Homélie du Jeudi Saint 2011

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Homélie du Jeudi Saint 2011
Homélie du Jeudi Saint 2011
Nous avons déjà largement abordé, dans le passé, le fait que ‘‘laver les pieds'' à quelqu'un
signifie, sur le plan existentiel, accepter de se salir les mains avec la faiblesse de la personne,
avec ses limites, voir avec... son péché ! Les pieds sont, en effet, l'endroit du corps qui est le
plus en contact avec la terre, avec la poussière de notre existence. Les pieds sont, si vous
voulez, cette partie de nous qui nous relie le plus à notre humanité foncière, au ‘‘Adam'' qui est
en nous, cet homme terreux, boueux, soumis si souvent à la tentation. C'est aux pieds, en
effet, qu'aux temps du Christ les serpents, image du mal, pouvaient attaquer et mordre, à
travers les sandales.
En lavant les pieds de ses disciples, le Christ nous invite alors à grandir en amour. Il nous
invite, par là, à aimer notre prochain non seulement dans ce qu'il y a de beau, de fort, de grand
en lui, mais aussi et principalement à l'aimer au cœur de sa fragilité morale. Il nous invite à
l'aimer dans son égoïsme, par exemple, au cœur de sa lâcheté, de son infantilisme, de son
perfectionnisme, de ses névroses, de sa colère... Le rejoindre, au fond, là où lui-même pourrait
probablement avoir du mal à s'accueillir, à s'aimer et à se pardonner.
Jusque là je crois qu'on est tous d'accord. Mais ce soir, le Christ nous invite à aller encore plus
loin dans notre manière d'aimer les personnes que nous côtoyons. Il nous invite à aller encore
plus loin dans notre manière de leur ‘‘laver les pieds''.
Le Christ nous rappelle, en effet, en ce geste du lavement des pieds, que l'amour n'humilie
jamais ! Il n'humilie ni la personne qui est aimée, par le fait qu'on se pencherait sur elle ; ni la
personne qui pose l'acte d'aimer, en lui demandant de se rabaisser face à la personne aimée.
L'amour ne demande ni de se pencher sur l'autre, ni de se rabaisser devant l'autre, mais plutôt
de s'abaisser au niveau de l'autre. Et cela afin de l'accompagner à se relever.
Entendons-nous bien, alors : dans ces trois mouvements, seul le troisième, le fait de
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‘‘s'abaisser'', est de l'ordre de l'amour, tandis que les deux autres, ‘‘se pencher'' et ‘‘se
rabaisser'' entrainent la relation dans un jeu de pouvoir malsain et très souvent difficile à
déceler.
Si seulement vous saviez le nombre de personnes qui me disent souffrir d'une relation d'amour
; que ça soit au sein du couple, entre enfants et parents, ou en amitié. Elles attendent de cette
relation un sentiment d'épanouissement, bien entendu, et elles ne recueillent que de la
souffrance et de la frustration. Et sans pour autant en comprendre le pourquoi. Parfois, à la
longue, elles en arrivent même à avoir l'impression de devenir folles, et d'être complètement à
côté de leurs pompes.
En parlant avec ces personnes, je me rends compte que la plupart d'entre elles appellent
amour une relation qui est loin d'être du registre de l'amour. Combien de fois, par exemple,
nous croyons sincèrement que l'autre nous aime, tandis qu'il n'est qu'en train de se pencher
sur nous, en alimentant notre sentiment de petitesse d'une part et de l'autre en se nourrissant
de notre sentiment de mépris vis-à-vis de nous-mêmes pour se construire lui-même à ses
propres yeux. Et bien, prenons alors conscience que cela n'est pas de l'amour ! Au même titre,
combien de fois ne nous rabaissons-nous pas devant l'autre, en le laissant nous manquer de
respect, le laissant nous remette en question sur notre propre valeur, le laissant nous fragiliser
sur notre propre dignité. Et encore, nous appelons cela : amour. Mais cela non plus n'est pas
de l'amour !
Malheureusement, une fausse interprétation de la notion chrétienne de sacrifice entretien
parfois, à notre insu, beaucoup d'entre nous dans ce jeu de pouvoir, sans pour autant arriver à
mettre en mots ces abus que nous ressentons de la part des autres. Nous croyons, par
exemple, qu'ils se sacrifient pour nous, en se penchant sur notre misère, tandis qu'en réalité,
ils ne font qu'entretenir la vision mesquine que nous avons de nous-mêmes. Et nous croyons
que nous nous sacrifions pour les autres, en nous rabaissant devant leurs abus et leurs
violences, tandis que notre attitude ne les fait en rien grandir et évoluer ; au contraire, elle
nourrit leur ego et elle les entretient dans leurs sentiments de toute-puissance.
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Aimer vraiment c'est alors choisir de ne pas entrer dans ce jeu de pouvoir.
Regardons le Christ. Il peut aimer librement ses disciples, sans se pencher sur eux, parce qu'il
n'a pas besoin d'eux pour se prouver sa propre valeur ; comme d'ailleurs, il ne leur laisse pas
le pouvoir de le rabaisser, de le fragiliser sur le regard qu'il a sur lui-même, parce qu'il sait très
clairement qui il est, aux yeux de Dieu. C'est pourquoi il peut quitter sa tunique et se mettre à
genoux, torse nu devant eux, comme un esclave devant son maître.
Tout donner de ce qu'on a, sans rien perdre de ce qu'on est. Voilà quelque part ce que c'est
d'aimer !
Par là, en cette célébration du Jeudi Saint, le Christ nous invite à nous interroger sur la qualité
de nos relations aux autres. Il nous révèle que nous ne saurons aimer librement, sans glisser
dans l'abus de pouvoir en se penchant sur l'autre, ou dans le mépris de soi-même en se
rabaissant devant l'autre, que lorsque nous aurons fait d'abord l'expérience d'avoir été aimés
d'un amour libre et gratuit. Parce que l'amour ça s'apprend par mimétisme. J'aurais presque
envie de dire : dis-moi qui t'a appris à aimer et je te dirai la qualité de ton amour.
Ouvrons grands les yeux, alors, car je suis sûr que le Christ est déjà en train de nous laver les
pieds, par le biais d'une personne qui nous aime pour nous-mêmes. Cette personne, peut-être
sans le savoir, est le visage que le Christ a choisi pour nous dire la merveille que nous
sommes à ses yeux. Et cela non pas malgré notre fragilité ou nos pauvretés, mais au cœur
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même de cette fragilité et de ces pauvretés.
Etre aimés dans toute notre nudité, avec nos pieds sales ; c'est la seule expérience dont nous
avons tous vraiment besoin ce soir.
Alors, ouvrons les yeux et ne méprisons pas cet amour, même s'il nous arrive d'autres
personnes que celles que nous aurions souhaité; rappelons-nous que souvent, les cadeaux les
plus beaux, le Seigneur les emballe dans du papier journal. Sachons le reconnaitre derrière
ces visages peut-être pauvres mais aimants. Sachons l'accueillir, pour qu'il nous arrache au
registre du pouvoir pour nous introduire enfin dans le registre de l'amour authentique. Car
rappelons-nous que « l'envers de l'amour n'est pas la haine, mais le pouvoir » (Carl Jung).
Abbé Pietro CASTRONOVO - Vicaire à Saint-Martin
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