Toscane
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Toscane
To s c a n e « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. » Nietzsche I Je m’appelle Nicola. Je passe l’essentiel de mes journées suspendu à un fil, jouant les pantins sur les parois des tours de première, deuxième et troisième génération de l’Esplanade, sur l’axe historique qui s’étire plein ouest entre l’Étoile et la Grande Arche. C’est ici que furent mis en œuvre les grands principes du « mouvement moderne » inspirés par Le Corbusier : absence totale de rues, construction de tours en hauteur pour favoriser la lumière et séparation des piétons et des voitures par le recouvrement systématique de toutes les voies de circulation. C’est ici que je mène mon existence minérale, entre ombre et lumière, chargé de l’entretien des surfaces extérieures. Lorsqu’en 1958, l’État a décidé de doter Paris d’un quartier moderne de bureaux et de logements, en poursuivant l’« axe triomphal » vers l’ouest, Nanterre était alors occupée par des bidonvilles. À présent, chaque matin, surgissent par groupes compacts et impersonnels les 150 000 salariés diurnes de la cité. Pour chacun d’eux je suis synonyme d’attraction, véritable Apollon du risque, poisson nettoyeur d’un bocal aux dimensions surhumaines. Nous vivons séparés les uns des autres par des vitres définitivement closes, n’échangeant que par signes pendant les courts instants de mon passage. Je sais bien entendu quel rapport joue sur nous ce que l’on nomme notre environnement. Les quelques arbres qui m’entourent sont montés sur roulettes et circulent d’un bout à l’autre de l’Esplanade dans des vasques en bois imputrescible. Attaqué ma semaine par l’ascension de la tour Aurore, de pur « style international », volumes simples et géométriques, hauteur limitée à 100 mètres. De quoi débuter en douceur. Au mi-temps du jour, descendu comme souvent faire une pause dans l’église NotreDame-de-la-Pentecôte, petit cube grisâtre et austère tassé au pied des énormes masses qui l’entourent. Je trouve ici une lumière, moins proche de la mystique que du soleil dont les rayons filtrés par un mur translucide, Millefeuilles de lamelles de marbre et de verre, donnent à l’ensemble une atmosphère laiteuse. L’action est un courant qui m’emporte. Déjà piètre navigateur, j’ai perdu à La Défense mon peu de sens de l’estime. Je froisse les pages de mon quotidien lorsque, sous le titre Chroniques de Micronésie, un article m’attire particulièrement : « Un destin en noir et blanc – Décimé après le passage d’un cyclone en 1775, Pingelap se reconstruit dans la consanguinité. Une étrange maladie apparaît alors, rendant les enfants aveugles aux couleurs… » Pour ce qui est de la consanguinité, je n’ai rien à craindre d’elle. Je suis un sang-mêlé. En revanche, il est vrai que ces derniers temps ma perception des couleurs s’est considérablement altérée. Je vois se dérouler sous mes yeux un fondu enchaîné à l’image de mon existence, sans tonalité réellement définie. Même les affiches publicitaires placardées un peu partout ne provoquent plus rien chez moi. Aucun sentiment d’euphorie ni de dépression. Je souffre d’une forme d’asthénie Volterra – Détail en bois sculpté. 10 11 To s c a n e visuelle. Et je ne peux guère compter sur les quelques jardins suspendus lors de la première génération et le foisonnement des volumes et des couleurs de la deuxième pour me venir en aide. Plus le temps passe et plus ma vision colorée du monde s’amenuise. De mon arc-en-ciel personnel ne subsiste que l’arc aux proportions colossales, revêtu de marbre blanc de Carrare, de granit gris et de vitrages réfléchissants en nids d’abeilles dont j’arpente régulièrement les facettes. Étrangement, j’évolue dans la nuit tel un chat, disposant d’antennes tactiles invisibles. Une fois plongé dans l’obscurité, je n’ai besoin que de peu de temps pour laisser monter les images et les détails qui m’entourent. J’ai à disposition une capacité d’enregistrement ultrarapide des formes et volumes, si bien que j’évolue pour ainsi dire les yeux fermés. L’achromisme temporaire dont je me sens affligé couvre mon existence d’un drap de gros lin blanc sur lequel aucun mordant ne parvient à fixer une teinture. Un malaise s’installe de façon insidieuse, comme si peu à peu tout autour de moi se figeait. Suspendu entre ciel et terre, le long de parois lisses, je ne trouve aucune des aspérités qui font que l’on s’accroche. Ma vie ne tient plus qu’à un fil. Le fil ténu de l’existence ! Les effets de miroir sont mon lot quotidien. Lorsque je laisse glisser ma spatule sur les glaces sans tain, je vois ma silhouette se dégager sur un fond de formes géométriques où des perspectives étranges mêlent les différents plans du paysage urbain. Je n’éprouve aucune appréhension à être ainsi dans le vide et je regrette même que le projet d’une Tour sans fin ait été abandonné. Celle-ci devait s’éclaircir et devenir transparente en s’élevant vers son sommet situé 400 mètres au-dessus du sol. Mon emploi au sein d’une société spécialisée dans le ravalement de façades en tout genre, en plus du travail effectué au grand air à jour perdu, m’offre des heures de réflexion ininterrompue. Poursuivi par la verticalité, j’habite en plein cœur d’une cité, dans la tour Galilée, où je troque chaque soir les immenses étendues de verre sur lesquelles se reflètent les jeux de la lumière et des nuages pour du béton gris sale. Je prends garde en rentrant de toujours raser les murs. Le sol est jonché de sacs plastiques non digérés par le vide-ordures. La tour porte bien son nom et j’expérimente chaque jour les notions liées à la chute des corps. Plus aucun doute là-dessus ! Tous les corps, quelle que soit leur masse, sont animés du même mouvement. Et, l’astronome et physicien italien qui du haut de la tour de Pise lâchait des balles de plomb, de bois ou de papier trouverait là de quoi alimenter sa théorie. J’ai rendez-vous demain dans un petit laboratoire installé dans la cave d’un vieil immeuble parisien. C’est là qu’ont lieu dans l’indifférence quasi générale des recherches sur la perception dermo-optique des couleurs. Passant la plupart de mon temps libre à arpenter les rayons des bibliothèques, j’effectue à volonté mes petites révolutions en passant d’un sujet à l’autre, franchissant les frontières de la science. C’est comme ça que j’ai entendu parler pour la première fois du « regard à fleur de peau 1 ». Habitué du jeu des combinatoires et des coïncidences dont sont tissés nos destins minuscules, chambres d’écho où s’entrechoquent les galets du hasard et de la mémoire, j’ai plongé à corps perdu dans cette lecture énigmatique. Je ne sais si je trouverai là une réponse à mes questionnements. Envisager une reconnection avec le monde qui m’entoure et les êtres qui l’habitent n’est pas ma priorité. Je descendrai tout à l’heure faire un tour au bord du fleuve. D’ici quelques années, la municipalité devrait donner le jour à son projet d’un parc de 39 hectares, étendu sur un kilomètre de long. Ça fait partie du programme « Transports collectifs et liaisons douces ». En attendant, je regarde dériver des objets divers et variés, portés par le courant, tout en slalomant entre les merdes de chiens. Dimanche matin. Je file vers Paris, tente une percée dans son ventre, j’ai tant de mal avec mes tripes qu’aller retourner un peu les siennes m’amuse. Peut-être que quelque chose se trame là-dessous. Le laboratoire sous-terrain est minuscule. Adieu frontières du monde visible ! II J’ai quitté La Défense sur vrai un coup de tête. Je me souviens avoir commencé la journée par le cristal à facettes de l’immeuble Athéna. C’est un bâtiment phare situé aux avantpostes. C’est de là que j’ai dû chuter. Glissant entre les pages virtuelles de ce livre ouvert sur l’Esplanade, suivant l’axe du sillon central et rebondissant une à deux fois sur ses volumes arrondis. Après plus rien, jusqu’à mon réveil. Chambre, odeur et personnel blancs. Je suis ce que l’on nomme un miraculé. Pour ma part, il m’arrive de penser que j’ai raté un rendez-vous. Je n’ai guère d’idée plus précise sur la mort. Je ne suis plus attaché, c’est tout. Je vis en suspens sans aucun filin dans un univers parcellaire. Posé le pied par terre un matin, devant moi un espace-temps ouvert. Après mon absence la société m’a proposé un retour avec ascension progressive mais n’ayant pas le cœur à m’occuper des bas-étages, j’ai décliné. Suite de petits matins brumeux. Je me brosse avec le manche. Je ne démêle rien. Ma présence assidue au laboratoire a fait de moi un être en rupture. Disons plutôt que cette fois les sutures cèdent. Il me devient insupportable d’évoluer ainsi en présenceabsence permanente. Inversant la vapeur, je quitte l’axe triomphant et pars plein est. La lettre de Marino, munie de son bandeau posta prioritaria reposait sur ma table de chevet, à demi ouverte. Quelque chose de suffisamment fort a dû s’échapper d’elle pour que je l’entende enfin. Marino était un habitué du laboratoire. C’est d’ailleurs sa trajectoire peu ordinaire qui a donné l’impulsion décisive à toutes ces recherches. Lorsque de ses doigts graciles il caresse un objet né de son travail, ses yeux font un tour sur eux-mêmes, ne laissant paraître que le blanc de l’œil tandis qu’un sourire jaillit tel un souffle. L’objet et lui ne font plus qu’un, entrent en reconnaissance. Médusé, je l’ai ainsi observé, touché pour la première fois par la grâce, la beauté vécue et reconnue. Mes yeux éblouis se sont ouverts sur un autre monde. - Perdre la vue n’est pas perdre la vie, me dit-il en souriant. Je sens s’abolir mes frontières, je suis comme démultiplié. Au début – je te mentirais sans l’avouer –, j’étais perdu. Même si j’avais eu le temps de me faire à cette idée, je ne pouvais me résoudre à ce que je vivais comme un départ. Et puis, on se fait très vite à tout. La vitalité regorge d’imagination, elle trouve ou, à défaut, s’invente des clés. Je me suis mis à peindre mes sculptures pour mieux les sentir, pour qu’elles me parlent, que l’on renoue ensemble. (1) « La perception dermo-optique des couleurs ou le regard à fleur de peau », Science Frontières, n° 14, page 6. Propos recueillis par Éric Bony. 12 13 To s c a n e « Petite bibliothèque idéale » Bibliothèque de l’abbaye Monte Oliveto Maggiore, au sud-est de Sienne, dans le val d’Arbia. 144 145 To s c a n e Qu’est-ce qu’une « petite bibliothèque idéale » ? Ni plus ni moins qu’un ensemble de compagnons de voyage. Avec certains d’entre eux j’ai entretenu des rapports très privilégiés – de communication totale au cours des pages –, avec d’autres j’ai eu une relation plus distante, voire celle d’une simple présence sur les rayons comme un appel à une rencontre prochaine, plus aboutie. Ils forment un chœur. La Toscane est un pays chantant où tout semble entrer en résonance. Les titres que j’ai choisi de vous présenter ici par le détail mettent en avant principalement des auteurs toscans et la Toscane y figure au premier plan. Ainsi vous permettront-ils de pénétrer dans la vie et les paysages qui s’y déroulent en échangeant avec des voix de l’intérieur. Ajoutez à cela des ouvrages plus éclectiques, livrés en vrac, dans lesquels vous pourrez fouiller à loisir, dessiner votre propre chemin. Tous les ouvrages cités sont, à l’heure où j’écris ces lignes, disponibles en librairie. Bonne lecture et bons voyages ! Romano BILENCHI, Les Années impossibles, traduit de l’italien par Marie-José Tramuta, préface de Mario Luzi, éditions Verdier, collection « Terra d’altri », 1994, ISBN 2-86432-191-2. Romano Bilenchi est né en 1909 à Colle val d’Elsa et mort en 1989 à Florence. Il compte parmi les romanciers et novellistes les plus marquants du XXe siècle en Italie. Les Années impossibles est un roman sur les origines, sur ces années d’enfance qui nous constituent si intimement. Celui-ci se déroule au début du siècle dernier dans l’arrière-pays de Sienne, une Toscane provinciale, « terre tantôt prodigue, tantôt âpre et nue ». « Y naître, y grandir, y devenir adulte, c’est découvrir qu’à l’apaisement du paysage peut succéder soudain sa violence ou celle des hommes. » Bilenchi possède une écriture picturale où chaque coup de pinceau porte en soi une analyse profonde du caractère. Carlo CASSOLA, Le Chasseur, traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, éditions du Seuil, poche R365, 1989, ISBN 2-02-010801-1. Carlo Cassola fut l’un des écrivains à succès les plus prolifiques de l’après-guerre en Italie. Dans ses romans la campagne toscane occupe toujours le premier plan. « Je suis comme les chats : je m’attache plus aux lieux qu’aux gens. » Cette réplique prêtée à l’un de ses personnages eût pu être la sienne. Dans Le Chasseur, Nelly et Alfredo, deux personnages plongeant leurs racines dans des territoires voisins, ne parviendront jamais à accorder leurs existences. Cassola s’attache à décrire la vie des gens simples dans un style volontairement pauvre qui fait écho « au sort médiocre d’hommes et de femmes communs, plongés dans la sordide banalité du quotidien et suintant de sexualité refoulée ». Ce parti pris d’un style pourrait-on dire « anonyme » fait de lui « un écrivain de la grisaille de vivre et du renoncement ». Avec lui c’est dans l’envers du décor que nous nous rendons. Carlo COLLODI, Les Aventures de Pinocchio, traduit par Nathalie Castagné, revu par Jean-Michel Gardair, éditions Gallimard, Folio classique, 2002, ISBN 2-07-042125-2. Carlo Lorenzini, né à Florence en 1826, adoptera plus tard le pseudonyme de Collodi, du nom du bourg natal de sa mère, situé près de Pesceia, dans la province de Pistoia à l’ouest de Florence. Dans un style à la Jules Renard il signe un des monuments de la littérature enfantine. Le récit mené dans un train d’enfer évoque les souffrances, dignes d’un roman de Sade, endurées par un pauvre pantin. On relira avec plaisir l’histoire de ce morceau de bois trouvé par Maître Cerise qui pleurait et riait comme un enfant ! 146 Carlo COLLODI, Les Mystères de Florence, traduit de l’italien par Jean-Paul Morel, éditions Joëlle Losfeld, 2001, ISBN 2-84412-079-2. En dehors des Aventures de Pinocchio, l’œuvre de Collodi est assez peu connue. Ce roman pour adultes paru en 1857 – parodie des Mystères de Paris d’Eugène Sue – entraîne le lecteur dans les lieux les plus troubles de la capitale toscane. Nous sommes à la veille de l’unification italienne, Florence dominée par les Habsbourg s’apprête à fêter la fin du carnaval. Collodi trouve là un prétexte idéal pour démasquer les apparences à travers une suite de tableaux satiriques présentés sous la forme de feuilleton. On découvre une société florentine aux mœurs dissolues, corrompue par le pouvoir et par l’argent. « C’était le dernier soir du carnaval. Un vent froid et épuisant s’était levé depuis la tombée de la nuit et sifflait rageusement à travers les rues… [La ville] ce soir là, ressemblait à une eau-forte de quelque cité aux confins de la Sibérie. » Ascanio CONDIVI, Vie de Michel-Ange, présenté et traduit par Bernard Faguet, éditions Climats, novembre 1997, ISBN 2841580-77-6. Michel-Ange était jugé par ses contemporains comme un homme mystérieux et étrange. Cette biographie longtemps « pillée, plagiée, perpétuellement invoquée et sans cesse occultée » est un recueil de « confidences, mises au point, rêveries, réflexions et méditations », recueillies par son élève et fidèle serviteur, Ascanio Condivi « un homme sous influence ». Depuis Giotto la vie et l’œuvre d’un artiste sont devenues inséparables, celle de Michelangelo Buonarroti n’échappe pas à la règle : « Rien de ce qu’il vécut n’échappa à ce qu’il produisit, rien de ce qu’il créa ne resta sans effet sur son destin. » Ce témoignage retraduit à partir de l’édition originale est éclairé et accompagné d’un appareil explicatif et documentaire des plus complets. Il s’adresse aussi bien au chercheur curieux qu’à l’amateur. Franco F ERRUCCI , Lettre à un adolescent sur le bonheur, traduit de l’italien par Jean-Pierre Milelli, éditions Arléa, collection L’Étrangère, 1995, ISBN 2-86959-261-2. Quels sont les messages de la vie qu’il faut savoir interpréter ? « Je voudrais que tu en saches toujours davantage tout en restant au plus près de la vie, parce que la connaissance sans amour est fourvoyée et inutile. Là où le bonheur n’est pas, c’est que la vie envoie un avertissement : attention, route sans issue. » Franco Ferruci, né à Pise en 1936, signe un magnifique essai sur les questions essentielles à tout être humain et qui traitent de sujets aussi variés que le plaisir, le travail, l’argent, le pouvoir, le jeu, l’originalité, la culture ou la religion. Le tout dans une écriture simple et directe. Un vrai bonheur ! Nino FILASTÒ, Cauchemar de dame, traduit de l’italien par Françoise Liffran, éditions Gallimard nrf, collection Série noire, 1993, ISBN 2-07-073169-3. Né en 1938 dans le berceau de l’humanisme – où il vit toujours –, Nino Filastò, avocat pénaliste et romancier est l’auteur de nombreux polars. « Dans l’atmosphère putride de Florence en été, le juge Lembi est chargé d’enquêter sur un crime : un transsexuel a été retrouvé découpé en morceaux auprès du cadavre d’un chien. Lembi sera frappé par la ressemblance de la victime avec un tableau d’Uccello représentant une femme portant un petit chien. » Son texte comporte tous les attributs propres aux romans noirs, une galerie de personnages hauts en couleur et une somme d’informations à la fois érudites et truculentes que vous ne trouverez dans aucun guide. Ainsi, « il irait visiter des églises dans des 147