Carole Francq

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Carole Francq
Carole
Double jeu
Tamisée par les stores bateau, une douce lumière pénètre la chambre à
coucher. Par la fenêtre légèrement entrouverte, un air frais distille des
odeurs de pins, ceux-là même qui bordent la résidence. Dans son lit drapé
de soie beige, Rodolphe Falmignoul ouvre un œil et tend une oreille
attentive. De l’extérieur, le gazouillis tenu et clair d’un rouge-gorge lui
parvient. Cependant la maison est inhabituellement silencieuse.
Etrangement silencieuse sans les balbutiements qui devraient lui parvenir
de la chambre voisine ! D’un bon, son corps alerte lui fait gagner le petit
lieu où repose sa Princesse mais le drap impeccablement tiré ne présente
aucun pli. Son sang ne faisant qu’un tour, il dévale à grandes enjambées
l’escalier de chêne massif. Et là, sur le plan de travail remarquablement
lustré de la cuisine, la page fleurie d’un carnet de note retient toute son
attention : « Mon Chéri, comme prévu, Lua et moi sommes parties chez
Maman ce week-end. Tu dormais si paisiblement que je n’ai pas voulu te
réveiller. Nous te souhaitons une belle journée. Nous t’aimons très fort. A
demain ». La calligraphie parfaite de Marlène confirme ses aptitudes
littéraires. Les quelques cœurs rouges dessinés en bas de page témoignent
du caractère encore enfantin de la jeune épouse. A la lecture de ce
message, les traits si tendus de Rodolphe se sont brusquement relâchés.
Lua, ce petit être si parfait de 18 mois et qui fait toute sa fierté n’est pas
loin. Une belle journée s’offre à lui.
La sonnerie du téléphone retentit. Rodolphe ajuste son pantalon de
toile à pinces et finit de glisser dans son sac de sport ses chaussures
munies de « soft pikes », atout majeure pour une bonne accroche sur le
terrain lors du swing. De nouveau, il peste. Qui ose encore perturber son
emploi du temps et par la même occasion bouleverser sa tranquillité, son
univers? La sonnerie lancinante résonne encore mais Rodolphe, campé en
face de son miroir ne daigne détourner l’attention de l’emblème de son
club, cousu main sur son polo et mis en valeur par un pectoral saillant.
C’est le répondeur qui finit par accueillir la communication dont le ton
survolté laisse présager un contenu acerbe. Quand sera-t-il entendu ? Telle
est la question que ne se pose même pas Monsieur Falmignoul. A
l’instant, il enclenche la marche arrière de son Audi R8 blanche qui va
l’amener dans un temps record à une vingtaine de kilomètres sur le gazon
impeccablement entretenu du Golf de l’Empereur, loin très loin des
nuisances…
∗∗∗∗∗
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Le jour décline doucement tandis qu’Alexandre s’incline face au fin
stratège qu’est son ami de jeu. Dix-huit trous enchainés avec dextérité et
aplomb, c’est encore une fois le grand Rodolphe qui s’illustre fièrement.
- Impérial comme souvent, je le reconnais. Tu es décidément dans
une forme olympique mon vieux, déclare Alexandre ponctuant
ces mots d’une tape amicale dans le dos de son ami.
- Non Alex, ne dis pas « souvent » mais plutôt « TOUJOURS »! Le
regard espiègle, le menton relevé, le gagnant savoure et relance :
d’ailleurs, je pense que tu me dois bien un resto, non ? Ce n’était
pas le deal lors de notre dernière partie ?
Alexandre ne bronche pas, une parole donnée se doit d’être respectée. Ce
qui le chagrine mais dont il ne laisse rien paraître c’est le manque de
reconnaissance voire d’intérêt pour un adversaire courageux. Mais en ami,
et bien qu’il doute parfois de la réciprocité de cette considération,
Alexandre sourit et hoche la tête d’un air entendu. Pour l’heure, ils se
rendent au Cospaia, dans la capitale, à deux pas de l’avenue Louise.
La valse des plats s’enchaîne dans l’éblouissante salle du restaurent chic
où sont attablés Rodolphe et Alexandre. Leur conversation va bon train
portant sur le marché des finances, le côté lucratif du sponsoring sportif et,
à mesure que le sommelier remplit leur verre, sur ces « bombes atomiques
» installées aux tables voisines. D’ailleurs, grisé par les grands crus qui se
succèdent, Rodolphe décoche des regards appuyés sur les gorges de ces
dames qui semblent apprécier cet intérêt.
- Allez, on ne se quitte pas comme ça hein ! Je t’emmène au Duke’s
Night pour terminer cette soirée et c’est moi qui paie ! balbutie
Rodolphe.
Sur le trottoir du Cospaia, Alexandre constate l’état d’ivresse avancé de
son ami et ne trouve pas raisonnable d’accéder à sa demande. Titubant,
Rodolphe l’invective :
- Putain, en plus j’avais encore besoin de te causer, tu ne comprends
rien ! T’es pas un ami !
Bien que profondément troublé par le message implicite de la remarque,
Alexandre le contraint à prendre place dans son propre véhicule. C’est un
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Rodolphe à moitié comateux qu’il dépose au numéro quatorze de la rue du
Magistrat.
La salle de séjour est plongée dans l’obscurité. L’unique source de
lumière provient du chiffre « 1 » rouge qui clignote sans cesse.
Falmignoul le fixe et laisse monter en lui la colère qui tel un raz de marrée
submerge ses pensées. Son intention est de balancer cet engin de malheur
par la baie vitrée mais il suspend net son geste. Perturbé, il tourne comme
un lion en cage ne sachant dompter ses appréhensions. « Et si c’était
Marlène ? Lua ne va pas bien ! Non, c’est encore cette conne de Josette la
caissière à deux balles ! Comment ai-je fait pour l’épouser un jour celle-là
? Fallait que je sois bourré comme ce soir, voire plus ! » soliloque t-il la
mâchoire crispée. Sauvagement, Falmignoul enclenche le système :
- Rodolphe ! tempête Josette, est ce que tu vas daigner un jour me
répondre ? Ton attitude face à ton fils est inconcevable. Je te
rappelle que tu es le seul à nourrir l’ambition de le voir suivre
des études économiques ! Il choisit la vie d’artiste et a le courage
d’en assumer les risques. Mais perdre son père en fait-il partie ?
Tu refuses de lui parler depuis huit mois maintenant alors ça
suffit ! Arrête de faire l’enfant !
Un silence pesant retombe sur la pièce. Falmignoul a serré les poings si
forts que ses mains se sont engourdies. Son corps n’est qu’un
enchevêtrement de crispation, d’anxiété et de stress.
Le léger grésillement de l’appareil capte de nouveau son attention.
- Papa…c’est Patrick, la voix est sourde, retenue, j’ai besoin de te
parler…s’il te plaît, c’est important.
« Ah ! Ce n’est pas croyable ! Voilà maintenant qu’il me réclame cet
ingrat ! Besoin de me parler de quoi ?! De son besoin pécuniaire pour aller
faire le zouave sur les planches d’un théâtre ! La vie d’artiste ? Fais-moi
rire ! Saltimbanque oui ! Il faut se battre dans la vie ! Ne pas aller au «
petit bonheur la chance »c’est bien trop facile ! Il a besoin de quoi !?
Montrer qu’il existe, qu’il a besoin de reconnaissance ? Moi je n’ai pas eu
besoin de ça pour me distinguer ! »
Comme un point final à ça pensée, le bip retentit. Le vertige remue
tellement ses tripes qu’il les rend automatiquement sur le parquet ciré.
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De sombres songes lacérés de réveils fiévreux ont fait de cette nuit
une éternité. Mais le jour reprend ses droits. Après avoir essuyé toute trace
de ce « remue-méninges » et s’être définitivement lavé des doutes tenaces,
Rodolphe accueille sa douce épouse et son tendre enfant.
- Bonjour mon Chéri, comme tu sens bon ! Marlène suit de la main
les contours du visage rasé de près et lotionné à outrance. Le
délicat baiser qu’elle dépose sur ses lèvres, redonne éclat aux
yeux émeraude de Rodolphe. Enthousiasmée par le soleil qui
darde de ses rayons ce début de juillet, Marlène propose :
Et si nous allions jusqu’au parc ? Une balade suivie d’un petit
goûter sur l’herbe avec notre Bébé d’Amour, ça te tente ?
Tandis que Rodolphe acquiesce d’une voix aux accents guillerets, Marlène
entoure de ses bras menus le buste imposant de son mari et lui susurre à
l’oreille : « Comme j’ai hâte de te retrouver… »
Le jardin du Roi est animé par les cris des enfants. Sous le regard
bienveillant des parents qui profitent de ce dernier jour de week-end, ils
s’adonnent tantôt au jeu du « chat perché » tantôt aux joies des pâtés dans le
bac à sable. C’est un parfum d’enfance, d’insouciance, de bonheur simple
qui semble toucher les adultes, leur gaieté mélancolique en témoigne.
Au détour d’une allée, cherchant un espace ombragé pour Lua, Marlène et
Rodolphe rencontrent Amélia, jeune femme filiforme à la chevelure
flamboyante avec qui Marlène s’est liée d’amitié au cours de Yoga. Amélia
tient son petit garçon par la main.
- Oh bonjour, comment vas-tu ? interroge cette dernière.
- Bonjour Amélia ! Très bien par ce temps magnifique.
- Et, la voici enfin ta petite Lua! Comme elle est belle ! Amélia se
penche pour se mettre au niveau du bébé et lui fait signe de la
main.
- Et voilà Victor, je présume? réplique Marlène, quel âge as-tu mon
grand ?
Du haut de ses 6 ans, le petit bonhomme se présente. Ses boucles blondes
encadrent son visage constellé de taches de son. Les lunettes dont la
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monture rappelle celle du fameux héros de JK Rowling entourent ses yeux
bleus vifs et pétillants. Tout chez Victor fait référence au cercle parfait.
Les marques de politesse échangées et la présentation de Rodolphe - qui ne
manque pas de bomber le torse- une fois terminée, les deux jeunes femmes
discutent allègrement de leur loisir commun. Victor, un peu en retrait,
scrute attentivement Rodolphe. Sans pouvoir y mettre des mots, il est
fasciné par la prestance, le charisme, les grands airs de ce géant qui domine
le monde du haut de son mètre quatre-vingt sept. Alors, lui, le Petit Poucet
se met à parodier les postures et mimiques de ce Monsieur. Le jeu du miroir
dure un certain temps avant que Falmignoul consente à poser les yeux sur
ce gamin bouffi et grassouillet tant cette disgrâce lui renvoie le souvenir
douloureux d’une enfance où moqueries et sobriquets tenaces le tenaient à
l’écart. Bien plus que ses pas, ce handicap entravait avant tout l’image qu’il
se faisait de lui-même !
Interloqué par ces singeries grotesques, Rodolphe décoche un regard noir à
l’enfant. Avec une spontanéité toute enfantine, Victor demande :
- Pourquoi tu fais une tête de méchant Monsieur ?
Les bras croisés, le souffle court, Falmignoul le fixe toujours. Au même
moment, un groupe d’enfants accompagnés de leurs parents croise les deux
familles. Un des garçons ravi de constater la présence de Victor l’interpelle
:
- Oh Victor, viens jouer avec nous au bac à sable !
Le petit homme regarde à nouveau Rodolphe et propose sans se départir de
son ardeur :
- Tu viens avec moi Monsieur ?
D’abord interloqué par la demande, Rodolphe reste ensuite dubitatif. A cet
instant Victor décèle un mal être :
- Tu as peur de quoi Monsieur ?
Et si…et si son passé plus qu’imparfait avait pu se conjuguer en un passé
simple ? Figé par les pensées qui l’assaillent, Rodolphe voit s’éloigner le
petit homme aux bottes de sept lieues.
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Quelques minutes s’écoulent avant que Rodolphe ne balaie d’un
revers de la main cette pérégrination insidieuse, comme on chasse une
vilaine mouche. Ensuite, poussé par la curiosité, il se dirige vers l’air de
jeu. Victor est là, tout sourire, le derrière et les mains dans le sable,
s’esclaffant avec ses copains devant ces tours fragiles qu’ils tentent de
garder entières. C’est un fait, le garçon est apprécié et donc spontanément
entouré.
Cette scène, aurait-il aimé la compter parmi ses souvenirs d’enfance ? «
Peu m’importe ! » pense t’il. Détournant la tête, il aperçoit sur un pont de
singe, une petite fille dont le pied droit, coincé entre deux planches
l’empêche d’avancer. Affolée, la gamine s’agite, risquant de perdre
définitivement le peu d’équilibre qui lui reste avant de basculer, tête
première entre les chaînes du module. Terrorisée, de grosses larmes
déferlent sur ses joues empourprées et ses cris s’élèvent crescendo.
- Monsieur, aidez-là je vous en supplie ! La mère de l’enfant, tenant
dans ses bras un nourrisson et paniquée à l’idée de ne pouvoir
intervenir rapidement, sollicite Rodolphe proche d’elle.
C’est ainsi qu’il entreprend de porter secours à la fillette. Ce n’est pas tant
le besoin d’aider son prochain qui le pousse, mais plutôt l’occasion de se
poser en sauveur, de mettre en avant et en action ce corps si parfait. La
foule maintenant rassemblée, compte essentiellement des jeunes femmes.
Galvanisé par ces regards féminins, il monte à bout de bras sur le module
laissant entrevoir ses muscles bien dessinés qui gonflent les petites
manches de son polo. La tâche n’est pas si aisée qu’elle y paraît. Il doit
s’armer de patience afin de dégager le petit pied prisonnier tout en
maintenant l’enfant. Mais il persévère et c’est en douceur qu’il finit par la
déposer à même le sol.
Alors que la mère lui fait part de toute sa reconnaissance, Rodolphe ne voit
pas arriver la planche de bois fragilisée par son intervention, qui se
désolidarise du pont et percute son cou de plein fouet. Il s’effondre et perd
instantanément connaissance.
Une odeur…non plusieurs, lui chatouillent les narines. Il tente
d’identifier les bruits périphériques mais surtout il peine ou se refuse à
ouvrir les yeux.
- Monsieur Falmignoul ? Monsieur ? insiste la silhouette en blouse
blanche. Vous êtes à l’hôpital.
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- Mon Chéri, tu es enfin réveillé ! Les mots de Marlène se perdent
dans un sanglot qu’elle peine à contrôler.
D’une voix monocorde, le médecin reprend :
- Je suis le Docteur Bontand. Vous souffrez d’une entorse cervicale
que nous espérons bénigne. D’autres examens vont par ailleurs
être réalisés afin de nous en assurer. Avez-vous souvenir de ce
qui s’est passé ? Ou peut-être des questions ?
Rodolphe détourne le regard du visage impassible et contemple le drap
blanc qui recouvre entièrement ce corps inerte, celui dont il est si fier. En
guise de réponse, il ferme les paupières.
Plus tard, Rodolphe est installé dans le scanner. Instantanément, les clichés
sont analysés par les médecins tandis qu’immobile, Monsieur Falmignoul
entreprend lui aussi de s’étudier et tâche, non sans difficultés, d’appliquer
son esprit à apprendre, à comprendre qui il est vraiment.
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Patrick referme la petite barrière blanche et suit le chemin de
graviers bordé de lavandin. « Le lundi au soleil, c’est une chance qu’on
n’aura jamais… », les paroles de Claude François lui parviennent
lorsqu’une fois la maison contournée, il s’avance vers la terrasse
ensoleillée. Il se dit que pour lui, ce lundi est plutôt béni alors il sourit.
Josette, assise à la table de jardin agréablement dressée pour le dîner,
l’attend en fredonnant la chanson diffusée par son poste-radio. Il se penche
et embrasse sa mère.
- Alors Patrick, quelles sont les nouvelles ?
- Honnêtement maman, je suis sur le cul…je pourrais même dire que
je suis heureux !
Patrick s’assied. Il se gratte nerveusement le lobe de l’oreille. Ses jambes
s’agitent frénétiquement. Josette esquisse un sourire mais pour elle et
quoiqu’on en dise, tout espoir est définitivement vain.
- Alors voilà, la première bonne nouvelle c’est que l’entorse
cervicale de papa est bénigne. Il porte une minerve et devra se
passer de sport pendant quelques mois. Logique. La seconde
bonne nouvelle et là tiens- toi bien, c’est qu’il a accepté de me
parler ! J’ai même eu droit à un « salut fiston » quand je suis
entré dans la chambre !
Le cœur de Josette loupe un battement aux paroles si lourdes de sens. Quel
père pourrait refuser la visite de son fils ? Et Patrick qui semble considérer
ce consentement comme une prouesse !
- Vous étiez seuls dans la chambre ?
- Non, Marlène était là, elle est gentille tu sais, et j’ai voulu qu’elle
reste malgré son insistance à vouloir partir. Bon, ne m’interromps
pas hein, c’est trop de la balle !
- Promis Patrick…Josette sait que de toute évidence, son non-verbal
parlera pour elle.
- Merci ‘man, donc je lui ai expliqué mon projet en détails : partir
aux Etats Unis avec la troupe artistique. Mais je lui ai raconté
aussi mon attachement pour Chloé et le fait que j’avais du mal à
prendre une décision. Les States c’est pour un an…Chloé c’est
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j’espère pour plus longtemps ! Et donc, je lui ai demandé son
avis.
Patrick s’est levé d’excitation. Brassant l’air de gestes souples, il semble
vouloir prendre son envol et continue volubile :
- Et là, il m’a épaté ! Il m’a dit que je devais laisser parler mon cœur,
que la distance souvent éloigne, enfin des choses prenantes quoi !
Qu’est ce que t’en dit ? Maman ? T’as l’air perdu…
- Il a osé, c’est pire que ce que je ne croyais !
- Attends je comprends rien là…Perplexe, Patrick retombe sur sa
chaise.
- Il est grand temps que tu saches mais je me dois de commencer par
le début.
Josette se sert une tasse de café, empoigne vigoureusement le couteau pour
beurrer son pain et après une longue expiration se replonge dans des
souvenirs pénibles.
Elle raconte l’enfance de Rodolphe. Fils unique, choyé, couvé, voire même
« gavé » d’un amour inconditionnel que sa mère lui manifestait par un
apport démesuré de nourriture. Au contraire, le père était souvent absent et
même totalement indifférent aux besoins affectifs de son fils. Dans le
manque de repères et de soins paternels, Rodolphe s’était construit.
Individu irrémédiablement blessé, il éprouvait le besoin de faire souffrir
son entourage comme seule réponse à ce mal indéfectible.
- Attends, rétorque Patrick de plus en plus confus, ce n’est pas parce
qu’une personne séduit, sait s’entourer, a beaucoup d’orgueil, d’amourpropre, bref de caractère qu’il est instable voire nocif ! ?
- Réfléchis, ton père est susceptible quand on ne l’apprécie pas à sa
juste valeur, il ne se remet jamais en question, les autres ne
l’intéressent que lorsqu’ils savent le mettre en lumière. Il a des
tas de relations, j’en conviens, mais toutes plus vides les unes que
les autres…
- T’es psy ? Patrick hausse le ton en même temps que ses paumes de
mains viennent frapper le dessus de la table. Qu’est ce que tu
essaies de faire maintenant que ça marche avec lui ?
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Josette reprend d’une voix compatissante :
- Des psys Patrick, j’en ai consulté des tas lorsque j’étais avec ton
père. C’est pourquoi je suis en mesure de t’en dire autant. J’étais
sous son emprise, seule sa vérité comptait. Il sait manipuler les
gens. Tiens ! regarde, ça marche avec toi ! En une conversation,
il t’a fait culpabiliser en te laissant entrevoir que tu pourrais
perdre Chloé et par la même occasion te faire oublier ton projet
de vie. Crois-moi ! Ton père, Patrick, a la folie des grandeurs.
- Comme dans le film hier avec De Funès ? Maman arrête, je ne
peux pas y croire. Quoiqu’en guise de « fraise» il porte
maintenant une minerve !
Patrick est pris d’un fou rire davantage généré par une nervosité
incontrôlable que par sa plaisanterie lourdingue.
- Bon sang Patrick, ouvre tes oreilles et tes yeux ! Ton père est
mégalomane c’est bien plus qu’un égoïste patenté !
Le jeune homme a la tête qui lui tourne, il marche, incertain sur la terrasse,
les bras ballants, une moue confuse. Les yeux bleus de sa mère lui
renvoient une peine indéfinissable. Ces quelques minutes lui ont fait
revivre un calvaire qu’elle a longtemps étouffé et qui aurait pu se solder par
un acte désespéré si son fils n’était pas né.
- Et qu’est ce qu’on doit faire alors maman ? parvient à articuler
Patrick conscient de cette réalité froide et cruelle.
- Surtout mon fils, ne pas…ne plus subir.
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Une heure du matin, hôtel Mercure, chambre 57. Maxime Chastelin
se débarrasse de son smoking noir. Au toucher, le tissu est manifestement
très agréable mais il préfère de loin son vieux survêtement gris sur un jeans
délavé et sa paire de nike confortable. Le regard qu’il jette au miroir
s’attarde sur ce visage imberbe et ces cheveux impeccablement coupés. «
Et dire que d’ici peu, je retrouverai mon apparence véritable,
humaine…Adieu lames, coiffeurs et autres soins en tout genre ! ».
D’ailleurs, on lui donne 45 ans, c’est faux, il compte six printemps de
moins. En somme, « on » dit beaucoup de choses ; sur ce qu’il est, ce qu’il
pense, ce qu’il vit mais jamais à juste titre, et c’est tant mieux !
La veille, il s’était glissé dans une superbe limousine. Tout ce luxe, pour
qui ne garde pas les pieds sur terre, est plutôt déstabilisant, songeait-il. Lui,
c’était le hasard qui l’avait propulsé dans ce monde de « strasses et
paillettes ». Maxime s’en était accoutumé sans jamais en faire une priorité.
Et tandis que défilaient les façades cossues aux abords soignés, ses pensées
s’envolaient vers sa modeste maison nichée dans le creux d’une vallée
sauvage. Mais par-dessus tout, il chérissait l’idée qu’une fois ses
obligations terminées, il retrouverait les visages simples et familiers dont
l’absence lui pesait lourdement.
- A demi nu, Maxime s’affale dans le canapé de cuir brut. Par delà
la baie vitrée largement ouverte, il contemple la Méditerranée sous la voûte
étoilée. Quelques fois, de subtiles effluves marines portées par un vent
léger, viennent lui chatouiller le nez. L’esprit au repos, il jouit pleinement
de la solitude, de cet état ponctuel dans lequel il s’enferme pour retrouver
en lui une harmonie vitale.
Son vagabondage spirituel avait cessé lorsque la porte du carrosse s’était
ouverte. Il était calme, serein mais il savait qu’une fois le pied au sol, un
déferlement médiatique allait s’emparer de lui. De ce genre d’attention il
n’en n’avait cure. Heureusement, il n’était pas seul à affronter ces
crépitements précipités et aveuglants. Ses « camarades de jeu » comme il
aimait les nommer l’avaient rejoint. D’abord Marianne qui d’un pas gracile
s’était glissée à ces côtés. Elle était parfaite dans un combi pantalon-bustier
en mousseline rose pâle. Subtilement maquillée, les cheveux rassemblés en
un chignon apprêté, elle lui avait envoyé un baiser de la main comme pour
le rassurer. A sa suite, Johanna, sublimée dans une robe à jupe parapluie et
blouse transparente noire lui avait adressé un clin d’œil discret. Enfin,
Pierre, le jeune prodige de 17 ans était venu compléter la troupe.
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Visiblement impressionné, il ne savait que faire de sas mains qu’il triturait
ou glissait dans ses poches. Ensemble, ils avaient suivi le protocole imposé
de cet événement prestigieux. De pas lents en poses forcées et sourires
figés, ils s’étaient finalement assis dans le fauteuil de velours rouge qui leur
était respectivement assigné.
- Les pieds sur la table basse, Maxime fait osciller de l’orteil l’objet
doré, récompense prodigieuse pour qui a su se réincarner, s’approprier une
identité. « J’en reviens pas…Cette aventure aura eu le don de me secouer
tout de même ! Un jeu tortueux ? Oui c’est ça... La vie vous offre de ces
délires, parfois ! » Il en sourit maintenant et le reste importe peu.
- « J’ai entendu mon nom, alors je suis venu » c’est en ces termes que
Maxime Chastelin s’était d’abord exprimé mais ce que retint l’assemblée
fut plutôt ceci « Ce trophée représente un travail colossal. Je ne parle pas de
celui lié à l’interprétation, et pour lequel vous m’avez récompensé. Je vous
parle de ce rôle de composition qui a ébranlé mon affect. Une fois la
personnalité de ce monstre d’égoïsme, de cet irrespectueux personnage, de
cet empêcheur de tourner en rond endossée, je livrai un combat intérieur
indéfinissable ! Troubles, doutes, peurs se sont emparés de moi! Dans sa
peau, j’avais tellement mal ! Rodolphe Falmignoul est aux antipodes de ma
nature profonde, de mes valeurs, de mon éducation. Je ne l’ai jamais aimé,
j’ai heureusement réussi à le dompter. Aujourd’hui, je prends la décision de
le faire taire à tout jamais. Qu’il garde ses soirées privées, ses fastes
dépravés, ses paradis aseptisés. Moi, je vous tire ma révérence et reprends
ma liberté de vivre et de penser ! Merci ».
FIN
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