21 octobre 1943 : l`évasion de Raymond Aubrac

Transcription

21 octobre 1943 : l`évasion de Raymond Aubrac
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
21 octobre 1943 : l'évasion de Raymond Aubrac
par François Delpla
À l’occasion du procès Barbie, la France redécouvrait un fait d’armes épique de la Résistance, l’évasion de Raymond Aubrac, arrêté
avec Jean Moulin à Caluire et délivré par un commando dont l’âme était sa propre épouse, qui avait pris la Gestapo dans ses ruses.
Les années 1990 furent celles de la « déconstruction » du mythe, jugé trop beau et entaché de quelque non-dit suspect. François Delpla, auteur du premier livre historique sur la question, est parvenu à établir les faits, qu’il présente ici.
I L'EVASION
L’entrée en résistance
Lucie Bernard est enseignante. Issue d’un milieu
paysan très modeste de Bourgogne, elle a passé
son agrégation d’histoire à la force du poignet, tout
en animant des bagarres, déjà, au Quartier latin.
Elle était l’un des rares membres féminins des
étudiants communistes qui en affrontaient d’autres,
royalistes, chez lesquels le masculin prédominait
plus encore. Le grand helléniste Jean-Pierre Vernant est encore là pour témoigner de son courage
et de son prestige.
gauche, par d’autres biais, plus paisibles et plus
discrets. Il a fait partie d’un cercle d’étudiants des
grandes écoles s’initiant au marxisme. Mais lui non
plus ne semble pas avoir de tropisme vers l’est :
c’est aux États-Unis qu’il a fait une année de
stage, en 1938. Dès cet entre-deux-guerres où la
polarisation des esprits est extrême, les Aubrac ont
certes choisi leur camp, mais ne suivent pas un
itinéraire stéréotypé.
Le choix résistant est à l’avenant. Les mouvements devancent les partis, ils sont pluralistes,
surtout Libération dit « Sud » (pour le distinguer
d’un homonyme de zone nord), fondé par
l’aristocrate Emmanuel d’Astier. Le milieu communiste est un vivier parmi d’autres. Durablement
démobilisés par le pacte germano-soviétique,
beaucoup de militants sont réveillés par la défaite
et retrouvent l’envie d’agir, sans consigne de leur
parti. C’est ainsi que Raymond recrute pour
« Libération », par exemple, Maurice Kriegel,
futur dirigeant du PCF sous le nom de KriegelValrimont, qui a déjà un passé politique et syndical1. Quant à Serge Ravanel, qui s’appelle encore
Ascher, c’est un jeune polytechnicien replié à
Lyon avec son école, qui s’engage dans la Résistance en fréquentant ses amis de droite, membres
Communiste, elle ne l’est pas restée, au sens précis du terme. Un froid s’installe, lorsqu’en 1935 la
direction du PCF lui propose de suivre l’école des
cadres de Moscou et qu’elle refuse. Elle ne coupe
pas les ponts mais invente, un demi-siècle avant
certain dirigeant politique, le "droit d’inventaire".
Cela lui va bien. Lucie est quelqu’un qui n’adhère
pas, qui trace son chemin propre. Ainsi, dans la
Résistance, elle n’aura jamais de poste précis.
Elle rencontre le jeune ingénieur Raymond Samuel
en 1939, à Strasbourg. Ils se marient au début de
la guerre et, lorsqu’en juin 1940 il se retrouve prisonnier, elle va l’aider à s’évader. Déjà. Ils trouvent tous deux du travail à Lyon. Lucie, à la faveur de quelques voyages, noue des contacts qui
aboutissent à la fondation d’un des premiers mouvements de résistance, qui prend au début de 1941
le nom de « Libération ».
1
Sur la cohabitation de ces deux engagements quand le PCF a
repris du poids, et sa capacité à influencer les mouvements,
cf. Douzou (Laurent), La désobéissance, Paris, Odile Jacob,
1995, ch. 12.
Raymond aussi a fréquenté des milieux d’extrême
1
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
du mouvement du général Cochet. Il y a aussi
« Combat », le mouvement le plus homogène au
départ, fondé autour d’un noyau d’officiers qui
tardent à dire du mal de Pétain. Lyon est, sinon la
« capitale de la Résistance », comme le veut la
légende, du moins un centre important où beaucoup d’initiatives s’entrecroisent.
écrit la structure de l’Armée secrète, qui rassemblait les groupes combattants des mouvements non
communistes. Ce dossier était destiné aux services
américains, dont Combat attendait subsides et
prise en considération : on avait quelque peu gonflé
les chiffres. Quand les Allemands se font remettre
ces documents, où figurent entre autres les noms
d’Aubrac et de Forestier, en bonne place dans les
organigrammes, il est surprenant qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils ont ces deux personnes à
leur disposition dans une prison lyonnaise. C’est
pourtant ainsi. Il faut se souvenir que l’occupation
de la zone sud (11 novembre 42) est toute récente
et que la Gestapo cherche ses marques, en essayant fébrilement de démanteler au plus vite la
Résistance qui, sans être bien en cour à Vichy,
était cependant moins activement pourchassée que
dans la zone occupée depuis 1940. Tout le monde
doit s’adapter au plus vite, les clandestins à une
répression plus dure, les Allemands à un milieu
nouveau et hostile. Barbie lui-même est un peu
jeune, c’est un SS fanatique, dépourvu
d’expérience policière. L’arrivée en avril d’un
cadre jusque là en poste à Dijon, Moog, augmentera considérablement l’efficacité de ses services.
Mais avant qu’il donne sa pleine mesure, Lucie
Aubrac aura frappé une première fois.
Nous voici le 15 mars 1943. Raymond Samuel, qui
a pris depuis peu le pseudonyme d’Aubrac, a rendez-vous dans un appartement avec Kriegel et
Ravanel. Il trouve le premier en compagnie de la
police ; elle arrête le second lorsqu’il se présente,
un peu plus tard. Elle a eu l’adresse par Curtil, un
résistant arrêté deux jours plus tôt. Tous trois, le
jour même ou le lendemain, tentent de s’enfuir et
sont repris. En prison, ils se retrouvent dans la
même cellule, ainsi qu’un cadre important de
Combat, François Morin, dit Forestier.
Lucie, dès qu’elle apprend l’arrestation, envisage
d’organiser une évasion. Il y a urgence : en vertu
des accords entre Pétain et les Allemands, ceux-ci
peuvent réclamer les Français arrêtés pour faits de
résistance. Tantôt ils se contentent de les interroger, tantôt ils les gardent. En l’occurrence, ils ne
vont questionner de manière approfondie que Ravanel, trouvé porteur, il est vrai, de cartes annotées. Il prétend qu’il n’en était que le courrier, et
on le rend aux autorités françaises. Kriegel et
Aubrac sont entendus plus brièvement, et ensemble. Morin, pas du tout.
La première évasion
Serge Ravanel avait une spécialité : l’organisation
de groupes francs pour entreprendre des actions
ponctuelles contre l’occupant. Il deviendra bientôt
le responsable national de ces groupes. Mais en
attendant, il a besoin de leurs services, pour être
libéré. C’est à quoi s’emploie Lucie. Elle s’intègre
à un groupe et prépare une évasion en deux
temps : on fait d’abord parvenir aux prisonniers
des aliments qui les rendent malades puis, lorsqu’ils sont transférés à l’hôpital de l’Antiquaille, on
s’apprête à investir le bâtiment. Cependant, tout en
menant rondement les choses pour faire sortir en
même temps Morin, Aubrac, Kriegel et Ravanel,
Lucie, impatiente et inquiète, joue aussi sa partition
d’épouse.
Les prisonniers sont bien gardés. Il n’est pas question, par exemple, de tenter un assaut de la prison.
Cependant, ils ne sont pas au secret. Beaucoup
d’informations peuvent transiter par les avocats,
car Vichy leur prépare un procès. Le juge
d’instruction ne fait pas de zèle, le procureur, si.
La diversité des opinions des Français se retrouve
dans l’appareil d’Etat vichyste. Certains espèrent
tout d’une libération par les Alliés, et aident la
Résistance autant que faire se peut, d’autres estiment que Pétain est un moindre mal et qu’il faut
l’aider à mettre au pas ces excités irresponsables,
qui vont finir par fâcher l’occupant. Mais personne
ou presque n’est pro-allemand.
Début mai, on ne sait encore quand le coup de
main contre l’Antiquaille sera possible, et on apprend que le procureur vient de faire échouer la
mise en liberté provisoire d’Aubrac, demandée par
son avocat et accordée par le juge d’instruction. Il
Lors du coup de filet de la mi-mars, la police a fait
main basse sur des dossiers nombreux et éloquents. La direction de Combat avait couché par
2
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
était en effet, des quatre, celui sur lequel pesaient
le moins de charges. Prise d’une inspiration subite,
Lucie se dit que ce procureur est mû par la lâcheté et qu’en le menaçant de représailles on a une
chance de le faire céder. Elle se rend chez lui et
lui tient le langage suivant : le prisonnier en question est un délégué du général de Gaulle, et s’il
n’est pas en liberté le lendemain, le magistrat ne
verra pas le coucher du soleil. On ne sait ce qui se
passe alors dans la tête du procureur mais le fait
est qu’il signe la mise en liberté, tout en passant ce
geste sous silence dans un rapport résumant
l’affaire quelques semaines plus tard.
l’essentiel : Hardy a été arrêté et relâché par la
Gestapo quelques jours plus tôt, ce qui devrait le
faire considérer par tous les résistants comme un
pestiféré, mais il s’en cache. Il a passé avec Klaus
Barbie, chef de la Gestapo lyonnaise, un marché
dont les termes ne sont toujours pas exactement
cernés. Lorsque les policiers allemands font irruption dans la villa du docteur Dugoujon, c’est sur les
traces d’Hardy ; arrêté comme tous les occupants
de l’immeuble, il s’échappe alors qu’on les fait
monter dans des voitures et n’est pas sérieusement poursuivi. Si la preuve de sa trahison envers
Jean Moulin n’a pu encore être apportée noir sur
blanc (notons tout de même qu’elle est affirmée
par les documents allemands), le faisceau des
présomptions est accablant. Tout au plus pourraiton supposer, à l’extrême rigueur, qu’il croyait
n’être pas suivi. Mais ses défenseurs ont toujours
été impuissants à esquisser une autre explication
du surgissement de l’ennemi, en dehors des généralités comme « beaucoup trop de personnes
connaissaient l’existence de cette réunion ». Le
lieu, lui, était efficacement caché. Quelles personnes auraient, à part Hardy, été filées ? Là-dessus,
pas la moindre piste.
Cette libération a lieu le 10 mai2. Le 24, l’attaque
de l’Antiquaille est une pleine réussite. Raymond
lui-même, qui en veut un peu à Lucie d’avoir dissocié son sort de celui de ses camarades, tient à
en être. C’est lui qui neutralise le standard téléphonique, au moyen d’un revolver hors d’usage.
Comme ses camarades qui vont chercher les prisonniers dans leur chambre, il se fait passer pour
un policier allemand.
Caluire
La captivité
On sait que la réunion de Caluire, le 21 juin, est
consécutive à l’arrestation, à Paris, du général
Delestraint, chef de l’Armée secrète, une dizaine
de jours plus tôt. Moulin veut au plus vite reconstituer l’appareil, en donnant notamment une forte
promotion à Aubrac. Combat, de son côté, espère
décrocher pour l’un des siens la succession du
général. C’est peut-être à cet effet que ses principaux dirigeants présents à Lyon, Aubry et Bénouville, envoient à Caluire René Hardy, l’un des
leurs, qui s’occupe de sabotage ferroviaire. Il n’a
rien à faire dans cette réunion et n’est pas convoqué par Moulin. Or les Allemands l’ont pris en
filature. De cette affaire embrouillée par les débats d’après guerre, n’extrayons ici que
Lucie, après un moment de désespoir, s’offre un
nouveau coup d’audace. La Gestapo avait arrêté
toutes les personnes présentes dans la villa du
docteur Dugoujon, alors qu’il était en train
d’exercer et recevait d’authentiques patients. Elle
fait un tri et relâche très vite un certain nombre de
personnes, dont l’une apprend aux résistants qu’il
y avait dans la salle d’attente « trois messieurs qui
n’étaient pas de Caluire ». Lucie suppose, à juste
titre, qu’il s’agit de son mari, de Jean Moulin et
d’une troisième personne inconnue d’elle (il s’agit
du colonel Schwartzfeld), qui devaient arriver ensemble. Elle se dit que peut-être les Allemands
n’ont pas encore établi qu’il s’agissait de résistants. Elle fonce donc à la Gestapo, arrive à voir
Barbie en personne et se présente comme une
fiancée enceinte (elle vient de se rendre compte
qu’elle l’est), inquiète parce que son homme doit
absolument recevoir des soins médicaux.
Raymond ayant été arrêté porteur de papiers au
nom de Claude Ermelin, Barbie se met à étaler le
contenu de son portefeuille… dont une photo les
montrant en compagnie de leur premier enfant.
2
Les détracteurs tirent un parti démesuré de déclarations
variables des Aubrac sur cette date, comme sur celle de la
première arrestation. Après Vergès et Chauvy (cf. infra) on a
vu encore un nommé Gérard Hisard en faire une montagne
dans le Figaro-Magazine le 21 février 1998
(l’hebdomadaire a publié le 21 mars suivant une mise au point
de F. Delpla). Or les dates sont claires dans les documents
d’époque et la preuve d’une volonté de dissimuler, dans les
intervalles les séparant des dates erronées, des choses honteuses, n’a jamais été esquissée.
3
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
Puis il la congédie. Cependant, il a cru suffisamment à sa comédie pour omettre de la faire suivre.
Nous le savons par le témoignage de Lucie, qui se
méfiait de cette éventualité, et aussi de Ravanel
qui, dès qu’il est au courant de ses visites à la Gestapo, la fait discrètement surveiller. Aujourd’hui
encore, aucune pièce n’a fait surface, montrant
que la police de l’occupant a accordé une attention
particulière à cette visite.
les renseignements en possession d’Aubrac.
Pourquoi est-il, contrairement aux autres arrêtés
de Caluire, gardé à Lyon et non transféré à Paris ?
C’est un mystère non éclairci. Il semble oublié
dans son cachot, si ce n’est que vers la fin de juillet on le convoque pour lui annoncer sa condamnation à mort par un tribunal.
Elle est renouvelée quelques jours plus tard, et là,
autre chanson : dès qu’il aperçoit Lucie, Barbie la
chasse grossièrement. Il la saisit aux épaules et la
fait pivoter, en lui disant que son amant n’a besoin
que « d’un verre de rhum et d’une cigarette,
comme vous dites en France ».
L’évasion
Lucie retrouve quelques semaines plus tard une
voie d’approche vers les autorités occupantes. Un
colonel allemand, travaillant dans les services économiques, accepte de la recevoir et d’écouter son
histoire. A présent, elle joue à la jeune fille de
bonne famille, séduite et abandonnée. Elle ne veut
plus délivrer son « Claude », mais seulement
l’épouser pour ne pas être « fille-mère », comme
on disait en ces temps délicats. Elle voit l’homme
chaque semaine, en lui apportant des cadeaux, du
17 août au 8 septembre. Il lui fixe alors un rendezvous auprès de Lutgens, un officier de la Gestapo.
Ce dernier lui dit qu’il doute que « Vallet » veuille
bien l’épouser, mais accepte de le vérifier au
moyen d’une confrontation. Ce jour-là, un assaut
du fourgon ramenant les prisonniers des bureaux
de la Gestapo à la prison est préparé par Serge
Ravanel et son groupe, mais n’est pas mis à exécution en raison de la vitesse inattendue du véhicule allemand. Lors de la confrontation, Raymond
entre dans le jeu et accepte le mariage. Puis Lucie
ajoute, à l’étonnement de Lutgens, l’exigence d’un
contrat, dont la signature est fixée au 21 octobre.
Ce jour-là, l’attaque est prévue le matin, à l’aller,
mais une panne mécanique l’empêche. La signature du contrat a donc lieu, l’attaque est montée au
retour et réussit à merveille : le chauffeur, blessé à
mort par le passager d’une traction qui le double,
s’écroule en actionnant le frein, les trois soldats
d’escorte, croyant à une panne, descendent et se
font cueillir par le feu des résistants et les prisonniers sont délivrés, au prix d’une légère blessure
reçue par Raymond.
La différence de ton et de durée entre les deux
entrevues tient probablement au fait que Barbie en
sait plus sur son prisonnier lors de la deuxième
visite (sans doute le 29 juin) que lors de la première (probablement le 23). Un autre indice en est
qu’un rapport de Kaltenbrunner, racontant
l’arrestation de Caluire et daté du 29, ne mentionne pas l’arrestation d’Aubrac, ni celle de Jean
Moulin : il s’appuie sans doute sur des rapports de
Barbie antérieurs à l’identification comme résistants des trois inconnus de la salle d’attente.
Raymond lui-même témoigne, lors de son arrivée à
Londres en février 1944, qu’il a été interrogé superficiellement le premier jour, puis que les vrais
interrogatoires ont commencé huit jours plus tard.
On sait par ailleurs que l’un des résistants arrêtés,
Henri Aubry, a craqué et fait de longues confidences, à Neuilly où il avait été transféré. Il a dit que
parmi les personnes arrêtées se trouvait Aubrac et
c’est probablement pour cela que, suivant son
témoignage, Raymond a été accueilli un matin par
Barbie avec un sourire goguenard et ces mots :
« Tu es Aubrac ! ». Lors des premiers interrogatoires, il avait seulement fait le rapprochement
avec l’arrestation de mars et identifié Ermelin
avec le « François Vallet » de ce dossier. Cependant, l’interrogatoire d’Aubrac n’est pas très poussé. Il se passe dans le bureau de Barbie et non
dans une salle de torture, le prisonnier n’est qu’à
moitié déshabillé et ne reçoit que des coups de
matraque, Barbie demande surtout des caches
d’argent et des adresses de chefs : il est sans
doute sceptique sur la valeur que pourraient avoir
encore, une dizaine de jours après son arrestation,
On apprendra beaucoup plus tard que Barbie
n’était pas alors à Lyon, ayant été appelé en Italie,
où la chute de Mussolini donnait aux Allemands
4
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
force brèches à colmater. Son intérim est assuré
par Floreck, qui déclenche une répression rageuse.
Le domicile des Samuel est perquisitionné vers la
fin d’octobre. Les Allemands apprennent l’adresse
de leur fils, confié à une maison d’enfants sa-
voyarde ; il est sauvé de justesse et amené à la
clinique où ils sont cachés. Puis ils sont hébergés
dans divers endroits de Bourgogne et de FrancheComté, avant d’être évacués vers Londres par
avion, le 9 février 1944.
II La polémique
Naissance d’une affaire
Quand on parle d’une « affaire Aubrac », on entend ou sous-entend souvent qu’elle aurait commencé soit pendant la guerre, certains résistants
ayant douté de la régularité des moyens employés
pour l’évasion, soit en 1997, à la sortie du film de
Claude Berri Lucie Aubrac, rendant les choses
suspectes à force de les glorifier. Or il n’y a pas le
plus petit début d’affaire avant la prise en charge
par Jacques Vergès, dans l’été 1983, de la défense
de Barbie, arrêté en Bolivie quelques mois plus tôt.
Et tout le reste découle de ses manipulations, que
ceux qui les relayent en aient ou non conscience.
Cet avocat, après avoir défendu, en prenant des
risques, les militants du FLN algérien, s’était singularisé par une pugnacité souvent ennemie des
nuances et par un usage massif des médias. Sur le
cas Barbie, il ne fut pas long à dévoiler sa stratégie. Héritant d’un dossier lourd, il s’en évaderait le
plus possible et, défendant l’auteur de nombreux
crimes, il s’en prendrait systématiquement à
l’honneur des victimes.
Il commence par élargir la brèche ouverte par les
procès de René Hardy et ses deux acquittements
obtenus de justesse, le premier au bénéfice du
doute qui planait sur son arrestation par
les Allemands, le second à la minorité de faveur,
alors qu’entre-temps l’arrestation avait été démontrée : on voit que, si la justice n’a pas osé déclarer
Hardy coupable d’intelligence avec l’ennemi, il
s’en faut de beaucoup qu’elle l’ait fait apparaître
comme un agneau sans tache. Vergès, se déclarant persuadé de sa culpabilité dans l’affaire de
Caluire et la faisant réaffirmer à Barbie (qui l’avait
déjà proclamée lors d’un interrogatoire en 1948),
s’empresse d’ajouter, lors d’une première émission
télévisée, en novembre 1983, que les résistants
passaient leur temps à se livrer mutuellement aux
Allemands. Il le dit d’une manière générale, sans
la moindre précision de temps ou d’action, mais il
donne deux noms, ceux d’Aubry et d’Aubrac, en
insinuant que l ‘évasion du dernier nommé s’était
faite avec son accord.
Entre 1983 et 1991, il va étoffer, soit en son nom
propre, soit sous la signature de son client, sa narration des menées troubles de Raymond, en y impliquant son épouse. Relevons tout de même qu’il
est moins performant dans les prétoires que dans
les studios. Il était certes difficile d’éviter au bourreau des enfants d’Izieu la prison à perpétuité,
mais il y a la manière et, de ce point de vue, l’un
des plus spectaculaires échecs de la défense fut
l’audition, comme témoin cité par elle, de
Raymond Aubrac. Sans doute Vergès espérait-il
qu’il se récuserait ; en tout cas il s’abstint de toute
question en rapport avec ses accusations télévisées et, au cours de sa longue plaidoirie, évita ce
chapitre. En outre, il perdit régulièrement les procès en diffamation que lui intentèrent, entre autres,
les Aubrac. Mais sa robe, à cet égard, offrait une
protection : il ne risquait rien tant qu’il parlait au
nom de Barbie et il finit par lui faire endosser en
1990 un long texte, à mille lieues du style et des
idées d’un vieux nazi, où pour la première fois était
détaillé le scénario d’une trahison : Hardy avait
renseigné la Gestapo sur une importante réunion
mais non sur son lieu, et celui-ci fut téléphoné, à
Barbie en personne, par Lucie. Car Aubrac avait
accepté de collaborer dès sa première arrestation,
datée du 13 mars, et le coup de filet du 15 était
déjà le fruit de sa trahison. La libération signée par
le procureur était aussi une initiative allemande.
Quant à l’évasion du 21 octobre, elle avait manqué
5
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
son but ! Le commando était en effet formé de
camarades de Jean Biche, patron du réseau Nilo,
arrêté le 19. Malchance, il n’était pas dans ce
fourgon, mais la Gestapo avait profité de
l’occasion pour remettre en circulation son agent
Aubrac.
Le seul élément sur lequel s’appuie cette démonstration est un rapport de Helmut Knochen, le
commandant en second des SS en France, daté du
23 octobre et disant que « selon toute vraisemblance » l’attaque avait pour but de délivrer le
nommé Boyer (pseudonyme de Jean Biche). Le
rapporteur n’indique cependant pas à partir de
quels indices il est parvenu à cette brillante conclusion. Elle pourrait n’être qu’une couverture, Nilo
étant un réseau lié aux Britanniques : une défaite
infligée par lui ridiculiserait moins les SS qu’une
récupération de ses prisonniers par la Résistance
française. Ils avaient encore plus intérêt à laisser
entendre qu’ils avaient eu affaire à forte partie
s’ils avaient pris conscience que leur vainqueur
était une femme.
Dans le texte signé de Barbie, le récit de Lucie sur
ses visites à la Gestapo est significativement
commenté à la manière, non d’un témoin, mais
d’un avocat : l’auteur y cherche des incohérences
ou des invraisemblances, comme s’il n’avait pas
été le destinataire de ces visites et n’avait rien de
personnel à en dire. C’est d’ailleurs probable : si
Lucie, qui jouait son bonheur et sa vie, a quelque
raison de se souvenir de ces conversations, Barbie,
qui voyait passer des centaines de Français et
devait trier rapidement les plus intéressants, a dû
bien vite oublier cette solliciteuse éconduite. Mais
Barbie -Vergès répugne à l’avouer, pour l’évidente
raison qu’elle tient une place essentielle dans sa
fiction. Relevons que l’avocat en use ici avec Lucie comme avec Raymond lors de l’audience : il
s’abstient de toute confrontation entre leurs déclarations et les souvenirs de son client.
ont réintégré leur bercail extrême, mais la correction de la désinformation marque le pas.
Le premier relais s’appelle Gérard Chauvy. Historien non universitaire, il avait produit à Lyon des
ouvrages appréciés d’histoire locale et acquis une
compétence reconnue sur les « années noires »
dans la région. Son Histoire secrète de
l’Occupation reste un ouvrage recommandable.
Loin d’attaquer la Résistance et de s’en prendre
aux Aubrac, il présente ceux-ci comme des combattants coriaces et donne de la culpabilité
d’Hardy la démonstration à ce jour la plus fouillée.
S’il n’a pas changé sur ce point, il a en revanche
opéré, s’agissant du couple Aubrac, une conversion radicale sur laquelle il ne s’est pas expliqué, ni
lorsque je le lui ai demandé par lettre, ni lors de
son procès en diffamation, qu’il a très lourdement
perdu. Si on scrute ses écrits, une explication apparaît, que j’ai proposée et qu’il n’a pas démentie.
Lorsque Barbie meurt à Lyon, en septembre 1991,
Vergès communique aux journaux le long texte
signé du vieux SS qu’il avait remis à la justice
l’année précédente. En raison sans doute de son
caractère nauséabond, et peut-être aussi sa longueur, aucun journal ne le publie. Cependant un
éditeur, Albin Michel, envisage d’en faire le sujet
d’un livre, puis y renonce. Mais s’il n’est pas publié, le texte est résumé par bon nombre
d’organes, sous le nom de « testament de Barbie ». En général on le manie avec des pincettes,
et souvent on le tourne en dérision. Les Aubrac
réagissent par un communiqué de presse, où ils
disent
souhaiter
qu’une
« commission
d’historiens » examine l’évasion du 21 octobre.
Chauvy déjà se singularise, en donnant au Progrès
de Lyon une interview en partie favorable au
« testament ». Il se dit intéressé par le rapport
Knochen et annonce qu’il a, de son côté, des éléments qui vont dans le même sens.
Les seuls qu’il ait produits sont des pièces du procès Doussot. Cet agent français de la Gestapo,
jugé en 1948, avait sauvé sa tête en excipant de
services rendus à la Résistance, et notamment au
réseau Nilo. Il avait obtenu un témoignage en sa
faveur de Jean Biche, revenu de déportation, disant que Doussot lui avait parlé d’un complot visant à le faire évader et qu’il avait appris plus tard
que l’attaque du 21 octobre avait pour but de le
libérer.
La thèse ne résiste pas à l’examen. Sans même
nous demander que faire, dans ce cas, des témoi-
Vergès trouve un, puis des relais
Avant 1997, il fallait, pour lire au sujet des Aubrac
des proses parentes de celles de Vergès, tendre le
cou très loin vers la droite 3. En 1997, à partir
d‘avril, il suffisait, bien souvent, d’ouvrir son journal habituel. Depuis, les principales contre-vérités
3
Cf. par exemple le livre d’André Figueras, journaliste à
Minute puis à Présent, Les quatre secrets de Barbie,
Paris, auto-édité, 1987.
6
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
gnages de Lucie, Ravanel et tous les membres du
commando qui ont survécu à la guerre (une question que Chauvy n’aborde même pas, pas plus qu’il
n’est allé voir le moindre témoin), on devrait être
frappé par la totale invraisemblance d’une pareille
attaque deux jours après une arrestation. Quand
donc auraient eu lieu les repérages et les répétitions ? Cette difficulté devrait arrêter, plus qu’un
autre, Chauvy, qui va faire de la surpuissance allemande et de l’impuissance résistante le cœur de
son argumentaire. Il démarre donc sur une contradiction béante… mais il démarre quand même.
L’esprit humain est ainsi fait, quand il a décidé de
croire.
L’étape suivante de cet itinéraire se passe dans les
bureaux des éditions Albin Michel. C’est un de
leurs directeurs littéraires, témoignant au procès en
diffamation, qui raconte 4. Il discutait avec Chauvy
d’un projet de livre, quand celui-ci fit état du tournage, à Lyon, du film de Claude Berri Lucie Aubrac. L’éditeur fit part de son désir de publier un
livre « vraiment historique » sur cette question et
demanda à Chauvy s’il avait des éléments. Celuici revint quelques semaines plus tard porteur d’une
pile de documents et le contrat fut signé, avec
l’objectif de publier le livre en même temps que
sortirait le film.
La chronologie des publications de Chauvy montre
qu’il lui faut de longues années pour rédiger un
livre. Ici, il a accepté de bâcler l’affaire en quelques mois. Mais ne l’accablons pas trop : en fait il
n’a rien changé à son rythme habituel. Son livre
est à peu près dans l’état où il aurait été, à la
même date, s’il avait dû le publier cinq ans plus
tard : c’est un simple amalgame de documents,
sans la moindre tentative pour en dégager des
conclusions cohérentes. Le contraste est total
avec son Histoire secrète de l’Occupation, également de ce point de vue.
En fait de méthode, il n’y a qu’un tic : la juxtaposition du « testament de Barbie », des récits des
Aubrac et de narrations de toutes provenances,
pour faire accroire que rien n’est clair. Certes, les
accusations les plus extrêmes du « testament »
sont par là mises en doute, mais, comme on l’a vu,
la version « Biche », sa clé de voûte, est agréée.
Or, si les Aubrac ont menti en disant que le coup
de main était préparé par Lucie pour délivrer
Raymond, quelle confiance leur faire sur le reste ?
Remarquons enfin que le mémoire de Vergès,
jusque là inédit, est ici publié en double exemplaire : par petits bouts tout au long du livre, et
intégralement en annexe.
Le livre sort le 3 avril 1997 mais, auparavant,
Chauvy en a donné un résumé dans Historia, en
mars. Or les médias, qui s’étaient arrachés les
deux résistants au cours des semaines précédentes
à l’occasion de la sortie du film, se réfugient soudain dans un grand silence. Si les critiques tout
uniment favorables à Chauvy restent cantonnées
aux feuilles d’extrême droite, on voit en revanche
s’installer un peu partout l’agnosticisme. Les personnes qui affirment clairement que Lucie a délivré son mari par une combinaison de ruse et
d’action militaire, en accord avec les dirigeants de
la Résistance et sans la moindre entente coupable
avec l’ennemi, se font rares. Or cet agnosticisme
est celui même de Chauvy et sert la diffusion,
énorme, de son livre. Il apparaît à beaucoup
comme un vaillant sans-grade, qui a osé défier des
monstres sacrés.
Le lent cheminement du contre -poison
Ici l’auteur doit, plus que dans ses précédents dossiers d’Histoire de guerre, parler un peu de luimême. Il avait avec les Aubrac des liens de voisinage et les avait fait venir dans son lycée. Il venait
de publier, en février 1997, La ruse nazie, ce livre
sur l’arrêt allemand devant Dunkerque qui a fourni
la matière d’un dossier dans la présente revue en
septembre dernier. En général, la sortie d’un livre
lui valait quelques semaines d’invitations et de
sollicitations, avant d’en commencer un autre. Ici,
rien. Le calme plat. Et une disponibilité totale pour
suivre de près l’affaire Vergès-Chauvy, constater
que la réaction des historiens se faisait attendre,
tirer toutes les sonnettes d’alarme et, voyant que
personne ne s’y mettait, entreprendre lui-même un
livre de réponse.
En fait, j’étais peut-être l’individu le plus indiqué
pour une telle tâche parce que je n’étais pas historien de la Résistance, mais de la Seconde Guerre
mondiale en général, et de ses débuts en partic ulier. Vergès surtout, Chauvy un peu, apportent des
documents nouveaux, qu’un spécialiste se doit de
confronter avec les cartons d’archives correspondants, ce qui prend du temps. Je n’avais pas de
4
Procès époux Aubrac contre Chauvy et Esmenard, TGI
Paris, 17ème chambre, audience du 12 février 1998.
7
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
tels impératifs. Mon propos était d’appliquer, sur
un épisode particulier d’une époque et d’une
guerre dont je maîtrise les grandes lignes, une
méthode historique aux matériaux bruts exhumés,
pour voir si oui ou non ils invitent à corriger, de
manière importante, le récit traditionnel.
J’ai conclu que non, après avoir ordonné et départagé les documents que Chauvy nous présente en
vrac, et passé au crible toutes ses affirmations.
J’ai montré que les contradictions entre les divers
témoignages des Aubrac sont de détail et ne prouvent rien ; que, lorsque quelqu’un les contredit,
c’est à eux presque toujours que l’analyse oblige à
donner raison et que, lorsque ce n’est pas le cas,
ce n’est pas pour autant qu’ils sont des traîtres : ils
se sont simplement trompés. Ils avaient pour cela
une excuse des plus solides : ils ne prétendaient
pas faire œuvre d’historiens, mais seulement donner, sur des faits notoires, un témoignage sollicité
par des journalistes ou des magistrats ; menant par
ailleurs une vie très active, ils ne consacraient
guère de temps à la préparation de ces entretiens,
une imprécision ou une erreur ne tirant pas à
conséquence. Pouvaient-ils imaginer qu’on mettrait en doute l’évasion elle -même, alors qu’aucun
de ses nombreux protagonistes survivants, amis ou
ennemis, ne l’avait fait pendant des décennies ?
Je les ai souvent rencontrés, leur ai soumis mainte
mouture de mon travail et les ai amenés dans
quelques cas à modifier leur point de vue : par
exemple, les visites de Lucie à Barbie, datées par
elle du 22 et du 28 juin, me paraissent mieux coïncider avec l’ensemble du dossier si on les place les
23 et 29. Tous deux ont admis, sans drame aucun,
que mon raisonnement était plausible.
Le résultat est un petit livre que ses lecteurs m’ont
fait l’honneur de trouver aussi lisible que convaincant. Intitulé Aubrac, les faits et la calomnie, il
est sorti en octobre 1997, aux éditions « Le Temps
des Cerises ». Il s’agit d’un petit éditeur, choisi
parce qu’une trentaine d’autres s’étaient récusés.
La presse ignora presque complètement l’ouvrage.
Sa modeste ambition, de n’étudier d’autre documentation que celle de Chauvy, avait permis
d’achever le travail en quelques mois. Il donne un
statut historique à un fait d’armes éclatant, connu
seulement, jusque là, par les témoignages de ses
acteurs. Cependant, il n’a pas encore trouvé son
public et, sans le recours aux adresses des gens
qui avaient envoyé un mot de sympathie aux Aubrac, ses ventes auraient été encore inférieures.
Une "table ronde" un peu anguleuse
Cet insuccès est d’autant plus intéressant à méditer que l’affaire avait rebondi, au cours de l’été
1997, d’une façon propre à tenir le public en haleine. Le quotidien Libération publiait en juillet les
débats d’une "table ronde" organisée en mai,
comme un succédané de la commission
d’historiens réclamée en vain par les Aubrac depuis 1991. Les principales têtes d’affiche d’un
laboratoire du CNRS appelé Institut d’Histoire du
Temps présent, François Bédarida, Jean-Pierre
Azéma et Henry Rousso, avaient, à la demande
des deux résistants, examiné leurs aventures de
1943 en leur posant des questions. Leur attitude
était devenue, au fil du débat, de plus en plus
soupçonneuse, même s’ils prenaient avec Vergès
de grandes distances, et d’un peu moindres avec
Chauvy. Ainsi, il fallut attendre plusieurs heures
pour que Bédarida, pressé par Raymond Aubrac
de prendre position sur le scénario « Biche », admette son inanité, dans des termes un peu étonnants : « aucun d’entre nous n’a jamais accordé la
moindre créance à cette version rocambolesque ».
Ce n’est pas l’impression que donnait Azéma dans
le numéro contemporain de L’Histoire (daté de
juin) où il ne soufflait mot de Biche, au sein d’un
dossier pourtant épais, comportant une compla isante interview de Chauvy qui se voyait décorer
du titre de « pisteur tenace ». Tenaces, nos enquêteurs l’étaient, lorsqu’au milieu de l’après-midi ils
se relayaient pour accuser Raymond, à tort,
d’avoir « tantôt avoué, tantôt nié » que les Allemands aient, après Caluire, reconnu en lui
l’Aubrac de l’Armée secrète. Puis lorsqu’ils
agressaient Lucie, en se déclarant persuadés que
ses « douze visites à la Gestapo » (un chiffre
avancé par Rousso et considérablement exagéré :
il y en avait eu sept) lui avaient valu des filatures
et enfin, excédés par les dénégations de ces accusés indociles, en venaient à leur reprocher sans
fondement aucun d’être, par leurs imprudences, à
l’origine de l’arrestation des parents de Raymond,
tous deux juifs et assassinés à Auschwitz.
Un renfort regrettable leur était apporté par Daniel
Cordier, auteur de travaux novateurs sur le combat
résistant, à l’occasion d’une biographie de Jean
Moulin dont il avait été le secrétaire. Il n’était pas
le dernier à charger ses anciens camarades. Tous
tournaient le dos à la déontologie de l’historien,
8
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
alors même qu’ils s’en réclamaient à tout bout de
champ, puisqu’ils n’essayaient pas de recouper les
sources pour dégager une vérité, mais entreprenaient une sorte de forcing pour la soutirer à des
personnes qui l’auraient longtemps gardée sous le
boisseau. Cependant, d’autres historiens présents,
comme Maurice Agulhon et Laurent Douzou, se
désolidarisaient par leur silence avant d’exprimer
une nette désapprobation, dans les « articles réactifs » que le quotidien commanda aux participants
à l’occasion de la public ation du débat. Surtout,
quelques jours plus tard, une déclaration signée par
la grande majorité des spécialistes universitaires
français de la Résistance désavoua de la manière
la plus sévère, au nom de la méthode historique, le
comportement des accusateurs5.
instance, son noble souci d’éviter les répétitions lui
a fait passer quasi-complètement sous silence
l’appel rejeté et la cassation refusée. Il est vrai,
d’autre part, que Le Monde, Libération et
L’Histoire, qui s’étaient fait de « l’affaire Aubrac » une spécialité en accumulant sur elle des
articles de tout acabit (y compris, s’agissant du
Monde, un article de François Delpla 6), n’ont pas
cru devoir, à ce jour, informer leurs trop confiants
lecteurs de la parution de ce livre. »
Un climat délétère
Si la polémique autour de l’évasion de Raymond
Aubrac n’a rien mis au jour d’essentiel sur les
années 40, en revanche elle est fort instructive sur
les années 90. C’était une époque, disait-on, de
"désidéologisation" et de "déshéroïsation". Un programme propre à intéresser et à mobiliser tout
historien digne de ce nom. Mais la marchandise
n’a pas toujours été conforme au pavillon. Quelques-uns uns ont profité de la chute de l’empire
soviétique, non point seulement pour mieux le
connaître et le comprendre, mais, en une démarche de type religieux, pour en faire la source de
tous les maux d’un siècle. Il suffisait d’avoir, un
jour quelconque et sur un sujet quelconque,
convergé avec Moscou, pour être mis en accusation, et se voir taxer de nostalgie stalinienne si on
avait l’audace de se défendre. Les Aubrac, ici,
sont en bonne compagnie : on a utilisé l’alliance
antinazie des Occidentaux avec l’URSS pour revoir à la baisse la cote de Jean Moulin, de De
Gaulle et même de Churchill7.
Emblématique à cet égard est l’attitude de Stéphane Courtois. L’auteur vedette du Livre noir du
communisme et celui, fâcheusement moins connu,
d’une biographie fort instructive d’Eugen Fried, est
le seul historien qui ait cautionné Chauvy sans la
moindre réserve, tant dans les colonnes de
L’Histoire et d’Historia que lors de son procès.
Cité comme témoin par la défense8, il a déclaré
que Chauvy avait suivi dans le livre incriminé
« une méthode historique ». Le président, étonné,
lui ayant demandé de justifier cette assertion, il ne
trouva qu’un seul cas, très ponctuel, où Chauvy
Un silence peu satisfaisant
Le silence qui a entouré le procès en diffamation
n’est pas sans analogie avec celui qui avait accueilli la publication d’Aubrac, les faits et la calomnie. Certes, lors de la première instance devant la XVIIème chambre correctionnelle de Paris, les journalistes étaient en nombre, et la lourde
condamnation fut relativement bien répercutée.
Mais aucune conséquence ne fut tirée, aucune
autocritique esquissée par ceux qui avaient hurlé
avec les loups. Pire, les jugements d’appel et de
cassation furent presque entièrement passés sous
silence. La calomnie avait intéressé. Son effondrement déplut-il ? En tout cas, il ne fut pas estimé
aussi apte à faire vendre de la copie.
Pour en finir avec cette page de l’histoire de la
presse française, signalons que la parution du présent article a été annoncée en temps utile aux trois
périodiques qui avaient donné la plus grande publicité, fût-ce pour s’en désolidariser de temps en
temps, aux élucubrations de Chauvy. On leur a
soumis le texte suivant :
« Le livre Aubrac, les faits et la calomnie est
paru en octobre 1997. Près de quatre ans plus
tard, il s’en est vendu moins de 2000 exemplaires,
ce qui est inférieur au tirage moyen des ouvrages
de l’auteur et très loin derrière celui du livre de
Chauvy, à présent condamné définitivement et très
lourdement, par toutes les instances judiciaires,
pour cause de calomnie. Il est vrai que, d’une part,
si la presse a répercuté le jugement de première
6
8 mai 1997, article intitulé « Quelle affaire Aubrac ? ».
cf. Delpla (François), Churchill et les Français, Ostwald, Polygone, 2000, postface.
8
Procès époux Aubrac contre Chauvy et Esmenard, TGI
Paris, 17ème chambre, audience du 6 février 1998.
7
5
« Déplorable leçon d’histoire », Libération, 24 juillet
1997.
9
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
départageait des documents et ne se contentait pas
de les juxtaposer pour semer le doute : Chauvy
oppose au mémoire de Vergès, affirmant que les
Allemands connaissaient l’identité des gens qu’ils
allaient cueillir à Caluire, le témoignage du SS
Stengrit, suivant lequel ils ignoraient cette identité.
Mais il atténue aussitôt la mise en cause du
« testament » par cette pièce en dépréciant le
témoin : « Toutefois, dans l’opération son rôle est
limité et il n’a de l’ensemble qu’une vision approximative » 9. Questionné à plusie urs reprises par
un président de plus en plus stupéfait, Courtois
s’accrocha comme un beau diable à ce bikini
d’exemple.
nes de la liberté dans les sociétés libérales. Plutôt
que de relayer un mauvais procès, il serait bien
inspiré d’examiner les cloisons sectaires qui l’ont
amené à prendre position sur un sujet en ignorant
des sources importantes, et le point de vue de la
majorité des spécialistes. On peut se prendre à
rêver, pour la chute du communisme soviétique,
d’autres le ndemains… et se mettre au travail pour
les faire advenir. L’histoire peut et doit parler du
pire, mais ne peut-elle pas aussi et, osons l’écrire,
ne doit-elle pas surtout mettre en lumière, dans
l’infinie litanie du crime et du malheur, ce qui permet de ne pas désespérer de l’homme ? Les Aubrac, qui ont su si bien concilier l’intérêt de leur
amour et celui de leur pays, méritaient et méritent
d’être valorisés, en une époque qui se veut critique, plus encore qu’ils ne l’avaient été lors de la
Libération, au zénith d’un « culte résistant » effectivement passible de réexamen.
Vedettariat ?
De braves gens, et même parfois des gens braves,
se sont laissé entraîner à dire du mal de ce couple
et à nourrir, fût-ce par le scepticisme, la calomnie.
Les Aubrac auraient, dit-on, joué les vedettes et
voulu accaparer la gloire du combat résistant. La
chronologie que j’ai esquissée, et qui est très rarement rappelée, est de nature à détromper ceux
qui l’ont dit de bonne foi. Lucie était à la Libération une véritable vedette… et elle a poursuivi en
tout anonymat sa carrière de professeur. Ce n’est
que dix ans après sa retraite qu’elle a commencé à
courir les lycées et collèges pour y parler de la
Résistance, à l’occasion du procès Barbie. De
même son livre Ils partiront dans l’ivresse n’est
qu’une réponse aux premières allégations de Vergès. Il faut aussi rappeler que Raymond avait joué
en 1972 un rôle capital dans l’identification de
Barbie, qui se cachait en Bolivie sous un faux nom
et venait d’être démasqué par le couple Klarsfeld.
Il était allé à la justice militaire faire une déposition
où il reconnaissait formellement l’homme, et
l’officier lui avait dit en l’enregistrant que ce serait
"la première pièce du dossier Barbie" -un point sur
lequel, allez savoir, un Vergès a pu jouer pour faire
signer ses affabulations au tortionnaire non repenti.
Loin d’avoir affaire à de la vanité sénile, nous nous
trouvons encore aujourd’hui, mais il serait grand
temps d’en reprendre conscience, en présence de
deux êtres pleins de droiture et de dévouement,
toujours solides au poste quand on prétend dénigrer leur combat.
Aujourd’hui les choses se sont un peu tassées.
L’IHTP a organisé en 1999, et publié en 200010,
un colloque sur Jean Moulin où les ténors précités
de la table ronde parlent des rapports entre historiens et témoins d’une façon mesurée, qui ne rappelle en rien leurs emportements de 1997.
Mais l’autocritique reste implicite et les Aubrac
sont quasiment passés sous silence… ainsi que la
table ronde elle -même, alors que, p. 189, Chauvy
est assez longuement mentionné et, enfin, clairement désavoué.11 Dès lors la calomnie poursuit
son cours, sous des formes rampantes qui, depuis
Beaumarchais, sont connues pour ne pas être
moins redoutables que ses manifestations directes.
Témoin un livre qui porte la marque d’une pensée
vigoureuse et souvent courageuse, Mémoire du
mal tentation du bien, de Tzvetan Todorov (Laffont, 2000). Se fondant sur la table ronde, l’auteur
estime (p. 222-224) que Bédarida, Azéma et
Rousso (présentés comme « les historiens de la
Résistance » alors qu’eux-mêmes n’y prétendent
pas), ont eu raison lors de ce débat et que les Aubrac, certes injustement calomniés, ont du mal à
comprendre les exigences du travail historique.
L’auteur, homme de culture et bon connaisseur
des pratiques de censure, pourrait cependant trouver là matière à enrichir sa réflexion sur les pan9
Chauvy (Gérard), op. cit., p. 144.
Azéma (Jean-Pierre, dir.), Jean Moulin face à
l’Histoire, Paris, Flammarion, 2000.
11
Quant à mon livre, il devrait logiquement être mentionné
sur cette même page, et ne l’est pas. De même qu’il est
toujours absent de la bibliographie accomp agnant, sur le site
Internet de Libération, les textes de la table ronde.
10
10
www.fdelpla.org
________________________________________________________________________________
Bibliographie
Aubrac (Lucie), Ils partiront dans l’ivresse, Paris, Seuil, 1984.
Aubrac (Raymond), Où la mémoire s’attarde, Paris, Odile Jacob, 1996.
Aubrac (Lucie), Cette exigeante liberté (entretiens avec Corinne Bouchoux), Paris, L’Archipel, 1997.
Azéma (Jean-Pierre, dir.), Jean Moulin face à l’Histoire, Paris, Flammarion, 2000.
Chauvy (Gérard), Aubrac Lyon 1943, Paris, Albin Michel, 1997.
Delpla (François), Aubrac / Les faits et la c alomnie, Pantin, Le Temps des cerises, 1997.
Douzou (Laurent), La désobéissance, Paris, Odile Jacob, 1995.
Pfister (Thierry), Lettre ouverte aux gardiens du mensonge, Paris, Albin Michel, 1998.
Ravanel (Serge), L’esprit de résistance, Paris, Seuil, 1995.
Rousso (Henry), La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998.
Sur Internet :
- "table ronde" de Libération : http://www.liberation.fr/aubrac/
- site de l’auteur : http://www.1939-45.org/delpla
Arrêts et jugements :
- Tribunal de Grande Instance de Paris, 17ème chambre correctionnelle, jugement du 2 avril 1998.
- Cour d’Appel de Paris, 11ème chambre, section A, arrêt du 3 février 1999.
- Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 27 juin 2000.
©www.fdelpla.org, 2001
11

Documents pareils

LUCIE AUBRAC PDF.rtf

LUCIE AUBRAC PDF.rtf quelques mois à Vannes, où elle a, entre autres, pour élève Simone Signoret, coincée en Bretagne par la guerre. Dès la défaite de juin 1940 et l'occupation de la France par l'armée allemande, elle ...

Plus en détail