Descartes, l`« Allemagne » et la Philosophie Descartes entre France

Transcription

Descartes, l`« Allemagne » et la Philosophie Descartes entre France
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Le « CARTÉSIANISME » universel
ou
Descartes, l’« Allemagne » et la Philosophie
suivi d'une Note sur DESCARTES (1596-1650) et Verlaine (1844-1896)
" Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et pouvons enfin, tel le marin
après un long périple sur une mer déchaînée, crier : terre ; Descartes est un de ces hommes qui ont
tout repris par le commencement et c’est avec lui que débute la culture, le penser des temps modernes."
(Hegel1)
Descartes entre France et Allemagne
Que " René Descartes (Renatus Cartesius) né en 1596 " à La Haye en Touraine et dont l’œuvre
" révolutionnaire fut tout à fait conforme à l’esprit de sa nation ", selon les propos de Schelling dans
ses Leçons de Munich2, ait eu pourtant " en Allemagne ", dans le Bade-Wurtemberg, le pressentiment
de sa doctrine, qu’il rédigera plus tard à son retour en France, puis en Hollande, relève de l’accidentel ;
ni plus ni moins cependant que sa date, son lieu de naissance et d'autres circonstances de sa vie.
C’est en effet à l’occasion d’une campagne militaire, sous les ordres du Duc Maximilien de Bavière,
que l'auteur des Méditations métaphysiques, âgé alors d’à peine vingt ans, aura médité, "dans un poêle"
près d’Ulm, sa Méthode et rêvé "les fondements d’une science admirable" : "cette méthode s’étend à tout"3.
C’est également, autre coïncidence, dans la personne d’une princesse allemande en exil, Élisabeth
de Bohême, que le philosophe trouvera, de son vivant, sa lectrice la plus assidue et la plus fidèle ;
il écrira d’ailleurs à son intention Les Principes de la philosophie et Les Passions de l’âme.
Les autorités françaises n’auront pas eu d’égards comparables à son endroit, puisque Louis XIV
interdira formellement que l’on prononce son éloge public, lors du retour de son cercueil de Suède en 16674,
pays où il s’était rendu à l’invitation expresse d’une autre aristocrate germanique, la Reine Christine.
Mais que son œuvre ait reçu ici/là-bas –en terre allemande- l’accueil le plus favorable et profond qui soit,
mérite que l’on accorde à sa rencontre avec le «sol» germanique davantage qu’une note historiographique.
Par opposition à Pascal qui considérait "Descartes inutile et incertain", ou à Voltaire qui ne voyait dans
le système cartésien "qu’un roman ingénieux"5 ; et à l’instar en France des seuls Malebranche qui jugeait que
"M. Descartes a découvert en trente années plus de vérités, que tous les autres philosophes", et de Comte qui
parlait de "notre grand Descartes"6, ou, en Hollande -mais ne s’agit-il pas d’une contrée germanique ?-,
de Spinoza qui n’hésitait pas à commenter et à ordonner Les Principes de la philosophie de Descartes,
où il ira jusqu’à s'écrier admiratif : "se leva enfin l’astre le plus éclatant de ce siècle, René Descartes"7 ;
il n’est point de grand philosophe allemand qui n’ait rendu hommage, fût-ce de manière critique,
voire qui ne se soit identifié, au cartésianisme.
Citons Leibniz, né en 1646, qui rédigera des Remarques sur la partie gale des Principes de Descartes
et selon lequel " la Philosophie cartésienne est comme l’antichambre de la vérité "8 ; Kant, qui en dépit
de ses objections systématiques adressées à Descartes, use pour l’essentiel de sa terminologie ; Fichte,
dont le Moi n’est pas sans rappeler le Je cartésien ; et surtout Hegel, né entre parenthèses, à Stuttgart,
non loin d’Ulm, qui soulignera, jusqu’à l’emphase, l’importance historique du philosophe français.
Ainsi dans le chapitre Descartes de ses Leçons sur l’histoire de la philosophie il notera :
" René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe.
… On ne saurait se représenter dans toute son ampleur l’influence que cet homme a exercé sur son époque
et sur les temps modernes."9
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H.Ph. VI. p. 1379
Contribution histoire de la philosophie moderne p. 15 (PUF)
Toute citation, non précédée ou suivie d’un nom d’auteur, est de Descartes et extraite, sauf précision contraire,
de l’édition de la Pléiade. Ici Discours p. 132, Olympica in A.T. X p. 181 (Vrin) et Lettres p. 966.
Cf. V. Cousin, Fragts philosophiques t. III. p. 300 (Slatkine Reprints Genève 1970)
Pensées 78 (éd. Brunschvicg) et Lettres philosophiques 14è
R.V. I. III. II. et Cours philo. positive 24è Leçon p. 177
Op. cit. Préface
Réponse aux réflexions touchant les conséquences de la philo. de Descartes (1697)
Op. cit. VI. p. 1384
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Dans ce rappel on n’omettra pas les noms de Husserl qui prononcera à la Sorbonne en 1936
ses fameuses Conférences, Méditations Cartésiennes. Introduction à la Phénoménologie, inspirées par
" le plus grand penseur de la France ", où il qualifiera même celle-là d’" un néo-cartésianisme "
et de Heidegger, mort en 1976, pour qui " Descartes " fournit assurément le " fond métaphysique "
des temps Modernes, c’est-à-dire de notre époque, L’époque des «conceptions du monde» d'après lui10.
Pour tous Descartes fut un point de passage incontournable, la prémisse obligée de leur propre pensée
et plus généralement et historiquement " le point de départ de la philosophie moderne " (Hegel)
ou " le père fondateur de la modernité " (Husserl)11.
Descartes, un philosophe allemand plutôt que français ou allemand autant que français :
"un pied dans un pays et l’autre en un autre"12 ?
Cette « reconnaissance » d’un penseur français a en tout cas d’autant plus de prix (vérité)
qu’elle émane justement de philosophes issus de " la nation allemande ", soit de penseurs qui ont
"reçu de la nature la mission supérieure d’être les gardiens du feu sacré" de la Philosophie (Science)13.
Et de fait toute la philosophie moderne / postcartésienne fut pratiquement l’œuvre des seuls Allemands,
Leibniz, Kant, Fichte, Hegel essentiellement, au point que l’un d’entre eux pouvait parfaitement écrire :
"il n’y a de manière générale de philosophie qu’en Allemagne, et pas dans le reste du monde" (Schelling14).
Une française, Mme de Staël, n’aurait point désavoué ce diagnostic dans son tableau De l’Allemagne,
où elle remarquait que celle-ci est "la patrie de la pensée" ou "la nation métaphysique par excellence"15.
Il n’est dès lors pas interdit d’attribuer à la « rencontre » déjà évoquée entre Descartes et l’Allemagne
une signification autre que simplement circonstancielle et y voir la marque d’une nécessité.
Descartes, philosophe fondamentalement allemand ?
Encore faut-il s’entendre sur l’exacte portée de cette nécessité, en ne confondant pas une simple
nécessité de fait avec la véritable nécessité de droit. Que la Philosophie se soit effectivement,
à un moment donné du temps, " réfugiée chez les Allemands " (Hegel) ne saurait en effet signifier
qu’elle soit obligatoirement ou " essentiellement allemande " (Fichte) et de tout temps réservée à eux seuls.
Comment expliquerait-on que, si la philosophie moderne a été "inaugurée par René Descartes" (Schelling),
un Français –d’origine germanique certes, comme le furent tous les Francs, et en terre allemande,
comme nous l’avons rappelé-, ce dernier et donc tous les philosophes modernes-allemands aient eu
eux-mêmes des prédécesseurs, les philosophes anciens-grecs ou post-hellènes, à commencer par Platon ?
Le nom même de philosophie sonne du reste " étranger " à la langue allemande (Fichte)16.
Quant au qualificatif d’allemand il a de toute façon un double sens, pouvant désigner aussi bien un
peuple particulier, que dénommer l’humanité en son entier : tout (all) homme (mann).
La Philosophie appartiendrait-elle à quelqu’un(s) ou est-elle le Bien de tous ?
La question du rapport entre Descartes et la philosophie allemande nous renvoie à une interrogation plus
radicale sur l’origine ou la "terre natale" de la Philosophie, id est sur le "sol qui lui est propre" (Hegel17),
et partant sur l'essence ou le statut du Discours philosophique en général : particulier ou universel.
Et puisque toute la philosophie cartésienne n’est rien d’autre qu’une Méditation du Fondement,
du Principe ou de la Source, relire celle-ci s’avère le plus sûr moyen d’y répondre convenablement
et de tenter ainsi résoudre au mieux le délicat problème national en philosophie et partout ailleurs.
Revenons donc cursivement et avec les philosophes allemands au texte fondateur du philosophe,
Les Méditations de Philosophie première, plus particulièrement à la seconde d’entre elles, consacrée
au Cogito, le socle de celles-ci, qui nous révélera de lui-même sa véritable identité, à moins qu’il ne
remette en cause l’«évidence» de notions aussi familières qu’origine, patrie, pays, sol ou terre.
Profitant du hasard du calendrier qui célèbre cette année le 400ème anniversaire de la naissance de Descartes,
sans oublier le 350ème de celle de Leibniz, on rendra ainsi au(x) philosophe(s) l’unique hommage approprié.
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Méds. Cart. Introd. 1. et L’époque … (9) in Chemins qui ne mènent nulle part
Correspondance III p. 99 et Crise des sciences europ. et la phénoménologie transc. p. 86 (Gallimard)
Lettres p. 1305
H.Ph. Introd. p. 14 (Gallimard)
Contribution histoire de la philosophie moderne p. 212
Op. cit. I. 47 et II. 141 (G.-F.)
E. Alloc. p. 147 (Vrin) ; Discours nation allde pp. 153 et 123 (Aubier) et Contrib. hist. philo. mod. p. 15
H.Ph. I. p. 21 et VI. p. 1403
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Le Cogito ou la Philosophie première
Le dessein cartésien est clair et explicite : face aux errements ou à l’incertitude de notre savoir,
il importe de réexaminer celui-ci à sa base, si l’on veut avoir la moindre chance d’accéder au Vrai,
seul objet de la Philosophie depuis Platon18.
" Commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant
dans les sciences." (1ère Méditation)
Il sera du reste maintes fois réitéré par lui, tant dans la 4ème Partie du Discours de la Méthode,
publié avant mais rédigé après les Méditations, que dans les Principes et sa fameuse Préface où
la Philosophie première (proprement dite) -"ce qui se nomme proprement philosopher"- sera définie
comme " la recherche … des principes " et assimilée aux " racines " de l’arbre de la sagesse.
Pour mener à bien ce projet, on commencera par douter de toutes les connaissances acquises
et l’on ne s’arrêtera que si l’on en trouve qui soient "entièrement certaines et indubitables", voire
une seule qui puisse prétendre à ces qualités et qui, à l’image du point d’"Archimède" (Méd. 2nde),
constituerait le point d’appui ou de départ assuré d’une science confirmée/démontrée/véritable.
Il s’agit là d’un commencement absolu, la pensée se pensant elle-même.
" Il a commencé par le commencement, par le penser comme tel ; c’est là un commencement absolu.
Qu’il ne faille commencer que par le penser c’est ce qu’il exprime en disant qu’il faut douter de tout." (Hegel19)
La réussite éventuelle d’une telle entreprise ne requiert pas une analyse détaillée et particulière
de chacune de nos opinions prises une à une, chose rigoureusement impossible et inutile, mais
il importe de s’attaquer à leurs " principes " ou racines présumés, à commencer par les sens,
début naturel de tout savoir, la fragilité ou solidité de ceux-ci suffisant à ruiner ou légitimer
les (pseudo) connaissances qui en dérivent.
Or que révèle finalement et précisément l’examen de la thèse empiriste, selon laquelle
"il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été premièrement dans le sens" (Discours IV.),
sinon que ce dernier étant faillible ou plutôt variable et manquant en lui-même de mesure,
toute science qui se baserait sur lui, ne serait qu’incertaine / indéterminée, à l’instar de nos rêves.
Plus, les déterminations mathématiques, le nombre et la figure, par lesquelles on calcule le sensible,
n’étant elles-mêmes "que des fictions" –des artifices, conventions ou "hypothèses" (Platon20)portant sur des réalités seulement possibles, ne sauraient nous procurer une certitude absolue.
" Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que
ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure,
l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ?
Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain." (Méditation 2nde)
L’empirisme conséquent débouche ainsi nécessairement sur un scepticisme intégral qui déboute
de leur prétention à la certitude toutes les vérités mondaines ou physiques (physico-mathématiques),
y compris celles d’Archimède.
Doit-on pour autant désespérer de l’ensemble du savoir humain et de la possibilité pour l’homme
d’atteindre la vérité ? Si tel était le cas, comment pourrions-nous prendre conscience de nos erreurs ?
Car pour se rendre compte de celles-ci il faut bien disposer déjà d’une connaissance du vrai
dont elles sont censées être des défauts.
" Tant s’en faut, j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. ...
De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir
pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce
ou que je la conçois en mon esprit."
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Vide Rép. VI. 490 a
H.Ph. VI. 1389
Rép. VI. 510 b ; cf. égal. Hegel, H.Ph. Introd. p. 22
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Loin de s’abîmer dans le néant total (vide), le scepticisme bien compris, poussé à son terme,
conduit droit à son propre dépassement et à l’énonciation d’une vérité, celle du Je pense.
La négation ou la mise entre parenthèses de toute réalité objective (ob-jectum) déterminée aboutit
à l’affirmation ou à la position de l’acte même de penser ou du Sujet (sub-jectum) pensant.
Le " Cogito " -plus célèbre dans sa formulation du Discours de la méthode (4ème Partie) et
des Principes (1ère Partie 7.) : " Je pense, donc je suis " qui présente l’avantage de nouer
clairement et explicitement Pensée et Être- s’avère ainsi la première certitude / vérité absolue
recherchée et partant "le premier principe" de la philosophie (première) dont devront dépendre
toutes les (autres) vérités.
" Et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes
suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais le recevoir sans scrupule
pour le premier principe de la philosophie que je cherchais." (Discours IV.)
Encore faut-il entendre correctement cette proposition et la subjectivité qu’elle énonce,
si l’on veut éviter les graves mésinterprétations dont elles sont l’objet.
Et tout d’abord on se gardera d’assimiler cette proposition à un "syllogisme" dont le Je pense
constituerait la prémisse et le Je suis la conclusion, vu qu’il manquerait alors " cette majeure :
Tout ce qui pense est ou existe "21 dont la validité (vérité) ne saurait absolument être établie,
dans la mesure où l’existence de toute chose a été précisément et radicalement mise en doute.
Le lien ici affirmé entre Je pense et Je suis ne peut donc être qu’immédiat ou intransitif.
" A l’égard toutefois de ce principe : Je doute, je pense, donc je suis, il faut noter avant tout que cette affirmation
n’est pas un syllogisme dont on aurait omis la majeure. Car, si c’était un syllogisme, les prémisses devraient être plus
claires et mieux connues que la conclusion même donc je suis ; et par conséquent, je suis ne serait pas le premier
fondement de toute connaissance ; d’ailleurs cette conclusion ne serait pas certaine, car sa vérité dépendrait de
prémisses universelles que notre auteur a depuis longtemps révoquées en doute. Ainsi ce je pense, donc je suis
est une proposition unique équivalente à celle-ci : je suis pensant." (Spinoza22)
C’est pourquoi, tout en écrivant " Je pense, donc je suis ", on n’oubliera pas que le « donc »
est à prendre au pied de la lettre, comme une conjonction de coordination, mais qui ne coordonne
point deux termes étrangers l’un à l’autre, et n’a point la valeur d’une quelconque consécution
ou subordination ; sa suppression dans les Méditations en témoigne.
Conclura-t-on dès lors avec Kant " que le prétendu raisonnement cartésien cogito, ergo sum,
est dans le fait tautologique, puisque le cogito exprime immédiatement la réalité " ?
Soit que " le je pense est … une proposition empirique et renferme la proposition « j’existe » ",
non comme une suite logique nécessaire –chose rigoureusement impossible d’après l’auteur
de la Critique pour qui il n’y a pas de passage direct possible entre le concept et l’êtremais à titre d’" une intuition empirique indéterminée, c’est-à-dire une perception "23
qui ne nous apprendrait rien hormis l’identité formelle ou vide de la pensée elle-même.
Mais dans cette hypothèse, le Cogito pouvant faire l’objet d’un simple constat empirique
immédiat, comme le croyaient tous les objecteurs empiristes, Hobbes ou Gassendi,
il équivaudrait à n’importe quel fait ou représentation sensible, physique ou psychologique,
du style "Je me promène, donc je suis"24 dans lequel un sujet particulier est censé accomplir
un acte non moins particulier, et tomberait sous le coup du Doute de la 1ère Méditation.
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Réponses aux 2ndes Objections p. 376
Principes philo. de Descartes 1ère partie Introd. pp. 156-157 ; cf. Fichte, Principes D.S. 1ère p. § 1.10. p. 23 ;
et Hegel, E. I. § 64 R. p. 329 ; Ph.H. IV. 3. 2. b. p. 915 (Lasson) ; H.Ph. Descartes p. 1396
Op. cit. pp. 666 et 351-352 (G.-F.)
Réponses aux 5èmes Objections p. 478 ; cf. égal. 3èmes Objections p. 401
5
Or il est ou devrait être clair que, contrairement à tous les phénomènes psycho-physiques
qui peuvent parfaitement relever de l’illusion ou de l’imagination, rien ne saurait s’opposer à
la «réalité» absolue de la pensée, pas même la présupposition que celle-ci, ou plutôt son contenu
(ce que ou ce à quoi l'on pense), ne soit qu’un songe, car pour songer il faut déjà penser.
L’être de ma pensée demeure sauf, quoiqu’il en soit du contenu ou de la valeur de mes pensées
qui, de toute façon, ne peut être jugée que par elle, comme le rappelle la Méditation Seconde.
" Mais l’on me dira que ces apparences-là sont fausses, et que je dors. Qu’il en soit ainsi ; toutefois, à tout le moins,
il est très certain qu’il me semble que je vois de la lumière, que j’entends du bruit, et que je sens de la chaleur, cela ne
peut être faux : et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir ; et cela précisément n’est rien autre chose que penser.
D’où je commence à connaître quel je suis avec plus de clarté et de distinction que ci-devant."
L’on ne confondra donc point le « Je » du Je pense (ma pensée) avec un moi empirique
ou monadique particulier (mes pensées) -"mon moi privé" (C.S. Peirce25)- fût-il celui de Descartes,
qui serait le sub-strat ou le sup-port invariable / prédonné (fixe et rigide) de la pensée.
Car, outre le fait que ce dernier est sujet à l’erreur, la véritable subjectivité n’ad-vient ou n’ex-iste
qu’à partir de (ex) la Pensée et non l’inverse et se décline aussi bien au singulier qu’au pluriel.
" Absolument parlant, le Je signifie pensée. (…) Un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi. (…)
Moi est ce Moi-ci, mais est aussi bien Moi universel." (Hegel26).
Afin d’éviter " cette confusion [psychologiste] … ce contre-sens philosophique " (Husserl),
dont le rédacteur des Méditations n’a pas toujours su se garder, l’on reviendra au texte latin de
celles-ci qui dans le terme de Cogito ne sépare pas le sujet du verbe et que l’on traduira par
"une conscience non personnelle", soit indifféremment par ego cogito ou "nos cogitamus" (idem27).
A moins qu’on ne préfère au verbe cartésien lui-même sa « réécriture » spinoziste :
"L’homme pense"28, voire la « transcription » fort moderne qu’en proposera Schelling :
"Ça pense en moi, il y a de la pensée en moi"29 qui souligne d’emblée le caractère impersonnel
ou universel du Sujet pensant : Procès sans sujet exclusif, la Pensée n’appartient à personne
en particulier, étant ce qui définit chacun comme un Ego, proféré pareillement par tous, et coupe
court par avance aux " préjugés " grammaticaux de Nietzsche plutôt que " des Philosophes "30.
Bien compris le Cogito débusque l’universalité au cœur même de la particularité et s’avère
d’un autre ordre, plus originaire, qu’une entité physique individuelle ; ce que Kant,
en philosophe authentique, finit par concéder, fût-ce au prix d’une inconséquence.
" Car il est à remarquer que, si j’ai appelé la proposition « je pense » une proposition empirique, je n’ai pas voulu
dire par là que le je soit dans cette proposition une représentation empirique, c’est bien plutôt une représentation
purement intellectuelle, puisqu’elle appartient à la pensée en général."
Quant à prétendre que le Je pense est en lui-même vide ou n’a que le sens d’une fonction logique
–" La pensée prise en elle-même, n’est que la fonction logique "- qui ne nous enseignerait rien
sur l’être concret, c’est oublier ce que l’initiateur de la Révolutioncopernicienne en métaphysique
avait pourtant lui-même fortement noté, à savoir "que les objets se règlent sur notre connaissance",
puisque sans cette dernière et ses catégories et donc le Sujet qui les « sous-tend », ils seraient
totalement incompréhensibles ou irreprésentables, autant dire qu’ils n’existeraient pas ou
ne seraient rien (pour nous), faute de pouvoir être explicités.
" Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose
de représenté qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible,
ou du moins ne serait rien pour moi." 31
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Questions concernant certaines facultés que l’on prête à l’homme p. 182 in Textes anticartésiens (Aubier)
Propédeutique philosophique p. 84 (Gonthier) – Phén. E. (B) IV. t. 1 p. 154 - E. (BB) VI. B. a. I. II. t. 2 p. 69
Méditations cartésiennes p. 21 ; Idées I 2è Sec. chap. III § 54 p. 182 et Ph.1ère 2. Notes annexes p. 272
Éthique II. Axiome II
Contrib. hist. philo. mod. p. 24
Par-delà le Bien et le Mal §§ 16, 17 et 54 ; vide notre étude Sur quelques penseurs fort peu allemands
C.R.P. pp. 352, 355, 41 et 154 (G.-F.)
6
"Le génie fondateur originel de l’ensemble de la philosophie moderne : Descartes" (Husserl32)
ne pensait pas autrement dans son analyse du " morceau de cire " qui suit immédiatement
la « déduction » ou la position du Cogito et où il démontre que la détermination même des
choses renvoie à " une inspection de l’esprit " et non à une simple saisie sensible de celles-ci.
Loin de se réduire à l’affirmation tautologique de soi-même, le Je pense s’avère apte à
se penser et à penser le Monde : mieux, c’est en se pensant ou se précisant qu’il pense
le Monde ou, ce qui revient au même, c’est en pensant le Monde qu’il se pense lui-même,
le Cosmos ou l’Univers exprimant l’ordre et l’unité dont il est le « créateur » ou l’introducteur.
L’on peut donc bien vouloir corriger ou compléter l’auteur des Principes, en adjoignant
à son " premier principe " un autre destiné à rendre compte de la multiplicité sensible.
" Car je n’ai pas seulement conscience de mon moi pensant, mais aussi de mes pensées, et il n’est pas plus vrai ni
plus certain que je pense, qu’il n’est vrai et certain que je pense telle ou telle chose. Aussi est-on en droit de
rapporter toutes les vérités de fait premières à ces deux-ci : Je pense, et des choses diverses sont pensées par moi.
D’où il suit, non pas seulement que je suis, mais encore que je suis affecté de différentes manières." (Leibniz33)
Mais ce disant, on court le risque de régresser en-deçà de lui, en scindant en deux principes
ce qui chez lui s’offre sous la forme d’une seule et même raison et conséquemment
de manière plus systématique ou pure.
" L’unité de l’être et du penser en est le premier point, et le penser y est pris en tant que penser pur ;" (Hegel34)
A l’encontre d’un principe purement formel qui est distinct ou séparé de ce dont il est le principe,
la Pensée (cartésienne) s’étend à tout et « inclut » en elle tous les (autres) moments dont Dieu,
autre signifiant de la totalité ou unité du Monde, « déductible » directement du Penser.
" J’ai pris l’être ou l’existence de cette pensée pour le premier principe, duquel j’ai déduit très clairement les suivants :
à savoir qu’il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde, et qui, étant la source de toute vérité,
n’a point créé notre entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement qu’il fait des choses dont
il a une perception fort claire et fort distincte." (Principes, Préface)
C’est en quoi elle fait système ou vérité, qui, comme tout système véritable, n’a pas de
commencement fixe, tout y étant com-mencement (initium) ou origine, puisque tout s’y tient.
Le point de départ de la philosophie est ainsi comparable aux " racines " dont la sève irrigue
l’"arbre" entier de "la philosophie" (ibidem) plutôt qu’au point d’Archimède, sauf à interpréter
celui-ci comme une " Idée intérieure " (Kant35).
En effet entre le Cogito et Dieu il n’y a point en réalité de déduction, au sens étroit et technique
de ce terme, ces deux entités ne faisant point nombre, parce que "Dieu" (Esprit) bien conçu
ne nomme pas autre chose que le Je Pense, soit l’unité de "l’existence et [de] l’essence" (Méd. 5ème)
ou de l’être et de la pensée, ce qui forme " l’idée la plus sublime de Descartes " :
" Il n’est pas donné ici, dans la forme de Dieu, d’autre représentation que celle contenue dans le Cogito, ergo sum,
- être et penser indissolublement liés." (Hegel 36)
La Bible anticipait cette vérité dans la Révélation du nom divin : " JE SUIS QUI JE SUIS "37.
Partant il est indifférent ou secondaire d’affirmer, comme le fait à tour de rôle Descartes,
qu’il faut débuter par le Cogito ou par Dieu38, car cela revient au même.
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Crise des sciences europ. et la phénomén. transc. p. 85
Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes, Sur l’art. 7.
H.Ph. VI. p. 1404
Sur un ton supérieur nouvellt pris en philo. p. 412 in Œuvres III. (Pléiade)
S.L. II. p. 399 et H.Ph. VI. 1414
A.T. Exode 3. 14.
Vide supra et Réponses aux 6èmes Objections p. 533 et Lettres p. 936
7
Aussi on ne souscrira nullement à la fausse alternative spinoziste, rapportée par Leibniz :
" Les philosophes vulgaires commencent par les créatures ; Descartes a commencé par l’esprit ; moi je commence par Dieu "39.
Le rédacteur de l’Éthique n’adosse-t-il pas tout son livre, Première Partie, De Deo, incluse,
sur des Définitions et des Axiomes, id est des postulations de la Pensée, témoignant ainsi,
par devers lui, de la pertinence du commencement cartésien ?
L’essentiel consiste à comprendre que "«la vérité étant une même chose avec l’être»" (Méd. 5ème),
pour philosopher il faut s’établir en un lieu atopique ou universel, lieu de nulle part et de partout,
où concourent Pensée et Existence, comme l’énonce précisément le Je pense.
" Cette proposition-là autour de laquelle, comme on peut dire, tourne tout l’intérêt de la philosophie moderne,
a d’emblée été exprimée par son auteur : « cogito, ergo sum »." (Hegel)
Tous les post-cartésiens tomberont finalement d’accord sur ce point, nonobstant leurs divergences
persistantes sur telle ou telle thèse particulière.
" Chez DESCARTES et SPINOZA aussi Dieu est le principe premier, l’unité absolue de la pensée et du sensible (cogito, ergo sum),
la substance absolue ; il en est de même chez LEIBNIZ." (idem)
Usant de la terminologie de Leibniz, nous admettrons que les philosophes s'entre-répondent.
En résumé, ni concept formel (simple pensée ou raisonnement), ni intuition ou perception
(pur fait empirique), le Cogito transcende cette opposition et « dé-montre » la coappartenance
ou l’identité du Concept (Pensée) et de l’Être (Réalité).
" Le concept de la métaphysique cartésienne, selon lequel Être en soi et Pensée sont la même chose. (…)
L’esprit de sa philosophie est le savoir, la pensée, l’unité du penser et de l’être." (idem)
Point d’être réel qui ne soit être pensé et réciproquement point de pensée véritable qui ne soit
en même temps pensée (de) l’Être, tel est le seul Axiome de la philosophie cartésienne.
Tout en qualifiant cette philosophie d’Idéalisme, on prendra soin de ne pas l’opposer à on ne
sait quel Matérialisme, étant donné que la « matière » n’est de toute façon qu’une Idée dont
l’affirmation et la détermination passent nécessairement par l’Esprit ou la Pensée (Langage),
sous peine de demeurer rien et pour nous et en soi, faute d'être connaissable/pensable (articulable)
d'une quelconque manière.
Idéalisme absolu donc si l’on veut, c’est-à-dire unique Philosophie possible qui a toujours
déjà commencé, depuis l’apparition de l’Humanité et/ou de la Pensée et dont le cartésianisme
ne fut lui-même qu’un re-commencement, exemplaire certes, mais aucunement exceptionnel,
tous les Philosophes dignes de ce nom, l’ayant de tout temps partagé.
" Ce point est le commencement de la philosophie, en constitue l’intérêt entier. L’un des opposés est l’être,
l’autre le penser ; c’est l’absolu qui contient en lui-même les deux opposés." (idem)
Les Méditations «retrouvent» le fondement absolu, l’origine dernière et sans commencement
du philosopher en général –" le principe unique et absolu de la métaphysique " (idem40)-,
l’unité (dialectique) des contraires : réalité (monde, nature, objet) et savoir (idée, pensée, sujet).
En son Poème, "Parménide, notre père" (Platon41) n’en avait-il pas fait la devise de sa doctrine :
" Car même chose sont l’être et le penser " ? Son adversaire Héraclite partageait la même prémisse :
" La sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout."
Chaque présocratique, dont Anaxagore de Clazomènes loué par Socrate, en convenait42 ;
ensemble ils esquissaient la grammaire et/ou la syntaxe du Discours philosophique.
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Apud L. Stein, Leibniz und Spinoza, Beilage II p. 183
E. I. § 64 R. (cf. § 76) ; Ph.R. III. p. 58 (cf. E. III. § 3389 R. et Add.) ; Phén. E. II. p. 125 – H. Ph.VI. p. 1391 ;
H.Ph. V. pp. 1074-1075 et Relation du scepticisme avec la philo. p. 52
Sophiste 241 a
Parménide v. 4-5 ; Héraclite 41 et Anaxagore 12 in Phédon 97 b
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Le Cartésianisme et l’Origine de la Philosophie
En son fond la démarche ou la méthode cartésienne consonne parfaitement avec celle de
toute philosophie authentique depuis Platon qui signe "le début de la métaphysique" (Heidegger43).
Dans La République (Livre VI) celui-ci avait en effet déjà défini la philosophie comme
une Recherche de la Vérité et déterminé la voie à suivre pour sa mise en œuvre effective :
l’analyse conséquente (méthodique ou suivie) de la connaissance jusqu’à l’"Anhypothétique".
Et il démarrait également et précisément cet examen par " le genre sensible " ou la sensation
et aboutissait à une conclusion identique à celle de Descartes : le Vrai doit être cherché
non du côté des choses (sens) mais du côté de la pensée (esprit/raison) ou plutôt du Penser,
l’Idée du " Bien " (Relation), à quoi tout est suspendu, "aussi bien l’existence que l’essence".
Quoique toujours présupposée, la Vérité ne s’atteint que par ou "tout au long" d’un cheminement
ou d’" une conversion de l’âme " à laquelle se résume la " philosophie véritable ", comme
il ressort de la " vaste allégorie [de la caverne], qui est remarquable et pleine d’éclat." (Hegel),
telle qu’elle figure au Livre VII du même ouvrage et qui illustre sa théorie des Idées.
Chez Platon ainsi qu’ultérieurement chez Descartes, la philosophie peut être qualifiée légitimement
de "scepticisme qui s’accomplit", ce dernier formant "un moment de la philosophie elle-même
(…) [son] premier degré" (idem).
Tout en découvrant "un nouveau sol" ou en inaugurant une "nouvelle époque de la philosophie",
le philosophe français a fait donc « retour » à la plus antique des vérités philosophiques,
réalisant du même coup une renaissance ou « ré-volution » accomplie.
" Mais ce faisant, la philosophie a recouvré le sol qui lui est propre." (idem 44)
Pour génial qu’il fût, l’« inventeur » du Cogito n’a point été un penseur totalement solitaire,
mais s’est inscrit dans la communauté historique des philosophes dont il constitue une étape
ou un maillon remarquable mais nullement isolé ou surgissant ex nihilo.
" Mais, Descartes, nous le savons déjà, a derrière lui l’histoire de la philosophie, la communauté des philosophes depuis Thalès."
(Husserl45)
A son tour il engendrera–inspirera tout une lignée de philosophes au premier rang desquels
le hollandais Spinoza et le prussien Kant :
" La philosophie de Spinoza est l'objectivation de la philosophie cartésienne, dans la forme de la vérité absolue." (Hegel)
" Ce système [de Kant] est l’accomplissement poussé à son extrême de la proposition cartésienne : cogito ergo sum " (Jacobi)46.
L’auteur des Méditations et des Principes n’aurait pas récusé cette généalogie, lui qui,
malgré son illusion sporadique de traiter "une matière que personne avant moi n’eût touchée",
avait fini par reconnaître le lien de son travail avec celui de ses illustres prédécesseurs :
" méthode qui de vrai n’est pas nouvelle, n’y ayant rien de plus ancien que la vérité (…) en sorte que cette philosophie n’est
point nouvelle, mais la plus ancienne et la plus vulgaire qui puisse être."
Dès les Règles pour la direction de l’esprit il notait du reste la similitude et/ou l’universalité
de la Sagesse ou de la Connaissance humaine, tant dans sa méthode que dans son objet,
nonobstant la diversité ou la variété des sciences.
" Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents
que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil
de la variété des choses qu’elle éclaire " (idem47).
De sorte qu’il n’y a qu’Une philosophie – « Sagesse », s’exposant et s’approfondissant
à travers les âges et les lieux.
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La doctrine de Platon sur la vérité in Questions II p. 160
H.Ph. III. pp. 411-2 ; Phén. E. Introd. p. 83 ; H.Ph. IV. p. 776 – Rel. scept. p. 52 et VI. pp. 1384, 1389 et 1403
Crise sc. europ. et phénom. transc. p. 433
Hegel, H.Ph. Spinoza p. 1450 et Jacobi, Lettre à G. Forster 20/12/1788 in W. III p. 518 (Leipzig 1812)
T.P. I. 1. (cf. Réps 4èmes et 7èmes Objs. et Rem. Mr Descartes sur un certain placard imprimé aux Pays-Bas (1647) ;
Méds. Présent. – Principes. 2nde Partie 200. et Règles I p. 37
9
Et celle-ci consiste en rien d’autre qu’en l’articulation - explicitation de cette Unité systématique
de la Science, but ultime de tous les Grands Philosophes depuis l’existence de cette discipline.
Substituant au schème platonicien de la Ligne (Rép. VI), l’image de l’Arbre (Principes, Préf.),
le philosophe franc nous propose somme toute une vision renouvelée, plus riche ou plus
« vivante » du Savoir philosophique :
" Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique,
et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir
la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant
une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse." (idem)
Ce faisant il ne rompt nullement avec la Tradition ; tout au contraire, il la « restaure » ou prolonge,
marquant un nouveau stade du Rêve et/ou de la Réalisation de la Philosophie.
Le rédacteur des Méditations cartésiennes reprendra à son compte la métaphore cartésienne
qu’il datera explicitement de " Platon " :
" toutes les sciences en tant que rameaux d’une sapientia universalis (Descartes) " (Husserl48).
Bref le projet du « Livre », du Logos ou du Système s’avère l’invariant de toute philosophie
et, avant Hegel et son Système de la Science ou son Encyclopédie des sciences philosophiques,
Kant était habilité à parler De la philosophie comme d’un système et à énoncer sa « solubilité ».
" Prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée
et une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par-là indigne de toute confiance. Pourtant il y a des sciences
dont la nature est telle que toute question qui s’y élève doit être absolument résolue par ce que l’on sait, puisque la réponse doit
dériver des mêmes sources que la question. Dans ces sciences il n’est nullement permis de prétexter une ignorance inévitable,
mais on a le droit d’exiger d’elles une solution."49
Historiquement cette (unique) Philosophie est bien apparue en Grèce qui sera considérée
comme sa « patrie » : sa " terre natale ", " le socle " sur lequel nous devons tout (re)bâtir,
et plus particulièrement avec Platon, le premier à l’avoir systématisée.
" La philosophie proprement dite commence pour nous en Grèce. (…) Avec Platon commence la science
philosophique en tant que science." (Hegel50)
Mais si son sol, son vrai " lieu de naissance ", est celui de la Pensée, elle n’est point fixée de
façon substantielle à un espace ou temps déterminés, les outrepassant tous ; son seul lieu propre
senommeral’"Archi-Terre"(Husserl)51, «Origine»detoutesles déterminationsspatio-temporelles.
La Philosophie n’est pas la propriété exclusive d’un individu ou d’un peuple mais le Bien de tous,
de l’Humanité dans son ensemble : " Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée "
selon la fameuse sentence du début du Discours de la Méthode.
Des peuples, tels les Grecs ou les Allemands, ont pu, au cours de l’Histoire, en représenter
les hérauts privilégiés ; d’autres pourront peut-être encore leur succéder, mais nul ne saurait
se prévaloir d’en être l’unique dépositaire, comme le professe justement Schelling à la fin de
ses Leçons de Munich sur la Philosophie moderne.
" La philosophie vraiment universelle ne saurait être l’apanage d’une nation particulière." 52
Les Hellènes après tout ont eu eux-mêmes fatalement des précurseurs (les Égyptiens et
d’autres « Barbares ») et " les nations purement germaniques " ont profité de l’œuvre de
"Descartes" (Hegel) dont d’aucuns, tel Leibniz, ont même emprunté parfois la langue (française).
" Tous les philosophes de la modernité sont des cartésiens " (Husserl).
Davantage que " deux peuples voisins " (Heidegger)53, ne formons-nous pas au demeurant
avec les habitants d’outre Rhin deux branches des Francs ?
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Log. formelle et log. transc. Introd. p. 7
C.F.J. 1ère Introd. I. et C.R.P. p. 406
H.Ph. I. p. 21 ; Textes pédagogiques p. 78 et H.Ph. Introd. p. 331 – III. p. 389
Crise sc. europ. et phénom. transc. p. 354 et La Terre ne se meut pas (Minuit)
Op. cit. p. 218
Hegel, Ph.H. p. 336 ; Husserl, Crise sc. europ. p. 469 et Heidegger, Chemins d’expl. in Heidegger p. 71 (L.P.)
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Descartes et l'Universalité philosophique
Aussi on tiendra " notre grand Descartes " (Comte) pour français autant que grec ou allemand,
nonobstant les différences de coutumes " entre des Français ou des Allemands ", pointées par lui.
Le « Je » du Philosophe ne se confond pas avec un moi local (national) ou temporel (historique).
" Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être,
n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle."
Celui qui prétendait avancer " masqué (larvatus prodeo) ", n’a-t-il pas du reste passé une partie de sa
" jeunesse à voyager " ou à " rouler çà et là dans le monde ", et même, une fois établi ou installé,
à l’étranger néanmoins, en Hollande, à changer constamment de résidence, sans compter sa préférence
affichée pour l’" Angleterre ", son départ final et son décès, relativement inexpliqué encore, en Suède
–" moi, qui ne suis attaché à la demeure d’aucun lieu " ?
Autrement dit et pour conclure :
La Philosophie est fondamentalement « alle-mande » ou universelle.
Elle s'écrit " dans le grand livre du monde " qui n’est lui-même qu’une fable ("Mundus est fabula")54,
dont les caractères n’ont été tracés par des êtres particuliers que pour autant que ceux-ci furent eux-mêmes
des représentants du Verbe humain en général, seul Principe originaire de la Pensée qui s’auto-produit
et/ou se réfléchit pleinement elle-même et s’avère donc «absolue», Pensée de Personne et de Tous à la fois55.
Pas plus que l’existence et les aventures d’un individu, se nommât-il Maître (Meister), ne dépendent
de sa seule maîtrise, conditionnées qu’elles sont par un apprentissage (Lehre) ou éducation appropriée,
et donc par le Destin ou la Vocation humaine, comme l’a magnifiquement illustré Goethe dans
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de 1796, la Philosophie, fût-elle signée par un
penseur remarquable, ne relève de sa seule responsabilité.
En célébrant ce dernier c’est nécessairement tous les (autres) philosophes, tant ceux qui l’ont précédé
que ceux qui l’ont suivi que l’on célèbre, reparcourant ainsi avec eux toute l'Histoire de la Philosophie.
Remémorer Descartes et sa « rencontre » avec l’Allemagne revient donc en fait à rendre hommage à
la Philosophie de tout temps, c’est-à-dire à continuer, en suivant fidèlement sa trace et celles des autres,
à philosopher aujourd’hui ici ou ailleurs.
J. Brafman
(Article paru dans Philosophie Bulletin liaison CRDP Versailles n° 2 1993)
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55
Discours II. p. 136 ; IV. p. 148 ; Cogitationes privatae in A.T. X. p. 213 ; Discours I. p. 131 ; III. p. 144 ;
Lettres pp. 1072, 1324 et Devise sur le portrait de Descartes par Weenix (Musée central d’Utrecht)
Vide également nos études De l’« Allemagne » ou l’Europe des Philosophes
et Le « Cartésianisme » ou la « Réminiscence » philosophique « allemande »
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Note sur DESCARTES (1596-1650) et Verlaine (1844-1896)
(Philosophie et Poésie)
" L’interne opération par exemple de Descartes " (Mallarmé)
Le hasard du calendrier associe cette année les noms de Descartes et de Verlaine, dont on « célèbre »
le 400è anniversaire de la naissance et le centenaire de la mort ; ensemble ils appartiennent sans
conteste au Panthéon des Lettres françaises, à titre de " plus grand penseur de la France " selon Husserl
pour l’un et de "Prince des poètes" d’après ses pairs de l'époque pour l’autre, et se trouvent de surcroît
réunis par une autre coïncidence, toponymique cette fois : Verlaine est mort rue Descartes à Paris.
Mais sauf ces circonstances fortuites, rien ne semble rapprocher ces deux esprits, si ce n’est que le premier
s’est également exercé, à la fin de sa vie, avec moins de bonheur il est vrai que le second, à la versification.
Ils se sont d’ailleurs superbement ignorés, ce qui va de soi pour Descartes, mais nullement pour
Verlaine qui ne se réfère jamais, dans toute son œuvre, à la pensée cartésienne, hormis peut-être,
de manière fort allusive, dans sa première Conférence de La Haye sur la Poésie moderne, où il adresse
son " salut à la libre Hollande, au noble pays, refuge et asile pour les écrivains, surtout français ".
Que pourrait-il y avoir au demeurant de commun entre le Philosophe aimant " l’ordre et la mesure "
et le Poète qui, contrairement à son ami Mallarmé, affichait un mépris souverain à l’endroit
des philosophes en général, allemands -" Kant, Schopenhauer et Hegel "- en particulier, et prétendait
composer " sans autre règle que l’instinct que je crois avoir de la belle écriture, comme ils disent " ?
Écrire sur Descartes et Verlaine ressemblerait donc à une gageure.
Et pourtant si la poésie consiste en "la belle écriture", elle relève nécessairement de "l’ordre et la mesure"
qui, au-delà de la mathématique proprement dite, s’appliquent indistinctement à tout, les "sons" inclus.
En-deçà de l’inspiration et la gouvernant, tout poète recourt, fût-ce inconsciemment, à un mécanisme,
des règles métriques, rythmiques et sonores, sans lesquelles il n’y aurait tout simplement pas de « beauté ».
"Tous lesbeaux-arts sans exception admettent pour condition essentielle de l’art un élément d’ordre mécanique " (Kant).
Loin de se résumer au seul "instinct", le travail poétique est régi par un art (technique), comme a fini par
le reconnaître Verlaine dans son Art poétique où il privilégie la musicalité du vers sur les autres préceptes :
" De la musique avant toute chose, … De la musique encore et toujours ! … Et tout le reste est littérature."
Or celle-ci est la plus stricte des disciplines esthétiques, celle-même qui côtoie la pure mathématique,
au point que le philosophe, suivant l’exemple de Pythagore, de Platon et d'Aristoxène, a pu en esquisser
les propriétés formelles dans un Abrégé de musique (Compendium musicae) écrit à vingt deux ans.
Leibniz, un post-cartésien, philosophe-mathématicien également, l’a définie justement et pertinemment
comme " un exercice d’arithmétique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte ".
Entre la méthode (philosophique) et l’art (poétique) s’établit donc un rapport qui ne doit rien à un simple
rapprochement extérieur, puisqu’il repose sur une parenté de structure entre le discours philosophique
et l’œuvre poétique, révélant leur similitude et, au-delà, celle de toutes les productions humaines.
Le Philosophe et le Poète n’ont pas manqué, chacun à sa manière et avec ses moyens, de noter ce lien.
Au début de sa carrière Descartes n’hésitait pas en effet à identifier le Corpus des poètes (Corpus poetarum)
de son célèbre songe de Neuburg (Ulm) à " la Philosophie et sagesse jointes ensemble " et surtout
il rédigera un de ses textes les plus importants, le Discours de la Méthode, " comme une fable ".
Quant à Verlaine, ses préjugés anti-intellectualistes ne l’ont pas empêché de commettre quelque pages
de facture technique sinon purement théorique, tel son article Un mot sur la rime, et de baptiser un
de ses recueils, son meilleur d’après Mallarmé, du terme le plus philosophique qui soit, Sagesse.
Œuvres autobiographiques, ces deux livres narrent l’histoire d’une "conversion" quasi platonicienne à
la rigueur, spéculative chez l’un, morale et religieuse chez l’autre, mais intérieure ou spirituelle dans
les deux cas, et qui remonte pour chacun à une expérience d’enfermement ou d’isolement similaire,
à défaut d’être identique, " dans un poêle en Allemagne " ou dans la prison de Mons en Belgique.
Dans la mesure néanmoins où il appartenait à l’auteur du " Discours sur la Méthode " (Mallarmé)
de méditer et de réfléchir et non seulement d’évoquer ou de suggérer cette " interne opération " (idem),
dénommée par lui " Je pense (Cogito) ", où se nouent tous les énoncés scientifiques, esthétiques,
religieux ou autres, on lui rendra un hommage tout particulier et appuyé, singulièrement en ce moment.
Le nom de Descartes n’est-il pas d’ailleurs devenu, dans sa forme adjectivée, absolument emblématique ?
Tous, y compris ses détracteurs, sont obligés d’en convenir. Reprenant un propos de Hegel, Heidegger,
mort en 1976, voyait ainsi en " Descartes " l’initiateur de " la Métaphysique moderne entière ".
J. Brafman

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