SMELLS LIKE TEEN SPIRIT

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SMELLS LIKE TEEN SPIRIT
SMELLS
LIKE TEEN SPIRIT
1984-1999. LA DÉCENNIE, EN RÉSONANCE AVEC
CENTRE POMPIDOU-METZ
Rirkrit Tiravanija | Matthew McCaslin | Christian Marclay | Philippe Parreno | Steven Parrino
Fabrice Gygi |Wendelien van Oldenborgh | Harry Sachs & Franz Höfner
20 JUIN – 21 SEPTEMBRE 2014
ENTRÉE LIBRE
4, rue du Change (Place St Louis)
BP 4131
57 041 METZ CÉDEX 1
Renseignements :
Tél. +33 (0)3 87 37 38 29
[email protected]
www.faux-mouvement.com
Ouverture :
du mercredi au samedi | 14 h – 19 h
dimanche | 15 h –18 h
et sur rendez-vous
fermé les dimanches
du 20 juillet au 24 août inclus
et les 15 et 16 août
Les années 90 furent pour Faux Mouvement une
période charnière. Elles ont été marquées par la
fin du dispositif nomade du premier Faux Mouvement, qui agissait ici et là sans espace permanent
d’exposition, et l’ouverture en 1992 d’un premier
lieu au rez-de-chaussée de la DRAC Lorraine, Place
de Chambre, totalement réaménagé à cet effet.
A l’origine opposée à toute idée de « centre », la
structure passe ainsi d’une logique d’action à une
vocation programmative. En raison de complexités administratives, Faux Mouvement quitte cette
adresse début 1996 pour reprendre un studio de
télévision désaffecté depuis plusieurs années et
le reconfigurer en centre d’art. C’est le lieu actuel,
situé à proximité de la cathédrale, qui ouvre officiellement en juin 1997 avec une exposition de
Sarkis. Celui-ci avait souhaité alors faire à la fois la
dernière exposition du lieu qui fermait et la première du suivant, comme pour magnétiser les extrêmes et, par delà les crises, maintenir symboliquement une continuité. Avec Deux Zones, il avait
ainsi clos de manière définitive la programmation
de la place de chambre, pour revenir des mois plus
tard inaugurer le nouvel espace en proposant une
exposition sans objets, travaillée par l’éclairage
du volume architectural vide. De 1984, année de
la première exposition, à 1999, se joue l’histoire
même de Faux Mouvement, qui manifeste à cette
époque le passage d’un militantisme artistique,
aujourd’hui singulièrement daté, à une nouvelle
constellation de centres d’art, foires, biennales,
avec les professions et les postures afférentes. Smells like teen spirit est un titre célèbre
du groupe Nirvana écrit en 1991, qui flotte entre
deux significations contradictoires, la première
faisant prosaïquement référence à une marque
de déodorant, en d’autre termes un effet de la
société de consommation, l’autre proposant à
son strict opposé une interprétation anarchiste
fondée sur la révolte adolescente. Il apparaît
dans les témoignages que cette expression ambigüe superposant produit et état d’esprit aurait
davantage procédé d’un malentendu que d’une
volonté délibérée, mais elle parvient à exprimer
en elle-même le malaise d’une génération coincée entre une angoisse existentielle et les injonctions du marketing. Dans Rock my religion, Dan
Graham définit le concert rock comme une forme
de sanctuaire « contre le monde des adultes » où
l’énergie électrique du rock exprime « ce désir
transcendental et religieux d’une émotion esthétique communautaire ». La musique rock amène
le public a un engagement collectif, on l’écoute
souvent debout, en tout cas sans passivité et pas
forcément en silence. Le clip de Smells like teen spirit reconstitue un concert face à un public d’étudiants et de lycéens encouragé à bouger par des
pom pom girls, recrutées paraît-il dans une boîte
de striptease proche du studio. Emportés par leur
enthousiasme, les jeunes déchaînés finissent par
déborder les gradins pour envahir la scène et briser les instruments. Le groupe de rock s’offre à
eux et semble se dissoudre dans un rituel collectif, disparaissant au sein d’une transe fusionnelle.
Pour Dan Graham, la rock star introduit une forme
de transcendance qui transgresse « les valeurs du
travail quotidien » ; elle y parvient en mettant en
jeu son corps et sa vie et en sacrifiant « sa capacité à devenir adulte ». Il n’y a alors d’autre choix
qu’entre la mort et la chute c’est-à-dire la perte
de réputation et le retour au monde ordinaire. Le
destin christique de Kurt Cobain mort à 27 ans en
1994, porte cette religiosité rock à son paroxysme.
L’œuvre de Rirkrit Tiravanija Rehearsal Studio (1996) constitue une sorte d’adresse au public
adolescent du rock. Rehearsal Studio est la reprise
à l’échelle 1 d’un petit studio de répétition newyorkais où Tiravanija avait ses habitudes ; dans
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une cabane de bois, formant de fait un lieu dans
le lieu, sont rassemblées 4 guitares électriques
branchées sur des amplis et prêtes à servir. A la
place des productions plastiques que l’on pourrait attendre, le dispositif offre une expérience ;
s’il n’y a rien à voir a priori, chacun peut s’emparer
d’un instrument et faire soi-même le spectacle.
Le visuel ici n’est qu’une possibilité qui s’incarne
dans le corps absent des musiciens ; le studio
de répétition apparaît comme une structure à
disposition, en attente, et qui reste à animer par
des spectateurs assez aventureux ou assez forts
pour se pousser en avant et devenir eux-mêmes
un bref instant des héros improvisés du rock. Rehearsal Studio établit les signes d’une convivialité
qui fait de l’œuvre avant tout un dispositif de
médiation ; cette mise en évidence de la relation,
théorisée dans les années 90 par Nicolas Bourriaud, a pu être fustigée comme étant avant tout
une forme de la mondanité, révélatrice de l’entresoi régnant dans l’univers policé de l’art et du
système de reconnaissance qui s’y exprime. Avec
le recul du temps, Rehearsal Studio dépasse sans
doute cette question de la seule relation ou de la
convivialité, même si l’œuvre n’induit directement
aucune distance critique ou politique. Dans son
studio, Tiravanija expose les conventions musicales du rock (comme le Pop a pu exposer des artefacts du supermarché ou des images de bande
dessinée) ; la cabine, espace clos réinstallé, est la
méthode d’accès à une visibilité qui nous renvoie
au studio comme matrice d’une forme musicale.
Prendre place ici revient à s’inscrire aujourd’hui
dans une mémoire à partir de laquelle tout pourrait sembler possible, la gloire, jouer comme un
dieu, se faire déborder par le public ; mais on ne
tient qu’un rêve, ce moment là de l’histoire du
rock s’est sans doute éteint, effacé par l’hyperconsommation et la communication à outrance.
Au milieu de ce studio précaire, avec ses guitares
fatiguées et ses amplis bas de gamme, on fait le
deuil des héros. « Nous sommes là maintenant,
divertis-nous », dit Kurt Cobain dans la chanson.
Face aux instruments et un rien désabusés c’est
bien tout ce qui reste à faire ; empoignez les guitares, peu importe comment et divertissez-nous.
L’œuvre de Tiravanija peut aujourd’hui apparaître
à la fois drôle et funèbre ; au-delà de l’invitation
« conviviale » à se transformer en performer et à
sonoriser l’exposition, le dispositif agit, à travers le
remake d’un espace existant dont on ne sait rien,
comme une sorte d’archive monumentale. C’est
ainsi la trace d’une époque qui se donne à voir,
dont la musique, les studios de répétition ou d’enregistrement, lieux d’une écriture musicale collective, la guitare électrique, les multiples labels de
rock alternatif, portaient une partie du rêve, avant
l’explosion du web 2.0, de You Tube, des réseaux
sociaux, et des studios numériques que chacun
peut se bricoler sans peine à la maison. Rehearsal Studio est de ce point de vue aussi bien une
œuvre qu’un symptôme saisissant de l’esprit du
temps.
Le studio de répétition reconstitué est également un espace d’exposition puisque s’y trouve
accrochée une œuvre de Matthew McCaslin Tricks
of the Trade (1991) composée de deux ventilateurs, de lampes électriques et de deux horloges
à aiguilles le tout relié à un boîtier par un réseau
de fils apparents. A partir de cet appareil composite se manifestent de manière concrète derrière
les guitares, même si celles-ci restent au repos,
une énergie électrique (le souffle, la lumière)
et une mesure explicite du temps, dont on sait
qu’elle compte au moment des séances d’enregistrement (surtout si le studio est loué). Tricks of
the Trade construit essentiellement l’espace derrière les musiciens, établit une perspective, mais
amène aussi d’un point de vue technique l’air et
l’éclairage qui pouvaient faire défaut dans cet
espace confiné. Ce n’est pas donc pas tant le cas
d’une œuvre à l’intérieur d’une autre qui se dessine, que celui de leur intrication dans une nouvelle réalité où elles se prolongent l’une l’autre. Le
dispositif est un court reenactment de l’exposition
Untitled 1996 (ONE REVOLUTION PER MINUTE), organisée en 1996 au Consortium (Dijon), dans laquelle sa présentation était semblable, Rehearsal
Studio faisant l’objet à Metz d’une importante restauration. Il reste que ce qui réapparaît ne revient
jamais de la même façon et ce retour gagne une
actualité qui ne tient pas seulement à un regard
critique réactivé, mais également aux nouveaux
usages, musicaux entre autres, qui vont se faire
jour. Le rock resurgit avec Guitar Grind (1995), de Steven
Parrino (1958-2005), reprise filmée d’une performance de la fin des années 70, dans laquelle il
frotte l’une contre l’autre une basse et une guitare.
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Les cordes en contact font entendre un chaos de
sons déstructurés et de crissements électriques,
produisant une musique informelle dans laquelle
les guitares placées au sol deviennent des générateurs de sons ; en faisant coulisser sur la guitare,
comme un archet, les quatre cordes de la basse
Parrino obtient une masse sonore saturée, dont il
règle l’intensité et les effets en gardant une main
sur l’ampli. Le « rock » tient ici aux instruments
caractéristiques qui sont utilisés et au performer
lui-même, dont les cheveux long collés par la
sueur, les tatouages, les lunettes de soleil, composent une figure de guitar-hero. Mais les deux
guitares collées l’une à l’autre provoquent un
choc sonore où s’abîme toute virtuosité ; la gestualité spectaculaire du rock s’efface derrière une
production musicale qui abandonne le contrôle
de l’instrument et déçoit implicitement tous les
effets stéréotypés que l’on pourrait attendre. Au
lieu de tracer des lignes musicales parallèles, les
instruments s’additionnent, détruisant leur spécificité et reformulant de manière imprévisible la
question du jeu. L’expérimentation musicale répond chez Steven Parrino aux lacérations, froissements, décompositions, destructions auxquels il
soumet la figure du tableau ; sa peinture travaille
une forme d’abstraction marquée par le minimalisme et le monochrome, dans laquelle l’agression
du support déplace celui-ci du plan vers l’objet,
jusqu’à envahir l’espace. Son approche de l’art ne
relève pourtant pas d’une stricte pensée conceptuelle mais se place au contraire dans le contexte
d’une culture populaire, incluant le punk rock,
le black metal avec son imagerie et ses codes, la
noise-music, les Harley-Davidson, les couleurs
clinquantes des motos, la BD, le cinéma de série B. Slow Rot (1988), par exemple, est ainsi une
toile monochrome simplement enduite d’huile
de vidange, le support graissé devenu translucide
laissant voir le châssis, qui confère au tableau,
par transparence, une construction géométrique.
D’un monde à l’autre, la peinture, la musique, la
moto, Parrino a construit une attitude dans laquelle l’art et la vie se mélangent. Guitar Grind,
dont l’idée est ancienne, restitue une performance envisagée comme une déclaration, à partir
de laquelle se met en place un univers proliférant
où le monde semble en permanence soumis à la
dislocation et au chaos. Le « studio de répétition » de Steven Parrino est
à l’opposé de celui de Tiravanija, qui n’engage
aucune apocalypse sonore (déjà par la modestie du matériel à disposition). Le « studio » chez
Parrino tient plus du garage avec engins rutilants et vapeurs d’essence ; de l’un à l’autre on
passe ainsi d’une histoire pacifiée du rock à un
désir permanent de rébellion et d’entropie. Au
lieu d’un toujours plus (de vitesse, de son) relevant du défi, Rehearsal Studio manifeste un caractère quasi-archéologique où les pratiques sont à
distance. On retrouve d’une certaine façon dans
Extended Phone, de Christian Marclay(1994), un
dispositif de ré-exposition par lequel ce que l’on
connaît nous revient de manière problématique.
Extended Phone, dont le titre peut faire allusion
au cinéma étendu (expanded cinema), propose
l’extension démesurée d’un téléphone à cadran.
A partir du combiné s’étire un tube PVC de 152
mètres de long qui porte à ses extrémités d’un
côté le micro et de l’autre l’écouteur. L’hypertrophie du câble qui envahit l’espace, confère
une consistance physique à la parole que le téléphone est supposé véhiculer ; la circulation du
son est ainsi matérialisée par les circonvolutions
d’un tuyau en plastique dont la rigidité marque
le mouvement en anneaux successifs, empêchant
toute stabilité des formes. On y retrouve étrangement le jeu d’enfant consistant à relier avec une
ficelle tendue deux pots de yaourt dans lesquels
alternativement on parle et on écoute. La conversation prend là une réalité objective en attachant
physiquement l’émetteur au récepteur. Chez
Marclay, les échanges se manifestent à travers
l’espace par l’inscription graphique désordonnée
et toujours changeante que fabrique le déroulement du câble à partir du poste minuscule qui en
situe l’origine. Le son devient un objet dans un
schéma archaïque où ce qui est supposé effacer
les distances et ouvrir aux contacts planétaires ne
parvient à s’exprimer que dans les limites d’un endroit fermé au sein duquel le face à face est inévitable. Juste avant le téléphone portable qui nous
soustrait à toute contrainte de lieu, ce dispositif
porte en lui une dérision de la technologie. Si les
signes de la modernité sont présents, y compris
dans les matériaux industriels, tout sentiment
d’efficacité fait défaut. En surjouant la fixité du téléphone et la mobilité du son, il peut apparaître
aujourd’hui de manière ironique comme le chant
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du signe du téléphone fixe où pour composer le
numéro il fallait s’emparer de l’appareil et faire
patiemment tourner le cadran avec l’index. Incidemment, l’œuvre nous rappelle que même les
systèmes numériques « connectés » dépourvus
de toute pesanteur n’en sont pas moins rattachés
à une réalité concrète qui en autorise le fonctionnement. Le son, la parole, la conversation à distance, ne sont en rien des apparitions magiques
séparées de la technique ; en donnant une visibilité au son, Marclay manifeste sa consistance ou
pour le dire autrement se fait le révélateur de ce
qui, dans un univers hyper-technologisé, doit demeurer invisible. Aux conversations silencieuses du téléphone étendu répondent les bulles opaques de
Philippe Parreno. Les Speech bubbles (1997) sont
des ballons en forme de bulles de bande dessinée
remplis d’hélium et flottant au plafond, conférant
un volume rebondi à ce qui n’existe que dans les
deux dimensions de la planche graphique. Un
mince ruban de papier argenté pend à l’extrémité
de chaque ballon comme une invitation à s’en saisir, tout en restant hors d’atteinte. Ces bulles devenues des objets et libérées dans l’espace manifestent les signes d’un dialogue qui fait défaut. En
ne portant aucune inscription, elles deviennent
au-dessus des têtes des surfaces de projection,
non pas au sens de l’écran, plutôt à celui d’une
projection imaginaire ; comme chez Marclay, la
conversation prend une forme objective sans
produire aucun discours et au lieu du texte attendu ce sont les modalités de son apparition qui
se donnent à voir. Rasant le plafond, les Speech
bubbles composent une masse molle qui arrondit l’architecture brute aux lignes découpés de
Faux Mouvement ; les bulles sont inatteignables,
mais en levant les yeux dans leur direction, elles
semblent réciproquement nous désigner venant
reconstituer dans l’espace de manière impromptue la structure des dialogues dessinés qui veut
que soit montré celui qui parle. A la différence
de Christain Marclay pourtant, qui donne consistance à l’immatérialité du son, les bulles vides de
Parreno tendraient plutôt à rendre manifeste une
certaine dimension du silence. A travers la disponibilité muette d’un édifice
désaffecté, la Tribune de Fabrice Gygi (1996) s’inscrit elle aussi dans une forme de silence. Conçue
comme un dispositif aisément manipulable composé de gradins de bois couverts de plaques de
tôle ondulée et d’une toile imperméable montés sur une armature tubulaire, la structure peut
évoquer les concerts champêtres, les courses cyclistes, les défilés de village, les fêtes patronales,
les cérémonies officielles, tous ces événements
locaux obligeant ponctuellement à l’accueil d’un
public. Dans sa conception même, la tribune désigne la collectivité et le temporaire, mais pour la
voir installée il faudrait une occasion qui en motive la construction ; ici l’événement n’a pas lieu et
elle n’affiche qu’une présence inutile. Exposer ainsi ce qui n’a aucun usage induit une double vacuité : celle du spectacle éventuel et celle de son public. Dégagée de sa fonction première, la tribune
devient une sculpture qui, au-delà de son agencement matériel, donne corps à l’attente et à l’absence ; de manière paradoxale, la sculpture ne se
livre pas comme un objet de contemplation, mais
un objet à réimaginer. Davantage encore que les
Speech bubbles, elle est un espace de projection
donnant forme à un corps social qui reste à inventer. Là où l’œuvre de Rirkrit Tiravanija reproduit
un univers clos qui invite à l’action, Fabrice Gygi
propose un espace ouvert faisant place à ceux qui
l’attendent. En s’asseyant sur les gradins, chacun
devient une partie de l’œuvre et se constitue en
image pour les autres mais, à l’opposé, depuis ces
mêmes gradins, toute l’exposition et les visiteurs
qui la traversent se transforment en spectacle.
La tribune est un dispositif où voir et être vu, qui
pense l’œuvre d’art en appareil de médiation. De
ce point de vue, derrière sa fonctionnalité et l’aspect industriel d’un produit de série, elle pose la
possibilité d’un récit, installant dans l’espace une
fiction à son degré minimal. Si l’on devait se référer au cinéma, il faudrait imaginer un film faisant
défaut dont on ne verrait que les décors nus ; de
ce point de vue, ce que propose Fabrice Gygi, un
peu à la manière de Marcel Broodthaers, tient à
une transaction imaginaire faisant l’économie du
scénario et de ses protagonistes. La vidéo de Philippe Parreno, L’Homme
public, l’ordre du discours (la tribune) (1995) répond de manière singulière à cette tribune vide ;
l’homme public est ici l’imitateur Yves Lecoq, qui
produit une parodie de discours juste avant le
discours officiel réellement prononcé par Jacques
Toubon, Ministre de la culture, au moment de
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l’inauguration du Musée d’art contemporain de
Marseille (MAC) en 1995. Yves Lecoq était alors
célèbre pour sa participation aux Guignols de
l’info sur Canal+ où il imitait les personnalités de
l’époque de Jacques Chirac à Patrick Poivre d’Arvor. L’imitateur reprend ces multiples voix face au
micro, mais ce qu’il pouvait accomplir à la télévision, intervient dans un contexte officiel et entre
en tension avec le véritable discours, venant en
souligner les tics et les stéréotypes avant même
qu’il soit prononcé. En regard de la tribune désertée de Fabrice Gygi, se manifeste une saturation
du discours avec une logorrhée parodique potentiellement interminable. Le principe du déplacement s’applique non pas à l’objet comme le fait
Gygi, mais à l’événement télévisuel, qui se trouve
en suspend entre le réel et sa caricature, sans
qu’il soit nécessairement aisé de démêler le vrai
du faux. L’imitateur est inscrit dans le monde des
personnalités qu’il imite, introduisant une perturbation des codes qui bouscule la fondamentale
distraction du (télé) spectateur. Les années 90 ont été celles d’un développement exponentiel de la vidéo, en raison
essentiellement d’une série de bouleversements
techniques ; les vidéoprojecteurs, devenus financièrement plus accessibles, font une entrée
massive dans les espaces d’exposition, les caméras elles-mêmes se miniaturisent passant de
l’analogique au numérique avec l’introduction
du format mini DV, les dispositifs de montage
se démocratisent, en particulier par l’arrivée de
la connexion Firewire sur les ordinateurs Macintosh, en 1999, permettant la capture simultanée
de l’image et du son. Cette nouvelle disponibilité du matériel a stimulé un intérêt pressant pour
l’image en mouvement, jusqu’à épuiser parfois
les capacités d’attention des spectateurs. Autour
de son exposition à Faux Mouvement en 1999 It’s
full of holes, It’s full of holes, Wendelien van Oldenborgh a filmé avec une caméra super 8, équipée
d’une pellicule noir et blanc, les matchs du FC
Metz ou les fêtes foraines locales, produisant en
particulier Bumper, présenté à nouveau ici. Pour
tourner Bumper, elle a pris place dans le manège
d’auto tamponneuses alors régulièrement installé
place de la République. Aux commandes de l’un
de ces engins et équipée de sa caméra super 8,
une main sur le volant l’autre tenant l’appareil,
elle poursuit obstinément le pilote d’une auto
tamponneuse filant devant elle, et filme la situation en un seul plan-séquence, épuisant les 15
mètres de pellicule contenues par l’appareil, soit
trois minutes d’images. L’auto tamponneuse est
ici le vecteur d’un pur mouvement qui se déroule
sans interruption parallèlement au défilement du
ruban super 8. Le tracé du câble téléphonique de
Christian Marclay, matérialisant le déplacement
du son dans l’espace, revient dans la tension d’un
geste tenu de bout en bout à l’intérieur du champ
clos d’un stand de foire. La pellicule super 8 a fait
l’objet d’un transfert sur VHS, ajoutant sa texture
granuleuse au trouble caractéristique de la bande
vidéo analogique. Présenté sur un petit moniteur
posé dans l’espace un peu comme une cible, restituant la visée monoculaire de la caméra, le film
travaille une ambigüité des matières entre vidéo
et cinéma, manifestant l’actuelle migration des
images à travers des formats multiples où s’égare
la place de l’original. Cette interrogation sur le
statut de l’image sera une question majeure de
la décennie suivante, autour des formats de compression, de la pixellisation des surfaces, des bugs
informatiques. De manière peut-être paradoxale,
après un déluge de vidéo dans les années 90,
c’est aujourd’hui que l’on aperçoit le plus de cinéma dans les espaces d’exposition. Si la pellicule
est abandonnée par les salles au profit de fichiers
numériques, elle fait retour dans l’art où de nombreux artistes la font tourner en boucle sur des
projecteurs à plateau. Ce qui pouvait sembler totalement obsolète dans les années 90 opère aujourd’hui un retour inattendu, comme une forme
de résistance à la fluidité avec laquelle se manipulent les dispositifs numériques.
Les auto tamponneuses et leurs déplacements en tous sens sont en fait le relais d’une
performance cinématographique par laquelle
s’organise un mouvement informel, formant un
bloc de temps attaché aux limites du support
d’enregistrement. Le manège, le glissement
fluide des engins, dessinent la structure d’un
événement dont le son est absent, hormis celui
du projecteur, autant par volonté que par fatalité technique, les films super 8 sonores n’existant
plus depuis de nombreuses années. Wendelien
van Oldenborgh adopte dans son travail une position proche du cinéma structurel en déduisant
strictement Bumper des conditions même de sa
réalisation. La caméra cherche constamment à ca-
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drer le conducteur-cible, coiffé d’une casquette,
transformant en film la participation active à
l’attraction foraine ; l’évolution désordonnée des
autos tamponneuses, les chocs, les pertes d’équilibre, empêchent toute stabilité et l’image s’égare
en permanence dans des flous, des zones obscures ou indécises, captant parfois brièvement le
hors champ du manège. Ce flottement d’un plan
impossible à contrôler est mesuré par un rythme
dissymétrique, obtenu en post production, où les
balayages de la caméra semblent alternativement
ralentir ou accélérer, parfois à la limite de l’arrêt ;
l’articulation dans un seul geste cinématographique de vitesses différentes établit ainsi une
temporalité fictive, qui fait de l’événement une
expérience visuelle, un moment suspendu détaché de toute réalité objective.
Les véhicules de tous ordres, camions, automobiles, auto tamponneuses ou autres, que ce
soit à partir de leurs fonctionnalités ou à partir de
leur charge symbolique, retiennent l’attention.
Les artistes berlinois Harry Sachs et Franz Höfner,
présentés pour la première fois à Faux Mouvement en 1998 sous le nom de groupe Active Men,
ont fait longtemps un usage récurrent de la voiture dans des œuvres révisant le quotidien avec
humour et ironie. Dans la performance Opel Kadett (1999), ils prennent ainsi la route dans un véhicule totalement rempli d’eau auquel on accède
par le toit ouvrant. Le conducteur fixe la route derrière un masque de plongée et respire par l’intermédiaire d’une bouteille de plongée, l’opérateur
vidéo filmant la scène dans les mêmes conditions
depuis le siège arrière. Le choix du véhicule se déduit ici de son aptitude à l’étanchéité ; il apparaît,
tests à l’appui, que seule l’Opel Kadett, au moins
à l’époque des faits, disposait de cette fonctionnalité essentielle. La vidéo extraite de cette performance confronte deux point de vue, celui du
spectateur qui court le long du véhicule et celui
des performers immergés, qui voient le monde
à travers un filtre diffus. Le caractère le plus frappant issu du montage tient à l’opposition de deux
réalités sonores ; si la prise de vues extérieure
offre un son clair, laissant entendre cris épars et
bruits de moteur, l’enregistrement intérieur ne
restitue que des sons lointains singulièrement
étouffés. Dans l’habitacle se tient un monde en
suspension, étrangement détaché, comme si l’on
flottait à l’intérieur d’un rêve. L’image révèle ainsi
le spectacle absurde d’une conduite automobile
sous l’eau, vision extravagante et burlesque du
monde contemporain. Avec Venice by car (2002),
Harry Sachs et Franz Höfner, retournent une voiture et la rendent étanche, non pas pour l’inonder
cette fois-ci, mais pour la faire flotter en la transformant en bateau à moteur. A l’occasion de la
Biennale de Venise, ils la mettent à l’eau dans la
lagune toujours avec la caméra à l’arrière, laissant
deviner à travers le pare brise le front de mer de
la cité des doges, mais à l’envers, sachant que le
conducteur tient sa position mains sur le volant,
doigt nerveux sur le klaxon, essuie-glaces en
marche, bien assis sur son siège, mais en réalité
la tête en bas puisque le véhicule est sur le toit ; la
vidéo redresse l’image pour simuler l’action folle
d’une automobile amphibie fonçant à travers les
vagues.
L’esprit adolescent que rappelle le titre, au-delà du
rock qui l’a inspiré, n’est pas absent de ces performances volontairement immatures, ces manèges
de fête foraine, ces imitations potaches, ces bulles
de bande dessinée. Il y a là peut-être un effet
d’époque qui tient à une libération des attitudes,
repoussant tout ajustement à des principes, des
déterminations théoriques ou des combats idéologiques, n’importe quoi pouvant être potentiellement repris ou transformé. Les années 90 ont
sans doute été le moment où l’expression même
d’art contemporain, aujourd’hui banale, a pris un
sens fort, en raison peut-être des multiples polémiques qui alimentaient alors ce qui devait être
une crise de l’art. Après les années 60 et 70 marquées, ainsi que l’écrit Harold Rosenberg, par la
dé-définition de l’art, c’est-à-dire la chute de tout
concept stable dans un esprit avant-gardiste fondé sur l’opposition à l’antérieur, de nouvelles situations apparaissent, faisant de l’œuvre une médiation en mesure de désigner autre chose qu’elle
même, ce qui veut dire qu’elle n’est plus un aboutissement ou un point de vue, mais en quelque
sorte un passage. Aujourd’hui le terme même de
contemporain, s’il reste commode en termes de
communication, est lui-même obsolète ; ce qui
apparaît hyper-contemporain tient davantage
au système de promotion des œuvres et la mondialisation de leur circulation qu’à leur contenu.
Les années 2000 auront été en quelque sorte la
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revanche de la loi du marché. Thierry De Duve
l’a écrit dès le début des années 80 : s’il n’y plus de
maître, le système est là, et on n’est libre de faire
que là où les choses s’échangent. Le monde de
l’art en représentation permanente est d’abord
marqué par des questions de tempo insufflées
par les multiples foires, événements, biennales à
l’origine d’un nouveau tourisme culturel. Pour un
centre d’art comme Faux Mouvement, dont l’histoire traverse trois décennies, les époques ne se
succèdent pas comme des blocs autonomes mais
tendent plutôt à se superposer ; la mémoire s’offre
dans sa globalité mêlant public et privé. Un ouvrage actuellement en préparation (parution en
2015) revient sur ces trente ans d’histoire en revisitant la programmation sous une forme volontairement non chronologique, dans laquelle ce sont
précisément les connexions trans-historiques qui
doivent être réfléchies. A travers elles, sur une
période aussi longue, se signalent aussi bien les
continuités que les ruptures, marquant les unes
et les autres ce qui façonne une identité dans le
champ de l’art.
Patrick Nardin
juin 2014
Exposition réalisée en partenariat avec le Consortium de Dijon, le Frac Bourgogne, le Frac Lorraine, le Frac Nord-Pas de Calais et
en collaboration avec les artistes Wendelien van Oldenborg, Harry Sachs & Franz Höfner.
Remerciements à la Gagosian Gallery.
Avec la participation du Groupe Air Liquide

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