Explication de texte :

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Explication de texte :
Explication de texte :
sur l’'insociable sociabilité ou le passage de la nature à la culture
Extrait de la Quatrième proposition de
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
D’Emmanuel Kant
LE TEXTE :
« Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes les
dispositions humaines est leur antagonisme au sein de la Société, dans la mesure où cet
antagonisme est en fin de compte la cause d’une organisation régulière de cette Société.
J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur
inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale
à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à
s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses
dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à s’isoler, car il trouve
en même temps en lui (…) l’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens.
Et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par
lui-même enclin à résister aux autres.
C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son
inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de
cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais
dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le
mènent à la culture ; c’est alors que se forme le goût, et que même, cette évolution se
poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut, avec le temps, transformer
la grossière disposition naturelle au discernement moral en des principes déterminés et enfin
tranfsormer un accord pathologiquement extorqué pour former la société en un tout moral. »
L’EXPLICATION :
Dans Idée d'une Histoire Universelle du point de vue cosmopolitique,
Emmanuel Kant veut rendre compte de la possibilité pour l'Homme de vivre en
société en vertu de principes non empiriques, malgré l'inscription originaire de
l'Homme dans la nature. Aussi le thème de cet extrait de la quatrième proposition
s'inscrit au cœur de cette problématique générale. En effet Kant tente d'expliquer
comment en dépit d'un fond empirique, intéressé et amoral l'Homme semble ne pas
pouvoir échapper – et ce pour les mêmes motivations empiriques – à sa
sociabilisation.
Pourtant la société appelle la régulation des comportements en vertu d'un
intérêt collectif. Mais il apparaît que l'Homme, de prime abord, ne se sociabilise qu'en
vertu de mobiles non sociaux. Nous trouverions alors au cœur même de l'acte
d'association les conditions de sa désagrégation. Néanmoins, de fait, l'Homme vit en
société. Or puisque le seul intérêt empirique comporte un antagonisme de toute
sociabilisation, il ne peut à lui seul expliquer ce fait.
Toutefois il est difficile d'envisager quelque autre cause de la société que ce qui
serait donné au départ, dans la nature, à savoir ce même antagonisme. C'est
pourquoi Kant doit présupposer qu'une certaine logique à l'œuvre dans la nature
conduit l'Homme à dépasser cet antagonisme à partie de lui-même. Mais cela
présuppose un calcul de la nature, une sorte de plan caché. Il reste que la nature
dont il est question est celle de l'Homme et non la nature comprise comme phusis,
c'est-à-dire comme champ d'investigation scientifique. Autrement dit le propos étant
anthropologique, l'anthropocentrisme gagne forcément en légitimité. Or justement les
inclinations empiriques de l'Homme qui constituent son "insociable sociabilité" sont
toujours un certain rapport conscient à soi et non de simples instincts. Si bien que de
l'actualisation de cet égoïsme primaire doit forcément résulter une forme supérieure
de prise de conscience de l'impasse empirique à laquelle l'Homme se trouve réduit.
La représentation de soi primitive n'a dont pas d'autre choix que de s'assumer
pleinement comme cet autre de la nature qu'elle est, altérité sans laquelle il n'y aurait
pas d'antagonisme.
***
D'emblée Kant nous surprend puisqu'il entame son propos par une
personnification de la nature. Cela a néanmoins l'avantage de situer directement le
cadre de sa recherche.
En effet, si du point de vue théorique une telle affirmation n'aurait aucun sens
pour Kant, elle trouve toute sa portée du point de vue pratique, lequel appelle
forcément une réflexion sur le fait que l'Homme est cet être qui se représente son
action en vertu de principes formels, non empiriques.
Néanmoins c'est aussi un être empirique, qui s'inscrit dans la nature. Donc si
l'on ne peut penser l'Homme comme un simple phénomène naturel, on ne peut non
plus ignorer cette dimension empirique. C'est pourquoi se pose nécessairement la
question de savoir comment s'articulent ces deux dimensions sans en éliminer l'une
au profit de l'autre. Si bien que nous ne pouvons espérer comprendre l'Homme sans
assumer cet antagonisme qui de fait empêche de traiter de l'Homme et de son mode
de vie politique exclusivement sous l'angle d'une nature soumise aux lois
homogènes de la nécessité. Précisons donc, de prime abord, qu'il ne saurait y avoir
de dispositions antagonistes pour un être purement naturel et que, partout, la
question anthropologique appelle la forme d'un raisonnement anthropocentrique au
sujet de la nature, une fois rapportée à l'Homme et ce dernier rapporté à cette
dernière.
Aussi de cette nécessité méthodologique il résulte un cercle herméneutique
selon lequel d'une part les "dispositions humaines" se développent par "leur
antagonisme au sein de la Société" et selon lequel, d'autre part, cet "antagonisme
est en fin de compte la cause d'une organisation régulière de cette Société" (ll. 1-3).
Autrement dit les dispositions humaines sembleraient prendre la mesure de leur
antagonisme au sein d'une société qu'en même temps et du même coup elles
élaborent en l'élevant à un niveau de régulation organique, c'est-à-dire où les
antagonismes deviennent les éléments d’un même tout cohérent.
Ainsi ces trois premières lignes du texte semblent annoncer une structure
paradoxale, mais qui trouve, toutefois, son intelligibilité dans une herméneutique de
la finalité. En effet, l'expression "en fin de compte" n'est pas innocente car elle est la
marque d'une causalité non linéaire. La société est voulue parce que l'Homme a de
dispositions antagonistes mais cet antagonisme ne prend jamais autant d'ampleur
qu'"au sein de la Société". L’antagonisme de l’insociable sociabilité n’est vécu qu’à
partir du moment où il y a déjà société et il n’y a de société qu’à partir du moment où
cet antagonisme existe.
Autrement dit d’un côté c’est parce que l’homme est confronté à des obstacles
qu’il doit se sociabiliser, harmoniser son rapport à l’autre. Mais d’un autre côté les
obstacles n’existent que parce qu’il y a déjà la société dont l’homme veut profiter.
L’homme désire donc vivre en société, ce qui crée la société et la société crée ellemême ce désir. Elle deviendra donc forcément, à terme, une fin en soi au lieu d’être
simplement un moyen.
De cette sorte Kant se démarque de toute théorie du contrat social qui
élaborerait une transition entre nature et culture sur la base de conventions fondées
en raison et parfaitement homogènes à une nature strictement intéressée de
l'Homme.
Toutefois cela ne signifie pas non plus que l'Homme entrerait, selon Kant, en
société selon une nature d'une conception fraternelle, à l'instar d'une conception
aristotélicienne. La finalité ici est herméneutique et non pas conforme à une essence
transcendante et immuable de l'Homme.
Pour le dire autrement des trois premières lignes de ce texte nous signalent
toute la structure des deux autres paragraphes, à savoir que c'est en recherchant
son intérêt égoïste, antagoniste de toute sociabilité, que l'Homme finit par réaliser
son seul
véritable intérêt, celui qui résulte de sa capacité à se représenter lui-même en vertu
d'un ordre réglé selon les lois inhérente à cette même faculté de représentation de
soi.
C'est en ce sens que l'on peut comprendre semble-t-il, que les dispositions
humaines révèlent leur antagonisme "au sein de la Société" tout en élevant
finalement celle-ci à autre chose que ce pour quoi l'Homme l’a désirée au départ.
Il reste alors à comprendre de quelles dispositions il s’agit ainsi que la nature
précise de cet antagonisme. Enfin quel lien permet de comprendre cet antagonisme
et qu'est-ce qui advient finalement lorsque celui-ci s'est résorbé ? Autrement dit
comment Kant nous démontre la nécessité à la fois empirique et rationnelle de ce
passage de la nature à la culture ?
***
"L'insociable sociabilité de l'Homme", cet oxymore résume parfaitement le
problème dont il est question : l'Homme, nous dit Kant contre la tradition
aristotélicienne, n'est pas naturellement sociable. S'il entre en société c'est en vertu
d'une nature duelle, à la fois intéressée par les profits résultant de l'association et par
le désir d'y avoir le moins de recours possible, puisque ce qu'il cherche c'est son
profit.
Aussi l'antagonisme des dispositions n'est pas ici le conflit des facultés
calculatrices et morales de l'Homme. L'entrée en société consiste ici dans une
tension exclusivement empirique. L'association résulte d'une "inclination" (l.5) et d'un
"penchant" (l.6). Il s'agit donc d'un fond empirique chaotique de l'Homme qui n'a
d'autre finalité - ou mobile - que la domination et le pouvoir qui permet à l'Homme de
se sentir "plus qu'homme".
Le développement induit de cette sorte est mécanique ; ce que l'Homme gagne
c'est une force sur-naturelle induite par l'union non-naturelle des Hommes.
Dès lors l'antagonisme dont il est question résulte exclusivement de tendances
empiriques. Toutefois cela ne signifie par non plus qu'il s'agit de tendances purement
naturelles. D'abord parce que l'objet ainsi désiré - la Société - n'est pas naturel,
ensuite parce que l'intérêt n'est pas le simple instinct stimulé sans représentation de
soi. Ici il est question de l'égoïsme de l'Homme, lequel, certes relève de
déterminations empiriques, mais il relève aussi d'un rapport à soi.
C'est pourquoi la menace de désagrégation de la société est toujours présente.
Si celle-ci était le fruit d'une nécessité naturelle ce danger, en effet, n'existerait pas.
Il reste que la société correspond bien à un intérêt et, partant, cette
désagrégation est davantage une menace qu'un fait ; de la même manière
l'insociabilité est un penchant ou une tendance, de même que l'intérêt à se
sociabiliser.
C’est pourquoi, l'isolement prend la forme du désir d'un pouvoir tyrannique,
absolu, afin de "tout diriger dans son sens".
Mais évidemment cela ne supprime en rien l'équilibre des antagonismes si bien
que l'Homme, dans son égoïsme primaire se trouve face à une impasse au regard de
ses intérêts puisque chacun sait, finalement, qu'il perdra autant qu'il gagnera à
n'entrer dans la société que sous ce rapport. Chacun peut "[s'attendre] à rencontrer
des résistances de tous côtés" (l.10) et inversement.
Ainsi cette logique égocentrique parce qu'elle porte la marque du conflit
perpétuel appelle une annulation logique des forces en présence. En effet,
l'insociabilité n'est pas le contraire de la sociabilité, mais son opposé ou (pour
emprunter le vocabulaire de Kant lui-même dans Essai pour introduire en philosophie
la notion de grandeur négative) sa grandeur négative. Autrement dit l'insociabilité
n'est pas l'asociabilité ou l'absence de sociabilité. C'est une sociabilité négative de la
même manière qu'une dette n'est pas une absence de capital mais un capital négatif.
Par conséquent si ces deux tendances sont aussi fortes l'une que l'autre elles
doivent s'annuler de la même manière qu'une dette de 1 000 € s'annulerait avec un
capital de 1 000 €. Autrement dit l'Homme se retrouve obligé de penser autrement
son rapport à la société parce qu'en tant qu'il "s'attend" (l.10) et qu'"Il sait" (l.11), il fait
ce calcul qui le porte au constat du caractère vain de l'affairement au seul profit
empirique.
***
C'est pourquoi, au désir grossier du profit il substitue l'ambition. Celle-ci répond
toujours à "l'instinct de domination" (en rappelant que le mot instinct doit être
pondéré dans son usage anthropologique), c'est-à-dire quelque chose qui reste
encore soumis à une logique égoïste. Mais cette fois l'Homme assume son existence
de sujet pensant car l'ambition relève d'un calcul plus élaboré que la profitabilité
immédiate. En effet à ce stade l'Homme développe ses dispositions, il se projette
dans l'avenir et apprend à vivre sur le mode du compromis.
Nous pouvons toutefois nous demander ce qui le détermine à agir ainsi suite au
constat de la vanité des rapports de force. Pourquoi persévère-t-on à s'associer si
entre sociabilité et insociabilité nous avons des forces opposées mais de même
intensité ? Pourquoi est-ce la première disposition qui l’emporte et pas l'autre ?
Nous pouvons formuler deux hypothèses à ce projet : Ou bien la tendance à
s'isoler est naturellement plus faible que l'autre ou bien il y a en l'Homme une tierce
disposition qui renforce l'autre tendance, celle qui consiste à s'associer. Or puisque
Kant est formel sur la réciprocité des résistances que l'Homme sait devoir rencontrer
et exercer, seule la seconde hypothèse serait recevable. C'est ce qui nous reste à
déterminer.
La résistance dont il était question à la fin du second paragraphe, l'Homme s'y
"attend". De même, il "se sait" inscrit dans cette réciprocité des forces en présence.
Kant insiste sur cette forme et cette attitude réfléchie moyennant l'expression "luimême".
Par conséquent ce qui, dans cette résistance, "éveille toutes les forces de
l'Homme" (l.12) c'est bien plus la représentation qu'il en a qu'une action mécanique.
La raison est donc déjà présente comme tierce faculté qui tire le sujet vers elle. Kant
ne fait pas ici une logogenèse ; il nous montre comment la raison finit, en somme,
par avoir le dernier mot, c’est-à-dire comment l'animal doué de raison ne peut, à
terme, que donner raison à la raison, même s'il est grossièrement raisonnable au
départ.
Précisons toutefois, avec Kant, qu'il ne s'agit bien là que "des premiers pas" du
sujet raisonnable, ce qui explique pourquoi ceux-ci relèvent de l'ambition c'est-à-dire
d'un degré à peine supérieur au précédent. Mais du même coup puisqu'est ainsi
rendue possible la prise de conscience de la vanité du précédent antagonisme,
l'Homme se trouve inscrit dans un cercle vertueux où cette forme primaire de pensée
en appelle une autre, supérieure à elle : L'Homme progresse en élevant son niveau
d'abstraction en tant qu'être de culture.
Il reste qu'il faut prendre, pour en arriver à cette thèse, un point de vue
herméneutique puisque Kant ne peut nier ici qu'il fallait poser la faculté de
représentation, et même (ligne 18) une primo "disposition naturelle au discernement
moral" pour comprendre cet arrachement "naturel" à la détermination naturelle.
Arrachement qui n'aurait pas de sens sans un être déjà non-naturel.
***
Après avoir posé que l'Homme ne saurait développer son humanité sans
traverser les antagonismes de ses dispositions et après avoir montré que ces
antagonismes n'ont de sens qu'au regard d'une fin dans une "organisation régulière",
Kant thématise ainsi la logique immanente à la notion de progrès.

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