Elias de F. Mendelssohn, une introduction

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Elias de F. Mendelssohn, une introduction
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L’oratorio « Elias » de F. Mendelssohn, une introduction :
Elie ou la tentation d’une religion qui impose
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Figure majeure parmi les prophètes d’Israël, Elie doit sa réputation non pas à l’impact de son éventuelle
existence historique, mais bien plutôt à quelques récits clé (1 Rois 17-19 ; 21 ; 2 Rois 1-2) ainsi qu’à leurs
nombreuses relectures dans l’histoire des religions juive, chrétienne et islamique. Au fil du temps, cellesci ont conféré au personnage un rayonnement quasi emblématique – ce qui explique en partie pourquoi
Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847) a voulu lui consacrer un oratorio de cette importance.
Elie dans la Bible
« Elie le Tisbite, de Tisbé en Giléad » : c’est ainsi que le personnage est introduit dans le Premier livre
des Rois (I Rois 17,1), qui le campe d’emblée en opposition au roi Achab. Ce dernier, qui a régné sur
Israël de 874 à 853 av. J.-C., compte avec son épouse Jézabel parmi les caractères les plus « vilains » de
l’historiographie biblique : fille d’un roi phénicien, Jézabel aurait entretenu aux frais de la cour 450
prophètes du dieu phénico-cananéen Baal (littéralement « Maître » ; 1 Rois 18,19) et cherché à
détourner le peuple d’Israël du culte de son seul dieu véritable, Yahvé (dont le nom est traduit dans nos
Bibles par « Seigneur », suivant une tradition antique). Quant au roi Achab, non seulement sa liaison
avec le roi de Sidon et sa fille l’aurait amené à construire un temple pour Baal dans la ville capitale de
Samarie ; poussé par son épouse, exemple type de la « femme fatale étrangère », il aurait également
fait assassiner un honnête homme du nom de Nabot sous prétexte que ce dernier refusait de lui céder
un jardin hérité de ces ancêtres (1 Rois 21). A ce pouvoir hautain qui entraînerait la déroute d’Israël, Elie
s’oppose en homme de Dieu : le décor est dressé pour des confrontations majeures, entre l’homme de
foi et la royauté aveuglée, la vérité et le mensonge, la vie et la mort. Yahvé ou Baal : en termes
bibliques, c’est un choix radical et de principe ; c’est l’un ou l’autre, sans compromis possible.
Le nom même d’Elie (en hébreu : elî-yah ou elî-yahou) est aussi son programme : « Yahvé est mon
Dieu ». L’homme est porteur de ressources spirituelles impressionnantes: que ce soit une malédiction
qui rend étanche les cieux et livre la terre à la sécheresse (1 Rois 17,1), une promesse qui assure la
bénédiction en huile et en farine à une veuve (1 Rois 17,14) ou une prière qui ramène à la vie un fils que
l’on croyait mort (1 Rois 17,21), Elie sait manier une parole divine autorisée et efficace. S’il peut, à
l’occasion, venir à l’aide d’une étrangère, c’est encore pour démontrer par les mots et les actes le seul
pouvoir de Yahvé. Or l’attachement sans compromis à un seul et unique Dieu peut engendrer des
attitudes qui irritent voir choquent. Lorsqu’au terme d’un spectaculaire affrontement divinatoire sur le
mont Carmel Elie fait brutalement exécuter les prophètes de Baal (1 Rois 18,40), le lecteur
contemporain s’interroge : la défaite humiliante de ces impuissants n’aurait-elle pas suffi à les
confondre ? La détermination d’Elie nous paraît en effet hautement ambiguë : Elie serait-il donc un
taliban des temps bibliques ? Quelle différence entre un « Yahvé est Dieu » ou un « Dieu est grand »
lorsqu’il est proféré par une foule fanatisée ?
Ensemble vocal de Villars-sur-Glâne / Suisse
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Cela dit, le récit quelque peu triomphaliste et moqueur est contré par une autre trame narrative
nettement moins grandiloquente, qui nous montre le prophète dans des postures bien plus modestes,
voire embarrassées. Porteur d’une parole divine qui provoque la sécheresse dans le pays, Elie doit
d’emblée se cacher pour éviter d’être assassiné ; il sera nourri dans sa cachette par quelques corbeaux
(1 Rois 18,6) – beau sujet pour des générations d’artistes. Lorsque la confrontation avec Achab et
Jézabel atteint son paroxysme, Elie s’enfuit dans le désert et demande à Dieu de le laisser mourir : « Ça
suffit ! Je ne vaux pas plus que mes ancêtres… » (1 Rois 19,4). Cette fois-ci, il faudra un ange pour
encourager Elie et le remettre en marche.
Après 40 jours et 40 nuits, le prophète en errance cherchera Dieu là où jadis, selon la tradition, celuici s’était déjà fait connaître à Moïse. Cette rencontre s’apparente à une véritable cure de désintoxication
religieuse : lorsqu’Elie se dit « rempli de zèle pour Yahvé, le dieu des armées » (c’est bien de cela que
notre liturgie parle lorsqu’elle évoque le nom du « Seigneur Sabaoth » !), c’était sans compter avec le
principal intéressé. En effet, ce dernier ne se manifestera pas vraiment à la manière des superpuissants :
contrairement aux codes des anciennes religions méditerranéennes (cananéenne et israélite comprises
!), Yahvé ne prétend ni être un dieu de l’orage, ni celui qui fait trembler la terre ou hurler la mer, mais il
se fait entendre « dans la douceur d’une brise légère » (1 Rois 19,12). Bel effet de surprise – mais on
aurait tort d’en conclure que le Dieu d’Elie s’était soudainement converti au pacifisme : quelques
chapitres plus loin, la maison d’Achab sera renversée par un coup d’état dans lequel un disciple d’Elie
jouera un rôle majeur, et le règne du putschiste successeur sera entaché d’autant de sang que celui
d’Achab. Elie et ses disciples, c’est tout sauf la fin de la violence exercée au nom de la religion...
Comment ce personnage déconcertant a-t-il donc pu devenir un héro de l’imaginaire religieux ? Une
première réponse est sans doute à chercher dans la fascination que peuvent exercer sur les croyants des
propositions religieuses tranchées et radicales : qu’un homme prenne entièrement fait et cause pour le
seul vrai Dieu, au point d’en être comme possédé, voici une idée qui séduit depuis longtemps les fidèles
des religions monothéistes. Mohammed lui-même ne s’y est pas trompé, lui qui considéra Elie comme
un des ses prédécesseurs et un modèle dans la foi (Coran, sourate 37,123-132 ; cf. 6,85). D’autre part, la
légende biblique prête à Elie une fin de carrière assez glorieuse : il aurait été enlevé au ciel par un char
de feu tiré de chevaux de feu (2 Rois 2,11) et ferait donc partie des quelques ‹ privilégiés › qui, tel
Hénoch (Genèse 5), auraient été pris par Dieu auprès de lui de leur vivant. D’où l’idée d’un retour du
prophète au temps du rétablissement d’Israël, annoncé en conclusion du corpus des écrits prophétiques
(Malachie 3,23s. ; cf. Siracide 48,10). C’est la raison pour laquelle dans le judaïsme ashkénaze, on
réserve volontiers un siège vide pour Elie lors de célébrations liturgiques et familiales. Parce qu’Elie est
aux prophètes ce que Moïse est à la Tora, ce sont ces deux personnages phare de Bible hébraïque et de
la religion juive que le récit évangélique convoque autour de Jésus sur le mont Tabor, lors de l’épisode
dit de la « transfiguration » (Mc 9,2-8 ; Mt 17,1-8 ; Lc 9,28-36). Une autre tradition évangélique
prétendra qu’Elie était en fait déjà revenu en la personne de Jean le baptiste (Mc 9,9-13 ; Mt 17,9-13).
D’Elie à « Elias »
Quel aspect de ce prophète avait-t-il le plus marqué Felix Mendelssohn Bartholdy pour qu’il lui consacre
un oratorio ? On ne reprendra pas ici les nombreuses hypothèses étayées par les musicologues. De son
propre aveu, Mendelssohn le romantique était fasciné par le zèle religieux d’Elie et la véhémence sans
compromis avec laquelle le prophète s’investissait dans sa mission.
Rappelons l’ascendance juive de la famille Mendelssohn : le grand-père du compositeur, Moses
Mendelssohn (1729-1786), avait été un précurseur influent de la haskala, adaptation au mode juif de la
philosophie des Lumières ; mariés en 1804, le banquier Abraham Mendelssohn et son épouse Léa, née
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Salomon, se rapprochèrent davantage du protestantisme ambiant mais n’officialisèrent leur conversion
qu’en 1822. Sachant cependant que leurs quatre enfants pouvaient à tout moment être exposés à des
vexations antisémites, ils les firent tous baptiser le 21 mars 1816 dans l’intimité de la maison. Felix était
alors âgé de sept ans. Les enfants reçurent une éducation chrétienne et grandirent dans une sorte de
‹ bilinguisme religieux ›.
Profondément marqué dès sa jeunesse par l’œuvre religieuse de Jean Sébastien Bach, Mendelssohn
approfondit la thématique religieuse à partir de 1833 en consacrant son premier oratorio, créé en 1836,
à la figure de l’apôtre Paul. Le choix de « Paulus » s’explique par une double référence : d’une part, c’est
l’apôtre par excellence dont s’inspire la théologie protestante ; d’autre part, ce pharisien devenu
premier propagateur de l’évangile au monde païen parlait à des Juifs allemands qui, dix-huit siècles plus
tard, avaient adopté christianisme à leur tour. « Elias », dont les premières esquisses remontent à 1837,
venait rappeler alors que ce choix ne signifiait pas pour autant un rejet, de la part des juifs convertis, de
leurs racines juives. Le texte des deux oratorios est signé par le même Julius Schubring, pasteur à
Dessau. Le texte d’« Elias » contient, il est vrai, quelques allusions christologiques surtout vers la fin.
Celles-ci sont davantage l’œuvre du pasteur que du musicien compositeur, qui aurait semble-t-il préféré
conclure son oratorio avec la scène, fulgurante, de l’ascension au ciel du prophète (no. 38).
Dans le libretto d’ « Elias », les quelques chapitres de 1 et 2 Rois résumés ci-dessus sont enrichis d’autres
citations bibliques tirées des Psaumes, du livre des Lamentations et d’autres livres prophétiques (Osée,
Esaïe, Jérémie, Joël, Malachie). Ces ajouts servent à dramatiser le propos en même temps qu’ils
apportent à la narration historiographique une dimension plus réflexive voire spirituelle.
L’oratorio est divisé en deux parties qui parfois font penser à un scénario d’opéra. La première partie
conduit de la sécheresse et du désespoir au retour de la pluie, accueillie avec soulagement et gratitude.
Certains numéros de la première partie ont une qualité quasi théâtrale : le dialogue avec la veuve
menant à la guérison de son fils (no. 8) ; l’épreuve du sacrifice sur le mont Carmel (nos. 10-16) ; ou la
scène dans laquelle divers intervenants scrutent le ciel à la recherche d’un signe qui pourrait annoncer
la pluie (no. 19). La deuxième partie s’ouvre avec un air (« Höre Israel », no. 21) qui rappelle le Shema
Yisra’el de Deutéronome 6, texte central s’il en est de la prière quotidienne juive. Suit la confrontation
du prophète avec Achab et Jézabel : la partition prend alors des allures de Passion évangélique, surtout
lorsque le peuple est pris à témoin pour demander la mort du prophète (nos. 23-24). L’œuvre résiste
cependant à une lecture christologique trop hâtive en recadrant clairement le propos dans sa trame
narrative vétérotestamentaire. Le prophète, désespéré, est encouragé à marcher vers le mont Horeb, où
la rencontre avec Dieu sera un premier point culminant (no. 34 ; les descriptions de la tempête offrent
alors un contraste saisissant avec les pluies torrentielles du no. 20). On croit déceler un héritage juif
dans la manière qu’a Mendelssohn d’éviter une représentation trop graphique (même musicale) de
Dieu, dont la gloire ne peut être reconnue qu’indirectement, à savoir dans la louange de ceux qui le
reconnaissent (les séraphins du no. 35 ou l’ensemble des habitants du ciel et de la terre dans le no. 42).
Vers la fin de l’œuvre, nous l’avons dit, la figure d’Elie s’effacera progressivement au profit d’un autre
dont il n’était que le prédécesseur. Pour le pasteur protestant, cet autre ne pouvait être que Jésus,
même si les références scripturaires restent exclusivement vétérotestamentaire. Souvenons-nous
cependant du ‹ bilinguisme religieux › de Mendelssohn lui-même : si son œuvre culmine dans une
promesse messianique, celle-ci permet mais n’exige pas une lecture christologique.
Christoph Uehlinger, membre de l’EVV
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