Synthèse de la table ronde Fay ce que vouldras, avec Raphaël

Transcription

Synthèse de la table ronde Fay ce que vouldras, avec Raphaël
Synthèse de la table ronde Fay ce que vouldras,
avec Raphaël Cappellen, Jean Céard,
Mireille Huchon et Nicolas Le Cadet
(26 janvier 2012, Chambord, salle des chasses)
Nicolas Le Cadet
Université Paris-Est - Créteil (France)
Résumé
Gargantua, parodie des romans de chevalerie, se termine par la victoire du géant
éponyme sur l’armée de Picrochole. Gargantua rétribue ses compagnons et, comme
son père Grandgousier s’y était engagé dès la fin du chapitre 46, il offre une «honneste
recompense» au plus valeureux d’entre eux, Frère Jean des Entommeures, dont le
nom indique qu’il entame les mets aussi bien que les ennemis. Il s’agira de l’abbaye
de Thélème, construite de toute pièce «au contraire de toutes aultres», conformément
au désir du moine. La description de l’abbaye occupe les sept derniers chapitres du
livre (ch. 52-58). C’est dans le sixième chapitre de la séquence, juste avant la lecture
de l’énigme en prophétie, qu’apparaît la fameuse «clause» à laquelle se réduit toute la
règle des Thélémites, c’est-à-dire l’ensemble des lois et des préceptes auxquels ils sont
soumis: «fay ce que vouldras». Cette règle, qui établit paradoxalement l’affranchissement
de toute loi, n’est pas imposée de l’extérieur, que ce soit par Gargantua ou par Frère
Jean, et émane directement de la communauté. Elle signale l’originalité d’un épisode
qui a suscité les analyses les plus diverses de la part des rabelaisants. Dans la salle des
chasses du château de Chambord, l’un des modèles avoués de Thélème, quatre d’entre
eux confrontent leurs interprétations.
Mots-clefs
Abbaye de Thélème, Gargantua, Rabelais.
Nicolas Le Cadet est maître de conférences en Littérature française du XVIe siècle à l’Université
Paris-Est Créteil Val de Marne. Il est l’auteur de L’Évangélisme fictionnel. Les Livres rabelaisiens, le
Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552) (Classiques Garnier, 2010); et de Rabelais, Le Quart
Livre, en collaboration avec Olivier Halévy (Atlande, collection «Clefs concours – Lettres XVIe
siècle», 2011).
Síntese da mesa-redonda Faze o que quiseres,
com Raphaël Cappellen, Jean Céard,
Mireille Huchon e Nicolas Le Cadet
(26 de janeiro de 2012, Chambord, sala das caças)
Nicolas Le Cadet
Université Paris-Est - Créteil (França)
Resumo
Gargântua, paródia dos romances de cavalaria, termina com a vitória do gigante
epônimo sobre o exército de Picrochole. Gargântua retribui seus companheiros e, como
seu pai Grandgousier havia prometido no final do capítulo 46, oferece uma «honesta
recompensa» ao mais valoroso dentre eles, Frei Jean des Entommeures, cujo nome indica
que ele corta (entame) tanto os alimentos quanto os inimigos. Trata-se da abadia de
Thélème, construída tijolo por tijolo, «ao contrário de todas as outras», conforme o
desejo do monge. A descrição da abadia ocupa os sete últimos capítulos do livro (cap. 5258). É no sexto capítulo da sequência, antes da leitura do enigma em forma de profecia,
que aparece a famosa «cláusula» à qual se reduz toda a regra dos Telemitas, ou seja, o
conjunto das leis e dos preceitos aos quais estão submetidos: «fay ce que vouldras» ("faze
o que quiseres"). Essa regra, que, paradoxalmente, estabelece a libertação de todas as leis,
não é imposta do exterior, nem por Gargântua, nem por Frei Jean, e emana diretamente
da comunidade. Ela assinala a originalidade de um episódio que suscitou as análises mais
diversas da parte dos estudiosos de Rabelais. Na sala das caças do castelo de Chambord,
um dos modelos declarados de Thélème, quatro deles confrontam suas interpretações.
Palavras-chave
Abadia de Thélème, Gargantua, Rabelais.
Nicolas Le Cadet, maître de conférences em Literatura francesa do século XVI na Universidade ParisEst Créteil Val de Marne, é autor de L’Évangélisme fictionnel. Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum
Mundi, L’Heptaméron (1532-1552) (Classiques Garnier, 2010) e Rabelais, Le Quart Livre, em
colaboração com Olivier Halévy (Atlande, coleção «Clefs concours – Lettres XVIe siècle», 2011).
Synthèse de la table ronde fay ce que vouldras
En leur reigle n’estoit que ceste clause. Fay ce que vouldras.
(Gargantua, ch. 57, p. 149)1
G
argantua, parodie des romans de chevalerie, se termine par la
victoire du géant éponyme sur l’armée de Picrochole. Gargantua
rétribue ses compagnons et, comme son père Grandgousier s’y était
engagé dès la fin du chapitre 46, il offre une «honneste recompense» au plus
valeureux d’entre eux, Frère Jean des Entommeures, dont le nom indique
qu’il entame les mets aussi bien que les ennemis. Il s’agira de l’abbaye
de Thélème, construite de toute pièce «au contraire de toutes aultres»,
conformément au désir du moine. La description de l’abbaye occupe les
sept derniers chapitres du livre (ch. 52-58). C’est dans le sixième chapitre
de la séquence, juste avant la lecture de l’énigme en prophétie, qu’apparaît
la fameuse «clause» à laquelle se réduit toute la règle des Thélémites, c’està-dire l’ensemble des lois et des préceptes auxquels ils sont soumis: «fay
ce que vouldras». Cette règle, qui établit paradoxalement l’affranchissement
de toute loi, n’est pas imposée de l’extérieur, que ce soit par Gargantua
ou par Frère Jean, et émane directement de la communauté. Elle signale
l’originalité d’un épisode qui a suscité les analyses les plus diverses de la
part des rabelaisants. Dans la salle des chasses du château de Chambord,
l’un des modèles avoués de Thélème, quatre d’entre eux confrontent leurs
interprétations.
Jean Céard (Université Paris X-Nanterre) met l’accent sur trois
points que la critique a souvent tendance à négliger mais qui sont pourtant
essentiels à la compréhension de l’épisode. Premièrement, loin d’être
uniformément sérieux et parfaitement lisses, les sept chapitres ne sont pas
dépourvus d’humour. En plus des jeux de mots et d’esprit de Frère Jean
au chapitre 52, on appréciera au chapitre 55 la description de la fontaine
des trois Grâces qui «gettoient l’eau par les mamelles, bouche, aureilles,
yeulx, et aultres ouvertures du corps». Le dernier élément de l’énumération
ne manque pas en effet de faire sourire le lecteur qui devine aisément de
quelles «ouvertures» il s’agit. Deuxièmement, Thélème n’est pas qu’une antiabbaye: c’est également un «collège» du XVIe siècle, un lieu de formation
où l’on entre à l’âge de dix à quinze ans pour les femmes et de douze
jusqu’à dix-huit ans pour les hommes (ch. 52). Troisièmement, l’épisode est
structuré par des indications numérologiques. Deux chiffres en particulier
se disputent l’organisation de l’épisode: le chiffre six (le plan en hexagone
régulier, les six tours rondes de soixante pas de diamètre, les six étages, les
six bibliothèques pour six langues, les six escaliers dont deux sont accessibles
depuis un arc large de six toises et dont les dimensions ont été calculées
pour permettre à «six hommes d’armes» de monter ensemble…) et le chiffre
sept, plus discret mais néanmoins bien présent (sept chapitres, sept couples
de strophes inscrits sur la grande porte…). Or, saint Augustin, commentant
les six jours de la Création et le septième jour du repos de Dieu, voyait dans
le sénaire la perfection des œuvres divines et dans le septénaire le nombre
de Dieu. Ce serait ainsi une manière symbolique de signifier la place
1
Les citations de Rabelais
renvoient aux Œuvres complètes,
éd. Mireille Huchon, avec
la collaboration de François
Moreau, 1994.
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nicolas le cadet
intermédiaire qu’occupe Thélème dans l’univers: cité terrestre, l’abbaye de
Frère Jean regarde également vers le ciel et il est significatif qu’elle abrite
des prédicateurs évangéliques. On peut méditer également sur le chiffre 78,
addition des douze premiers nombres, qui se retrouve derrière la mention
des marches des escaliers à vis brisée (6 ensembles de 12 marches, ponctués
par des paliers, ce qui fait donc 6 fois 13 pas) ou encore derrière le nombre
de pas qui séparent deux tours (312 pas, soit 4 fois 78).
Mireille Huchon (Université Paris-Sorbonne) considère Thélème
comme une utopie ambiguë, susceptible d’une pluralité de lectures et, à ce
titre, exemplaire de l’art stéganographique de Rabelais, un art du cryptage
à plusieurs niveaux. Anti-abbaye dépourvue de muraille d’enceinte et
protégée uniquement par une barrière morale de mots inscrits sur la grande
porte, Thélème se présente tout d’abord comme un pensionnat. C’est ce que
suggère la référence à l’autorité parentale: chaque Thélémite peut sortir de
l’abbaye «à la requeste de ses parens» (ch. 57, p. 149). C’est par ailleurs une
demeure princière, anti-prison d’un roi et synthèse des rêves architecturaux
de l’époque, bâtie sur le modèle des châteaux de Bonnivet, Chambord et
Chantilly explicitement cités au chapitre 53, ou encore du château dit de
Madrid, qui reste une référence implicite. En effet, les 32 appartements de
ce dernier, similaires dans leur conception initiale, pourraient bien inspirer
les 932 appartements de la première édition connue de Gargantua, tous
constitués de pièces identiques (une chambre, une arrière-chambre, un
cabinet, une garde-robe, une chapelle et une «yssue» qui donne sur une
grande salle), puis les 9332 des éditions suivantes. L’inflation des chiffres ne
compromet pas l’utopie égalitaire à l’œuvre dans l’architecture rabelaisienne.
Thélème doit enfin se lire à la lueur de la découverte du Nouveau Monde et
de la rivalité entre François Ier et Charles Quint. Les Thélémites reçoivent
en effet du «seigneur Nausiclete» sept navires des îles de Perlas et des
Canibales, chargés de lingots d’or, de soie crue, de perles et de pierreries
(ch. 56, p. 148). Ce nouveau monde regorge de richesses dont la royauté
française aimerait bien aussi bénéficier.
Tout comme la précédente,
cette source a été proposée par
Screech, 1992, p. 253.
2
22
Raphaël Cappellen (Université François Rabelais, Tours, CESR), au
moyen d’une analyse intertextuelle, souligne l’originalité de l’unique règle
des Thélémites. En effet, quelle que soit la formule qui en est à l’origine –
et la critique en a répertorié au moins quatre –, le Chinonais lui donne un
sens complètement inédit. Rabelais a pu tout d’abord s’inspirer d’un dicton
moral très populaire, qui figure dans la page de titre des livres d’heures:
«Fay ce que vouldras, il sera tard quand tu mourras». Si c’est le cas, on
ne peut manquer de constater qu’il en détourne complètement le sens en
supprimant la seconde partie du dicton et donc l’idée de vanité inhérente
à toutes les actions humaines. Rabelais a pu prendre aussi pour modèle la
définition stoïcienne de la liberté donnée par Cicéron dans ses Paradoxes, V,
I: «Qu’est-ce que la liberté? le pouvoir de vivre comme l’on veut»2. Cicéron
veut montrer que seul le sage dispose de ce pouvoir. Les autres hommes,
incapables de commander à eux-mêmes et dominés par leurs passions, sont
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Synthèse de la table ronde fay ce que vouldras
des esclaves, quand bien même ils dirigeraient une armée ou occuperaient les
premières places de la cité. Rabelais semble s’en souvenir puisqu’il place dans
la bouche de Frère Jean une idée similaire: «comment (disoit il) pourroy je
gouverner aultruy, qui moy-mesmes gouverner ne sçaurois?» (ch. 52, p. 137).
Mais alors que Cicéron s’intéresse à l’esclavage de ceux qui ne parviennent
pas à contenir leurs passions, Rabelais imagine une société de «gens liberes»
qui assouvissent sereinement leurs désirs. Rabelais a pu également imiter
une formule de saint Augustin: «Dilige, et quod vis fac», c’est-à-dire « Aime,
et fais ce que tu veux»3. Cette formule se trouve en particulier dans un traité
sur la première épitre de saint Jean (VII, 8). Pour l’évêque d’Hippone, il
s’agit de montrer que seule la «dilectio», un pur amour, permet de distinguer
les actions bonnes et les actions mauvaises4. En effet, dit-il, une bonne
action peut ressembler à une mauvaise action (le Père livrant le Christ et
Judas livrant le Christ) ou même apparaître plus blâmable qu’une mauvaise
action (le père qui bat son enfant et le trafiquant d’esclaves qui caresse son
esclave). Il ne faut donc pas considérer les actions des hommes mais l’esprit
qui les anime. Mais Rabelais transforme complètement la forme et le sens
de la formule5. Il supprime tout d’abord l’impératif «Dilige», c’est-à-dire le
précepte d’amour qui doit être à l’origine de toutes les actions humaines6.
Puis, il conjugue le verbe «vouloir» au futur pour montrer que l’injonction
s’étend jusqu’aux futurs contingents. On peut enfin mentionner comme
dernière source la traduction érasmienne, à partir de manuscrits grecs, du
verset «Que ta volonté soit faite» de l’oraison dominicale. Fiat quod vis se
substitue en effet au Fiat voluntas tua de la Vulgate7. Or, en grec, le mot qui
désigne la volonté de Dieu est précisément «thelema», ce qui permet de tisser
un lien entre le nom de l’abbaye et la règle des Thélémites. Mais là encore le
changement grammatical et sémantique opéré par Rabelais est notable et la
règle de liberté que s’imposent les Thélémites reste parfaitement originale.
Nicolas Le Cadet (Université Paris-Est Créteil) s’attache à en analyser
la signification plurielle – tout à la fois polémique, utopique et élitiste –
en la replaçant dans le contexte de Gargantua. Les chapitres consacrés à
Thélème apparaissent tout d’abord comme le point culminant de la satire
rabelaisienne des «constitutions humaines» et des «ocieux moines» «refuyz
du monde» (ch. 40). Thélème s’offre comme l’exacte antithèse non seulement
des abbayes bénédictines de Bourgeuil ou de Saint-Florent (ch. 52) mais
aussi de l’abbaye fictionnelle de Seuillé dont Frère Jan défend vaillamment
la vigne, pendant que les autres moines, sous l’autorité du «prieur claustral»,
se contentent de marmonner des prières inintelligibles (ch. 27). De manière
polémique, Rabelais s’amuse à concevoir une règle diamétralement opposée
à celle qui régit les abbayes de son temps. Il y a un humour propre à ce
jeu d’opposition systématique, mis en pratique dès le premier chapitre
de la séquence avec la formulation de sept anti-lois, puis développé dans
les chapitres descriptifs. L’architecture de l’abbaye et son insertion dans
l’espace tourangeau rendent déjà visible le refus de la clôture et de l’autorité
que proclamera la règle de Thélème (ch. 53-55). Dépourvue de murailles et
située aux bords de la Loire plutôt que sur une île isolée et dans un ailleurs
3
Paris, 1970, p. 212.
Jean Céard rappelle en outre
que le traité de saint Augustin
se comprend dans le contexte
de la lutte de l’Église d’Afrique
contre les donatistes. Il s’agit
de justifier les mesures de
répression à leur encontre : le
châtiment serait motivé par un
impératif de charité.
4
Pour ces transformations,
voir Paris, op. cit., p. 212, et
Tournon, 1987, p. 213-214.
5
Demerson, dans Rabelais,
1986 (rééd. augmentée,
Rabelais, Fayard, 1991), p. 50,
retrouve ce précepte d’amour
(«agapè») gravé en caractères
grecs autour de l’emblème
de Gargantua enfant (ch 8,
p. 27). Mais il est contestable
de vouloir reconstituer une
formule que Rabelais a
précisément choisi de découper.
6
7
Ménager, 1989, p. 61.
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nicolas le cadet
Le terme «religieux» qui au
chapitre 52 désigne de manière
péjorative les moines des ordres
traditionnels sert au chapitre
56 à nommer les Thélémites et
se charge d’une valeur positive.
8
C'est la lecture que propose
François Rigolot dans Les
langages de Rabelais, 1972;
2e éd., 1996.
9
Voir en particulier
Glucksmann, 1977, ch. I,
p. 12-15 et 21-23.
10
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merveilleux, l’abbaye est ouverte sur l’extérieur et ses pensionnaires sont
appelés à retourner dans le monde quand le moment sera venu. Par ailleurs,
l’emplacement symétrique des «belles grandes» bibliothèques au NordOuest et des «belles grandes» galeries de peintures au Sud-Est marque
le triomphe de l’humanisme et de la culture sur l’austérité et l’ignorance
monachales (ch. 53). Enfin, la «basse cour» avec au centre la fontaine des
trois Grâces et leurs «cornes d’abondance» substitue au traditionnel cloître un
lieu où se rencontrent sensualité et spiritualité (ch. 55). Le portrait physique
et moral des Thélémites (ch. 56-57) vient confirmer ce que l’architecture
signifiait déjà: cette religion d’un genre nouveau prend le contre-pied des
trois vœux qui régissent les monastères traditionnels, à savoir les vœux
de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. La privation matérielle laisse la
place à un prodigieux luxe vestimentaire. L’interdit sexuel s’ouvre au désir
soigneusement entretenu selon les principes de l’amour courtois, comme
le suggèrent le vocabulaire de la chevalerie et de la dévotion amoureuse,
mais aussi le fait que ce sont les dames qui, selon «leur franc vouloir» et leur
«arbitre» décident des vêtements que portera l’ensemble de la communauté.
Enfin, l’obéissance disparaît au profit de la liberté individuelle, la règle «fay
ce que vouldras» condensant alors toute la charge polémique de l’épisode. Les
Thélémites ne sont plus des «religieux» au sens faible du terme, c’est-à-dire
des hommes qui vivent cloîtrés et obéissent à des pratiques formelles qui
les asservissent, mais des «religieux» au sens fort et étymologique, c’està-dire des hommes libres qui créent des liens entre eux et avec Dieu8. On
notera d’ailleurs que les exemples du chapitre 57 qui illustrent la règle des
Thélémites s’opposent à la gestion du temps dans les monastères et au
respect scrupuleux des «heures», terme qui désigne tout à la fois les prières
prescrites et les moments où elles doivent être récitées (notamment les
laudes le matin et les vêpres le soir): «Se levoient du lict quand bon leur
sembloit : beuvoient, mangeoient, travailloient quand le desir leur venoit»
(ch. 57). La reprise de la conjonction de subordination «quand» souligne en
effet l’émancipation de la contrainte temporelle. Comme Frère Jan le disait
déjà auparavant, au matin de la bataille contre les armées de Picrochole, «les
heures sont faictez pour l’homme, et non l’homme pour les heures» (ch. 41).
L’homme libre doit s’affranchir du formalisme religieux et lutter contre la
réification du spirituel.
Mais, emporté par son élan créatif, Rabelais transforme ce qui
n’était peut-être au départ qu’une règle polémique en une règle utopique
qui condense un idéal architectural, religieux, politique et moral. De fait,
Thélème ne semble pas une utopie avortée, minée par un «style monocorde»,
par l’exclusion d’une grande partie de l’humanité qui ne répond pas à certains
critères physiques et moraux, ou encore par la désindividualisation des
pensionnaires qui seraient rivés au culte des apparences9. Elle semble encore
moins une anti-utopie totalitaire10. Rabelais entend bien clore son livre sur
la vision d’un nouvel ordre religieux où triomphe la liberté individuelle. Il
s’agit d’accorder toute sa confiance dans les capacités de l’homme à se diriger
vertueusement lorsqu’il est un être libre. L’arsenal législatif et judiciaire
qui régit habituellement les utopies et contrôle les pulsions humaines est
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Synthèse de la table ronde fay ce que vouldras
remplacé ici par une totale absence de contraintes institutionnelles11. Il
s’agit d’une anarchie au sens étymologique (du grec, an, «sans», «privé de»,
et arkhê, «pouvoir») puisque nul n’exerce un pouvoir susceptible d’entraver
la liberté des autres. Rabelais appelle à l’autonomie de l’individu (au sens
propre, il se donne à lui-même sa loi) et donc au refus de toutes règles de
conduite extérieures, de toute forme de tutelles, qu’elles soient politiques,
intellectuelles ou spirituelles. Mais à Thélème, de manière miraculeuse, le
vouloir individuel coïncide avec le vouloir collectif, comme le montrent au
chapitre 56 l’uniformité librement consentie des vêtements ou au chapitre
57 la répétition du même schéma syntaxique : «Si quelq’un ou quelcune
disoit “beuvons”, tous buvoient. Si disoit “jouons”, tous jouoient. Si disoit
“allons à l’esbat es champs”, tous y alloient». Mieux: le vouloir individuel
dans ce qu’il a de plus spontané (le désir) coïncide avec le vouloir divin, ainsi
que l’indique le nom même de l’abbaye : le néologisme «Thélème», formé
à partir du grec Thelema («la volonté»), renvoie en effet tout à la fois aux
Évangiles dans lesquels il désigne le plus souvent la volonté de Dieu et à la
nymphe Thélémie, allégorie du désir amoureux dans Le Songe de Poliphile
de Francesco Colonna.
Cependant, ce miracle d’une volonté individuelle en harmonie avec
la volonté collective et avec la volonté divine n’est possible qu’au prix d’un
fondamental élitisme. La règle de Thélème n’est pas à mettre en n’importe
quelles mains et les «religieux» capables de l’appliquer doivent être triés sur
le volet, comme le montrent les quatorze strophes gravées sur la grande
porte (ch. 54) et le portrait des pensionnaires qui réunissent des qualités
physiques et morales hyperboliques, fortifiées par l’éducation (ch. 57). Une
telle élection semble moins socio-culturelle que morale et spirituelle dans la
mesure où le texte insiste surtout sur l’« instinct, et aguillon, qui tousjours
les pousse à faictz vertueux, et retire de vice, lequel ils nommoient honneur»
(ch. 57)12. Que Rabelais s’inspire de la syndérèse de saint Thomas d’Aquin,
«habitus naturel spécial» affaibli par le péché mais toujours efficace qui
«incite au bien et murmure contre le mal»13, ou de l’impetus animi dont parle
Sénèque dans la lettre 11814, l’«instinct» en question ne concerne ici qu’un
nombre restreint d’élus. Rabelais ne dit pas que la nature humaine est bonne
de manière générale: seul l’homme bien né agit vertueusement à condition
qu’il puisse user de son libre arbitre.
*
*
*
Voir Saulnier, 1963, p. 161; et
Baraz, 1980, p. 23.
11
A l’issue de la guerre picrocholine, Frère Jean fonde donc un
surprenant bâtiment dont la nature exacte reste difficile à déterminer. Antiabbaye, anti-prison, château de la Loire, cour princière, collège élitiste,
utopie égalitaire, utopie du vouloir individuel, préfiguration de la cité de
Dieu, rêverie architecturale et numérologique? Thélème est peut-être bien
tout cela à la fois et ce ne serait pas la première fois que Rabelais brouille
les pistes. Le lieu restera en tout cas une référence constante dans l’univers
rabelaisien, véritable havre de paix et de liberté qui tranche avec le climat
de persécution ambiant. Dans le Tiers Livre, Frère Jan voit Thélème dans
Baraz, art. cit., p. 10; Gauna,
1980, p. 117-128.
12
13
Screech, op. cit., p. 254.
Gauna, art.cit., p. 121:
«Bonum est quod ad se impetum
animi secundum naturam movet»
(«Le bien est ce qui attire vers
soi le mouvement de l'âme
conformément à la nature»).
14
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les reflets moirés de la barbe grisonnante de Panurge (ch. 28, p. 438) et
Pantagruel désire recouvrir de Pantagruélion «tous les huys, portes, fenestres,
goustieres, larmiers et l’ambrun de Theleme» (ch. 52, p. 512). Dans le
Quart Livre, le narrateur se réfère à deux reprises à Thélème pour attester
la véracité de ce qu’il avance: le lecteur est appelé à chercher «en Theleme à
main guausche entrans en la haulte gallerie» un tableau représentant le viol
de Philomèle par Térée (ch. 2), puis à retrouver chez les Thélémites une
invention de Gaster qui consiste à arrêter, au moyen d’un aimant, un boulet
de canon avant qu’il n’atteigne sa cible (ch. 62). Thélème contamine jusqu’au
nom de la Thalamège, la nef principale du Quart Livre. Car s’ils partent
aux confins du monde et ne demeurent jamais dans l’abbaye utopique,
les Pantagruélistes en appliquent cependant à chaque moment la règle de
liberté. Le Pantagruélisme, cette capacité à «vivre en paix, joye, santé, faisans
tousjours grand chere» (Pantagruel, ch. 34, p. 337), cette «gayeté d’esprit
conficte en mespris des choses fortuites» (Quart Livre, prologue, p. 523), est
par essence un Thélémisme.
Références bibliographiques
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DEMERSON, Guy. Rabelais. Paris: Balland, 1986 (rééd. augmentée,
Rabelais. Paris: Fayard, 1991).
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were well born», E.R. 15, 1980.
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1977.
MÉNAGER, Daniel. Rabelais en toutes lettres. Paris: Bordas, 1989.
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1994.
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française de M.-A. de Kisch, Paris, Gallimard, 1992.
TOURNON, André. «L’abbé de Thélème». Saggi e ricerche di Letteratura
Francese, XXVI, 1987, p. 213-214.
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