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LE VAMPIRE ET LA JEUNE FILLE, OU COMMENT GRANDIR À L’OMBRE DE TWILIGHT… Isabelle Casta* D. Mellier, L’Écriture de l’excès, Paris, Champion, 1999, p. 433 On trouve les « blockbusters » des lectures adolescentes, en plus des ouvrages et auteurs « organiquement » cooptés pour ce créneau, dans la « vague-vampire » qui submerge l’édition en ce moment ; une vague, ou plutôt un typhon, car la saga de Stephenie Meyer 1 a été lue à ce jour par 85 millions de lecteurs (lecteurs au sens de « lectrices » en immense majorité !). Cela ne peut être négligé, les chiffres quittant ici leur simple 367 raison publique n° 13 • pups • 2010 Alors qu’Emma est une femme comme une femme, Dracula n’est comme rien. […] Ce que raconte l’histoire de Dracula n’est semblable à rien, si ce n’est à d’autres histoires. Qu’il n’y ait de vampire nulle part hors de la fiction oblige, pour penser Dracula, à en faire un symbole ou un motif. * Isabelle Casta est maître de conférences en littérature française à l’université de Picardie. 1 Il s’agit d’une tétralogie composée de : Fascination, Tentation, Hésitation et Révélation, Paris, Hachette, 2006-2009. Les adaptations cinématographiques drainent autant de spectateurs, décuplant l’effet-roman par l’effet-image. 383 millions de dollars pour Fascination… et troisième meilleur démarrage de l’histoire du cinéma avec Tentation, l’opus 2 sorti le 18 novembre 2009, juste derrière Spider-Man III et Batman - Dark Knight, avec 164 millions de dollars la première semaine d’exploitation. En France, 2 400 000 entrées en une semaine confirment la ferveur intacte des fans ; un milliard de dollars pour les deux films et quatre-vingt-cinq millions de livres vendus pour la tétralogie propulsent Stephenie Meyer, paisible mère de famille de l’Arizona, sur le podium de Roald Dahl et de J.K. Rowling ; toute une mythologie s’érige déjà autour de l’écriture même de la saga : un rêve, quelques pages, puis un ouvrage refusé par 14 maisons d’édition ; enfin l’acceptation, le succès immédiat, le bouche à oreille fulgurant, l’attente fébrile des fans de tome en tome… la légende peut commencer. raison13.indb 367 24/09/10 19:17:33 368 valeur statistique pour accéder à un statut anthropologique : oui, dans la gigantesque « chick lit » (littéralement : « la littérature pour poulettes »), la « bit lit » (« littérature de morsure ») est en train de devenir un phénomène de société – et donc une interpellation pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse. Si l’on interroge de près l’histoire récente des succès du genre, on trouve, au sommet de la pyramide, Harry Potter, puis Buffy the Vampire Slayer (dont 45 romans sont parus aux éditions Fleuve noir, en asymptote avec la série télévisée devenue culte) qui se présente comme une variante féministe de la relative hiérarchie masculine de Poudlard et enfin, Twilight. Rappelons que ces trois histoires se déroulent dans un cadre scolaire (lycée puis université pour Buffy, lycée pour Twilight, école de magie pour Harry) : la relative proximité avec la vie quotidienne de l’adolescent lecteur renforce le sentiment d’appartenance et de familiarité. La mode « vampire », depuis les premiers récits de John William Polidori (Le Vampire, 1819), de Sheridan le Fanu (Carmilla, 1871) en passant par La Ville Vampire de Paul Féval, La Morte Amoureuse de T. Gautier, Dracula de Stoker jusqu’aux récentes variations d’Anne Rice, Fred Saberhagen, Loren D. Eastleman, Kim Newman 2, Laurell K. Hamilton… (j’arrête là une liste qui pourrait prendre l’allure d’une litanie 3), n’a jamais cessé de fasciner les jeunes lecteurs, comme si entre l’adolescent et le vampire il y avait une parenté mystérieuse, une histoire commune, un chemin à tracer qui les rassemble. Il est intéressant de constater que la topique vampirique s’est cependant récemment inversée. La littérature de jeunesse institutionnelle véhicule un bagage majoritairement « bien-pensant » qui remplace peu ou prou les cours de morale républicaine de jadis 4 : on peut s’en irriter, s’en réjouir ou 2 Son Anno Dracula (Paris, J’ai Lu, 1998) appartient à l’un des sous-genres de la fantasy, l’historic fantasy : on y retrouve l’influence de Alan Moore, l’auteur de La Ligue des gentlemans extraordinaires et de Watchmen. 3 Sans résister pourtant à citer encore Smarra (1821) et Infernaliana (1822) de Ch. Nodier, La Guzla (1827) de P. Mérimée, L’Oupire et La Famille du vourdalak, d’A. Tolstoï (1841), Le Gardien du cimetière, de J. Ray (1919) ou La jeune vampire, de J.H. Rosny (1920)… 4 I. Nières-Chevrel rappelle ainsi que : « Dans l’enseignement primaire, la littérature d’enfance est sollicitée pour nourrir la leçon de morale qui ouvre la journée » (Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier jeunesse, 2009, p. 209). raison13.indb 368 24/09/10 19:17:33 LE PRÉDATEUR ET LA JEUNE VIERGE… UN FANTASME RÉCURRENT ! Peut-être, par le vaste monde, existe-t-il un être dont les aspirations s’harmonisent à mes désirs, inconditionnellement, sans compromis d’aucune sorte, un être plein, entier, solitaire, ivre d’affection et de vérité, blessé sans doute, comme je le suis moi-même… F.-S. Pauly, L’Invitée de Dracula, Paris, Denoël, 2001, p. 339 À l’origine, le mythe vampirique n’a rien de particulièrement « glamour ». Il résulte plutôt du croisement, très bien analysé par Claude Lecouteux et Jean Marigny, de trois éléments : 1. Un homme, un lieu, un temps : le voïvode Vlad « Tepes » 6 Szekelys Basarab III est un prince valaque né en 1431 en Transylvanie, portant le titre de « Drakul », c’est-à-dire décoré de l’ordre du « Dragon », distinction particulièrement prestigieuse donnée par l’empereur Sigismond à ses plus fidèles lieutenants. Combattant les Ottomans, après avoir écrasé les Moldaves, il décide de mener aussi une guerre de 5 À propos des représentations familiales actuelles qui peuplent les ouvrages pour la jeunesse, voir S. Martin & M.-Cl. Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris, Klincksieck, 2009, p. 159. 6 Vlad l’Empaleur. raison13.indb 369 369 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… s’en accommoder, mais le fait est là 5. Mais est-ce cette même évolution que l’on voit opérer dans la littérature vampire ? Traditionnellement, le vampire se permettait de faire tout ce qui est moralement interdit aux gens « normaux », c’est-à-dire le libertinage (Lord Ruthven), le saphisme (Carmilla), le viol et le meurtre (Dracula) ; à partir des années 1990 (et le film magistral de F. Ford Coppola), on voit naître un comportement radicalement différent, torturé (Angel et Spike dans Buffy), chaste et protecteur (Edward Cullen), amoureux et sacrificiel (True Blood). Qu’est-ce que le grand public attend donc des vampires ? N’y aurait-il pas un fort paradoxe, qui est de s’en remettre à des « morts-vivants », des « nosferat » au sens plein du terme, pour recueillir des leçons de vie et notamment apprendre à grandir, à aimer ? 24/09/10 19:17:33 370 raison13.indb 370 terreur psychologique ; les historiens actuels sont en effet persuadés que Vlad empale les morts qu’il ramasse chaque soir sur les champs de batailles, sans distinguer les siens de ceux de l’ennemi, et lorsque le petit jour se lève sur les plaines de l’Europe centrale, le spectacle de rangées entières d’hommes empalés épouvante les armées ennemies et participe bien sûr à la victoire du prince chrétien, dont aucune biographie n’a jamais mentionné une particulière propension pour l’absorption du sang de son prochain. Après sa mort (il est assassiné en 1476 à Bucarest) les Saxons, qui le haïssent, feront courir sur lui les fameux récits d’atrocités que la tradition a gardés. 2. Une maladie, la porphyrie : très répandu en Roumanie/Serbie/ Valachie, mais aussi en Grèce et en Pologne (et plus largement en Europe centrale, orientale et balkanique), ce trouble du métabolisme vient sans doute d’une consanguinité fréquente dans des sociétés fermées : c’est un empoisonnement du sang par « porphyrine » (liée au plomb), dont les symptômes sont une allergie totale à l’ail (par insuffisance hépatique) et une impossibilité radicale d’aller au soleil – toute exposition déclenchant des lésions cutanées irréversibles. Pourquoi « porphyrie » ? Parce que le mot signifie « pourpre », qui est la couleur des urines des malades atteints de cette affection… On voit tout de suite le profit que les « fantastiqueurs » tireront de ce tableau de symptômes. 3. Un texte enfin : en 1746, un prêtre dominicain, le lorrain Dom Augustin Calmet, rédige une « Dissertation sur les apparitions des esprits et sur les Vampires, ou : Les revenants de Hongrie, de Moravie, etc. ». Cet ouvrage connaît un immense succès et va impressionner durablement toute la génération romantique (Nodier, Mérimée, Alexis Tolstoï…). Pourquoi ? Parce qu’en 1732, dans une petite ville de Serbie nommée Medvegia, les habitants ont obtenu du pouvoir central de Vienne qu’il envoie un groupe d’experts en vampirisme pour déterrer des cadavres après une épidémie suspecte. Pour rassurer les foules, on coupe la tête des corps trop bien conservés, on les brûle et on jette leurs cendres dans le fleuve ! La romancière française Fred Vargas se souviendra de cet épisode pour écrire son dixième roman, Un Lieu incertain (2008) qui flirte avec le surnaturel vampirique. 24/09/10 19:17:33 7 S. Meyer, Hésitation, trad. L. Rigoureau, Hachette, Paris, 2007, p. 600 : « Et je me donnerai à toi de toutes les manières humaines possibles avant que tu ne me transformes en immortelle ». raison13.indb 371 371 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… Les effets conjoints de ces trois éléments vont contribuer à la naissance de la littérature de l’imaginaire la plus prolifique qui soit… dont notre saga Twilight est le lointain et surprenant avatar. Disons tout de suite que le vampire est la figure la plus achevée du « revenant ». Moins horrifique que le zombie cannibale ou la momie, moins rustique que le loup-garou, moins évanescent que le fantôme, il peut passer pour humain, donc se mêler incognito à la foule, jusqu’à ce que la faim le saisisse… Et Bella croisa Edward Cullen… Pourquoi ce couple, antagonique mais sensuellement si riche de potentialités érotiques 7 et funèbres, connaît-il un tel retentissement chez nos adolescentes ? La perte de la virginité se métaphorise ici en perte (possible) de la vie, la nuit de noces s’achevant le lendemain matin par la découverte de nombreuses contusions et marbrures sur le corps trop « charnel » de Bella. On parle ainsi dans cette trilogie de sang, de sexe et de solitude, les grands universaux de notre expérience humaine. La thématique du mort-vivant, forcément beau et tragique, à qui l’on donne son sang pour qu’il puisse perdurer, a sans doute le visage méconnaissable de l’enfant que toute fille, devenue femme, nourrira en effet de sa vie : figure d’apprentissage, le vampire est en soi celui qui se « meurt » à sa première forme (l’enfance, asexuée et innocente) pour renaître à la vie adulte – pour lui éternelle, sexuellement active, dangereuse donc par les engagements irréversibles que cela suppose. En termes axiologiques, le personnage d’Edward Cullen est (comme le titre du premier tome l’indique) « fascinant » : figé dans la vénusté et la grâce de ses dix-sept ans, il séduit une jeune mortelle, Isabella Swann, et se révèle à elle, peu à peu, dans une ordalie lyrique et fusionnelle où l’enjeu se trouve de fait immédiatement tragique ; pour garder la femme aimée toujours près de lui, il doit la… tuer, évidemment, et la « transformer » ; cet enchaînement radical amour/mort/éternité/résurrection renoue avec les plus anciens mythes 24/09/10 19:17:34 372 raison13.indb 372 de l’amour courtois, finement analysés par Denis de Rougemont dans son Amour et l‘Occident. La vague-vampire serait donc une réponse à l’absence de romantisme de notre société, où le « bon » sexe semble la réponse appropriée aux demandes adolescentes concernant l’affectif, le pulsionnel, l’abîme de la passion où l’on se perd pour mieux se retrouver, à l’instar des grands mystiques… ou de Roméo et Juliette, constamment évoqué et invoqué dans Twilight. Plus que de religiosité, c’est de transcendance qu’il est ici question, me semble-t-il. Bien d’autres raisons peuvent encore surgir, et c’est leur addition qui crée le « phénomène Twilight », sans qu’il soit loisible d’en privilégier une plus particulièrement : reflux de la libération sexuelle après le choc du sida, valorisation du temps des « fiançailles », de l’attente, de l’intériorisation de la passion avant sa consommation. On peut à ce titre lire l’ensemble du tome II, Tentation, comme une retraite réciproque des deux amants, expérimentant dans la distance et la solitude la force de leur amour… Rappelons en outre que les pédopsychologues insistent sur le caractère double du vampire : éternellement jeune, il est aussi très vieux ; il a amassé toute la sagesse et l’expérience que cent ans de survie (Edward est mort de la grippe espagnole en 1918) peuvent procurer à un esprit ouvert. Perpétuel émigrant, il fuit avec sa famille chaque fois que sa jeunesse inaltérable devient problématique ; condamné à l’errance, à l’arrachement affectif, il a toute la grâce de l’enfant, et toute la gravité de l’aïeul : l’attrait œdipien joue alors à plein… « Edward » est d’ailleurs un prénom qui sonne comme délicieusement désuet aux oreilles américaines, renvoyant à une culture et à un pays, l’Angleterre, érigée en patrie de l’art de vivre, de l’élégance à jamais perdue. Luttant contre ses pulsions sanguinaires, le vampire ressemble aux adolescents, bouleversés par la violence de leurs désirs, par les transformations de leur corps… Maîtrisant ses instincts, il rejoint le parangon de l’amour courtois en s’effaçant devant Jacob Black, au début de Tentation, pour laisser à Bella la liberté de rester humaine. C’est vraiment en toute conscience, en toute connaissance, qu’elle le rejoindra pour s’unir à lui : un vampire mormon ? La question reste ouverte… 24/09/10 19:17:34 PLUSIEURS VIES OU… UNE AUTRE VIE ? Contrairement au chrétien Jésus, dans le désert, certains succombent à la tentation. Je t’offre l’immortalité, mais c’est à toi de choisir. Je ne te forcerai pas. Réfléchis bien. Y. Navarro, Buffy contre les vampires : les portes de l’Éternité, trad. Isabelle Troin, Paris, Fleuve noir, 2003, p. 167 8 Le prénom de la fille de Bella, Renesmée, résulte d’ailleurs de la contraction des prénoms de ses deux « grand-mères », Renée pour la famille Swan, Esmé pour la famille Cullen. raison13.indb 373 373 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… Si la littérature jeunesse a pour objectif avoué de créer du lien social, d’amadouer à la différence, de prôner tolérance et respect de l’autre, elle ne saurait faire l’économie d’une « éducation sentimentale », fûtelle fantasmagorique et transfigurante. Harry Potter face au vampire Voldemort affronte en fait le traumatisme originel de la mort de ses parents, disparus en lui sauvant la vie. Buffy connaît par deux fois la souffrance d’aimer un vampire, autrement dit l’ennemi qu’elle combat de toutes ses forces, mais qui la vainc par l’amour, non par la haine et l’anéantissement. Lorsque naît l’enfant hybride d’Edward et de Bella, petite fille mi-humaine (son cœur bat), mi-vampire (elle en a tous les pouvoirs), elle symbolise une nouvelle ère, une réconciliation entre des espèces fondamentalement ennemies. C’est la leçon ultime de la tétralogie, même si les gardiens du dogme vampirique, les Volturi, commencent par vouloir la détruire ; séduits par la sang-mêlé, ils finissent par se retirer, sans conflit et sans violence ; là aussi, belle leçon de tolérance et d’acceptation du différent, du nouveau, de l’inusité. Plus modestement, c’est aussi au niveau du lectorat que survient un petit miracle ; au-delà du cœur de cible originel, les 12-18 ans, s’opère une « union sacrée » des femmes qui, faisant fi des attentes segmentantes de l’édition, adoptent la saga comme un signe de reconnaissance, toutes classes et tous âges confondus. Avec Bella devenant maman, le caractère transgénérationnel des lectrices de Twilight s’affirme définitivement. Filles, mères 8 et même grands-mères se rejoignent et communi(qu)ent 24/09/10 19:17:34 374 dans l’admiration du beau Robert Pattinson 9, avec la certitude délicieuse de participer à une passation de féminité, à la fois sérieuse et légère. Car l’acmé de chaque roman, c’est évidemment la « transformation » de la femme amoureuse par la morsure de son amant-vampire ; ce qui chez Stoker était présenté comme une violence insupportable est aujourd’hui une scène d’amour, troublante et un peu kitsch, puisque c’est la transposition d’une défloration qui est à chaque fois rapportée. Dans le cas de Dracula l’Immortel (œuvre écrite en 2009 par le propre petit-neveu de Bram Stoker, sur un canevas et des notes laissés par son aïeul), il s’agit plus de retrouvailles que d’initiation, Mina ayant déjà conçu un fils, vingt ans auparavant, avec le Comte maléfique ; on l’aura compris : le symbolisme sexuel est tellement insistant, que l’on a l’impression de lire « la belle au bois dormant » à l’envers… le baiser du prince charmant n’éveille plus la jeune femme à la vie, mais à la mort ou, si l’on préfère, à l’immortalité. C’est le passage obligé où chaque écrivain va déployer toutes les nuances de sa palette érotique, puisque la souffrance ne doit jamais l’emporter sur la sensualité ; on peut donc parler de nouveaux topoï de la rencontre amoureuse, où la possession et la pénétration de l’autre s’effectuent à travers le rite du sang offert et reçu, communion douloureuse mais extatique, et librement consentie. Il est cependant frappant que deux des héroïnes les plus charismatiques aient choisi de porter l’enfant d’un vampire, avant même l’ultime « transformation ». Il s’agit dans ce cas moins d’une nuit de noces… que d’une plongée vers le néant et son possible corrélat, l’éternité vampirique. Écoutons d’abord s’arrêter le cœur d’Isabella Swan, le « cygne » immaculé de Twilight : Lorsque je retombai sur la table, je ne permis à aucune partie de mon corps de rompre les rangs. En moi, la bataille devint enragée, entre mon cœur et l’incendie. L’un comme l’autre perdaient. Les flammes étaient condamnées, ayant déjà consumé tout ce qui était combustible ; mon cœur galopait à toute vitesse vers son dernier battement. Le feu 9 C’est l’interprète d’Edward Cullen au cinéma ; son apparition déclenche de véritables crises d’hystérie collective. raison13.indb 374 24/09/10 19:17:34 se rétrécit, se rassemblant dans le seul organe humain qui subsistait avec une violence proprement intolérable. Y répondit un bruit sourd, profond, creux. Mon cœur tressauta à deux reprises puis, moins fort, une dernière fois. Il n’y avait plus de bruit. Plus un souffle. Pas même le mien 10. Cette scène succédant à vingt pages d’accouchement horrifique, on ne peut pas dire à cet égard que Stephenie Meyer édulcore particulièrement le propos. Dacre Stoker parachève, lui, le noir roman d’amour entre Mina et Dracula, en les faisant se rejoindre pour l’éternité : Theodora (Le Baiser du Vampire) et Jessica (Comment se débarrasser d’un vampire amoureux), les deux « vierges » que nous allons maintenant évoquer, justifient pleinement par le récit de leur sacrifice amoureux, le succès de la « bit lit » : le romantisme gothique du sang versé remplace et euphémise implicitement la narration trop crue ou trop réaliste de la défloration. Chaque fois on entendra un message paradoxalement rassurant : l’amour peut blesser, mais c’est une très brève et supportable souffrance avant la splendeur sans égal de l’union définitive. Nous avons bien affaire à une éducation sexuelle fantasmée, mais plutôt positive. Jessica accepte enfin son fiancé vampire : 10 S. Meyer, Révélation, trad. L. Rigoureau, Paris, Hachette, 2008, p. 395. 11 D. Stoker & I. Holt, Dracula L’immortel, trad. J.-N. Chatain, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 437. raison13.indb 375 375 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… « - Mon désir pour toi ne s’est jamais éteint... Puisse Dieu me pardonner... » Dracula ouvrit la bouche et découvrit ses crocs. Elle leva la main avant l’ultime morsure. […] Elle exposa alors l’artère de son cou à son amant. Dracula mordit et se mit à boire avec avidité. Le corps de Mina fut parcouru de spasmes délicieux, où le plaisir se mêlait à la douleur. Elle s’abandonna corps et âme tandis que s’écoulait son sang. […] Le sang est la vie. Le sang est notre vie. […] Le moment était venu pour elle de mourir dans ses bras... pour mieux renaître. Dans un dernier souffle d’extase, Mina baissa à jamais les paupières sur son existence de mortelle 11. 24/09/10 19:17:34 Cette fois, il n’y eut aucune hésitation au-delà des quelques respirations pendant lesquelles nous savourions ensemble l’instant qui nous lierait l’un l’autre à jamais. Ses crocs percèrent ma peau, et j’émis un petit cri. Je le sentis plonger, avec une force assurée mais une infinie douceur, dans ma veine, et boire en moi. - Je t’aime, Lucius, soupirai-je, tandis que je me sentais aspirée dans son corps, devenir une part de lui-même. Je t’ai toujours aimé 12. Theodora, elle, sauve son ami d’une exsanguination certaine : 376 – Jack, écoute-moi, chuchota-t-elle en se baissant. Écoute, il faut que tu boives... Il faut que tu me boives. Jack ouvrit lentement les yeux et les plongea dans les siens. - Tu es sûre ? murmura-t-il. - Oui, il le faut. C’est le seul moyen. - Mais je pourrais te faire du mal... protesta Jack. Le risque est trop grand. La Corruption... Je pourrais être tenté de... - J’ai confiance en toi, dit Theodora en se penchant vers lui 13. Apprendre à être soi, apprendre à être au monde, aimer plus que tout : les récits de vampire avancent masqués, mais ils configurent une nouvelle vulgate sentimentale et esthétique, fondée sur une production cinématographique massive (USA, Canada, Russie, Suède, Australie, Corée du Sud, Royaume-Uni…), sur des ouvrages critiques d’un haut niveau scientifique, sur une présence télévisuelle diversifiée et très tonique, sur l’énorme buzz que représentent les « chats », les sites, les blogs de fans qui proposent des « fanfics » (des fictions dérivées) aux arborescences multiples et d’une richesse étourdissante. C’est pour ce plaisir du partage, de la mutualisation des enchantements et des ferveurs, que nous pensons qu’il est sain, et fort légitime, de grandir à l’ombre de Twilight : Malheureusement il n’y avait plus rien. Plus que lui et moi. Nous escrimant sur un cadavre. C’était tout ce qu’il restait de la fille que lui et 12 B. Fantaskey, Comment se débarrasser d’un vampire amoureux, trad. E. Ganem, Paris, éditions le Masque, 2009, p. 409. 13 M. de la Cruz, Le Baiser du Vampire, trad. V. Le Plouhinec, Paris, Albin Michel, coll. « Wiz », 2009, p. 382. raison13.indb 376 24/09/10 19:17:34 moi avions aimée. Un corps brisé, déchiré, sanglant. Il était impossible de ressusciter Bella 14. 377 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… On ressent, obscurément, qu’au-delà de l’habillage commercial, des stratégies éditoriales indiscrètes, du « battage » médiatique et marchand, se joue et se noue un récit venu du fond des âges, riche de valeurs d’apprentissage, d’échecs surmontés, d’élans impossibles réinvestis dans d’autres projets : bref, un adolescent peut y apprendre la nécessaire frustration, l’attente, le plaisir immédiat différé en désir ardent. La société n’est pas oubliée, et chez les auteurs américains c’est toute la middle class qui surgit, l’étouffement des bourgades pleines de ragots (Forks), l’opposition entre l’immensité des espaces (l’état de Washington, à l’extrémité nord-ouest des États-Unis) et la médiocrité du train-train des petites gens (Charlie, le père de Bella). C’est exactement le background des romans de Stephen King, et cette polysensorialité des décors et des passions qui vont s’y inscrire éclaire également tout un pan de la littérature de jeunesse. Il est vrai que depuis 1987, avec Génération perdue (Joel Schumacher) et Aux frontières de l’aube (Catherine Bigelow), le vampire est devenu un teenager juste un peu plus tourmenté qu’un autre, mais il y a très longtemps aussi que l’« Eastern » (la Transylvanie) a migré en « Western » (les USA) ; sans doute est-ce pour cela que la première victime de Dracula chez Bram Stoker s’appelait Lucy «Westenra » : l’Ouest vampirisé par l’Est… jusqu’à ce que la culture née Outre-Atlantique vienne à son tour dévorer toutes les autres. L’écriture fantastique, enfantine ou non, réconcilie toujours le thétique et le non-thétique, ainsi que le souligne Christiane Montalbetti : « Les réseaux métaphoriques tissent ainsi des espaces utopiques dans lesquels l’écriture et l’objet, d’abord posés comme hétérologiques, recouvrent une homogénéité, qui fonde idéalement la possibilité ou la légitimité du geste de consignation » 15. Nous assistons en effet à la mutation irréversible d’une ancienne figure du Mal, devenue en quelques décennies objet de désir et modèle à suivre ; à cela, trois explications. La première est 14 S. Meyer, Révélation, op. cit., p. 367. 15 Ch. Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 151. raison13.indb 377 24/09/10 19:17:34 378 raison13.indb 378 que dans un monde où près d’un mariage sur deux s’achève par une séparation, la soif adolescente de pérennité et d’absolu a besoin d’un support imaginaire, tutélaire et rassurant : l’amour vampire, dont le sang scelle la destinée, répond à la labilité insupportable des amours adultes. La seconde raison est plus générique : toute la littérature populaire glissant vers la fantasy, la règle d’« eucatastrophe » qui la gouverne va s’appliquer également aux récits de vampires. On ne peut pas terminer sur une note négative ! D’où la nécessité de créer des « bons » vampires, capables de lutter victorieusement contre d’autres prédateurs, qui ont nom Volturi chez Stephenie Meyer, Erzbeth Batory chez Dacre Stoker, ou Caleb dans Buffy. La troisième raison appartient au « monde de représentations » que Michel Foucault désignait sous le terme d’épistémé. Éternellement beau, jeune, puissant, le vampire nous donne une image enviable et inatteignable de notre volonté hédoniste de perfection physique. Ne jamais vieillir, ne jamais mourir… renvoie à l’obsession de notre société pour le lisse, le mince, l’accompli, le double narcissique absolu. Les grandes prescriptrices de lectures étant – souvent – des femmes, il n’est alors pas étonnant que le bel Edward Cullen soit le nouveau Heatchcliff de notre temps. 24/09/10 19:17:34