Commémoration de la rafle de la rue Sainte-Catherine

Transcription

Commémoration de la rafle de la rue Sainte-Catherine
Discours de Monsieur Gérard Collomb
Sénateur-Maire de Lyon
A l’occasion de la commémoration de la rafle de la rue Sainte-Catherine
12, rue Sainte-Catherine – Lyon 1er
Dimanche 7 février 2016
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Monsieur le Préfet de la région Auvergne Rhône-Alpes,
Madame la Présidente du Conseil Représentatif des Institutions Juives de
France en Rhône-Alpes,
Mesdames et Messieurs les membres du Corps consulaire de Lyon,
Monsieur Représentant du Gouverneur Militaire de Lyon,
Monsieur l’Adjoint délégué au Patrimoine, à la Mémoire et aux Anciens
Combattants, Cher Jean-Dominique Durand,
Madame le Maire du 1er arrondissement,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président des Fils et Filles des Déportés Juifs de France, Cher
Serge Klarsfeld, et je salue aussi Jean Lévy, Président régional de votre
association,
Monsieur le Président de l’amicale des déportés d’Auschwitz-Birkenau et
des camps de Haute Silésie du Rhône, Cher Benjamin Orenstein,
Mesdames et Messieurs les représentants des Associations d’Anciens
Combattants, Résistants, Déportés et Victimes de guerre,
Madame le Proviseur du lycée Ampère, Mesdames et Messieurs les
Professeurs, Chers élèves,
Mesdames et Messieurs,
« Ce qui a eu lieu est une abomination qu'aucune prière, aucun pardon, aucune
expiation, rien de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais
réparer. »
Exprimé par Primo Levi, ce sentiment que la shoah marque une rupture dans
l’histoire de l’humanité, qu’il y a un avant et un après, je le ressens
profondément chaque fois que nous commémorons la rafle de la rue Sainte
Catherine du 9 février 1943.
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Ce jour-là au siège de l’UGIF, 86 membres de la communauté juive allaient
tomber dans le piège que leur avaient tendu les hommes de la Gestapo.
Sur ces 86 personnes, toutes furent emmenés au fort Lamothe. Deux d’entre
elles allaient pouvoir s’échapper. Les autres allaient suivre le chemin qui devait
les conduire vers les camps : Drancy d’abord puis Auschwitz pour la plupart.
Trois seulement allaient en revenir.
Aujourd’hui où certains tendent à minimiser ce que fut la Shoah, il faut rappeler
sans cesse que 6 millions de Juifs périrent en Europe, parmi lesquels 1 million et
demi d’enfants. C’est tout un peuple qu’alors les nazis voulaient faire
disparaître.
C’est pourquoi la Shoah reste une tache indélébile dans notre mémoire
collective ; un moment de l’histoire qui plus de 70 ans après, ne cesse de nous
interroger sur ce qu’est l’humanité.
C’est pourquoi nous continuons, année après année, à nous rassembler, à nous
recueillir à la mémoire des victimes de l’antisémitisme, à prononcer, comme
viennent de le faire les élèves du lycée Ampère, les noms de celles et de ceux
qui ce jour-là, rue Sainte-Catherine, savaient qu’ils partaient pour la mort.
C’est pourquoi il faut se souvenir de l’effroyable mécanisme qui a rendu
possible l’Holocauste. Cette montée en Allemagne d’un parti nazi d’abord
minoritaire, puis profitant peu à peu de l’effroyable crise économique pour
propager la haine du juif, qu’on rendait responsable de tous les maux du pays.
Il faut se rappeler que c’est par des élections, profitant des divisions des autres
partis politiques, de certaines complaisances au sommet de l’Etat, qu’Hitler
arriva au pouvoir.
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Pourtant son projet était clair, la solution finale était déjà dans Mein Kampf. Elle
allait se mettre en œuvre quand Hitler décida d’envahir tous les pays voisins,
étendant la machine génocidaire à toutes les nations occupées : une traque à
l’échelle d’un continent qu’on ne pouvait pas ne pas voir, puisqu’elle se
déroulait au cœur des grandes villes européennes, comme ce sinistre matin rue
Sainte Catherine, à deux pas de cet Hôtel de Ville.
Parmi les 86 personnes raflées, il y avait, on le sait, 28 Français. Les autres
venaient de Pologne, d’Autriche, d’Allemagne, de Hongrie, de Roumanie, de
Russie, de Lettonie. Ils avaient déjà fui les pogroms, les violences qui s’étaient
déjà déchaînées avant-guerre contre les Juifs.
On peine à se représenter le dénuement, le désarroi, la souffrance
de ces
femmes et de ces hommes pour la plupart arrachés à leur famille, à leur pays,
privés de toute ressource et contraints à une lutte éperdue pour la survie.
Pour beaucoup d’entre eux, Lyon était devenu l’ultime recours. Située en zone
libre jusqu’en novembre 1942, foyer de convergence des grands mouvements de
résistance, capitale de la vie juive avec l’installation, rue Boissac, du siège du
Consistoire central, notre ville était aussi une terre de refuge. Apporter une
assistance, fournir de faux papiers, aider au passage vers la frontière suisse :
c’était quelques-unes des missions de la Fédération des Sociétés Juives de
France et du Comité d’Assistance aux Réfugiés, deux organisations que l’UGIF
de Lyon accueillait clandestinement.
Mais en novembre 1942, l’installation à l’Hôtel Terminus de la Gestapo de Lyon
marqua, pour les Juifs et les Résistants, le début d’une persécution acharnée,
véritable chasse à l’homme orchestrée par son chef Klaus Barbie.
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De « ville refuge », Lyon devient une « ville cible » pour reprendre les mots de
l’historienne Sylvie Altar, et pour tous les Juifs, qu’ils soient Français ou
étrangers, « la peur s’accroît à partir de 1943 ».
Alors même que le rythme des déportations diminue dans notre pays, il ne cesse
d’augmenter dans notre région jusqu’aux derniers jours précédant la Libération :
880 personnes partent pour les camps de la mort en 1943 ; 2464 en 1944.
Cher Serge Klarsfeld,
C’est à vous et à votre épouse Beate que nous devons de connaître cette part
sombre de notre histoire, le malheur qui alors s’abattit sur les Juifs de France. A
vous aussi que nous devons d’avoir fait surgir la vérité sur ce qu’était la
responsabilité de Barbie.
Sa responsabilité dans la rafle de la rue Sainte-Catherine. Sa responsabilité dans
le départ du dernier convoi parti le Lyon le 11 août 1944. Sa responsabilité
enfin dans la rafle et la déportation des enfants d’Izieu et de leurs 7 éducateurs le
6 avril 1944. 44 enfants dont le plus jeune, Albert, avait 4 ans.
Izieu, un crime contre l’enfance, un crime contre l’innocence.
C’est parce que vous ne souhaitiez pas qu’il fût à jamais impuni que vous vous
êtes fait le serment de retrouver, de démasquer et de juger celui qui les avait
envoyés à la mort.
Il faut lire les Mémoires que vous venez de publier pour comprendre l’ampleur,
l’importance, mais aussi la part de risque qu’a impliqué ce travail de mémoire,
de justice et de vérité auquel vous avez consacré une vie.
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Patiemment, des années durant, vous avez réuni toutes les preuves, retrouvé tous
les télex et documents signés par Barbie, les listes de tous les convois, celles de
tous les déportés, restituant pour chacun d’eux un nom, une identité, une histoire
personnelle : des vies riches, pleines, et toutes différentes, même si
invariablement elles s’achevaient par le même mot : Auschwitz.
C’est vous, avec Beate qui 28 ans après, avez recueilli le témoignage décisif du
directeur de l’UGIF de Lyon attestant que Barbie savait le sort réservé aux
déportés. Vous qui avez ainsi permis de rouvrir l’instruction de son dossier par
le Procureur de Munich.
Vous qui avez retrouvé la trace de ces mères, dont Barbie avait déporté les
enfants et brisé à jamais la vie.
Vous qui avec elles, et avec ceux qui peu à peu se sont joints à votre combat,
avez permis que le boucher de Lyon soit arrêté, extradé et qu’ait lieu cet
événement historique majeur que fut le procès Barbie à Lyon en 1987 et qui
aboutit à sa condamnation pour crime contre l’humanité.
Cette sentence inédite eut un immense retentissement.
En France et dans le monde, car elle interpellait les consciences sur le caractère
imprescriptible des crimes commis. Dans notre ville, évidemment, car elle
plaçait au grand jour tout un pan de l’histoire de notre Cité, en révélait la part
d’ombre et permettait d’engager le travail de mémoire.
C’est à la suite du procès Barbie, vous l’avez dit, que fut créé le Centre
d’Histoire de la Résistance et de la Déportation ; et je veux en remercier Michel
Noir. Ce centre réalise toujours un travail considérable pour transmettre aux
jeunes générations la mémoire de ces heures sombres de notre histoire.
Pour continuer à faire progresser la connaissance.
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Connaissance de ce que fut la déportation, connaissance de ce que fut
l’extermination des Juifs d’Europe. Connaissance, aussi, de ce que fut la
Résistance et du courage de ces femmes et de ces hommes qui risquaient chaque
jour leur vie pour que triomphent les idéaux de liberté, de dignité, de respect de
la personne humaine. Courage de tous ces Justes qui, malgré l’omniprésence de
la menace, sauvèrent alors bien des Juifs.
Aujourd’hui ce travail, cette exigence de vérité, cet éveil des consciences sont
plus que jamais nécessaires.
Parce que depuis plusieurs années maintenant, nous faisons tous un terrible
constat. Celui qu’exprimait Robert Badinter l’an dernier à cette même
cérémonie, devant cet immeuble où son père Simon fut raflé. Il disait alors :
« Le fil rouge de l’antisémitisme qui court à travers l’histoire de l’Europe n’est
pas cassé » ; et nous avons aujourd’hui encore à combattre, « avec courage et
avec tous les moyens que la loi nous reconnaît, cette lèpre de l’humanité qui
demeure toujours et partout le signe de la barbarie ».
Oui, le fil rouge de l’antisémitisme n’est pas rompu. Il se retisse au contraire. Et
même s’il prend aujourd’hui d’autres formes, se revendique d’autres idéologies,
il aboutit à la même barbarie.
Une barbarie qui monte en puissance depuis plusieurs années déjà.
C’est elle qui a coûté la vie à Ilan Halimi, séquestré et torturé à mort parce qu’il
était Juif.
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C’est elle qui a frappé à Toulouse, et tué Myriam Monsonego 8 ans, Arieh et
Gabriel Sandler 6 et 3 ans, et leur père Jonathan.
C’est elle qui était à l’œuvre à l’Hyper casher de la Porte de Vincennes il y a un
an, et qui a tué Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada et Philippe
Braham.
Et c’est encore cette haine qui, il y a un mois, a armé la main d’un jeune de 15
ans, résolu à tuer un homme à Marseille uniquement parce qu’il était Juif.
Jamais dans notre pays les actes antisémites n’ont été si nombreux.
Oui, aujourd’hui les Juifs de France craignent chaque jour pour leur sécurité,
pour celle de leurs enfants. Et leur angoisse est telle qu’un responsable religieux
a pu leur dire de ne pas porter la kippa dans la rue. Elle est telle que beaucoup
parmi eux en viennent à se demander s’ils ont encore un avenir en France.
C’est là une situation qui ne concerne pas seulement les Juifs. Elle est une
défaite collective pour notre pays, ce pays qui inventa une laïcité qui devait
permettre à chacun de pratiquer librement la religion de son choix, de vivre avec
ses traditions, ses coutumes.
Et voilà qu’à Paris des manifestations se sont déroulées aux cris de « morts aux
Juifs ». Ces scènes évoquent les pires heures où en Allemagne, lors de la nuit de
cristal, on faisait la chasse aux Juifs. C’est intolérable. Et notre justice se doit de
condamner de tels appels au meurtre. Mais il faut aussi dénoncer ceux qui s’en
font les complices passifs, en participant à des manifestations où on profère les
mêmes slogans.
Car pour nous, l’antisémitisme, quel qu’en soit le prétexte allégué, est un seul et
même mal contre lequel nous devons nous battre. Et je suis fier qu’à Lyon nous
ayons constitué un groupe comme Concorde et Solidarité, rassemblant les
différents responsables religieux. Fier qu’ensemble, nous ayons communiqué en
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commun pour dénoncer les odieux attentats de Paris, ceux qui en ont été les
commanditaires.
On ne saurait tergiverser pour dénoncer l’idéologie de Daesh, celle qu’il
souhaite imposer par le crime, le viol et le pillage tout autour du bassin
méditerranéen. On ne saurait tergiverser non plus quand il s’agit de sévir contre
tous ceux qui tentent d’embrigader une partie de notre jeunesse.
C’est Jean Paul Sartre qui écrivait :
« L’antisémitisme n’est pas un problème juif, c’est notre problème.
Il convient de représenter à chacun que le destin des Juifs est son destin. Pas un
Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs
droits. Pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en France et dans le
monde entier, pourra craindre pour sa vie. »
Ce qu’il décrivait métaphoriquement, nous l’avons vécu dans les faits. Merah
ciblait les Juifs, les renégats engagés au service de la France. Les frères Kouachi
ciblaient Charlie Hebdo. Amedy Coulibaly ciblait les Juifs de l’hyper casher.
Mais on l’a vu ensuite au stade de France, au Bataclan, au Petit Cambodge ou
dans les autres lieux des 10e et 11e arrondissements de Paris, personne n’est
épargné, les terroristes ne font pas de différence. C’est à nous tous, à nos modes
de vie, à notre capacité à vivre ensemble dans la diversité de nos cultures, de nos
origines, de nos religions, qu’ils s’attaquent.
Alors comme nous avons proclamé « je suis Charlie », je veux dire aujourd’hui,
au moment où nous commémorons la rafle de la rue Sainte Catherine, que
lorsqu’un Juif est menacé, attaqué, c’est toute la communauté nationale qui est
atteinte. Et nous devrions alors dire « nous sommes tous Juifs ». Parce que nous
ne voulons pas que, demain, dans le monde, une autre Shoah se produise. Parce
que nous ne pourrons pas dire que nous ne l’avons pas vu venir.
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