Du rêve au cauchemar américain

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Du rêve au cauchemar américain
La Presse +, le 5 novembre 2016
Du rêve au cauchemar américain
(Boucar Diouf, humoriste, conteur et biologiste)
J’ai reçu d’un ami cette blague dont je ne connais pas l’auteur. Mais comme dirait feu Gilles
Latulippe, qui était un grand maître dans son art, une blague est l’esprit d’un anonyme et la sagesse
de tous les boutentrains et raconteurs d’histoires de la planète.
Voilà la blague. C’est l’histoire d’un médecin de campagne qui discute avec un vieux fermier qu’il est
venu soigner d’un bobo de travail. Pendant que le toubib examine sa main meurtrie, le vieux paysan
désireux de parler politique lui dit que Donald Trump n’était rien de moins qu’une tortue sur un
poteau. Déboussolé par l’expression, voilà le médecin qui demande au fermier d’élaborer pour
l’aider à comprendre. Quand tu trouves sur un chemin de campagne une tortue en équilibre sur un
poteau de clôture, tu sais que l’animal n’est pas monté sur le pieu de lui-même, qu’elle est arrivée à
une hauteur incompatible avec ses compétences naturelles, mais tu te demandes surtout qui est
l’imbécile qui l’a amenée jusqu’à cette hauteur.
En vérité, ce sont plusieurs acteurs qui ont combiné leurs efforts pour hisser la tortue Trump sur le
poteau de clôture.
Évidemment, il y a la part de l’argent, car Trump était l’un des plus riches, mais certainement pas le
plus clairvoyant des candidats républicains. Le deuxième acteur, ce sont certains médias de masse
dont il a garni généreusement les coffres en recettes publicitaires. Alors, comme un arbre fruitier
dont ils raffolaient des fruits, ils gagnaient égoïstement à arroser et accompagner la floraison de
Trump qui, il faut le rappeler, était déjà un expert dans le brouillage des frontières entre la télé et la
réalité.
La démocratie en crise
Mais la montée de la tortue Trump est surtout symptomatique d’un problème beaucoup plus
préoccupant. Il est en effet la pointe de l’iceberg d’une crise profonde qui secoue la démocratie
libérale américaine. En cause, le peuple, conscient de son incapacité de plus en plus manifeste de
changer les choses, a progressivement cessé de croire à son pouvoir. Pour paraphraser une sagesse
ironique, nombreux sont les gens qui croient maintenant que si la dictature est toujours restée «
fermez vos gueules », la démocratie semble être devenue « causez toujours ».
Aujourd’hui, dans certaines démocraties libérales, dont celle de nos voisins du Sud, le côté libéral a
presque avalé la démocratie et règne par procuration en télécommandant le politique. Quand,
pendant huit années consécutives, le président Obama a les mains totalement liées malgré une
sérieuse volonté de contrôler les armes à feu, c’est qu’il a affaire à plus fort que lui. [Et j’ajouterais
que le pouvoir ne se trouve pas à la Maison Blanche – R. Day]
Malheureusement, à force de crier sans se faire écouter, de se faire trahir, brandir des fausses
promesses pendant les élections, berner par les stratèges de la communication qui s’activent
continuellement à dire aux politiciens comment présenter un mensonge pour une vérité et
réemballer l’inacceptable pour tromper la population, la confiance s’est étiolée. Ce sont aussi ces
désabusés qui encouragent maintenant le bulldozer Trump à foncer sur la maison et à faire table rase
d’un système dont Mme Clinton incarne le symbole.
Si par malheur Trump est élu le 8 novembre, le Canada serait dans une fâcheuse position, car il
incarne l’antipode des valeurs canadiennes si chères au premier ministre Trudeau.
Parmi les forces du mal qui ont hissé la tortue Trump sur le poteau de clôture, il y a aussi Mme
Clinton, qui incarne profondément ces politiciens lugubres, encrassés et endémiques du système. Ses
coups bas sur la campagne de Bernie Sanders, les révélations voulant qu’elle ait reçu les questions
avant un des débats sont autant de preuves qui témoignent de son appartenance à cette tradition de
mensonge et de duperie qui ont miné profondément la confiance envers l’exercice démocratique.
Que dire aussi de ses conférences à 250 000 $ données aux puissants banquiers de Goldman Sachs et
dont elle a pris légalement toutes les dispositions pour cacher le contenu à la population. Un
comportement qui laisse indéniablement croire, comme disait l’autre, que la politique est l’art
d’obtenir de l’argent des riches et des suffrages des pauvres, sous prétexte de les protéger les uns
des autres.
Le candidat Trump est-il une incarnation ultime du rêve américain, en ce sens qu’on peut être
ignorant, inculte, vulgaire, xénophobe, sexiste, se faire louanger par le Ku Klux Klan, et devenir quand
même le président des États-Unis ? C’est ce que je pensais jusqu’à ce que le philosophe Normand
Baillargeon me dise qu’au contraire, Trump incarnait le cauchemar américain. Obligée de choisir
entre l’aristocrate dite manipulatrice et le vulgaire clown, l’Amérique est devant un double
cauchemar qui dépasse le simple cadre de cette élection ! Je suis triste pour tous les progressistes de
ce pays qui doivent désormais se mettre des sacs bruns sur la tête devant le champ de ruine laissé
par cette campagne électorale.

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