pour l’éternité une conversation éméchée, dans un pub, entre le patron, deux consommateurs, et un policier transi. Là, on se croirait chez John Ford, dans l’Homme tranquille. Il faut acheter les deux « nouveaux » Flann O’Brien, de toute urgence, et vérifier si sont toujours disponibles l’Archiviste de Dublin, et le Troisième Policier. Christophe Mercier D U 7 AV R I L ) . IV LETTRES L’immigré, miroir de notre société Le Navire obscur, de Sherko Fatah, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Éditions Métailié, 345 pages, 22 euros. T ous ceux qui dissertent sur l’émigration, qu’elle soit sauvage, encadrée ou voulue devraient lire le roman de Sherko Fatah. Car que savent-ils vraiment, nos beaux parleurs, de la vie de ces émigrés misérables que police et administration sont chargés de traquer et qu’on nous présente comme des dangers pour nos finances, notre Sécurité sociale et, plus largement, notre civilisation ? Avec l’aveuglement des nantis, l’Occident se crispe dans la défense d’un certain mode de vie qui n’est d’ailleurs l’apanage que d’un petit nombre et nie l’histoire réelle des autres peuples, avec d’autant plus d’inconscience qu’il est pour beaucoup dans les malheurs qui les ravagent. Qui a soutenu Saddam Hussein dans ses guerres avant de le faire pendre ? Qui n’eut de cesse d’arrimer la Turquie à l’Europe, fermant les yeux sur ce qui se passait avec les Kurdes ? La violence ne court pas sans raison tout au long des pages du roman de Sherko Fatah. Même quand le lecteur ne la soupçonne pas, elle attend son heure. Elle est présente dès le début avec la scène des paysannes jetées d’un hélicoptère après que les soldats se sont amusés à les y faire monter. Elle continue sa ronde infernale avec la mort du père du héros, Kérim, assassiné par les sbires de Bagdad, avec les exactions des islamistes qui croient refonder un mode de vie en s’attaquant aux mécréants, avec les ratissages de l’armée américaine qui occupe l’Irak et prétend, elle aussi, dicter sa loi et faire vivre ces populations comme il sied qu’elles vivent. Qu’elle soit subie ou exercée pour survivre, la violence s’ancre dans la profondeur de la psychologie de Kérim comme des autres personnages, elle en devient une composante. Telle est la toile de fond et la trame intime du Navire obscur. Pris dans les rets de tensions que nul ne peut subir sans dommages, ils n’ont comme solution que la fuite par l’émigration. Pour l’Allemagne en l’occurrence. La deuxième partie du roman commence par l’horreur du voyage. Les chapitres consacrés au clandestin qui se retrouve tapi au fond de la cale d’un cargo, dans l’obscurité et les relents d’huile et de mazout, pourvu d’un peu d’eau et de nourriture sans savoir combien de jours durera son voyage, craignant d’être découvert et jeté par-dessus bord, en donnent une bonne idée. Par humanité, le capitaine ne fait pas noyer Kérim, il le débarque non loin des côtes sur un petit radeau, évitant ainsi les amendes que lui vaudrait la complicité d’immigration clandestine. Ensuite quand par miracle – car Dieu veille – tout a bien marché, l’installation dans cette sorte de terre promise commence avec la lutte pour les papiers, avec les ruses qu’il faut mettre en jeu pour parer aux subtiles inquisitions de l’administration. Tout cela, le héros de Sherko Fatah réussit à le mener à bien. Mais il est quelque chose qu’il ne peut dépasser : les souvenirs de cette violence dans laquelle il a été compromis, qui le marquent de façon indélébile et laissent sa marque sur tout ce qu’il entreprend. Le Navire obscur prouve une fois de plus que le roman est une remarquable machine à dévoiler le réel. On y découvrira que ces hommes, que l’Occident a contribué à faire ce qu’ils sont, sont aussi une part de notre avenir. Il suffirait que bien peu de chose change pour que nous nous trouvions dans leur situation et que le camp des parias soit le nôtre. Et qui sait si nous montrerions alors autant de grandeur ou d’habileté à y faire face. Le Navire obscur est notre miroir. Il nous est simplement tendu avec un peu d’avance. François Eychart L’homme qui fit condamner Baudelaire Le Censeur de Baudelaire, Ernest Pinard, d’Alexandre Najjar, collection « La petite vermillon ». La Table ronde, 360 pages, 8,50 euros. Baudelaire journaliste. Articles et chroniques choisis et présentés par Alain Vaillant. GF Flammarion, 382 pages, 8,90 euros. L e 20 août 1857 débute le procès intenté à Charles Baudelaire, à son éditeur et imprimeur. Les Fleurs du mal avaient paru au moins de juin et déjà, au mois de juillet, le poète est prévenu d’éventuelles poursuites. Il bat le rappel de ses maigres relations ; Jules Barbey d’Aurevilly écrit un article en sa faveur, mais il ne paraît pas. Baudelaire décide alors de faire sortir un opuscule avec quatre auteurs, dont le connétable des Lettres Barbey et Asselineau. Le redoutable Pierre-Ernest Pinard requiert contre les accusés. Il s’était déjà emporté au début de la même année contre Gustave Flaubert, qui avait donné les premiers chapitres de Madame Bovary à la Revue de Paris, lesquels avaient déchaîné les foudres des bien-pensants. Mais face à un avocat aussi habile que Me Senard, qui a plaidé pendant quatre heures, le procureur a perdu la partie. Il faut dire que Flaubert est de bonne famille et qu’il a su tisser un solide réseau de relations pour venir à son aide. Baudelaire, lui, n’a que peu d’entregent. Son jeune avocat, inexpert, n’a pas fait le poids devant l’homme de loi bigot et intransigeant : il est condamné à 500 francs d’amende et à retirer six poèmes de son recueil. Il aura pour seule consolation un message de Victor Hugo, écrit de Guernesey : « Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles… » Les méfaits du procureur ne s’arrêtent pas là : il s’en prend à Henri Rochefort et à Eugène Sue, pourtant décédé, et à ses Mystères du peuple. Cela n’est pas pour le desservir : il devient ministre de l’Intérieur en 1867 ! Pinard ne s’est pas contenté de s’en prendre à des hommes de plume. Il a aussi attaqué, bille en tête, des hommes politiques. Et c’est Léon Gambetta, qu’il avait fait condamner, qui le jette en prison en 1870. À LIRE Flaubert a conservé une haine farouche pour cet homme qui n’a pas pu le mettre à terre au nom des bonnes mœurs (il reste à jamais son « ennemi »), alors que Baudelaire, condamné, a pris le soin de lui envoyer un exemplaire des Épaves ! Quoi qu’il en soit, il a écrit un article sur l’œuvre de Flaubert dans l’Artiste, en octobre 1857, où il remercie « la magistrature française de l’éclatant exemple d’impartialité et de bon goût qu’elle a donné dans cette circonstance ». Baudelaire a de ces désinvoltures qui le rendent émouvant : le glaive l’avait frappé et il a encore le goût et même le cran de se féliciter que Madame Bovary ait été sauvée des enfers de la Justice. La biographie de ce triste sire écrite avec soin par Alexandre Najjar et l’essai de Baudelaire dans l’anthologie d’Alain Vaillant se font écho. Ces réquisitoires ont rendu Pinard immortel – il a sa place assignée dans l’histoire de notre littérature. Il a fait, sans s’en douter, de Flaubert un héros et de Baudelaire un génie maudit. Gérard-Georges Lemaire Une satire du temps de Mussolini Monsieur Caméléon, de Curzio Malaparte, traduit de l’italien par Line Allary, illustré par Orfeo Tamburi, La Table Ronde, 320 p., 8,50 euros. D ans Monsieur Caméléon, Curzio Malaparte parvient à condenser de nombreux thèmes existentiels, qui s’enchevêtrent littéralement dans une dimension historique et sociale. L’ouvrage ébauché en 1926 est publié en feuilleton dans le supplément d’Il Giornale di Genova deux ans plus tard. La chronologie a une grande importance à cause du rôle intellectuel joué par Malaparte. En effet, l’écrivain a décidé de faire paraître son livre pour contrer les critiques d’ambiguïté politique et idéologique qui lui ont été adressées à plusieurs reprises. L’auteur place au centre de l’intrigue un caméléon. Cet animal est confié à des précep- LES LETTRES teurs, dont l’auteur, qui parle à la première personne. Le protagoniste, après avoir acquis un solide bagage culturel (grâce à l’art du mimétisme tant décrié), est mis sur la scène politique italienne. L’attention de l’écrivain se concentre surtout sur les vicissitudes de la vie politique, entre octobre 1922 (la Marche sur Rome) et le 3 janvier 1925 (jour où Mussolini prononce son discours sur l’assassinat de Matteotti). Le Caméléon, baptisé Don Cameleo, est emporté par le tourbillon de la fausseté humaine et se retrouve bientôt entouré d’autres individus bien plus caméléons que lui. Malaparte, avec une tonalité ironique, mais teintée d’une amertume désolée, fait un portrait cruellement réaliste du théâtre politique italien, caractérisé surtout par l’abjection, l’ambiguïté, le transformisme de ses acteurs. De plus, il propose le thème du rapport compliqué entre la nature humaine et la nature animale. Ces deux entités, F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 ( mises au contact l’une de l’autre, montrent de multiples similitudes, qui font apparaître leurs instincts les plus délétères. La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur les rapports de Don Cameleo comme personnage aux nombreuses significations symboliques dont deux sont proéminentes : la première concerne l’identification entre le Caméléon et Mussolini, absolue à la fin du récit ; la seconde regarde Malaparte en personne réfutant les accusations qui lui sont faites et décrivant la réalité de cette société. L’écrivain, outre ses qualités littéraires évidentes, fait preuve d’une capacité remarquable d’analyse des dynamiques mondaines de l’entre-deux-guerres. En dépit de ce contexte historique, son Monsieur Caméléon a une valeur universelle toujours d’actualité. S U P P L É M E N T Le Premier Bruit du silence, d’Adalet Agaoglu, traduit du turc par Madeleine Zivaco, préface de Tiumour Muhidine. Éditions Empreinte temps présent, 176 pages, 15 euros. I nconnue encore en France, la romancière turque Adalet Agaoglu est née en 1929 et s’est imposée comme l’un des auteurs les plus populaires de l’après-guerre. Ce recueil de nouvelles montre la singularité de sa démarche qui, en apparence réaliste, s’attache à des fragments de vies communes. Elle fait la démonstration d’un humour corrosif, comme dans la nouvelle intitulée Parcourir parfois seul de longues routes sinueuses et sait aussi faire preuve d’autodérision quant au métier d’écrivain. Ce premier livre traduit en français est une bonne façon de découvrir un auteur qui a été la première femme célèbre dans la République des lettres turques… G.-G. L. L es amateurs de poésie ont appris, l’an dernier, que la haute direction du groupe éditorial qui abritait les Éditions Seghers avait pris la décision de se séparer du directeur littéraire, Bruno Doucey, qui leur avait pourtant donné un sérieux élan. On lui devait toute une série d’ouvrages, dont la réédition du prestigieux et fondamental livre de Pierre Seghers, la Résistance et ses poètes. Exit donc Bruno Doucey de chez Seghers, ce qui ne peut que signifier le pire pour ce joyau historique de la culture française. Nullement décidé à baisser les bras, Bruno Doucey a donc fondé sa propre maison, tout orientée vers la poésie. Parmi les premiers titres publiés, Comme une main qui se referme, ensemble des poèmes de l’époque de la Résistance de Pierre Seghers présenté à juste titre comme « poésie de circonstance, poésie de combat par laquelle un homme affirme son droit à la liberté, sa volonté de vivre et ses raisons d’aimer ». On ne saurait mieux dire en quelques lignes. Ont suivi le Journal de Susanna Moodie, de Margaret Atwood, et Cette guêpe qui me regarde de travers, d’Oscar Mandel. F. E. Leonardo Arrighi À L ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . V LETTRES CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN En partage L a poésie revendique de plus en plus l’échange et l’entente avec les autres arts. C’est en réseau avec eux qu’elle parcourt l’espace et le temps. C’est en partage qu’elle jouit ou qu’elle souffre de son rapport au monde. Avec un titre venu de la corrida, Paseo Grande, André Velter fait entrer le poète dans l’arène mondiale, « comme un pari fabuleux et fatal, sans fausseté, ni repli possible ». Il n’y entre pas seul, mais en compagnie d’un musicien et d’un dessinateur – est-ce la cuadrilla qui escorte le torero ? Plus que cela. La complicité avec le musicien Olivier Deck a suscité ce livre récital, explique le poète en avant-propos. Nombre de poèmes ont une forme, une métrique qui les destinent au chant, sans renoncer aux intuitions et aux énigmes de l’écriture poétique. Plusieurs, mis en musique, peuvent être téléchargés sur le site de l’éditeur. Le volume se termine par des quatrains dits talismans, accompagnés de dessins ironiques d’Antonio Segui. La métaphore de la corrida inspire dès le début l’évocation – cinq heures du soir – du Chant funèbre de Lorca. On la retrouve plus loin avec des titres de poèmes tels que Sitio, Llamada, Aguante, Temple, avec certains thèmes aussi comme celui de la blessure dans C’est à Madrid le grand silence. Mais le souffle du poème balaie la planète. Les chemins de grand vent parcourent Pamir et le Takla-Makan en même temps que les royaumes du prêtre Jean, personnage légendaire qui, au Moyen Âge, lança à travers l’Asie les chrétiens d’Europe en quête de ses domaines. L’Afghanistan occupe la place centrale, dans le livre comme dans le vécu de l’auteur : dix pages de vers très amples chantent, sous le titre Un royaume indocile et solaire, la démesure à la poursuite de l’impossible dans le vaste décor en mouvement des paysages, « un foudroiement de muscles, de nerfs, de désirs et de rêves / au plus charnel, au plus intime, là où rien n’a jamais séparé la sagesse de l’excès ». Le poème est dédié à Jacques Dars, grand traducteur et historien de la littérature chinoise, décédé juste au moment où ce livre sortait des presses. La séquence Changer d’exil met en scène les déshérités, ceux que l’iniquité sociale pourchasse « au creux de l’Afrique, au bout des Indes, / jusqu’aux portes du Pérou » ; en face d’eux les pitres, « les présidents de tout et de n’importe quoi ». Envers et contre tout, il y a l’amitié « comme un battement d’ailes » (poème dédié à Armand Gatti). Il y a, dans la séquence Outland, l’amour, le blason du corps féminin, et par-dessus tout, ce qui nous pousse toujours plus loin, à la recherche du « seul lieu qui serait comme un amour de plein été ». Si André Velter « ne parle autre langue que celle de (s)on enfance, / apprise d’emblée aux lèvres de (s)a mère », des mots d’autres langues renforcent son expression. Il les explicite dans un glossaire final. Comme Édouard Glissant, il pourrait dire qu’il écrit en présence de toutes les langues. C’est un symbole de sa présence à tous les êtres doués de parole, y compris à ceux qu’un pouvoir ou la misère a privés de bouche. Nous, la multitude est une anthologie au format de poche publiée pour un festival Temps de paroles en Bourgogne. Elle porte en épigraphe une citation de Robert Desnos, mort au camp de déportation de Terezin en avril 1945, et réunit une centaine de poètes. Françoise Coulmin, qui les présente, souligne la solidarité entre et envers tous ceux que l’époque meurtrit. Certains noms sont très connus, d’autres moins, en citer quelques-uns amènerait à rompre avec une fraternelle égalité. Les voix sont très diverses, nous préférons celles qui ne reprennent pas le style de la poésie engagée des années cinquante – laquelle, hélas, n’a en rien influé sur le cours des événements. Nous avons besoin de poèmes qui font une trouée dans le bavardage des médias et la langue de bois des pouvoirs. Dans ce petit volume, il y en a qui nous interpellent. Revues Georges Perros (1923-1978) et Joseph Joubert (1754-1824) sont au sommaire d’Europe. Le premier était un lecteur attentif du second. Ancien comédien, collaborateur de la NRF, lecteur au TNP de Jean Vilar, traducteur de Strindberg et de Tchekhov, Georges Perros est en poésie l’auteur de deux recueils : Poèmes bleus et Une vie ordinaire – tout cela sans courir après la gloire littéraire. Il avait choisi de finir sa vie en Bretagne. Sa mémoire est saluée par un poème de Michel Butor, une Adresse à Georges de Bernard Noël, dans un dossier introduit par Hervé Cairn : études et souvenirs font ressortir sa proximité au vécu immédiat, les poètes du Cahier de création – Myriam Eck, Umberto Piersanti, Armelle Leclercq, Christian Calliyannis ; la chronique de Charles Dobzynski ; Explorer l’incertain, de Marie-Claire Bancquart. Le sommaire d’Action poétique détache trois contributions : Paul Blackburn, Trois Poèmes de métro, présentation de Stéphane Bouquet, puis Keith et Rosemarie Waldrop, Local sans clé, ouverture de Liliane Giraudon, et un document sur le peintre Corneille présenté par Kim Andringa. Parmi les autres poètes, citons Céline Faure, un extrait de OCéROM, Serge Pey, J’ai retourné la photo, Catherine Weinzaepflen, avec Ingeborg. Les actualités et chroniques incluent de nombreuses notes de lecture sur des ouvrages et des revues. Nous avions annoncé l’an dernier la disparition, pour causes économiques, d’Autre Sud. L’équipe éditoriale, un peu élargie, lance sous l’ombre tutélaire de Léon-Gabriel Gros, Phœnix, animée du même esprit : un dossier Marc Alyn, un cahier de poèmes bien fourni, une « voix d’ailleurs », celle de Giorgio Cittadini, une critique théâtrale et des notes de lecture. Paseo Grande, un livre récital, avec Olivier Deck et Sept Poèmes Talismans avec Antonio Segui, d’André Velter. Éditions Gallimard, 2011, 146 pages, 14,90 euros. Site : www.gallimard.fr/paseogrande Nous, la multitude, anthologie poétique établie par Françoise Coulmin. Éditions le Temps des cerises, 2011, 149 pages, 10 euros. Europe, n° 983, mars 2011, 384 pages, 18,50 euros. Site : www.europe-revue.net/ Action poétique, n° 203, mars 2011. 128 pages, 13,50 euros. Diffusion les Belles Lettres. Phœnix, n° 1, premier trimestre 2011, 160 pages, 16 euros. Site : www.revuephoenix.com / Distribution : Calibre, 27, rue Bourgon, 75013 Paris. Odes à la liberté Byron - Shelley, Écrits romantiques et rebelles. Éditions de l’Épervier, 110 pages, 9,50 euros. LES LETTRES DR B yron et Shelley se rencontrent en 1816, en Suisse, sur les bords du lac Léman. Ils ont tous deux quitté le Royaume-Uni depuis des années – quitté ou plutôt fui. Ils sont en exil. Les mœurs de Byron firent scandale : sa bisexualité et surtout son divorce avec Annabella Milbanke pour cause de sodomie et sa liaison avec sa demi-sœur Augusta à qui il fit un enfant. Shelley n’est pas moins scandaleux : ses droits à la paternité lui firent retirés à cause d’un texte, Nécessité de l’athéisme ; il est également l’auteur de pamphlets appelant à l’insurrection irlandaise et enlève la fille de son maître Goldwin, Mary, provoquant le suicide de son épouse. Ce sont donc deux hommes en rupture de ban qui firent connaissance et se lièrent. Le premier est un auteur à succès, connu et admiré dans toute l’Europe tandis que le second ne vend ses poèmes qu’à quelques centaines d’exemplaires. Leur amitié est un mélange de respect et d’admiration réciproques. Ils ne se quittèrent plus et parcoururent ensemble la Suisse et l’Italie jusqu’à la mort de Shelley en 1822 dans le naufrage de son navire l’Ariel. Byron, quittant alors la comtesse Guiccioli, son grand amour, partira en Grèce pour soutenir la lutte d’indépendance contre les Turcs jusqu’à être emporté par la fièvre à Missolonghi le 19 avril 1824. Byron, que l’on décrit volontiers cynique, était aussi un homme de révolte sociale et politique. Si ses mœurs firent scandale dans la prude Angleterre – et elles continuent de choquer de nos jours –, son premier coup d’éclat, sa première rupture avec l’ordre date du 27 février 1812 (il a vingt-quatre ans), dès son entrée à la Chambre des lords, il prononça un discours en faveur des ouvriers réduits au chômage et à la misère par les métiers à tisser. La haine de Byron pour les F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 ( conservateurs n’est pas de simple circonstance : on la retrouve dans les premiers vers de son Don Juan, philippique violente contre les principaux représentants du clan Tories. Byron s’en prend aussi à la religion d’État, demande une totale liberté d’expression, s’attaque à la monarchie. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ Shelley propose une vision radicalement matérialiste du monde. Le poète de la nature n’est pas un doux rêveur : ses prises de position politique sont celles d’un pamphlétaire violent, sans concession. Ses mots résonnent aujourd’hui avec force, aussi bien pour ces pays qui ont le courage de se soulever, que pour notre pays qui se laisse écraser par le capital. Écoutons-le s’indigner des peuples qui acceptent la servitude : « Ni bonheur, ni majesté, ni gloire, ni paix, ni force, ni habileté dans les armes ou les arts, ne sont les bergers de ces troupeaux qu’apprivoise la tyrannie. Le vers n’est l’écho d’aucun battement de leurs cœurs ; l’histoire n’est que l’ombre de leur honte ; l’art voile son miroir, ou s’écarte en tressaillant de leur cortège, pendant que leurs aveugles multitudes volent à l’oubli, tachant ce ciel de l’obscure image de leur propre ressemblance. Quel est le nombre de ceux que lie la force ou la coutume ? L’homme qui voudrait être homme doit prendre l’empire de lui-même ; il doit être souverain, établissant son trône sur la volonté vaincue, étouffant l’anarchie des espérances et des craintes, régnant lui seul. » Le petit recueil des textes politiques de Byron et Shelley a ses faiblesses (présentation hâtive et qui manque parfois de rigueur, absence de texte que l’on aurait aimé y lire, comme le Discours sur les mœurs des anciens Grecs au sujet de l’amour de Shelley), mais il nous offre une ouverture très intéressante vers deux immenses poètes qui, hélas, ne sont plus assez lus. Byron et Shelley : deux hommes libres dont les œuvres et la vie doivent nourrir notre soif de liberté, aussi bien individuelle que collective. Franck Delorieux D U 7 AV R I L ) . VI CULTURE / SAVOIRS En route vers le fiasco ? À six cents et quelques jours de l’exploit annoncé à grands renfort de tapage médiatique et d’annonces spectaculaires, l’état d’avancement de « Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture » a de quoi inquiéter. Il ne s’agit pas seulement des craintes – amplement justifiées – que le calendrier prévisionnel de certaines réalisations, parmi les plus importantes, telle celle du MuCem, ne soit pas respecté, nombre d’autres questions de fond se sont accumulées et on ne voit pas comment les responsables du projet pourront y répondre correctement à temps. Il en est ainsi des lieux à aménager, ou même à trouver, pour accueillir les grands événements envisagés. L’accueil des touristes dans les villes proches de la capitale locale qui participent au projet reste un gros défi à relever, et l’on se demande comment cela sera possible… Quant aux transports collectifs qui devraient permettre de faciliter l’accès aux divers lieux et événements culturels, c’est quasiment mission impossible dans les délais qui restent, même si le conseil général des Bouches-du-Rhône déclare y porter grands efforts. La récession économique qui n’était pas au programme en 200, limite forcément désormais les ambitions. Mais gérer, n’est-ce pas prévoir, au moins deux ou trois années plus loin ? Concernant les finances, ce n’est pas là la moindre préoccupation des acteurs en présence. Au niveau des entreprises dont la participation a été envisagée à hauteur de 15 à 20 % du budget total de l’événement, on se trouve déjà loin du compte. Et les prévisions de rentrées, même les plus raisonnables, devront sans doute être revues à la baisse. Y compris en matière de partenariats prévus pour les équipements et constructions pour lesquels étaient escomptés 100 millions d’euros de mécénat, pour 660 millions d’euros de dépenses. Mais là où le bât blesse c’est que les collectivités locales qui se sont engagées à financer « Marseille 2013 », si elles n’envisagent pas de se défausser sur cet objet principal, usent du principe des vases communicants, en opérant des coupes claires dans les subventions qu’elles attribuaient d’ordinaire au tissu culturel de proximité. Ainsi par exemple, le Centre international de poésie de Marseille (CIPM) s’est vu adresser une réduction de 30 000 euros sur sa subvention annuelle, de la part du sénateurmaire, Jean-Claude Gaudin. Ce qui, pour une structure qui œuvre depuis vingt ans à la promotion de la poésie contemporaine, notamment par des échanges avec les pays de la Méditerranée, n’est pas la meilleure manière d’être encouragée. Pas plus que ce n’est une incitation positive pour lui permettre d’apporter la dimension de la poésie, en juste place, dans « Marseille 2013 ». Une pétition est en cours pour exiger de l’édile marseillais qu’il revienne sur cette injuste décision. D’autres structures culturelles locales ont vu, ici et là, leur situation être conduite à la précarité, voire à la fermeture, par la baisse de leur subvention ou des tracasseries administratives. C’est le cas pour le Théâtre du Petit Matin, suite au gel préfectoral des contrats aidés. Même le budget de la région, consacré à la culture pour 2011, est en recul très sensible. Si l’on ajoute à cette situation que la participation de l’État est bien maigre dans le budget initial de « Marseille 2013 » à l’instar de son désengagement au plan national dans le financement de la culture, il est à redouter que l’addition finale de ce grand événement culturel européen devra être supportée par les collectivités… d’où peut-être leur anticipation à ce sujet. Un malaise est en train de s’installer entre les acteurs culturels marseillais et régionaux existants et le projet « Marseille 2013 ». Pas seulement pour des aspects financiers, mais aussi parce que leur place n’est pas assurée dans l’événement. En effet, sur 2 200 projets déposés, seuls environ 600 sont plus ou moins préprogram- més… pour le moment ! Là encore, la richesse culturelle qu’ils apportent depuis tant d’années ne sera pas considérée comme valeur prépondérante : la préoccupation majeure des dirigeants de « Marseille 2013 » semble plutôt tournée vers la mobilisation du « monde économique » (Tous mécènes !) avec sans doute l’approbation de certains édiles locaux marseillais, qui pensent uniquement en termes de retombées profitables très délimitées géographiquement… et en termes de retombées politiques aussi, élections municipales de 2014 obligent. Le monde du travail risque d’être le grand absent de la fête, car dans « Marseille 2013 », travail et culture ne seront pas conjugués, ou si peu. Pour l’instant on ne voit rien venir en ce qui concerne les dispositions qui seraient susceptibles d’associer pleinement la population à un événement qui devrait d’abord être le sien, où elle pourrait s’impliquer, y jouer des rôles interactifs, au cœur de la cité, du tissu associatif et des entreprises. Enfin, cerise sur le gâteau, le 21 mars dernier, le grand timonier de l’affaire, Bernard Latarjet, est passé du rôle de directeur à celui de conseiller, en jurant ses grands dieux « qu’il ne s’agissait pas d’une démission mais d’une nouvelle répartition des compétences ». Le dispositif de direction a donc été, une fois de plus, remanié. Le nouveau directeur est Jean-François Chougnet qui a travaillé avec Latarjet au Parc de la Villette. Ce dernier a notamment justifié ce mouvement par le fait qu’il faut un directeur général qui ait cinquante ans et pas soixante-dix, assurant qu’il continuerait à s’investir. C’est parfois dur d’invoquer la limite d’âge… N’empêche que pour la culture « Tous mécènes » aujourd’hui en France, ça sonne mal. Reste un logo : trois ronds et un carré, qui peuvent aussi permuter, sans dommage esthétique ni symbolique, parce qu’ils ne parlent à personne. Gerhard Jacquet Comment fut cassé le syndicalisme L’amour de la haine révolutionnaire américain Un jour, le crime, de J.-B. Pontalis, Gallimard, 192 pages, 14,90 euros. Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique (1830-1930), de Louis Adamic, traduction inédite de l’anglais, notes et notice de Lac-Han-tse et Laurent Zalche. Éditions Sao Mai, 476 pages, illustrations en noir et blanc, 21 x 12 cm, 15 euros. L e 1er mai 1886, à Chicago, au cours d’un rassemblement pour la journée de huit heures, une bombe lancée depuis la foule tua plusieurs spectateurs et quelques policiers. August Spies, éditeur de l’Arbeiter Zeitung, journal anarchiste, fut arrêté avec sept de ses camarades. Dans l’adresse qu’il lança à la cour, il plaça cet avertissement : « Le mandat des seigneurs féodaux de notre temps repose sur l’esclavage, l’“affamement” et la mort ! Cela a constitué leur programme de ces dernières années. Nous avons dit aux travailleurs que la science a pénétré le mystère de la nature – et que de la tête de Jupiter est sortie une nouvelle Minerve –, la dynamite ! » Spies fut condamné à mort et exécuté six mois plus tard, sans l’ombre d’une preuve. Dans la brève autobiographie qu’il rédigea en prison, à l’ombre de la potence, il expliqua son parcours depuis le pays de Luther et de Marx jusqu’au Nouveau Monde où il était arrivé en 1872, avec tant d’autres: « Ces anarchistes barbares, sauvages, analphabètes et ignorants venus d’Europe centrale, des hommes qui ne peuvent comprendre l’esprit de liberté de nos institutions américaines… » Quarante ans plus tard, lorsque Louis Adamic posa le pied sur le sol américain, il aurait pu reprendre ces mots de Spies et ajouter, comme lui, immédiatement : « Je suis de ceux-là. » Originaire de Slovénie, il exerça une multitude de métiers avant de publier cette histoire du syndicalisme américain en 1931, c’est-à-dire au lendemain de sa défaite, qu’il intitula : Dynamite. L’explosif avait réuni les anarchistes, les syndicats radicaux et même les bandits de grand chemin qui s’en servaient pour briser les coffres-forts des banques. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les partisans de l’action directe avaient été réduits au silence (Spies, sur l’échafaud, lança à ses bourreaux : « Le jour viendra où notre silence sera plus fort que les voix que vous essayez d’étouffer aujourd’hui »), les hors-la-loi avaient cédé la place au crime organisé, et les syndicats révolutionnaires, en tête desquels l’International Workers of the World (IWW), ne pesaient plus grand-chose face aux centrales réformistes qui se dépêchèrent d’abandonner la lutte des classes au profit d’une lutte pour des parts de marché. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S En juin 1994, dans la revue Polar, Jean-Patrick Manchette, dans un effort pour brosser un tableau des conditions historiques d’apparition du polar américain, « roman de la vie sous la contre-révolution », notait : « À New York comme à Chicago, le maire, le procureur, la direction de la police et les chefs de gangs forment une amicale communauté d’intérêts. (...) Et naturellement ils en empruntent les méthodes quand il s’agit d’étendre leur influence et de faire valoir leurs intérêts particuliers. L’ouvrage essentiel sur la question est malheureusement introuvable : il s’agit de Dynamite, de Louis Adamic. » L’ouvrage est désormais disponible grâce aux Éditions Sao Mai, qui l’ont traduit de l’anglais. « On y voit lumineusement comment le syndicalisme américain s’est transformé en syndicalisme criminel quand la possibilité de la révolution a disparu et quand, par conséquent, la question n’a plus été celle que des fameuses “parts du gâteau” », continuait Manchette. « On y voit comment des militants ouvriers radicaux ont pu devenir racketteurs et bootleggers, puisqu’il n’y avait plus d’autre moyen de jouir. » Adamic a chroniquée cette histoire fidèlement : les premières tentatives pour unir tous les travailleurs dès la fin de la guerre de Sécession, l’opposition fondatrice entre syndicalisme industriel et les guildes corporatistes (trade unionism vs. craft unionism), les luttes pour la liberté de parole, puis la grande répression qui mena à la disparition des forces révolutionnaires américaines à l’orée de la Seconde Guerre mondiale et le ralliement des réformistes à l’économie de marché. Histoire jonchée de cadavres et de fantômes, ceux de Spies, de Frank Little, Joe Hill, Sacco, Vanzetti, Wesley Everest… Aux États-Unis, au sommet de la crise économique, le puissant United Auto Workers (UAW) se retrouva en possession de 20 % du capital de General Motors, premier constructeur automobile mondial, pour compenser le financement des retraites des anciens salariés par l’entreprise. Le syndicat espère aujourd’hui négocier sa présence au conseil d’administration. « Nous sommes attachés au succès des entreprises qui emploient ceux que nous représentons », déclarait Bob King, le président de l’UAW, le 5 janvier 2011. « Plus les employés auront voix au chapitre dans tous les aspects de leur travail, plus grand sera le succès des employeurs. » « La barbarie ne s’oppose pas à la civilisation mais est au cœur de la civilisation. » Nous savons tous cela depuis longtemps, mais il est bon de le répéter souvent, tant la propension de l’homme à l’angélisme a parfois un caractère effrayant. C’est ce que fait J.-B. Pontalis dans son dernier livre, Un jour, le crime, composé de courts chapitres qui pointent la violence et le mal au cœur de l’être. « Elle est rassurante la bipartition du Bien et du Mal. Il faut avoir un esprit dangereusement borné pour être convaincu de l’existence d’un axe du Bien face à un axe du Mal. Comment croire aujourd’hui à un souverain Bien ? Qui oserait soutenir que “nul n’est méchant volontairement” ? Si c’était le Mal devenu le souverain ? Les preuves ne manquent pas. » Et l’écrivain et psychanalyste de rappeler Violette Nozière et les sœurs Papin, Dostoïevski et les Frères Karamazov, Jouhandeau et ses Trois Crimes rituels, les meurtriers cannibales de Dordogne. « Dans quelles chaînes étaient-ils donc enserrés, ces déchaînés ? Chaînes sociales, chaînes d’un langage qui leur était devenu étranger au point de les persécuter ? » Pontalis évoque aussi sa visite au musée d’Orsay pour l’exposition « Crime et châtiment ». Le meurtre d’Abel par Caïn, Lady Macbeth de Füssli, Charlotte Corday et l’assassinat de Marat… Mais aussi les portraits de ces magistrats impavides, les juges, d’autant plus assurés de leur légitimité qu’ils incarnent la Loi. Meurtre du frère selon la Bible, du père selon Freud. « Au commencement était l’acte », l’innommé et l’innommable qui travaillent l’être de langage. « La passion meurtrière, qu’elle soit collective ou individuelle, la rage de détruire, l’amour de la haine ne connaissent pas de limites. » J.-B. Pontalis est également un amateur de faits divers. De ceux que l’on trouvait autrefois dans Détective, aujourd’hui dans des émissions télévisées telles que Faites entrer l’accusé. Celui-ci, par exemple. Il s’agit d’un charcutier parisien, bon père de famille. Bon mari aussi, mais qui a pour maîtresse sa jeune employée. Un jour, celle-ci arrive en retard. Cela l’indispose. Gifles, coups, les choses dégénèrent. Le charcutier étrangle la jeune fille, puis découpe son corps en morceaux qu’il répartit dans plusieurs-sacs poubelle. Stupeur des voisins lorsqu’il est arrêté quelques jours plus tard : « Un homme si tranquille, si aimable… » Comme il serait plus facile d’imputer les crimes à des déments ou à des monstres dégénérés ! Face à de tels actes, notre désir de comprendre est mis à mal. « Oui, nous avons peine à y croire, pourtant les faits sont là. Et les faits sont têtus, était contraint de reconnaître cet entêté de Lénine. » Sébastien Banse Jean-Claude Hauc . A V R I L 2011 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . VII SAVOIRS Manifestes pour un matérialisme historico-géographique Deux publications de David Harvey permettent enfin d’aborder la pensée du plus important géographe marxiste contemporain. Géographie et Capital. Vers un matérialisme historico-géographique, de David Harvey, Éditions Syllepse, 2010. 279 pages, 22 euros. Le Nouvel Impérialisme, de David Harvey, Les Prairies ordinaires, 2010. 215 pages, 20 euros. M arx faisait remarquer que le capitalisme entraînait une « annihilation de l’espace par le temps ». La profondeur de cette remarque aurait dû inciter de nombreux marxistes, Marx le premier, à ne pas négliger la dimension spatiale du capitalisme. Il est vrai que le marxisme a bien plus inspiré les historiens que les géographes, malgré l’existence de travaux de valeur dont témoignent les livres d’Henri Lefebvre, et une importante littérature marxiste qui aborde la géographie dans le cadre du concept d’impérialisme. Pourtant, une lecture spatiale du développement du capitalisme semble plus urgente que jamais, à un moment où le capital se déploie à toutes les échelles, qu’elles soient locales, régionales ou mondiales. L’œuvre de David Harvey nous fournit les éléments théoriques nécessaires pour procéder à cette lecture. Dans le premier texte du recueil Géographie et Capital, il annonce son projet : faire du « matérialisme historique » un « matérialisme historico-géographique », c’est-à-dire « une science matérialiste historique de l’histoire humaine dans sa dimension géographique pour créer un savoir devant permettre aux peuples, aux classes et aux groupes dominés de mieux maîtriser et de faire leur propre histoire ». Cette nécessité s’explique parce que le capitalisme est un phénomène spatial, qui procède à un aménagement spatial lorsqu’il investit un territoire, s’y solidifie sous la forme de capitaux fixes, y transforme les structures urbaines et y modifie les réseaux de transport et de communication. Malgré la propension du capitalisme à se dématérialiser sous la forme de capitaux fictifs et à afficher une ubiquité inquiétante, cet aménagement spatial est une obligation systémique. David Harvey montre avec force que cette spatialisation capitaliste est un aspect déterminant de la mise en valeur du capital, car la force de travail est toujours localisée tout comme les moyens de production, et aussi parce que le choix d’une localisation est la clé de la concurrence entre les différents groupes capitalistes. Or, l’espace est déterminé par son caractère limité, qu’il s’agisse de l’espace des matières premières, de celui des constructions immobilières spéculatives ou celui des grands axes de transports. La lutte pour l’investissement en ces lieux devient donc un enjeu de taille de la concurrence intercapitaliste, pour s’adjuger des positions – au sens propre du terme – qui deviendront des monopoles de fait. L’espace spatialisé par le capitalisme finit par en acquérir tous les aspects, dont la fragilité et la volatilité. David Harvey insiste avec force sur le fait que le capital investit autant les espaces qu’il les délaisse, une fois que ces derniers se révèlent incapables de garantir des taux de profit suffisants. Et l’on sait que ces abandons, qu’ils correspondent à des délocalisations, à des friches urbaines ou rurales, etc., sont aussi traumatisants pour les communautés humaines que l’installation du capital lui-même. La mise en compétition des territoires est ainsi un des aspects de la mise en concurrence des peuples et des travailleurs. Ce constat théorique fonde ainsi un impératif politique, qui avait été largement pressenti par le mouvement ouvrier sans qu’il en eût établi le fondement théorique : les luttes locales des communautés, qu’elles soient paysannes ou ouvrières, rurales ou urbaines, pour le contrôle démocratique de leur espace sont autant au cœur des luttes anticapitalistes que celles contre l’exploitation. C’est lors du débat sur l’impérialisme que le marxisme a commencé à prendre en compte sérieusement la dimension géographique du capitalisme. Malgré un avis globalement convergent quant à la nocivité de l’impérialisme chez Lénine, Rosa Luxemburg ou Boukharine, les positions théoriques pouvaient nettement diverger. Dans le cadre du projet de domination impérial formulé par l’administration Bush, David Harvey reprend les termes du débat dans un essai intitulé le Nouvel Impérialisme, en proposant une lecture synthétisant avec bonheur les différentes pistes explorées par ses prédécesseurs. L’impérialisme n’est plus considéré comme un « stade » du capitalisme mais comme son expression constante, inscrite au cœur de son mode de fonctionnement. Cela s’explique car le capitalisme ne se fonde pas seulement sur l’exploitation du travail salarié, mais aussi sur ce que David Harvey baptise « l’accumulation par dépossession ». Cette accumulation prolonge aujourd’hui la logique des pillages coloniaux du XVIIIe siècle et des enclosures des terres collectives de la paysannerie anglaise, ce que Marx avait qualifié d’« accumulation primitive ». Même si les objets de cette dépossession peuvent changer – l’eau, la forêt ou les matières premières remplaçant les champs ouverts –, la logique prédatrice reste la même. En la saisissant, on ne perçoit plus alors l’impérialisme comme un simple phénomène guerrier et épisodique mais comme un phénomène global contre lequel la lutte doit se montrer constante. Baptiste Eychart Marx avec Spinoza Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon. Éditions La Fabrique, 224 pages, 12 euros. LES LETTRES DR DR Q u’il y ait un sens à rapprocher l’auteur du Capital de celui de l’Éthique, Frédéric Lordon n’est certes pas le premier à en avoir eu l’intuition. Avant lui, d’éminents lecteurs de Marx, tels Étienne Balibar et Pierre Macherey, avaient consacré à Spinoza des interprétations qui ont fait date, pour ne rien dire d’un livre comme l’Anomalie sauvage, qui n’a pas peu contribué à faire connaître en France le travail de Toni Negri. Cependant, à la différence de tels prédécesseurs, ce n’est pas en historien de la philosophie que Frédéric Lordon construit ce rapprochement, bien que son livre contienne aussi un certain nombre de développements qui méritent de retenir l’attention des spécialistes. Son ambition est plus constructive qu’historienne, puisqu’il ne propose rien de moins qu’une reformulation de la critique de l’économie politique (comprise, pour reprendre une expression où se marque la dette envers l’interprétation althussérienne de Marx, comme « un structuralisme des rapports ») dans les termes d’une « anthropologie des passions ». De ce déplacement stratégique, le principal élément est une redéfinition du capitalisme comme un « régime de désir ». Telle est la leçon que Frédéric Lordon entend tirer du conatus spinoziste, cet effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être », et dont l’auteur fait la clef permettant de penser l’existence comme énergie désirante : « Être, c’est être un être de désir. Exister, c’est désirer et, par conséquent, s’activer – s’activer à la poursuite de ses objets de désir. » Au fondement des rapports de production, à commencer par le rapport salarial, Frédéric Lordon entreprend donc de dépister systématiquement les rapports de désir qui se nouent, et parfois s’entrechoquent, à commencer par « l’enrôlement », par l’entrepreneur, de la puissance d’agir de tous ceux qu’il mobilise au service de la réalisation de son propre « désir industriel ». Toute la difficulté devient alors, pour le patronat, d’actionner les ressorts F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 ( les plus efficaces pour assurer un fondement solide à cette captation du « désir salarié », autrement dit de l’« aligner » durablement sur le « désir-maître ». Aux analyses canoniques de l’exploitation, Frédéric Lordon propose d’intégrer un démontage des mécanismes de l’idéologie managériale, et de son utopie d’un « rechapage des individus », qui non seulement rendrait les dominés parfaitement soumis aux fins posées par les dominants, mais parviendrait à les persuader que cette soumission est le seul moyen de la sacro-sainte « réalisation de soi ». À l’horizon de ce travail critique se dessine une S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U ambitieuse reconstruction du soubassement affectif du capitalisme, appuyée sur une conceptualité originale dont on regrettera seulement qu’elle recoure trop souvent à un ensemble de néologismes qui peuvent faire trébucher le lecteur (fallait-il, par exemple, aller jusqu’à parler d’« empuissantisation » ?). Au prisme de Spinoza, ce sont quelques-uns des concepts cardinaux du marxisme qui se voient éclairés d’un jour nouveau, qui n’exclut pas, à l’occasion, la critique. L’auteur ne fait pas mystère des réserves que lui inspire la problématique de l’aliénation, voyant difficilement comment la soustraire à la croyance (à ses yeux illusoire) en une substance vampirisée par l’exploitation capitaliste et qu’il s’agirait de restaurer dans sa plénitude originelle. Plus que dans la perspective d’une telle réappropriation, c’est sur le terrain des affects que doit se jouer la lutte pour l’émancipation, dès lors qu’il ne peut plus s’agir d’en appeler à la souveraineté d’un libre arbitre dont Spinoza n’a eu de cesse de ruiner les prétentions illusoires. Si l’aliénation est affaire de « fixation », son abolition s’exprimera par une réouverture de tout l’éventail des désirs. Dans cette nouvelle lutte des classes (elles-mêmes redéfinies comme « classes affectives »), il y va bien plutôt de « la formation d’une nouvelle résultante affective où l’indignation qui fait bouger l’emporte sur l’obsequium qui faisait rester ». Loin de se confondre avec un fatalisme résigné, le déterminisme spinoziste ouvre la voie d’une émancipation dégrisée qui, comme le disait Althusser, « ne se raconte plus d’histoires », ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle renonce à faire l’histoire. Jacques-Olivier Bégot 7 AV R I L ) . VIII ARTS Un peintre méconnu : Alberto Savinio À LIRE Miniature, portrait de l’intimité, de Jacqueline du Pasquier, préface d’Emmanuel de Waresquel. Norma Éditions, 254 pages, 65 euros. frappés d’abstraction tel son Prométhée. Il y a chez lui une poésie plastique qui procède par collages d’éléments a priori peu conciliables (il n’est que de voir son Apocalypse de Jean, 1929, ou la Bataille de centaures, 1930). Ses figures sont parfois des formes aberrantes et oniriques. Dans ndrea De Chirico (1891-1952), le frère d’autres toiles, il joue sur des contradictions cadet de Giorgio De Chirico, a pris pour purement plastiques et saugrenues comme dans nom d’artiste Alberto Savinio. S’il est bien connu en France comme écrivain (la plus le Fantôme de l’Opéra (1929) ou l’Île précieuse grande partie de son œuvre littéraire a été tra(1950). Le rêve, le jeu, l’humour, l’aberrant et duite), il reste inconnu comme compositeur l’incongru sont quelques-uns des ingrédients (même si Apollinaire l’avait encensé avant la majeurs de sa peinture. Parfois, des oeuvres Grande Guerre) et comme peintre. Il est vrai comme l’Abandonné ou le Monument, 1929 qu’il n’a pas participé à l’aventure de la « peindonnent l’impression que ses compositions sont ture métaphysique » quand Giorgio décide de des jouets plastiques. Il a aussi le goût de la fable créer un groupe à Ferrare en 1917. Mais son et du détournement : en 1931 il change Renaud premier ouvrage, Hermaphrodito, paru un an et Armide en bêtes de basse-cour et en 1945 sa plus tard, s’inscrit cependant dans cette optique. Mademoiselle Centaure, porte un chapeau très La belle exposition du palais royal de Misingulier sur un visage de toute jeune femme qui lan, même si elle n’a pas vocation d’être une rend le mythe infantile et drolatique. Surréaliste rétrospective en bonne et due forme, permet sous un certain aspect, c’est vrai et André Breton de se faire une idée assez précise de ce qu’il a l’a salué comme tel encore en 1950, Savinio ne se entrepris comme peintre, dessinateur et aussi rapproche que d’un seul microcosme pictural, Le Rêve du poète, d’Alberto Savinio, 1927. comme décorateur de théâtre. Présentée par celui de son frère. Mais avec de vastes difféthèmes, elle permet de comprendre aussitôt que la mythologie est sa rences. Le Consul romancier (1927) et le Rêve du poète (1927) montrent principale source d’inspiration, ainsi que la Grèce où il a vu le jour. Ses à quel point il pense la littérature comme soubassement et parfois sujet compositions mettent en scène des dieux et des héros, mais toujours avec de son art, ce que ne fait pas De Chirico, qui préfère rêver à Rubens ou un décalage sensible et une pointe d’humour. De plus ses figures sont sou- pasticher les maîtres d’autrefois. Mais Savinio n’en est pas moins un vent monumentales et disproportionnées, comme les géants nus au torse aussi grand artiste et on peut déplorer que cette exposition ne soit pas gigantesque et à la tête minuscule (Hommes nus, le Retour, Découverte présentée en France. d’un monde nouveau en 1929) ou placés dans un décor surréel et même Gérard-Georges Lemaire « Alberto Savinio », Palazzo reale, Milano, jusqu’au 12 juin 2011. Catalogue : Il Sole 24 Ore, 224 pages, 39 euros. DR A L’envoûtant Odilon Redon Odilon Redon, au Grand Palais jusqu’au 20 juin 2011. Catalogue : RMN, 440 pages, 49 euros. E nvoûtante l’exposition d’Odilon Redon ? Indiscutablement. Sous un éclairage tamisé se déploie un monde en constante métamorphose, où le réel et les fantasmes créent des images d’êtres « impossibles », extravagants. Ainsi, on se trouve face à face avec l’image la plus connue de l’artiste, l’Araignée souriante de 1881, un animal monstrueux, doté d’un céphalothorax sur lequel s’articulent cinq paires de pattes et d’un « visage » anthropomorphique dont la grimace découvre des dents effrayantes. Ailleurs, ce sont des hybrides – mi-végétaux, mi-animaux –, de formes de vie primitive, dont l’engendrement semble échapper à tout contrôle. Non pas que l’artiste soit insensible à son temps. On connaît ses liens avec le botaniste Clavaud, qui lui révèle le microscope et le mystère de l’infiniment petit. Mais, avant tout, les créatures imaginaires qui grouillent dans ses travaux graphiques sont en rapport avec la publication, en 1859, de l’Origine des espèces de Darwin. Cette théorie bouleverse la conception que la science se faisait de la vie : l’évolution ne se déroule pas selon un processus linéaire, mais n’est qu’une succession imprévisible de diversifications. Univers sombre, inquiétant, bref les Noirs est le titre donné par Redon à l’ensemble des fusains et des lithographies qui constituent l’essentiel de sa production jusqu’en 1895. Cette partie, la plus intense et la plus intrigante de l’œuvre, est présentée au Grand Palais parmi quelques 180 travaux. De fait, même si Redon reste, comme ses confrères, un illustrateur fécond (Mallarmé, Baudelaire Huysmans), son univers offre une iconographie personnelle qui faire naître l’irrationnel et suit « la logique du visible au service de l’invisible ». On reste ébloui en vue des Origines (1883), troisième album de lithographies et dont Redon, poète autant que peintre, rédige les légendes. (« Quand s’éveillait la vie au fond de la matière obscure il y eut peutêtre une vision première essayée dans la fleur, le polype difforme flottait sur les rivages, sorte de cyclope souriant et hideux. ») Lorsqu’il adopte, dans la période suivante, le pastel et l’aquarelle, Redon emploie également ces techniques au service d’une cosmogonie subjective. Moins sombre toutefois. Par sa volonté d’ouvrir le champ de la peinture de chevalet, de transgresser la frontière entre les arts appliqués et les arts réputés « majeurs », le peintre pratique les arts décoratifs. Ses derniers grands formats (le décor mural du château de Domecy – 1901 – montré dans son intégralité) offrent des espaces idylliques où règne une harmonie parfaite. En quête d’une pureté absolue, l’œuvre colorée de Redon oscille sans cesse entre deux extrêmes, enchantement ou kitsch. ITZHAK GOLDBERG Le Parmesan aux Beaux-Arts de Paris Parmesan, dessins et gravures en clair-obscur, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris, jusqu’au 6 mai 2011. Catalogue : Carnets d’études n° 19, 160 pages, 22 euros. L ’École des Beaux-Arts de Paris possède une collection extraordinaire de dessins et de tableaux. L’un des vœux des fondateurs de l’Académie avait été, au XVIIe siècle, de constituer un ensemble d’œuvres servant d’exemple aux élèves et aux amateurs d’art. Depuis lors, elle a pieusement recueilli toutes ces œuvres, mais jamais un musée ne les a rendues accessibles au public. Par bonheur, une exposition soulève un bout du voile et nous révèle des merveilles comme ces papiers du Parmigianino (Francesco LES LETTRES Mazzola, 1503-1540). De sa brève existence (Vasari affirme que le Parmesan a succombé à sa mélancolie, comme le rappelle Françoise Viatte dans la préface du catalogue), il nous a laissé des merveilles comme les décorations de Rocca Sanvitale à Fontanellato, la Vierge au long cou et la Conversion de Saint-Paul. Si ses œuvres peintes sont peu nombreuses, il a laissé un plus grand nombre de dessins. Ils sont souvent petits, presque traités comme des miniatures (ce qui fait songer à son autoportrait où l’on distingue son visage dans un miroir). Le buste de femme et le visage de Marie, manifestement des études préparatoires, sont des chefs-d’œuvre : à la précision du trait s’allient une tendresse et une finesse inégalées. On a voulu faire de lui l’un des champions du maniérisme naissant. Ce n’est F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2011 (S qu’en partie vrai car il demeure ancré dans une solide tradition classique, qu’il dépasse par un raffinement rare dans l’expression corporelle ou de la tête du sujet. Son étude pour une Vierge à l’enfant en est la traduction la plus pure : l’originalité de son style est appuyée par une solide culture picturale. Et il faut remercier des graveurs comme Rossigliani, Ugo da Carpi ou Antonio da Trento de nous avoir fait connaître des ouvrages disparus. Son Diogène, son Saturne et son Adonis et la nymphe Echo sont de purs bijoux esthétiques. Cette exposition n’est à manquer à aucun prix car elle fait apparaître l’extraordinaire talent d’un artiste de la toute fin de la Renaissance qui a eu l’audace de tenter une autre forme d’art. P récieux à plus d’un titre, l’ouvrage de Jacqueline du Pasquier nous introduit à cet art si peu connu de la miniature. Écrit avec beaucoup de soin et de finesse, il ne se veut pas exhaustif, mais capable de fournir les principaux éléments pour avoir une bonne connaissance des techniques et des œuvres. De plus, elle montre comment la miniature a été utilisée dans la littérature. Elle débute par Balzac, l’écrivain qui a sans doute le plus souvent utilisé ce curieux objet intime, en particulier dans Splendeurs et misères des courtisanes et dans Honorine. Mais Stendhal s’en est lui aussi entiché. Madame de Lafayette l’avait déjà introduit dans son roman : le duc de Nemours s’empare en cachette du portrait de la princesse de Clèves. Ensuite, elle retrace l’histoire de la miniature en Europe, qui a connu son heure de gloire, sinon son origine, à l’époque d’Elizabeth en Angleterre et à celle de Catherine de Médicis en France avec François Clouet, qui anoblit cette pratique dont l’un des premiers praticiens de valeur fut Jean de Paris, à la fin du XVe siècle. Enfin, elle nous fait découvrir les plus valeureux peintres dans ce domaine. Parmi eux, je citerai Rosalba Carriera, grande portraitiste et pastelliste du XVIIIe siècle, qui apprit son métier en décorant des tabatières. Quand on referme ce livre, on est en mesure de regarder avec un œil neuf et curieux cet art qu’on a jugé mineur et anecdotique. Au point d’en devenir un amateur ! Écrits, de Barnett Newman, traduit par J.-L. Houdebine, Macula, 544 pages, 32 euros. L a publication des pages écrites par le grand artiste abstrait Barnett Newman (19051970) est un événement de poids. Ce qui surprend le plus, c’est sa curiosité, son ouverture d’esprit, mais aussi sa volonté de se battre pour ses idées esthétiques, parfois avec les armes de la polémique. On y découvre d’abord la singularité de sa démarche : il s’intéresse à des artistes insolites, comme le Mexicain Tamayo, l’artiste figuratif Thomas Hart Benton, qu’il a connu en 1937, ou à l’art amérindien, comme l’a fait Mark Rothko. Plus singulier encore son intérêt poussé pour le poète Jules Laforgue et ses réflexions sur l’art et pour Roger Fry, le grand théoricien de l’art, qui est devenu un des peintres du groupe anglais du Bloomsbury. Encore plus étonnante sa longue étude sur Kropotkine, le grand anarchiste russe, qu’il a rédigée à la fin des années soixante à l’occasion de la réédition de ses écrits. En somme, de cette anthologie de textes de toutes sortes (essais, entretiens, déclarations, note de travail, etc.) émerge une image bien différente de celle qu’on s’est forgée de cet artiste à travers une œuvre exigeante, radicale et apparemment formaliste. À ce propos, dans son article sur le sublime (1948), il met l’accent sur les limites de l’art moderne, encore prisonnier des problématiques de l’art d’autrefois, mais aussi de l’art abstrait géométrique, limité par ses perspectives théoriques. Ses idées sont souvent caustiques et anticonformistes : il s’en prend à l’isolationnisme américain (écrit en 1942, mais pas publié à l’époque !) et il critique l’art européen, ayant la conviction que c’est en Amérique, grâce à des artistes libérés du poids du passé, que « nous pouvons créer un art sublime ». Richement illustré, augmenté de notes critiques sur son travail par Yves-Alain Bois ou Pierre Schneider, cet ouvrage oblige le lecteur à avoir une vision très différente de l’art américain de l’après-guerre et surtout de ce créateur hors du commun. Justine Lacoste Georges Férou U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . IX ARTS / CINÉMA Axelle Ropert : un idéal d’art classique Scénariste des films de Serge Bozon, critique de cinéma (elle fut notamment la corédactrice de la Lettre du cinéma), Axelle Ropert a réalisé à ce jour un moyen métrage, Étoile violette (2006), et un long métrage, la Famille Wolberg (2009). Ces deux œuvres intimistes et insolites qui racontent, entre sourire et gravité, la fragilité et la solitude des êtres face à la violence quotidienne de la vie, imposent un cinéma subtilement décalé, très écrit, à contre-courant des films d’auteur français, cherchant moins à filmer le contact de la réalité que sa stylisation romanesque. Comment êtes-vous passée de l’Étoile violette à la Famille Wolberg ? Axelle Ropert. Je suis un peu « truffaldienne », c’est-à-dire que je fais mes films les uns contre les autres. Ma nature me conduit à ne pas aimer ce que je viens de faire ; je renie l’Étoile violette, je renie la Famille Wolberg. Je voulais que ce film soit beaucoup plus vivant, trivial, contrasté, exubérant et moins contemplatif que ne l’était le premier. Je n’y suis pas totalement arrivée ; j’ai l’impression qu’une gangue générale demeure. Elle est certainement due à l’usage du Cinémascope ou à cette très belle lumière qui glace un peu les personnages, mais aussi aux dialogues qui constituent une contrainte assez forte. Je ne suis pas encore parvenue à réaliser mon idéal : un film à la fois foisonnant et très écrit mais paradoxalement débarrassé de tout carcan littéraire. La Famille Wolberg a retrouvé de la vie grâce à ses acteurs : François Damiens et Valérie Benguigui viennent de la comédie, ils ont des corps de chair. Pourquoi avoir choisi le scope, une photo très stylisée et beaucoup de dialogues ? Axelle Ropert. Je n’ai pas choisi le scope pour rendre les choses monumentales ou splendides, ou même pour me rapprocher de manière nostalgique du cinéma américain. La Famille Wolberg risquait d’être un huis clos psychologique absolument étouffant dans la mesure où le scénario était constitué de très longues scènes dialoguées relatant les états d’âme des personnages : pour moi, c’est l’une des définitions possible de l’horreur. Pour que le film ne soit pas irrespirable, j’ai pris la décision de l’aérer au sens propre : j’ai élargi l’espace, donné du champ derrière les acteurs. Le Cinémascope est un format très large qui laisse respirer les images à l’écran et crée un horizon autour des personnages. Je n’apprécie pas vraiment le cinéma excessivement dense, étouffant et resserré d’un cinéaste comme Bergman. Ses personnages névrosés et sans fantaisie, enfermés dans une maison austère sur une île battue par les vents, me font fuir. Sur le plan du récit, je préférerais me rapprocher de Dickens : son sens de la pitié et de la compassion m’a beaucoup marquée. Il a une manière absolument déchirante de créer des personnages victimes de l’acharnement de la vie et de la société. Pourtant, par-dessus cette arête vive des trajectoires, il y a l’art qui procure un apaisement souverain. J’ai essayé de retrouver cette impression dans la Famille Wolberg, sans doute à mon corps défendant : j’espère que le spectateur ressent à la fin du film un sentiment de quiétude qui adoucit la violence de la vie. Pour ce film, j’avais pour modèle un film méconnu de Richard Quine, Liaisons secrètes (Strangers When We Meet, 1960), qui a offert à Kirk Douglas l’un de ses rares bons rôles. L’histoire se passe au bord de la mer, à San Francisco, mais raconte des situations d’adultère assez glauques. Le scénario est assez bergmanien : il y est question de ressentiment, de jalousie sexuelle, de frustration, de femmes au foyer malheureuses, de maladie. Pourtant, sa mise en scène est totalement antibergmanienne, le film respire grâce au Cinémascope : il y a du vent, de l’espace, de vastes arrière-plans. C’est quelque chose que je retrouve également dans le Chevalier des sables, de Vincente Minnelli (The Sandpiper, 1965) : la mise en scène, grâce à la mer déchaînée, au sable, à la lumière du Pacifique, réussit à redonner de la vie au film, malgré des situations psychologiques étouffantes, toujours au bord de l’hystérie, et des personnages enfermés sur eux-mêmes. Quels ont été vos choix de mise en scène pour créer de l’espace ? Axelle Ropert. Mon obsession était de créer des horizons, de laisser voir des paysages. Je n’apprécie pas beaucoup les rares moments du film où les acteurs sont écrasés contre des murs, cela me fait frémir. Je préfère lorsque quelque chose vibre derrière eux. Ma chef opératrice veillait donc toujours à ce qu’il y ait des portes ouvertes dans les arrière-plans. Nous avions remarqué ce procédé dans les films de Richard Quine : il crée toujours des perspectives sur les côtés. Par exemple, lors d’une scène dans une chambre à coucher, la porte de la salle de bains est ouverte et laisse deviner un miroir pour animer le plan et permettre une circulation dans l’espace. J’ai essayé de recréer ça. D’une manière générale, j’ai évité les gros plans, car j’aime que les personnages soient inscrits dans un décor. Le système des champs-contrechamps m’a aussi permis de multiplier les arrière-plans derrière les personnages. Pour moi, cette figure stylistique n’est pas seulement fonctionnelle, c’est un art du montage et de la respiration. Dans la Famille Wolberg, je ne transgresse ce principe qu’à un seul moment, lors de la scène au bord de la piscine entre les deux hommes : la caméra compose un panneau flottant entre les deux personnages. Elle marque une trêve alors qu’auparavant le champ-contrechamp m’avait surtout servi pour les conflits. Il y a de votre part une recherche d’harmonie et de sérénité. Axelle Ropert. C’est un idéal d’art classique auquel je suis très sensible : il n’est pas tellement propre au cinéma français mais plutôt attaché au cinéma classique américain. C’est sans doute aussi pour cela que Rohmer me semble le plus grand cinéaste français : il y a chez lui une sérénité admirable qui constitue pour moi la qualité suprême de l’art. Je n’ai aucune fascination pour la figure moderne du cinéaste ou de l’artiste tourmenté qui n’arriverait à créer que dans une situation de conflit, d’agressivité, de tyrannie, de névroses extrêmes et dont les modèles les plus beaux seraient Maurice Pialat ou Jean Eustache. Rohmer, qui entretenait un climat de civilité sur ses tournages, est pour moi beaucoup plus énigmatique que Pialat, qui faisait des coups tordus à ses acteurs. Il s’agit peut-être aujourd’hui d’une conception un peu désuète. Votre cinéma semble évacuer toute dimension sociale et politique. Axelle Ropert. C’est un regret et une faiblesse qui sont en partie liés à des contraintes de production. Le scénario de la Famille Wolberg était beaucoup plus détaillé sur l’activité et le quotidien d’un maire d’une petite ville. Pour des raisons d’économies, j’ai dû couper les parties où on le voyait parmi ses concitoyens. J’ai une très grande admiration pour le cinéma politique, mais pour l’instant, je ne sais pas en faire. Je viens d’un horizon littéraire, spéculatif et cinéphile, en prise directe avec la vie par le biais des sentiments ; d’un simple point de vue autobiographique, filmer la société, le travail et des conflits politiques est très éloigné de mon univers. Entretien réalisé par José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp CHRONIQUE PHOTOGRAPHIQUE DE FRANCK DELORIEUX « Agrandissez la ruine, et avec elle la nation qui n’est plus » Détroit, vestiges du rêve américain, Yves Marchand et Romain Meffre, Éditions Steidl. 227 pages, 88 euros. L e mot ruine évoque, immédiatement, telles colonnes doriques aux chapiteaux que le vent menace ou tels morceaux de muraille d’un château médiéval qui ne sait plus se défendre contre le lierre – mille peintures, plus encore de dessins et mille poèmes ont fixé ces images d’un temps qui, toujours douloureux, passe. Car les ruines, c’est une évidence, nous ramènent toujours au temps assassin et nous invitent, selon l’humeur et l’esprit, à des méditations métaphysiques ou historiques. « Le bel aujourd’hui », pour reprendre Mallarmé, produit aussi ses ruines, et les bâtiments de la modernité peuvent, eux aussi, être déchirés « avec un coup d’aile ivre ». Ivresse d’un rêve renversé, chu comme la carafe d’un vin faux que tous n’ont pas eu le temps de boire : le rêve américain et sa grandeur de monnaie, son capitalisme qui, tel un scorpion, s’est planté dans le thorax le dard de sa queue vénéneuse provoquant une crise qui jeta hors de leurs foyers tant d’hommes et de femmes. Une ville est devenue fantôme: Détroit où ne rôdent plus, spectres goulus, que les récupérateurs de matériaux. La ville est morte, entraînant dans la rue, loin, ses habitants. Il n’est pas que les « superbes demeures » qui soient vides. Les modestes pavillons des familles qui rêvaient d’un petit confort, comme les édifices religieux, les salles de sport, les gares, les stades, les écoles, les bibliothèques, les commissariats, les hôpitaux, les théâtres, les piscines, les prisons, les ateliers, les galeries marchandes, les cabinets de dentiste, les banques, les usines, tout, oui, toute une ville ne se remplit plus que de débris, de courants d’air, de verres brisés, d’amertume et de désespoir. On connaît l’histoire de cette crise, est-ce le lieu pour le rappeler? Je citerai simplement Thomas LES LETTRES F R A N Ç A I S E S J. Sugrue, dans son introduction au livre Détroit, vestiges du rêve américain, d’Yves Marchand et Romain Meffre : « Les usines désaffectées, les écoles étrangement vides, les maisons en train de pourrir et les gratte-ciel délabrés qu’Yves Marchand et Romain Meffre racontent dans les pages qui suivent sont les artefacts de l’étonnante ascension de Détroit vers le statut de capitale mondiale du capitalisme et de sa descente encore plus extraordinaire vers la ruine. Un lieu où la frontière entre le rêve américain et le cauchemar américain, entre la prospérité et la pauvreté, entre le permanent et l’éphémère, est puissamment et douloureusement visible. Aucun endroit n’incarne davantage les forces créatrices et destructrices de la modernité que Détroit, passé et présent. » Yves Marchand et Romain Meffre ont photographié ces ruines. Ils nous en donnent des images qui ne sont pas de simples illustrations d’un cataclysme mais des œuvres. Devant leurs images, « nous attachons nos regards, pour citer encore Diderot, sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais ; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. À l’instant, la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus ». Feuilletons l’album et arrêtons-nous sur quelques photographies – au hasard, puisque toutes, d’une parfaite et égale qualité, seraient à détailler. Les pages font alterner vues d’ensemble, rues et architectures dans leur entier que ce soit de grands buildings ou de petites maisons, vues d’intérieur et vues de détails comme ces chemises de policiers, couvertes de gravats et de poussière dans leur vestiaire effondré, ou le réfrigérateur ouvert de la suite d’un hôtel qui montre encore des œufs, une bouteille de jus de fruit et de la bière. Chaque fois, le cadrage, s’il joue parfois à monumentaliser, sans gigantisme, tel ou tel bâtiment, impose une vision précise de chaque lieu qui en révèle sa parfaite essence, avec . A V R I L 2011 ( S U P P L É M E N T À L un jeu sur la perspective qui donne une profondeur tant visuelle que sémantique. Dans ces photographies où la couleur n’est plus qu’un relief de vie, où elle est utile pour rappeler que ces endroits ont été vivants, la poussière gagne le ciel, en teintes de gris. Le gris et le blanchâtre dominent l’image légendée Detroit Public Book Depository : une vaste salle à colonnes de béton est jonchée de papiers comme la vague qui submerge et engloutit. Le décentrement du point de fuite, marqué par trois fenêtres, provoque une dynamique, entraîne vers un ailleurs, de même que cette image d’un présent immédiat porte lourdement son futur où le papier sera définitivement rongé et le béton écroulé. Yves Marchand et Romain Meffre ne se cantonnent pas dans la photographie documentaire : ils font entrer dans le temps, si pesant et pourtant si tragiquement fluide, comme on le voit dans les séries de petits pavillons – témoignage d’une architecture qui ne sera plus –, que le cadrage rigoureux enferme dans un « je fus, je suis, je ne serai plus ». Rien mieux qu’un théâtre avec scène, coulisses, gradins, ors lourds et plafond peint pour donner une métaphore de la condition humaine, l’image est commune, et les théâtres en ruine, l’United Artists Theater et son style Spanish Gothic par exemple, ou le National Theater, ou l’Adams Theater, ou…, ne sont plus que des cadavres en putréfaction dont les peintures craquelées évoquent les peaux qui se déchirent et les rideaux en loques, des lambeaux de chair qui tombent. Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre ont une haute valeur morale et une haute valeur politique mais aussi une très grande et très forte qualité esthétique – et c’est très certainement ce qui leur donne une haute valeur morale et une haute valeur politique – comme s’ils avaient suivis l’injonction de Diderot à Hubert Robert : « Agrandissez la ruine, et avec elle la nation qui n’est plus. » ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . X THÉÂTRE / MUSIQUE Une exceptionnelle réussite A vec une tranquille et discrète détermination, la jeune metteur en scène Célie Pauthe est en train de s’installer à l’une des toutes premières places de la scène théâtrale française. Hors de tout effet de mode, sa mise en scène de Long Voyage du jour à la nuit, du dramaturge américain Eugène O’Neill disparu en 1953, nous le confirme avec force. Si le premier acte du metteur en scène consiste à choisir avec pertinence l’œuvre qu’il entend présenter, alors Célie Pauthe, suivant en cela le conseil que lui avait donné Alain Ollivier, dont elle a été l’assistante et à qui elle dédie le spectacle, a eu la main heureuse. La pièce d’O’Neill, plus connue sous le titre de Long Voyage vers la nuit – mais le changement opéré par la traductrice, Françoise Morvan, est comme souvent juste et pertinent –, avantdernière œuvre de celui qui est considéré comme le « père » du théâtre américain contemporain, enserre dans ses mailles pour les nouer à tout jamais roman (si peu romancé) familial et destinée tragique. Toute chose présente dans l’ensemble de son œuvre (dans Le deuil sied à Électre ou Le marchand de glace est passé, pour ne citer que deux exemples), forte d’une quarantaine de pièces. Pour cette tragédie à quatre personnages avec un quatuor familial composé du père – acteur qui a eu son heure de gloire mais a préféré assurer ses arrières (c’est un grippe-sous) et renoncer à une carrière artistique digne de ce nom en jouant jusqu’à plus soif une médiocre pièce à succès –, de la mère – morphinomane – et des deux enfants, l’un, le cadet, double de l’auteur, journaleux à ses heures et poète atteint de tuberculose, fondements mêmes du texte d’O’Neill qui et l’autre alcoolique (juste un peu plus viennent ainsi à la surface, un texte qui outreque les autres mâles de l’histoire), Célie passe largement tout réalisme, comme c’est Pauthe a accompli avec une rare sûreté souvent le cas chez lui, et comme l’avait parle deuxième acte de tout grand metteur faitement saisi et montré Matthias Langhoff, en scène digne de ce nom : le choix d’une il y a déjà presqu’une vingtaine d’années, distribution hors pair. Avec Alain Libolt, dans sa superbe mise en scène de Désir sous le père, Philippe Duclos le cadet, Pierre Baux le fils aîné auxquels il faut ajoules ormes à laquelle étrangement le travail de ter Anne Houdy, la servante, tous plus Célie Pauthe renvoie. Là aussi le réalisme est que parfaits, d’une rigueur étonnante, subtilement décalé. À tous les niveaux, que entourant, tournant autour de Valérie ce soit celui du jeu ou celui de la gestion du Dréville tout simplement sublime dans le temps dans un espace intelligemment imaginé rôle de la mère. Il est rare de trouver une par Guillaume Delaveau et qui concentre telle cohérence, registres de jeu des uns différents lieux en un seul unique, celui de et des autres au même diapason, dans la tragédie. Un lieu que viennent hanter des un chant, une choralité où pas une seule fantômes : « Tout était irréel, comme si j’étais note (une seule syllabe) n’est négligée, un fantôme né d’un brouillard », constate l’un proférée dans une tension de tous les des personnages. Ceux-ci sont bien des « créainstants. À l’évidence, dans sa direction tures du brouillard » : ils baignent ici dans d’acteurs, Célie Pauthe n’a rien lâché. une atmosphère à la Strindberg, qu’O’Neill Elle a trouvé en Valérie Dréville la coappréciait particulièrement – tout comme médienne idéale qui a toujours œuvré Célie Pauthe, semble-t-il –, à la recherche de Philippe Duclos et Valérie Dréville. dans cette même direction de travail. Il leur identité propre. faut la voir interprétant les deux aspects de la personnalité d’une Long Voyage du jour à la nuit se développe sur quatre heures femme d’abord en manque, s’évertuant à paraître « normale », de temps qui passent comme un souffle. Testament de l’auteur puis sous l’emprise de la drogue, passant d’un état de conscience écrit avec « ses larmes et son sang », c’est une œuvre de première à un état sous influence avec une sorte de netteté dans le trouble grandeur que l’on est heureux de redécouvrir. Il faut en remermême. Diction et gestuelle d’une grâce sèche à l’unisson. Tous cier Célie Pauthe et l’équipe exceptionnelle qu’elle a réunie parviennent à mettre au jour l’ambivalence des sentiments des pour l’occasion pour ce qui est, sans aucun doute, à ce jour, le uns par rapport aux autres, amour et haine subtilement tressés. meilleur spectacle de la saison. Je le répète, c’est tout simplement admirable. Car ce sont les Jean-Pierre Han E. Carecchio Long Voyage du jour à la nuit, d’Eugène O’Neill. Mise en scène de Célie Pauthe. Théâtre de la Colline à Paris. Jusqu’au 9 avril à 20 heures. Tél. : 01 44 62 52 52. Le vieil homme et la mort Adagio (Mitterrand, les secret et la mort), d’Olivier Py. Mise en scène de l’auteur. Théâtre national de l’Odéon. Jusqu’au 10 avril, à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40. L e titre et le sous-titre du dernier spectacle d’Olivier Py ne sauraient être plus explicites : Adagio (Mitterrand, le secret et la mort). Soit un mouvement musical lent, et le spectacle effectivement est construit comme une œuvre musicale, avec ses différents motifs, à partir et autour de la personnalité de François Mitterrand, personnage évoqué dans sa dimension théâtrale, un Mitterrand saisi la dernière année de sa vie, en 1995 (il décédera en janvier 1996), dans son face-à-face secret avec la mort qui le ronge depuis longtemps et dont il a eu connaissance dès la première année de son élection en 1981. Ce n’est donc pas tant l’homme dans sa dimension politique (même si celle-ci est liée à son intime), pas plus qu’une évocation d’un pan de notre histoire dont il est vraiment question dans ce spectacle (s’il en était ainsi, le spectacle serait décevant), que de l’appréhension de la mort par un homme exceptionnel. À partir de cette donnée, et à partir de cette donnée seulement, l’Adagio d’Olivier Py se développe, accompagné par le Quatuor Leonis présent sur scène, de façon passionnante. Dans une scénographie signée Pierre-André Weitz qui assume également la conception des costumes et du maquillage, d’une justesse inouïe, grandes et somptueuses marches couvrant toute la largeur de la scène et menant à un gigantesque mur de livres qui laissera lentement la place à un décor ouvrant sur une nature décharnée avant de disparaître à la fin pour laisser la place à un escalier se terminant à l’infini, crypte ou tombeau égyptien dont il est question dans la bouche même du personnage principal. Oui, le décor renvoie à tout cela à la fois. Mitterrand ne quittera pas une seule seconde cet espace que l’ombre recouvre déjà. Les autres personnages, Badinter, Lang, Séguéla, Védrine, Kouchner, et même Anne Lauvergeon, Marguerite Duras ou Danielle Mitterrand… bien d’autres encore, n’étant que des marionnettes (et traitées quasiment comme telles), simples faire-valoir de l’homme aux portes des ténèbres. Alors, espaces et temps mêlés, reviennent de séquence en séquence les épisodes (les plus marquants) d’une vie sur le point de disparaître. Olivier Py (masse énorme de documents à disposition : Mitterrand, outre ses propres écrits, a suscité une littérature plus qu’abondante) a tressé une pièce mêlant documents véridiques, paroles, discours… du grand homme avec ce qui est de l’ordre de la fiction pure, et ce qui est de l’ordre de ses propres préoccupa- Michaël Levinas enchante Kafka I l ne faut pas prendre Franz Kafka au sérieux et pourtant… Michaël Levinas s’en est emparé… à la suite de Philippe Manoury, György Kurtag ou Mauricio Kagel. Michaël Levinas a créé à Lille (le 13 mars dernier) une adaptation très convaincante de la Métamorphose avec un livret d’Emmanuel Moses qui a pris la suite de Valère Novarina, lequel avait déclaré forfait en laissant toutefois un petit texte énigmatique concernant le sacrifice d’Isaac assimilé au martyre de Grégoire ! Le tout est mis en scène par un Stanislas Nordey inspiré, enrichi par la scénographie d’Emmanuel Clolus, les costumes imaginatifs de Raoul Fernandez et les lumières interventionnistes de Stéphanie Daniel. On connaît le changement de Grégoire Samsa. en cancrelat, insecte invisible sur la scène sauf en calligraphie sur LES LETTRES les murs, mais sacrément sonore par la voix du contre-ténor Fabrice di Falco traitée par l’électronique de l’Ircam et Benoît Meudic. L’Ensemble belge bien connu Ictus assurait l’accompagnement instrumental sous la direction méticuleuse de Georges-Elie Octors. Les personnages principaux sont tenus et chantés par la soprano Magali Léger, véritable icône du compositeur. Un créateur captivé par les rapports complexes du sens et du son, en particulier au sein de la langue française (M. Levinas chante Aragon et a également adapté les Nègres, de Jean Genet). La beauté qui se dégage de cette œuvre au thème terrifiant tient à une réalisation aboutie et soignée de Stanislas Nordey et aux splendeurs du cantabile qui baignent une partition qu’on aurait imaginée autrement chaotique, morcelée et déroutante. Le texte original est raccourci au bénéfice F R A N Ç A I S E S . A V R I L J.-P. H. À ÉCOUTER de la musique ; c’est une sorte de madrigal qui réussit cependant à incarner la marginalisation absolue, prophétique de Grégoire Samsa. La dislocation de sa famille, mère qui s’évanouit à sa vue et père largué dans sa position de pater familias, est parfaitement rendue. La maladie, le handicap sont également au cœur de cette parabole où l’on peut percevoir le début de la pornographie du XXe siècle, dans une sorte de désintégration de la figure de l’humain, qui est une donnée majeure du même XXe siècle. Les marionnettes incarnant le fondé de pouvoir et les trois locataires sortis d’un improbable théâtre yiddish accentuent le côté parodique de l’ensemble. Certains lecteurs ont ri de Franz Kafka, à commencer par lui-même. Rire dans les pleurs. On les comprend ! Michaël Levinas y voit un vertige. 2011 (S tions. On ne s’étonnera guère de le voir ainsi aborder avec gourmandise les questions de la spiritualité, de l’âme, de l’infini… Paroles de Mitterrand à l’appui : « Comment mourir ? Au moment de la plus grande solitude, le corps rompu au bord de l’infini, un autre temps s’établit, hors de mesures communes »… ou encore « Jamais peut-être le rapport à la mort n’a été si pauvre qu’en ces temps de sécheresse spirituelle où les hommes pressés d’exister paraissent éluder le mystère. Ils ignorent qu’ils tarissent ainsi le goût de vivre d’une source essentielle »… C’est à cette aune qu’il faut voir ce spectacle porté de bout en bout par ce grand acteur qu’est Philippe Girard, qui retrouve de manière saisissante attitudes, gestes, débit et inflexions de voix de son illustre modèle ; il lui redonne vie de l’intérieur tout en restant dans une dimension éminemment théâtrale. O n ne saurait trop recommander les nouveaux enregistrements de Charles Koechlin par le pianiste Michael Korstick qui, avec les Heures persanes et ...des Horizons lointains... poursuit avec bonheur le travail commencé avec Des jardins enchantés qui comprenait l’Album de Liliane et Paysages et Marines. Les trois vers de Tristan Klingsor en exergue des Heures persanes indiquent clairement la pensée du compositeur : « Car le songe est plus beau que la réalité / car les plus beaux paysages sont ceux que l’on ignore / et le plus beau voyage est celui qu’on fait en rêve.» La musique de Koechlin, trop négligée jusque-là, commence à prendre sa place. Pleine de subtiles correspondances de couleurs comme chez les peintres impressionnistes, il faut la placer aux côtés de Debussy et de Ravel. Les amateurs rechercheront les enregistrements plus anciens de Christoph Keller (chez Accord) ou de Deborah Richard (chez CPO) qui font entendre différemment cette musique toute remplie de couleurs et de nostalgie. Ces questions d’interprétation qui se posent déjà indiquent bien la richesse de l’univers de Koechlin. F. E. Les Heures persanes et … des Horizons lointains…, de Charles Koechlin par Michael Korstick, 2 CD, Hänssler. Claude Glayman U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . XI Ils ont écrit et ils écrivent dans les Lettres françaises. (Suite.) Appel pour les Lettres françaises Le Temps des cerises et les Lettres françaises Je soutiens l’association les Amis des Lettres françaises Je verse : ............................................................................................................................................................................. ................................................................................................................................................................................................................... Nom : Prénom : Adresse : Tél. : courriel : Rostand Edmond Rouzeau Jean Sagaert Martine Saluce Jean Sapho Saramago José Sarde Philippe Scherchen Hermann Schérer René Schmidt Pierre-Dominique Schnell Alexander Serra Maurizio Silva Giacomo Simarik Nicolas Simon Paul W. Simonot Michel Soffici Ardengo Sokologorsky Irène Stefan Jude Susini Marie-Laure Tarby Fabien Tavolato Italo Téchiné André Thébaud Jean-Loup Thirion Antoine Thomas Marc Tillier Bertrand Tournon Paul Trévisan Carine Triolet Elsa Tylski Alexandre Tylski André Vailland Élisabeth Valentin Éric Vaneigem Raoul Vanoosthuyse Michel Viellard Marc Vigne Samir Vinci Stelio Voigt Jorinde Voltaire Vuillard Éric Wahlberg Martin Wahnich Sophie Watzlawick Helmut Weerasethakul Apichatpong Weil Kurt Weyergans François Widley Conor Zapero-Maier David Letourneux Matthieu Leuilliot Bernard Lévy-Hardy Matthieu Liscano Carlo Loncle Stéphanie Magnier Bernard Magris Francesco Marc Francine Marchand Valère-Marie Martineau Jacques Mas Arthur Masson Aurélien Masson Marie Mazauric Claude Meiksins Wood Ellen Messac Ivan Mokhtari Rachid Monod Jean-Claude Montale Eugenio Morder Joseph Moriamez Stéphane Morman Baptiste Moullet Luc Nacer-Khodja Hamid Nivet Jean-François Novati Valentina Odello Laura Palatine Anne Panopoulos Dimitri Para Jean-Baptiste Péglion Sabine Perrin Bernadette Pesson Georges Piégay-Gros Nathalie Pieiller Evelyne Pignon-Ernest Ernest Pisani Martial Pittolo Véronique Poirier Jean-François Poitevin Christian J. Porée Marc Preve Costanzo Queneau Raymond Raharimanana Jean-Luc Ralite Jack Rasle Josette Raulet Gérard Razzaq Haythem Abdul Renzi Eugenio Roman Nadia Rossignol Jean-Philippe Ducastel Olivier Ducatez Gauthier Espagne Michel Fani-Kayode Rotimi Fauskevag Svein-Eirik Fernandez Recatala Denis Ferrara Abel Fichet Alexis Fisbach Frédéric Folgore Luciano Foucault Didier Fraenkel Jacques Gailliot Jean-Hubert Galli Jean-Claude Gauthier Florence Gérard Valérie Giri Jacques Godard Didier Goffette Guy Goldberg Itzhak Gonzales-Forster Dominique Grandmont Dominique Green Eugène Guégan Jean Guillaume Antoine Guisarde Blandine Hacem Aymen Hadj-Slimane Brahim Halley Achmy Hazera Hélène Heidsieck Bernard Hougue Clémentine Huber Stéphane Jouffroy Alain Jourdheuil Jean Journiac Michel Kaiser Franz-W. Keck Frédérick Kobry Yves Koriolov Evgeni Lambertini Anna Lance Alain Larizza Olivier Laroque Didier Lartigue Pierre Laurier Blandine Le Cozannet Amélie Le Goff Jacques Leeflang Marco Lekeuche Philippe Léon Vladimir Achcar Gilbert Aeschbacher Arthur Agosti Jean-Paul Andréani Tony Appel Karel Arfouilloux Sébastien Armengaud Jean-Pierre Asse Geneviève Assous Robin Auby Danielle Babel Isaac Badiou Alain Barbier Pierre-Émile Becciu Anna Belaskri Yahia Berger John Bergman Boris Berjoint Paul Berhtollet Serge Bijak Vinci Elena Biszak Elena Blaise Pierre Blanc William Bonavita Bernard Bordier Roger Bosqué Clément Botule Louis-Henri Bouliès Vincent Boutadjine Mustapha Bozon Serge Brunon Hervé Buenzod Michel Cabanis Anne-Françoise Campa Laura Catucci Stefano Cavalier Alain Chapuis Jacqueline Charles-Roux Edmonde Collin Denis Combes Francis Comolli Jean-Louis Davis Rosa de Baecque Antoine Del Pappas Gilles Delhove Luc Denis Claire Denoyelle Françoise Deschamp Devesa Jean-Michel Dieutre Vincent du Vignal Philippe vous invitent à la présentation du Musée Grévin, de Louis Aragon ............................................................................................................................................................................. ................................................................................................................................................................................................................................ ............................................................................................................................................................................ .................................................................................................................................................................................................................... ........................................................................................................................................................................... ..................................................................................................................................................................................................................... ............................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................................... Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 7 avril 2011. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François Eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie). Correcteurs et photograveurs : SGP. . A V R I L 2011 ( S U P P L É M E N T À L avec une lecture de Pierre Barrat Lundi 11 avril, à 18 h 30 dans les locaux du Temps des cerises 47, avenue Mathurin-Moreau 75019 Paris 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected]. Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 5 mai 2011. ’HUMANITÉ D U 7 AV R I L ) . XII