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DOSSIER COMMENT RÉFORMER ? Allemagne : une modernisation fiscale bien dosée ISABELLE BOURGEOIS* C Comment Gerhardt Schröder a-t-il pu réussir une réforme fiscale sur laquelle son prédécesseur Helmut Kohl, malgré son aura de l’époque, s’était cassé les dents ? Sans doute, justement, parce qu’il arrivait sur un terrain déjà préparé. Mais surtout parce qu’il a combiné, avec beaucoup d’habileté et de patience, les effets de surprise et la pratique du consensus à l’allemande. L e 14 juillet 2000, le Parlement allemand votait une loi de réforme fiscale saluée à l’unanimité par tous les commentateurs – des grands éditorialistes aux conjoncturistes et au Conseil des Sages1. Enfin, le gouvernement Schröder réussissait là où Helmut Kohl avait échoué. Enfin, le « modèle rhénan » sortait de l’immobilisme. La réforme se solde par quelque 30 milliards d’offre et de demande, ne peut donc s’effectuer qu’au prix d’un vaste effort de réduction des dépenses. Mais, rigueur et économies budgétaires n’y suffisant pas, c’est une triple modernisation structurelle qu’implique et déclenche la réforme fiscale de Hans Eichel : celle des collectivités publiques, celle des mécanismes de péréquation financière entre gouvernement fédéral (Bund), länder et communes, et celle des fondements mêmes de l’Etat-providence allemand. LE RÉÉQUILIBRAGE ENTREPRISES-MÉNAGES d’euros d’allégements fiscaux d’ici à 2005, soit 1,5 % du PIB. Dans le même temps, le ministre des Finances, Hans Eichel, s’est engagé à présenter, dès 2006, un budget fédéral assaini, sans nouveau recours à l’endettement. Le financement de ces mesures, qui bénéficient à la fois aux ménages et aux entreprises, mêlant habilement politiques * Chargée de recherche au Cirac (Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine), Isabelle Bourgeois a dirigé la rédaction de l’ouvrage Allemagne 2001, Regards sur une économie en mutation (Cirac, 2001). A lors que les diverses tentatives engagées par le gouvernement Kohl, dès le printemps 1995, s’étaient soldées par un échec patent, le gouvernement Schröder, lui, parvient donc à faire passer un texte très proche de la « réforme du siècle » avortée de son prédécesseur. Déjà, cette dernière visait officiellement à créer « plus de croissance et d’emploi », en allégeant la pression fiscale sur les ménages et les entreprises. Mais, à l’époque, la marge de manœuvre politique 1 Ce groupe de cinq experts indépendants a pour fonction de suivre et d’évaluer la politique économique gouvernementale. Il publie chaque année, en décembre, un rapport auquel l’exécutif doit réagir. Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 81 DOSSIER 2 Par opposition aux sociétés de personnes (généralement de petites entreprises). Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 82 fédérale composée d’écologistes et d’Helmut Kohl était moindre : de sociaux-démocrates, une réforme rompant en 1991 avec la promesse fiscale très proche dans son esprit qu’il avait faite, dans l’euphorie de la réunification, de ne pas financer du projet Kohl a pu, elle, recueillir la reconstruction de l’économie estune large adhésion. allemande par une augmentation de l’impôt, il avait dû faire voter Bien que le projet initial de la « taxe de solidarité Hans Eichel ait subi, », supportée par les C’est un vaste lui aussi, de nomentreprises et les par- processus de breux ajustements ticuliers de l’Ouest. formation de au gré Certes, son gouvernedes débats, l’essentiel ment avait pu ensuite l’opinion qui a en a toutefois été en abaisser le taux de permis de dégager préservé à l’issue de 7,5 % à un consensus. la procédure de 5,5 % en 1995, mais conciliation entre la en échange il en avait partiellement Chambre des députés (Bundestag) transféré en 1997 la charge sur les et la Chambre des Länder (Bunentreprises, en modifiant notamdesrat). La loi votée en juillet 2000 m e n t comporte deux aspects compléle régime des provisions pour mentaires : la poursuite de la réamortissement. Bien que cette duction de l’imposition des reve« petite réforme de la fiscalité des nus (qu’il s’agisse de personnes entreprises » ait parallèlement physiques ou morales), et une mosupprimé la taxe professionnelle dification du régime fiscal appliassise sur le capital, le gouvernement cable aux sociétés de capitaux ainsi Kohl s’était attiré la vindicte des qu’aux détenteurs de participamilieux économiques : ces derniers tions. C’est là le cœur « libéral » de réclamaient au contraire des la réforme : la réduction sensible conditions plus favorables à leur de l’imposition des plus-values réalisées, tant par les personnes phycompétitivité internationale, grâce siques que morales. Les revenus du à une réduction du taux de prélètravail et ceux du capital sont dévement supporté par les entreprises sormais presque soumis au même (évalué à l’époque par le patronat régime. En agissant à la fois sur la à 60,42 %, toutes contributions s t r u c t u r e confondues, pour les sociétés à du secteur financier et des grands capital2). groupes, d’une part et, de l’autre, Il faut dire que le projet de 1995 sur les portefeuilles de valeurs avait été littéralement désossé au des particuliers, la réforme fiscale fil des débats et négociations, avant contribue aussi à dynamiser la de se heurter au blocus des länder jeune culture boursière des Alledominés par le SPD. Dans la mesure mands. En ce sens, elle constitue où il prévoyait déjà une réduction également un préalable à la réforme des impôts directs, les länder du régime des retraites, adoptée étaient directement concernés, peu après, et qui introduit des car le produit de ces impôts est éléments de capitalisation dans le redistribué entre le Bund, les länder système de répartition. et les communes. Les sociauxdémocrates avaient recalé le texte Le texte adopté est un compromis au motif principal qu’il ne respectait « à l’allemande », fruit d’innompas « l’équité fiscale » : étaient en brables ajustements successifs, effet prévus notamment l’augmenélaborés conjointement par tous tation de la TVA et l’abaissement les acteurs impliqués : formations du taux d’imposition des bénéfices politiques, partenaires sociaux, redistribués. Or, trois ans seulement collectivités territoriales, fiscalistes après cet échec, et sous une coalition et, surtout, fédérations profession- COMMENT RÉFORMER ? nelles ou associations les plus diverses – en un mot, la société civile. C’est ce vaste processus public de formation de l’opinion qui aura permis de dégager en définitive le consensus. A cela s’ajoute une conjonction de facteurs qui a rallié à l’acceptation raisonnée du changement même les plus réfractaires : devant l’accélération de l’intégration européenne, l’Allemagne réunifiée n’avait plus d’autre solution que de rompre avec l’immobilisme pour préserver la compétitivité future (ou, autre version du même concept, le « développement durable ») du « modèle rhénan ». Par-delà la variation des habillages idéologiques, l’objectif est commun : il y va de la santé de l’économie et de la société allemandes tout à la fois. UN PRÉALABLE : LA RÉDUCTION DES DÉPENSES M ais, bien que favorisé par les circonstances, ce consensus a été acquis de haute lutte. Elu à l’automne 1998 sans majorité absolue sur un programme que l’on pourrait qualifier de « sociallibéral », et dont le mot d’ordre était « un nouveau centre », le parti social-démocrate a dû composer avec les écologistes et mener une politique très marquée à gauche. Elle a d’autant plus effarouché les acteurs économiques que, presque coup sur coup, le premier ministre des Finances de Gerhard Schröder, le néo-keynésien Oskar Lafontaine, présentait, dès la fin 1998, un budget 1999 en franche contradiction avec les efforts d’assainissement et de consolidation de son prédécesseur Theo Waigel, créait l’écotaxe et faisait adopter une réforme fiscale favorisant la consommation des ménages. Certes, le coup de pouce au revenu des familles modestes était nécessaire pour relancer une consommation depuis trop longtemps flageolante, mais les entreprises, impatientes ALLEMAGNE : UNE MODERNISATION FISCALE BIEN DOSÉE de voir s’améliorer leur régime fiscal (et leur compétitivité internationale), s’estimaient grugées malgré la baisse de l’impôt sur les sociétés (le taux pour les bénéfices non redistribués, par exemple, passait de 45 à 40 %). En effet, pour contre-financer la baisse de l’impôt sur le revenu, la loi réduisait considérablement les multiples dégrèvements fiscaux dont bénéficiaient les entreprises. « Un attentat contre les investissements et les emplois », s’insurgent alors les fédérations patronales et les industriels. Leur critique s’adressait moins au texte lui-même qu’à la manière de procéder du ministre, à qui l’on reprochait ses méthodes « dirigistes ». Le patronat allemand aurait pu s’accommoder d’une politique franchement axée sur la demande, à condition qu’on lui laisse jouer le rôle qui lui revient en Allemagne chaque fois qu’il s’agit de déterminer des objectifs de politique économique et sociale : ceux-ci sont toujours négociés par la « triade » gouvernementpatronat-syndicats. Or, d’entrée de jeu, le patronat avait été littéralement mis à l’écart. En se cumulant, ces événements avaient fini par stimuler l’attentisme des milieux économiques, déprimant de plus en plus une croissance allemande déjà mise à mal par le recul des exportations à la suite des turbulences internationales. C’est dans ce climat proche de la crise politique que le chancelier Schröder amorce un « recentrage » de la politique fédérale. Oskar Lafontaine démissionne le 11 mars 1999. A l’été, son successeur Hans Eichel présente un spectaculaire plan d’économies (une quinzaine de milliards d’euros), rétablissant l’orthodoxie budgétaire et le cap de rigueur qu’avait abandonné son prédécesseur. La confiance des entreprises, des conjoncturistes comme du Conseil des Sages lui est d’emblée acquise, d’autant que le budget 2000 ainsi révisé s’inscrit dans une politique plus large de réformes structurelles, développées dans le programme « Avenir 2000 ». Les cinq axes de ce programme constituent aussi un habile équilibre entre les intérêts des diverses formations idéologiques. Qu’on en juge : réforme de l’Etat-providence, modernisation de l’Administration, développement de la fiscalité écologique, allègement de la fiscalité des familles et de celle des entreprises. UN CAPITALISME DÉVERROUILLÉ C ’est pour consolider cette confiance retrouvée que Hans Eichel lance son annoncesurprise à la veille de Noël 1999, déclarant vouloir défiscaliser les plus-values issues des cessions de participations effectuées par les banques et les assurances. Cette annonce, qui sera transcrite dans la loi, prend dès lors une valeur à la fois de symbole et de catalyseur. Il ne s’agit certes que d’une disposition parmi d’autres, dont les effets concrets sur le secteur financier ou industriel resteront somme toute limités, puisqu’elle ne concerne que les grandes banques ou entreprises qui pèsent peu dans une économie dominée par les PME, ce Mittelstand industriel omniprésent. Pourtant, elle déclenchera un renouveau du capitalisme allemand d’une ampleur inconnue depuis… Bismarck. C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle, en effet, que s’étaient tissés ces liens capitalistiques étroits entre banque et industrie, liens qui s’étaient densifiés au fil du temps au point de justifier le sobriquet de Deutschland AG (« Allemagne S.A. ») pour désigner une économie verrouillée. Aux yeux des observateurs internationaux, l’Allemagne s’apprête donc à quitter définitivement l’ère industrielle. Mais, au plan national, la véritable portée de cette mesure est autre : en choyant ainsi ouvertement le « grand capital », le gouvernement de gauche « plurielle » redevient consensuel. C’est dans cet équilibrage subtil entre gages donnés à gauche et à droite que réside la recette du succès de la réforme fiscale, née par ajustements progressifs au cours des longues négociations. Nombre des dispositions adoptées étaient débattues depuis la tentative du gouvernement Kohl, ce qui a certainement facilité la prise de décision. Quant à l’opposition CDU, pourtant majoritaire à la Chambre des Länder au moment de la procédure d’adoption du texte, elle ne pouvait pas faire obstruction à une réforme dont elle partage les orientations. En ce sens, une certaine continuité des débats aura servi la réforme de Hans Eichel. Qu’il s’agisse de « partager les fruits de la croissance », de rétablir « l’équité fiscale » ou de consolider structurellement la croissance, seul l’habillage varie. L’objectif, quant à lui, fait l’unanimité. Il s’agit de libérer le potentiel de croissance allemand en agissant à la fois sur la performance des entreprises et la consommation des ménages, dans une optique d’autofinancement par la croissance ainsi relancée. L’originalité de la réforme réside moins dans le détail de ses dispositions que dans son architecture : les deux aspects réunis dans le même texte – fiscalité des entreprises et des particuliers – mêlent étroitement éléments d’offre et de demande, tout en respectant le cap de la rigueur et de la consolidation budgétaire. Ils témoignent ainsi d’un subtil équilibrage des choix entre la diversité – voire les contradictions – de la demande idéologique et les impératifs économiques du pays. L’Allemagne, en effet, tout en restant lourdement lestée par les coûts budgétaires et sociaux de l’unification, et par les innombrables entorses à l’orthodoxie de l’« économie sociale de marché » qui lui sont liées (l’intervention de plus en plus massive des pouvoirs publics dans l’économie), doit assumer pleinement son rôle de « locomotive » Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 83 DOSSIER dans un espace communautaire de plus en plus intégré. L’intégration européenne a eu raison des affrontements doctrinaux : la réforme fiscale est le fruit d’un consensus qui a pu s’opérer par-delà les idéologies. Ce consensus est venu en point d’orgue de presque une décennie de négociations et de marchandages cacophoniques, qui laissaient mal augurer de la capacité de l’Allemagne à se réformer. UNE RÉFORME « EUROPÉENNE » S 3 NdT: la taxe professionnelle – il s’agit en réalité d’un impôt sur les bénéfices des professions industrielles et commerciales – est perçue par les communes, qui sont entièrement libres d’en fixer le barème. Seules les professions libérales en sont exemptées. Son produit (quelque 52 milliards de DM en 2001) leur revient en quasi-totalité. Cette taxe est un élément constitutif du fédéralisme financier allemand. Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 84 ur le dossier fiscal, le gouvernement Schröder a su concilier dans ses choix le social et l’économique – un retour aux sources de la socialdémocratie et de l’économie sociale de marché. Certes, les questions mises entre parenthèses dans la négociation du consensus resurgissent aujourd’hui à l’approche des élections au Bundestag (septembre 2002) dont sortira le prochain gouvernement fédéral. Certes, le Mittelstand grogne, l’opposition chrétienne-démocrate se saisit de nouveau du dossier d’une sim- COMMENT RÉFORMER ? plification radicale du code fiscal (ménages et entreprises), mais ce sont là aussi les manifestations de deux tendances fondamentales : d’une part, la continuité sur le long terme du processus de réforme, tel qu’il caractérise l’Allemagne ; d’autre part, l’importance du processus d’intégration européenne comme accélérateur des réformes nationales. En effet, comme d’autres réformes adoptées ou en cours, celle de la fiscalité est surtout un acte européen. Elle libère la dynamique de croissance propre à l’Allemagne grâce à une relance de la consommation – ce second moteur conjoncturel qui, depuis le milieu des années 90, n’arrive pas à redémarrer. Dans le même temps, elle adapte le « site Allemagne » à la transparence et la fluidité nouvelles de l’espace monétaire européen : la fiscalité allégée des entreprises s’inscrit dans le cadre de la modernisation de la place financière allemande. Les discussions en cours sur la nouvelle régulation des marchés financiers, bancaires et de l’assurance l’attestent. L’achèvement de l’union monétaire exige ainsi son lot de modernisations structurelles. Dans ce contexte où vont se révéler au grand jour les disparités concurrentielles entre les régimes fiscaux des Etats-membres de l’Union, la réforme de Hans Eichel vise bien à accroître la compétitivité du site Allemagne au sein de l’Europe. Mais, contrairement à ce que l’on serait enclin à penser en France, il ne s’agit pas seulement pour l’Allemagne de se doter d’un avantage concurrentiel. La finalité de cette réforme structurelle, comme de tant d’autres, est d’apporter une contribution à la dynamisation de la croissance européenne. L’Allemagne est consciente du poids qu’elle représente dans le PIB européen (un tiers) : pour développer durablement la croissance de l’Union et assurer ainsi sa propre prospérité, elle doit lever les entraves structurelles à sa propre croissance. Pour le gouvernement Schröder, la réforme fiscale ne constitue, en ce sens, qu’un outil de modernisation LES PRINCIPALES MESURES Modification des barèmes : d’ici à 2005, le taux supérieur de l’impôt sur le revenu sera abaissé progressivement à 42 %, et le taux d’entrée à 15 %, l’abattement à la base étant majoré à 15 000 DM. Pour les sociétés, le taux d’imposition des bénéfices, distribués ou non, est ramené dès 2001 à 25 % (environ 38 % si l’on tient compte de la taxe professionnelle). Bénéfices distribués aux personnes physiques : jusqu’ici, l’impôt sur les sociétés était imputé sur l’impôt sur le revenu de l’actionnaire. Désormais, les dividendes distribués seront imposables à l’IR, mais à concurrence de la moitié de leur montant. Bénéfices distribués aux sociétés : afin d’éviter une imposition cumulative, les bénéfices distribués entre sociétés ne seront pas imposés. Seul le premier maillon de la chaîne des participations est taxé dans le cas d’une société de participation, ainsi que le dernier maillon de la chaîne dans le cas des personnes physiques. Cession de participations : à partir du 1er janvier 2002, pour les sociétés de capitaux, les plusvalues de cession de participations détenues dans une autre société de capitaux ne seront plus taxées. Pour les personnes physiques, la moitié de la plus-value est exonérée. Prise en compte de la taxe professionnelle : la charge de cet impôt3 pour les entrepreneurs individuels et les sociétés de personnes sera compensée par une réduction du revenu imposable à hauteur de 1,8 fois le montant de la taxe professionnelle. Les entreprises imposées selon un barème moyen (la fixation du barème revient à la commune où l’entreprise a son siège) seront ainsi entièrement exemptées de la taxe professionnelle. Gerd Stuhrmann (Traduction : Marie-Hélène Pautrat).