Jean-Christophe Bailly - Alliance Française van Oost

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Jean-Christophe Bailly - Alliance Française van Oost
Jean-ChristopheBailly
1 Biographie
Jean-Christophe Bailly est né en 1949 à Paris. Après avoir longtemps travaillé dans l'édition (notamment
chez Hazan et aux éditions Christian Bourgois), il enseigne aujourd'hui l'histoire de la formation du
paysage à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage à Blois.
Très tôt, Jean-Christophe Bailly décide de se consacrer à l’écriture. Son ouvrage Tuiles détachées
explique cette décision, ainsi que plusieurs étapes importantes pour la formation de son style. Proche du
surréalisme lors de son entrée en littérature, il s’en est éloigné. Sa pensée constitue la continuité
moderne de certaines idées du romantisme allemand : l’idée d’un sens sans frontières et aux formes
mouvantes, dans l'esprit de ce que Novalis appelle l’Encyclopédie.
Depuis son premier livre, publié en 1967, il a beaucoup écrit, en croisant les genres et en couvrant de
nombreux domaines qu'il s'efforce de faire jouer entre eux.
http://www.franceculture.fr/emission-du-jour-au-lendemain%E2%94%8209-10-jean-christophe-bailly-2010-0720.html
2 Bibliographie
2.1 Essais
Célébration de la boule, Le Jas-du-Revest-Saint-Martin, Robert Morel, 1968, fascicule (47 p.)
Au-delà du langage : essai sur Benjamin Péret, Paris, Éric Losfeld, 1971
Jean-Pierre Duprey, Paris, Seghers, 1973
La Légende dispersée : Anthologie du romantisme allemand, Paris, 10/18, 1976 (rééd. Paris, Bourgois,
2000)
Wozu ? : à quoi bon des poètes en un temps de manque ? (co-dirigé avec Henri-Alexis Baatsch), Paris, Le
Soleil Noir, 1978
1
Le Vingt janvier, Paris, Bourgois, 1980
Le Paradis du sens, Paris, Bourgois, 1989
L'Atelier bleu, Paris, La Pionnière, 1990
La Fin de l’hymne, Paris, Bourgois, 1991
La Comparution (politique à venir) (avec Jean-Luc Nancy), Paris, Bourgois, 1991
La Ville à l’œuvre, Paris, Bertoin, 1992 (rééd. Besançon, Éd. de l'Imprimeur, 2000)
Adieu : essai sur la mort des dieux, La Tour-d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1993
Le Propre du langage, voyages au pays des noms communs, Paris, Seuil, 1997
Panoramiques, Paris, Bourgois, 2000
Le Pays des animots, Paris, Bayard, 2004
Le Champ mimétique, Paris, Seuil, 2005
Rimbaud parti (avec Jacqueline Salmon), Paris, Marval, 2006
Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007
L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008
Le Visible est le caché, Paris, Le Promeneur, 2009
Le temps fixé, Paris, Bayard, 2009
La Véridiction sur Philippe Lacoue-Labarthe, Paris, Bourgois, 2011
Récits
Beau fixe, Paris, Bourgois, 1985
Phèdre en Inde, Paris, Plon, 1990 (rééd. Marseille, André Dimanche, 2002)
Description d'Olonne, Paris, Bourgois, 1992, Prix France Culture
Le Maître du montage (suivi d'Énigme de Jacques Monory), Nantes, Joca seria, 1996
Tuiles détachées, Paris, Mercure de France, 2004
Dans l'étendu (Colombie-Argentine), Lyon, Fage, 2010
Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Le Seuil, 2011
Poésie
Les îles de la Sonde, in De la déception pure, manifeste froid (avec Yves Buin, Serge Sautreau, et André
Velter), Paris, 10/18, 1973
L'Astrolabe dans la passe des Français, Paris, Seghers, 1973
Le Gramme des sursauts, Paris, Éditions étrangères, 1973
Défaire le vide, Paris, Éditions étrangères et Bourgois, 1975
L'Étoilement, Montpellier, Fata Morgana, 1979
Per modo di vestigio (avec Hervé Bordas), Copal, 1983
Pluie douce (avec Jan Voss), Marseille, André Dimanche, 1985
L'Oiseau Nyiro, Genève, La Dogana, 1991
Blanc sur noir, Bordeaux, William Blake and Co., 1999
Basse continue, Paris, Seuil, 2000
Théâtre
Les Céphéides, Paris, Bourgois, 1983
2
Le Régent, Paris, Bourgois, 1987
La Medesima strada (avec Gilles Aillaud et K. M. Grüber), Paris, Bourgois, 1989
Pandora, Paris, Bourgois, 1992
Lumières (avec M. Deutsch, J.-F. Duroure et G. Lavaudant), Paris, Bourgois, 1995
El Pelele, Paris, Bourgois, 2003
Poursuites, Paris, Bourgois, 2003
Villeggiatura (avec Serge Valletti), Nantes, L'Atalante, 2005
Une nuit à la bibliothèque suivi de Fuochi sparsi, Paris, Bourgois, 2006
3 Critiques littéraires
3.1 Poursuites
Poète, essayiste, dramaturge, Jean-Christophe Bailly dessine en une double livraison la scène retirée d'un
géant et celle, endurante, du théâtre lui-même.
El Pelele est, selon le carton d'un tableau de Goya, le pantin que trois femmes riantes font sauter audessus d'un drap tendu. Ici, pour Jean-Christophe Bailly, ce mot titre le texte intégral (et magnifique) de
la pièce que Georges Lavaudant, ami de vingt ans, a mise en scène au théâtre de l'Odéon Berthier en mai
dernier. Et incarne la figure de El, personnage central qui, pour se présenter aux hommes, portera le
nom de Pedro Vallejo, ramoneur. C'est que El Pelele, lointain écho de Pinocchio, accompagne un géant
aveugle, Orion.
C'est la première scène d'ouverture du livre que Bailly appelle "déposition". El, en effet, moins pantin
que guide du géant, a pour tâche de le conduire vers le soleil levant où, selon la mythologie grecque, il
retrouvera la vue. Mais le géant le dépose à terre car, traversant la montagne, ses cirques vides, ses
forêts denses, El fait remarquer à Orion qu'au loin, dans la vallée semble-t-il, brillent les feux d'une ville.
L'impatience et la curiosité retenues qu'El manifestera envers cette ville du bas, le désir de s'y mêler,
seront bien sûr vite saisies par le géant. Il lui offrira alors cette déposition, "cette nuit et celle de
demain", lui rappelant de ne pas oublier de le reprendre "à l'aube du deuxième jour". Vingt-cinq
tableaux vont alors se dessiner et contenir les événements de la descente de notre tout jeune El. Aux 24
heures d'une journée, Jean-Christophe Bailly ajoute ainsi un supplément inimaginable, cette heure de
plus où tout bascule, du haut de la montagne vers le bas de la vallée, du géant vers les hommes. Et tout
bascule aussi bien dans le mouvement contraire : les hommes vont alors remonter vers leur peur, dans
leur propre malédiction, chasser et tuer ce qui leur est étranger, chasser et tuer les loups, les ours, les
errants. Ce double mouvement, El Pelele le contient tout le long de ses tableaux, jusqu'au quasi
monologue du pénitent tout droit sorti de l'un des Caprices de Goya.
Mais l'auteur ne décide pas de privilégier tel ou tel mouvement sur l'autre, la pureté de la montagne
contre le mélange des villes. Le propos n'est pas là : l'important est que le champ de l'une et de l'autre
puissent exister sans même se côtoyer, ou voisiner secrètement; qu'une idée de la vie intense, une sortie
de l'aveuglement et de l'aliénation, y soit le centre de l'expérience des hommes. Bien sûr plus El, ou
Pedro, avancera vers les hommes et plus ses fantasmes de fêtes nocturnes, de jupes tournoyantes,
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s'aminciront. C'est qu'en bas, si la fête foraine bat son plein (tirs au fusil, danseuses, vendeur de foulards,
etc), si elle est l'enchantement de tout ce réel ici-bas donné à sentir, elle est aussi ce par quoi tout peut
basculer jusqu'à la folie. Cette tension incessante par où la conscience s'éveille, El aura à la comprendre
lorsque le géant lui donnera son congé. Ce sera, pour lui, comme passer par le chas d'une aiguille. Et
sentir, d'un coup, ce qu'ouvre la vallée devant lui.
Poursuites, lui, rassemble seize textes sur le théâtre : une éthique qui se réfléchit aussi bien à travers une
étude sur Woyzeck, le champ vide et le centre éclaté comme origine de la scène, ou le souvenir de villes
à travers le théâtre, Saratov en Russie ou Bhopal en Inde. Au fond, c'est le battement imperceptible
d'une ombre contre un mur, filant au bout d'une ruelle, qui ouvre le théâtre pour Bailly et fait son éclat
le plus lointain et le plus proche.
Emmanuel Laugier, « Poursuites », Le Matricule des Anges, 45, juillet-septembre 2003
3.2 Le Dépaysement : Jean-Christophe Bailly arpente les lieux communs
Certaines lectures, selon l’expression consacrée, bouleversent nos paradigmes. La plupart du temps en fanfare, à
l’instar du Manifeste du Parti communiste ou de la Société du spectacle. Mais l’essai de Jean-Christophe Bailly ne
contient pas d’injonction et n’a rien d’un manuel de savoir-vivre. Sous forme digressive et déambulatoire, le
Dépaysement infuse à bas bruit et réfute tranquillement les contrevérités contenues sous le label "identité
nationale". Tout en invitant à porter, par incursions successives, un regard attentif sur ce qui pour nous, fait socle.
Philosophe ? Sociologue ? Géographe ? Poète ? Jean-Christophe Bailly , avant tout flâneur érudit, échappe aux
classifications, même s’il dirige actuellement l’Ecole nationale de la nature et du paysage de Blois. Qu’est-ce que la
France ? Qu’est-ce qui fait son essence, sa singularité ? La meilleure focale pour s’en approcher est sans doute
l’éloignement. C’est à New York, peu après 68 et son refus de tous les formalismes identitaires, que JeanChristophe Bailly, dans un cinéma qui projetait la Règle du jeu, a éprouvé pour la première fois, à son corps
défendant, une "émotion de la provenance". Une émotion qui n’a rien d’évidente, car dit-il, une fois qu’on a pu
reconnaître dans le film de Renoir quelque chose de "tellement français", on entre en terrain piégé .
"Est-ce que cela a un sens, écrit-il, (…) et n’est-il pas décourageant de voir affluer avec une régularité
accablante toute une cohorte de lieux communs, – des pires, strictement indexés sur l’idéologie (le ‘pays
des libertés’, par exemple), à ceux qui, simplement douteux, colportent une sorte d’impensé narcissique
allant des prouesses gastronomiques au fait que les Français seraient cartésiens ?"
Pour les rendre à leur singularité, rien de tel que de les arpenter, ces lieux communs. Avec pour boussole ses
envies, ses souvenirs, voire ses obligations professionnelles, Bailly est parti sur le motif, pour en tirer, en chapitres
de dimensions variables, des tableaux composites, qui dessinent les écarts et les ponts entre Nord et Midi, et
utilisent pour pigments "les couches de sédimentation de la conscience historique".
Avec Bailly, l’histoire s’insinue partout, dans un rebut ferroviaire ou dans les plis d’une banlieue sans âme, qui
devient sous sa plume le théâtre d’une épopée où le Portugal a laissé sa marque, non loin de la porte de Gentilly.
Musicien de la langue, Bailly fait résonner d’un lieu à l’autre des accords et des tonalités qui montrent à quel point
le paysage se fait l’écho du passage des civilisations et aussi de leurs drames. Jusqu’à les inscrire dans sa chair,
comme Bailly en témoigne en laissant la parole à Ernst Jünger, acteur et chroniqueur impavide de la guerre de 14 :
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"La lourdeur croissante qui pèse sur le conflit, écrivait-il dans Boqueteau 125, se manifeste déjà par le
simple fait que, durant des années, dans les communiqués de l’armée, reviennent constamment les noms
des mêmes localités, des mêmes arpents de forêt, des mêmes cours d’eau, signe évident que pour toutes
les parties en présence, les gains s’amoindrissent dans la proportion exacte où les pertes deviennent plus
sévères. La lourdeur d’un espace écrasé sous le feu devient si importante que les ultimes efforts des
grands empires s’épuisent dans la conquête des lambeaux de territoire, d’arpent de forêts et de villages
anéantis."
Belle et sinistre démonstration de qu’on pourrait nommer, six pieds sous terre, "l’identité internationale".
Alain Dreyfus, « Le Dépaysement : Jean-Christophe Bailly arpente les lieux communs », Les Inrocks, 3 septembre
2011
(http://www.lesinrocks.com/2011/09/03/livres/le-depaysement-jean-christophe-bailly-arpente-les-lieuxcommuns-1110189)
4 Entretiens
4.1 France Culture
- Alain Veinstein reçoit Jean-Christophe Bailly, 20/06/11
http://www.franceculture.fr/emission-du-jour-au-lendemain-10-11-jean-christophe-bailly-2011-0620.html
- Alain Veinstein reçoit Jean-Christophe Bailly, 17/12/11
http://www.franceculture.fr/emission-du-jour-au-lendemain-jean-christophe-bailly-2011-12-17
4.2 Labo utile littérature, cycle cités et frontières, parcs et paysages
Une série de rencontres littéraires au Lieu Unique (Nantes, en janvier et février 2012)
Intervention de Jean-Christophe Bailly le mercredi 11 janvier 2012, sur Le Dépaysement, Voyage en
France
http://remue.net/spip.php?article5028
4.3 Centre Pompidou
4 mai 2011
http://www.dailymotion.com/video/xirpm9_jean-christophe-bailly-le-depaysement_creation
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4.4 Vacarme
« Tout passe, rien ne disparaît »
Entretien avec Jean-Christophe Bailly
Entretien réalisé par Suzanne Doppelt, Jérôme Lèbre & Pierre Zaoui
Comment présenter Jean-Christophe Bailly, écrivain qui n’écrit pas de romans, philosophe qui ne se veut
pas philosophe, historien qui ne goûte guère les chronologies et les ambiguïtés des « devoirs de
mémoire », historien de l’art qui aime l’art dans l’instant, penseur politique (de la nature, de l’animalité,
de la ville, du territoire) interrogeant la politique en retrait de tout pouvoir, romantique affirmé mais
sans concession pour l’imagerie et le pathos, en bref l’inassignable fait homme ? Autodidacte et
infiniment savant, militant actif dans sa jeunesse, puis auteur de pièces de théâtre, d’essais, de poèmes,
d’une thèse de philosophie (Le champ mimétique), professeur à l’École du paysage de Blois, il reste
insituable, toujours à côté de là où on l’attend. Résumer sa pensée à l’amour d’une multiplicité sans
unité serait pourtant le manquer encore, car elle n’est pas sans fils rouges ou sans notes continues.
Tout d’abord, sa tendance aux déplacements : sentir, penser, c’est arpenter les surfaces du monde,
tantôt à la manière de Lenz dans les Vosges, tantôt à la manière de K dans Le Château ; ce n’est pas
creuser ou approfondir, ce n’est pas s’étendre depuis le centre, c’est aller un pas plus loin ; ou un coup
d’aile plus loin, car l’écriture doit ici se saisir au vol, s’échappant vers un thème imprévisible dont on
s’aperçoit bientôt qu’il l’appelait depuis longtemps. Le deuxième fil rouge, c’est l’attention à ce que
l’auteur nomme, en reprenant un terme botanique, les « dormances » : contre toute valorisation aveugle
du présent, contre toute nostalgie réactionnaire, il cherche dans le passé ce qui s’apprête à revivre, à
pousser discrètement entre une fiction impossible et une vérité perdue. Enfin, Jean-Christophe Bailly
refuse l’aspect désespérant des « mots de passe » : ses livres sont ouverts à tous, sans souci d’inscription
dans un savoir, une discipline, ou une tradition. Ils parlent à tous d’une œuvre singulière, d’une trace,
d’un paysage ou d’une rencontre furtive, qu’un voile d’incertitude et de liberté recouvre, mais comme
une promesse d’universel. L’auteur cherche alors pour elle une multitude de noms que rassemblerait
une phrase unique, indéfiniment communicable. C’est pourquoi, si l’œuvre est intime, c’est au sens où
elle s’adresse indéfiniment de soi à soi, si bien qu’elle est très souvent partagée (avec Jean-Luc Nancy,
Philippe Lacoue-Labarthe, Gilles Aillaud, etc.). Elle insiste ainsi sans peser sur le sens ouvertement
politique de cette communauté de langage, de vision ou d’écoute.
Vacarme devait rencontrer cette pensée éperdument libre, traversant les disciplines et les situations de
langage. Quand les instances de savoirs et de pouvoirs semblent se durcir et se restreindre à
communiquer sans partager, il faut chercher encore la vie entre elles : entre les lieux et l’histoire, entre
l’art et la politique, entre passé et présent, entre nous-mêmes et nous-mêmes, là où habite JeanChristophe Bailly.
Vous semblez écrire à la frontière de multiples disciplines, la littérature, le théâtre, l’art, la
photographie, l’histoire, mais sans vous revendiquer en propre d’aucune. Comment en vient-on à
occuper une telle position ?
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On peut interpréter cela comme une forme de dispersion ou de dissémination ou, au contraire, essayer
d’y repérer une logique interne. Et les deux sont sans doute vrais. D’un côté je suis attiré par des signaux,
que je perçois à tort ou à raison comme m’étant adressés, et qui peuvent provenir de domaines
extrêmement différents, lointains, même de domaines où je n’ai aucune compétence, comme la notion
de champ en physique. D’un autre côté il y a une théorie de cette dispersion et de la communication
universelle des signes, et cette théorie a été la grande trouvaille du romantisme allemand.
Le romantisme allemand est le point de départ ? Si oui, peut-on demeurer romantique allemand au
début du XXIe siècle ?
À maints égards, oui. Nous avons été tout de même quelques-uns à voir en lui le point de départ de
toute modernité : libre propension du signe à faire signe, curiosité universelle et infini de la connexion.
Ce que condense le concept d’« encyclopédisation » forgé par Novalis, qui désigne une tension et le
contraire d’une encyclopédie achevée, d’une somme. Rien, en tout cas, qui ait à voir avec l’effusion ou
l’imagerie. Mais il y a là aussi un vertige : tantôt je me fais le reproche de toucher un peu trop à tout,
tantôt celui de laisser de côté des pans entiers de l’expérience humaine. Mais en vérité, ce n’est pas moi
qui décide, c’est le signe, le signal. Chaque signe vivant est polysémique, il va dans des directions
différentes et porte donc déjà en lui-même des forces de propagation concentriques, des puissances de
dérivation. Et l’enjeu est alors, tout en tentant d’échapper à une théorie d’ensemble, qui serait comme
une glu, de maintenir une sorte d’énergie qui, interne à cette dispersion, lui donnerait sens.
Cela exigerait une tension ou un écart perpétuels, notamment entre philosophie et littérature…
Il y a une différence de nature et un écartement constant entre philosophie et littérature. De ce point de
vue je ne suis absolument pas philosophe, et ce n’est pas une coquetterie de le dire : le concept me
fascine comme capacité de monter au maximum de sa vertu la puissance articulatoire du langage —
c’est une tension de l’esprit absolument formidable, essentielle. Mais mon économie, ou plutôt, comme
on le dirait en éthologie, mon « milieu » sont au départ entièrement réglés sur l’image, les associations,
les intuitions… Mais non sur le concept comme tel, s’il est seulement accessible. De plus, la philosophie
devient pour moi un peu pénible aussitôt qu’elle se veut dominante et croit pouvoir légitimer ou
délégitimer les œuvres à sa guise. Mais le plus important, c’est peut-être ce qui se joue au niveau des
modes d’être ou des styles de vie imposés par les champs disciplinaires. Il y a un écart manifeste entre, si
je puis dire, des disciplines qui exigent une vraie discipline, un côté homme d’études, comme justement
la philosophie, et d’autres, plus libres ou plus désordonnées, en tout cas plus errantes, moins cadrées.
Parfois, ces tensions sont pénibles, mais dans leur violence même, elles me semblent plutôt productives.
Le point de départ ayant été pour moi, de toute façon, la volonté du poème — au sens où Barthes en
parle lorsqu’il l’oppose à la volonté ou à la pulsion du roman. C’est à partir de ce désir initial du poème
que je me suis tourné vers la peinture, l’architecture, le cinéma et aussi la philosophie. Et si j’ai pu rester
presque vingt ans sans écrire de poèmes, le poème, lui, continuait pourtant toujours d’exister, même en
dehors de lui, en attente, en éclats.
Qu’est-ce que le « poème » pour vous ?
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Je dis d’abord « poème » pour ne pas dire « poésie », mot trop grevé en français par tout un halo
nébuleux, voire ridicule. Grenier de spiritualités obscures, de petits particularismes et incarnation de la
marge telle que tous ceux qui ne sont pas dans la marge désirent qu’elle soit tranquille, gentille et molle.
Le mot allemand Dichtung embarque avec lui toute une matière conceptuelle que ne connaît pas le mot
français de poésie, mais que la langue, elle, retrouve. On pourrait dire du poème que c’est le mode le
plus générique, le mode qui regroupe, enclenche ou condense toutes les situations de langage et que
dans sa généralité et sa précision (les deux à la fois, toujours les deux à la fois) il s’adresse au monde
entier, de façon sans doute éperdue. La volonté de forme qu’il propage et distend est pour moi la plus
tendue et la plus englobante, plus intimante que celles qui viennent avec le roman ou le traité. Peut-être
que non, je ne sais pas, mais ce qui me rebute, et que le poème contre, c’est cette hyperspécialisation
romanesque de la littérature, tout se passant avec l’écrit comme si en musique il n’y avait plus rien
d’autre que la symphonie.
Vous vous définissez souvent en quatrième de couverture comme un écrivain qui écrit de tout « sauf
des romans »…
Nombreux sont les romans que j’apprécie, j’en lis beaucoup, par exemple récemment un livre comme
Arbre de fumée de Denis Johnson. Mais je pense sincèrement que la forme-symphonie ou la formeroman, comme telle, est en fin de parcours. Avec Tolstoï, Proust, Thomas Mann, Musil et bien sûr Joyce,
bref avec l’âge du roman-monde, la forme-roman a connu son âge de plénitude. Non pas son âge d’or,
mais un âge dans lequel toutes les potentialités de cette forme pouvaient se déployer et devenir, pour la
tribu, le foyer de condensation le plus vrai. Or, cet âge me semble révolu. Aujourd’hui la matière-roman
me semble beaucoup trop formatée, tout se passant comme si le cercle de lecteurs visés,
commercialement de plus en plus grand si possible, était en fait sociologiquement de plus en plus étroit.
Et ce formatage atteint dans son être toute la littérature. À la Fnac par exemple, si vous cherchez Les
Rêveries d’un promeneur solitaire ou un livre de Michel Leiris, il faut aller à « romans français », ce qui
est absurde : le roman ainsi conçu comme régime de production unique et dominant agit comme une
capture de la littérature par la puissance narrative, et d’ailleurs selon des modes qui privent cette
puissance narrative de son efficacité — sauf là où elle doit agir purement et simplement, comme dans le
roman policier. La fiction, je crois qu’elle habite d’abord dans le buissonnement fictionnel continu et
instable de tout ce qui nous entoure. Mais ces « fictions », qui sont comme des friches, me semblent plus
riches que les arrangements narratifs dans lesquels on les rabat, les comprime et les rend serviables.
Aucune compétence particulière ne doit donc vous définir ?
Absolument. Et d’abord simplement pour des raisons de santé : j’ai toujours constaté que l’enfermement
dans une discipline, un milieu, voire une activité particulière finissait par me donner un sentiment
d’oppression presque physique. Même avec l’activité de noctambule qui a failli, à un moment,
m’absorber, ce fut le cas. Un ami m’avait donné alors un excellent conseil que, depuis, j’ai étendu à tout :
« dans les bars, toujours près de la sortie ». Du coup dès que je suis pendant un peu trop longtemps au
contact d’experts ou de spécialistes qui ne font qu’une seule chose, ne sont préoccupés que d’une seule
chose, j’éprouve qu’il y a là quelque chose d’étriqué, un vrai rétrécissement non seulement spirituel mais
aussi physique, spatial. Et à ce moment-là, j’ai besoin de « sécher les cours » et de m’en aller. D’autant
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plus que je sais bien que la chose que je cherche n’habite jamais là mais presque toujours dans la maison
d’à côté, ou trois pâtés plus loin.
Est-ce à dire que vous condamnez toute spécialisation, toute expertise ?
Mais non, je ne condamne en rien les spécialités, ce serait absurde : il faut aussi savoir descendre et
patienter. Ce ne sont pas les domaines du savoir qui sont à combattre, au contraire, il faut les enrichir,
les élargir continûment. Ce que je redoute, par contre, c’est l’attitude experte, et la présomption de
l’expertise. L’expert c’est celui qui ne sait absolument pas ce qu’il regarde ou ce qu’il manipule. Ce sont
les experts (par exemple en économie) qui nous conduisent aujourd’hui au désastre. La meilleure
définition de l’expert, c’est celui qui, en vérité, n’a l’expérience de rien. Ce qu’il refuse, ou ce dont il se
prive, c’est de la capacité d’être touché, atteint, séduit, débordé. Toucher à tout, et pourquoi pas, ce
serait peut-être aussi répondre à tout ce qui nous touche. Quand, par exemple, je me rends dans une
ville pour voir tel monument, je suis souvent attiré ailleurs et me retrouve dans des faubourgs qui se
mettent à m’intéresser bien plus que ne l’a fait le monument et il faut bien, dès lors, que je me demande
pourquoi. En suivant cette pente on pourrait aller jusqu’à dire qu’un véritable et authentique touche-àtout serait peut-être le seul intellectuel entièrement sérieux.
Un errant, alors ?
Peut-être, même si l’errance est un mot qui a été instrumentalisé et qui demeure vague. Il ne faut ici je
crois aucune nuance de misérabilisme ou d’héroïsation. Le seul enjeu, dans cette affaire de « contreexpertise », c’est, contre tout rabattement sur des questions de spécialité ou de milieu, de faire en sorte
que la surface d’attention aux choses et aux autres soit la plus vaste possible.
La surface contre la profondeur ?
Absolument. La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre
que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n’a jamais affaire à elle, ou alors
très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit avec quelqu’un, avec un paysage ou même un verre
d’eau. Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je
crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement.
Seriez-vous prêt à dire que pour vous il faut un style par genre ?
Pas vraiment. Ma démarche est un peu toujours la même. Je ne cherche pas tel ou tel style ou même le
style. Je viserais plutôt au non-style, même si je sais que l’on n’y arrive jamais. Le poème,
paradoxalement, ce serait peut-être d’abord cette visée. Et le moyen, pour moi, de ne pas la perdre de
vue, c’est de travailler sur plusieurs chantiers à la fois, de démultiplier l’outil, en croisant ses rythmes et
ses attaques, ce qui se poursuit et ce qui commence. Pour faire une comparaison avec la photographie
(argentique), on pourrait dire qu’il y a toujours deux temps de l’écriture : celui de la prise et celui du
développement. Or, pour moi, le plus agréable, le plus intéressant, c’est le temps consacré à la prise et
non au développement. Prendre quantité de « photos », comme lorsque dans un atelier d’artiste je
regarde, discute, et prends des notes, en vrac. Ou encore quand je travaille dans un train : il y a les
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paysages, les passagers, les pensées, il faut attraper tout cela. Les notes ce sont des prises, des lancers
de lasso furtifs, rapides. Ensuite seulement vient l’écriture proprement dite, qui écarte, enlève, amplifie,
et parfois aussi s’enlise, abîme, perd le fil. Pour moi l’écriture est tout entière tendue par une question
de champ/hors champ, elle ne se produit qu’en glissant sans fin de l’un vers l’autre, elle se souvient et
brusquement il y a en elle, pour elle, une saisie, un peu comme lorsque la bande-son, au cinéma, fait
subitement pénétrer les bruits du dehors. C’est pourquoi j’aime tant travailler avec des photographes : je
l’ai fait avec Bernard Plossu sur la Nationale 1 ou les trains italiens, avec Jacqueline Salmon sur les
environs de Roche, dans les Ardennes, où la mère de Rimbaud avait une maison, avec Thibaut Cuisset sur
la rue de Paris à Montreuil. C’est comme si l’écriture se mettait au diapason de l’inconscient visuel capté
par les images, par lequel remonte quelque chose, un écho, proche, je crois, de ce qui s’entend sous
l’idée de survivance telle que Georges Didi-Huberman la déplie.
Est-ce que vous pouvez vous arrêter sur ces thèmes de la disparition et de la survivance qui traversent
peut-être toutes vos œuvres ? En un sens, votre « activité » est un travail de mémoire que vous tenez
à distinguer du « devoir de mémoire ».
Je ne suis pas contre ce que peut impliquer parfois le devoir de mémoire mais contre l’expression, oui,
aussi sotte que celle de développement durable. Devoir et mémoire sont des mots qui ne vont
absolument pas ensemble. La mémoire est un continent mouvant, perpétuellement envahi, menacé,
mais qu’on ne peut faire réagir à la commande : le souvenir est une puissance autonome, rebelle, et
l’oubli n’est pas son contraire. Si l’on perd cela de vue, on perd aussi ce qui vient avec ce que contient le
mot de dormance, qui provient des choses de la terre, où il désigne en agronomie la propriété qu’ont les
graines et les semences de conserver pendant des années, sous une apparence inerte, leur pouvoir de
germination. C’est la même chose avec ce que j’appelle les surfaces : elles sont toutes inondées de
dormances qui peuvent être éveillées à tout moment, quelle que soit la distance de la semaison.
Cette dormance est donc un peu la métaphore de tout votre travail ?
Oui, car conceptuellement cette définition-là peut être étendue à tous les signes enfouis qui nous
entourent et qui sont en nombre infini. C’est exactement en ce sens que Novalis a pu écrire cette phrase
formidable, qu’il faut citer intégralement : « Nous vivons dans un roman colossal (en grand et en petit). »
Ce qui l’écrit, ce roman colossal, ce sont justement tous ces signes qui sont en dormance et dont le réveil
toujours aléatoire est déterminé par toute une série de chemins, de tracés, de renvois. Ce qui revient à
dire que le roman colossal — le poème — c’est à la fois cette prodigieuse masse endormie et tout ce qui
s’éveille en elle. Tout le sens étant alors de faire que ces éveils prennent forme et sens au-delà des
individualités, pour plus d’un seul. La manifestation de l’éveil devenant éveil pour plusieurs, et
potentiellement pour tous. Je crois que c’est cela, l’art.
Donc une vaste métaphore agronomique ?
Mais oui, pourquoi pas ? On a besoin de métaphores, elles sont aussi des chemins vers le concept. Je
pourrais en prendre une autre, par exemple une métaphore archéologique ou une métaphore
photographique, ou une métaphore médicale (la symptomatique), et elles fonctionneraient toutes, bien
qu’en des sens toujours un peu différents. Mais à chaque fois il s’agirait de tourner autour de cette
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même idée : dormance et éveil, éveil et dormance. J’y reviens : la dormance, loin d’empêcher l’éveil, le
protège, comme une gangue, une enveloppe : sans oubli la mémoire serait impraticable, et de la même
manière sans dormance il n’y aurait pas d’éveil. C’est bien pour cela, encore une fois, que je suis si
sensible à certains aspects du travail de Didi-Huberman. Lui a trouvé son concept de survivance d’abord
chez Warburg, tandis qu’avec l’éveil la référence est plutôt benjaminienne, mais il me semble que ce
sont là des choses très proches, des gisements très voisins. Au-delà des références, ce qui importe ce
sont des directions d’enquête et des modes de lecture du roman — le « roman colossal » toujours-déjà
écrit dans lequel nous vivons.
Quelque chose d’inverse à une sémiotique : une historicité anarchique des signes plutôt qu’un système
de significations ?
Non, un affolement du sémiotique plutôt que sa négation. Et aussi son inscription dans l’histoire, et là,
oui, cela vient de Benjamin. Sa plus grande idée est celle que l’histoire n’est jamais finie ou, plus
précisément, que le passé demeure inachevé. Dans le rapport qu’une époque entretient avec elle-même,
il y a toujours d’un côté ce qu’elle consomme et consume, et de l’autre ce reste, cet inachevé qui est très
difficile à déterminer mais qu’on pourrait définir comme ce qu’elle n’a pas réalisé, ce à quoi elle a
seulement pensé ou rêvé, et qui s’est déposé dans les œuvres, en tout cas dans certaines œuvres, mais
aussi dans les paysages, les outils, les chants. Chaque époque dépose ainsi une couche qui reste en
dormance pour plus tard. Et c’est alors qu’il faut être historien. L’historien, comme disait Benjamin, c’est
celui qui convoque les morts au banquet des vivants. Et en particulier pour témoigner que ce à quoi ils
avaient pensé n’est pas venu mais n’a pas disparu non plus, continue d’être là, est en latence et, d’une
certaine manière, résiste. En ce sens, l’histoire est toujours un retour, mais qui est là pour réveiller cette
formidable latence du passé et avec elle produire l’innovation.
La dormance, ce serait votre manière d’être romantique allemand aujourd’hui ?
Si vous voulez, mais en s’entendant sur les mots, et en restant au ras des choses. J’ai écrit un texte qui
s’appelait La Pierre que la Russie a jetée en moi. J’avais assumé le caractère un peu ronflant du titre
parce qu’à travers lui j’avais vraiment voulu dire qu’en face de la Russie, ou d’un condensé de Russie,
j’avais eu la sensation non seulement d’un impact, mais de la propagation, à partir de lui, d’une onde
infinie, qui ne cesserait plus d’émettre. L’expérience que j’avais faite, et d’où cela, cette pierre, était
venue, a eu lieu au cours d’une promenade dans la campagne avec un ami russe, à une centaine de
kilomètres de Saint-Pétersbourg. Là cet ami nous expliqua que la route qui était devant nous était ou
avait été la « route de la vie », c’est-à-dire l’unique route par laquelle les approvisionnements avaient pu
être acheminés pendant tout le siège de Leningrad. Et le simple fait d’apprendre que ce paysage du
grand nord avec sa luminosité extraordinaire où tout avait absolument disparu pouvait encore éveiller le
récit de ce qu’il avait été fit surgir une onde lointaine. Ce n’est pas une affaire de croyance. J’ai eu un
sentiment physique de cela. Évidemment, il avait fallu le récit, mais ce n’est pas le récit que j’ai ressenti,
c’est l’onde. Et elle s’est inscrite en moi pour toujours. Pas plus que cela, mais en moi pour toujours.
C’est comme cela que s’éprouve pleinement la « teneur de vérité » du concept benjaminien d’éveil. Ce
n’est pas du tout quelque chose de théorique. C’est une expérience bouleversante. Évidemment on ne
peut pas éviter Proust si l’on parle de mémoire, c’est un trop immense écrivain. Mais je n’aime pas le
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caractère « automatique-bourgeois » de la référence obligatoire à Proust. À travers son crible, dans tout
ce qui se dit du passé et de la disparition, la dimension tragique s’absente, à commencer par celle des
tragédies historiques. Qui en revanche est contenue dans les « ondes ».
On a quand même un peu de mal à comprendre ces ondes qui ne finissent jamais…
Alors il faut prendre un autre exemple. Je suis en train d’écrire un livre qui s’appellera Le Dépaysement et
qui est une sorte de reportage, à ma façon, sur la France. Est-ce que ce mot-là veut dire encore quelque
chose ? Et faut-il qu’il le dise, et si oui (ou non), comment ? Un projet ancien, que l’actualité a rejoint.
Récemment, je suis donc allé dans beaucoup d’endroits où a priori on ne va pas, où en particulier j’aurais
refusé d’aller quand j’étais jeune homme. Par exemple, j’ai beaucoup traîné sur les champs de bataille de
la Première Guerre mondiale en Lorraine, à Verdun, en Argonne... Je me suis alors intéressé à tout,
même à ce que l’on vend dans les boutiques de souvenirs : une carte postale de Pétain à côté d’une
autre qui donne la recette de la quiche lorraine… Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est que la guerre de
14-18, qui est tout de même finie depuis 91 ans, a en ces endroits, une présence absolument incroyable,
à la fois matérielle et fantomatique. Le plus stupéfiant, c’est peut-être le lieu-dit « Les Eparges » où la
terre, au sens physique, n’est pas sortie du cauchemar de la guerre. C’est aujourd’hui recouvert d’arbres,
mais il y a un vrai effet de linceul, parce que ces « couverts », comme on disait, sont venus recouvrir une
terre encore abîmée et bouleversée dans sa surface même. Et c’est si impressionnant et tellement pétri
de deuil qu’on ne peut pas rester longtemps et qu’on finit par s’enfuir. Même si on ne savait pas qu’il y a
50 000 corps au-dessous de cette forêt trouée et aussi, il faut le dire, très belle, très calme, on le sentirait
encore, on sentirait que quelque chose ne va pas. Peut-être que dans quelques siècles ce sera passé,
effacé, peut-être qu’effectivement les ondes ne sont pas infinies, mais peut-être aussi qu’elles le sont :
prenez la grotte Chauvet, 26 000 ans en arrière, et hop ça ressort. Et là le plus incroyable peut-être ce
sont les traces de ce jeune homme qu’on a retrouvées, qui n’était pas un de ceux qui ont peint les parois,
il avait juste pénétré dans la grotte 3000 ans plus tard et l’on a ses pas, son chemin, la trace de son
passage, quelque chose de si furtif, de si lointain, devenant soudain si proche. Ou prenez encore le
Creusot. Toute la ville a été créée au xixe siècle autour de la forge et aujourd’hui on a tout enlevé. Du
coup, quand on s’y promène, on a l’impression de traverser une banlieue dont le centre n’est nulle part
et on ressent donc toute la ville comme un vaste lamento autour de la forge disparue. C’est une ville
d’une tristesse très profonde, pas accablante, mais très profonde. Peut-être donc qu’en vérité rien ne
disparaît véritablement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la signification politique d’un tel retour ?
C’est seulement sur de telles ondes longues qu’à mon avis on peut fonder une politique, et non pas sur
des automatismes ou des analyses abstraites qui remontent rarement au-delà de vingt ans, ou au mieux
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale mais pas plus loin. Comment comprendre aujourd’hui la question
ouvrière si l’on n’a plus la moindre idée des lieux et des formes de l’industrialisation au xixe siècle ? Et
comment parler de l’immigration sans que jamais, jamais, le référent colonial ne soit pensé comme autre
chose qu’une position dans l’échiquier d’aujourd’hui ? Car le colonialisme, aussi abject qu’il ait été, a
créé des liens. Même la haine crée des liens. Et ce sont ces liens très anciens qu’il faut d’abord
comprendre si l’on veut ensuite penser une politique de l’immigration qui ait un sens. Comme il faut
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comprendre aussi les liens à la fois beaucoup plus distendus que l’on a avec un pays comme
l’Afghanistan. Parce que ce n’est déjà plus du tout la même question, la même pelote de
questionnements que celle des Algériens en France et celle des Afghans de Calais. De ce point de vue,
l’abjection récemment commise à Calais, la destruction de la « jungle » après celle, il y a six ans, de
Sangatte, est très symptomatique. La violence exercée repose directement sur l’hypocrisie, sur la volonté
de ne pas voir. Ce que l’on ne parvient pas à comprendre, on le gomme, mais ce que l’on gomme, c’est
juste un petit trait final, en bout de piste, alors que tout vient de si loin.
Oui, mais n’est-il pas un peu dangereux de travailler sur la mémoire longue ? Dans les années 1980, il y
a eu ainsi tout un travail sur les « lieux de mémoire » qui a pu nourrir un républicanisme, disons un
peu étroit, non ? Sans parler du nauséeux débat sur l’identité nationale que nous propose Éric Besson
aujourd’hui…
Oui, c’est dangereux, mais moins que de se priver de l’outil des généalogies longues, qui sont d’ailleurs
toujours des généalogies ramifiées, et moins que de fermer les yeux sur le ressourcement affectif qui est
si puissant dans toutes ces questions. Et rien n’est vraiment dangereux si le but que l’on se donne est de
comprendre ce qui se passe, ou ce qui vient, ou revient, et si l’on extrait cet effort de toute volonté de
refondation. Par exemple, le premier chapitre de mon futur livre s’intitule « L’émotion de la provenance
». Ce titre est lié à une expérience qui remonte aux années post-68. Comme beaucoup, j’avais participé
activement aux événements puis mené une activité militante. À l’extrême gauche. Non maoïste, j’insiste
(rires). Puis j’ai éprouvé le besoin de prendre un peu d’air et je suis allé à New York. Et là, un jour, par
hasard, j’ai entendu parler français à la télévision. C’était La Règle du jeu de Jean Renoir. Et j’ai été
surpris par le fait que le son de ces voix parlant cette langue, mais également la Sologne, les roseaux, les
brouillards, en bref, ne tournons pas autour, le pays, m’émeuvent. C’était simplement une émotion, mais
qui me prenait au dépourvu. C’est à son propos que je parle donc d’émotion de la provenance, et cela
n’a rien à voir à mon sens avec une posture identitaire ou d’appartenance nostalgique. Dans la
provenance il y a des choses disparues et des choses qui se maintiennent et reviennent, auxquelles on
tient parce que par elles on a été formé. Cet affect n’est ni réactionnaire ni même à proprement parler
nostalgique : il ne comporte pas l’idée qu’il y ait eu un « bon vieux temps ». Le travail politique, envers
lui, ce n’est pas de le nier, mais de l’extraire des stratégies de récupération, par exemple, en France,
toute cette tendance néo-pétainiste à la survalorisation du passé. C’est d’ailleurs encore un mot
allemand qui est le plus utile ici — celui de Bildung, de formation : comprendre la formation, essayer de
lire dans son intégralité le Bildungsroman de toute formation de singularité (de l’individu à la nation, du
fil à la pelote), voilà le travail.
Donc la provenance a un tout autre sens que ses récupérations nationalistes ou régionalistes.
Oui, oui. Prenez par exemple le Loir sur lequel j’ai réfléchi récemment. C’est une petite rivière qui passe
par Illiers-Combray, donc Proust, puis par Vendôme, donc Balzac (ses années de bagne au collège) mais
aussi Babeuf (qui y fut condamné à mort et conduit à l’échafaud), puis, plus loin par un pays qui est celui
de Ronsard et d’un rapport narcissique de la langue à elle-même. Il est clair, en tout cas sûr, que l’on
n’est pas là en Espagne. C’est un récit, et ce n’est pas « le mien ». Ce sont des dormances, rien de plus
mais pas moins non plus. Rien n’est décrété : ni harmonie, ni préséance, ni exclusion. Mais c’est tout
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autre chose qu’une production fantasmatique ou qu’une « volonté politique », et cela existe partout de
par le monde, dans un infini bariolé de la composition, du composite. Il ne s’agit ni d’une construction
artificielle et volontariste comme, par exemple, le référent républicain lié à l’école de Jules Ferry tel que
le chevénementisme tenta de le recycler, ni d’une filière communautaire. Mais cela s’oppose aussi au
discours chic et libéral de la dissolution absolue de toute localité, discours qui revient à priver l’univers
matériel de son enfance, et l’ensemble des signes et des surfaces sensibles de la possibilité même de
leur éclosion.
On en revient à l’idée de Benjamin d’écrire l’histoire du point de vue des vaincus ?
En partie, mais pas uniquement. Parce que ces signes ne sont pas nécessairement en souffrance, ils
peuvent être aussi seulement en réserve, disponibles pour être captés, pas pour donner des leçons. Il
faut prendre garde ici, comme partout d’ailleurs, au pathos. L’idée, c’est plutôt qu’il faut capter ces
signes venant du passé si l’on veut pouvoir saisir ceux que notre présent est capable de produire. Ce ne
sont pas des signes d’espoir dont on a aujourd’hui besoin, ni de la pseudo-énergie du slogan, mais
d’autres signes de frémissement, inaugurant de nouvelles expériences, beaucoup plus concrètes, même
à des niveaux qui ne parviennent pas encore à être politiquement visibles. Des utopies concrètes, des
écarts de conduite assumés. En tout cas beaucoup mieux et beaucoup plus que le récitatif sur
l’impossibilité de l’expérience, du politique, de la révolution… Il y a bien un possible, il gît dans
l’inachevé. Avec l’éveil, il ne s’agit pas du tout d’achever le passé mais bien plutôt de le laisser et même
de le rendre à l’inachevé. Et c’est dans cet inachèvement qu’on peut trouver l’énergie d’agir au présent.
C’est là où il n’y a plus d’inachevé que se pointe le péril. C’est d’abord cela que veut dire le mot
totalitaire : ne pas supporter l’inachèvement, ne pas supporter l’ouverture de la communauté à ce
qu’elle ne peut pas réaliser. Ou si vous préférez, c’est aussi bien toute la question du mot de passe : « Si
tu connais le mot de passe, tu entres, si tu ne le connais pas, tu n’entres pas. » C’est ce fonctionnementlà qui est véritablement l’ennemi, et qui doit être aboli. Le mot de passe c’est une sur-substantification
du nom qui tire le langage hors de lui. C’est pour cela que la littérature est au fond le seul bon modèle
politique dont on dispose : parce qu’elle récuse dès le départ le mot de passe, parce qu’elle n’a de sens
qu’à ouvrir le langage.
La littérature, et pas l’art ?
Si, l’art aussi, évidemment. Mais pas n’importe quel art (et pas n’importe quelle littérature non plus).
Prenez la dernière petite polémique au sujet de l’exposition de Jeff Koons à Versailles, mais c’était
misérable. Nous faire croire qu’en face d’une droite catholique coincée existerait une avant-garde
ouverte et dérangeante que cet homme-là représenterait, mais c’est une farce. Qui se continue avec
l’artiste suivant : nous faire croire, ou croire que la refonte d’un carrosse relooké origami dans la cour de
Versailles puisse avoir un quelconque rapport avec l’avant-garde ou, plus simplement, avec la pensée, la
pensée de l’art, c’est de la manipulation pure et simple. On n’a affaire ici qu’à deux petits camps
réactionnaires qui fonctionnent l’un comme l’autre au mot de passe : d’un côté l’éternelle crétinerie de
la bourgeoisie de province, si vous voulez, mais de l’autre des artistes et des ministres qui sont les pires
larbins du capitalisme mondialisé, ou d’un nouvel art de cour.
C’est vrai que ce refus du mot de passe on le retrouve dans toute votre œuvre…
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Je l’espère. Cela vaut pour tout, mais c’est retors. Même l’Ouvert, le Dehors, ou des concepts de ce
genre, a priori peu compromettants, dès qu’on commence à leur mettre des majuscules, peuvent
devenir des sortes de ballons captifs. L’Ouvert reste un mot à déclore, comme le dirait Jean-Luc Nancy.
Plutôt que de l’employer ou de le brandir, mieux vaudrait retrouver des possibilités concrètes de lui
donner sens, et c’est au fond tout le travail de la littérature : maintenir le matériau dans son état
d’ouverture maximale, sans enfermer le sens dans des mots magiques, des formulaires, des formules
hymniques ou tout simplement des clichés. C’est bien en cela qu’elle est politique, même si ça ne peut
pas être un travail de masse. Chaque forme littéraire ou politique est guettée par la lassitude et par le
système, et c’est à chaque fois une lutte, qui commence toujours d’abord à une petite échelle. Au
contraire, toute la puissance de faire le mal qui est celle des politiques actuels consiste à tout refermer
en s’en prenant toujours à la transmission et aux échanges. Ce n’est pas pour rien qu’ils attaquent
aujourd’hui à la fois l’art, la poste, les transports, l’enseignement et la recherche, c’est-à-dire tout ce qui
est d’abord là pour transmettre ou pour fluidifier les échanges, les passages, les ricochets.
Vous êtes donc libre-échangiste ?
Mais oui, je suis absolument un défenseur du libre-échange. Le libéralisme, en vérité, c’est ce qui
empêche le libre-échange du sens.
Ce libre-échange ne doit-il pas être aussi dissimulé, comme peuvent l’être les animaux dans leurs
déplacements ? L’invisibilité vitale des bêtes qui surgissent un instant devant l’appareil
photographique ou les phares d’une voiture vous est précieuse en effet…
Plutôt que de dissimulation je préfère parler de cachette, de se cacher, y compris en assumant une
dimension enfantine. Parce que la dissimulation, c’est d’abord l’idéologie, c’est même sa définition, et
c’est un peu louche : les dissimulateurs… À l’inverse, se cacher, c’est la vie même, celle des animaux et
des enfants. Le vrai problème des zoos, ce n’est pas tant qu’il y ait des animaux captifs, après tout
aujourd’hui (on en est là), ça sauve même certaines espèces, mais le fait que dans les cages classiques les
animaux sont « à vue », soumis à l’exposition, sans rémission. Comme dans les sociétés totalitaires où
l’on ne peut ni se cacher ni — cela va de pair — se confier à un ami. De ce point de vue, la cachette (le
retrait) n’est pas le contraire de l’échange, c’est sa condition.
La condition pour échapper aux sociétés de contrôle ?
Oui, mais attention encore aux mots. « Société de contrôle », cela fait tout de suite slogan, mot de passe.
En revanche, quand on dit se cacher, cachette, on sent les furtivités, la vie aux aguets, je crois que bien
plus de choses apparaissent. Et c’est par là d’ailleurs que le langage est un outil si formidable : s’il est ce
qui me fait sortir de ma cachette, il est aussi ce qui produit du cache au moment même où il m’en fait
sortir et se déploie.
Suzanne Doppelt, Jérôme Lèbre & Pierre Zaoui, « Tout passe, rien ne disparaît », Vacarme, 50, hiver 2010,
http://www.vacarme.org/article1848.html
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