Le conte fantastique d`E.T.A. Hoffmann (1776

Transcription

Le conte fantastique d`E.T.A. Hoffmann (1776
Le conte fantastique d’E.T.A. Hoffmann (1776-1822) à la lumière de
Théophile Gautier (1811-1872)
Ingrid Lacheny
(« Textes et cultures », université d’Artois)
Le narrateur hoffmannien fixe arbitrairement une réalité qu’il n’a de cesse de
transgresser. Il s’applique à mystifier son lecteur en établissant avec lui une complicité
illusoire : il le déroute et le plonge dans une hétérogénéité à la fois narrative, discursive et
thématique. La réalité côtoie alors le rêve, l’inconscient et la folie. Le merveilleux se mue en
un univers fantastique et l’écriture, placée sous le signe de l’ambiguïté et de la distanciation
ironique, devient le terrain propice aux hallucinations en tous genres.
Dans le conte Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur
d’Hoffmann1 (1832), Théophile Gautier met en scène un jeune homme que la passion du
fantastique égare. Avec ironie et admiration, l’écrivain français souligne dans ses Souvenirs
de théâtre d’art et de critique son engouement pour l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann. Selon lui,
Hoffmann […] est un des [auteurs] les plus habiles à saisir la physionomie des
choses et à donner les apparences de la réalité aux créations les plus invraisemblables. Peintre,
poète et musicien, il saisit tout sous un triple aspect, les sons, les couleurs et les sentiments. Il se
rend compte des formes extérieures avec une netteté et une précision admirables. […] Sa manière
de procéder est très logique, il ne chemine pas au hasard dans les espaces imaginaires, comme on
2
pourrait le croire.
C’est sous trois angles que nous nous proposons d’expliquer le processus de
création du conte fantastique hoffmannien à la lumière de Théophile Gautier. Nous nous
pencherons tout d’abord sur les mécanismes linguistiques propres au récit et étudierons plus
particulièrement dans Le Vase d’Or3 la manière dont le narrateur intègre le lecteur. Puis nous
analyserons d’une part le lien entre fantastique et science et entre fantastique et folie et d’autre
part la relation entre la Fantasie4 et le grotesque romantique ou, plus exactement, les
métamorphoses au sein même de l’écriture. La réflexion sur l’anamorphose, la ligne
serpentine, la caricature ou encore le motif arabesque sera au cœur de notre étude.
Une mystification narrative ?
1
Théophile Gautier, Contes fantastiques, Paris, Corti, 1962.
Théophile Gautier, Souvenirs de théâtre d’art et de critique, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1903, p. 43-44.
3
E.T.A. Hoffmann, Der goldene Topf, in Fantasie-und Nachtstücke, éd. Walter Müller-Seidel, Stuttgart,
Hamburg, Deutscher Bücherbund, 1964, p. 179-255. E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, trad. André Espiau de La
Maëstre, Paris, 1964. Un extrait traduit par Saint-Marc Girardin parut pour la première fois dans la Revue de
Paris en mai 1829 sous le titre « Le Pot d’or ». Le traducteur qualifia le récit de « fantastique » car le
merveilleux propre aux contes de fées y régnait.
4
Le concept de « Fantasie » ne se traduit pas par « fantaisie », mais par « imagination ». Il nous a semblé plus
opportun de laisser le terme allemand, car sa traduction serait trop réductrice. En effet, ce terme renvoie aussi au
merveilleux, à l’univers souterrain de l’inconscient et aux méandres de la création artistique.
2
162
« L’horizon danse devant mes yeux et il me faut du temps pour cuver ma
lecture et parvenir à reprendre ma vie de tous les jours » affirme Théophile Gautier en 1830
en évoquant les écrits d’E.T.A. Hoffmann1. Hoffmann cherche constamment à enivrer son
lecteur, à le placer, tel un funambule, dans une situation de déséquilibre en enchevêtrant les
histoires entre elles et en démultipliant les strates narratives, comme le laisse entendre l’avantpropos du récit Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre : « Der reisende Enthusiast […]
trennt offenbar sein inneres Leben so wenig vom äußern, daß man beider Grenzen kaum zu
unterscheiden vermag »2. Ainsi cela semble-t-il correspondre à la définition de l’artiste
fantastique que propose Alain Montandon dans son ouvrage Théophile Gautier entre
enthousiasme et mélancolie : « L’artiste fantastique est celui qui impose les visions de son
monde intérieur, dont les fantasmes supplantent la vision normée du réel »3. En quoi consiste
donc la place attribuée au lecteur dans cet univers apparemment fantastique ? Est-il témoin,
complice ou une simple marionnette que l’écrivain manipule ?
Contrairement aux Contes fantastiques de Gautier, ceux de Hoffmann foisonnent
d’appels au lecteur pour feindre une connivence avec ce dernier ou pour le déstabiliser. Les
apostrophes au lecteur, si peu usitées à l’époque dans la littérature française, ont d’ailleurs
conduit le premier traducteur d’E.T.A. Hoffmann, Adolphe-François Loève-Veimars (17991854), critiqué pour ses libertés, inexactitudes et erreurs de traduction, à renoncer à les
intégrer et à les remplacer par des questions rhétoriques ou des formules indirectes, ce qui ne
fut toutefois plus le cas dans les traductions ultérieures. En voici un exemple :
Et pourtant, ami lecteur, il existe un royaume féerique, rempli d’étonnantes
merveilles, dont la puissance surhumaine produit tour à tour l’extase suprême et l’insondable
épouvante, où la chaste déesse soulève le coin de son voile, et nous croyons la contempler face à
face […]. Tu connais ce royaume, lecteur bénévole, dont l’Esprit nous ouvre si souvent, du moins
en songe, les portes… Essaie d’y reconnaître les silhouettes familières que tu coudoies chaque jour
4
dans ce que nous appelons la « vie ordinaire ».
La lecture s’apparente ici à un processus de reconnaissance et d’intégration au
sein du rêve et de ses mystères. Comme le personnage principal du Vase d’or, le lecteur est
invité à croire, aimer et espérer : « glaube, liebe, hoffe ! »5, car c’est apparemment en lui que
réside la clef des songes et le pouvoir de création. Cette écriture mêle le merveilleux, la part
enfantine et innocente de l’individu et la réalité philistine, bourgeoise et prosaïque. De ce
contraste naît un monde fantasque et étrange qui peut être mal compris par le lecteur. Aussi le
1
Voir Alain Montandon, Théophile Gautier entre enthousiasme et mélancolie, Paris, Imago, 2012, p. 91.
E.T.A. Hoffmann, Fantastie-und Nachtstücke, op. cit., p. 256 : « Le voyageur enthousiaste sépare si peu sa vie
intérieure de sa vie extérieure que l’on ne distingue guère la frontière qui les sépare » [Nous traduisons].
3
Alain Montandon, op.cit., p. 81.
4
E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’Or, op. cit., p. 38-39. Dans cet extrait, on peut remarquer les expressions qui
renvoient au pacte avec le lecteur, reposant sur une (fausse) connivence et un faux semblant, celles qui font écho
à l’univers du merveilleux, de l’étrangeté, au mystère et à la reconnaissance d’un royaume de rêveries. Enfin, la
dernière expression souligne le fantastique comme dimension du réel. Texte original, E.T.A. Hoffmann,
Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 198 : « Versuche es, geneigter Leser, in dem feenhaften Reiche voll
herrlicher Wunder, die die höchste Wonne sowie das tiefste Entsetzen in gewaltigen Schlägen hervorrufen, ja,
wo die ernste Göttin ihren Schleier lüftet, daß wir ihr Antlitz zu schauen wähnen - aber ein Lächeln schimmert
oft aus dem ernsten Blick, und das ist der neckhafte Scherz, der in allerlei verwirrendem Zauber mit uns spielt,
so wie die Mutter oft mit ihren liebsten Kindern tändelt - ja! in diesem Reiche, das uns der Geist so oft,
wenigstens im Traume aufschließt, versuche es, geneigter Leser, die bekannten Gestalten, wie sie täglich, wie
man zu sagen pflegt im gemeinen Leben, um dich herwandeln, wiederzuerkennen ».
5
Ibid., p. 241.
2
163
narrateur invite-t-il ce dernier à « essayer » de pénétrer dans le « merveilleux naturel »1. Cette
tentative prévient alors un échec éventuel : le fantastique introduit par Hoffmann devient une
potentialité dangereuse, il représente un terrain mouvant, incertain, puisque doté d’une part
d’imagination et de flottement impliquant le travail de l’inconscient. C’est la raison pour
laquelle Onuphrius, héros du récit éponyme de Gautier et admirateur inconditionnel des récits
d’E.T.A. Hoffmann, se fait « un monde d’extase et de vision où il [est] donné à bien peu
d’entrer »2, il « [voit] tourner autour de lui une ronde fantastique, le conseiller Tusmann, le
docteur Tabraccio, le digne Peregrinus Tyss, Crespel avec son violon et sa fille Antonia,
l’inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du château de Bohème »3. Le
pouvoir d’adhésion que le narrateur hoffmannien exerce sur son lecteur souligne bien que ce
genre d’écriture sert de stimulus à la création d’images mentales venant bouleverser la réalité
quotidienne d’Onuphrius.
Dérouter, créer un sentiment de malaise, relier le surnaturel au monde réel,
amener le lecteur à aiguiser son regard, à se remémorer ses rêves endormis en devenant le
témoin de ceux des personnages, tels sont les objectifs de l’écrivain allemand que Gautier met
explicitement en valeur. Si Hoffmann joue avec son lecteur, Gautier, lui, s’adresse à ce
dernier dans Onuphrius pour lui faire savoir que son récit s’achève de façon relativement
insignifiante étant donné que les aventures fantastiques du héros et sa rencontre fortuite avec
le diable ne sont en réalité que la cause d’un désordre psychique incurable dû en partie à ses
lectures et à une imagination surchauffée : « N’est-ce pas, lecteur, que cette fin est bien
commune pour une histoire extraordinaire ? »4. Gautier ne cherche pas ici à tromper son
lecteur, contrairement à Hoffmann qui vise à semer le trouble et à laisser s’immiscer le doute.
Chez Hoffmann, la mystification narrative passe également par des digressions, un
enchevêtrement narratif et conceptuel et une intertextualité foisonnante que certains codes
linguistiques corroborent, ce qui s’avère propice aux correspondances artistiques5. La
narration fait office de masque quasi carnavalesque et grotesque qui entretient le suspense et
cherche aussi à berner le lectorat6. Le jeu devient dangereux lorsque le masque se mue en
miroir magique, en lunettes ou en longue vue, comme dans Le Marchand de sable, et pousse
le personnage à sa perte7. C’est bien ce que l’Onuphrius de Gautier subit pour avoir trop lu
1
Marcel Voisin dans son article « L'insolite quotidien dans l'œuvre en prose de Théophile Gautier », in Cahiers
de l'Association internationale des études françaises, 32 (1980), p. 163-178 (ici p. 172) souligne que cette
expression est empruntée à Jean-Jacques Ampère (in Le Globe VI, 2, (1828), p. 589).
2
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 29.
3
Ibid., p. 31.
4
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 60.
5
L’écriture hoffmannienne se nourrit des enchevêtrements thématiques et de la diversité artistique, qui lui
confèrent un pouvoir d’abstraction rejoignant celui de l’art musical et tendant vers un infini absolu, tant rêvé par
les romantiques. Voir à ce sujet l’article de Erwin Rotermund, « Musikalische und dichterische “Arabeske” bei
E.T.A. Hoffmann », in Literatur und Musik. Ein Handbuch zur Theorie und Praxis eines komparatistischen
Gebietes, Steven Paul Scher (éd.), Berlin, Erich Schmidt, 1984, p. 278-299 et l’article de Wolfgang Wittowski,
« Stufe und Aufschwung. Die vertikale Grundrichtung der musikalischen Struktur in Hoffmanns Kreisleriana
I », in Ibid., p. 300-311. Wittkowski applique l’idée d’un lent processus de création s’ouvrant sur un infini
imaginaire et abstrait au « Chevalier Gluck », à « Don Juan » et au « Conseiller Krespel ».
6
Dans son essai « On the Supernatural in Fictious Compositions », Foreign Quarterly Review I, juillet 1827, p.
60-98, in Miscellaneous Prose Works of Sir Walter Scott, tome 18/2, Edimbourg, Londres, Cadell, 1848, p. 270332, Sir Walter Scott reproche à Hoffmann son imagination exagérée et trop exaltée qui ne respecte pas les lois
de la vraisemblance et obéit aux effets de l’alcool et de la drogue. Il critique également son écriture fantastique
qui relève à son goût beaucoup trop de la pantomime, de la farce et de l’art de l’arabesque et du grotesque. C’est
justement, à notre avis, cet aspect qui fait la spécificité du fantastique d’E.T.A. Hoffmann et le rend si unique et
original.
7
E.T.A. Hoffmann, Der Sandmann, in Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 362-363 : « Nathanael faßte
mechanisch nach der Seitentasche; er fand Coppolas Perspektiv, er schaute seitwärts […] Als Nathanael mit
zerschmettertem Kopf auf dem Steinpflaster lag, war Coppelius im Gewühl verschwunden ». (Le Marchand de
164
Hoffmann et plongé son esprit « dans les mondes imaginaires » qu’une simple glace lui a
ouverts :
Les prunelles d’Onuphrius fouillaient ce prisme profond et sombre, comme pour en
faire jaillir quelque apparition. Il se pencha, il vit son reflet double […]. Tout à coup, le reflet sortit
1
de la glace [et] descendit dans la chambre […] .
Ainsi les codes linguistiques sont-ils prépondérants pour ancrer dans la narration
l’essence même du fantastique. En matière de récit fantastique, le décor et la lumière jouent
un rôle majeur, même si Gautier mise encore davantage sur la caricature, les anachronismes
ou l’ironie qu’E.T.A. Hoffmann. Dans Onuphrius, le narrateur évoque en effet des illusions
d’optique et des jeux de lumière mystificateurs : une nuit « si » noire qu’ « à peine une étoile
pass[e]-t-elle çà et là le nez hors de sa mantille de nuage », les arbres « [ont] l’air de grands
spectres » et « le vent rican[e] dans les branches d’une façon singulière ». La lune disparaît
puis réapparaît « ovale », « au lieu d’être ronde ». Onuphrius la voit coiffée d’« un serre-tête
de taffetas noir, et qu’elle s’était mis de la farine sur les joues »2. Le narrateur du Vase d’or
met quant à lui l’accent sur des sons étranges et inquiétants qui prennent finalement corps et
vie :
Hier wurde der Student Anselmus in seinem Selbstgespräche durch ein sonderbares
Rieseln und Rascheln unterbrochen […]. Da fing es an zu flüstern und zu lispeln, und es war, als
ertönten die Blüten wie aufgehangene Kristallglöckchen […]. Da wurde, er wußte selbst nicht wie,
das Gelispel und Geflüster und Geklingel zu leisen halbverwehten Worten […] Er schaute hinauf
3
und erblickte drei in grünem Gold erglänzende Schlänglein.
Les deux écrivains parviennent à créer une atmosphère fantastique grâce au seul
choix des adverbes, des adjectifs, des comparaisons perturbant ainsi le cadre de départ et
facilitant la transgression et le dépassement de ce cadre qui se brise, au sens propre comme au
sens figuré. En effet, chez Gautier, le personnage d’Omphale – du conte éponyme –
représenté sur une tapisserie, « se détach[e] du mur et saut[e] légèrement sur le parquet »4.
Dans La Cafetière, le héros voit des peintures prendre vie, « […] les prunelles des êtres
encadrés remu[ent] […] ; leurs lèvres s’ouvr[ent] et se ferm[ent] comme des lèvres de gens
qui parlent »5 et l’« un des portraits […] sor[t] la tête de son cadre »6. Dans Le Vase d’or,
Anselme voit le heurtoir de bronze de la porte à laquelle il souhaite frapper lancer « une
hideuse fantasmagorie d’éclairs bleuâtres » et grimacer « un effrayant rictus »7. Même s’il
sable. Der Sandmann, trad. Philippe Forget, Paris, Gallimard, 2005, p. 137-139 : « Mécaniquement, Nathanaël
porta la main à sa poche ; il y trouva la longue-vue de Coppola et regarda du côté indiqué […]. Au moment où
Nathanaël se fracassait le crâne sur le pavé, Coppelius avait disparu dans la cohue »).
1
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 49.
2
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 37.
3
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 182-183. (« À cet instant le soliloque de l’étudiant
Anselme fut interrompu: il percevait d’étranges bruissements, comme des crissements. […] Ce fut ensuite
comme des chuchotements et des murmures: on aurait dit que les fleurs vibraient ainsi que des clochettes de
cristal suspendues dans l’arbre […] Puis, sans qu’il sût comment, des murmures, des chuchotements et des
tintements naquirent des paroles légères, qui s’évanouissaient aussitôt dans le vent […] Mais au même instant,
[…] il aperçut trois petits serpents diaprés de vert et d’or […]. Et Anselme entendit à nouveau […] les étranges
paroles « étranges bruissements, comme des crissements », in E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 15).
4
Théophile Gautier, Omphale , op. cit., p. 68.
5
Théophile Gautier, La Cafetière, Ibid., p. 10.
6
Ibid., p. 12.
7
E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 28.
165
retrouve, la plupart du temps, des expressions telles que « on aurait dit », « avaient l’air »,
« comme si », « parut », etc., le lecteur est confronté au phénomène fantastique de l’animation
de l’inerte, de l’intrusion de l’étrange dans le réel. La narration, en insufflant la vie à l’art figé
et statique, a fait sortir les figures de leur inertie, brisant le cadre spatio-temporel. Hoffmann
utilise aussi la technique picturale de la perspective en l’appliquant, dans ses portraits et ses
descriptions, à la narration par le jeu de plans rapprochés, de gros plans ou de mises à distance
susceptibles de créer des images mentales. De plus, un langage sonore s’y combine grâce au
rythme phrastique, aux nombreuses allitérations et assonances. Hoffmann rend alors les
personnages de fiction familiers au lecteur. En effet, en intégrant apparemment ce dernier
dans la sphère du « familier » (« heimlich »), il a été plus aisé pour l’écrivain de le
décontenancer par l’arrivée subreptice de l’étrangeté au sens freudien du terme (« unheimlich
») et il en va parfois de même chez Gautier. Le conte fantastique La Cafetière de Gautier
synthétise en quelque sorte les principaux procédés chers à E.T.A. Hoffmann tant sur le plan
narratif que sur le plan thématique tandis que le conte Onuphrius prend ses distances par
rapport à une imagination trop débordante et transgressive :
Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d’être le plus grand des poètes ; il ne
fut que le plus singulier des fous. Pour avoir trop regardé sa vie à la loupe, car son fantastique, il le
prenait presque toujours dans les événements ordinaires, il lui arriva ce qui arrive à ces gens qui
aperçoivent, à l’aide du microscope, des vers dans les aliments les plus sains, des serpents dans les
1
liqueurs les plus limpides.
Dans De l’essence du rire, Baudelaire souligne que « […] l’artiste n’est artiste
qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature »2, mais
les visions poétiques et les rêves ne peuvent se substituer à la vie réelle. Aristote, lui,
« écrivait que l’imagination, phantasia, venait sans doute de phôs, la lumière, car sans la
lumière il est impossible de voir »3. La « flamme » dont Hoffmann parle s’apparente à
l’imagination qui fait apparaître des choses soustraites au regard. Sa réalité artistique dévoile,
par conséquent, l’invisible et aspire à un cadre qui n’est pas nécessairement authentique, mais
qui se présente comme tel. Reflet de la multiplicité, le récit constitue un jeu de miroirs, un
labyrinthe où la perception reste fragmentaire. Ainsi l’écrivain n’a-t-il pas à sa disposition de
point central défini comme le peintre, mais plusieurs centres qu’il morcelle tout au long de la
narration. Il regarde à la loupe les détails de la toile sous des angles différents pour créer avec
son lecteur une nouvelle perspective qui correspond à celle de sa fiction et non à celle du
tableau de son récit. Son regard d’artiste subjectif s’inscrit en faux contre un certain
optimisme artistique. Au sein de l’écriture fantastique, que ce soit chez Gautier ou chez
Hoffmann, rien n’est anodin : le narrateur oriente le lecteur, et plusieurs interprétations
demeurent possibles. Tel est, par exemple, le cas à la fin du Vase d’or.
Le Vase d’or conte l’histoire d’un jeune étudiant, Anselme, qui tombe soudain
amoureux de Serpentine, un petit serpent à l’intense regard, qui le scrute du haut d’une
branche d’arbre. Ses tribulations le conduisent dans la maison de l’archiviste Lindhorst où il
est ensuite embauché comme copiste4. Lindhorst, qui s’avère être le père de Serpentine, ouvre
1
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 59.
Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » [1855],
in Écrits sur l’art, Paris, Le livre de poche, 1999 p. 301.
3
Aristote, De l’Âme, III, 3, 429a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1999, p. 173.
4
Le travail de copiste équivaut à un art d’imitation et non de création. C’est la raison pour laquelle Anselme a
besoin de l’univers merveilleux de Lindhorst pour échapper à une prise de conscience douloureuse : son
imagination foisonnante et son originalité le marginalisent et, dans le même temps, il se sent exclu des
« véritables » artistes.
2
166
progressivement à Anselme, poète et rêveur dans l’âme, les portes de l’Atlantide, le royaume
des rêves comme espace des possibles. Le récit s’achève sur une ambiguïté que le narrateur ne
résout pas : « Zwar schien es gewiß, daß der wunderliche Alte von der seltsamen Art, wie mir
die Schicksale seines Schwiegersohns bekennt worden, die ich, zum Geheimnis verpflichtet,
dir selbst, günstiger Leser ! verschweigen mußte »1. En effet, le narrateur dit avoir reçu de
Lindhorst un petit billet stipulant qu’Anselme vit dorénavant en Atlantide, cet univers
atemporel et utopique, au sens étymologique du terme (« non-lieu »), étranger au nôtre, et
qu’il y réside avec sa fille. Soit le lecteur accepte ce monde merveilleux parallèle peuplé
d’esprits élémentaires et prend le parti d’adhérer à cette éventualité peu tangible, propre au
conte, soit il décide de voir en Lindhorst un fin manipulateur psychique susceptible de
s’amuser de la fragilité psychologique d’Anselme. Dans ce second cas, Anselme ne se serait
pas expatrié dans les sphères poétiques et mystérieuses, il se serait bel et bien suicidé, comme
le laisse supposer le commentaire du narrateur :
Ach, glücklicher Anselmus, der du die Bürde des alltäglichen Lebens abgeworfen,
der du in der Liebe zu der holden Serpentina die Schwingen rüstig rührtest und nun lebst in
Wonne und Freude auf deinem Rittergut in Atlantis! - Aber ich Armer! - bald - ja in wenigen
Minuten bin ich […] versetzt in mein Dachstübchen, und die Armseligkeiten des bedürftigen
Lebens befangen meinen Sinn, und mein Blick ist von tausend Unheil wie von dickem Nebel
2
umhüllt.
Toutefois, il ne s’agit pas là d’une glorification du suicide telle que Novalis la
suggère dans ses Hymnes à la nuit (Hymnen an die Nacht)3. Le réel n’est pas ici
complètement dissout dans l’imaginaire. Le récit d’E.T.A. Hoffmann s’achève sur la nécessité
de chercher la « vie dans la poésie » et de savoir puiser l’harmonie et une forme de béatitude
dans la création artistique sans toutefois perdre de vue le réel. C’est en cela que Le Vase d’or
dépasse le simple récit fantastique et relève d’une véritable quête initiatique : comment
devient-on poète ?4 Ce mélange des genres est justifié par l’écrivain qui qualifie son récit de
« Märchen aus der neuen Zeit »5.
Dans Onuphrius, le héros est face à l’incompréhension et au rejet d’autrui, il subit
comme Anselme les vicissitudes de l’existence, mais c’est avec beaucoup moins de
compassion que le narrateur décrit son personnage : « Aussi peu accoutumé qu’il était à vivre
1
E.T.A. Hoffmann, Der Goldene Topf, op. cit., p. 252. (« Le vieil original devait savoir comment j’avais eu
connaissance du destin de son gendre, ce que je ne puis révéler à personne, pas même à toi, cher lecteur ! », in Le
Vase d’or, op. cit., p. 124).
2
Ibid., p. 254-255. (« Bienheureux Anselme, tu as répudié le fardeau intolérable de la vie ordinaire et, grâce à
ton amour pour Serpentine, tu as pris un irrésistible envol. Tu vis désormais, joyeux et comblé, en Atlantide. Et
moi, pauvre misérable, il me faudra bientôt […] retrouver ma mansarde, l’esprit accaparé par toutes les misères
de ma vie besogneuse », in Ibid., p. 129).
3
Hans-Joachim Mähl, Richard Samuel (éd.), Novalis, Werke in einem Band, München, Wien, Hanser, 1984, p.
153 : « Muss immer der Morgen wiederkommen ? Endet nie des Irdischen Gewalt? Unselige Geschäftigkeit
verzehrt den himmlischen Anflug der Nacht ».
4
Dans Le Vase d’Or, Anselme entre véritablement pour la première fois en contact avec l’univers onirique et
profondément poétique de Serpentine au pied d’un arbre. Cet événement rappelle la pensée de Paul Klee dans sa
Théorie de l’art moderne Paris, Denoël, 1985, p. 16-17) lorsqu’il compare l’artiste et son travail de création aux
racines, au tronc et aux ramifications de l’arbre : « Notre artiste s’est donc trouvé aux prises avec ce monde
multiforme […]. Cette orientation dans les choses de la nature et de la vie, cet ordre avec ses embranchements et
ses ramifications, je voudrais les comparer aux racines de l’arbre. De cette région afflue vers l’artiste la sève qui
le pénètre et qui pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans la situation du tronc. Sous l’impression de ce
courant qui l’assaille, il achemine dans l’œuvre les données de sa Vision. Et comme tout le monde peut voir la
ramure d’un arbre s’épanouir simultanément dans toutes les directions, de même en est-il de l’œuvre ».
5
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 179. (« conte des temps modernes »).
167
de la vie réelle, il ne savait comment s’y prendre pour mettre son idée en action, il se faisait
des monstres de la moindre chose »1. Onuphrius, souffrant d’un sentiment de persécution,
pense que le diable souhaite sa perte : « cette idée, dont il se moqua d’abord lui-même, prit
racine dans son esprit, et lui semblant moins ridicule à mesure qu’il se familiarisait avec elle,
il finit par en être convaincu »2. Gautier joue davantage sur les croyances populaires et les
superstitions, notamment avec la présence du diable qui, tel Mephistophélès dans le Premier
Faust de Goethe, apparaît comme une figure ambivalente, à la fois grotesque et destructrice.
Les « ombres bizarres », les « visions cornues »3, les spectres et les fantômes font partie
intégrante de cet univers fantastique. En revanche, toute vie supérieure en est apparemment
exclue, étant donné que les mésaventures d’Onuphrius sont dues à une maladie mentale que le
narrateur prend toujours soin de souligner en mettant en avant « ses malheurs
imaginaires ? »4, une « raison déjà ébranlée »5 ou encore « un état d’hallucination presque
perpétuel »6. Le fantastique se reflète plutôt à travers les ruptures narratives et le va-et-vient
entre le réel et les visions des personnages, comme dans le récit La Cafetière, dont les ressorts
s’apparentent à ceux qu’utilise E.T.A. Hoffmann : les objets prennent vie, la pendule annonce
quelques dérèglements comme le signalent les points de suspension et le commentaire du
narrateur en aparté : « La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit
longtemps, et, lorsqu’il fut éteint tout à fait … Oh ! non, je n’ose pas dire ce qui arriva,
personne ne me croirait, et l’on me prendrait pour un fou »7. En outre, les ruptures narratives,
la perte de connaissance des personnages – essentiellement en fin de chapitre – et leur
capacité à créer entre eux une relation psychique sont caractéristiques du fantastique
hoffmannien, phénomène que l’on retrouve encore dans La Cafetière : Théodore (ce prénom
est l’un de ceux de Hoffmann et, très souvent, l’un de ses personnages) entretient un rapport
magnétique avec une défunte (« les pensées d’Angéla se révélant à moi sans qu’elle eût
besoin de parler »8) et tombe évanoui : « […] une telle frayeur s’empara de moi, que je
m’évanouis. […] Lorsque je repris connaissance, j’étais dans mon lit »9. Dans les Contes
fantastiques, le lien entre science et littérature se tisse via le magnétisme et la médecine dite
« romantique »10. La science devient alors occulte et peut s’apparenter à de la magie noire.
Tel est le cas de la vieille Lise dans Le Vase d’or qui remplit un chaudron et « fait [des] gestes
avec d’étranges formules d’exorcisme »11 pour jeter un sort à Anselme afin qu’il tombe
amoureux de Véronique et qu’il oublie Serpentine. Le narrateur évoque un « sabbat
infernal »12, une « cacophonie de bêlements et de coassements »13.
La magie – même noire – opère au sein de l’écriture et la métamorphose. Tel est
le cas du personnage Kreisler, double de Hoffmann dans ses Contes fantastiques, qui voient
les notes de musique devenir vivantes et sautiller autour de lui : « Die Noten wurden lebendig
und flimmerten und hüpften um mich her »14.
1
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 30.
Ibid., p. 32.
3
Ibid., p. 33.
4
Ibid., p. 30.
5
Ibid., p. 38.
6
Ibid., p. 48.
7
Théophile Gautier, La Cafetière, Ibid., p. 11.
8
Ibid., p. 16, 17.
9
Ibid., p. 17.
10
Voir l’article de Fabrice Malkani, « Fantastique et imaginaire scientifique en Allemagne à l’époque de la
Naturphilosophie : l’exemple des Archives du magnétisme animal (1817-1823), in Traditions fantastiques
ibériques et germaniques, Susanne Varga et Jean-Jacques Pollet (éd.), Arras, APU, 1998, p. 103-117.
11
Théophile Gautier, Omphale, op.cit., p. 73.
12
E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 75.
13
Ibid., p. 76.
14
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 325.
2
168
Le fantastique : entre manipulation psychique et science occulte
À l’époque romantique, le fantastique entretien un lien étroit et original avec la
science et, en particulier avec la « Naturphilosophie »1. De la confrontation entre spiritualité
et empirisme naît le romantisme « noir », une alliance saugrenue entre la raison éclairée et le
sentiment, un réel irréel et un imaginaire ancré dans une réalité empirique qui réaffirme et
exacerbe le fantastique. Fabrice Malkani2 analyse le magnétisme animal comme exemple de
l’alliance entre fantastique et imaginaire scientifique. L’existence d’un fluide universel qui,
d’après Mesmer, expliquerait par la voie physique et empirique certains phénomènes
spirituels est accueilli avec ferveur par les Romantiques qui y voient le germe d’une
révolution scientifique d’envergure, même si Mesmer reste très scientifique et ne se fonde
aucunement sur un raisonnement fantaisiste, mais sur des phénomènes physiques très précis.
Il suit en effet la philosophie matérialiste de Descartes pour mieux la dépasser ensuite
Dans ses contes fantastiques (Fantasiestücke), nocturnes (Nachtstücke) ou
sérapiontiques (Die Serapions-Brüder), Hoffmann met au premier plan les sciences de la
nature et les sciences occultes, s’approprie les théories magnétiques pour développer ses récits
et relater des phénomènes étranges et magiques, tels sont les cas du Vase d’or, du
Magnétiseur (Der Magnetiseur), du Marchand de sable (Der Sandmann), des Automates
(Die Automate) ou encore du Sinistre visiteur (Der unheimliche Gast) pour n’en citer que
quelques uns. La fascination pour la médecine romantique, le magnétisme et ses dérivés
provient d’un intérêt croissant pour le Moi et l’inconscient aussi bien dans les domaines de la
psychiatrie, de la médecine et de la science en général que dans ceux de la religion, de la
philosophie et de la littérature. Cette fascination implique un sentiment à la fois
d’appropriation et de rejet. Lors de ses années passées à Bamberg (1808-1813), Hoffmann
apprend ce que représente concrètement la médecine romantique imprégnée de la philosophie
de la nature. Le fantastique hoffmannien prend appui sur ces sciences et ces découvertes pour
pousser le lecteur à contempler les mécanismes de l’inconscient. Toutefois, Hoffmann ne
cherche pas à livrer une vision scientifique approfondie de ces théories et pratiques, mais il
retient essentiellement l’existence de phénomènes psychiques avérés qui nous dépassent,
admis ou rejetés par dégoût ou agnosticisme. Ces phénomènes peuvent être maîtrisés par
certains privilégiés, mis en pratique pour manipuler autrui et établir avec lui une relation
psychique pouvant conduire à la mort de l’un ou de l’autre. Hoffmann, tout en connaissant
sans nul doute les courants de pensée de son époque, se préoccupe bien plus de la magie et du
mystère lié au phénomène que des fondements et des analyses scientifiques proprement dits.
Il n’est donc pas anodin qu’il préfère se référer à Schubert3, dont l’étude est moins
scientifique qu’un Mesmer, par exemple. En matière de magnétisme, les réflexions de
Schubert constituent un héritage direct de la philosophie de Schelling sur le thème de
l’harmonie originelle entre l’homme et la nature et font du mesmérisme une science
romantique, c’est-à-dire une science fondée sur la poésie. Schubert intègre le magnétisme
dans le système de la philosophie de la nature et jette des ponts entre conscient et inconscient.
Il donne à l’homme la possibilité de s’explorer, de se comprendre et de se découvrir tel qu’il
1
Forme d’unité de tous les sens en un sens universel.
Fabrice Malkani, « Fantastique et imaginaire scientifique en Allemagne », op. cit.
3
Gotthilf Heinrich von Schubert, Ansichten von der Nachtseite der Naturwissenschaft, Dresden, Arnoldische
Buchhandlung, 1818/ Die Symbolik des Traumes [1814], Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1968.
2
169
est, afin d’entrer à nouveau en communion avec son environnement. Le magnétisme est une
sorte de miroir qui renvoie à l’homme un reflet dont il ne connaissait pas ou guère l’existence.
Le miroir représente à la fois l’instrument proprement dit, utilisé à des fins artistiques, l’œil
humain et l’Autre, dans un sens plus métaphorique, et le paraître, source de faux-semblants.
La magie noire, le magnétisme, la médecine « romantique » conduisent à établir
un lien étroit et original entre le fantastique et la science. En Allemagne, des chercheurs tels
que Oken, Koreff, Reil ou Schubert se chargent de perpétuer le magnétisme. Influencés par la
philosophie de Schelling, les Romantiques perçoivent tout de même le magnétisme animal
autrement. Bien vite, ce dernier subit des influences extérieures et devient parfois sorcellerie,
art divinatoire ou manipulation psychique. Utilisé à mauvais escient, il s’avère fatal. La
médecine côtoie dès lors l’astrologie et la magie – magie que nous voyons s’exercer dans Le
Vase d’or lors, par exemple, de la confrontation entre l’archiviste Lindhorst et de la vieille
marchande de pommes : « und [sie] lachte und meckerte höhnend und spottend und drückte
den goldnen Topf fest an sich und warf daraus Fäuste voll glänzender Erde auf den
Archivarius, aber sowie die Erde den Schlafrock berührte, wurden Blumen daraus, die
herabfielen »1. Celui qui peut exercer une quelconque influence sur les flux et les manipuler
possède en lui quelque chose de sacré, de rare et d’inné que la nature lui a confié : « Der
thierische Magnetismus muß in meinen Händen als ein sechster künstlicher Sinn
betrachtet »2.
La lecture des écrits de Schelling révèle que ce n’est pas sa Philosophie de l’art,
mais L’âme du monde ou les Idées qui, de la fin du 18ème siècle à 1830 environ, contribuèrent
à exercer une influence considérable sur des écrivains allemands tels que Novalis, Jean Paul
ou Hoffmann. Le terme de « médecine romantique » constitue une branche parallèle de la
médecine traditionnelle alliant les sciences occultes et la psychiatrie. La philosophie de
Schelling se tourne plutôt vers une conception objective du macrocosme et naturelle de l’être.
La nature y apparaît indépendante du sujet et de sa conscience, elle évolue sans lui, de
manière autonome. L’individu se reconnaît en elle sans que celle-ci soit en mesure de pouvoir
ou de vouloir le copier. Relevant à la fois des domaines spirituel et naturel, la théorie de
Schelling dépeint la nature de manière dynamique. Habitée par une force intérieure, cette
dernière représente l’esprit du monde dans ce qu’il a de plus pur, de plus objectif et de plus
organique. Cette théorie repose sur la dualité entre l’esprit (la conscience et le principe
masculin) et la matière (l’être, le corps et le principe féminin), formant une polarité dont
l’enseignement sert de base aux recherches scientifiques en matière de chimie, de magnétisme
et d’électricité. L’ensemble préserve son harmonie grâce au principe de l’identité et de l’unité
nommée « âme du monde ». Les êtres, les écosystèmes et la matière sont tous animés par cette
âme unificatrice et fédératrice. Ainsi la médecine romantique et, plus particulièrement, la
psychiatrie voient-elles en l’homme cette union entre le corps et l’âme et dans la matière la
présence de l’esprit. Toutefois, les scientifiques romantiques mettent en avant la dichotomie
entre empirisme et transcendance, être et conscience, et s’intéressent à la place de l’homme
dans le monde. Le dilemme est repris par Hoffmann à travers les concepts de dualité, de
diversité et de folie à la lumière du fantastique.
Les Romantiques allemands de cette époque font le lien entre la science, la
philosophie et la littérature, ils s’intéressent en premier lieu aux méthodes curatives et aux
1
E.T.A. Hoffmann, Fantastie-und Nachtstücke, op. cit., p. 243, (« Et elle ricanait de sa voix chevrotante, en
serrant contre elle le Vase d’or, d’où elle arrachait des poignées de terre scintillante. Elle les lançait sur
l’Archiviste, mais à peine en contact avec la robe de chambre, elles retombaient à terre en jonchées de fleurs »,
in E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 110).
2
Jürgen Barkhoff, Magnetische Fiktionen. Literarisierungen des Mesmerismus in der Romantik, Stuttgart,
Weimar, Metzler, 1995, p. 52. (« Le magnétisme animal doit être considéré dans mes mains comme un sixième
sens artificiel » [Nous traduisons]).
.
170
traitements des malades mentaux. Petit à petit, la médecine et la littérature fusionnent pour
s’emparer de la thématique. La folie entre de manière polémique dans la littérature et revêt
une « fonction tragique de reconnaissance » (« tragische Erkenntnisfunktion [des
Wahnsinns]»)1. La médecine romantique, qui s’implante vers la fin du 18ème siècle, se décline
en plusieurs courants de pensée : le magnétisme animal (mesmérisme), le « brownianisme »,
les théories de Schubert ou les recherches de Pinel et Reil. Si Hoffmann a recours dans la
plupart de ses contes à ces théories, il fait preuve de prudence lorsqu’il est question de
troubles psychiques2. En effet, il critique certains aspects de la médecine, mais n’ignore pas la
difficulté de soigner et de guérir un patient. Il existe pour lui une barrière infranchissable entre
la normalité et l’anormalité. Le philistin, qui n’est pas exposé aux fragilités de l’âme, n’est
pas en mesure d’aider ou de comprendre un être romantique en proie à la folie. Le fou suscite
un sentiment d’étrangeté et un malaise. Dans Les Frères de Saint-Sérapion, la présence de la
maladie mentale n’a pas pour fonction de conduire le fou vers l’univers de la psychiatrie,
mais, intégrée correctement à la narration, elle tend à semer le trouble, à ébranler un système
de pensée codifié et les repères sociaux. L’art devient, à ce moment précis, une sorte de
thérapie et de moyen d’exorciser le mal. En matière d’inconscient, Hoffmann privilégie le
rêve et les caprices de l’imagination, ce que reprendra Théophile Gautier dans Onuphrius en
l’exacerbant :
Aussi Hoffmann et Jean-Paul le trouvèrent admirablement disposé ; ils achevèrent à
eux deux ce que les légendaires avaient commencé. L’imagination d’Onuphrius s’échauffa et se
déprava de plus en plus, ses compositions peintes et écrites s’en ressentirent, la griffe ou la queue
3
du diable y perçait toujours par quelque endroit.
Le rêve diffère du magnétisme dans la mesure où l’inconscient de l’individu
travaille avec des faits connus, vécus ou des symboles tandis que, dans le magnétisme ou
l’hypnose, les rêves magnétiques peuvent être orientés, voire créés par l’hypnotiseur. Ils ne
dépendent nullement de l’individu proprement dit, mais de sa relation avec autrui. Le rêve
contient, pour ainsi dire, une relation de soi à soi. Conditionné par un tiers, il n’en est plus
véritablement un et forme une communication entre deux esprits. Il correspond à une sorte de
miroir déformant du Moi et de l’inconscient. Dans le magnétisme, l’inconscient est comme «
placé sur écoute ». En reformulant notre hypothèse, nous pourrions dire que le magnétiseur
accède au miroir de l’inconscient et en fausse le reflet afin que l’image renvoyée soit celle
que, lui, désire transmettre. Pour Schubert comme pour Hoffmann, le sommeil magnétique et
le somnambulisme s’assimilent à des états pathologiques : « Chez Hoffmann, la perception de
soi est celle de la face nocturne du sujet. […] C’est là que Hoffmann puise sa définition des
forces obscures : destin ou hasard, pulsions, magnétisme […] et folie »4. L’être humain subit
systématiquement des influences psychiques extérieures. Hoffmann attire l’attention de son
lecteur sur ce qu’il appelle « le principe psychique étranger » (« das fremde psychische
1
Georg Reuchlein, Bürgerliche Gesellschaft, Psychiatrie und Literatur. Zur Entwicklung der
Wahnsinnsthematik in der deutschen Literatur des späten 18. und 19. Jahrhunderts, München, Fink, 1986, p.
180.
2
Laurent Cantagruel, De la maladie à l’écriture.Genèse de la maladie romantique, Tübingen, Max Niemeyer
Verlag, 2004. L’auteur part du discours sur la mélancolie pour aller jusqu’à l’écriture mélancolique, illustration
du mal-être et du vague à l’âme. L’auteur se penche sur Hoffmann et Théophile Gautier. Ses réflexions vont de
la mélancolie pathologique à la poétique mélancolique, de la la maladie mentale à la création littéraire. Ce
rapport entre l’art et la science, l’importance de la psychiatrie et l’alliance entre folie et art représente un des
axes majeurs de l’étude des Frères de Saint-Sérapion.
3
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 29-30.
4
Françoise Knopper, « Anthropologie négative et critique de l’exorcisme dans le roman Die Elixiere des Teufels
(1815-1816) d’E.T.A. Hoffmann », in Le Texte et l’Idée 17 (2002), p. 42.
171
Prinzip ») ou « le principe spirituel étranger» (« das fremde geistige Prinzip »)1. Il s’agit de
forces invisibles que l’homme ne maîtrise pas et qui le contrôlent. Elles peuvent apparaître
sous la forme d’esprits élémentaires, de revenants ou faire naître une dépendance psychique.
Hoffmann ne cherche pas à réécrire Mesmer, Schubert ou Kluge sous une forme scientifique
qu’il adapterait. Il souhaite manifestement établir un constat, donner un florilège des divers
comportements et opinions sur la question, à la fois des détracteurs, des adeptes et des
praticiens, et mettre en avant l’horreur, la fascination, le rejet ou le scepticisme. Le
magnétisme sert chez Hoffmann la narration, il nourrit l’imagination de l’artiste et attise la
curiosité du lecteur. Les domaines de l’étrange, de l’inexplicable et de l’épouvante – propres
au romantisme noir – sont clairement désignés comme le terreau de l’inspiration
hoffmannienne en matière de poésie et de littérature. Le magnétisme s’inscrit dans un
discours scientifique car, même marginalisé et appartenant à l’occulte, il fait l’objet de
nombreuses recherches médicales. Ce champ scientifique peut être élargi aux domaines de la
psychanalyse et de la psychiatrie si l’on considère le magnétiseur comme un manipulateur du
psychisme d’autrui et le magnétisé comme la marionnette, l’objet du désir et le faire-valoir du
magnétiseur. En outre, le magnétisme relève aussi des discours littéraire et esthétique : il
apparaît comme un art(ifice). Le magnétiseur se révèle à la fois médecin, psychanalyste,
visionnaire et artiste. Sa personnalité multiple et complexe correspond bien à la forme
hétérogène2 qu’Hoffmann souhaite donner à son œuvre. Le magnétiseur constitue, à lui seul,
le génie artistique : il fait intervenir le pouvoir hypnotique de son regard perçant, envoûte de
sa voix pénétrante, impose les mains pour procéder à des passes magnétiques, ou encore
côtoie les forces supérieures et invisibles qui régissent l’être. La vue, l’ouïe, le toucher et le
sixième sens (la clairvoyance, l’intuition) sont les quatre chemins qu’il emprunte pour
parvenir à son but.
Le magnétisme renvoie à une spiritualité mêlée de religiosité et d’esprit
scientifique. Associée au fantastique, cette science laisse la primauté à l’âme et à l’inconscient
pour expliquer certains phénomènes physiques. Le ‘fantastique magnétique’, pourrait-on dire,
rend visible l’invisible et démontre une volonté humaine de surpasser la simple sensation,
l’univers purement sensible. Le rapport étroit à partir de la fin du 18ème siècle entre science et
littérature renvoie à une fascination pour le paranormal et l’étude de l’inconscient, des
tréfonds de l’âme, que l’écriture en elle-même fait transparaître.
Métamorphoses de l’écriture
Dans les récits fantastiques de Théophile Gautier ou d’E.T.A. Hoffmann, les idées
prennent corps, comme Onuphrius lorsqu’il croit distinguer un reflet sortir de la glace,
procéder à une sorte de trépanation, et qu’il pense ensuite voir « ses idées […] s’échapp[er] en
désordre comme des oiseaux dont on ouvre la cage »3. Gautier reprend ici le thème de
l’animation de l’inerte et de l’automatisation de l’humain qu’affectionne tant Hoffmann et
qui, en plus de susciter le mettre malaise du lecteur et de le plonger dans un sentiment
d’étrangeté, prend une forme grotesque et devient une véritable mascarade :
1
E.T.A. Hoffmann, Sämtliche Werke. Die Serapions-Brüder, éd. Wulf Segebrecht, tome 4, Frankfurt am Main,
Bibliothek deutscher Klassiker, 2001, p. 313.
2
Hoffmann se réapproprie la vision fragmentaire et hétérogène du premier romantique Friedrich Schlegel.
L’unité de l’hétérogénéité et l’utilisation de l’arabesque picturale lui servent de modèle pour comprendre
l’architecture générale L’objectif d’Hoffmann est, comme celui des premiers romantiques, de synthétiser
l´hétérogénéité artistique en cherchant des liens et des passerelles entre les différentes formes d´expression et en
prenant la poésie pour lien fédérateur. Son originalité réside dans la volonté de réunir, dans sa tâche d´écrivain,
le dessin, la peinture et la musique.
3
Théophile Gautier, Onuphrius, op.cit., p. 49.
172
Chaque idéal de femme qu’il avait rêvé sortit avec son costume […] Les types qu’il
avait créés grandioses, grotesques ou monstrueux, les esquisses de ses tableaux à faire […], ses
idées métaphysiques sous la forme de petites bulles de savon […], tout cela sortit pendant une
1
heure au moins : son atelier en était plein.
Les masques, le carnaval, les illusions d’optique forgent entre autres l’univers
grotesque du récit, mais c’est surtout dans sa relation étroite avec le fantastique que le
grotesque prend tout son sens. Dans son ouvrage Le Grotesque2, Dominique Iehl précise que
vers la fin du XVe siècle, le grotesque et le fantastique étaient intimement liés, que « […] ce
qu’on a tenu plus tard pour fantastique s’est manifesté d’abord comme une forme de
grotesque, où l’étrange était apparenté au comique »3. Le grotesque, associé au fantastique,
possède un caractère monstrueux, hybride et disparate. Dans le cas d’Onuphrius, le grotesque
s’avère plus comique qu’inquiétant, c’est la raison pour laquelle Gautier place en exergue de
son récit un passage tiré du Gargantua de Rabelais qui annonce une relation étroite entre le
grotesque et le trompe-l’œil, l’illusion d’optique (« Croyoit que nues feussent paelles d’arin,
et que vessies feussent lanternes »4). Le fantastique hoffmannien, malgré l’influence de la
comédie grotesque à la manière de Jacques Callot, relève davantage du démoniaque et associe
le grotesque à l’effroi. Les personnages d’E.T.A. Hoffmann sont hybrides, et l’écriture
fantastique naît des combinaisons et des mélanges. Le fantastique représente un
enrichissement esthétique et, comme le formule Victor Hugo dans sa célèbre préface de
Cromwell, « c’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures
qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au
milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque »5. Cet aspect est renforcé par
l’hommage qu’E.T.A. Hoffmann rend à Jacques Callot pour introduire ses Contes
fantastiques. En effet, Callot est présenté comme le « maître » (« Meister ») excellant dans les
représentations « étranges et fantastiques » (« sonderbar », « fantastisch ») sachant associer
les contrastes, mêler les « éléments les plus hétérogènes » entre eux (« aus den heterogensten
Elementen ») et mettre en scène avec « audace » (« kühn ») et « ironie » (« Ironie ») des
« figures grotesques » (« groteske Gestalte »)6.
Dans son récent ouvrage Grotesques et arabesques dans le récit romantique,
Dominique Peyrache-Leborgne écrit que
Jacques Callot condense tous les concepts clés qui vont articuler la Fantasie au
grotesque romantique et leur donner une portée psychologique et existentielle moderne, celle-là
même sur laquelle s’appuieront Freud pour définir l’Unheimliche, et Kayser pour assimiler
grotesque et fantastique. Partant d’une conception du grotesque comme principe esthétique de la
Fantasie, fondé sur l’hétérogénéité et l’hybridité, Hoffmann en arrive à qualifier l’esthétique de
Callot et la sienne en fonction des notions d’imagination romantique, de foisonnement maniériste,
7
d’ironie philosophique, enfin de glissement fantastique entre le quotidien et l’étrange.
1
Ibid., p. 50. Ce passage fait écho à l’expression du père d’Heinrich von Ofterdingen dans le récit éponyme de
Novalis « Träume sind Schäume » [littéralement « Les rêves sont de l’écume »] qui perçoit le monde onirique
comme un lieu utopique et vain dans lequel l’homme se perd, in Novalis. Werke in einem Band, op. cit., p. 243.
2
Dominique Iehl, Le Grotesque, Paris, PUF, 1997.
3
Ibid., p. 18.
4
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 23.
5
Victor Hugo, Cromwell [1827], Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 71.
6
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 12.
7
Dominique Peyrache-Leborgne, Grotesques et arabesques dans le récit romantique. De Jean Paul à Victor
Hugo, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 298.
173
Chez Hoffmann comme chez Gautier, le récit prépare le terrain du fantastique en mettant en
avant le jeu entre la réalité et les apparences, les contrastes et le comique de situation. Cela
s’avère particulièrement vrai au début du Vase d’or et d’Onuphrius, qui commencent par une
anecdote assez banale puis basculent dans un étrange plus ou moins angoissant. Dans Le Vase
d’or, Anselme renverse le panier de pommes d’une vieille dame acariâtre qui, ensuite, donne
l’impression de lui jeter un sortilège ou, du moins, de lui prédire un destin funeste1. Dans
Onuphrius, Jacintha se met à la recherche du personnage éponyme qui semble avoir oublié
son rendez-vous galant et se croit ensuite le jouet de « quelque diablotin » :
Au détour de la rue, elle aperçut de loin Onuphrius, qui marchait à côté du soleil,
avec l’air le plus inoccupé du monde, s’arrêtant à chaque carreau, regardant les chiens se battre et
les polissons jouer au palet. […] – Midi ! murmura-t-il entre ses dents; il faut que quelque
2
diablotin se soit amusé à pousser ces aiguilles; c’est bien dix heures que j’ai vu !
Dans le fantastique hoffmannien, le basculement du comique de situation vers l’étrange est
systématique. Néanmoins, de nombreux passages très humoristiques raillent les victimes du
fantastique, même si cela prend souvent un caractère tragique.
Nous pouvons distinguer trois formes de grotesques chez Hoffmann3 : la forme
satirique, qui relève d’une critique sociale envers les philistins, la forme ironique qui consiste
à se moquer de l’imagination surchauffée du héros, tout en reconnaissant son génie artistique,
enfin la forme à la fois fantastique et burlesque, qui laisse transparaître l’existence supposée
de forces supérieures susceptibles d’être maléfiques. C’est cette forme de dualité
métaphysique affirmée et source d’effroi qui semble absente des récits de Gautier. Dans Le
Vase d’Or, le grotesque est fantastique dans la mesure où il mêle l’incongru à un grotesque
plus « esthétique », et c’est précisément ce que nous entendons par « grotesque arabesque »4.
Le but premier de l’arabesque est le travail de l’esprit et l’union des sens : la
synesthésie. L’ouvrage d’Hogarth, L’Analyse de la Beauté5 [The Analysis of Beauty], étudie la
ligne de beauté issue de la théorie de l’art de la Renaissance. Sinueuse, appelée « ligne
serpentine » [« serpentina line »], elle est reprise par Hoffmann sous les traits d’une
mystérieuse femme serpent portant, dans Le Vase d’Or, le nom de Serpentine. Appliquée à
l’architecture et à la peinture essentiellement ornementale, cette ligne fonde l’arabesque
picturale. Dans L’Analyse de la Beauté, Hogarth considère la courbe serpentine comme une
alliance gracieuse de la nature et de l’art représentée par les motifs végétaux, les formes
imbriquées et entrelacées, symétriques et variées qui se retrouvent aussi, en dehors des
1
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 179 : « Am Himmelfahrtstage, nachmittags um drei
Uhr, rannte ein junger Mensch in Dresden durchs Schwarze Tor und geradezu in einen Korb mit Äpfeln und
Kuchen hinein, die ein altes häßliches Weib feilbot […] – Ja renne, renne nur zu, Satanskind - ins Kristall bald
dein Fall – ins Kristall! », (« Un jour d’Ascension, à trois heures de l’après-midi, un jeune homme, débouchant
au pas de course de la Porte Noire, à Dresde, vint tomber dans un panier de pommes et de gâteaux que vendait
une vieille mégère repoussante. […] – Va, cours toujours, engeance infernale ! Dans la prison de cristal, bientôt
ta chute fatale ! », in E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 9-10.
2
Théophile Gautier, Onuphrius, op. cit., p. 23-24.
3
Dominique Peyrache-Leborgne, op. cit.
4
En matière de grotesque et d’arabesque, nous renvoyons tout d’abord à l’article de Günter Oesterle,
« Figurations esthétiques dans le classicisme et le romantisme : “l’instant fécond” et l’arabesque », in Revue
germanique internationale, « Entre classicisme et romantisme autour de 1800 », Michel Espagne et Jacques Le
Rider (éd.), n°16, 2001, p. 141-146, à l’ouvrage de Karl Konrad Polheim, Die Arabeske. Ansichten und Ideen
aus Friedrich Schlegels Poetik, Paderborn, Verlag Ferdinand Schöningh, 1966 et aux travaux de Alain Muzelle,
L’Arabesque. La théorie romantique de Friedrich Schlegel dans l’Athenäum, Paris, PUPS, 2006 et de
Dominique Peyrache-Leborgne, op. cit.
5
William Hogarth, The Analysis of Beauty, New Haven & London, Yale University Press, 2007.
174
domaines architectural et pictural, sur des objets utilitaires comme le drapé des tissus, le
mobilier ou les accessoires (vestimentaires). Le motif de l’arabesque, donnant ainsi
mouvement et profondeur, favorise le passage de la grâce à la caricature. La courbe symbolise
à la fois la beauté et la laideur. Il est dorénavant question de diversité des genres et non plus
de beauté absolue : la vision que l’auteur a de l’œuvre d’art s’en trouve transformée.
L’arabesque hoffmannienne est à la fois narrative (rebondissements, répétitions et
emboîtements) et artistique puisque l’écriture rend – pourrait-on dire – visible au lecteur ces
entrelacements narratifs.
Dans le grotesque « arabesque », l’écriture se métamorphose, elle devient
mystérieuse, picturale et/ou musicale. Sous le sceau de l’hypotypose ou de l’anamorphose,
l’écriture subit des déformations, les images mentales se créant via la lecture.
L’art d’enjoliver et de transformer s’avère le propre du récit fantastique et,
justement, de l’arabesque. Image et écriture se font écho, les tableaux sont vivants et les
lignes en mouvement. La désorganisation du réel, le chaos et la déstructuration apparents
fondent le grotesque fantastique d’E.T.A. Hoffmann. Par « grotesque fantastique », nous
entendons la difformité, la distorsion de la perception, les excès et les extravagances. Cet
univers ne semble toutefois pas accessible à tous, comme le souligne Gautier dans
Onuphrius :
Les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus
droites et de rendre compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs courbes
ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés, et les font paraître grotesques ou
1
terribles.
Ce sont ces lignes droites dérangées et muées en lignes serpentines qu’Hoffmann s’efforce de
tracer dans ses écrits2.
Contrairement à Hoffmann et aux premiers Romantiques allemands tels que les
frères Schlegel, par exemple, Gautier ne se penche pas sur la thèse d’une unité
« cosmogonique » empreinte de mysticisme et de superstition. Son approche est moins
philosophique et métaphysique qu’anthropologique et son idéal esthétique ne correspond pas
à une quête de l’harmonie originelle entre l’homme et la Nature3. Les arabesques et les lignes
serpentines qu’il utilise dans son écriture traduisent plus son goût pour l’art oriental – son
architecture et ses décors – que sa volonté de souligner un chaos apparent que l’écrivain
1
Théophile Gautier, Onuphrius, op.cit., p. 29.
Nous pouvons dresser ici un parallèle entre un extrait du Vase d’or de Hoffmann : « Er schritt durch den
Korridor und führte Anselmus durch dieselben Gemächer und Säle, wie das erstemal. […] Er sah nun deutlich,
daß manche seltsame Blüten, die an den dunkeln Büschen hingen, eigentlich in glänzenden Farben prunkende
Insekten waren, die mit den Flüglein auf und nieder schlugen und, durcheinander tanzend und wirbelnd, sich mit
ihren Saugrüsseln zu liebkosen schienen », in E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 225
(« Après avoir traversé le corridor, il conduisit Anselme par la même enfilade de pièces que la première fois.
[…] Il se rendait compte maintenant que de nombreuses fleurs inconnues, se détachant de la masse sombre des
buissons, étaient des insectes aux couleurs éblouissantes, dont les ailes frémissaient en un tourbillonnant ballet »,
in E.T.A. Hoffmann, Le Vase d’or, op. cit., p. 81) et un extrait du Pied de Momie de Gautier : « Les murs,
couverts de panneaux d’hiéroglyphes et de processions allégoriques […]; ces corridors, d’une longueur
interminable, aboutissaient à des chambres carrées, au milieu desquelles étaient pratiqués des puits, où nous
descendions au moyen de crampons ou d’escaliers en spirale […] d’où partaient d’autres corridors également
bigarrés d’éperviers, de serpents roulés en cercle », in Théophile Gautier, Contes fantastiques, op. cit., p. 156).
Ces deux extraits mettent en lumière une forme de grotesque arabesque où lignes et courbes rendent l’écriture
quasi visible, où le récit devient image et le texte prend une forme iconique.
3
Voir l’ouvrage de Dominique Peyrache-Leborgne, Grotesques et arabesques dans le récit romantique, op. cit.,
p. 733.
2
175
mettrait en exergue dans son récit. Cet aspect signifie que les « fantastiques » de Hoffmann et
de Gautier ainsi que leur rapport au grotesque s’avèrent bien différents.
Selon Victor Hugo, dans Le promontoire du songe, le fantastique et le fantasque
(« fantastique riant ») proviennent de la « cime du Rêve »1. Hugo lie le fantasque au
grotesque, à la bouffonnerie, à l’excentricité et à la caricature2. Quant à Baudelaire, il souligne
dans De l’essence du rire qu’Hoffmann est un « auteur singulier qui unit à la raillerie
significative française la gaieté folle, mousseuse et légère des pays du soleil, en même temps
que le profond comique germanique »3. Ce « comique absolu » rejoint ce que Gautier pense
de Hoffmann, à savoir qu’il n’a pas été bien compris en France. Son fantastique est
nécessairement en prise sur le réel. Il n’est pas question de revendiquer un ersatz de réalité ou
un autre monde que le nôtre, mais de se laisser bercer et berner en connaissance de cause par
d’autres sphères, par d’autres phénomènes que la science n’est pas censée pouvoir expliquer
de manière rationnelle. Gautier loue le « talent excentrique » et « très logique » de Hoffmann.
Selon lui, il existe chez l’auteur allemand une « réalité dans la fantastique », et son
« merveilleux […] n’est pas le merveilleux des contes de fées ; il a toujours un pied dans le
monde réel ». C’est pourquoi « [ses] contes […] devraient plutôt être appelés contes
capricieux ou fantasques »4.
De fait, le fantastique hoffmannien se caractérise par un réalisme profond qui
certes déforme le réel, mais sans le délaisser véritablement. C’est aussi la raison pour laquelle
le fantastique et l’étrange se contemplent la plupart du temps à travers un miroir ou un
lorgnon magique où l’on accède à ce royaume des rêves, si ce n’est avec l’œil créatif et
poétique de l’esprit, du moins avec une mystérieuse liqueur, comme le narrateur à la fin du
Vase d’Or : « Ohne Scheu kostete ich, die Flamme leise weghauchend, von dem Getränk […]
Aber immer blendender häuft sich Strahl auf Strahl, bis in hellem Sonnenglanze sich der
unabsehbare Hain aufschließt, in dem ich den Anselmus erblickte »5. C’est la rencontre du
quotidien insignifiant avec un irréel confinant à la folie qui rend le fantastique de Hoffmann
aussi complexe. Les différentes réalités qui se superposent, la dualité et la duplicité
systématiques conduisent le lecteur à se demander où commence le rêve. S’agit-il dès lors
d’une expérience vécue ou fantasmée ?
L’ambiguïté narrative, les identités multiples, les liens entre les arts et les sciences
font de ce fantastique un genre particulièrement original. Selon Roger Caillois, « le
fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable
dans le monde réel »6. Pour Todorov7, il est à la limite entre deux genres, ressortissant à la
fois au merveilleux et à l’étrange. C’est cette porosité générique qui constitue la richesse des
récits de Hoffmann. Le merveilleux des contes populaires allemands (« märchenhaft »), le
fantastique arabesque (« arabeske Fantastik »), le fantastique emprunté à la littérature
anglophone, l’humour et la distanciation ironique constituent ce fantastique hoffmannien qui
naît de l’étrange et du bizarre. Ajoutons qu’ E.T.A. Hoffmann utilise le terme de
« fantastisch » pour qualifier quelque chose de « fantasievoll » (« empli d’imagination »). Il
1
Victor Hugo, Le Promontoire du songe [1863], Paris, Gallimard, 2012, p. 34.
Ibid., p. 50.
3
Charles Baudelaire, op. cit., p. 300.
4
Théophile Gautier, Souvenirs de théâtre, op. cit., p. 46.
5
E.T.A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, op. cit., p. 253. (« Tranquillement, j’écartai la flamme d’un
souffle et goûtai le breuvage […]. C’est maintenant un scintillement ininterrompu de rayons, et dans une
splendeur éclatante de soleil se découvre le bosquet sans limites où j’aperçois Anselme », in E.T.A. Hoffmann,
Le Vase d’or, op. cit., p. 126).
6
Valérie Tritter (éd.), Encyclopédie du fantastique, Paris, Ellipses, 2010, p. 118.
7
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
2
176
ne s’agit pas pour l’écrivain de l’employer comme un concept ou un genre poétologique.
C’est notamment la réception d’E.T.A. Hoffmann en France et la traduction de ses textes qui
feront de ses écrits des récits « fantastiques ». En se revendiquant de Jacques Callot et de ses
travaux pour introduire ses propres Contes fantastiques, Hoffmann cherche surtout à relier les
arts et l’écriture, l’œil et la plume.
Théophile Gautier a bien compris qu’Hoffmann ne s’inscrit véritablement dans
aucun genre précis. Nous préférerons par conséquent l’expression « genre hoffmannesque » à
celle de « genre fantastique » où le surnaturel côtoie la réalité, l’étrangeté la folie et le
grotesque le comique. Hybride, son fantastique rejoint avant tout une esthétique de la
perception, mêlant iconicité et aliénisme, que le lecteur est libre d’interpréter à sa guise,
pourvu qu’il sache toutefois être en prise avec le réel. C’est cette idée majeure qui fonde Les
Frères de Saint-Sérapion, ensemble de récits s’inscrivant dans la suite logique des Contes
fantastiques. À la fois héritier du rationalisme des Lumières et de l’idéal poétique du premier
romantisme, Hoffmann représente un entre-deux en même temps qu’un dépassement de ce
double héritage. Sans rejeter l’échauffement des sens ou l’importance de la raison, l’écrivain
développe son propre principe esthétique, le principe « sérapiontique », visant à concilier
l’inventivité d’un esprit rebelle et la nécessité de créer de manière maîtrisée et rationnelle.
Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann fait figure
d’hommage à l’écrivain allemand en raillant avant tout l’incompréhension des destinataires du
texte. En effet, c’est à travers l’ensemble de ses contes fantastiques, par le biais d’une écriture
que l’on pourrait qualifier de « palimpseste » pour reprendre la terminologie de Gérard
Genette1 que Gautier laisse éclater son admiration pour Hoffmann. Le lecteur doit donc
posséder une connaissance solide des écrits hoffmanniens pour saisir le jeu des allusions
disséminées dans chaque conte et, à la manière du genre fantastique, parfois dissimulées au
détour d’un chapitre.
Mots-Clefs : conte, fantastique, magnétisme, grotesque, réalisme, héritage, genre.
Bio-bibliographie : Maître de conférences en Éudes germaniques à l’université de Lorraine, Ingrid
Lacheny étudie les théories du romantisme allemand, les discours esthétiques, la narration et la
narratologie, le merveilleux et le fantastique en Allemagne et en France. Elle est l’auteur, notamment,
de Les Frères de Saint-Sérapion d’E. T. A. Hoffmann : une œuvre d’ « art total » ? (Sarrebruck,
Éditions Universitaires Européennes, 2010).
1
GérardGenette,Palimpsestes.Lalittératureauseconddegré,Paris,ÉditionsduSeuil,1982.
177

Documents pareils

Lire tout l`article

Lire tout l`article indiquer les moments où ils doivent gagner ou quitter la scène. C’est bien sûr la dimension métaphorique de cet amusant récit qu’il convient de prendre en compte : le recours à ces grossières ficel...

Plus en détail