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SOMMAIRE 3 5 Éditorial : La gauche et l’argent. Esprit Positions – Après l’affaire Baby Loup (Marc-Olivier Padis). La révolution tunisienne en cours de confiscation (Édith Jendoubi). 1914 : questions pour une commémoration (collectif) 14 Ironie partout, critique nulle part. Introduction. Alice Béja et Ève Charrin Rire pour se protéger du monde. Ève Charrin DE QUOI SE MOQUE-T-ON ? 17 30 L’ironie est devenue, dans nos démocraties occidentales, une habitude de pensée qui permet de prendre ses distances vis-à-vis d’une réalité navrante tout en gardant bonne conscience. Mais il n’en va pas de même partout, tout le temps ; il existe un cycle de l’ironie. En France sous la monarchie de Juillet, en Tunisie sous Ben Ali, elle est efficace. Peut-on retrouver cette ironie des commencements ? « Dégage ! » Quand les Tunisiens persiflent le pouvoir. Hind Meddeb En Tunisie, l’humour est décidément subversif. Que ce soit chez des activistes comme Azyz Amami, dans la musique du chanteur Bendirman ou les dessins de Nadia Khiari, c’est aussi l’humour qui a fait tomber Ben Ali. Aujourd’hui encore, caricaturistes et satiristes attaquent la volonté de censure, le conservatisme et l’hypocrisie d’Ennahda. En s’en prenant à la nouvelle omniprésence du sacré dans l’espace public, c’est le pluralisme qu’ils veulent défendre. 42 La moquerie par l’image : un retour du blasphème ? Entretien avec François Bœspflug La dérision envers la religion n’est pas une nouveauté, et le christianisme, dès ses origines, n’a pas été épargné. Depuis le début du XXe siècle, la multiplication des œuvres d’art qui s’attaquent à la religion va de pair avec la sécularisation des sociétés occidentales. Mais, au XXIe siècle, la diffusion mondialisée des images et leur utilisation politique invitent à réinterroger la notion de « blasphème ». 51 L’acharnement ironique. Entretien avec Benoît Peeters La Belgique est un modèle réduit de la systématisation du geste ironique. Sa dissolution en direct lors d’une émission télévisée parodique en 2006 a donné lieu à de nombreuses réflexions sur les dangers de l’ironie. Celle-ci peut en effet être subversive, mais également devenir une sorte de réflexe, qui finit par détruire le discours politique et mener au nihilisme. 59 Mo Yan : se moquer sans faire de vagues. Perry Link L’attribution du prix Nobel de littérature à Mo Yan en 2012 a suscité de nombreuses controverses, souvent plus politiques que littéraires, sur le danger d’accorder un prix si prestigieux à un écrivain reconnu par les autorités chinoises. Car si Mo Yan, dans ses œuvres, manie le grotesque, le sarcasme et l’ironie, le résultat n’est pas une critique en profondeur mais un éclat de rire généralisé qui met sur le même plan victimes et bourreaux. Sans faire trop de vagues. 1 Mai 2013 Sommaire 70 81 Hegel, Kierkegaard et l’ironie contemporaine. Michaël Fœssel L’ironie est avant tout un jeu sur le langage, qui moque sa déconnexion d’avec le réel. L’ironiste, s’il ne propose pas de vision du monde alternative à celle qu’il critique, peut dès lors apparaître, ce que dénonce Hegel, comme en surplomb, occupé uniquement par lui-même. Mais il peut aussi être humble, et se contenter, comme le fit Socrate selon Kierkegaard, de débusquer les trop grandes certitudes à travers l’ignorance et le doute. ARTICLES La dignité dans le débat sur la fin de vie. Paula La Marne Les pistes actuellement à l’étude sur la fin de vie placent de nouveau la dignité au premier plan des considérations sur le mourir. Mais que signifie ce terme, selon qu’il est employé par les soins palliatifs, ou par les partisans de la mort volontaire ? 97 Revues et accès libre. Les pièges de la transparence. Entretien avec Patrick Fridenson Développement du numérique, concentration de l’édition scientifique, transformation du rôle des bibliothèques… Ces évolutions ont eu d’importantes conséquences sur les revues et leur modèle économique. Faut-il rendre accessibles librement les articles issus de la recherche publique, comme le recommande la Commission européenne ? Ne risque-t-on pas ainsi de plaquer un modèle conçu pour les sciences exactes sur le paysage bien plus divers et bien plus fragile de l’édition en sciences humaines ? 109 Régression postdémocratique en Hongrie. Jacques Rupnik La Hongrie, naguère considérée comme le « bon élève » des démocraties postsoviétiques, laisse aujourd’hui de nombreux observateurs perplexes et provoque l’inquiétude. Comment le Fidesz de Viktor Orbán est-il devenu un parti souverainiste et nationaliste ? L’évolution de la Hongrie est-elle un cas isolé, ou un symptôme de la crise de la démocratie en Europe ? JOURNAL 118 « Moralisation » de la vie publique : comment rendre des comptes sans régler des comptes ? (Olivier Mongin). Austérité et populisme : un cocktail risqué (Michel Marian). Fractures maliennes (Pierre Boilley). Les Kurdes, force mouvante dans une région instable (Hamit Bozarslan). Consommation numérique : qui crée la valeur ? (Nicolas Colin). Une nouvelle cinéphilie ? (Louis Andrieu). Finir en beauté : Debord à la BNF (Jean-Louis Violeau). Robert Castel (Jacques Donzelot) BIBLIOTHÈQUE 139 Repère – Cités, terres étrangères, par Anne Wyvekens. À propos de Jacques Donzelot, Hugues Lagrange, Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie 143 Librairie. Brèves. En écho. Avis Abstracts on our website : www.esprit.presse.fr Couverture : Yue Minjun, Untitled, 1994, huile sur toile, collection privée © Yue Minjun 2 Éditorial La gauche et l’argent ARGENT, fraude, soupçon de corruption… Que va-t-on encore découvrir à l’occasion de l’affaire Cahuzac ? Le sang-froid dans le mensonge, l’utilisation cynique du pouvoir, une stratégie complètement utilitaire de l’aveu au juge donnent une piètre idée du sens des responsabilités d’un homme qui, maire, député, ministre, a connu toutes les charges publiques. L’aplomb de l’ancien ministre du Budget, chargé de la lutte contre la fraude fiscale, trahit un étrange sentiment d’impunité. Inconscience ? Protection ? Il révèle à coup sûr une incroyable distance vis-à-vis des angoisses qui étreignent les Français plongés dans la crise et qui se demandent de quoi demain sera fait. Mais d’où viennent cette indécence et ce déni des réalités de l’une des figures de la gauche moderniste ? L’évasion fiscale, qui rencontre beaucoup d’indulgence quand elle concerne les mondes artistique et sportif, ne traduit pas simplement un manque de civisme. Elle exprime un désintérêt pour le monde commun. Le consentement à l’impôt, une construction historique récente et toujours contestée, exprime, autant qu’il suppose, le sentiment d’une communauté de sort. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison qu’il est aussi étroitement lié au sentiment national (l’idée d’un impôt européen, par exemple, est inséparable d’une vision fédérale). Mais le partage d’un sort commun suppose une commune mesure des valeurs. Or, avec l’explosion des très hauts revenus, cette échelle s’est étendue, déformée, au point d’offrir aux très riches des possibilités inédites de s’excepter du sort commun. L’argent, au lieu de ramener à une commune grandeur des valeurs d’ordres différents, permet aujourd’hui une séparation des sorts quand une poignée de très hauts revenus accaparent des sommes qui défient l’imagination 3 Mai 2013 Esprit et l’expérience ordinaires (des journaux suisses parlent d’un transfert de 15 millions d’euros de Jérôme Cahuzac à Singapour). Quel contraste avec les contraintes de la rigueur imposées aux citoyens européens ! Pour les ménages endettés, le contrôle scrupuleux et un avenir bouché ; pour les capitaux liquides, un monde d’autant plus ouvert que le contournement des règles est organisé à grande échelle, avocats et banquiers faisant les intermédiaires. Les penseurs libéraux voyaient dans l’enrichissement une passion modératrice parce qu’elle pouvait s’accorder à toutes sortes de valeurs antagonistes et qu’elle apprend à transiger ! Mais l’enrichissement hors d’échelle fait perdre le sens de la mesure et prépare désormais les chutes de haut. À quoi pensait Jérôme Cahuzac en signant sa déclaration « sur l’honneur » au moment de son entrée au gouvernement ? À la « spirale de mensonges » dans laquelle il s’enfonçait encore un peu plus ? À ses conseillers en communication, payés pour le sortir de tout mauvais pas ? Si l’on a noté l’ironie de la situation d’un ministre du Budget qui fraudait ses propres services, il faut aussi reconnaître le coup porté au « sérieux » économique que Cahuzac représentait à gauche. En effet, ses mensonges ont un impact politique parce qu’ils mettent dans l’embarras une gauche moderniste qui s’était imposée en fustigeant le manque de réalisme d’un socialisme réduit à l’étatisme traditionnel ou à un idéalisme sans solutions. Accepter l’économie, c’était faire preuve du sens des réalités, refuser le dogmatisme et l’antilibéralisme, remonter les manches pour de bon contre les inégalités, valoriser une politique de résultats plutôt que des bonnes intentions. Cette gauche paraît aujourd’hui se fourvoyer dans un double standard moral : aux salariés, la rigueur ; aux très hauts revenus, l’impunité et la mobilité. L’onde de choc, très au-delà de la personne du ministre du Budget, qui relève désormais de la chronique judiciaire, touche la crédibilité de la gauche de gouvernement, qui doit maintenir la visée de la justice sociale. L’argent n’est pas une affaire de réussite et d’envie, comme le croient les communicants, ni une affaire de compétence et de rigueur, à quoi se réduit le débat économique. La violence potentielle de la contradiction entre l’argent comme instrument de mesure, qui produit une logique d’équivalence permettant les échanges, et l’argent comme fin en soi, qui subvertit toute échelle de valeurs, doit être contenue par les institutions politiques et les choix collectifs. Sans quoi, la voracité libère son pouvoir destructeur. Esprit 4 Position Après l’affaire Baby Loup : les associations au piège d’une laïcité nouvelle F AUT-IL une nouvelle loi sur la laïcité ? Une nouvelle « affaire » de foulard pourrait conduire à étendre aux associations les règles de neutralité de la fonction publique. Les associations y trouveraientelles une reconnaissance de leur rôle public au service de l’intérêt général ou y perdraient-elles, au contraire, une part de leur autonomie ? Le 19 mars 2013, la Cour de cassation a rendu deux avis sur le voile au travail, dont un seul a été commenté, celui de la crèche associative privée Baby Loup qui annulait le licenciement d’une puéricultrice portant un voile sur son lieu de travail. Pour bien comprendre la portée de cet arrêt, il faut cependant le mettre en regard de la décision, inverse, prise le même jour par les mêmes juges, considérant qu’une employée de la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) qui portait un bonnet tenant lieu de voile pouvait être licenciée. Pourquoi une telle différence d’approche dans deux cas a priori semblables ? Parce que la cour a considéré dans un cas, celui de la crèche, que le contrat de travail relevait du droit privé, et ne tombait donc pas sous les mêmes obligations que celles qu’impose le droit public en matière de laïcité, et dans l’autre, celui de l’assurancemaladie, que ce contrat, bien que privé, relevait tout de même des règles du secteur public, car l’employée remplissait une mission de service public. Mais où se trouve l’équilibre entre ce qu’on peut opposer à l’autonomie d’une personne en raison de son contrat de travail et ce qu’on peut lui imposer en raison du type de mission qu’elle remplit ? 5 Mai 2013 Marc-Olivier Padis La décision de la cour choisit clairement, contrairement aux affirmations de ceux qui y ont vu une défaite de la laïcité1, une extension de la portée des règles du service public, puisqu’elle considère qu’un agent d’un organisme de droit privé comme la CPAM est soumis aux mêmes règles de neutralité qu’un fonctionnaire2. Jusqu’où cette extension est-elle souhaitable ? Fallait-il considérer que la crèche Baby Loup remplissait elle aussi, en accueillant de jeunes enfants, une mission de service public de la petite enfance ? Imposer le respect des règles de neutralité du service public dans une association, ce serait assimiler les salariés associatifs à des agents publics. Les associations doivent-elles participer à cette extension du principe de neutralité ? L’apparence des salariés au travail est encadrée par deux règles symétriques. Pour la fonction publique, c’est le principe de neutralité des agents de l’État qui s’impose : ceux-ci ne doivent manifester aucune affiliation religieuse. Mais les règles de la laïcité imposent la neutralité de l’État, et non celle de la société3. Les agents du secteur privé sont donc soumis à une autre logique, précisée par le Code du travail : les contraintes d’habillement doivent y être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, de manière proportionnée au but recherché. Les associations se trouvent ici dans une position intermédiaire, car elles sont juridiquement des structures privées mais se trouvent souvent en situation de délégation de service public. Peut-on donc tenir pour négligeable leur autonomie juridique et leur imposer les règles de la fonction publique en considérant que le financement public et une mission d’« intérêt général », l’accueil de la petite enfance, les assimilent à une sorte de service public ? Cela reviendrait à annuler l’autonomie des associations vis-à-vis de l’État, alors que celle-ci est déjà bien fragile. En effet, le grand public, qui n’a qu’une image floue du monde associatif, admire les associations pour leur efficacité mais ne comprend pas bien les motivations d’agir des bénévoles et craint des convictions trop affirmées4. L’identité des associations, leur raison d’être, est souvent oubliée au nom de leur utilité et des services rendus, comme si la motivation à s’engager était négligeable. 1. Voir l’appel « Laïcité : aux élus de nous sortir de la confusion ! », Marianne, 22 mars 2013. 2. Sophie Gherardi, « Interdire le voile au travail ? », Le Monde, 29 mars 2013. 3. La loi de 2010 sur la burqa est fondée sur le respect de l’ordre public et non sur le principe de laïcité, bien que le motif religieux n’en soit pas tout à fait absent, voir Patrick Weil, « La loi sur la burqa risque l’invalidation par l’Europe », Le Monde, 24 novembre 2010. 4. Marc-Olivier Padis, « Les associations, béquilles du service public ? », Esprit, mars-avril 2012. 6 Après l’affaire Baby Loup : les associations au piège d’une laïcité nouvelle La restriction des libertés individuelles est trop grave pour ne pas être rigoureusement justifiée, surtout au travail, où les salariés sont, par contrat, dans une position de subordination, et plus encore pour les femmes, déjà confrontées à de nombreuses discriminations. Le règlement intérieur des établissements doit justifier précisément les raisons de limiter la protection des salariés. En l’espèce, la cour a considéré que celui de la crèche était trop flou et large en censurant toute expression de la liberté de conscience. Faut-il donc une nouvelle loi ? Certains parlent de « vide juridique5 » alors qu’ils veulent, en réalité, non combler une lacune mais inverser la hiérarchie entre la protection des salariés et le principe de neutralité ! Selon les partisans d’une nouvelle loi, il y aurait urgence en raison d’une « offensive » des fondamentalismes, faisant pression sur les femmes, argument déjà présenté, avec succès, devant la commission Stasi. Dans une confusion délibérée, il s’agirait de traiter toutes les femmes, indépendamment de leur liberté de conscience, comme si elles étaient victimes d’une pression extérieure. L’émancipation républicaine commencerait donc par un déni de l’autonomie de jugement. Il faudrait en outre « protéger les enfants », comme si le port du voile n’était plus qu’une arme de prosélytisme, indépendamment des motifs personnels de le porter, qui appartiennent au for interne. Avec cette nouvelle polémique, on observe la poursuite inquiétante d’une transformation de l’idée de laïcité, réduite au choix de la neutralité. En effet, l’instrumentalisation trop évidente de la référence laïque pour stigmatiser la pratique de l’islam finit par affaiblir l’idéal laïc, qui garantit la liberté de conscience. D’ailleurs, l’abstention des convictions personnelles, même religieuses, ne peut résumer toute figure du civisme. C’est pourquoi l’autonomie des associations est indispensable à la vitalité de l’esprit civique face à un intérêt général identifié à la fonction publique et à l’État. Une loi assimilant, par les règles de l’emploi, les associations au service public affaiblirait la raison d’être du monde associatif, indissociable du pluralisme des convictions et de la liberté des personnes. La loi de 1905 est une loi libérale de compromis qui a su être inclusive, elle ne doit pas se caricaturer et servir, à contre-emploi, à rallumer de pseudo-querelles religieuses. Marc-Olivier Padis 5. Daniel Verba, « Baby Loup, débat pollué », Libération, 28 mars 2013. 7 Position La révolution tunisienne en cours de confiscation LA couverture indigente, par les médias français, du Forum social mondial tenu à Tunis du 26 au 30 mars 2013 témoigne de la difficulté à écouter une société civile étonnamment vivante, en dépit de la gravité de la situation économique ; son action demeure déterminante pour sauvegarder les valeurs d’une révolution détournée par la troïka actuellement au pouvoir. Comment ne pas voir le rôle moteur de cette frange active de la société avec, parmi ses principaux acteurs, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), l’Association des magistrats, le Syndicat national des journalistes tunisiens, les collectifs de femmes, de blogueurs, de jeunes chômeurs, etc. qui, depuis décembre 2011, n’a eu de cesse de se faire entendre ? Mieux, elle a obligé un pouvoir au projet démocratique dévoyé à faire (parfois) machine arrière. Sans être malheureusement décisifs, faute d’une opposition politique assez lucide et unifiée pour les capitaliser, ces quelques reculs constituent le principal, voire actuellement le seul, garde-fou aux tentatives d’OPA par le parti Ennahda du processus de démocratisation amorcé en janvier 2011. Le poids des deux autres protagonistes, nonobstant les dénégations de leurs anciens chefs de file (Mustafa Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante, ANC, et Moncef Marzouki, chef de l’État), n’a d’autre réalité que la volonté de ces deux anciens opposants de garder coûte que coûte leurs fonctions, malgré le délitement de leurs formations respectives. Et si l’altermondialisme, qui a réuni quelque 40 000 personnes, n’a certes pas connu à Tunis, en ces temps de régression économique et de vide idéologique, d’initiatives marquantes, le forum a permis Mai 2013 8 La révolution tunisienne en cours de confiscation de témoigner, face à une opinion publique désabusée à l’égard de « printemps arabes » dont l’inévitable complexité dérange, de la réalité des mouvements sociaux de cette région. Celui que l’écrivaine Jocelyne Dakhlia qualifia de « pays sans bruit » n’a cessé depuis deux ans de donner de la voix. Que ce soit sur un mode grave et joyeux lors des premières élections libres du 23 octobre 2011, lorsque les Tunisiens redevinrent citoyens, fraternel durant les funérailles impressionnantes, le 9 février, du démocrate Chokri Belaïd, assassiné trois jours plus tôt, ou offensif en de multiples occasions : manifestations de Siliana en novembre 2012, réprimées à coups de chevrotine, mobilisations massives pour l’anniversaire du 23 octobre 2011, innombrables protestations, à Tunis et ailleurs, contre les violences des milices se revendiquant des Ligues de protection de la révolution ou encore rassemblements devant l’ANC contre les tentatives des députés d’Ennahda d’introduire dans le projet de Constitution des articles remettant en cause le caractère supra-constitutionnel des engagements internationaux, le caractère civil de l’État, l’égalité hommes-femmes, etc. Cette société dite autrefois « morte au politique » s’est emparée, via les médias – certes brouillons pour avoir été trop longtemps asservis –, les nouvelles générations de leaders associatifs, les avocats et universitaires engagés, là encore femmes en tête, de sujets qui l’interrogent au plus profond de ses croyances et de ses tabous : qu’il s’agisse du viol (à partir de plusieurs cas portés au grand jour), de l’homosexualité ou de l’athéisme. La distinction spécieuse introduite par Ennahda et son idéologue Rached Ghannouchi, entre bons et mauvais musulmans, puis entre laïcs, apparentés aux impies, et croyants, aura ainsi ouvert un « champ des possibles » en matière de débats… au grand dam de ses instigateurs ! L’acte I de la révolution tunisienne avait vu, face à une rue qui ne désarmait pas, les principaux acteurs d’alors (gouvernements de Mohamed Ghannouchi puis de Caïd Essebsi, Haute Instance pour la préservation des objectifs de la révolution, Instance supérieure indépendante pour les élections) accomplir leurs missions pour, in fine, s’en remettre au verdict des urnes. Mais les protagonistes de l’acte II dotés, eux aussi, d’une feuille de route précise, source de leur légitimité électorale (mener à bien la rédaction de la Constitution et organiser de nouvelles élections), s’emploient depuis bientôt deux ans à transformer ce qui fut une lutte exemplaire pour la dignité et la démocratie en un remake du pouvoir autoritaire précédent. À la différence majeure que s’y ajoute désormais une emprise religieuse. 9 Édith Jendoubi Et si, face aux énergies contestatrices de la rue, la troïka a dû amorcer des reculs, inventer des diversions (tel le remaniement ministériel à rebondissements avec l’épilogue de l’éviction du Premier ministre Hamadi Jebali, cédant la place au ministre de l’Intérieur Ali Larayedh), multiplier les mensonges, renvoyant de la gouvernance du pays l’image d’un bateau ivre, on ne doit pas sousestimer les moyens déployés par Ennahda pour, d’une part, s’emparer des rouages de l’État (nomination de milliers de fonctionnaires), tout en sapant son autorité à coup de clientélisme et de pressions, d’autre part, répandre dans la société la soumission sous couvert de politiques sociales (ouverture d’écoles coraniques, séparation des sexes, mise au pas des mosquées, multiplication des œuvres caritatives à grands renforts de dons qataris et autres, etc.) ainsi que la peur (laisser faire à l’égard des milices salafistes et « ligues de protection de la révolution » au prétexte de mieux les contrôler, inertie face aux pillages des lieux saints de l’islam populaire, diversions dans l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd). La stratégie d’Ennahda est élémentaire : gagner du temps pour mieux se préparer à remporter les élections dont elle continue d’annoncer la tenue pour, sans cesse, les différer ; neutraliser par tous les moyens les « hommes de bonne volonté » par l’élimination des instances indépendantes de régulation des médias et des élections ; écarter quiconque capable de bâtir une alternative crédible à leur hégémonie partisane et donc de refuser la politique de marchandage et de prébendes à laquelle le benalisme a accoutumé les « élites » politiques. Dernier exemple en date, la « fortification de la révolution », qui vise à interdire toute fonction politique aux membres du RCD (l’ancien parti de Ben Ali), la future instance électorale se voyant missionner pour réaliser cette épuration. En l’absence de procès des principaux responsables du système Ben Ali depuis deux ans, et alors que la justice transitionnelle n’a encore rendu aucun jugement, comment ne pas voir dans cette nouvelle loi une énième manœuvre pour s’assurer la victoire ? Tel est le « bilan positif » que M. Marzouki entend vendre à quiconque se complaît à avaliser son discours sur cette supposée alliance entre islamistes modérés et gauche éclairée qu’à ses yeux seule la troïka incarne. Et gare à ceux qui se targueraient d’être démocrates en dehors de cette équipe prétendument gagnante ! Édith Jendoubi 10 Position 1914 : questions pour une commémoration UN étrange événement est annoncé aujourd’hui en France et en Europe par la météo historique et politique la plus officielle : la commémoration du commencement d’une guerre, et pas n’importe laquelle : la « Première Guerre mondiale », celle de « 14 » ! Or, il est une seule chose qui puisse véritablement donner un sens à une telle célébration – un sens dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est bien loin d’être garanti à ce jour : ce serait, selon nous, de saisir cette occasion pour revenir sur tout ce qui commence en « 14 », ou bien entre 1914 et 1918, et même encore en 1919-1920 (avec les traités censés mettre fin à la guerre), et qui, loin d’être fini ou terminé avec elle, ne cesse sans aucun doute de continuer depuis, voire de recommencer, ou du moins de menacer de le faire. De ce point de vue, il est loin d’être sûr que le Centenaire de 2014 soit bien engagé. Lié à un rapport présenté au président de la République à la fin du précédent quinquennat, un programme commémoratif avait été esquissé. Il proposait une commémoration étatique de l’ensemble de la guerre à l’été et à l’automne 2014, les collectivités locales prenant la suite lors des années suivantes, avant que l’État ne reprenne la main en 2018. Autant de propositions qui n’avaient pas eu le temps d’être validées par le pouvoir politique, avant que l’élection du printemps 2012 ne vienne changer la donne sans qu’un programme alternatif soit mis sur pied à l’heure où ces lignes sont écrites. Dans un tel contexte, le risque de l’improvisation est grand, comme la tentation festive, sur le modèle du bicentenaire de la Révolution française de 1989. Or, 2014 est une célébration grave. Ce centenaire-là ne saurait être une fête. 11 Mai 2013 F. Worms, Ch. Prochasson, S. Audoin-Rouzeau, M. Crépon Car ce qui commence en 14, d’abord, et qui ne s’est certes pas achevé depuis, n’est pas simplement une bataille ou une série de batailles : c’est l’épreuve d’une violence de masse, et d’une violence extrême. L’histoire a mis bien longtemps à le reconnaître, à y voir un fait central, et il serait paradoxal et à vrai dire scandaleux qu’on l’oublie de nouveau aujourd’hui, à l’heure du centenaire le plus officiel. Le bilan de « 14 » ne tient pas seulement à la mortalité de masse produite par l’immense conflit. L’« acquis de violence » a trait aussi à l’extension du phénomène concentrationnaire, apparu dès la charnière du XIXe et du XXe siècle, mais qui trouve au cours des années de guerre une systématisation nouvelle ; il tient au ciblage des populations désarmées, qui désormais incarnent aussi l’ennemi : le génocide des Arméniens perpétré en 1915 constitue la pointe extrême de cette logique nouvelle de l’élimination. À quoi s’ajoute l’aprèscoup : les deux grands totalitarismes du XXe siècle ne l’ont pas emporté – l’un en 1917, l’autre en 1933 – en raison seulement de l’ampleur des ruines laissées par le conflit : atroces héritiers des grandes attentes véhiculées par la guerre, ils ont réinvesti dans le champ politique les pratiques de violence qu’elle avait générées. L’oubli serait grave aussi pour trois autres raisons : parce que cette épreuve de la violence est un des enjeux majeurs du moment présent et que le spectre des « consentements meurtriers » qui l’accompagne est loin d’avoir disparu ; parce qu’elle est au cœur du regard rétrospectif que l’on peut porter sur le siècle tout entier, avec en lui la Seconde Guerre mondiale et ce qui a suivi ; parce que, enfin, bien loin de seulement s’être mobilisées dans les nationalismes les plus ravageurs, la philosophie, la science et la médecine s’y sont confrontées dès 1914, les ont pensés, analysés. Ce fut l’invention de la notion de trauma par des neurologues et des psychanalystes, la découverte de la pulsion de mort ou de la morale close, opposée à la morale ouverte, par Freud et Bergson, enfin la découverte par l’Europe de la précarité de sa propre culture. Ce qui a commencé en 14, et qui n’est pas achevé non plus, ce sont bien pourtant les mobilisations intellectuelles, elles aussi les plus violentes : les justifications des violences que l’on vient d’évoquer et la mise à l’épreuve des doctrines politiques qui s’élaboraient alors dans des démocraties encore fragiles. En France, depuis la guerre de 1870, la République avait su faire appel à ses élites intellectuelles pour défendre ses valeurs fondatrices. Durant l’affaire Dreyfus, les clercs avaient même su se mobiliser contre la République gouvernante au nom de valeurs républicaines trahies 12 1914 : questions pour une commémoration par l’erreur judiciaire et ses conséquences. Le déclenchement du conflit mondial réactiva ces réflexes républicains en les actualisant. La « guerre du droit » puisa dans le patrimoine d’une pensée politique entée sur la Révolution française et nourrie des sciences sociales promues par l’Université républicaine au rang de savoirs légitimes. « 14 » put trouver les couleurs d’une nouvelle affaire Dreyfus aux yeux de nombre d’intellectuels progressistes. Ce qu’inaugure 14, c’est bien une ambivalence fondamentale de la guerre et de la paix elle-même : la paix n’est pas toujours juste, pour peu qu’elle entretienne la haine, et tout dans la guerre n’est pas injuste. Sans toujours renoncer aux idéaux pacifistes d’avant-guerre, nombreux furent ceux qui consentirent à défendre la nation menacée, voire trouvèrent dans cette défense des ressources morales et spirituelles nouvelles. Tout en n’ignorant pas la nature de la tragédie en train de se dérouler, certains se rencontrèrent pour interpréter la guerre comme une source possible de régénération qui n’était point à dédaigner, au risque de se compromettre dans la justification d’actes et de pratiques que tout dans leurs convictions morales les poussait à condamner. La nation, minée par les abandons d’une civilisation bourgeoise amollie que dénonçaient plusieurs enquêtes journalistiques d’avant-guerre, trouvait en elle une « divine surprise » qui lui rendait une densité en train de se perdre, déjà perdue peut-être. Ce qui a commencé en 14 ne s’est donc pas achevé ; cela ne s’est pas achevé, en particulier en 1989, avec ce bicentenaire ouvrant un « âge des commémorations », à défaut d’être, comme certains l’ont cru dans la conjonction entre le défilé festif à Paris et la chute du mur à Berlin, la « fin de l’histoire1 ». Dire que la Première Guerre mondiale n’est pas terminée, c’est dire qu’elle fut la « première catastrophe » de notre contemporain. C’est dire qu’il faut prendre en compte tout ce qui avec elle a commencé : le siècle des violences, des génocides, des totalitarismes, mais aussi du droit international, de la « solidarité des ébranlés », si profondément décrite par Patočka dans l’épreuve des tranchées, et de l’Europe si celle-ci se décide à affronter son histoire et ses déchirements au lieu de masquer son délitement sous un consensus de façade. Frédéric Worms, Christophe Prochasson, Stéphane Audoin-Rouzeau, Marc Crépon 1. Sur le « moment » 1989, voir Esprit, octobre 2009, « Ce qui nous reste de 1989 ». 13 DE QUOI SE MOQUE-T-ON ? Ironie partout, critique nulle part S « ORRY, I’m Greek », répète l’humoriste grec Lakis Lazopoulos, qui a fait le tour de l’Union européenne pour mettre en scène la crise que traverse son pays. « Moi, Premier ministre, je tuerais un tiers des Portugais », écrit pour sa part le journaliste José Vítor Malheiros dans le très sérieux quotidien Publico, évoquant de façon parodique et grinçante les efforts d’austérité exigés de ses compatriotes par le gouvernement, l’Union européenne et le FMI. Dans ces conditions, « comment épouser un milliardaire ? » demande la jeune humoriste Audrey Vernon, qui s’est produite notamment devant les salariés de Mittal et ceux de Fralib, confrontés aux licenciements économiques… De qui se moque-t-on ? Ou plutôt, de quoi ? Parce qu’on se moque, tout le temps – la dérision n’est pas le privilège exclusif des comiques professionnels. On se moque d’un monde en crise, du moins dans nos démocraties libérales où l’ironie a bonne presse. De fait, elle y bénéficie d’un puissant préjugé favorable : au même titre que l’indignation (celle de Stéphane Hessel et celle des Indignés), on vante volontiers ses vertus « corrosives », « décapantes ». Dans un contexte politique hexagonal marqué aussi par l’indifférence, le scepticisme et de brusques accès de colère, voilà un objet déroutant : une prise de parole qui ne semble pas se prendre au sérieux et dont on ne sait pas si elle participe d’une irresponsabilité ambiante ou si elle marque encore l’exigence d’un débat public de qualité. À travers la satire, la parodie, la caricature et autres formes de dérision, il s’agit de dire le contraire de ce que l’on pense en faisant comprendre le contraire de ce que l’on dit. L’ironie se niche donc dans l’entre-deux, dans la capacité à faire saisir, par le ton, par la formulation, par le contexte d’énonciation, les dessous du langage. Mai 2013 14 Ironie partout, critique nulle part Rien n’assure donc qu’elle sera comprise et, encore moins, acceptée : tout dépend des circonstances de réception. La diffusion planétaire des images (éventuellement caricaturales) multiplie les chocs culturels, d’où les débats sans cesse renaissants, au sein des grandes religions, sur la notion de « blasphème » : la circulation sans frontière des images modifie les conditions de leur réception, de sorte que la connivence attendue n’est pas toujours au rendez-vous (voir l’entretien avec François Bœspflug). Or, ce mode d’expression décalé tend à se généraliser, à envahir tous les lieux et toutes les formes d’expression. Des décideurs politiques, des journalistes, des dirigeants d’entreprise se prêtent volontiers au jeu, en participant par exemple à des émissions satiriques comme Le Petit Journal de Canal Plus. C’est qu’en politique, la dérision opère une démystification que l’on pense bienvenue ; elle va de pair avec la transparence qu’on est en droit d’exiger d’une démocratie, puisqu’elle lève le voile, permet de dénoncer abus et absurdités. Grâce à elle, nous ne serions plus dupes des apparences mais, par la grâce d’un éclat de rire ou d’un clin d’œil, conscients de la réalité peu reluisante des rapports de force que dissimulent forcément les beaux discours, les trop belles promesses – politiques ou publicitaires. Mais croit-on encore à la force satirique de cette approche de la politique à l’heure où le personnel politique se ridiculise de lui-même ? L’image de Jérôme Cahuzac s’exprimant devant des agents des impôts en novembre 2012 à un pupitre où l’on peut lire « Lutte contre la fraude fiscale » a largement circulé sur les réseaux sociaux après les aveux de l’ex-ministre du Budget concernant son compte en Suisse. On peut en rire, et après ? Quand la réalité ressemble à ce point à la caricature, la dérision se déchaîne mais tourne à vide – inopérante, car redondante. Souvent futiles dans nos pays où pluralisme et liberté d’expression bénéficient d’un solide ancrage, satires et caricatures se révèlent pourtant très utiles ailleurs. Car l’ironie, qui joue sur le contexte, a elle-même un contexte, un lieu, un temps, et ce contexte en change la signification et la portée. On peut parler de « cycles de l’ironie » (voir l’article d’Ève Charrin). Dans les pays où la liberté d’expression est contrainte, la critique du régime risquée et les blagues dangereuses, à coup sûr, l’ironie peut se révéler effective, voire explosive. Au moment des printemps arabes, l’ironie sous ses diverses formes a évidemment exercé une fonction libératrice : elle a catalysé les énergies ; elle a été la force des faibles, le terreau de leurs combats (voir l’article de Hind Meddeb sur la Tunisie). En 15 Alice Béja et Ève Charrin France, au moment où balbutiait le libéralisme politique, l’ironie a également fait ses preuves : sous la monarchie de Juillet, parodies et caricatures ont bel et bien exercé sur le régime censitaire une pression constante. Ce potentiel subversif, nous croyons le connaître : nous voyons là une propriété intrinsèque de l’ironie, en vertu de quoi se moquer serait nécessairement libérateur. Forte d’un tel capital de sympathie, l’ironie s’impose dans nos démocraties libérales comme un mode de communication omniprésent, presque un mode d’être, un « ethos contemporain1 ». Mais tous les sourires ne se valent pas : tous n’ont pas en tout temps et en tout lieu la même portée politique. Il arrive en effet que l’ironie libère authentiquement, qu’elle démasque, à la manière de Socrate, ceux qui voudraient faire croire qu’ils détiennent la Vérité (voir l’article de Michaël Fœssel). Mais elle peut aussi creuser les failles, éroder les mythes fondateurs d’un Étatnation, allant jusqu’à le faire presque éclater (de rire), comme c’est le cas de la Belgique (voir l’entretien avec Benoît Peeters). L’art contemporain témoigne de cette ambiguïté fondamentale et en joue : que penser de ces visages identiques, yeux fermés, bouche béante, figés dans un éclat de rire, que le peintre chinois Yue Minjun oppose inlassablement au spectateur2 ? Contestation, cynisme, désenchantement ? L’ironie est là, mais la critique semble insaisissable, aussi ces fous rires répétés créent-ils immanquablement le malaise, bien loin de la jubilation partagée d’un humour rebelle. Quand la parodie côtoie l’hommage, l’humour alors se fait subtilement conservateur, comme le montre Perry Link à propos de l’écrivain chinois Mo Yan. De même que la colère, qui peut mener à l’action utile aussi bien qu’au ressassement hargneux, la dérision est une arme à double tranchant, au maniement délicat. Certes, elle ouvre une brèche, instaure une distance, mais pour quoi faire ? Il faut prendre la mesure de cette ambiguïté. Car l’ironie jubilatoire peut mener à l’engagement, à la confrontation, au contact en somme. Mais qu’elle se répète sans pouvoir changer les travers qu’elle ridiculise, et elle change de nature : entre le moqueur et le monde elle dresse, blague après blague, une cloison de plus en plus étanche. Alice Béja et Ève Charrin 1. Christy Wampole, “How to Live Without Irony”, New York Times, 17 novembre 2012. 2. Voir l’illustration de couverture, tirée de l’exposition consacrée à Yue Minjun, « L’ombre du fou rire », de novembre 2012 à mars 2013 à la fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. 16 Rire pour se protéger du monde Ève Charrin* IMAGINE-T-ON vivre sans ironie ? Pour peu que l’on considère sérieusement cette option, alors la réponse est non. Le renoncement à l’ironie nous laisserait vulnérables, trop brutalement exposés ici et maintenant à tout ce que nous côtoyons et désapprouvons sans pour autant nous croire capables d’y changer grand-chose. Providentielle ironie ! Telle une carapace hérissée de piques, elle nous protège. Du même coup elle sauvegarde notre intégrité et supplée comme par magie à notre impuissance. Elle seule en effet nous permet de supporter ce que nous n’aimons guère, puisqu’en une antiphrase, en un clin d’œil complice, elle nous permet de prendre nos distances – presque des distances de sécurité, comme celles que l’on observe au volant pour éviter les chocs. Appliquée à la vie quotidienne, l’ironie est un réflexe extrêmement actuel. Car le monde qui nous entoure offre assez peu matière à l’adhésion enthousiaste, on en conviendra ; peut-être estce même sa principale caractéristique, très lisible notamment sur le plan politique. Ce monde, le nôtre, incite plutôt aux réticences, aux réserves. Et de là, ou bien à l’indignation, ou bien à l’ironie, dure ou douce, comme une fuite immobile. Ou les deux, en alternance, selon l’humeur ; mais l’ironie s’avère d’un usage plus facile, donc plus fréquent. * Journaliste. Elle vient de publier la Voiture du peuple et le sac Vuitton : l’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013. 17 Mai 2013 Ève Charrin L’ironie impuissante Les SDF sur nos trottoirs nous rappellent-ils brutalement l’âpreté de la crise et la dureté de la vie ? À défaut de pouvoir soulager « toute la misère du monde » (pour citer des mots qui ont fait date), l’humoriste et chroniqueur de télévision Luigi Li les dote opportunément de pancartes humoristiques (« J’ai perdu ma situation, vous ne l’auriez pas retrouvée, par hasard ? » ou « Qui est le con qui a éteint le chauffage ? »), autant de clins d’œil censés remplacer avantageusement les appels trop directs à la solidarité (« J’ai faim », par exemple, terriblement premier degré). Tandis que l’extension de la pauvreté nous désole, les nouveaux riches nous exaspèrent-ils ? Qu’à cela ne tienne, il suffit d’en rire, par exemple en écoutant Gangnam style, le hit du chanteur coréen Psy : le clip musical le plus vu au monde parodie justement la vie dorée des privilégiés, ceux qui, dans le quartier le plus huppé de Séoul, Gangnam, exhibent avec extravagance voitures de sport, pur-sang et sexy ladies. Astucieusement, Gangnam style joue également sur les codes du show-biz et de la pop, c’est-à-dire que par un jeu de miroirs ce tube constitue lui-même sa propre parodie. Aussi, quoique très entraînante, la chanson ne peut être aimée qu’au second degré. Au premier degré, peut-être nous paraît-elle tout simplement ridicule, le clip hideux, son succès planétaire aberrant ? Qu’importe, parodions encore ! Caricature de la vulgarité, la chanson a été mille fois reprise et détournée sans que l’on puisse déceler d’ailleurs dans ces parodies de parodie ce qu’il entre d’hommage et de critique, de complicité et de distance. Dansant aux rythmes de la pop coréenne avec menottes et bâillon, l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei a ainsi réinterprété le hit mondial à sa façon, comme un hymne hilare à la liberté d’expression. De quoi plaire aux internautes et aux médias – mais sans doute ces derniers nous irritent, friands qu’ils sont d’anecdotes et de scandales. Allons, nous ne sommes pas dupes de leurs ficelles ; nous adorons en sourire, par exemple avec cette Agence France Presque qui publie de fausses dépêches AFP émaillées des fameux conditionnels de précaution. Et pour mieux manifester que nous savons à quoi nous en tenir, nous allons applaudir (par exemple) une adaptation théâtrale des Exercices de style de Queneau1, qui nous donne à voir les mille travers de la télévision, caricaturés jusqu’à 1. Exercices de style, de Raymond Queneau, mis en scène par Stéphanie Hédin au théâtre du Lucernaire, à Paris, 2008. 18 EN ÉCHO STAROBINSKI ET CRITIQUE – La revue Critique (avril 2013, Minuit), fondée par Georges Bataille, rend hommage au critique Jean Starobinski sous le titre « Le beau triptyque de Jean Starobinski ». Ce médecin, qui a rencontré des « grands » littéraires, Marcel Raymond puis Albert Béguin (un ancien directeur d’Esprit), à l’université de Genève après guerre, publie aujourd’hui trois livres qui font écho à l’ensemble de son œuvre : un livre sur la maladie et la médecine (l’Encre de la mélancolie, Le Seuil, voir la critique de Ch. Labre dans notre numéro de février 2013), un livre sur Diderot (Diderot, un diable de ramage, Gallimard) et un livre sur Rousseau (Accuser et séduire. Essais sur JeanJacques Rousseau, Gallimard). Parallèlement à des articles d’Yves Hersant, Jean-Claude Bonnet et Martin Rueff, un long entretien avec Patricia Lombardo permet à ce grand critique européen de préciser ce qu’il entend par travail critique et par auteur (son approche contrastée de Rousseau et de Diderot est passionnante). On aura compris que pour Starobinski, un auteur a aussi besoin de critiques pour apparaître comme un auteur, c’est-à-dire comme l’un de ces classiques qui sont toujours nos contemporains, comme aimait à le dire Italo Calvino. situations et de regards, écrit J.-P. Martin (un amateur de Queneau et de Perec) dans son introduction, il s’agit bien dans tous les cas de l’attention, de la relecture, de la guerre du goût. Malgré les constats souvent déceptifs, une telle diversité montre que la critique, du fait même qu’elle continue à se prêter à la controverse, reste une chose vivante. » Une chose vivante, apaisée, un peu consensuelle. À défaut de quoi ? Peut-être d’auteurs et du désir de réinventer l’art de la plume critique qui fut celle des écrivains. Faut-il s’étonner que la publication du livre de M. Iacub sur D. StraussKahn ait provoqué une polémique d’auteurs (C. Angot and Co) et d’éditeurs et non pas de critiques ? LA CHINE AU PLURIEL – Longtemps réduite à des jugements à l’emportepièce, l’odyssée politique et économique de la Chine contemporaine suscite désormais de nombreux dossiers interrogatifs. Au-delà du débat sur les rapports du marché et de la démocratie, les inquiétudes portent sur les forces et sur les faiblesses du type de développement (urbain, industriel, démographique…) qui se met en place. Plusieurs revues ont récemment consacré un dossier au payscontinent. Voir : « Qu’est-ce que la Chine ? La Chine par-delà le 18e Congrès du parti communiste », dans Le Banquet, revue du Cerap, hiver 2012-2013, n° 31 ; « Chine : une croissance à bout de souffle », dans L’Économie politique, octobre 2012, no 56 ; « La Chine, une puissance (in-) certaine », dans La Revue nouvelle, avril 2013 ; « Chine : regards croisés », dans La Pensée (revue éditée par la fondation Gabriel Péri), janviermars 2013, no 373 et, outre-Atlantique, “China’s 99%”, dans la revue Dissent, printemps 2013. CRITIQUES D’AUJOURD’HUI – On pourra lire parallèlement le dossier des Temps modernes intitulé Critiques de la critique (janvier-mars 2013) qui prend acte d’une certaine accalmie dans le monde de la critique. Mais la diversité des positions présentées, l’incursion dans la réflexion sur les méthodes universitaires ne permettent pas de comprendre où va la volonté critique à une époque qui n’en est plus aux grandes polémiques. « À travers une diversité de 157 Bibliothèque NOUVELLES LUTTES SOCIALES – La revue québécoise Possibles (http://red tac.org/possibles/, février 2013, vol. 36, n° 2) revient sur les mouvements sociaux qui ont agité le monde ces deux dernières années : printemps arabes, mouvements des « Indignés » et d’« Occupy » et « printemps érable » québécois. Ces nouvelles luttes ont été largement portées par la jeunesse, et par des diplômés ayant le sentiment que leurs études ne leur permettaient plus de s’intégrer au monde du travail, voire – notamment aux États-Unis – représentaient un lourd fardeau en termes d’endettement. La question éducative était au cœur de ce que l’on a appelé le « printemps érable », la lutte des étudiants québécois contre l’augmentation des frais de scolarité. On lira notamment avec profit les articles de Jacques Hamel et de Jean-Claude Roc qui font le point sur ce mouvement. plus une philosophie majeure dans la vie intellectuelle ? Le dossier de ce numéro d’Esprit montre que le penseur de l’ironie n’est pas « inactuel », et que sa confrontation avec Hegel perdure (voir l’article de M. Fœssel). L’excellent dossier de Foi et vie. Culture protestante (mars 2013, no 1, [email protected]) souligne plutôt, en se penchant sur les questions relatives à la « fiction », les liens avec Paul Ricœur (celui-ci avait consacré des textes de référence à Kierkegaard, qui ont été repris dans Lectures 2). Plus largement, l’article de Frédéric Rognon sur l’actualité des recherches sur Kierkegaard est une mine d’informations et une preuve de la vitalité de cette pensée. FUTURIBLES ET LA SOCIÉTÉ POSTCARBONE – Fidèle à l’esprit qui a présidé à sa fondation, Futuribles ([email protected]) ne craint pas d’anticiper l’avenir au service de l’action. Le dossier (janvier-février 2013, no 392) consacré à « la société postcarbone » envisage divers scénarios possibles : les articles portant sur les villes postcarbone, les villes pionnières de la société postcarbone et les villes dites « à l’avantgarde » ne sont pas un simple catalogue mais l’occasion d’analyser des tendances au long cours. KIERKEGAARD VIVANT – Pour le 150e anniversaire de la naissance de Kierkegaard, un colloque avait rassemblé à l’Unesco en 1963 J.-P. Sartre, Heidegger, K. Jaspers, Gabriel Marcel sous l’intitulé « Kierkegaard vivant… » qui avait donné lieu à une célèbre publication. Qu’en est-il en 2013, alors que l’on célèbre le 200e anniversaire de sa naissance, et que l’existentialisme n’est AVIS Les 24 et 25 mai aura lieu à l’université Paris Descartes-Sorbonne, amphithéâtre Durkheim, un colloque international sur le thème : « Espace public : formes, sens, dynamiques » organisé par PierreAntoine Chardel, Brigitte Frelat-Kahn et Jan Spurk. Parmi les intervenants : Andrew Feenberg, Éric Macé, Anwar Moghith, Olivier Mongin, Antoinette Rouvroy, Joëlle Zask. Programme détaillé : http://cerses.shs.univ-paris5.fr/ spip.php?article704 Depuis décembre 2012, Esprit est également disponible en format tablette/ liseuse, téléchargeable sur www.epagine.fr ou sur d’autres librairies en ligne. Notre 158