au début, on a l`impression d`avoir le contrôle sur rien.

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au début, on a l`impression d`avoir le contrôle sur rien.
OPINIONS
« AU DÉBUT, ON A L’IMPRESSION
D’AVOIR LE CONTRÔLE SUR RIEN. »
LA QUALITÉ DE VIE, LE CONTRÔLE
ET LES FORCES CANADIENNES
par Joan Wharf Higgins et Tanis Farish
Les auteures tiennent à exprimer leur reconnaissance au Comité
de recherche et développement des Services de santé, qui
relève de la Direction de la recherche et de l’évaluation en
ressources humaines des Forces canadiennes, et au ministère
de la Défense nationale pour le financement de cette étude.
Qualité de vie dans les forces canadiennes
S
oucieux de la santé et du bien-être de leurs membres
en service, les dirigeants des forces canadiennes ont
à cœur tout ce qui touche à la qualité de vie et à
l’emploi, car c’est ce qui influence le recrutement et le
maintien en poste des effectifs ainsi que la réalisation
de leur mission. Dans le domaine de la santé, les études sur la
qualité de vie s’intéressent généralement à la maladie et ne
s’attardent guère sur les facteurs environnementaux qui ont
un effet sur la santé et le bien-être. Or, dès que l’on accepte
de définir la qualité de vie comme la « mesure dans laquelle
une personne profite des possibilités importantes de sa vie1 »,
cette définition s’harmonise parfaitement à celle qui fait de
« la santé, [une] ressource de la vie quotidienne2 ».
Bien que le monde civil foisonne de recherches sur la
corrélation entre les caractéristiques de certains emplois et la
santé des travailleurs, ce sujet a été très peu approfondi au sein
des forces canadiennes. Ainsi, dans un environnement de travail
non militaire, on considère que la structure du milieu, le statut
du travailleur et le contrôle que ce dernier exerce sur ses
décisions professionnelles ont un effet sur la santé et donc sur
la qualité de vie, l’état cardiovasculaire, l’absentéisme, les
douleurs musculaires, l’angoisse et la dépression3-6. Souvent,
l’organisation sociale du travail, comme le style de gestion ou
les rapports interpersonnels, a un effet réel sur l’état de santé
général d’une personne7-9. De plus, certains aspects d’un emploi,
comme les conditions matérielles, le rythme de travail, le stress,
les possibilités d’expression de soi et de développement individuel ainsi que l’équilibre entre le travail et la vie personnelle,
compromettent la santé et le rendement d’un employé10.
Dans le milieu militaire, la discipline est une caractéristique
fondamentale du travail. Les règles y sont conçues et administrées afin d’assurer un fonctionnement uniforme à tous les
niveaux de la chaîne de commandement. Le statut prend une
importance toute particulière pour les membres des forces
canadiennes, puisque les rapports entre les grades dominent tous
les aspects de l’organisation et que l’uniforme met toujours en
évidence la position qu’une personne occupe. Quelle influence
ces caractéristiques uniques et traditionnelles des forces
canadiennes ont-elles sur la qualité de vie de leurs membres?
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Tels sont les sujets que nous nous proposons d’examiner
et de mieux comprendre. En 2004, nous nous sommes livrées à
une étude de cas visant à évaluer et à décrire les préoccupations
des recrues des forces navales canadiennes en ce qui a trait à
leur qualité de vie et à recueillir leurs recommandations afin
de remédier à la situation. Nous avons utilisé le questionnaire
Quality of Life Profile, conçu à l’université de Toronto, dans le
but de mesurer les composantes et les facteurs déterminants
de la santé et du bien-être des recrues. Nous avons ensuite
sollicité la participation des 120 non-officiers qui suivaient
une formation dans un métier d’opérations de combat à une
école navale des Forces canadiennes. Il s’agissait de personnes
qui étaient engagées dans un programme d’instruction d’environ
19 semaines ou qui devaient suivre une formation prochainement. Au total, 71 personnes ont accepté de répondre aux
54 questions de l’étude et 17 se sont portées volontaires pour
participer à une entrevue individuelle. Dans le questionnaire, le
sujet devait indiquer le degré d’importance qu’il attribuait aux
neuf composantes de la qualité de vie : les activités physiques,
psychologiques et spirituelles; les liens physiques, sociaux et
communautaires; les possibilités de pratiques récréatives et
de croissance personnelle par rapport au maintien et à
l’amélioration des compétences. Il devait aussi coter chaque
composante en fonction de son degré de satisfaction, du degré
de contrôle qu’il pensait avoir sur cette composante et des
possibilités qui s’offraient à cet égard. Nous avons ensuite
analysé les réponses selon des méthodes de statistique
descriptive et corrélationnelle. Puis, nous avons mené
des entrevues au cours desquelles nous avons présenté
aux 17 volontaires les conclusions générales de l’étude et
nous leur avons demandé des explications supplémentaires
(par exemple, qu’est-ce qui nuisait à leur qualité de vie?).
Nous avons également recueilli leurs suggestions pour
améliorer la qualité de vie par des politiques, des
programmes et des services militaires généraux ou locaux.
Ce que les recrues pensent de leur qualité de vie
O
n peut en conclure que la majorité des recrues ayant
participé à l’enquête (soit 85 %) s’estime satisfaite de sa
qualité de vie, quoique la plupart d’entre elles (37 %) jugent
que leur qualité de vie est simplement « adéquate ». Selon la
conclusion la plus préoccupante de l’étude, 54 % des répondants
estiment que les liens qu’ils entretiennent avec leur milieu
physique ont une incidence négative sur leur qualité de vie. Cet
aspect concerne la manière dont ils perçoivent leur propre
situation dans le cadre physique de leur environnement. L’étude
montre aussi qu’il existe un rapport significatif entre la plupart
des déterminants de la qualité de vie et le degré de contrôle et
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de liberté que les participants pensaient avoir sur cet aspect
de leur vie. Cela signifie que plus ils se sentaient maîtres de
leur existence et plus ils disposaient de libertés de choisir,
plus ils se disaient satisfaits de leur qualité de vie
en général.
La majorité des participants aux entrevues s’estimait
généralement satisfait de sa qualité de vie, exception faite
du manque d’autonomie, de contrôle et de liberté dont ils
disposaient par rapport à leur cadre de vie durant leur
formation. Un des grands thèmes qui ressortait des entrevues
était le souhait des recrues de vivre dans un environnement
qui leur convenait davantage et le sentiment d’avoir plus
de latitude dans le choix de leur cadre de vie afin de jouir
d’une qualité de vie optimale. Parmi les modifications
recommandées, notons une plus grande variété de repas
sains, une diminution de la durée du séjour en résidence,
une réduction du nombre de personnes par chambrée
et une plus grande responsabilité individuelle dans
l’ordonnancement des chambrées. Cette dernière suggestion
comprenait la permission d’avoir des biens personnels,
tels que des couvertures, des images murales et des
accessoires décoratifs, ainsi que l’obligation d’avoir une
bonne hygiène personnelle. Ces préoccupations avaient
un effet négatif sur la façon dont les sujets se
percevaient physiquement et psychologiquement et
sur les liens qu’ils entretenaient avec leur milieu
physique et leur collectivité. En outre, les participants
se plaignaient du manque d’équilibre entre le travail
et la vie privée, préoccupation soulevée par un nombre
croissant de leurs compatriotes dans le civil, mais
aggravée, dans leur cas, par les exigences de la vie dans
une base militaire :
« On a l’impression de ne pas avoir le contrôle sur
quoi que ce soit. Quand on habite la caserne, on vit
et on travaille au même endroit; c’est comme
si on était toujours au travail. » (recrue masculine)
En outre, à cause de la structure hiérarchique
militaire, les recrues n’ont à peu près aucun contrôle sur
leur vie :
« Au début, on a l’impression d’avoir le contrôle
sur rien et que l’instructeur décide vraiment de tout. »
(recrue masculine)
« Il s’agit de s’habituer au fait qu’ils peuvent nous
imposer ce qu’ils veulent, et nous n’avons d’autre
choix que d’obéir. Je crois que c’est ce que j’ai eu le
plus de mal à accepter. » (recrue masculine)
Selon les participants à l’étude, leur sentiment
d’appartenance spirituelle et sociale diminuait en fonction
de la durée de leur service. Il y a là de quoi s’inquiéter
sérieusement, car la période moyenne de service de cet
échantillon n’était que de 1,6 an. Que doit-on conclure
du bien-être spirituel et de la qualité des liens sociaux de
ceux qui sont membres des forces canadiennes depuis
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plusieurs années? Pendant les entrevues, nous avons exploré
ces conclusions; la principale explication qu’on nous a
fournie était le fait que les membres qui habitent la base
ont rarement l’occasion de se livrer à des activités et de
poursuivre des intérêts d’une nature autre que militaire.
Par exemple, les répondants avaient l’impression de ne
pas pouvoir se mêler à l’ensemble de la collectivité, car
ils n’en avaient pas l’occasion, pas plus qu’ils n’avaient
la possibilité de rencontrer d’autres membres de la
communauté, à part les membres des forces canadiennes.
Ils suggéraient notamment que l’on organise des rencontres,
ailleurs que dans les bars, et que l’on planifie davantage
d’activités mixtes et d’activités de bénévolat dans la
communauté civile.
Abandonner des traditions désuètes pourrait
accroître le sentiment de contrôle sur sa vie
N
ous appuyant sur les conclusions de notre sondage, nous
suggérons plusieurs mesures qui permettraient de
rehausser la qualité de vie chez les recrues des forces
canadiennes. Selon les participants à l’enquête, le manque de
vie privée et les conflits interpersonnels ont une influence
négative sur leur vie et pourraient nuire au développement
personnel, à l’expression de soi et à l’équilibre entre le
travail et la vie privée. En outre, le peu d’effets personnels
permis dans les chambrées restreint aussi l’expression
de soi. Certes, il s’agit là d’une politique qui vise à niveler
les différences de moyens financiers entre compagnons
de chambrée, mais elle peut aussi avoir l’effet de balayer
tout sentiment d’individualité. Adopter ces recommandations
signifierait que l’on est prêt à modifier la durée de résidence
en caserne des recrues, à permettre aux membres plus
âgés d’habiter en dehors de la base, à limiter le nombre de
personnes par chambrée et à offrir davantage de plats
sains à la cantine.
Au sujet de la tension qui existe entre le commandement
et le contrôle, les chercheurs de la défense, Pigeau et
McCann, font remarquer que « l’expression effrénée de
la créativité du commandement peut mener rapidement
au chaos. Inversement, un contrôle abusif peut priver
rapidement le personnel de sa motivation. Trouver
l’équilibre idéal est une des premières difficultés que les
organisations militaires modernes ont à surmonter 11. »
Bien que leurs remarques s’appliquent au commandement
et au contrôle dans le cadre des opérations sur le terrain,
il se pourrait que la période idéale pour atteindre
l’équilibre visé soit au tout début de la carrière des
militaires. En effet, comme le suggère le sociologue Scot
Robertson 12, même dans les institutions à structure
hiérarchique, il existe des modèles qui favorisent
l’innovation tout en respectant la chaîne de commandement.
Conformément aux habitudes militaires, l’innovation
peut se faire de façon disciplinée et méthodique. Le
comité consultatif correspond à un tel modèle; extérieur
à la hiérarchie, il en relève néanmoins. Pour bien
fonctionner, un comité consultatif doit maintenir des
liens avec le reste de l’organisation et avec sa façon de faire.
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Par exemple, les recrues pourraient exprimer leurs
préoccupations à un comité consultatif résidentiel,
qui ferait l’intermédiaire avec les échelons supérieurs
afin que des mesures appropriées soient prises si les
préoccupations exprimées sont jugées importantes pour
la qualité de vie.
Conclusions
P
our conclure, la majorité des participants à cette enquête
jugeait que sa qualité de vie dans les forces canadiennes
était adéquate, tout à fait acceptable ou excellente. C’est
là un résultat positif dont on doit féliciter les autorités
militaires. Bien que, dans un milieu civil, un cadre de travail
hiérarchisé entraîne des effets négatifs sur la santé et sur
la satisfaction des travailleurs 13, les membres des forces
canadiennes l’acceptent comme un fait inévitable. Lors
des entrevues, les recrues ont reconnu s’attendre à ce que
leur carrière se déroule dans un cadre hiérarchique, tout
en exprimant fermement leur besoin de préserver un
sentiment de contrôle sur leurs conditions de vie, tant
du point de vue des aspects matériels et sociaux qu’en
ce qui concerne les loisirs et les autres activités non
militaires. Limiter leur autonomie et leur expression de soi
dans ces domaines tendrait à diminuer leur sentiment
d’appartenance à leur milieu physique, à restreindre
leurs liens sociaux et à brimer l’expression de leur être
spirituel.
Les conclusions de cette étude de cas illustrent
l’importance de recueillir des données significatives afin
d’assurer un bon départ aux recrues, de conserver les
effectifs et de faire baisser le taux d’attrition. La solution
à bien des questions jugées importantes par les recrues
consiste à s’éloigner des traditions désuètes plutôt qu’à
miser sur des services et des programmes coûteux. La
définition de la promotion de la santé communément citée
prône un plus grand contrôle du sujet sur sa propre santé14.
Dans un contexte militaire, promouvoir la santé signifiera
la mise en place de politiques et de structures organisationnelles, telles qu’un comité consultatif résidentiel,
afin de rehausser la qualité de vie des membres pendant
leurs années de formation et de prévenir les maladies
chroniques et débilitantes, la retraite anticipée ou les
congés de maladie. En effet, il est grandement préférable
de s’attaquer aux problèmes de qualité de vie qui
dépendent de l’équilibre entre le travail et la vie privé
et du sentiment d’avoir le contrôle sur sa vie dans les
premiers temps d’une carrière militaire et avant que
les problèmes ne surgissent15.
Joan Wharf Higgins, Ph. D., est titulaire de la Chaire de recherche
Canada sur la santé et la société et est professeure agrégée
à l’école d’éducation physique de l’université de Victoria.
Tanis Farish, M. Sc. éd., est une étudiante de troisième cycle
à l’école d’éducation physique de l’université de Victoria.
NOTES
1.
2.
3.
4.
74
R. Renwick et I. Brown, « Being, Belonging,
Becoming: the Centre for Health Promotion
Model of Quality of Life », dans R. Renwick,
I. Brown et M. Nagler (dir.), Quality of
Life in Health Promotion and Rehabilitation:
Conceptual Approaches, Issues, and Applications,
Sage, Thousand Oaks, Californie, 1996,
p. 75-88. [TCO]
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vol. 59, 2004, p. 2335-2359.
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et J. Brand, « Job Characteristics as
Mediators in SES-Health Relationships »,
Social Science & Medicine, vol. 59, 2004,
p. 1367-1378.
5.
6.
7.
8.
9.
N. van Vegchel, J. de Jonge, H. Bosma et
W. Schaufeli, « Reviewing the Effort-Reward
Imbalance Model: Drawing Up the Balance
of 45 Empirical Studies », Social Science &
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D. Raphael, Social Determinants of Health:
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Press, Toronto, 2004.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
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A Discussion Paper, document préparé pour
Santé Canada, Travaux publics et Services
gouvernementaux Canada, Ottawa, 2003.
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conceptualisation du commandement et du
contrôle », Revue militaire canadienne, vol. 3,
no 1, printemps 2002, p. 57.
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Innovation and Change in the Canadian
Army
»,
The Army
Doctrine
and
Training Bulletin, vol. 4, no 1, hiver 2001,
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New York, 2004.
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op. cit.
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Work-Life Balance Study: Key Findings
at the Department of Defence, rapport d’un
contractuel, deuxième partie.
Revue militaire canadienne
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