La représentation de la sexualité adolescente dans les quotidiens

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La représentation de la sexualité adolescente dans les quotidiens
La représentation de la sexualité adolescente
dans les quotidiens du Canada central
et du Chili : Quelles leçons tirer des
Conférences du Caire et de Beijing?
Andrea Martinez
Université d’Ottawa
Aldo Meneses
Université du Chili
Diana Lucía Sarabia
Université d’Ottawa
Abstract: Using as an entry point the recommendations of the Cairo and Beijing
Conferences calling on the media to promote gender equality, including the individual right to sexual and reproductive health (SRH) without coercion or discrimination, this article analyses the representation of teens’ sexuality in six
newspapers from Central Canada and Chile. The statistical comparison of the
most significant lexicons of these newspapers shows a fascination for sexual violence against adolescents that, regardless of socio-political and linguistic backgrounds, reproduces sexist and homophobic stereotypes that are inconsistent
with a real debate about their access to information and resources in SRH.
Résumé : Partant des recommandations des Conférences du Caire et de Beijing
enjoignant les médias à promouvoir l’égalité des sexes, y compris le droit individuel à la santé sexuelle et reproductive (SSR) sans contrainte ou discrimination, cet article analyse la représentation de la sexualité adolescente dans six
quotidiens du Canada central et du Chili. La comparaison statistique des lexiques
les plus significatifs de ces quotidiens révèle une fascination pour la violence
sexuelle contre les jeunes qui, par-delà les contextes sociopolitiques et linguistiques, reproduit des stéréotypes sexistes et homophobes incompatibles avec un
véritable débat sur leur accès à l’information et aux ressources en SSR.
Keywords: Media; Gender equality; SRH; Teen sexuality; Adolescent sexual violence
Andrea Martinez est professeure agrégée et directrice sortante (2000-2006) de l’Institut d’études des
femmes de l’Université d’Ottawa, Ottawa (ON) K1N 6N5. Courriel : [email protected]. Aldo
Meneses est professeur à l’Instituto de Asuntos Públicos de l’Université du Chili, Santa Lucía 240,
Santiago (Chile). Courriel : [email protected]. Diana Lucía Sarabia est candidate au doctorat au
Département de langues anciennes et modernes de l’Université d’Ottawa, Ottawa (ON) K1N 6N5.
Courriel : [email protected].
Canadian Journal of Communication, Vol 31 (2006) 879-894
©2006 Canadian Journal of Communication Corporation
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Canadian Journal of Communication, Vol 31 (4)
Introduction
La présente étude propose un regard comparatif inédit sur la représentation de la
sexualité des adolescentes et des adolescents dans six quotidiens des régions centrales du Canada (Ontario et Québec) et du Chili (grande région métropolitaine de
Santiago). Elle s’effectue dans un contexte où ces deux pays partagent une position
progressiste en faveur de l’équité en santé et du droit individuel à une vie sexuelle
satisfaisante et sans danger, dont témoigne leur ratification du Programme d’action
de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) qui
s’est tenue au Caire en 1994, et celui de la Quatrième Conférence mondiale sur les
femmes, organisée l’année suivante à Beijing. Rappelons que parmi leurs nombreuses recommandations, ces conférences appelaient les entreprises de communication nationales et internationales ainsi que les organisations de journalistes à
assumer leur part de responsabilité en ce qui concerne le respect et la promotion de
l’égalité entre les sexes et l’encouragement du débat sur la santé sexuelle et reproductive des individus. D’où l’intérêt d’accroître notre compréhension des leçons
qu’ont tirées les quotidiens du Canada central et du Chili desdites conférences. À
cet effet, nous soutenons la thèse que leurs discours, loin de favoriser un débat
éclairé sur les droits et libertés en santé sexuelle et reproductive (SSR) des adolescentes et des adolescents, véhiculent au contraire des stéréotypes et des idées discriminatoires en la matière qui restreignent, voire attaquent, les véritables
questions—identitaires, socioculturelles et politiques—qui concernent cette population cible. En particulier, notre analyse comparative révèle une fascination médiatique pour les crimes sexuels impliquant des jeunes qui n’a rien d’un phénomène
isolé mais s’inscrit plutôt dans une tendance plus vaste, que l’on peut observer sur
le plan national et à l’étranger.
Malgré des réalités sociopolitiques, des traditions culturelles et des niveaux
de développement économique et sanitaire différents, le Canada et le Chili
affichent des positions comparables en faveur du droit de chaque citoyen,
indépendamment de son sexe, de son âge, de sa classe sociale, de sa religion ou
de son orientation sexuelle, à des informations pertinentes, variées et objectives
en SSR ainsi qu’à des services appropriés. Tous deux ont d’ailleurs résisté aux
arguments avancés dernièrement par l’administration Bush et certains États
islamistes (Algérie, Bahreïn, Koweït, Liban, Pakistan entre autres) pour tenter
d’annuler les compromis internationaux en la matière (Nations Unies, 2005).
Leur résistance s’explique notamment par des préoccupations similaires à l’égard
des comportements sexuels à risque de leurs populations adolescentes.1 Si, toutefois, l’adolescence fait figure de « catégorie problématique » nourrissant une
abondante littérature—clinique et épidémiologique—sur les grossesses non
désirées, l’utilisation des contraceptifs et les infections transmissibles
sexuellement dans ces deux sociétés (Wadhera et Millar, 1997; Gogna, 2004;
Guilbert, 2001; Ministerio de Salud, 2000; Stewart, Cheung, Ferris, Hyman,
Cohen et Williams, 2002), la couverture médiatique des droits en SSR des jeunes
n’a pas bénéficié de la même attention.
Mis à part les innombrables études sur les représentations de la sexualité adolescente dans les émissions de télévision, films, vidéos et autres messages publicitaires (nous y reviendrons), la recherche en communication semble avoir ignoré,
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du moins jusqu’à maintenant, le traitement journalistique des droits sexuels des
moins de 18 ans, y compris les appuis, contradictions et résistances que soulève
leur accès à l’information et aux services appropriés en SSR. Une telle lacune est
d’autant plus surprenante que les courants féministes ont largement contribué aux
discussions de la Conférence du Caire, tout particulièrement à la formulation du
nouveau paradigme de l’indivisibilité de la santé et des droits humains.
Réconciliant égalité en santé et droits individuels, ce paradigme, qui tranche avec
l’approche malthusienne du contrôle des populations, ouvre des espaces à des
subjectivités traditionnellement marginalisées : jeunes, gais et lesbiennes,
femmes de couleur, autochtones, personnes souffrant d’un handicap physique ou
mental, et leurs multiples combinaisons identitaires (par exemple, jeune femme
lesbienne de couleur).
Du coup, les archétypes et lieux communs sur l’« hétéro-norme » sont progressivement démantelés grâce à une remise en cause des différences construites
entre la sexualité féminine et la sexualité masculine. À la perspective biologique
simpliste réduisant la sexualité à un processus déterminé exclusivement par des
facteurs hormonaux et génétiques, la critique épistémologique féministe oppose
une conception holistique de la sexualité en tant que construction résultant de l’interaction de dimensions culturelles, sociopolitiques (tels les rapports sociaux de
sexe, de « race » et/ou d’ethnie), cognitives et biologiques (White, Bondurant et
Travis, 2000). En même temps qu’elle met au défi les analyses positivistes faisant
l’économie de l’hétérogénéité des orientations sexuelles (y compris les positions
hybrides ou « limitrophes » négociables : transsexuelles, transgenres ou bisexuelles) et des diverses temporalités de la sexualité (selon l’âge ou l’appartenance
socio-économique, religieuse ou ethnique), cette critique rend possible un questionnement des rôles sexuels qui repousse davantage les frontières entre sexe et
reproduction. Même les analyses de l’asymétrie sexuelle voulant que la construction identitaire des femmes et des hommes dépende, pour une grand part des
modalités de leur socialisation, s’y trouvent secouées. En matière d’initiation
sexuelle, les théories féministes nous ont appris que les différences physiques et
les systèmes de réponse sexuelle des femmes et des hommes revêtent une signification différente selon les attentes sociales qui pèsent sur le rôle de chaque sexe :
fonction biologique de procréation chez les unes (mères ou futures mères), fonction génitale détachée de la famille ou du rôle de parent chez les autres (Necchi,
Schufer et Méndez Ribas, 2000), surtout là où les droits légaux en SSR sont précaires. Or, notent à juste titre Jonckers, Carré et Dupré (1999), les nouvelles technologies dans le domaine de la reproduction (fécondation artificielle in vitro,
bébés éprouvettes, mères porteuses, etc.) « complexifient et brouillent davantage
le caractère construit des catégories sociales que l’on (avait fini) par prendre
comme naturelles » (p. 276).
Par ailleurs, la Conférence de Beijing (Nations Unies, 1995) a relancé le débat
sur les droits humains et libertés fondamentales, en tablant cette fois sur la
coopération des États avec la société civile. Des secteurs aussi variés que la communauté universitaire, les ONG, les entreprises de communication nationales et
transnationales ainsi que les organisations de journalistes sont alors appelés à
assumer leur part de responsabilité en ce qui concerne le respect et la promotion
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de l’égalité entre les sexes. Les réseaux de communication notamment sont sommés de cesser « l’utilisation insidieuse (...) du corps des femmes comme objet
sexuel et la violence contre les femmes comme support de “loisir-visuel” »
(UNESCO, 1995, p. 37). Ainsi, le point 33 du document la Plate-forme d’action
stipule que les médias : « have the potential to promote the advancement of
women and the equality of women and men by portraying women and men in a
non-stereotypical, diverse and balanced manner, and by respecting the dignity and
worth of the human person » (United Nations, 1995, p. 8).
Avant d’explorer les leçons tirées de ces débats par les quotidiens du Canada
central et du Chili, il convient de camper l’état de la recherche en communication
dans ce domaine, puis de préciser les choix méthodologiques que nous avons dû
effectuer.
Survol de la littérature dans le domaine de la sexualité adolescente
Au cours des dix dernières années, les efforts de recherche en matière de sexualité adolescente ont porté principalement sur la prise de décisions en SSR de cette
population (Bollerud, Christopherson et Frank, 1990), l’évaluation des curriculums scolaires (Fine, 1988), leur impact auprès des jeunes, notamment—leur
potentiel à réduire les conduites sexuelles à risque (Coyle, Kirby, Douglas,
Marin, Gómez et Gregorich, 2004)—ou encore la capacité des autorités scolaires
à modifier les conduites privées (Moran, 2000). Il faut remonter plus loin dans le
temps (décennies 70 et 80) pour saisir l’engouement qu’a pu susciter la représentation de la sexualité adolescente dans les médias. L’essor de la télévision et des
magazines spécialisés pour femmes et adolescentes s’accompagne en effet d’une
prolifération d’analyses critiques mettant au jour les stéréotypes et les carcans
sexuels véhiculés par les médias (Courtney et Whipple, 1974; O’Donnell et
O’Donnell, 1978; Courtney et Lockeretz, 1971; Goldstein, 1985, parmi
d’autres). Bientôt transposées aux nouveaux médias (jeux vidéo, Internet), les
analyses de la symbolique du corps, des rapports sociaux de sexe et des représentations sclérosées de la maternité et de la paternité finissent cependant par s’essouffler. Une exception notable est l’étude de Laura Carpenter (1998) sur
l’évolution des contenus du magazine américain pour adolescentes, Seventeen.
Fait intéressant, l’auteure observe une amélioration sensible des représentations
des jeunes femmes—entre 1974 et 1994—qui, de simples victimes et objets
sexuels, acquièrent au fil des ans le statut de sujets ayant droit au désir et au
plaisir des expériences sexuelles. Si, par ailleurs, son analyse révèle une attitude
également plus positive à l’endroit de l’homosexualité et de la masturbation, elle
confirme que les pages éditoriales du même magazine favorisent encore largement les scénarios sexuels porteurs de valeurs plus conservatrices et conformes
aux normes sociales dominantes.
En somme, la littérature plus récente sur la couverture médiatique de la
SSR adolescente (Evans, Ruthberg, Sather et Turner, 1991; McRobbie, 1991;
McCracken, 1993; McMahon, 1990; Buckingham, 1993; Oliker et
Krolikowski, 2001) se limite le plus souvent aux contenus à caractère sexuel
des messages publicitaires ou encore à ceux de la culture populaire (télévision,
cinéma, vidéos, musique populaire et bandes dessinées). Du côté de la presse
écrite, en l’occurrence les quotidiens destinés à un lectorat potentiellement
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adulte, les analyses se font plus rares avec quelques exemples isolés s’articulant autour des abus sexuels dans les Forces armées aux États-Unis (Murray,
1999) ou encore des crimes sexuels perpétrés contre des enfants, lesquels
d’ailleurs illustreraient une « obsession culturelle pour l’érotisation du corps
enfantin » (Blaine, 1999, p. 51).
Choix méthodologiques
Pour les fins de cette étude comparative, nous avons constitué un échantillon
trilingue regroupant plusieurs centaines de documents « non fictionnels2 » (nouvelles, chroniques, notes éditoriales et lettres des lecteurs/lectrices), puisés à
même six quotidiens publiés entre le 1er et le 30 avril 2004 à Montréal, Ottawa,
Toronto et Santiago, soit : La Presse (Montréal), Le Droit (Ottawa), The Globe &
Mail (Toronto), The Ottawa Citizen, El Mercurio et La Tercera (tous les deux de
Santiago). Étant donné que l’analyse s’inscrivait dans un projet de recherche plus
vaste3, nous avons fait le choix de nous limiter à un échantillonnage d’un mois. La
solution de rechange (étaler l’échantillon sur un an à raison de quelques jours par
semaine) aurait retardé considérablement les autres activités de recherche et de
diffusion, ou exigé une étude rétrospective au détriment de l’actualité. Pour sélectionner les quotidiens, nous avons retenu deux critères : d’une part, leur tirage,
partant de la prémisse que plus un journal rejoint un vaste lectorat, plus il exerce
une influence sur l’opinion publique; d’autre part, la langue de publication. Sans
nier le caractère distinct de la culture québécoise, nous ne pouvions ignorer le fait
français en Ontario. De fait, la dualité linguistique du paysage médiatique du
Canada central nous a conduit à regrouper les deux quotidiens francophones
(québécois et franco-ontarien) en un seul corpus, pour mieux les comparer aux
corpus anglophone et hispanophone. Au Canada, la collecte des données s’est
effectuée au moyen d’éditions préalablement numérisées, la plupart disponibles
sur les sites Internet de chacun des quotidiens, sauf pour certaines parutions du
Globe & Mail ayant requis l’utilisation de la base de données Factiva. En
revanche, au Chili, il a fallu numériser l’ensemble du matériel imprimé à l’aide
d’un scanneur.
Afin de garantir la fiabilité de la cueillette de données, nous avons élaboré une
grille catégorielle commune articulée autour des lexèmes adolescence/santé
reproductive/sexualité-s (adolescence/reproductive health/sexuality-ies en anglais;
adolescencia/salud reproductiva/sexualidad-es en espagnol) et de leurs multiples
déclinaisons sémantiques autant que grammaticales. Ainsi, en français, le lexème
« adolescence » pouvait regrouper des termes connexes tels que adolescent-es/jeune-s/jeunesse/mineur-e-s. Le lexème « sexualité-s » pouvait à son tour
inclure sexe-s/sexuel-le-s/homosexuel-le-s/hétérosexuel-le-s/bisexuel-le-s/transsexuel-le-s, parmi d’autres. De même, « santé » permettait de recenser une
gamme d’unités pertinentes sur le plan sémantique telles que soins/services/médicaux/médicalisation/maladie-s/VIH-sida, tandis que « reproductive » rassemblait des termes comme reproduction/fertil-e-s/infertil-e-s/fertilisation/
accouchement-s/accoucher/grossesse-s/contraceptif-s/contraception/avortements/avorter, et ainsi de suite. Notre recherche de ces mots clés nous a permis de
constituer trois corpus linguistiques d’environ 30,000 mots chacun.
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Chaque corpus a par la suite été soumis à SATO, un programme d’analyse
textuelle par ordinateur développé à l’Université du Québec à Montréal et spécifiquement conçu pour les analyses de contenu d’échantillons volumineux. Eu
égard à la quantité de documents à traiter et à l’échéancier pour mener à bien notre
étude, nous avons privilégié la technique de l’analyseur de distance. Soulignons
que, à la différence de l’analyse traditionnelle de contenu, cette technique informatisée permet un prélèvement à la fois quantitatif et qualitatif des données grâce
à une comparaison statistique des lexiques associés à des « sous-textes » (ou
sous-ensembles) d’un corpus linguistique et de son contexte d’énonciation. « Plus
la distance calculée est grande, plus les. . . sous-textes diffèrent dans l’utilisation
d’un vocabulaire désigné » (Centre ATQ, 2004, p.1). À cet effet, nous avons créé
la variable TOTAL en combinant la catégorie SSR (santé sexuelle et reproductive)
avec la catégorie ADO-JEU en français; ADO-YOUTH en anglais; ADO-JUV en
espagnol. Suivant une démarche essentiellement dichotomique, nous avons
découpé chaque corpus entre, d’une part, les formes lexicales les plus rapprochées
de la variable TOTAL et, d’autre part, celles qui en étaient les plus éloignées. En
gros, nous avons compilé les fréquences des lexiques associés aux parties comparées de sorte à dégager les dix mots les plus significatifs de chaque corpus. Pour
ce faire, nous avons donné la commande à SATO d’appliquer l’analyseur seulement aux mots qui obéissaient au filtre suivant :
$*cooc~(ssr,jeu,ado) *longueur>2*freqtot> 2, où :
$ signifie chaque mot
* cooc~(ssr,jeu,ado) sauf ceux préalablement identifés comme SSR,
jeune-s, jeunesse ou adolescent-e-s/adolescence
*longueur>2 d’au moins trois lettres
*freqtot>2 devant apparaître au moins trois fois dans tout
le corpus.
Avant de présenter les résultats de l’analyseur de distance, signalons que les
données colligées sont nécessairement fragmentaires car elles rendent compte du
paysage médiatique conjoncturel durant la période choisie. D’ailleurs, eu égard à
la montée de la concentration de la presse, manifeste au Canada comme au Chili,
on ne s’étonnera pas de ce que les six quotidiens analysés appartiennent à des conglomérats4 dont les parts de marché se comparent difficilement à celles des
quelques journaux indépendants aux positions plus progressistes. On sait en effet
que l’économie politique dresse le cadre de fonctionnement de l’entreprise journalistique : dans un environnement médiatique de plus en plus concentré, le contrôle des capitaux conditionne le processus de fabrication de la nouvelle, depuis
l’approvisionnement en informations, en passant par le temps de présence sur le
lieu de l’événement à couvrir, jusqu’à la standardisation du contenu rédactionnel
(Schiller, 1991 ; Mathien, 1992 ; Babe, 1994 ; Mosco, 1996).
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Résultats de l’analyseur de distance
Les résultats de l’analyseur de distance, illustrés dans le tableau suivant, suggèrent une similarité remarquable entre les univers francophone et anglophone,
tous deux véhiculant une image de la sexualité adolescente empreinte de violence,
menaces et agressions. En contrepartie, l’univers hispanophone semble davantage
orienté vers les questions reliées à l’offre de services en SSR.
Tableau 1 : Mots clés de l’analyseur de distance
Français
Anglais
Espagnol
Laurin, accusé,
accusation, Gillet,
fille, plaidé, neuf,
relations, agression,
train
Slain, oral, adults,
offender, transmitted,
charged, prostitute,
threatening, dead,
abusing
Centros, falla, centro,
integral, medicina,
realizado, inicio,
anticonceptivos,
acceso, cantante
L’examen du corpus composé des quotidiens francophones La Presse et Le
Droit montre en effet que « Laurin, accusé, accusation, Gillet, fille, plaidé,
neuf, relations, agression, train » constituent les dix lexèmes les plus significatifs du sous-texte traitant de la relation SSR-ADO ou JEU durant le mois d’avril
2004 et, inversement, les plus sous-représentés dans les autres sous-textes (ou
parties du corpus francophone) ne traitant pas de cette relation. La sexualité
adolescente s’y trouve ainsi dépouillée de ses droits et libertés au profit d’une
vision sensationnelle mettant l’accent sur les abus sexuels perpétrés par des
célébrités locales et des figures d’autorité. On notera que « train » constitue
une figure de style particulière désignant « train de vie ». Dans l’univers
anglophone, ce sont également des cas de violence et d’agression sexuelle contre des jeunes (principalement des garçons) et des prostituées qui, au cours de la
même période, retiennent l’attention des quotidiens The Globe & Mail et The
Ottawa Citizen. Cependant, le vocabulaire se fait ici plus cru comme l’illustrent
les lexèmes « slain, oral, adults, offender, transmitted, charged, prostitute,
threatening, dead, abusing ». En revanche, dans le corpus chilien, neuf des dix
principaux marqueurs de la relation SSR adolescente sont étroitement reliés à la
contraception. Bien que le procès pour abus sexuel d’une vedette internationale,
le chanteur (« cantante ») Michael Jackson, retienne l’attention du El Mercurio
et de La Tercera, ces quotidiens s’intéressent dans une forte proportion statistique aux barrières à l’accès (« acceso », « falla ») en matière de contraceptifs (« anticonceptivos ») ainsi qu’aux centres médicaux (« centros ») les
distribuant gratuitement.
Pour valider ces observations, nous avons parcouru les contextes, c’est-à-dire
les phrases dans lesquelles se retrouvent les dix lexèmes les plus significatifs de
chacun des corpus.
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Contraception, victimisation du sujet féminin et homophobie,
vecteurs du corpus hispanophone
Au Chili, la pilule contraceptive Lévonorgestrel, mieux connue sous le nom de
« pilule du lendemain », fait depuis quelque temps l’objet d’une controverse
importante qui mobilise les divers acteurs sociaux : État, Église catholique et
société civile. Conçue dans les années 1960, il faut attendre mars 2001 pour que
l’Institut de santé publique (Instituto de Salud Pública) approuve sa commercialisation. Si toutefois l’État se fait le promoteur de la distribution gratuite de cette
pilule post-coïtale de deuxième génération, appuyé en cela par des secteurs importants de la société chilienne, et que, au contraire, l’Église s’y oppose fermement,
tous deux défendent des positions issues d’une même conception de la sexualité
fondée sur les risques. Selon cette perspective, le sujet féminin est essentiellement
une victime potentielle de viols, propriété essentialiste qui justifie—ou au contraire
lui interdit—le droit de se procurer la pilule du lendemain. Il en découle une construction tronquée du sexe féminin qui n’est pas sans rappeler les postulats du
déterminisme biologique : dépourvues d’autonomie, femmes et adolescentes
requièrent une intervention publique, laïque ou religieuse pour trancher sur la pertinence de la contraception d’urgence. En limitant la capacité de prise de décision
des femmes et des jeunes filles, celles-ci se trouvent à subir les résultats de la
querelle entre l’État et l’Église. Or, la vision éminemment conservatrice et fortement colorée par l’Église que véhiculent les quotidiens La Tercera et El
Mercurio—toujours au cours du mois d’avril 2004—n’a rien pour questionner ce
procédé de mise en tutelle. Mais alors que La Tercera accorde une plus grande
importance à la couverture de la contraception d’urgence que El Mercurio, ce
dernier privilégie le procès de Karen Atala, une juge lesbienne réclamant la garde
légale de ses filles.
Le traitement médiatique du cas particulier de cette juge permet de prendre la
mesure des préjugés qui animent les discours sur l’homosexualité. Bien que ce
thème ne figure pas parmi les dix lexèmes de l’analyseur de distance, il se profile
via la couverture médiatique du procès de Michael Jackson. Pendant la période
étudiée, grand nombre d’articles journalistiques du corpus chilien ont en effet
braqué l’attention sur les orgies alléguées du populaire chanteur américain, mais
aussi sur celles de personnalités nationales, des sénateurs et des députés notamment, entraînant dans leur sillage des enfants. Cette fascination pour les mœurs
des agresseurs s’exerce le plus souvent au mépris des victimes elles-mêmes
puisque les voix de celles-ci, de même que les rapports de pouvoir (de genre, de
classe, d’orientation sexuelle, de « race » et/ou d’ethnie) qui expliquent les abus
ou violences sexuelles à leur endroit, sont littéralement esquivés. Plus encore, le
voyeurisme propre à la mise en discours du fait divers se double d’une tendance
à aborder l’homosexualité sous l’angle de manifestations judiciaires et policières
incarnées tantôt par la juge Atala, tantôt par le démantèlement de réseaux de
pédophiles.
Dans ce contexte analytique restreint, l’homosexualité devient l’enjeu de
deux grands axes thématiques. Le premier vise à contrôler la population homosexuelle au moyen d’un processus d’intégration de ce qui est jugé « anormal ». Par
exemple, dans le cas de la requête devant les tribunaux portée par la juge Atala en
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vue de récupérer la garde de ses filles, El Mercurio et La Tercera font état d’études scientifiques5 qui corroborent le fait que les enfants vivant avec leurs parents
homosexuels ne courent « aucun danger » sur le plan de leur développement
cognitif, affectif et sexuel. L’argumentation, loin de chercher à légitimer les droits
et libertés des gais et des lesbiennes, obéit à une dynamique de régulation sociale
mue par la volonté de normaliser une situation qui menace l’ordre établi. En ce
sens, le recours au discours expert sert à rassurer l’opinion publique quant à l’identité hétérosexuelle des enfants de ménages homosexuels. Un second axe thématique relie l’« anormalité » attribuée à l’homosexualité et à la pédophilie. Ce
phénomène, qui a pris de l’ampleur depuis la découverte de réseaux de magnats
pédophiles et de pratiques pédérastes au sein de l’Église catholique, contribue à
traiter la sexualité en général, et l’homosexualité en particulier, à partir d’une
perspective sensationnaliste où violence, traffic de drogues et corruption politique
trouvent un terreau fertile. Le traitement journalistique de l’homosexualité rend
dès lors extrêmement difficile un débat national sur le thème du mariage des personnes de même sexe. Comme en témoigne la couverture médiatique du litige de
Karen Atala, la presse demeure captive d’une conception homophobe qui réduit
l’homosexualité à un comportement « anti-naturel » et incompatible avec la formation d’une famille.
Il s’ensuit que la presse construit une image de la sexualité indissociable du
risque et de la victimisation—des jeunes femmes autant que des enfants—justifiant son propre rôle de chien de garde de ce qui est tolérable socialement et de ce
qu’il convient de dénoncer. Face aux changements des comportements sexuels et
aux revendications identitaires—deux faits sociaux en cours qui promettent de
reconfigurer la cartographie de la SSR au Chili, les quotidiens servent de rempart
moral, assurant aux élites proches de l’Église catholique la reproduction des
valeurs conservatrices. Au nombre des acteurs les plus représentés durant la période à l’étude, on trouve effectivement des maires de l’aile droite de l’échiquier
politique qui, contrairement à ce que réclament les politiciens et politiciennes des
partis de la Concertation pour la démocratie, refusent de distribuer gratuitement la
pilule contraceptive d’urgence dans les hôpitaux. Conséquemment, s’il y avait une
leçon à tirer de notre analyse de l’échantillon de journaux de consommation de
masse au Chili, ce serait la difficulté pour les citoyennes et citoyens d’ouvrir un
véritable débat sur des questions aussi fondamentales que le contrôle du corps et
de la sexualité.
Abus sexuels et pédophilie hétérosexuelle
au cœur du corpus francophone
Ainsi que noté précédemment, les résultats de l’analyseur de distance pour le corpus francophone sont étroitement reliés aux procès pour abus sexuels de personnalités québécoises (l’animateur Robert Gillet), de figures d’autorité (le
professeur Louis Laurin) ou encore de pédophiles dangereux (Marc Dutroux)
accusés de viol et d’homicide contre des adolescentes et des fillettes. Il en ressort
un univers manichéen où la sexualité entraîne des risques graves dès lors qu’elle
oppose les agresseurs, groupe exclusivement constitué d’hommes adultes, et leurs
victimes, toutes des mineures. À la source de ces nouvelles se trouvent la police
et les tribunaux, deux acteurs privilégiés de la couverture médiatique durant la
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période étudiée. Et pour cause : on assiste alors à une crise importante de l’histoire de la criminalité sexuelle dans la ville de Québec. Cette agglomération
urbaine plutôt conservatrice et peu habituée aux scandales sexuels, et encore
moins à ceux impliquant des personnes mineures, se trouve soudainement secouée
par une véritable hystérie collective. En avril 2004, le procès de Robert Gillet, animateur de radio fort populaire dans la région, s’inscrit dans le cadre de plusieurs
autres arrestations liées au démantèlement d’un réseau de prostitution juvénile.
Son arrestation entraîne une campagne de « salissage » de plusieurs personnalités
publiques de la ville de Québec. En lançant la machine à rumeurs, l’opinion
publique remet en question l’efficacité policière et lynche des personnalités
publiques (accusations non fondées visant des ministres et autres fonctionnaires
québécois). Ce climat passionnel influence assurément la représentation de la SSR
adolescente dans les médias québécois.
En présentant une perspective unidimensionnelle de la sexualité adolescente
construite autour de l’agressivité masculine et de son corollaire, la passivité féminine, la presse francophone prive son lectorat de l’occasion de s’exposer aux véritables questions—identitaires, socioculturelles et politiques—qui touchent les
adolescentes et adolescents dans l’exercice de leurs droits et libertés en SSR.
Outre l’absence de débats sur les préconceptions biologiques de la sexualité, les
quotidiens passent sous silence non seulement les multiples facettes des expériences sexuelles des adolescentes et adolescents mais aussi les difficultés de celles
et ceux issus de groupes traditionnellement marginalisés (enfants de la rue, gais et
lesbiennes, personnes de couleur, autochtones, etc.) en matière d’accès à l’information et aux services en SSR. Plutôt que d’encourager une saine discussion sur
les idées discriminatoires entourant la sexualité, La Presse et Le Droit, dans leurs
éditions du mois d’avril 2004, renforcent les vieux stéréotypes du « mâle prédateur » et de la « proie vierge ». Une telle opposition binaire fige d’autant plus les
femmes qu’elles sont enfermées dans le rôle d’éternels enfants innocents. Le caractère caricatural de cette mise en discours de la sexualité adolescente contribue
à la reproduction de clichés sexuels réduisant l’adolescente au simple « objet » du
désir masculin.
Au cours de la même période, des événements concomitants ont toutefois
amené la presse francophone à couvrir une grande variété de sujets relatifs à la
liberté d’orientation sexuelle, depuis le débat sur la famille modèle et le
développement d’enfants élevés par une ou deux personnes homosexuelles dans
le cadre de la loi sur l’union civile (adoptée au Québec en 2002), en passant par
le droit des homosexuels et des lesbiennes au mariage, jusqu’au projet de loi
(adopté en 2005) du gouvernement fédéral proposant de redéfinir le mariage
comme « l’union de deux personnes » ou encore le projet de loi destiné à criminaliser les discours haineux contre les homosexuels, lesbiennes, bisexuels et
transsexuels (projet adopté en 2004). À la différence de la situation chilienne, on
constate en effet que plusieurs articles de la presse francophone offrent une tribune aux groupes de la société civile comme Gai Écoute ou la Coalition des
Canadiens pour un mariage égal, cette dernière association regroupant l’ONG
Égale Canada, l’Église unie du Canada, la Fondation canadienne des relations
raciales et le Congrès du travail du Canada. Et bien que leurs positions soient con-
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trebalancées par celles des groupes conservateurs, notamment l’Église catholique
représentée par l’archevêque de Montréal, l’évêque de Calgary ou Monseigneur
Fred Hendry qui menace le Premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, « d’aller
en enfer », le débat revêt une dimension critique propice à la réflexion.
Cependant, ces nouvelles sont dissociées de la SSR adolescente, ce qui
explique l’absence de marqueurs de l’homosexualité dans les dix lexèmes de
l’analyseur de distance. À quoi il convient d’ajouter que, malgré leurs références
aux libertés sexuelles, les quotidiens examinés ne réussissent pas à situer la SSR
dans le contexte de l’intersection des systèmes de pouvoir fondés sur les différences de classe, de genre, de « race » et/ou d’ethnie. Une lacune qui, selon
nous, mériterait une étude en soi.
Violence, prostitution et pédophilie homosexuelle dans le corpus
anglophone
À l’image du corpus francophone, le corpus anglophone confine la sexualité adolescente à une pratique dangereuse et violente où interviennent des agresseurs
(invariablement des adultes de sexe masculin) et des victimes, certaines âgées d’à
peine 12 ans. Le recours à des procédés journalistiques mettant en scène la condition bassement criminelle de ceux qui oppriment, violent et exécutent des jeunes
sans défense prend ainsi le dessus sur le devoir d’informer sur des faits d’intérêt
public. Outre l’absence d’analyse sur les besoins et réalités des adolescentes et
adolescents en matière de SSR, on constate une tendance à stigmatiser les segments de la population adolescente qui transgressent les normes sociales de
l’« Establishment ». Ce portrait oscillant entre l’« ange » et le « démon » se
vérifie dans le cas de celles et ceux qui consomment des drogues et/ou se livrent
à la prostitution. Les exemples du Ottawa Citizen à propos de fillettes de 13 ans
pratiquant le sexe oral dans les banquettes arrière des bus scolaires et de prostituées de 15 et 17 ans agressées sexuellement, ainsi que ceux du Globe & Mail sur
des jeunes se livrant à des pratiques d’automutilation, dans certains cas suicidaires, commises sous l’effet de drogues fortes et d’alcool, mettent ainsi en
garde les parents contre le caractère glauque de la sexualité adolescente.
Par ailleurs, et comme dans le corpus hispanophone, la sexualité est présentée sous les traits de la pédérastie, fréquemment associée à l’homosexualité.
Même si, dans les incidents rapportés, les adolescents ne sont pas toujours les victimes de pédophiles, le traitement journalistique tend à établir un tel lien ou
encore à faire de la pédophilie le moteur des crimes crapuleux. Le cas de Douglas
Moore, un trafiquant de drogues homosexuel, reconnu coupable du meurtre d’un
adolescent de 15 ans et de deux jeunes hommes, constitue un exemple parmi
d’autres. En avril 2004, le Globe & Mail et l’Ottawa Citizen lui consacrent un
total de onze articles et deux commentaires éditoriaux où ils analysent les comportements criminels de Moore à la lumière de ses sentences antérieures (en 1986,
1989 et 1992) pour pédophilie. Ces quotidiens laissent ainsi entendre que les
meurtres de 2004 seraient également motivés par les penchants pédophiles de
l’accusé, écartant du revers de la main d’autres considérations possibles telles que
la drogue. C’est pourtant ce dernier scénario que confirment des témoignages
ultérieurs (National Post du 31 mai 2005) montrant que le mobile des trois homi-
890
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cides de 2004 est bel et bien l’argent de la drogue. Il aura pourtant fallu attendre
un an avant qu’un autre quotidien anglophone rétablisse les faits. Entre-temps,
l’équation homosexualité/pédophilie aura permis de renforcer un stéréotype de
surcroît vendeur si l’on considère l’importance accordée à cette histoire policière.
Une autre caractéristique de la couverture journalistique en anglais durant le
mois d’avril 2004 est son désintéressement à l’endroit des besoins d’information
et de services en SSR des adolescentes et adolescents. Il est pour le moins curieux
que les rares réflexions sur les conséquences éventuelles que pourraient exercer
les politiques conservatrices des États-Unis en matière de planification familiale
sur les droits et libertés sexuelles au Canada ne soient nullement transposées à la
situation des adolescentes et adolescents. À croire que les jeunes se trouvent à
l’abri des infections transmissibles sexuellement, du VIH-sida ou encore des
grossesses non désirées! Depuis notre étude, les médias écrits aussi bien qu’électroniques ont pourtant abondamment couvert la vague de référendums sur l’avortement menés en mars 2006 dans douze États américains. Au Canada central,
l’élection du gouvernement Harper a sans doute contribué au regain d’intérêt journalistique pour la criminalisation d’un droit fondamental des femmes. Toutefois,
les articles sur le sujet n’ont pas débouché sur une discussion de fond quant à l’impact des politiques « pro-vie » sur la sexualité adolescente. Si, par ailleurs, le
projet de loi déposé le 22 juin 2006 par le ministre de la Justice et procureur
général du Canada, Vic Toews, pour relever l’âge (de 14 à 16 ans) auquel les
jeunes peuvent consentir à une activité sexuelle a fait l’objet de plusieurs
manchettes qui mériteraient que l’on s’y attarde, celles-ci sont postérieures à la
période couverte par notre analyse.
Enfin, un autre thème amplement débattu dans le Globe & Mail et l’Ottawa
Citizen pendant la période à l’étude est celui de la légalisation des mariages du
même sexe. Sauf que, une fois de plus, ces thématiques échappent à l’analyseur
de distance puisqu’elles ne touchent pas directement les adolescentes et adolescents.
Conclusions préliminaires
Au terme de cette recherche, l’une des premières conclusions qui s’imposent est
sans doute la fascination des discours journalistiques pour le crime sexuel impliquant des jeunes. Leur complaisance en la matière est d’autant plus remarquable
qu’elle transcende les frontières linguistiques et nationales. Mis à part quelques
variations quant à l’importance accordée aux pédophiles hétérosexuels ou homosexuels, tous les quotidiens analysés partagent une vision restrictive de la sexualité fondée sur une culture de la violence, la victimisation des jeunes et
l’homophobie. Si, par ailleurs, les questions de SSR suscitent un certain intérêt
médiatique dans le corpus chilien, les discours en la matière sont filtrés par les
mêmes acteurs historiques—l’Église catholique et l’État—qui exercent un contrôle sur l’offre et l’accès aux services dans le domaine. Sur ce point, nous avons
vu que les quotidiens chiliens propagent également une construction stéréotypée
de la sexualité qui nie aux femmes comme aux adolescentes et adolescents la possibilité d’une prise de décision autonome et responsable.
Un autre constat qui s’applique à l’ensemble de nos trois corpus tient aux
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procédés de sélection des nouvelles qui entravent la discussion publique sur
l’accès aux services d’avortement et l’offre d’informations pertinentes concernant les méthodes de prévention des risques pour la population adolescente.
Bien que le débat sur la pilule du lendemain au Chili annonce les débuts d’une
réflexion timide sur l’avortement, témoignant en ce sens d’un retard considérable par rapport au Canada où l’avortement est décriminalisé depuis 1988, le
sujet n’est jamais ouvertement posé. De la même façon, les conditions socioéconomiques et politiques des grossesses adolescentes non désirées, des infections transmissibles sexuellement ou de la féminisation du VIH-sida, toutes
pourtant des préoccupations d’actualité, sont à leur tour absentes des trois
univers médiatiques examinés.
Si, par ailleurs, la société canadienne a connu de nouvelles avancées sur le
plan des valeurs morales, comme l’illustrent la loi fédérale et certaines lois
provinciales sur le mariage des personnes de même sexe, la représentation médiatique de la sexualité adolescente s’inscrit dans une culture hétérosexuelle de
classe moyenne blanche qui rend invisibles les identités sexuelles « dissidentes »
—autant celles des gais, lesbiennes ou transsexuel-le-s que celles des jeunes de la
rue ou des adolescent-e-s de couleur ou autochtones. De fait, aucun des trois corpus linguistiques ne semble tenir compte des caractéristiques sociodémographiques, culturelles et religieuses de la population adolescente. En revanche,
tous s’attachent à renforcer l’efficacité symbolique de la construction d’un imaginaire collectif sexiste et homophobe, fondamentalement déconnecté des recommandations des Conférences du Caire et de Beijing.
Certes, ces résultats sont à nuancer dans la mesure où la technique de l’analyseur de distance impose des choix méthodologiques qui réduisent la richesse thématique des discours journalistiques en SSR aux dix principaux marqueurs
statistiques. Une autre limitation de l’étude tient au fait que nos données ne rendent compte ni du contexte ni des modalités de réception des textes journalistiques
étudiés, ce qui nous prive d’un facteur essentiel de la construction des significations. Ainsi que l’ont démontré les cultural studies, tout texte, loin d’imposer à un
auditoire passif des messages fixes, participe à un processus actif de réception aux
effets à la fois divers et imprévisibles. Comme le précise Buckingham (1993) :
« Viewers, listeners and readers do their own symbolic work on a text and create
their own relationships to technical means of reproduction and transfer ». C’est
pourquoi, dans les prochaines phases de ce projet, nous comptons confronter les
conclusions partielles de l’analyseur de distance aux attitudes, perceptions et comportements des adolescentes et adolescents de chacun des pays concernés.
Notes
1. Des enquêtes récentes de Santé Canada et de son homologue chilien, Ministerio de Salud, révèlent que la différence d’âge à laquelle les filles et les garçons vivent leurs premières expériences
sexuelles n’existe presque plus. Alors que les adolescentes et adolescents du Chili et du Canada
sont sexuellement actifs plus jeunes (en moyenne à 15 ans) que celles et ceux de la génération
précédente, les statistiques tendent à montrer que cette population est de plus en plus vulnérable
aux grossesses non planifiées et aux avortements, de même qu’aux infections transmissibles
sexuellement et au VIH-sida.
2. Définis à la suite de Van Dijk (1990, p. 17) comme « toute information nouvelle sur des événements récents ».
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3. Subventionné par le Conseil de recherches en sciences sociales et humaines du Canada pour une
période de trois ans (2004-2007), ce projet a déjà donné lieu à une étude des politiques publiques
et des curriculums scolaires en SSR à Ottawa et à Santiago (Martinez, Andrea, Meneses, Aldo et
Sarabia, Diana L. (2005). La educación de la salud sexual de l@s adolescentes en Canadá y Chile.
Revista chilena de Temas Sociológicos (10) : 49-98.
4. Au Chili, El Mercurio, propriété de la famille Edwards, constitue un des nombreux quotidiens du
premier groupe de communication du pays, tandis que La Tercera appartient au groupe COPESA
(Consorcio Periodístico de Chile, SA), deuxième holding national en importance dirigé celui-là
par le banquier Álvaro Saieh Bendeck. Au Canada, La Presse et Le Droit appartiennent à Gesca
(Power Corporation), une compagnie de Paul Desmarais engagée dans les communications, les
services financiers, les pâtes et papier, etc. Gesca contrôle 52% du tirage des quotidiens au
Québec. Par ailleurs, le Globe & Mail est une division de Bell Globemedia, une entreprise de multimédia qui possède aussi CTV Inc., le principal réseau de télévision privée au Canada, alors que
l’Ottawa Citizen appartient à CanWest Interactive, une division du Consortium CanWest
MediaWorks Publications.
5. Par exemple, en date du 9 avril 2004, le quotidien El Mercurio rapporte une étude publiée par
l’American Psychological Association selon laquelle une cinquantaine de recherches sur le sujet
confirmeraient que l’homosexualité des parents ne rejaillit pas sur les prédispositions sexuelles de
leurs enfants.
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