Trace, forme ou message - Le site de la Médiologie

Transcription

Trace, forme ou message - Le site de la Médiologie
RÉGIS DEBRAY
Trace,
forme ou
message?
Herbert List,
Athènes, 1937,
Collection Musée
Ludwig Cologne.
Le bipède qui enterre ses morts pose quelques
cailloux sur le lieu d’inhumation (le chimpanzé
émet des signaux, instrumente éventuellement une branche d’arbre, mais ne monumentalise rien, pas plus qu’il n’ensevelit ses
congénères). Le monument naît de la mort,
et contre elle (il en avertit les vivants, du latin
monere). Il matérialise l’absence afin de la
rendre voyante et signifiante. Il exhorte les présents à connaître ce qui n’est plus et à se reconnaître en lui (du monumentum comme
cours d’instruction civique avant la lettre).
C’est à la fois un support de mémoire et un
moyen de partage.
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L’art premier ?
L’outil par excellence d’une production de communauté. Si on appelle culture la capacité d’hériter collectivement d’une expérience individuelle que
l’on n’a pas soi-même vécue, le monument, par ceci qu’il attrape le temps
dans l’espace et piège le fluide par le dur, est l’habileté suprême du seul mammifère capable de produire une histoire.
N’importe quel étudiant en anthropologie aurait pu formuler ces vérités
premières. Comme seuil obligé de l’histoire culturelle, le « qu’est-ce qu’un
monument ? » est une question de cours. La question proprement médiologique se lève un pas au-delà (ou en deçà) : qu’est-ce que la technique fait
à la culture ? Et en l’occurrence, qu’est-ce que l’évolution des mnémotechniques (devenues considérablement plus légères et moins coûteuses, plus parlantes et portatives que le bâti ou le sculpté) a modifié quant à nos pratiques
monumentales ? Il s’agirait en somme, pour s’autoriser d’auteurs connus,
de transporter le Denkmalkultus de Riegl « à l’ère de la reproductibilité technique » de Benjamin… Quels effets ont nos nouvelles technologies de transmission et de stockage sur l’institution monumentaire, et au-delà, sur notre
faculté d’«éterniser des choses mémorables» (qu’il serait aventureux de prendre
pour un invariant universel) ? Quel rapport entre l’Éternité et la mousson,
les matériaux friables comme le bois et la pierre ? Entre l’idée de mémoire
et l’humidité de l’air ? C’est derechef du court-circuit saugrenu entre le sublime et le trivial que peut jaillir l’étincelle médiologique.
Typologie du monument
L’invention du monument comme bien collectif émerge avec la conscience
d’histoire, qui met le passé à distance du présent et permet ainsi d’objectiver en documents les créations anciennes. L’Occident moderne est le lieu où
s’est, pour la première fois, manifesté envers les ruines un intérêt désintéressé, c’est-à-dire non immédiatement lié à une plus-value généalogique ou
nationaliste ; où les traces des autres (cultures, époques ou pays) ont été valorisées en quelque sorte pour elles-mêmes. Quand l’italien Paul III, en 1534,
prend les premières mesures destinées à protéger les monuments antiques,
il le fait en romain, pour défendre sa patrie et son histoire, redorer le blason, souligner une filiation. Le XVIIIe siècle fut chez nous le moment de cette
transmutation de l’étrangeté en valeur, et d’un désinvestissement fonction-
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Trace, forme ou message ?
nel en investissement esthétique. Significative, à cet égard, la naissance quasi
simultanée de l’histoire de l’art et de l’esthétique comme discipline (avec
Baumgarten et Winckelmann) et du monument historique comme catégorie à part (avec l’abbé Grégoire et Alexandre Lenoir). Ce qui s’institutionnalise à l’échelle nationale, à Paris, en 1837, culmine à l’échelle européenne
en 1931, à Athènes, avec la première conférence internationale consacrée
aux monuments historiques. Et le « complexe de Noé » a pour ainsi dire gagné
la terre entière dans la seconde moitié de ce siècle (1972, Unesco, Convention
sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, avec cent douze
pays signataires dès 1991). Le Sud a d’autres pratiques de mémoire, non
nécessairement liées aux constructions en dur ni même aux œuvres de l’homme,
mais le fait est que la planète entière s’est convertie à la religion patrimoniale de l’Occident, quitte à élargir le champ des protections jusqu’à un patrimoine oral et immatériel qui ne figurait pas dans l’acception originaire
du mot.
Observons dès maintenant que le premier, sinon le plus nocif, des abus
monumentaux pourrait bien être celui du mot lui-même. Dans la nuit de
l’absolu, disait Hegel, toutes les vaches sont grises. Dans la nuit des lois de
protection, tout peut devenir monument, de la Vallée des merveilles à la plaque
de cheminée, des gorges du Tarn au couteau de cuisine. La catégorie juridique « monument historique » représente une conquête capitale autant qu’un
gouffre sémantique. C’est l’acte administratif du classement qui engendre
ce monument-là, lequel peut être site, objet, édifice, bien meuble ou immeuble,
bref, tout ce « dont la conservation présente au point de vue de l’histoire ou
de l’art un intérêt public ». Le mot « historique » ne doit pas non plus égarer puisque la valeur d’ancienneté n’est plus requise – des édifices des années 1950 et 1960 pouvant être labélisés « historiques » depuis Malraux.
L’usage commun également noie à l’ombre d’un mot-carrefour toutes les
variétés d’« édifices remarquables » sans autre forme de procès. Quand on
regarde tel Dictionnaire des monuments de Paris, au demeurant excellent,
ne voit-on pas en couverture un photomontage en couleur amalgamer un
monument par intention et destination comme la colonne de Juillet, un bâtiment utilitaire comme l’Opéra Bastille qui ne deviendra sans doute pas un
monument de référence, plus Notre-Dame de Paris et la place des Vosges,
qui sont, eux, bel et bien historiques – liste à laquelle s’ajouteront, dans le
corps du texte, des bâtiments à vocation industrielle ou commerciale, des
décors de restaurants, des jardins et équipements sportifs, des salles de spectacle et des ateliers d’artistes ? Beaucoup de discussions ayant le monument
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pour thème tournent au dialogue de sourds parce qu’on n’entend pas la même
chose sous le même mot. Si dans les cercles concentriques du patrimoine,
on franchit le grand cercle du « naturel » (paysages, parcs, sites, jardins, territoire rural), puis le cercle mitoyen des biens culturels (objets mobiliers et
immobiliers par destination, antiquités et objets d’art), pour en arriver au
premier cercle du patrimoine bâti, on doit encore procéder, semble-t-il, à
des distinctions capitales. Riegl s’y est essayé avec succès (monuments intentionnels, historiques et anciens, soit «tout ce qui a subi l’œuvre du temps »).
Serait-il permis de juger cette partition un peu datée et pas très claire ? Si
oui, on aimerait proposer une autre grille simplificatrice, susceptible de rendre
nos édifices les plus nobles décidables – étant bien entendu que les indécidables ne sont pas les moins intéressants. Car le pouvoir discriminant du
Monument majuscule, synthèse vague entre le singulier, le durable et le public, reste faible. On nous opposera qu’il ne faut pas faire du note à note sur
une polyphonie, en débitant en tranches le continuum patrimonial. Ce dernier est un film où le montage donne sens et couleur à chaque plan, ce qui
invalide l’arrêt sur immeuble comme entité distincte et unité discrète. Soit.
Mais mieux vaut savoir lire une partition avant d’entrer dans l’orchestre (le
solfège n’est pas brouillé avec la symphonie).
Qu’on nous permette alors de distinguer conceptuellement entre le
monument-trace, le monument-forme et le monument-message. Ils ne mobilisent pas la même qualité de respect ni d’affect : le plaisir esthétique du
regardeur n’est pas l’intérêt historique du visiteur, lequel n’est pas la morale civique du participant. Avant de voir en quoi ils se ressemblent ou se
recoupent, il n’est pas inutile de confronter l’un à l’autre ces trois idéal-types.
Dans ce schéma, l’arc du Carrousel serait un monument-message ; la pyramide du Louvre, un monument-forme ; la passerelle du pont des Arts, un
monument-trace. Si vous arrivez place de la Bastille, venant de la rue de
Lyon, vous aurez devant vous, au centre, un monument-message, la colonne
de Juillet, à votre droite, un monument-forme, l’Opéra Bastille, et, à l’angle
opposé, la brasserie Bofinger, un monument-trace (inscrit à l’Inventaire). Il
serait assez dommageable d’intervertir les sentiments : exhaler une ferveur
patriotique devant Bofinger ; tomber en admiration esthétique devant la colonne de Juillet ; et écraser une larme émue devant l’Opéra Bastille.
Le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou mythique. Il commence à la marbrerie funéraire (cippe, obélisque, enfeu, chapelle) et culmine dans le monument commémoratif ou votif. Vulnérable plus
que les autres aux intempéries mais surtout aux vendettas, au vandalisme
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Trace, forme ou message ?
ou à la destruction planifiée (Vichy jeta Jaurès dans le Tarn), il est en général surélevé et grillagé. Son propre n’est pas la valeur artistique (il y a des
«tomboramas» et des monuments aux morts en série) ni sa valeur d’ancienneté.
Il n’a d’usage autre que symbolique : stipuler une cérémonie, soutenir un
rituel, interpeller une postérité. Il aime les ponts, les passages obligés comme
sont places, portes et carrefours, les champs de bataille et les cimetières. Il
s’est pensé et a été voulu comme tel. C’est une lettre sous enveloppe dûment
adressée par une époque à la suivante. C’est le monument au sens premier,
entendu comme « marque publique destinée à transmettre à la postérité la
mémoire de quelque personne illustre ou de quelque action célèbre »
(Dictionnaire de l’Académie française, 1814). Le monument aux morts d’une
commune de France n’est pas souvent classé ni inscrit, mais c’est pourtant
ce type de construction qui noue le contrat monumental type avec les générations futures. Un magasin, une usine, un cinéma, une locomotive, un
avion, qui peuvent recevoir le label « monument historique », ne sont pas à
lire comme des messages envoyés à un récepteur virtuel ou futur.
Le monument-forme, c’est l’héritier du château et de l’église. Ce peut
être un palais de justice, une gare, une poste centrale, bref le « monument
historique » traditionnel. Soit un fait architectural, civil ou religieux, ancien ou contemporain, qui s’impose par ses qualités intrinsèques, d’ordre
esthétique ou décoratif, indépendamment de ses fonctions utilitaires ou de
sa valeur de témoignage. Peuvent se rattacher à cette catégorie parcs et jardins, cours et esplanades. C’est, si l’on préfère, le substantif de « monumental».
Le Corbusier : « Nous nommons monumental ce qui contient des formes
pures assemblées suivant une loi harmonieuse » (Une Maison – un Palais,
1928). Il peut être hors patrimoine (l’œuvre d’un architecte vivant n’est
pas, en principe, classable). C’est un édifice silencieux sans credo ni message, qui se commémore lui-même. C’est le plus souvent un bâtiment utilitaire, et contrairement au premier, qui n’a pas d’intérieur, n’appelle pas
de cérémonies particulières sur ses devants. Son titre à l’élection réside dans
son caractère spectaculaire ; il ne renvoie pas à un signifié extérieur, disonsle autoréférentiel (à l’intérieur d’un code normatif de formes architecturales). Il ne rappelle ni n’appelle. La rupture d’échelle qui le distingue de
l’environnement suffit à le mettre hors contexte. Il hiérarchise un espace,
rompt un continuum, se place en point de mire. Sa conservation n’étant
pas nécessairement d’intérêt public, sa valeur ou non-valeur patrimoniale
ne fait pas critère.
Le monument-trace est un document sans motivation éthique ou esthé-
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MONUMENT-TRACE
MONUMENT-MESSAGE
MONUMENT-FORME
Registre
la mémoire
(tradition et patrimoine)
l’Histoire
(mythe et projet)
l’espace
(urbanisme et perspective)
À valeur…
de culture
(empêcher une déshérence)
de culte
(affirmer une sacralité)
d’exposition
(présenter une œuvre)
« Lieu de mémoire » lieu d’identité
entendu comme…
(ethnologique
et généalogique)
lieu de fidélité
(religieuse ou civique)
lieu de pouvoir
(politique, économique
ou médiatique)
Fonction première
témoigner
(cela a été)
transmettre
(cela doit rester)
communiquer
(dans le moment même)
Cadre de
prédilection
le terroir (girondin)
(mémoires
vernaculaires)
la nation (jacobine
ou monarchique)
(mémoire axiale)
le supranational
(global village)
(mémoire cosmopolite)
Flèche temporelle
rétroactive
présent, passé
prospective
passé, avenir
contemporaine
présent, avenir
Se regarde…
à l’imparfait de l’indicatif
(il était une fois)
à l’optatif ou à l’impératif
(souviens-toi)
au présent de l’indicatif
(je suis ainsi)
Usage recommandé la visite
prêter attention
la cérémonie
se recueillir
le coup d’œil
sans s’installer
Culmine en
emblème…
d’une époque
(hôtel du Nord =
cinéma d’avant-guerre)
d’une permanence
(Arc de triomphe = Nation)
d’une exception
(tour Eiffel = Paris)
Milieu porteur
société civile
officialité
entreprise
L’objet doit être…
constitutif
(d’une physionomie)
démonstratif
(d’une morale)
superlatif
(d’un savoir faire)
Fonctionne…
au savoir
(il faut connaître)
au croire
(il faut avoir la foi)
au voir
(il faut bien regarder)
Paradigme
historique
moderne
(romantisme)
romain
(colonne de Trajan)
égyptien
(la pyramide)
Comment y aller
en car
(de tourisme)
en corps
(constitué)
en promeneur
(solitaire)
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Trace, forme ou message ?
MONUMENT-TRACE
MONUMENT-MESSAGE
MONUMENT-FORME
Statut du signe
(à l’origine)
« indiciel »,
la présence
(partie de la chose même)
« iconique »,
la représentation
(figure ou allégorie)
« symbolique »,
l’arbitraire
(code architectural)
Ce qu’il lui faut
faire vrai
la bonne information
faire sens
le ton juste
faire de l’effet
le geste et le chic
Principal
responsable
le fonctionnaire
(qui classe ou inscrit)
le politique
(qui passe commande)
l’architecte
(qui remporte le concours)
Qualificatif de
reconnaissance
« émouvant »
« édifiant »
« impressionnant »
Court le risque de
la banalité
l’emphase
la démesure
Régime de
propriété
public - privé
= privata aedificia
public
= publica aedificia
privé/public
= publica opera
Réplication ou
contrefaçon
permise
(échantillon)
tolérable
(support de rituel)
illégale
(droits d’auteur)
Suspendu à
un jugement
d’expertise historique
(est-ce bien authentique ?)
de convenance éthique
(est-ce bien nécessaire ?)
de goût esthétique
(est-ce plaisant
ou satisfaisant ?)
Double emploi
de l’édifice ?
oui
(symbolique/utilitaire)
non
(seulement symbolique)
oui
(utilitaire/symbolique)
Caractère
« historique »
accidentel
(à la réception, après coup)
intentionnel (dès
l’émission et par projet)
hasardeux
(durée incertaine)
Marque distinctive
le démodé
(l’édifice comme document)
l’épigraphie
(l’édifice comme texte)
la signature
(l’édifice comme œuvre)
Si tout lui
ressemblait,
la cité serait…
un grenier de grand-mère
ou une banque de données
une salle de classe
ou un lieu de culte
un décor d’opéra
ou une superproduction
Apparentement du
maître d’œuvre
entre artisan d’art
et ethnographe
entre prêtre et prof
entre ingénieur
et sculpteur
Promotion
touristique
impérative
(visite guidée)
impie
(ou mal venue)
souhaitable
(attraction)
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tique. Inintentionnel, il n’a pas été fait pour qu’on se souvienne de lui mais
pour être utile, et ne prétend pas au statut d’œuvre originale ou esthétique.
Contrairement au précédent, pas de volonté d’art explicite. Ce peut être une
rue, une baraque, une tranchée, d’un intérêt architectural nul. Comme un
éboulis peut constituer un « site » à protéger. Sa valeur est plus souvent métaphorique ou métonymique, il ne renvoie pas à une institution mais à un
milieu, un savoir-faire ou un style. Généralement plus modeste ou prosaïque
que les précédents, il est mêlé au quotidien, au terrain, à « la vie ». Avec une
forte valeur d’évocation, d’émotion ou de restitution. Notre tableau comparatif
voudrait systématiser cette grille de lecture.
Un bâtiment peut donc défier l’Écclésiaste de diverses façons, du moins
demander un sursis à la poussière. Et l’on dira que dans
le monu-forme, la pierre chante ; dans le monu-message,
Exemples de monuments-formes
elle prie, ou déclame ; et dans le monu-trace, elle murmure,
ou souffle à l’oreille. Si la monumentalité était un opéra,
La gare de Limoges, le château
nous ferions de la trace le récitatif, de la forme, l’aria et
de La Gaude et son jardin
du message, le chœur.
(Bouches-du-Rhône), la cour
Évidemment, une même œuvre sortie des mains hud’honneur du Palais-Royal, la
chapelle du Val-de-Grâce, le pamaines peut accomplir son parcours de vie en jouant sur
lais des Congrès à Tours
différents registres. Le reliquaire médiéval est une trace (les
(J. Nouvel), le siège de Franceos du saint) métamorphosée en forme (sertie et sculptée)
Télévision (J.-P. Viguier),
et que nous traitons, aujourd’hui, en message. Une croil’Institut du monde arabe, la
sée d’ogive fait un monument-forme ; un tympan narratif
BNF…
ou un gisant, un monument-message; et le tout fait un somptueux témoignage de l’époque gothique. Sans oublier, bien
sûr, qu’un monu-forme, de nos jours, peut servir de support à messages –
panneaux, affichages électroniques, écrans, etc. –, tel le Centre GeorgesPompidou.
La tour Eiffel n’est pas un monument classé (mais simplement inscrit à
l’Inventaire supplémentaire). On a pourtant failli la détruire, dans ses premières années, tant elle eut de moqueurs et d’ennemis. Dans quelle case la
loger ? Elle les a faites toutes, successivement, et cumule à présent les prestiges des trois. Au départ, sur plan, ce fut un monument-forme, qui se voulait utilitaire et temporaire (vingt ans d’exploitation prévus dans le contrat
initial avec Eiffel), prouesse d’ingénieur (le fer) et exploit d’architecture (les
nervures). Elle incarna bientôt un message politique : la victoire de la Science
et de l’Industrie sur la superstition religieuse symbolisée par le Sacré-Cœur.
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Trace, forme ou message ?
C’est devenu pour le monde entier la métonymie visuelle de Paris, et, dans
une vision patrimoniale des choses, la trace la plus parlante de la Belle Époque,
le monument historique par excellence.
Pour passer du coq à l’âne, la façade reconstituée de Saint-Pierre
d’Échebrune, sur l’aire autoroutière de Lozay, en Charente, est un monument
par la forme, qui n’est ni trace (comme l’original) ni message. Il ne contient
aucune charge identitaire, relationnelle ou historique. Il sert de prétexte à un
arrêt dans une aire « culturelle », pour distraire la transhumance automobile.
Modulons de même l’actif du substantif. Selon qu’on change de rubrique,
le verbe monumentaliser changera de sens. Monumentaliser au sens patrimonial, c’est faire classer ou inscrire un objet usuel ou un édifice fonctionnel. L’opération transforme un bien privé et privatif en objet de visite, en
lieu ouvert au public. On se dirige alors vers une mise sous
vitrine, par un geste toujours ambigu (l’esthétisation par
entrée au musée vaut promotion pour le chenet ou le tirebouchon, mais dégradation pour le ciboire ou la chaise-dieu).
Monumentaliser au sens culturel, c’est privilégier, projeter, investir de sens et d’affectivité un objet ou un lieu quelconque, transformé en mémorial privé. Le fétichiste monumentalise la chaussure ou le mouchoir, comme le nourrisson,
en en faisant son « objet transitionnel ». Il devient alors sursignifiant.
Monumentaliser au sens architectural, c’est par exemple
transformer une porte en portail ou en portique ; ou une
simple chaise en prototype de chaise. Sans enlever sa fonction à un édifice ou un objet, on veillera à la transcender
par une mise en représentation de la chose par elle-même, qui s’autonomise
ainsi de sa propre fonction. Cette mise entre guillemets s’obtient en général
par un double isolement dans l’espace. À la verticale, on exhausse (socle,
piédestal, gradins ou pilotis à la Le Corbusier). À l’horizontal, on dégage (esplanade, perspective, terre-plein). Le monumental, c’est une masse mise en
valeur par du vide.
Louise
Merzeau,
La tragédie du monument
Nés l’un et l’autre en 1858, l’historien autrichien Riegl et le sociologue allemand Simmel ne se sont apparemment ni lus ni rencontrés. C’est dommage.
35
Institut du
monde arabe,
de Jean
Nouvel, 1986,
© L. Merzeau.
Le premier a écrit Le Culte moderne des monuments et le second, La Tragédie
de la Culture. Car rien de tel que ce culte-ci pour illustrer cette tragédie-là.
Simmel appelait « tragédie » la nécessité où se trouve un élan spirituel de se
réifier dans une institution pour parvenir à se transmettre. Simmel pensait
sans doute plus aux religions et aux idéologies, qui ne se prolongeraient pas
dans le temps s’ils ne se donnaient des organisations normatives, dogmatiques et bientôt fossilisées. «On attendait le Christ, c’est l’église qui est venue»
(Loisy). Cette immanence de la mort à la vie, ou le fait que le vital ne puisse
se perpétuer qu’en s’inversant dans du mort, n’est-ce pas le destin du monument commémoratif ? On attendait la mémoire, c’est le mémorial qui est
venu… Et comment faire autrement? Pour mobiliser le souvenir, on immobilise
ses traces. Pour transmettre, il faut conserver ; et conserver, c’est mettre à
part. Pour maintenir une vivante mémoire, force est de
l’embaumer. Le bizarre alors, c’est que, pour conjurer
Exemples de monuments-messages
l’oubli, on va en quelque sorte le provoquer en l’extériorisant et en le matérialisant dans un espace public par
Le Départ des volontaires de Rude,
le Mur des fédérés, la synagogue de
exemple, où il va peu à peu se fondre dans le paysage et
la rue Pavée à Paris, la tombe d’Héloïse
régresser en habitude visuelle dépourvue de tout pouvoir
et Abelard au Père-Lachaise, le méd’interpellation. Extérioriser un mémorable expose au
morial de la guerre de 1870 à
risque de ne plus avoir à en intérioriser le souvenir. L’inNoisseville (Moselle), le tombeau de
visible doit prendre appui sur le visible (disons : l’idée de
Rousseau à Ermenonville (île des
patrie sur le monument aux morts), le symbolique sur le
Peupliers), les statues de François
matériel, avec le danger que le matériel en vienne à manMauriac, de Léon Blum, de Leclerc,
ger le symbolique et que la médiation tourne à l’obstacle.
de Dreyfus…
Il sort de là un possible alibi. En déléguant le travail du
souvenir à un dépôt inerte, je permets aux autres – et à
moi-même – de s’en délester. Ce garde-mémoire garde quelque chose, mais
on ne sait plus trop quoi… On peut même faire de cela un stratagème, et il
ne serait pas absurde d’inscrire l’érection d’un monument au registre des
stratégies sociales de l’effacement, comme une technique de défausse parmi
d’autres. Quand un gouvernement veut enterrer un dossier, il nomme une
commission. Quand un collectif veut enterrer pour de bon un héros ou une
guerre, il en fait une statue – mémorial ou mausolée. Il sauve ainsi l’honneur – et les meubles. C’est un peu ce que redoutait Quatremère de Quincy
devant l’essor des musées, dans ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art (1815). « Depuis qu’on a fait des musées pour créer
des chefs-d’œuvre, il ne s’est plus fait de chefs-d’œuvre pour remplir les musées » car, ajoute-t-il, « tous les objets perdent leur effet en perdant leur motif ».
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Trace, forme ou message ?
Ces pensées sont impies. Elles conduiraient un esprit malicieux à voir dans
la Direction du patrimoine une sorte d’administration des paresses collectives, et dans la journée du même nom, l’équivalent de la journée sans voitures à Paris. Un jour de bicyclette et de transport en commun pour faire
passer 364 jours d’asphyxie au pot d’échappement. Un jour de salut aux
lieux de mémoire pour compenser l’effacement, pardon, l’allégement des cours
d’histoire, Marignan 1515, dans le primaire et le secondaire. Les acteurs se
font voyeurs, et l’essentiel, décoratif. Il est là aussi, l’abus monumental : dans
le déploiement toujours plus coûteux et sophistiqué du paraître culturel, qui
ne laisse plus le choix qu’entre la désaffection et le détournement. Et le paraître menace chaque fois que la Culture veut faire l’impasse sur l’Éducation. On n’en conclura pas que les services de conservation constituent un
« élevage de poussière » à la Duchamp, en l’occurrence de
ruines bien entretenues. Mais le monument moins l’enseignement, cela s’appelle le vestige. On lève la tête devant un
monument, on baisse les yeux sur un vestige. Ou le monument désinvesti, muet, devenu énigme, parce que plus personne n’est là pour le faire parler (le mégalithe breton).
Disons, à l’inverse, que le monument comme mémoire vivante peut se voir comme un vestige qui se met à parler et
que l’on peut s’approprier par le lien que nous rétablissons
de loin en loin entre lui et nous. C’est la cérémonie du souvenir – sonnerie, drapeaux, minute de silence – qui fait vivre
un monument aux morts. Le mémorial d’Ypres redeviendra une mémoire morte le jour où le clairon cessera de sonner au crépuscule.
Le découragement monumental et ses motifs
Le plus cruel paradoxe du monument est peut-être celui-ci : notre société
en sauvegarde de plus en plus, et en crée de moins en moins. Elle aurait presque
pour slogan : « le monumental, oui ; le monument, non ». La demande sociale de monumentalité concerne en priorité le perspect et la perception (le
monument-forme), de préférence au sens et à la remémoration (le monument-message). La signalétique déplace la symbolique ; le tape-à-l’œil, le
lieu de rencontre ; la mégalomanie, le cérémonial. Tour, pyramide, gratteciel, colonnade, fronton – les pouvoirs de surplomb (disons les sièges sociaux
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Patrizia Di
Fiore,
Monument du
Mort-Homme,
environs de
Verdun, 1998,
© P. Di Fiore.
d’entreprises, les chaînes de télé et les hôtels de région), rivalisent à qui mieux
mieux pour creuser la différence en hauteur et largeur. On peut alors se demander si le monumental, dans la mégalopole, ne va pas tuer le monument,
au sens « message ». C’est chaque métropole qui se monumentalise en bloc.
Bureaux et logements ordinaires se mettent au gabarit de l’extraordinaire ;
le tissu bâti devient si indistinct et l’épannelage urbain si anarchique, par
juxtaposition incohérente d’échelles disproportionnées, qu’ils ne rendent pas
facile l’exhaussement en majesté d’une métaphore d’exception ou d’un point
d’intensité. L’œil du promeneur s’affole, faute de pouvoir se poser ou se fixer,
se disperse dans un espace ostensiblement déhiérarchisé, et finit par déserter. C’est le moment où s’inversent les rapports de l’ancien ordonnancement
urbain : la rupture d’échelle qui peut polariser le regard va se chercher par
le bas, le dessous ou même le dedans (le monument invisible ou l’anti-monument). Et dans le monument ex proExemples de monuments-traces
fesso, à l’ancienne – surdimensionné, axial, central –, l’architecte contemporain, d’accord en cela avec l’homme de
La fosse de mine (salle des penla rue, n’aperçoit plus qu’un hybride ringard de rhétorique
dus), le restaurant Chartier, la
et de propagande, d’académisme et d’idéologie.
piscine Molitor, le Grand Casino
Y aurait-il un rapport entre la montée en puissance du
de Vichy, le 13 rue des Amiraux
(Paris 18e), la ligne Maginot, la
patrimoine et la baisse en évidence du monument? Ne pourbiscuiterie Pernot, le Fouquet’s,
rait-on dire : less (monument) is more (patrimoine) ?
la fontaine-lavoir de HauteCertains redoutent qu’une société qui se gave d’archives
Saône, la vieille ferme de Hauteperde l’envie de créer. Alexandrie traduit, commente,
Loire, la maison natale de De
conserve – mais c’est Athènes qui invente. Les Alexandrins
Gaulle à Lille…
furent les premiers experts en matière patrimoniale, mais
la culture grecque s’est tout de même faite ailleurs. Vaste
discussion. En tout cas, la situation réservée par l’individualisme contemporain à l’acte monumental permet de radiographier assez bien l’air du temps.
Il révèle et met l’esprit public à nu, dans son plus simple appareillage.
On pourrait, en ce sens, distinguer quatre motifs à l’actuel découragement monumental, dont l’addition rend pour le moins problématique la formule de Malraux : « Il est bien de protéger les monuments, il est encore mieux
d’en créer. »
1. Le monument se cache parce que le pouvoir se cache – le politique,
s’entend (les autres sont moins timides). Il se fait invisible, comme tendent
à le devenir les prisons et les casernes (le droit de juger se portant mieux –
à voir la visibilité des palais de justice – que le droit de punir et d’enrégimenter). Le droit de se souvenir, quant à lui, semble très en retard sur le
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Trace, forme ou message ?
« devoir de mémoire », tarte à la crème de l’officialité. C’est la règle historique (dont le facteur Cheval serait l’exception plaisante) : en amont du bâti,
cherchez l’institution. Le sujet institutionnel capable de financer, de choisir et d’imposer. La famille fait la demeure, l’Église fait l’église, l’entreprise
fait l’usine ; les pouvoirs publics font le monument public, solidaire qu’il est
de l’espace public : agora, forum, place ou esplanade. Quand se produit un
recul, voire une dépression institutionnelle, le plus ostentatoire des « appareils idéologiques d’État » qu’est le monument public est le premier à en souffrir. Le geste de célébrer a toujours été un acte d’autorité et de volonté. Le
monument-message allait bien à l’État éducateur, celui de la IIIe République.
Statuomane parce que sûr de sa légitimité, il n’hésitait pas à préempter la
mémoire des générations futures en leur jetant, si on peut dire, du mémorable plein la vue. L’État séducteur d’aujourd’hui se replie sur
les monuments-formes, visibilités consensuelles, sans dédicaces
(inscriptions explicatives ou bas-reliefs narratifs), où le message est gommé (on peut savoir mais comment voir que
l’arche de La Défense est officiellement dédiée à la Fraternité
depuis 1989 ?). L’État ne se reconnaît plus le droit d’inculquer ou même de figurer des valeurs ou des exemples – faute
sans doute de savoir où il va, ou ce qu’il veut. Voilà qui incline à une architecture de politesse, ou d’opinion publique.
Avouons-le : la démocratisation n’est pas propice à la décision monumentale, qui s’accorde mieux au fait du prince qu’au
référendum quotidien (laissant la Suisse de côté). Il naît de
là une certaine frilosité des maîtres d’ouvrage, et une force
d’inertie bien connue. « Aujourd’hui, dit François Barré, on
ne pourrait ni construire ni détruire les halles de Baltard. » Coup de force
impossible. On entérine, on reconduit, on défend. Si nombreuses sont les parties prenantes à la moindre décision : associations de quartier, élus locaux,
défenseurs du Vieux Montmartre, amis des marronniers, journalistes, notables, et j’en passe. Jean Nouvel observe quelque part que « les architectures publiques sont castrées en France. Ou alors, elles viennent d’en haut,
comme des monstres qu’on parachute». Soyons francs. C’est à nous, les simples
pékins, que ces monstres ne semblent pas aimables, parce qu’en tout symbole de pouvoir nous voyons d’abord de l’arrogance, et en tout arbitrage une
marque d’arbitraire. La victoire du monumental sur le monument traduirait alors en termes optiques la prééminence de la société civile sur l’État
ou, si l’on préfère, de la civilité sur la citoyenneté.
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Sylvain
Cordier,
Le Fouquet’s,
(inscrit à
l’Inventaire
supplémentaire
en 1990)
© S. Cordier/
Explorer.
2. Le monument est solidaire d’une temporalité longue. Ce commutateur
temporel (passé-futur), chargé de « connecter les âges oubliés et leurs successeurs » a la durée pour principal matériau, matérialisée en bronze, fonte,
plomb ou pierre. L’abréviation des temps – notamment des délais de
construction et des cycles de rentabilité – ainsi que l’idéal de rapidité – bâtir
le plus vite possible des édifices programmés pour ne pas durer – ne créent
pas, en apparence, l’environnement propice à l’édifice qui a la perdurance
pour raison d’être. « L’impermanence l’emporte, tout est devenu mobile ».
La communication gonfle au détriment de la transmission. Quand la
consommation est instantanée, et le profit aussi, le gratte-ciel lui-même se
fait Kleenex ; la perdurance, qui n’est pas une valeur de marché, devient saugrenue ou contre-productive (perdurer trente ans, pour un bâtiment moderne,
c’est bien). Après moi et mes gains, le déluge. Il est assez significatif que la
réparation et l’entretien, inhérents à la notion même d’édifice, et sur laquelle
Alberti faisait déjà insistance dans son De re aedificatoria (1453), ne sont
plus, ou bien rarement, inclus dans les programmations budgétaires des projets, grands ou petits. La vidéosphère a des conditions de fonctionnement,
donc des valeurs, techniquement antinomiques à celles du monument-message, à appropriation lente. Dans sa pesanteur, sa lourde et locale fixité, l’idée
classique du monument s’est vue prise de vitesse, comme clouée sur place,
« enfoncée » par l’accélération des flux d’information, la virtualisation des
références, la virevolte nomade. Pour surnager dans ce flux, le monument
doit se faire flux lui-même et devenir événement (Christo). Flash, info, scandale. Faire image et bruitage, monter au créneau, viser l’ubiquité par retransmission, soutenir la concurrence. C’est que la vidéosphère compose un
espace-temps singulier où la maîtrise accrue de l’espace se paie d’une perte
de maîtrise du temps. Plus s’étendent les réseaux de transmission, se fluidifient les transports, s’agrandissent les échelles d’aménagement (qui passent du local au territorial), plus se raccourcissent les délais d’attention et
d’attente, plus s’abrège l’espérance de vie des objets (qui deviennent gadgets) et se fragilisent les matériaux (fuite dans le toit au bout d’un an). L’électron volatilise les mémoires, et le règne du live promeut naturellement l’animation, l’exposition, l’émission éphémère, de préférence à la construction
en dur, morne stabilité qui ne fait pas une « actu ». L’« image forte » du premier centenaire de la Révolution s’est bâtie en fer, la tour Eiffel. Celle du
second, probablement aussi coûteuse, s’est défaite en pixels, le défilé Goude.
3. Il y a du religieux dans le monument le plus civil. Au double sens de relegere, recueillir des traces, et religare, relier des hommes. La maintenance
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Trace, forme ou message ?
du lien entre générations soude l’identité du collectif. L’individu roi et l’économie reine ont moins besoin de ces deux rappels à l’ordre – l’ordre du temps
et l’ordre du groupe. L’affirmation d’une permanence comme d’un domaine
public en dehors et au-dessus des sphères privées est sans doute liée à un sentiment d’obligation envers des êtres majuscules, virtuels et transindividuels.
Ils se nommaient la Nation, l’Humanité, la République, la France, le
Prolétariat, la Race, la Révolution. La disparition de ces présences impérieuses
et invisibles, transcendances séculières, ne favorise ni l’acte de foi ni la beauté
du mort – conjugués dans le classique monument aux morts de nos villages.
Ce genre d’édifices inutiles et non rentables postule que l’histoire ait un sens.
Il replace un événement révolu, heureux ou malheureux, sous l’horizon d’un
avenir meilleur. Loin d’être passéiste, le monument-message, qui sublime un
antécédent en précédent, ose en appeler au futur avec un indéniable esprit
de sérieux. Il transfigure une mémoire en projet. Quand la modernité, qui était
un présent futuro-centré, cède la place au postmoderne, qui est un présent
ironique et sans projet, le monument votif devient quasiment une preuve d’inconscience. Rien de moins ironique qu’un monument public, cette conduite
forcée des mémoires. Le plus humble matérialise un « gloire à » (au condottiere, à notre vieille barbe, à nos enfants morts pour la patrie, à nos héros, à
la France éternelle, « aux martyrs, aux vaillants, aux forts »). Cet alléluia prête
à rire, ou à ricaner. Prennent le dessus des parodies en creux, les monuments
éphémères ou évolutifs, délibérément banals, ou ludiques, ou métaphoriques.
4. Nous vivons l’ère des épluchures, des fragments, des lambeaux. Des
brouillons, empreintes ou ébauches. Voire des résidus et détritus (encadrez
et exposez en galerie tels quels : l’œuvre défraiera la chronique). Nous voulons être en prise directe. Face, ou plutôt dans, du tout proche, du tactile,
du frissonnant et de l’enveloppant. Or le monument-message, qui se
contemple de loin et nous tient à distance (c’est la tristesse du majestueux),
est un quelque chose à déchiffrer, non à palper. « Seules les traces font rêver »,
disait Char. Le monument porteur de sens (et de lettres) n’est pas un indice
(la fumée du feu ou l’empreinte du pas), mais un symbole, soit un discours
intransitif exigeant un décodage, un apprentissage de lecture, une saisie réfléchie. L’obélisque symbolise le rayon du soleil, la colonne, le fût de l’arbre,
et la façade d’un édifice doit se regarder, disait Vasari, « comme la face d’un
homme ». Peut-être, mais je ne le vois pas si je ne le sais pas. Or nous, le
substitut de la chose nous ennuie, nous voulons la chose même ou un fragment de cette chose. Une photo est plus pathétique qu’une peinture, et une
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relique plus encore qu’une photo : elle fait sauter le « comme », court-circuite les codes. Quand je pèlerine à Colombey-les-deux-Églises, ce qui m’émeut
n’est pas la monumentale croix de Lorraine en granit élevée sur la colline
mais le bureau de La Boisserie, le fauteuil, le sous-main, les objets familiers
du Général. Le Struthof : une baraque telle quelle a plus de charge émotive
que n’importe quelle colonne votive ou artefact commémorant les camps de
concentration. Une humble trace prélevée sur le réel a pour nous plus d’aura
que le plus beau des monuments d’art. Bref, l’hégémonie mémoriale du monument est battue en brèche par la montée en puissance de l’ordinaire et de
l’immédiat via les nouvelles techniques d’enregistrement. Barthes n’a pas
tort, en un sens, au détour de La Chambre claire, de dresser l’acte de décès
des vieux signes de pierre : « Les anciennes sociétés s’arrangeaient pour que
le souvenir, substitut de la vie, fût éternel et qu’au moins la chose qui disait
la Mort fût elle-même immortelle : c’était le Monument. Mais en faisant de
la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de “ce qui a
été”, la société moderne a renoncé au Monument ». Il faudrait préciser : elle
a renoncé au monument-message mais au profit du monument-trace, qui
est la photo en dur d’un « ce qui a été » – comme le montre le fait que l’immense majorité des monuments classés et surtout inscrits depuis trente ans
relève de la catégorie trace.
Le monu-message, qui commence à la croix et culmine en statue (équestre
ou en pied) en passant par le buste, le bas-relief et le médaillon, embrassait
le cimetière artistique et la galerie des illustres. Il avait pour proie préférée
« le grand homme », pour finalité la propagation de la foi et des « vraies valeurs ». Sa gratuité délibérée exige des donateurs, souscripteurs ou commanditaires, hors circuit économique. On comprend que l’époque ne lui soit
guère favorable : il a fallu un demi-siècle pour qu’un Churchill de bronze,
en uniforme de la Royal Air Force, s’érige dans la capitale d’un pays qui ne
lui doit pas peu.
Vers une renaissance ?
Nous assistons en résumé à une mutation, non à une disparition. La pulsion
monumentale a subi un changement de portage : reflux des signes, gonflement des volumes. D’un côté, la désindustrialisation incite à l’esthétisation,
qui est la Providence des friches ; et le passage d’un univers usinier à la société de services s’accompagne d’une promotion muséale des sites de pro-
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Trace, forme ou message ?
duction désertifiés. L’usine Renault de l’île Seguin, les docks de Dunkerque,
le « Lingotto » ou l’usine Fiat de Turin, et d’autres, feront demain de fort
beaux monuments, qui seront admirés à la fois comme traces et comme formes,
cibles de visites émues et de photos épurées, quasi plasticiennes. D’un autre
côté, l’allongement de la vie, des loisirs et les fonds de pension accroissent
la demande, en offrant au pèlerinage monumental un public captif, avide
de « vaut le détour » et « vaut le voyage ». Ce sont là de bonnes nouvelles
pour les Journées du patrimoine, ici et ailleurs. Mais les bonnes nouvelles
pour les traces et les formes, anciennes ou nouvelles, en font de mauvaises
pour les messages intentionnels. La croissante vitalité du premier secteur se
monnaye d’un taux de mortalité élevé dans le second. Car les monuments
sans cérémonies sont comme des rois sans divertissements : ils meurent. Que
devient le Mur des fédérés sans les couronnes, les drapeaux et les manifestants du 1er mai ? Des moellons gris et classés. Qu’est devenu le mémorial à
la Résistance de la Drôme, qui surplombe le Rhône ? Un vestige funèbre et
blanc, sans un chat pour le ranimer. Enlevez les guérites, les horse guards
et la relève des bonnets à poil devant Buckingham Palace, et vous avez un
musée, tout prêt à la consommation. Il est des lieux sacrés qui vivent comme
un affront le passage du culte à la culture. Il est vrai qu’il y a, parmi les lieux
de mémoire les plus consacrés, des vivants à éclipse ou des morts en sursis.
Le Panthéon en fait partie. Il se réveille de loin en loin, à chaque transfert
de cendres ; à chaque retour cependant, la panthéonade montre un peu moins
d’entrain. Le temple de la République, gagné par la froideur, deviendrat-il bientôt son Musée ?
Soyons inquiet, mais non chagrin. L’homme sans monument, c’est la barbarie ; le monument sans hommes, c’est la décadence. Il n’est pas interdit
de rêver pour demain un stade intermédiaire…
Un revivalisme du monument-message n’a rien d’impossible. Car l’écrasement des longues durées par l’instant n’est sans doute pas viable, sur le
long terme. D’abord, la culture de flux aussi a son effet jogging, qui est le
besoin de stocks bien repérables, totems voyants de continuité. La frénésie
du nouveau porte à son envers l’appétence antiquaire ; et la dictature du « tout
doit maintenant être immédiat, vécu, proche et sensible » appelle en contrepoids du codé, de l’intransitif et du stable. Le marbre remonte par le flux,
le centripète par le centrifuge. Ce n’est pas un hasard si l’ère des innovations techniques les plus déstabilisantes est aussi l’ère des commémorations
maniaques. La circulation impérative et le transit généralisé suscitent des
vides de centralité, qui font appel d’air. On a observé, par exemple, que l’image
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de synthèse la plus vendeuse a commencé par nous emmener dans l’abbaye
de Cluny ressuscitée. En ce sens, rien n’était plus à contresens du futur, plus
rétrograde, que le futuriste Plan Voisin de Le Corbusier qui, en 1925, projetait de raser le vieux Paris en ne laissant sur pied que trois ou quatre bornes
témoins.
Ensuite, le destin du monument ne lui appartient pas en propre. Il est
dans l’aspiration à faire groupe. À conjurer la solitude. À sceller une appartenance. À resserrer les liens. « Resémantiser » l’espace urbain ? On ne
voit pas comment cela serait possible sans revitaliser l’espace public et le
sens civique. Souvenons-nous que le premier âge d’or des célébrations en
dur, dans notre civilisation, avant le XIXe, fut la Renaissance. La réapparition de lieux à la romaine dans des villes médiévales jusqu’alors labyrinthiques,
morcelées en clans et familles, hérissées de tours de défense privées, obturées de chicanes, dégagea des lieux de centralité aérée prêts pour le bronze
et le marbre honorifiques. La bourgade médiévale était anarchie et multiplicité pure ; c’est un peu la situation, curieusement, de nos mégalopoles. Un
retour à une civilité de bon aloi et juste taille – sur le modèle italien, si l’on
veut – serait propice à l’érection monumentale, inséparable du propos politique, dans ce qu’ils ont, l’un et l’autre, de plus noble.
Gardons-nous, pour sûr, d’exalter la valeur ordonnatrice des formes. Le
monument-démiurge ne va pas résoudre les maux de la Cité. Il ne s’agit pas,
pour faire pièce à la montée des impatiences et des ironies, d’évoquer on ne
sait quel retour à l’ordre monumental, antiquisant ou néo-classique, du type
années trente. Ce serait là faire appel, plus ou moins sournoisement, à des
régimes d’autorité, à des assignations de valeur qui n’ont rien de républicain. Un régime d’authentique liberté, par bonheur, ne saurait se laisser enfermer dans la triste alternative qui obligerait à choisir entre l’oubli pur et
simple de l’histoire et le retour névrotique au passé, entre l’obsession d’ordre
et le laisser-aller.
C’est dire qu’il y a encore, non derrière mais devant nous, d’autres monuments à inventer.
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