Lila BELKACEM - Alliance de recherche sur les discriminations

Transcription

Lila BELKACEM - Alliance de recherche sur les discriminations
Les paradoxes de la contestation du racisme et des
discriminations ethnoraciales en France.
Une analyse de discours et de conversations entre jeunes
descendants d’immigrants ouest-africains sur Internet
Lila Belkacem
Docteure en sociologie
IRIS, EHESS
[email protected]
Introduction
Mon travail de doctorat, qui visait initialement à interroger la notion de « rapport au
pays d'origine », a permis d’analyser un certain nombre de processus sociaux de construction
des « origines » chez des jeunes descendants d’immigrants ouest-africains élevés en région
parisienne (Belkacem, 2013).
Avant d’aller plus loin, quelques précisions s’imposent au sujet des filles et fils
d’immigrants rencontrés dans le cadre de ce travail. Âgés de quinze à trente ans au moment
de l’enquête, ces derniers partagent un certain nombre de caractéristiques et d’expériences
communes (de la migration et de la minoration). Leurs pères sont d’anciens paysans (plus
rarement commerçants), pour la plupart originaires de la vallée du fleuve Sénégal (à
l’intersection du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie), arrivés seuls en Île-de-France à partir
du milieu des années 1960, et rejoints par leur(s) épouse(s) à partir du milieu des années 1970.
Ils se définissent et sont catégorisés à partir de leur phénotype (« Noir »), de leur religion
(« musulmane ») et de leur ethnonyme (« Soninké », « Bambara » ou encore « Peul »), et sont
inclus dans des processus de circulation migratoire et des inscriptions territoriales multiples.
Un autre trait fondamental commun aux descendants d’immigrants rencontrés tient aux
conditions d’existence (matérielles et symboliques) qu’ils connaissent ou ont connues durant
leur socialisation primaire. Leurs parents, du fait de leur faible niveau d’instruction, mais
aussi du fait des emplois généralement assignés en France aux immigrants originaires
d’Afrique subsaharienne, travaillent dans des secteurs peu qualifiés, peu rémunérés et
caractérisés par une flexibilité importante (généralement comme ouvriers ou agents de
nettoyage). Ils vivent dans des quartiers populaires, souvent catégorisés comme « zones
urbaines sensibles ». À ces conditions matérielles précaires s’ajoutent des expériences liées
aux stigmatisations (Goffman, 1975) et aux discriminations1 vécues en raison des processus
sociaux de racisation et de minoration à l’œuvre en France (Guillaumin, 2002 [1972] ; Poiret,
1996 ; de Rudder, Poiret et Vourc'h, 2000 ; Fassin, 2006 ; Ndiaye, 2008 ; Fassin, 2010). Pour
ne parler que de l’expérience des stigmatisations, dans nombre de discours politiques et
médiatiques, un quadriptyque « mariage forcé – excision – polygamie – islam » marque les
familles rencontrées du sceau d’une tradition parfois désignée comme « inintégrable ».
Emprunts d’interprétations culturalistes et essentialistes, voire racistes, ces discours ont
contribué à l’émergence, à partir des années 1990, de ce que Mahamet Timera a appelé le
1
Entendues au sens large de traitements défavorables en direction d’individus et de groupes stigmatisés.
1
« syndrome malien » (1997: 45). Celui-ci dessine les contours de la minoration sociale et
raciale dont font l’expérience les personnes rencontrées, se trouvant représentées à travers
différentes figures réifiées et discréditées : le père polygame, chef de famille silencieux et
démissionnaire, ou au contraire traditionnaliste et tout-puissant ; ses co-épouses, mères
soumises, analphabètes, non francophones, excisées et mariées de force ; et leurs nombreux
enfants, en difficulté, déracinés, ou encore tiraillés entre « deux cultures », les garçons étant
généralement associés à des figures de dangerosité, et les filles à des figures de victimes (des
violences sexistes de leurs pères et de leurs frères).
Ces précisions formulées, revenons à mon travail de doctorat. Celui-ci se fonde sur cinq
terrains d’enquête conduits à la fin des années 2010 en région parisienne et au Mali, auprès de
« jeunes », de membres de leur famille et de représentants associatifs et institutionnels :
(1) des expériences de séjour long au Mali pour des personnes dites en difficulté ; (2) une
colonie de vacances organisée au Mali pour des enfants d’immigrants ; (3) des rencontres
associatives en région parisienne entre migrants et descendants de migrants, autour de la
question des relations intergénérationnelles et de l’engagement associatif des jeunes « au
pays » ; (4) des consultations ethnocliniques à Paris pour résoudre des problèmes familiaux
qualifiés de culturels ; (5) des discours et des conversations sur des blogs et des forums de
discussion Internet, où les descendants d’immigrants parlent d’eux-mêmes entre eux.
Parmi ces cinq terrains, analysés comme autant de situations où la question du « rapport
aux origines » est convoquée, c’est sur Internet que la contestation publique de la minoration
et des discriminations est la plus fréquente et visible. En effet, sur les blogs et les forums de
discussions observés, considérés comme des espaces publics d’un genre particulier, un
ensemble de discours, d’images et de supports audiovisuels circule, lequel donne à voir des
formes très variées de « gestion de [ce qui est perçu comme un] “regard” racisant »
(Palomares, 2008 : 65) de la part des « majoritaires2 » – qualifiés selon les moments de
« Français », de « Blancs » ou encore de « Toubabs ». Ainsi, l’observation d’espaces en ligne
s’est avérée particulièrement riche pour analyser non seulement les façons de se dire et de se
représenter des descendants d’immigrants, mais aussi leurs manières de dire et de contester le
« racisme ordinaire » (Essed, 1991), les discriminations ethnoraciales et, plus largement, la
minoration sociale et ethnoraciale.
Dans cette communication, je voudrais montrer la manière dont cette contestation du
racisme, de la minoration et des discriminations se décline, et en proposer une analyse
politique. Comment l’expérience des discriminations et de la minoration sociale et
ethnoraciale est-elle mise en mots et en scène sur Internet ? Comment les discriminations et le
2
L’analyse des rapports sociaux à partir du fait minoritaire n’est pas récente. Colette Guillaumin (2002 [1972])
définit une minorité non pas à partir d’une analyse statistique mais à partir des rapports de pouvoir et de
domination traversant la société. « Être minoritaire », écrit-t-elle, « c’est être “recouvert d’un cacher de
‘particularisme’ quel que soit la forme concrète qu’il revêt” » (citée par Palomares, 2008: 51). De là découle
l’idée qu’être minoritaire n’est pas une caractéristique en soi, mais le produit de processus sociaux de
minoration. Plus récemment, des travaux de sociologie quantitative ont proposé une analyse statistique des
discriminations ethnoraciales et de l’expérience minoritaire. Menée par l’Institut national d’études
démographiques (INED), l’enquête TeO (voir Hamel et Simon, 2010) distingue pour ce faire des individus
catégorisés comme minoritaires, et d’autres comme majoritaires. Tandis que les minoritaires regroupent « les
immigrés, les personnes nées dans les départements d’Outre-Mer (DOM) et les personnes qui en sont les fils ou
les filles », la « population majoritaire » comprend l’ « ensemble des Français qui ne sont pas immigrés ni fils ou
filles d’immigrés ou de personnes nées dans les DOM ». Pour ma part, je n’emploierai pas le terme
« majoritaire » comme une catégorie d’individus clairement identifiable, mais pour illustrer la dialectique
minoritaires/majoritaires dans le cadre de processus sociaux de minoration.
2
racisme sont-ils contestés sur Internet ? Quelles sont les conséquences de ces formes
d’expression et de contestation sur les collectifs formés par les internautes ?
Pour répondre à ces interrogations, ma présentation s’articulera en deux temps. Je
montrerai d'abord comment, sur Internet, les jeunes évoquent une communauté de destin
fondée sur l’expérience de la minoration et des discriminations, et comment l’évocation de ce
destin commun est à l’origine de différents types d’appels (à la fierté, l’unité, la solidarité et la
mobilisation collective) qui viennent fonder des « nous » à géométrie variable (« Africains »,
« banlieusards », « Noirs », etc.). Puis, dans un deuxième temps, je proposerai une analyse
politique des discours et des conversations sur Internet, afin de qualifier les processus de
communalisation et de réification qui en émergent parfois, et de montrer toute la complexité
et les paradoxes de la contestation du racisme et des discriminations en France. Pour ce faire,
j’illustrerai mon propos à partir de deux espaces en ligne principaux : d’une part le forum de
discussion Soninkara.com, présenté par ses administrateurs comme « le village virtuel
soninké », sur lequel interviennent des descendants d’immigrants et des immigrants installés
en France ; d’autre part le blog BamakoSoldat, tenu par un fils d’immigrants malien d’une
vingtaine d’années, dont les articles donnent lieu à de très nombreux commentaires de
descendants d’immigrants se définissant comme « Noirs » et/ou « Africains »3.
A - De la contestation du racisme et des discriminations à la formation
de collectifs à géométrie variable
1) L’évocation de la minoration et des discriminations : les
fondements d’un destin lié
Sur les espaces en ligne observés, nombreuses sont les évocations d’un « destin lié »
(Brouard et Tiberj, 2005 : 130-131) qui serait fondé, d’une part sur l’expérience quotidienne
du racisme et des discriminations, et d’autre part sur l’histoire de l’esclavage et de la
colonisation.
a) L’expérience quotidienne des discriminations et du racisme
En premier lieu, les expressions de ce destin lié renvoient à l’expérience quotidienne
des jeunes catégorisés comme noirs en France. En juillet 2005, dans un billet humoristique
très commenté, intitulé « Noir et fier », le bloggeur BamakoSoldat établit par exemple une
liste des discriminations au faciès et au travail, ou encore des représentations stigmatisantes
des « Noirs » dans les médias et la culture :
« Beaucoup d'entre vous se posent la question, à savoir, “quels sont les avantages a etre noir
en France”.
Beaucoup d'entre vous ont la haine, et n'hesitent pas a se blanchir la peau, changer leurs
habitudes afin de passer mieux dans la foule, a trainer avec des benoits ou des genevieves, ou
encore ecouter de la techno ou du heavy metal (berk).
Mais halte a tout cela!!!! Diby va remettre les points sur les i en vous rappellant a quel point
c'est bon d'etre noir en france.
-On est souvent a la peine pour trouver un travail, ca nous laisse du temps libre!!!
-On est pas toujours blindé de thune, de surcroit, ca nous apprend l'humilité
3
Si les noms de ces deux espaces en ligne ont été conservés, l’identité des internautes (à l’exception du bloggeur
BamakoSoldat, figure publique sur Internet) a été anonymée.
3
-On est pas toujours accepté dans les boites de paris, grace a ca on economise
-On se sent comme une star dans les endroits ou on doit pas etre, tout le monde nous regarde
-Quoi qu'on fasse, les blancs essayent toujours de nous copier
-On a un super portrait de nous dans “tintin au congo - tarzan - la pub apericube - les films de
charles bronson etc...”
-On n'a qu'une seule phrase a apprendre “ya un probleme monsieur l'agent???”
-On peut etre superstar du rap ou de foot, on reste “le noir”
-Rien de tel qu'une bonne bavure policiere pour faire parler de soi
-Même si on a des roles de délinquants ou de dealers, tf1 aime faire des reportages sur nous
-Partout ou on passe on est VIP Vraiment Indésirée Personne
-Les blagues sur nous sont excellentes!!!
-On veut pas toujours se poser a coté de nous dans le metro, ca nous laisse de la place
-On fait toujours appel a nous pour les taffs comme vigile.
-Les programmes télés sont adaptés a nos besoins “julie lescaut- star academy - vivement
dimanche...”
-L'ecole est adaptée a notre histoire. Asterix c'est mon ancêtre »
Sur les espaces en ligne, cette expérience décrite comme commune aux « Noirs » en
France, est par ailleurs associée aux conditions matérielles et symboliques d’existence des
familles immigrantes africaines dans la France des années 2010. Par exemple, mis en ligne et
très commenté sur le blog de BamakoSoldat, le vidéoclip Boulevard Auriol, du rappeur
Médine, s’appuie sur des faits réels pour raconter le destin tragique d’une famille sénégalaise
qui, après avoir fait l’objet de multiples discriminations au logement et essuyé le mépris de
diverses institutions françaises, s’installe dans un immeuble parisien vétuste et finit par périr
dans les flammes. Les vers de la chanson résonnent ainsi :
« Dernière couche de peinture au plomb c’est là leur socialisme,
Mais ce sont nos enfants qui souffrent de saturnisme. (…)
Souvent l’atrocité de la mort fait bouger les choses,
Car désormais ils seront logés sous les roses.
Dernière insulte par le chef commissaire :
Tous ces noirs sont-ils en situation régulière ?
Voici le prix du sang d’une ancienne colonie,
Voici le respect attribué aux familles. »
À l’instar des paroles de Boulevard Auriol, les internautes invoquent fréquemment
l’existence d’une communauté de destin fondée sur l’expérience du mépris, du racisme et des
discriminations en France. Précarité, mal logement, exploitation au travail ou encore
expulsions, sont au cœur des conversations. Le temps de l’enquête n’est à cet égard pas
anodin : en septembre 2007, tandis que Nicolas Sarkozy a fait des expulsions de « sanspapiers » un des pivots, du moins médiatique, de sa politique de gestion des flux migratoires,
le bloggeur BamakoSoldat publie un texte intitulé « Silence…on réprime.. », accompagné
d’une vidéo réalisée par l’association Alliance Noire Citoyenne filmant des personnes
débarquées de force de leurs logements sociaux en Seine-Saint-Denis. Les nombreux
commentaires des internautes montrent comment un « nous » se construit par la perception et
l’identification à une communauté de traitements jugés dégradants et indignes de la part d’un
État se réclamant « fondateur des droits de l'homme » :
« La france de Sarko est en danger, c'est lui qui déclanchera la troisieme guerre mondiale, la
guerre des religions et la guerre des races. » [Bintou, septembre 2007]
« tous lé pretexte sont bons pr ns rabaissé pr ns salir. et la façon dont ils DEGAGENT les
personnes et ihumaines personne devré etre ds ce genre de situation. » [Galsen-Haine-91,
octobre 2007]
4
« Le problème dans cet Etat, c'est que l'immigré en situtation irrégulière n'est pas considéré
comme un être humain... Mais comme la cause de divers problèmes internes!! Il n'y a plus de
visions morales chez les Autorités publiques, l'immigré devient une entité problèmatique et
c'est tout! C'est pourquoi ces expulsions scandaleuses sont "commandées" , sans aucune
impunité de la part des hauts dinitaires comme les prefets et meme les membres du
gouvernement, et exécutées dans l'indifférence la plus totale, par Les forces de l'ordres...
La France, "pays fondateur des droits de l'homme"... Non, ce caractère n'est qu'illusoire.
Je suis noire, je suis française, mais très peu fier après cette video. » [Kyle, octobre 2007]
Les politiques et les « lois de l’inhospitalité » (Fassin, Morice, Quiminal, 1997) mises
en œuvre par les institutions étatiques françaises ne sont pas les seules à être mises en cause
lorsque les internautes évoquent ce destin lié du fait de l’expérience commune et quotidienne
du racisme et des discriminations. Plus largement, l’expérience du « mépris social »
(Boubeker, 1998 ; Renault, 2001), du « racisme quotidien/ordinaire » (Essed, 1991) et de la
fermeture des « Français » à l’altérité, font l’objet de nombreux discours et conversations. Par
exemple, le vidéoclip Bienvenue chez nous, de Moussa du 94, particulièrement applaudi sur
les blogs consultés, raconte sur le ton de l’humour l’expérience de familles africaines face à
l’intolérance et l’hostilité de différents représentants des majoritaires allant du représentant du
bailleur social de l’immeuble HLM dans lequel vit la famille, jusqu’aux voisins « Français
blancs » ne supportant guère la présence d’« Africains noirs » dans le quartier. Ces
expressions sont perçues comme du mépris, du racisme ou de la fermeture à la différence.
Elles sont alors décrites comme d’autant plus inacceptables que paradoxalement, et pour
reprendre les propos de l’internaute May en février 2007 sur Soninkara.com, « les
occidentaux ont cette fâcheuse tendance à nous renvoyer à nos origines4 ». Au cours de la
même conversation, Guidi, un autre membre du forum, s’adresse à un internaute portant
comme pseudonyme Toubab. Érigé, le temps de la discussion, en représentant du collectif des
majoritaires, celui-ci se voit rappeler que « les Français » doivent accepter la « différence » et
la « diversité culturelle » :
« Il faut que vous acceptiez la diversité culturelle;on peut etre du meme pays et etre de religion
et culture differentes.
Je pense que vous devriez faire la difference entre la langue française la culture française et le
citoyen français. »
Dans les discours et les conversations observées, ce traitement quotidien tant matériel
que symbolique qui est fait en France aux immigrants africains est par ailleurs décrit comme
d’autant plus injuste et immoral que ces mêmes immigrants constituent une force de travail
indispensable à la société française. En septembre 2007, à la suite de l’article « Silence…on
réprime.. », mis en ligne par BamakoSoldat, l’internaute Bintou commente :
« Le français n'aime pas la différence, le mélange. pourtant pour balayer les crotteS de leurs
putins chiens ainsi que pour nettoyer leurs putins de bureauX les sans papier sont les bienvenu
"Ironie du sort" »
b) L’histoire de l’esclavage et de la colonisation
Par ailleurs, dans de nombreuses conversations entre internautes, l’histoire qui lie la
France au continent africain depuis le temps de l’esclavage, met l’ex métropole en dette vis-àvis de ses anciennes colonies. Du « pillage des ressources » débuté au temps de la traite des
4
Propos tenu lors d’une conversation intitulée « Une question aux enfants nés ou ayant grandi dans
l’immigration ! ».
5
esclaves et des matières premières, jusqu’au « sacrifice des tirailleurs sénégalais »,
nombreuses sont les évocations d’une communauté de destin fondée sur l’histoire de
l’esclavage et la colonisation. Ces évocations ne sont d’ailleurs pas uniquement mises en
mots, mais également en images :
Figure 1. Avatars d’internautes évoquant la traite des esclaves africains
Outre ces mises en image, un nombre important de vidéoclips connectant l’histoire de
l’esclavage et de la colonisation à l’expérience contemporaine des descendants d’immigrants
en France, circule et est plébiscité sur les blogs, tel celui du rappeur Mokobé dans Parole de
Soninké ou encore dans Mes racines (avec 113) :
« Du sang d'esclave dans les veines, sens les traces de fouet dans l’ dos à la Chaka Zulu
Fils de colon une lance dans l’ dos, plus personne s’ comprend (…)
Ça fait des siècles qu'on souffre, voir mes frères et sœur sortir du gouffre, pourquoi pas ? (…)
Et les tirailleurs sénégalais, tu t’ rappelles hein ?
Quand ils ont défendu la France, qu’ils étaient au premier rang, même pas la retraite »
« Au départ on n’était pas des esclaves
Mais qui en parle dans les images qu'on nous renvoie
Des villageois remplissent des cales
Envie d'couler des négriers c'est pas pareil quand t'es renoi
On nous vendait comme du café, changeait contre du tabac (…)
Le langage, le nom, ils nous ont tout pris (…)
J'ai la couleur d'la misère, j’ suis noir et fier frère
Descendant d'esclave, on a traversé la mer
Chaque jour mes racines m’ rattrapent »
La mise en visibilité et la dénonciation des « rapports sociaux forgés par l’histoire »
montrent non seulement que « la discrimination raciale ouvre des blessures qui affectent les
individus bien au-delà du moment où ils en font directement l’expérience (Poli, 2007) »
(Perraudin, 2011 : 449), mais également que les descendants d’immigrants intervenant sur les
espaces en ligne observés sont porteurs d’un « passé qui ne passe pas » (Leclerc-Olive, 2003),
d’une histoire dont la violence et l’injustice sont décrites comme d’autant plus inacceptables
que l’expérience minoritaire en France vient la réactiver, la perpétuer et que les torts subis5
(passés comme présents) ne sont que partiellement reconnus par les institutions françaises.
5
Je reprends la notion de « tort » à Joan Stavo-Debauge (2007).
6
Sur les blogs où l’anonymat des intervenants est complet, les propos en appelant à la
fermeture à l’égard des « Français » du fait de ce passé et de ce présent, sont parfois
caractérisés par une violence verbale importante. Il en va de même lorsque les faits invoqués
ne concernent pas, dans un premier temps, l’histoire française. Tel est par exemple le cas des
commentaires postés à la suite de la publication en décembre 2005 par BamakoSoldat d’un
article intitulé « Pardonner mais jamais oublier », affichant un diaporama de photographies
représentant des crimes racistes perpétrés aux États-Unis, notamment par le Ku Klux Klan.
Un échange entre deux internautes mérite d’être restitué ici, pour illustrer comment le
souvenir de la domination passée (« l’esclavage », « le commerce triangulaire », « la
colonisation ») et l’expérience minoritaire présente (« l’esclavage moderne », « la place du
renoi [dans] cette putin de société », « les Us il se ont excusé é ont reconnu leur tort alors ke
lé francais non »), se mêlent et conduisent parfois à des réactions de mépris et de fermeture à
l’égard des majoritaires :
- Man93 écrit : « oublier???nan
pardonner????encore moins
jm tp mon peuple pr ça
voila ce ki é a lorigine de tt se ki ce passs maintenant
apré lesclavage,place a l esclavage moderne
i suffit de voir la place du renoi ds cette putin de société »
- Guineangirl lui répond : « Ces images ça vient des US alors demande des comptees aux US
et pas aux Franchouilles »
- Man93 rétorque alors, en argumentant : « Et moi je vous répond:
1.Peut etre kel vienne des US mais ki c ki a apporté les noirs jusko US?C se kon appelé le
commerce triangulaire les européens et en particulier les FRANCAIS ou les franchouilles
comme vous dites allé en Afrique pour prendre la "marchandise"ki nété otre ke nos ancètres
pour les amené aux US donc t franchouilles il sont complices mm ossi coupable ke les US!!Et
excuse moi mé les Us il se ont excusé é ont reconnu leur tort alors ke lé francais non ,c limite
un sujet taboo,dailleur les cours d'histoire sont très rapide sur cette période!
2.Ke je sache se sont les Francais ki sont partis en Afrique pour faire la colonisation et
maltraité nos ancètres pars les US. »
2) Trois types d’appels découlant de ces évocations d’un destin lié
Sur Internet, les évocations de ce destin lié, fondé sur l’expérience quotidienne des
discriminations et du racisme en France ainsi que sur une histoire coloniale décrite comme
non révolue, non résolue et non reconnue, viennent appuyer trois types d’appels. Associés les
uns aux autres, ils semblent tous trois fondés sur le souci de renverser les processus de
dévalorisation dont disent faire l’objet les internautes. Le premier incite à manifester sa fierté
d’appartenir à des collectifs minorés, le deuxième à adopter une lecture alternative et critique
de l’histoire, et le troisième à s’unir et se mobiliser collectivement plutôt que de se déchirer.
a) De la honte à la fierté
Émergeant des discours évoquant une communauté d’expérience et de destin en
contexte migratoire, minoritaire et post-colonial6, nombreux sont les internautes qui invitent à
6
Je souscris à l’invitation de Benoît de l’Estoile (2008) de distinguer, d’une part le terme « post-colonial » (avec
un tiret), désignant un cadre ou un contexte historique et permettant d’interroger un certain rapport au passé post7
ne pas (se) cacher, mais au contraire à être fier de soi et du « nous ». Un exemple : le billet
humoristique de BamakoSoldat énumérant quelques unes des discriminations vécues par les
« Noirs » en France, est intitulé « Noir et fier » et accompagné de l’image suivante, présente
par ailleurs sur de nombreux blogs analysés :
Figure 2. « Noir et fier », une représentation graphique circulant sur un grand nombre de blogs visités
Ces appels à la fierté prennent trois justifications principales. L’histoire tout d'abord :
nombreuses sont les évocations de périodes et de figures historiques glorieuses, de l’empire
mandingue au temps des pharaons, de Kunta Kinté à Nelson Mandela en passant par Martin
Luther King (j’y reviendrai). La culture ensuite : si certaines pratiques présentées comme
culturelles et/ou traditionnelles font l’objet de critiques plus ou moins vives sur Internet, un
consensus quasi unanime émerge néanmoins au sujet de la « richesse culturelle » du « nous »
lorsque l’expérience minoritaire est évoquée. Et le corps enfin, particulièrement sur les blogs
personnels : rappelant le succès du mouvement Black is beautiful dans les années 1960 aux
États-Unis, les évocations de la beauté « malienne », « africaine » ou encore « noire », sont
fréquentes. Le blog de malien78 (vingt-et-un ans au moment de l’enquête) affiche par
exemple de très nombreuses photos de lui et de ses amis hommes. Représentés par différents
styles vestimentaires (généralement « en mode 787 » mais parfois également « en mode
boubou »), ces derniers font l’objet de nombreux commentaires de la part du bloggeur, tels
« youssouf é moi. nan je sui d accord. la bogosité [du terme “beau gosse”] vien [d]u mali osi.
il y a pa ke lé amérikain kil on sa. la c [d]u 100% malila. soninké pour étre plu présie »,
« regardé la bauté malienne en nan toi tu représente droit lé malien », « la puissance du Mali.
Soninké et bambara », ou encore « mon poto baya la kaiyra ». Quant à la beauté des femmes,
elle est exprimée, par les hommes comme par les femmes, à travers les attributs de la
féminité, de la grâce, du bon goût et de la générosité des formes suivant l’impératif de la
pudeur. Et c’est alors parfois en comparant et en dépréciant le corps « blanc » que la beauté
« noire » ou « africaine » est valorisée, comme le fait par exemple Leïla-Galsen-Mali en
août 2005 à la suite de l’article « Noir et fier » posté par BamakoSoldat :
« Jsuis une belle renoi et fiere de l'etre le produit eclaircissant jle laisse a celles et ceux ki n'ont
pas compris kil n'ya rien de plus beau q le noir (…) j'aime q les renois et jme vois av rien
d'autre c vrai on ns copie elle voudraient bien avoir nos fesses notre corps meme ces blanches
et etre aussi stylé et les bab [babtou] ki aimerait avoir le beau corps de nos beau black mais
yora bcp de taf pr eux avt d'y arriver »
b) De l’invisibilité à la grandeur historique
Lorsqu’ils évoquent une communauté de destin partagée par les immigrants africains
post-coloniaux et leurs descendants en France, un grand nombre d’internautes défendent une
lecture critique de l’histoire, éloignée de celle transmise par les canaux majoritaires que
colonial, et d’autre part le terme « postcolonial » (sans tiret), marquant une inscription dans le courant des
postcolonial studies, dont l’introduction en France a suscité de vifs débats scientifiques.
7
Département des Yvelines.
8
seraient l’école et les médias français. Cette promotion d’une lecture alternative de l’histoire
se décline tout d'abord par la mise en valeur d’autres temps et d’autres héros historiques. Sur
les espaces en ligne observés, les avatars utilisés par certains internautes l’illustrent :
Figure 3. Martin Luther King, un avatar fréquemment utilisé par les internautes
Différents vidéoclips mis en ligne et commentés viennent par ailleurs appuyer ces
appels à adopter une lecture alternative et critique de l’histoire, tels ces vers de la chanson
Parole de Soninké de Mokobé, repris par de nombreux internautes :
« La force du baobab est dans ses racines
Si t'es à la recherche du passé et de nos souffrances regarde Racine (…)
Mon héros c’est Kunta Kinte, c’est pas Bruce Willis8 »
Les images du vidéoclip On est, de Doudou Masta, montrent tour à tour des images de
la route des esclaves, de colons blancs, de pyramides égyptiennes, de Nelson Mandela, Bob
Marley, Joey Starr et de nombreuses autres personnalités d’Afrique du Nord et
subsahariennes. Ainsi, sur les espaces en ligne, un grand nombre de discours et d’images
viennent construire une histoire ancienne et globale du continent africain, fondée non pas
uniquement sur la domination, mais également sur des figures et des temps glorieux : ceux
des pharaons, des grands empires ouest-africains ou de la « diaspora noire africaine ». Ces
évocations historiques me semblent clairement refléter la parole que souhaitent porter
publiquement les internautes en contexte de minoration. Car non seulement certains
événements historiques sont mis en valeur plus que d’autres, mais, en outre, les temps et les
figures minoritaires sont requalifiées, revalorisées au regard de l’Histoire des majoritaires
écrite par les majoritaires. En septembre 2007, suite à l’article de BamakoSoldat,
« Silence…on réprime.. », Bintou commente par exemple :
« Respect à des mecs comme MALCOM X , MARTIN LUTHER KING ET BIEN SUR : LES
BLACK PANTERS
APRES ON PARLE DE LIBERTE EGALITE FRATERNITE ? et mon cul, c'est du poulet ? »
Au cours d’une conversation au sujet de la polygamie sur le même blog, papillon
demande en juillet 2006 :
« vous avez déjà lu "cheik anta diop? un sénégalais qui a passer sa vie à étudier l'histoire de
l'afrik.
Un dieu qu'on devrait faire apprendrea nos gosses, au lieu de leur faire apprendre les tueris de
Napoléon tête de con. »
8
Diffusée en France à partir de 1978, Racine est une série états-unienne composée de six épisodes retraçant
l’histoire d’une famille d’esclaves sur plusieurs générations. Adaptée du roman Roots, d’Alex Haley, publié en
1976, son personnage principal est Kunta Kinte, capturé en Gambie et mis en esclavage aux États-Unis.
9
Ces lectures critiques et alternatives de l’histoire, visant à mettre en valeur des temps et
des figures historiques invisibilisés en contexte de minoration, conduisent par ailleurs des
internautes à (ré)interroger et (ré)interpréter, précisément au regard du passé esclavagiste et
colonial européen, les fondements et les pratiques associées au « nous ». En octobre 2007 sur
Soninkara.com, oubliant que la construction des groupes ethnolinguistiques doit aussi
beaucoup à la colonisation (Amselle, 2005 [1985]), Yero Tambado explique par exemple que
s’il préfère se définir comme Soninké et non comme Malien, c’est parce que « Mali, Senegal
ou Mauritanie pour moi ce sont des créations d'européens avec leurs collaborateurs noirsafricains ». Autre exemple : papillon, la jeune femme qui, citée plus haut, espère voir les
écrits de Cheikh Anta Diop enseignés plutôt que « les tueri[e]s de Napoléon tête de con »,
poursuit sa réflexion en soutenant que la polygamie ne s’est pas développée en Afrique à
cause de l’islam mais de l’esclavage, et que la monogamie n’est en rien une création
occidentale :
« tu sais pkoi la polygamie s'est installé en masse.
écoute, jcrois ke tu liras jamais sa ailleurs : lors de l'esclavage, nos amis les Blancs venaient
comme tout le monde le sait, se servir en sales nègres. voyant leur communauté disparaitre, les
chefs des villages n'ont eu de choix que de se reproduire plus rapidement, et donc ils eurent
plusieurs femmes. la monogamie était une chose acquise depuis des lustres, depuis un certain
pharaon (jai oublié le nom) , elle était installée , il y a vait certes des familles polygame, mais
ce n'était pas chose courante.
la monogamie chez les égyptiens puis les nubiens s'est installée, et répandu jusqu'en afrique de
l'est sans qu'il n'y ait aucune connection à longue échéance avec nos amis les Blancs.
monogamie ne rime pas avec Occident. faut arrêter. de plus, les pays africains étaient
animistes à la base,où la femme était un pilier de la famille, il n'y en avait qu'une. la religion
chrétienne vient de nos amis les blancs qui parfois nous ont massacré pour nous faire devenir
croyant. mais la religion musulmane vient des arabes qui ont quitter leurs terres pour venir
conquérir le nord de l'afrik. tu te dis ke c nimporte koi? mais l'histoire du continent africain
reste bien cachée, c'est bien connu.
alors arrête de me faire chier en disant qu'un couple "un homme, une femme" c'est des trucs de
blancs. juste une dernière kestion, les arabes ils sont musulmans non? et pourtant ils ne
pratiquent pas la polygamie? ils ont pas le même CORAN? eux aussi ils sont pervertis par les
blancs?...tsss »
c) De la division à l’union et à l’unité
Une dernière illustration de l’appel à adopter une lecture alternative et critique de
l’histoire, peut permettre de faire la transition avec le troisième appel qui, découlant de
l’évocation d’un destin commun aux immigrants africains post-coloniaux et à leurs
descendants en France, invite à l’unité et à l’union du « nous », plutôt qu’à sa division et à son
déchirement. Sur Internet s’observent de nombreuses lignes de fractures internes au « nous »
des « jeunes de France », par exemple entre « maliens » et « galsen ». Discutées notamment
sur le blog de BamakoSoldat, suite à la publication d’un article intitulé « Mali Galsen », ces
rivalités donnent lieu au commentaire suivant de Keum malien en mai 2006 :
[1] « (…) si vous ete pa o couran avan tou ces pays (cote d'ivoire, mali, sénégal, guinée,
etc.....) cétait un seul Grand empire il sapelé l'empire Mandingue. Apré il ya lé "Blanc" ki son
venu foutre la merde(esclavage, pillage, etc...) ils on divisé lé pays, ils ont tracé lé frontière a
la règle( observé les frontières de lafrique vous constateré par vous meme).
et vous vous trouvé le moyen de vous tiré dans les pattes o cas ou vous ete pa o couran toute lé
ethnies qu'il ya o sénégal on les trouves o mali, etc... et vice versa (peul, wolof, bambara,
soninké, mandingue,etc......)
Donk si on ve fair avancé lafrique ce n'est pa en se tirant dans les pattes que lont va y parvenir
10
Sur ce a vous de voir mais si vous avez un minimum d'intelligence vous verez qu'il fo se serrer
les coudes »
Le lien établi par cet internaute entre histoire et unité/union du « nous » est à souligner.
Pour invoquer l’absurdité des rivalités entre les personnes se réclamant de « pays » différents,
celui-ci rappelle non seulement que tous les groupes ethnolinguistiques sont présents dans
l’ensemble de ces pays mais surtout qu’avant la création de ces États, dont l’origine coloniale
et post-coloniale est à nouveau spécifiée, « un seul Grand empire » existait : l’empire
Mandingue. Évoquant la gloire et l’unité passée de la région, l’internaute appelle alors les
« siens » à « se serrer les coudes » plutôt qu’à « se tir[er] dans les pattes ».
À l’instar de Keum malien, nombreuses sont les personnes qui, évoquant le contexte
migratoire minoritaire et post-colonial, s’approprient le slogan « L’union fait la force » :
[2] « Décidément y a bocou de noir ki tombe dan lé piége d blanc il fut un temps ou nous
étions unis , ils nous eu c batard de bounty et de baptou.Diviser pour mieu régner !!!
la connaissance c important , d'ailleurs bocou galsen corrompu ceux qui ne se laiss pas avoir c'
ceux qui connaissent leur histoir.Nous avons la même religion du Dieu unique et mohammed
est son prophéte (bsl [bénédiction sur lui]) cessons cette division car Dieu voi notre
agissement, le savoir est une arme galsen et mali c la même malheureusement lé blanc domine
un peu tro le sénégal!!! » [Fatoumata, août 2006]
[3] « ah ouais moi jsui galsen ta vu mais g rien contre tout les autres k1fr [kainfry, africain] ya
pas de raison,deja qu'on c assez fait faire la misére par les babtou fo arreter de sclasher [se
quereller] entre nous ça ns menera nul part .si l'afrique va mal c paske ya pas assez d'entraide
entre ns awé moi jdi
"L'UNION FAIT LA FORCE" » [Galsen-man, mai 2006]
À cet égard, il me semble que l’expression « Mafia Kainfry9 », fréquemment employée
par les internautes descendants d’immigrants hommes, met moins l’accent sur le crime
organisé que sur l’union et la loyauté du « nous » face aux majoritaires en contexte de
minoration. Or, fait notable, les appels à l’union s’accompagnent souvent d’invitations à la
mobilisation et à l’action collective. Tantôt, la mobilisation évoquée est de nature électorale.
« Fuck sarko et sa loi sur les immigrés n'oublier pas de voter en 2007!!!! », écrit par exemple
Galsen-man en mai 2006 sur le blog de BamakoSoldat. Tantôt, l’action collective auquel les
internautes appellent de leurs vœux est de nature militante. Il s’agit alors de s’engager dans
des causes ou des combats politiques communs. En juillet 2006, commentant le film Fatou la
malienne10 sur Soninkara.com, Seynabou regrette par exemple la faible mobilisation de « la
communauté malienne » face à un affront qu’elle compare à « l’affaire des caricatures du
prophète » :
9
Il s’agit aussi du nom d’un collectif de rappeurs dont font ou ont fait partie Mokobé et Kery James notamment.
10
Diffusé pour la première fois sur France 2 en 2001, ce téléfilm (Dnaiel Vigne, 2001), ainsi que la polémique
ayant suivi sa diffusion, ont ainsi été introduit par la presse : « C’est l’histoire de Fatou, une jeune Parisienne
d’origine malienne, brillante lycéenne parfaitement intégrée, que ses parents veulent marier de force à un oncle
du “pays”. C’est aussi l’histoire du téléfilm “Fatou la malienne” inspirée d’un fait divers (…), diffusé en prime
time le 14 mars [2001] sur France 2 et qui a captivé 8 millions de téléspectateurs. C’est enfin l’histoire d’une
fiction qui, le mois dernier, a provoqué une polémique et la montée au créneau du Haut conseil des Maliens de
France. » (Extrait de « “Fatou la Malienne” au cœur d’un débat à Saint-Denis », Le Parisien, 21 avril 2001,
http://www.leparisien.fr/seine-saint-denis/fatou-la-malienne-au-coeur-d-un-debat-a-saint-denis-21-04-20012002114652.php, page consultée le 21 août 2013).
11
[4] « La difficulté est la mobilisation. On a tous tendance à attendre que le train se mette en
marche pour le rattraper... Celà est révélateur de la mentalité malienne : on se dit qu'on est ici
pour chercher de l'argent et non des histoires avec les toubabs....il est clair qu'on doit dépasser
ce genre de raisonnement et passer à l'action et chacun d'entre nous peut être acteur. »
Autre exemple, en novembre 2007, le bloggeur BamakoSoldat publie le « [m]essage à
tous » suivant :
[5] « Un p’tit msg [message] à tous mes frères et soeurs maliens, sénégalais, ivoiriens,
guinéens et autres, il faudrait que vous preniez conscience que beaucoup de choses viennent
ternir l’image de notre communauté.
Des événements comme Vincent Auriol, Cachan, Aubervilliers, Saint Denis, Lamine Dieng,
Villiers le Bel et j’en passe... des drames ou des faits graves qui touchent des gens qui
pourraient être vos parents, votre frère ou votre soeur, des événements qu’on aimerait plus
voir ni entendre... Pour cela il faut qu’il y ait une mobilisation générale à chaque fois qu’il se
passe qqch de la sorte parce que quand il s’agit de soirées, de Big Aprèm11 ou autres, ce sont
les renois au 1er rang alors que lorsqu’il y a des appels de soutien aux familles d’expulsés par
exemple, on ne voit plus personne.
Il faut qu'il y ait une prise de conscience collective et que chacun apporte sa contribution à
l'avancement des choses... (ne rien faire c’est leur donner raison ! ! !) »
Les cinq citations précédentes en témoignent, les appels à l’union et à la mobilisation
viennent dessiner des collectifs à géométrie variable. Dans l’intervention [4], Seynabou
promeut la mobilisation d’un « nous » aux contours clairement délimités : « les Maliens » se
sentant directement stigmatisés par le film Fatou la malienne. Dans l’intervention [3], de
Galsen-man, le « nous » appelé à s’unir et se mobiliser est plus large, mais délimité
également, puisque ce sont les « k1fr » (« Africains ») et « l’Afrique » qui sont invoqués.
Dans les trois autres interventions en revanche, ce sont des collectifs plus mouvants qui sont
incités à s’unir pour agir : Keum malien, l’internaute [1], invoque à la fois « lafrique » dans
son ensemble et les « ethnies » peuplant l’ancien « empire Mandingue ». Quant à
BamakoSoldat, l’internaute [5], il parle dans un premier temps de « [sa] communauté », c'està-dire « tous [s]es frères et sœurs maliens, sénégalais, ivoiriens, guinéens et autres », puis
élargit son appel à « une mobilisation générale » et à « une prise de conscience collective »
aux « renois » dans leur ensemble, et plus particulièrement aux adeptes des « soirées », « big
Aprèm » et autres événements festifs. Enfin, Fatoumata, l’internaute [2] convoque d'abord un
« nous » relativement large, celui des « noir ki tombe dan lé piége d blanc » puis le restreint,
du fait du thème de la discussion à laquelle il participe, aux musulmans africains
« originaires » de cette région : « nous avons la même religion du Dieu unique et mohammed
est son prophète ». Quelle que soit la variabilité des « nous » invoqués dans ces appels à la
mobilisation, ceux-ci se trouvent justifiés par la nécessité de s’unir dans un contexte où les
« jeunes de France » et avec eux, les collectifs associés aux « origines », sont décrits comme
stigmatisés, racisés, minorés et discriminés.
11
Les « bigs aprem » sont des événements musicaux et dansants organisés en après-midi, généralement le weekend, soit par des salles de concert et des boîtes de nuit renommées – le Bataclan ou la Loco à Paris par exemple –
soit par des groupements plus confidentiels d’artistes ou de DJ.
12
B - Les paradoxes de l’évocation et de la contestation du racisme et des
discriminations : réflexions sur la communalisation en contexte de
minoration
Quelle analyse politique peut-on tirer de ces différents appels (à la fierté, à une lecture
alternative de l’histoire et à l’union et la mobilisation), et comment qualifier les collectifs qui
émergent au cours des conversations évoquant et/ou contestant le racisme, la minoration et les
discriminations ? Dans ce deuxième temps de mon intervention, je souhaiterais montrer en
quoi les évocations et les contestations des discriminations et du racisme peuvent avoir deux
effets paradoxaux : d’une part une certaine essentialisation et fermeture des collectifs dont se
réclament les descendants d’immigrants – ce que Pap Ndiaye (2008) a analysé comme le
reflet d’une logique « identitaire » et non pas « minoritaire » ; d’autre part une acceptation des
asymétries de pouvoir entre femmes et hommes – ce que Christelle Hamel (2005) a analysé
en terme de « sexisme identitaire ».
1) De l’évocation/contestation de la minoration à la l’essentialisation
et la fermeture du « nous » ?
a) Les fondements du « nous » : « identité fine » versus « identité
épaisse »
Dans La condition noire, Pap Ndiaye (2008) distingue deux formes d’expression
différenciées de collectifs fondés sur la catégorie « Noirs », selon que ces collectifs affirment
exister du fait d’une « identité fine » ou d’une « identité épaisse »12. Dans une logique
minoritaire, un groupe minoré peut se former à partir d’une « identité fine », c'est-à-dire non
pas par l’affirmation d’une « culture » ou d’une « identité » commune, mais par
l’identification d’une expérience sociale commune (la minoration, la stigmatisation et la
discrimination) ainsi que d’un intérêt commun (celui d’unir ses forces pour lutter contre ces
discriminations et ces stigmatisations et pour promouvoir une société déracialisée)13.
Sur les blogs et les forums Internet analysés, une telle perspective s’observe par
exemple à travers certains vidéoclips plébiscités par les descendants d’immigrants, lesquels en
appellent à l’union sur cette logique qualifiée de minoritaire par Pap Ndiaye. Tel est le cas
d’Histoire pire que vraie (de Sexion d’assaut) qui, pour dénoncer l’interdiction faite par les
parents à leurs enfants de se marier entre « rabz » (« arabes ») et « karlouch » (« noir »),
invoque la communauté de destin unissant ces deux collectifs (histoire coloniale, expérience
des discriminations et de la précarité en France) :
« On s’fait la guerre à croire que l’union est un délit
Mamadou versus Kamel à croire qu’la haine nous embellit (…)
On s’est vu navigués dans cette putain d’guerre14 en boulette comme des pass’Navigo
12
Pap Ndiaye reprend ici la distinction opérée par Tommie Shelby (2002).
13
Pour Pap Ndiaye, des mouvements comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN)
fondent leur mobilisation sur une « conscience noire pragmatique », c'est-à-dire sur l’idée qu’ « il existe un
groupe qui est celui des Noirs non parce que ceux-ci auraient une identité commune, mais parce qu’ils souffrent
de torts communs, torts qu’ils peuvent utilement réduire par l’action collective. Elle ne présuppose par
l’existence de communauté ethnoculturelle, mais se fonde pragmatiquement sur l’expérience sociale commune
des discriminations subies par les personnes noires. » (2008: 414 et suiv.)
14
Le vidéoclip fait référence à la participation des colonisés durant les première et seconde guerres mondiales.
13
Arabes et noirs égaux (…)
Yacine a tenté d’marier Djenaba
Mais sa famille du Macina lui a dit chez nous pas d’djellaba (…)
Le système pour nous abattre ne le fait pas en tuant.
On est dans la même guerre mais on cherche qui est l’plus puant.
Couscous maffé sont partis en versus
Et pourtant dans les quartiers les frères avec les mêmes joints s’usent. »
Ou encore Banlieusard et fier de l’être (de Kery James), qui interpelle « les [s]iens,
arabes et noirs pour la plupart et (…) [l]es babtous [toubabs] prolétaires et banlieusards »
(« nous dans les ghettos, eux à L'ENA, nous derrière les barreaux, eux au Sénat »), et qui
invite alors à l’éveil de ce collectif hétérogène mais uni par l’expérience de la minoration
sociale (et non pas uniquement ethnoraciale) :
« Malgré la répression et les oppressions
Les discriminations, puis les arrestations
Malgré les provocations, les incarcérations
Le manque de compréhension, les peurs et les pulsions
Leur désir, de nous maintenir la tête sous l'eau (…)
Il est temps que la deuxième France s'éveille (…)
Rien n'arrête un banlieusard qui se bat
On est jeunes, forts et nos sœurs sont belles
Immense est le talent qu'elles portent en elle »
En suivant encore l’analyse de Pap Ndiaye, on voit à l’inverse comment, sur Internet,
ce même contexte de minoration peut donner lieu à des processus de communalisation fondés
non plus sur l’expression d’une « identité fine », mais d’une « identité épaisse », justifiant
l’union et la mobilisation par l’existence d’une « origine », d’une « culture » ou encore d’une
« identité collective » commune, qui viendrait dessiner « un peuple » et des « intérêts
déterminés par cette identité collective » (2008 : 410). C’est sans doute ce qui fait qu’en
contexte minoritaire, les internautes s’inscrivant dans cette perspective se disent souvent
préoccupés à l’idée d’une dissolution du « nous » dans la masse des « vrai[s] petit[s]
blanc[s] » ou encore des « famille[s] française[s] », et défendent alors l’entre-soi, par exemple
à travers des logiques matrimoniales endogames transnationales. Sur Soninkara.com, au sujet
du « [m]ariage entre 2 jeunes Soninké nés en France », Absa écrit par exemple en
septembre 2006 :
« [I]l est vrai que ce mélange [entre un “bledard” et un “jeune de France”] est mieux car étant
différents (au sens où on a pas été élever de la même façon), cela apporte beaucoup de richesse
dans le couple (ce qui est mon cas car mon mari est né au pays). on en apprend tout les jours
sur les habitudes et les coutumes de l'autres. Surtout pour nous enfants de France, cela nous
permet à travers, nos conjoints de s'épanouir en se sentant vraiment soninkés car si on reste
entre “français” sans volonté on risque de voir nos enfants devenir de vrai petit “blanc” car
avec la routine et le temps(travail des 2 conjoints, école,...), nous risquons de donner un
mauvaise exemple à nos enfants en devenat à la longue une famille française. »
En somme, les expressions de la communalisation fondées sur une « identité épaisse »
peuvent refléter une vision réifiante et enfermante des collectifs mis en scène. Ces expressions
donnent parfois lieu à une fermeture à l’autre, ce qui fait dire à Pap Ndiaye que les
mobilisations fondées sur une « identité épaisse » peinent à éviter le « piège de l’enfermement
identitaire et l’incapacité d’agir politiquement, c'est-à-dire en nouant des alliances et en
ralliant à sa cause toutes les personnes de bonne volonté » (2008: 414). Ainsi, un premier
paradoxe de la contestation du racisme et des discriminations serait qu’elle peut
14
s’accompagner d’une réification et d’une essentialisation des collectifs qui en émergent, et
donc d’une fermeture sur soi – ce qui est qualifié de « communautarisme » dans certains
discours (médiatiques, politiques, ou encore scientifiques).
b) Nuancer la distinction entre des « nous identitaires » et des
« nous minoritaires »
Pour autant, quatre arguments invitent à ne pas attribuer d’emblée aux « nous
minoritaires » des vertus politiques plus importantes qu’aux « nous identitaires », mais aussi à
nuancer une analyse qui opposerait radicalement des « nous » politiques parce que fondés sur
une « identité fine », à des « nous » tombés dans le « piège de l’enfermement identitaire et
l’incapacité d’agir politiquement » parce que fondés sur une « identité épaisse ».
Premièrement, le « nous minoritaire » peut très bien se fonder sur des modèles mettant
en valeur l’agencéité des acteurs et les success stories, rendant très difficile la critique des
obstacles structurels engendrés par les processus sociaux de minoration et de racisation. C’est
précisément à ce sujet que le vidéoclip Banlieusards et fiers de l’être a fait l’objet de
critiques. Par des assertions telles que « la vie est un combat », « lève-toi et marche », « je
suis parti de rien (…) j’ai tout bravé », « je suis le capitaine dans le bateau de mes efforts,
j’n’attends rien du système je suis un indépendant, j’aspire à être un gagnant », « il est temps
qu’on fasse de l’oseille, c’que la France ne nous donne pas on va lui prendre, j’veux pas
brûler des voitures mais en construire puis en vendre » ou encore « il faut que tu apprennes
que tu comprennes et qu’t’entreprennes », Kery James a par exemple été « accusé » par Milk
Coffee and Sugar dans Alien de se conformer à la pensée du « qui veut peut » :
« Parce qu’ils veulent faire de moi un soldat au compte chèque solvable je vous le dis je suis
condamné à l’échec (…)
Si réussir c’est un salaire un pavillon sous hypothèque permettez-moi d’être condamné à
l’échec (…)
Quand la révolte appelle à faire de l’oseille c’est un terminus (…)
Je ne suis ni une carte de visite ni un CV, pas de métier valorisant j’suis qu’intérim et CDD
(…)
Avant j’aimais leurs ballades maintenant elles me narguent, elles me font constater que je n’ai
pas de cordes à l’arc car je ne sais pas chanter pas rapper pas slamer pas scénariser pas
designer, moi je passe pas à la télé ! »
Deuxièmement, les appels à l’entre-soi et l’invocation d’une « identité » présentée
comme commune et première ne se soldent pas nécessairement par une fermeture aux
« autres ». Dans le vidéoclip Famille nombreuse de Moussa du 9-4 par exemple, le refrain
précise « Bienvenue chez nous, fais comme chez toi », mettant l’accent sur l’accueil et
l’hospitalité. Ou encore, sur Soninkara.com, certains internautes disant imaginer se marier
avec « un Soninké » critiquent dans le même temps les propos qu’ils qualifient de
« communautaristes ». Lors de la conversation sur le « [m]ariage entre 2 jeunes Soninkés nés
en France », Ethnic Roots s’adresse par exemple à un internaute qui vient de prôner
l’endogamie au motif que les « autres communautés » (sont cités « les portugais » et « les
juifs ») feraient de même : « tu t'embrouille un peu il n'est pas question de mariage mais de
projet pouvant être fait pour les soninkos par des soninkos en soit je trouve que l'idée n'est pas
mauvaise parfois il faut savoir mettre en avant sa communauté et oeuvrer pour elle sans pour
autant rentrer dans le communautarisme ». D’autres vont plus loin, en contestant l’endogamie,
telle Mariama : « à t'endendre, les soninkés devraient se marier qu'entre eux, les portugais
pareils, les juifs idem etc... Mais juste une question : pourquoi? Pourquoi rester enfermer dans
15
une communauté? je ne suis pas d'accord. Et ceux qui sont métis, ils font comment? Ils
doivent faire un choix d'une communauté et après y rester? »
Troisièmement, sur les espaces en ligne observés, les discours jugés trop réifiants
finissent toujours par être contestés. Certains en appellent par exemple à moins de
« manichéisme » dans l’écriture de l’histoire coloniale et post-coloniale de l’Afrique. Au
cours de la conversation déjà citée au sujet de la polygamie sur le blog de BamakoSoldat,
répondant à papillon qui soutient que la polygamie est née de l’esclavage (voir supra), ainsi
qu’aux commentaires en ayant découlé, yaya écrit :
« Franchement (…) dire que la polygamie est le résultat DIRECT de l'esclavage c'est prendre
des raccourcis bien faciles. Dire que ls Blancs ont pillé l'Afrique et l'ont réduit à la pauvreté
c'est partiellement vrai mais c'est en même temps du voilage de face. (…) excusez-moi de
rappeler cet épisode douloureux (…) mais il y a eu des Noirs complices de l'esclavage, qui ont
vendu leurs "frères" et oui comme c'est bizarre l'être humain est ainsi fait que qd on lui met du
fric sous le nez il est svt prêt à tuer sa propre mère (oui oui insultez-moi je kiffe ça)... Ensuite,
si les Blancs ont fait bcp de mal à l'Afrique et continuent de nos jours à y protéger jalousement
leurs intérêts, c'est avec l'aide de "pantins despotiques" qui détournent toutes les aides versées
à l'Afrique et empêchent l'Africain moyen d'accéder à un niveau de vie décent... Bref, la
situtation n'est pas si simple. (…) Ne soyez donc pas si manichéens »
D’autres rappellent le caractère vain d’une recherche perpétuelle de l’origine première
et de l’authenticité absolue, tel Malgachman en juillet 2006 sur le blog de BamakoSoldat, à
l’occasion du débat au sujet de la polygamie :
« dans les autres coms, j'ai limpression ke tout ce ki vient des blancs est à rejetter.
premièrement j'apprécie comment papillon à démontrer que polygamie ne rimait pa avec
occident.ya rien à dire.
et si on suit l'avis de certain raciste antiblanc de ce blog, il fo rejetter tout ce ki vient d'ailleurs
ke l'afrik.
mais com elle le dit si bien, la religion musumane ne vient pa d'afrik mais d'arabie saoudite?
faut il redevenir animiste? et là on sera de vrai noirs, à 100%, pas du tout souillée par la
culture des méchants.
je suis musulman, j'ai pa envie de redevenir animiste, je c même pa ce ke c!! »
Autre exemple parlant sur Soninkara.com, au cours de la conversation sur le
« [m]ariage entre deux jeunes Soninké », en septembre 2006, Alhassane Cissé justifie ainsi le
fait qu’un mariage entre « jeunes de France » se solde souvent pas un divorce :
« elle [les descendantes d’immigrants] ne peuvent etre traiter ou se comporter comme nos
grand mère l'ont été même si les filles du bled le peuvent un peu pour la plupart, en France
c'est different car même si les parents font de leur mieux, n'étant pas née au bled il est
pratiquement impossible qu'elles aient a 100%la culture du bled(même les filles du bled
d'aujourd'hui ne l'ont plus à 100% alors ce n'est pas eux qui l'auront) ».
Tout en déclarant qu’il « fera [s]on maximum pour transmettre à [s]es enfants les
valeurs du soninkaxu », Ethnic Roots renvoie alors à Alhasane Cissé les contradictions d’une
recherche (impossible) d’authenticité :
« Alhassane : peux tu s'il te plait préciser ta pensée quand tu dis : n'étant pas née au bled il est
pratiquement impossible qu'elles aient a 100%la culture du bled(même les filles du bled
d'aujourd'hui ne l'ont plus à 100% alors ce n'est pas eux qui l'auront). Qu'appel tu "culture du
bled" qui a ou qui semble disparaitre selon tes dires ? » Il ajoute ensuite : « Lesquelles de nos
ancetres Alhassane Grand parent arriere grand parent arriere arriere grand parents mefie toi si
tu remonte trop loin tu va en avoir le tournille . »
16
Enfin, quatrièmement, si l’affirmation de collectifs fondés sur une « identité épaisse »
peut comporter des aspects réifiants et enfermants, il n’en demeure pas moins que les
internautes mobilisent et manipulent des références fort mouvantes. Dans les discours et les
conversations analysés, les registres « identitaires » et « minoritaires » sont en permanence
articulés, rendant inexistant tout collectif exclusivement fondé sur une approche minoritaire
et/ou identitaire. Dans le vidéoclip Histoire pire que vraie par exemple, l’invocation d’un
« nous » minoré s’accompagne du recours à ce que Jean-Claude Girondin (2003) a nommé
une « méta-ethnicité », fondée sur un critère religieux et culturel devant dépasser les divisions
nationales, ethnoraciales, ou encore géographiques. Le vers « Pourtant on s'voit a la
mosquée » rappelle ainsi qu’il n’est pas uniquement question d’un destin commun sur la base
de torts passés et présents, mais également de critères fondés une mêmeté – ici religieuse.
De même, dans les conversations observées, selon la tournure que prennent les
échanges, certains internautes peuvent dans un premier temps se définir sur le registre de
l’ethnicité, puis en arriver à refuser toute identification en des termes ethnoraciaux, tel Thiago
– qui se définit comme « tissmé [métisse] cap’s/viet [Cap Vert / Vietman] » – en juillet 2005 :
« Ton discours est faux moi je traine avec des blancs parfois et jécoute aussi du heavy métal
parfois, et alors ça veut dire quoi que je suis pas fier detre noir cest ça ??? et t(oi t écoute fiftycent par exemple et t(u crois que lui il réprésente les noirs , il me représent(e mes couilles ouai
!! tout ce qu'il veut cest ton cash que tu sois renoi ou blavant [blanc] »
D’autres se décrivent à travers des expressions significatives, telles que « 50 %
française, 50 % malienne, 50 % mauritanienne », laissant penser que les « origines » peuvent
déborder l’individu, représentant alors 150 % de lui-même. D’autres encore montrent la
négociation et la distanciation possibles d’avec les différentes identifications, tels
BamakoSoldat qui, venant de s’inscrire sur Soninkara.com sans pour autant se dire
« soninké », écrit :
« Après une longue bataille juridique avec le ministère de la défragmentation ethnique lol j'ai
eu une dérogation de la part de mes grandes soeur soninké et me voici sur le portail de la
communauté soninké... »
Ainsi, les phénomènes de réification et de communalisation parfois observés
s’accompagnent dans le même temps d’une grande mouvance et manipulation des références
et des identifications invoquées par les internautes.
2) De l’évocation/contestation de la minoration à l’acceptation des
rapports de domination genrés ?
Sur Internet, la contestation du racisme, des discriminations et de la minoration
s’accompagne parfois deuxième effet paradoxal : le renforcement du contrôle social exercé
sur les femmes par les hommes.
En France, un certain nombre de travaux s’est intéressé aux conséquences du traitement
médiatique et politique des « masculinités subversives et/ou subordonnées » (Connell, 2005),
généralement traitées sous l’angle du « virilisme » (Welzer-Lang, 2002) et des « pratiques
sexistes dans les “quartiers” » (Hamel, 2005 : 91), par exemple à travers les controverses
autour du voile, des crimes d’honneur, des tournantes, ou encore des mariages forcés.
Christelle Hamel, soulignant le traitement racialisé et racialisant des « relations entre les sexes
parmi les migrants du Maghreb et leurs enfants français » (2005 : 91), analyse le « sexisme
identitaire comme produit du racisme » (ibid.: 98) :
17
« Le contrôle social exercé par les parents et leurs fils sur la sexualité des filles doit être
analysé au regard de trois éléments : le sexisme ordinaire qui traverse toute société et tout
groupe social, l’injonction à l’émancipation faite aux descendantes de migrants et l’histoire
coloniale de la France. » (ibid.)
Le « sexisme identitaire » constituerait donc principalement « un processus défensif
vis-à-vis du racisme » (ibid.: 100), de la « racialisation des violences sexistes et [du] rejet des
fils d’immigrés [en découlant] » (ibid.: 92). Si ce lien de causalité du racisme vers le
« sexisme identitaire » est difficile à démontrer à partir des seuls matériaux recueillis sur
Internet, les préoccupations de contrôle du corps des « filles de France » dans les différentes
sphères observées, à travers les injonctions à la vertu, l’authenticité, l’entre-soi et la « fidélité
coutumière » (Guénif-Souilamas, 2005), prennent en revanche incontestablement sens au
regard du contexte de minoration sociale et ethnoraciale dans lequel disent évoluer les
internautes, femmes comme hommes.
Abordons, pour étayer ce propos, les deux types d’arguments avancés par les hommes
lorsqu’ils tentent d’encadrer, limiter, voire discréditer et mettre fin aux prises de parole
dissonantes et/ou dissidentes des femmes. Le premier type consiste à soutenir l’idée que
discuter en public de certaines questions telles la réparation du clitoris et mener une critique
trop radicale de certaines pratiques comme la polygamie sont signes d’une occidentalisation
nocive. Nocive parce qu’entraînant non seulement une impudeur jugée contraire à la coutume
et la religion15, mais également une incapacité des « filles de France » à comprendre leurs
prédécesseurs et à accepter le caractère nécessairement lent du changement. Quant au
deuxième type d’arguments invoqué, il consiste à dire que la critique – là encore publique –
de certains modèles et pratiques, constitue un jeu dangereux lorsqu’elle conduit à des propos
marquant la honte d’appartenir au « nous ». Sur le blog de BamakoSoldat, à la suite d’un
article intitulé « Nos pays tristement célèbres pour leur excision », Camara78 écrit en
décembre 2007 :
« moi franchemen j'ai hont de tout les Africains qui dise ( J'AI HONT D'ETRE NOIRS,
DANS NOS PAYS D'ORIGINE IL PRATIQUE L'EXCISION ) c'est n'inporte quoi, il faut
étre fier d'étre noir »
Dans ces deux types d’arguments invoqués par les internautes (majoritairement
hommes) en réaction aux critiques formulées publiquement par d’autres (majoritairement
femmes) au sujet de pratiques des « leurs », deux préoccupations émergent plus ou moins
explicitement, lesquelles font apparaître la forte prégnance du contexte social de minoration et
de racisation : d’une part, la crainte que les « filles de France » ne délaissent, sur le marché
matrimonial, les descendants d’immigrants au profit des majoritaires, et d’autre part, la peur
d’une dévalorisation de l’ « image sociale » (Avanza, 2005) du « nous », qui ferait alors « le
jeu des racistes ». Analysons à présent ces deux préoccupations.
15
Par exemple, sur Soninkara.com, Ahmet Tanja écrit en juin 2007 : « Je pense que nous devons tous revenir à
la source et suivre le modele de nos parents car moi je vois mal ma mére discuter autrefois de ce genre de
pratique avec des hommes inconnues. Je crains une pseudo occidentalisation donc un manque féroce de pudeur
sur le site soninkara, alors que ce site à pour but de nous rapprocher de nos racines. LA PUDEUR EST UNE
DES BRANCHES DE LA FOI »
18
a) Quand la critique du « nous » dévalorise les descendants
d’immigrants sur le marché matrimonial français
La première de ces deux préoccupations peut être introduite par le commentaire d’une
jeune femme, papillon, en août 2006 sur le blog de BamakoSoldat. Réagissant elle-même aux
propos d’un jeune homme affirmant que la religion musulmane ne s’oppose pas à la
polygamie, et que si les « filles de France » y sont réticentes, c’est parce qu’elles sont à la
solde « [d]es whites », celle-ci constate avec dépit : « [E]n ce moment c'est la mode, t'es pas
d'accord avec les traditions, t'es un bounty, tu t'es fait pété le cul par les blancs ».
Le soupçon de trahison envers les personnes évoquant leurs désaccords « avec les
traditions » comporte clairement une dimension raciale et genrée : alors qu’hommes et
femmes peuvent dans ce cas être qualifiés de « bounty », seules les femmes se voient
renvoyées à leur sexualité avec des « Blancs », en des termes marqués par une violence
verbale certaine. Sur Internet, les postures critiques des « filles de France » semblent souvent
perçues comme le signe d’une adhésion, voire d’une soumission, aux injonctions à
« l’intégration par émancipation » (Guénif-Souilamas, 2005) qui parcourent le cadre national,
et qui, hautement racialisées, viennent mettre en concurrence les descendants d’immigrants
avec les personnes catégorisées comme majoritaires :
« La sexualité est donc le lieu d’une évaluation des descendants d’immigrés à l’aune des
hommes français dits “de souche”. L’ethnicisation et la racialisation des violences sexuelles et
sexistes infériorisent les premiers en les stigmatisant, ce qui transforme les seconds en
hommes plus désirables. Dès lors, la décision des femmes du groupe minoritaire de choisir
pour partenaire un homme de leur groupe ou de l’autre groupe est interprétée respectivement
comme l’invalidation et la validation de la prétendue moindre désirabilité des hommes dits
“arabes”. Ce message transforme chaque fille d’origine immigrée en objet érotisé d’une
concurrence sexuelle masculine mettant en jeu des hommes symbolisant des catégories dites
“ethniques” ou “raciales”. » (Hamel, 2005 : 97-98)
Face à cette concurrence, perçue comme déloyale et injuste, on comprend mieux
nombre de propos tenus par des internautes hommes, affichant leur souhait de se marier avec
une « bledarde » plutôt qu’une « fille de France », ou bien évoquant explicitement –
généralement sur le ton de l’humour – leur jalousie vis-à-vis des « Toubabs ». À l’occasion de
la discussion sur le « [m]ariage entre 2 jeunes Soninké nés en France » sur Soninkara.com,
Alhassane Cissé écrit par exemple en septembre 2006 :
« Non mais les filles!!! Ne me dite pas que vous avez cru tous ce que j'ai dit qu'en même
Si on va tous ce marier au bled avec qui allez vous vous marier?
Avec des toubab etc...
Sa ne me dérangerai pas trop surtout si c'est un musulman mais pas tous qu'en même.
Nooooon,déjà quand je voie des cousines dans leur bras,comment je suis fou de jalousie
(C'est plus fort que moi
) (…) »
Un autre exemple éclaire cette idée. Sur le même forum, alors que les internautes
débattent du « [m]ariage polygamique en milieu soninké », un échange tendu a lieu entre deux
internautes descendants d’immigrants en juin 2008 :
- Black_Anta (jeune femme) : « Encore une fois la polygamie JUSTE est plus “tolérable” mais
moi je suis pour l’exclusivité, le partage (halal ou non) ne fait pas parti de mes plans et comme
la plupart des jeunes filles (j'ai bien dit la plupart et non TOUTES) je ne veux pas partager
l'homme que j'aime ...et oui comme je l’ai dit sur l’ancien forum je suis de la génération sunset
beach donc je ne partage pas!!!voilà »
19
- w28 (un jeune homme) : « Et pour celles qui s'identifient dans la génération “Sunset Beach”
j'ai une petite recommandation en tant que frère: Etant donné que vous avez peu de chance de
trouver un homme de votre taille en Terre Soninké (dont la France fait partie selon moi),
évaluez bien les conséquences d'un mariage avec un sunset beachien car c'est pas vers nous
qu'il faudra venir pleurer quand vous découvrirai qu'il se tape sa/ses secrétaire(s).
»
- Black_Anta : « Pour revenir à "génération sunset beach" c'etait juste un clin d'oeil à tout ceux
ou celles qui vivent leurs romances africaines différement de nos parents. Cela ne signifiait
pas une union avec un brandon ou un dylan (oui c'est beverly hills ça mais c'est la même nan
)»
Beverly Hills et Sunset Beach sont deux séries télévisées états-uniennes diffusées en
France sur la chaîne privée TF1 dans les années 1990 et 2000. Elles mettent en scène les
péripéties, principalement amoureuses, de californiens – adultes dans Sunset Beach,
adolescents dans Beverly Hills – que l’on pourrait catégoriser de « riches blancs ». Dans
l’échange restitué ci-dessus, les « Sunset beachiens », incarnés dans les personnages de
Brandon et Dylan, héros de Beverly Hills dont la beauté n’a d’égale que l’intelligence, sont à
l’évidence une représentation des majoritaires de la société française, c'est-à-dire les
« toubabs », les « franco-français ». À leur sujet, il est rappelé que si ces Brandon et ces
Dylan ne sont certes pas polygames sur le plan légal, et occupent en outre des positions
valorisées dans la hiérarchie professionnelle et sociale16, leurs vies sentimentales sont
néanmoins fort dissolues et marquées par la tromperie conjugale. En somme, rappelle
l’internaute homme w28 aux « filles de France », une alliance matrimoniale avec un
« toubab » ne garantit en rien le bonheur et la sérénité. Dans ce cadre, la deuxième
intervention de Black_Anta vise explicitement à rassurer son interlocuteur, et vient
partiellement remettre en cause les propos qu’elle avait tenus dans un premier temps. Dans sa
première intervention, elle avait défendu une union monogame non nécessairement « hallal »
c'est-à-dire non nécessairement fidèle à la coutume et à la « norme endogamique » (Santelli,
2007). Dans sa seconde intervention, son discours change sensiblement puisqu’elle continue
de souhaiter une « romance » différente de celle de ses parents, mais désormais exclusivement
« africaine ». Faisant alors entendre qu’elle ne se mariera pas avec « un Brandon » ou « un
Dylan », elle laisse à nouveau la place libre aux hommes associés au « nous » soninké, qui
pour leur part ne sont pas personnifiés dans cet échange.
Cette seconde intervention de la jeune femme ne me semble pas uniquement représenter
une tentative de restauration de sa respectabilité. Elle exprime également une solidarité
affichée des « filles de France » avec leurs « frères », dans un contexte social de minoration
où les fils d’immigrants rencontrés, leurs parents et leurs proches dans les lieux d’émigration
sont marqués du stigmate du sexisme et de la tradition, par opposition à une modernité décrite
comme émancipatrice et plus égalitaire du point de vue des rapports sociaux de sexe. Pour
saisir ce phénomène, il est nécessaire d’introduire la seconde préoccupation des internautes
qui émerge lorsque certaines pratiques du « nous » sont critiquées – par les « siens » comme
par les « autres » d’ailleurs – et qui semble davantage faire consensus entre les sexes.
b) Quand la critique du « nous » fait « le jeu des racistes »
Sur les blogs et les forums observés, la société française étant décrite comme « raciste »
ou du moins fermée à « la différence culturelle », une crainte est souvent évoquée : celle que
16
À en croire du moins les statuts sociaux des héros de ces deux séries, ainsi que le fait que le « Sunset
beachien » mentionné par l’internaute occupe un poste lui permettant d’ « avoir » une ou plusieurs secrétaires.
20
la critique, voire simplement la mise en visibilité de certaines pratiques déjà fort stigmatisées,
n’aggrave la dévalorisation de l’image du « nous », et fasse ainsi « le jeu des racistes ». Sur le
blog de BamakoSoldat par exemple, la mise en ligne, en décembre 2004, du vidéoclip Ghetto
Girl a suscité de violents conflits entre les internautes. Dans ce titre, le rappeur Kizito dresse
une satire des « ghettokas » – figure féminine de « la kayra » (« racaille ») :
« Ghetto Fatou, bedo [joint] à la bouche, traîne en babouch, sortent avec karlouch [« noir » en
arabe] mais cherchent leur babtou [« toubab », « blanc »]. (…)
J’te parle pas de Pamela [Anderson] ou d’Adriana [Karembeu], mais Bintou, Fatou, Aïssata ou
Mariama (…)
J’crois qu’tu t’es cru tout permis, j’crois qui t’manque plus qu’un pénis, tu fais trop d’bruit
dans l’métro, et des faux ch’veux j’crois t’en mets trop. (…)
Pour toutes les Kadera comme dirait Djamel Debbouze, pour toutes les ghettoka qui traînent
en bas des tours, même si elles en ont pas, elles aussi elles s’en battent les couilles.
Elles portent pas d’string mais dans leur couple portent la culotte, elles n’hésiteraient pas à
t’dire d’aller t’faire enculer
Tu t’fous en l’air, à la base t’es une gosse belle, tu fumes, bois, limite tu snif, tu m’fais d’la
peine, soit pas têtue, le mal t’attire, ouech où t’étais ? »
Les réactions des internautes à la mise en ligne de ce vidéoclip sont intéressantes à
étudier. La majorité se dit scandalisée par cette assignation jugée insultante et violente.
Néanmoins, les critiques ne portent que rarement sur la nature sexiste des propos du rappeur.
Ce dernier est plutôt accusé, dans un contexte où la solidarité du « nous » devrait primer, de
porter atteinte aux femmes portant les prénoms cités dans le vidéoclip, et d’entretenir les
stigmates marquant ces dernières au sein de la société française :
« [L]es Sarkozy Le Pen les babtou rasiste ect.. si y voyent sa c'est les plus heureux du monde:
des renoi ki s'humillient entre eux sa fait golri [rigoler] mai bon tu va jms voir un rebeu fair un
clip et insulté ses soeur ou encor MOIN un babtou insulté ses seur .. C LES NOIRRR le prb c
pa les fatou tchip ce zairoi flingué au dent jaune orangé! » [Modibo, janvier 2007]
Autre exemple : au cours d’une conversation au sujet de la polygamie sur le blog de
BamakoSoldat, yaya, une internaute, commente en août 2006 :
« Ceci dit je sais plus qui disait ça mais c'est vrai que ce serait cool qu'il y ait des débats sur
des choses + positives et - "clichés" que l'excision et la polygamie. C'est vrai que ça existe,
que ce sont ds problèmes très graves mais résumer l'Afriqu à ça... C'est bien triste »
Cette crainte est également visible sur les forums de discussion. Sur Soninkara.com, la
diffusion du téléfilm Fatou la malienne provoque de vives réactions des internautes, qui se
disent « scandalisé[s] » par ce film ne reflétant pas la réalité. « [Ce] n’est pas de cette façon
que se passe les mariages des Maliennes, ici en France », commente May, une fille
d’immigrants, en juin 2006. Ce film « comporte tout ce qui fait de nous des barbares aux yeux
des toubabs » écrit le même mois Seynabou, une internaute se décrivant comme « bledarde »
élevée « au pays », arrivée en France à l’âge adulte, qui porte pour signature « Pour les
racistes, il n'y a rien de pire qu'un noir intello ». Pire, ce film stigmatiserait le Mali tout
entier : « [P]ourquoi ne pas avoir mis “Fatou” seulement », s’interroge une internaute du
même prénom qui considère que les acteurs devraient avoir honte des conséquences de leurs
actes. « [J]’enrage de voir que des comédiens blacks acceptent de jouer ce genre de
connerie », s’insurge encore Seynabou un peu plus tard.
Les propos de ces internautes le montrent, le travail de « construction des images » du
« nous » (Avanza, 2005), particulièrement sophistiqué sur Internet, renvoie clairement à une
préoccupation de représentation en contexte de minoration, de racisation, de stigmatisation et
21
de discrimination. Il est aisé de comprendre pourquoi les critiques – et ce qui est perçu
comme tel – portées publiquement par des majoritaires aux minoritaires sont généralement
qualifiées de racistes ; et pourquoi celles provenant de l’intérieur même du « nous » sont
soupçonnées de trahison. De même, on comprend également mieux pourquoi les conflits
genrés s’atténuent généralement dès lors que ce contexte de minoration et cette crainte de
« faire le jeu de racistes » sont évoqués. En situation de minoration, de stigmatisation et de
discrimination, rendant particulièrement complexes les liens entre sexisme et racisme17, toute
critique ou désunion du « nous » peut être perçue comme un danger. D’où d’ailleurs les
appels fréquents à la solidarité, la mobilisation et l’unité analysés précédemment.
Conclusion
Sur Internet, les discours injonctifs et moraux (notamment genrés) recueillent souvent
l’adhésion des internautes et ne conduisent que rarement à la défection de celles et ceux qui
en font l’objet et qui s’y opposent le plus. Pour comprendre ce phénomène, le contexte
sociohistorique de stigmatisation, de discrimination et de minoration sociale et ethnoraciale
est essentiel. Devant l’évocation des torts passés et présents (l’esclavage, la colonisation, le
racisme, les discriminations), rares, pour ne pas dire inexistants, sont les internautes (femmes
comme hommes) qui n’affichent pas leur solidarité vis-à-vis de collectifs et de modèles qu’ils
peuvent par ailleurs critiquer. Deux configurations ont été identifiées à ce sujet, au cours
desquelles l’évocation de cette expérience minoritaire conduit paradoxalement à taire ou
interrompre la contestation des rapports de pouvoir internes au « nous » : lorsque la critique
du « nous » dévalorise les descendants d’immigrants sur le marché matrimonial français, et
lorsqu’elle risque de « faire le jeu des racistes ».
Ceci conduit à critiquer des analyses telles que celles proposées par Marc Breviglieri
(2010), lequel qualifie de « pathologie de l’exil » et d’ « obsession sécuritaire » l’idéalisation
de « sa communauté d’origine » et l’impossible rencontre avec l’ « autre » qui découle de
cette idéalisation. En effet, les discours et les conversations en ligne montrent que si
pathologie il y a (ce qui est loin d’être certain à mon sens), celle-ci est moins liée à l’exil
qu’au contexte social de minoration et de racisation dont les descendants d’immigrants
rencontrés font l’expérience.
Ceci étant dit, l’évocation et la contestation des discriminations et du racisme par les
descendants d’immigrants peuvent avoir deux effets paradoxaux : d’une part une certaine
essentialisation et fermeture des collectifs dont se réclament les « jeunes » ; d’autre part une
légitimation des asymétries de pouvoir entre femmes et hommes. Ces effets paradoxaux sont
néanmoins loin d’être univoques, ne serait-ce que parce que les descendants d’immigrants
mobilisent des identifications très diverses, et que les collectifs qui en découlent sont à
géométrie fort variable.
17
Voir à ce sujet Bouamama (2004), Benelli et al. (2006a, 2006b).
22
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