Synthèse des Tables Rondes - Chaire Mutations Agricoles
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Synthèse des Tables Rondes - Chaire Mutations Agricoles
Les agriculteurs dans le mouvement de numérisation du monde Synthèse des tables rondes, conclusions et perspectives Patrick VINCENT, Directeur Général de l’ESA Karine DANIEL, Responsable du LARESS (Laboratoire de Recherche en Sciences Sociales) à l’ESA. L’agriculture revient sur le devant de la scène et prend une nouvelle visibilité, grâce notamment à la capacité de produire des données massives sur nous-même et notre environnement, ainsi que la possibilité de les traiter automatiquement et de suggérer quelles décisions prendre. Même si elles sont disruptives, ces technologies sont a priori un formidable outil de progrès pour produire plus et durablement, stocker avec moins de pertes, répartir mieux et gaspiller moins. L’agriculture s’inscrit dans le mouvement général de numérisation du monde et ces tables rondes cherchent à décrire le phénomène dans sa diversité, comprendre les processus de long terme et identifier les enjeux soulevés pour l’agriculteur dans la pratique de son métier au quotidien. Notons que si ce phénomène explose aujourd’hui, il n’est pas nouveau pour autant, car depuis l’avènement du Minitel, les agriculteurs constituent une profession assez connectée qui possède des taux d’équipements informatiques élevés. Séance introductivre Séance introductive Le maintien de la compétence et de l’autonomie de décision sont des enjeux majeurs pour la pérennité d’une agriculture durable. Les conséquences économiques et humaines de l’agriculture connectée se mesurent dans l’amélioration financière et environnementale issue de la réduction des intrants chimiques, et dans l’amélioration des conditions de travail grâce à la réduction de la pénibilité. En particulier, l’agriculture de précision est présentée comme pouvant avoir un impact sur l’environnement : capter les états de la nature et les lire au travers du prisme des technologies. La profession agricole possède des réseaux qui sont historiquement très structurés et il est aujourd’hui nécessaire d’appréhender comment l’utilisation du numérique va bouleverser cette organisation. Le marché est marqué par une très forte croissante des start up, qui proposent des outils destinés in fine aux agriculteurs, typiquement pour limiter l’emploi d’intrants, produisant des données sur la base de capteurs embarqués. Ces entreprises sont très actives dans les secteurs des grandes cultures et de la viticulture, bien plus que dans l’élevage. La vente des données passe essentiellement par des coopératives et des concessionnaires, la vente directe auprès des agriculteurs restant marginale. 3 Animation : Table ronde n°1 « Les transformations du métier d’agriculteur en régime numérique » Caroline MAZAUD, Enseignante-chercheuse en sociologie à l’ESA. Participants : Florian BRETON, Fondateur de MIIMOSA, première plateforme de financement participatif exclusivement dédiée à l’agriculture et à l’alimentation. Nathalie JOLY, sociologue à Agrosup Dijon, a contribué à l’ouvrage collectif dirigé par Aurélie Laborde TIC et agriculture, Appropriation des dispositifs numériques et mutations des organisations agricoles, publié aux éditions L’Harmattan en 2012. Denis LAIZÉ, Agriculteur, modérateur du forum Agricool. David LARGE, Vigneron Indépendant et Sommelier Conseil, bloggueur et utilisateur assidu de Facebook, Twitter et Instagram. Témoin : Hervé PILLAUD, agriculteur, secrétaire général de la Chambre d’Agriculture des Pays de la Loire et Vice-Président de la FDSEA de Vendée. Il vient de sortir cette année le livre Agronuméricus, Internet est dans le pré (France Agricole Éditions). 5 L’agriculture revient sur le devant de la scène et prend une nouvelle visibilité, grâce notamment à la capacité de produire des données massives sur nous-même et notre environnement, la possibilité de les traiter automatiquement et de suggérer quelles décisions prendre. Même si elles sont disruptives, ces technologies sont a priori un formidable outil de progrès pour produire plus et durablement, stocker avec moins de pertes, répartir mieux et gaspiller moins. L’agriculture s’inscrit dans le mouvement général de numérisation du monde et cette table ronde cherche à décrire le phénomène dans sa diversité, comprendre les processus de long terme et identifier les enjeux soulevés pour l’agriculteur dans la pratique de son métier au quotidien. Notons que si ce phénomène explose aujourd’hui, il n’est pas nouveau pour autant, car depuis l’avènement du Minitel, les agriculteurs constituent une profession assez « connectée » qui possède des taux d’équipements informatiques élevés. Le maintien de la compétence et de l’autonomie de décision sont des enjeux majeurs pour la pérennité d’une agriculture durable. Les conséquences économiques et humaines de l’agriculture connectée se mesurent dans l’amélioration financière et environnementale issue de la réduction des intrants chimiques, et dans l’amélioration des conditions de travail grâce à la réduction de la pénibilité. En particulier, l’agriculture de précision est présentée comme pouvant avoir un impact sur l’environnement : capter les états de la nature et les lire au travers du prisme des technologies. La profession agricole possède des réseaux qui sont historiquement très structurés et il est aujourd’hui nécessaire d’appréhender comment l’utilisation du numérique va bouleverser cette organisation. Le marché est marqué par une très forte croissante des start-up, qui proposent des outils destinés in fine aux agriculteurs, typiquement pour limiter l’emploi d’intrants, produisant des données sur la base de capteurs embarqués. Ces entreprises sont très actives dans les secteurs des grandes cultures et de la viticulture, bien plus que dans l’élevage. La vente des données passe essentiellement par des coopératives et des concessionnaires, la vente directe auprès des agriculteurs restant marginale. 6 La numérisation en agriculture est multiforme et concerne aussi bien l’identification électronique des animaux, la télédétection des maladies sur les cultures visant à des traitements de précision, les caméras haute définition pour une surveillance à distance, les forums de discussions techniques, ou les réseaux sociaux. En agriculture, les utilisateurs pionniers ont émergé dans les années 1980 grâce au Minitel et aux progiciels utilisés dans la comptabilité. Le décollage qui a suivi dans les années 19902000 concernait la diversification de l’offre numérique et son accompagnement par des organismes professionnels. Depuis 2010, on observe une troisième phase qui correspond à l’individualisation du secteur, avec la réappropriation des outils par les agriculteurs et la création « maison » de solutions qui peuvent être partagées (blogs, forums). Nathalie JOLY souligne que lors d’une enquête menée en Aquitaine auprès de 500 exploitants issus de 5 filières, 50 % utilisaient l’informatique professionnellement (malgré un taux d’équipement de 74%), ce qui relativise la montée du numérique dans le secteur. Dans la pratique, le bureau type d’un agriculteur est assez brouillon et mélange les sources, il n’y a pas que du pilotage par indicateur : l’informatique est moins maitrisée que ce que l’on pourrait croire. Deux témoins, l’un animateur du forum Agricool et l’autre créateur du blog davidlarge.fr confirment cette façon « hybride » de travailler, juxtaposant volontairement « tradition et modernité », simplicité et sophistication ; Google et forum d’échange versus refus du satellite au profit des visites sur le terrain ; matériel viticole basique versus blog international touchant les futurs consommateurs. Les forums permettent de créer des espaces privés et réservés où l’on peut à la fois voyager dans l’espace, échanger avec des pairs et apprendre des techniques. Ils coexistent avec des pratiques éprouvées d’observations et permettent d’exprimer créativité et individualité, tout en poursuivant des modèles traditionnels voire ancestraux. De la même façon se mêlent l’utilisation de données rationnelles et calculées, et l’appréciation personnelle instinctive (visites de terrain, inspirations issues d’autres cultures et dans l’art, le rap, nouvelles relations guidées par une passion commune liée au travail plutôt qu’à un territoire commun). La modernité, sous la forme du numérique et de la diffusion internationale, s’associe au « retour » à des méthodes culturales d’apparence plus rustiques, dans le cas présent en agriculture biologique et agriculture de conservation. L’internet permet de court-circuiter le marketing de masse et d’aller toucher des individus directement chez eux (contrairement à la participation à des salons professionnels où il peut se révéler difficile de se distinguer et d’ « être suffisamment avenant »). Dans un forum, les membres deviennent des amis virtuels ou parfois réels, ces derniers se retrouvant le temps d’une visite. Au-delà de l’intérêt suscité par l’informatique, se révèle le désir de trouver un juste milieu entre les techniques : garder le regard sensible qui se pose sur une parcelle ou un troupeau (« on travaille sur du vivant », « on fait des métiers manuels ») tout en s’appuyant sur le calcul et la distance, trouver le dosage optimal entre l’information apportée par les chiffres et celle apportée par les sens (le regard, le toucher, le gout) pour mieux vivre sa vie d’agriculteur. Deux mondes possibles se juxtaposent, celui du tout numérique, où l’on constate que l’on peut aller très loin dans l’atomisation, et ceux qui veulent conserver le ressenti, le terroir. Le numérique, c’est aussi le déplacement de l’activité vers l’amont, pour prévoir, planifier, programmer. Les données informatiques cumulées permettent de faire des scénarios d’optimisation, en changeant telle ou telle variable et en constatant immédiatement le résultat potentiel. Pour Hervé Pillaud, le monde a changé, ce n’est pas le numérique qui s’adapte à la société, mais la société qui s’adapte au numérique. Ce monde s’ouvre et le lien créé devient fondamental, par exemple, comme dans les témoignages, pour exprimer sa spiritualité ou échanger avec des japonais. Sans le numérique, il n’y aurait eu aucun moyen de connaitre ces expériences ; cette ouverture considérable ne peut pas être réduite à de la simple technologie, pas plus que la création de lien social, de marketing, de communication, de nouveaux modèles d’affaires et d’usage. Un changement anthropologique est en train de se dérouler, qu’il faut considérer avec enthousiasme et qui amène une évolution sociétale, un nouveau paradigme, une nouvelle vision du monde. L’exemple de la plateforme de financement participatif Miimosa, représentée par son fondateur, Florian BRETON. Autre exemple, Miimosa, une plateforme de financement participatif alliant le numérique, l’agriculture et le lien social, « une fenêtre permettant de partager ses valeurs, sa philosophie » : il s’agit d’un système de micro-financement de projets agricoles via des groupes de consommateurs, qui en contrepartie sont rémunérés exclusivement en nature (bouteilles de vin, participation dans une vigne, une serre…). Elle s’appuie sur le concept d’engagement citoyen et l’intérêt manifesté par le grand public à soutenir « l’agriculture en mouvement » et l’alimentation française, notamment en achetant des produits locaux. Elle met donc en relation deux mondes, celui des porteurs de projets originaux et une communauté de citoyens contributeurs, locaux ou nationaux, qui utilisent le financement participatif (cette pratique était quasiment exclusivement réservée jusqu’à présent au domaine des arts et de la culture). Ce sont les Chambres d’Agriculture (points d’accueil installation, conseillers d’entreprise) et d’autres structures déjà présentes sur le terrain qui jouent le rôle d’intermédiaires et identifient les entrepreneurs pour Miimosa, qui à son tour met en place la médiatisation du projet et l’organisation des réseaux de participants. Cette chaine de financement solidaire fonctionne en bonne intelligence avec les modèles bancaires traditionnels et ne s’y oppose pas, selon Florian Breton, fondateur de cette plateforme ; le financement moyen par projet est de 6 500 euros, et dans 60% des cas, l’argent récolté vient en complément d’autres sources. Les financeurs, qui peuvent être une centaine par projet, jouent également un rôle crucial d’ambassadeurs et amènent leur propre réseau social dans ce processus pour en démultiplier l’effet. Cette société toute nouvelle prévoit d’atteindre 700 porteurs de projets en 2016 et 2,5 millions d’euros collectés. L’Internet est un réseau d’information alternatif et la population agricole qui l’utilise reste minoritaire. Comment les agriculteurs travaillent-ils avec le numérique pour ne plus être isolés ? Les exemples ci-dessus sont tout à la fois le reflet de l’innovation sociale, technologique et numérique. L’innovation sociale est une reprise en main du lien entre individus, constatée notamment dans les circuits courts d’achats alimentaires, et qui leur permet de se placer dans des relations moins hiérarchiques et descendantes. Au niveau recherche, les modèles mis en place jusque dans les années 2000 évoluent, par exemple pour l’agroécologie. On est passé de la modélisation exclusive en laboratoire à la co-conception, avec un retour au sein des exploitations où agriculteurs et chercheurs pensent conjointement des solutions. On assiste à l’épuisement d’un modèle d’innovation basé sur la science seule pour revenir à la notion de clinique, d’observation en situation. Le numérique vous fait-il peur ? (interroge la salle) « La technologie tombe en panne parfois, il faut rester prudent » versus « je suis de la génération Nintendo, habituée aux écrans ». Au-delà de la technique, l’outil doit être humanisé, et les freins culturels (on parle beaucoup de défauts et de risques) et techniques doivent être levés par de la formation. Dans les années 1960, certains ont adopté les tracteurs et les techniques de comptabilité très vite, d’autres non. 7 Pour Hervé Pillaud qui clôture cette table-ronde, il faut accepter cette rupture créée par la numérisation et en comprendre les aspects enrichissants. Avec la naissance de l’Apple il y a 40 ans, suivie par un envahissement de l’informatique dans tous les foyers, on est passé de la communication descendante à la communication peerto-peer, à l’échange d’égal à égal. Ce qui s’y dit n’est pas toujours élégant, ce qui nous met parfois sur la retenue, mais cela doit nous pousser à y mettre de « belles choses » pour contrer le négatif. La grande évolution, c’est la façon d’émettre, de recevoir et de stocker l’information : le fameux big data. Internet change le rapport au temps, au territoire, entre les gens, ce qui fait peur si cela n’est pas utilisé à bon escient (ce qui est parfois le cas). Trois mots reflètent ce nouvel état d’esprit, qui paraissent angéliques aujourd’hui mais qui vont devenir de vraies valeurs économiques, avance Hervé Pillaud : bienveillance, transparence, confiance. Il faut comprendre ces trois éléments en profondeur pour être présents demain. On a peur d’être à la merci des grosses entreprises qui maitrisent les données, du point de vue informatique (Apple, Microsoft, Facebook…), voire agricole (John Deere, Monsanto, etc.). Mais il s’y trouve aussi une vision collaborative, le fait de vouloir créer du lien humain à travers les technologies, qui n’est pas de l’angélisme (même si c’est né des Hippies dans les années 1970) et qui devient une nouvelle vision de l‘économie. L’agriculture ne va pas y échapper, au contraire elle va en être au cœur car les trois préoccupations du XXIème siècle seront l’énergie, la santé et l’alimentation. Les organisations professionnelles, créées sur ce modèle collaboratif, doivent rentrer dans cette disruption et évoluer avec les nouveaux outils (« disrupt or be disrupted »). C’est « l’uberisation » de l’agriculture. 8 Animation : TABLE RONDE N° 2 « Les enjeux de la collecte et de la production de données via les objets connectés » Abderrahmane FADIL, Enseignant-chercheur en informatique à l’ESA. Participants : Olivier CAMP, Enseignant-chercheur, département Informatique et Systèmes, ESEO. Thierry DARBIN, Directeur marketing opérationnel et en charge du projet Agriculture de précision au sein du Pôle Agriculture d’InVivo. Alexandre DIAZ, Responsable innovation, ISAGRI. Mathias HERMAN, Responsable Smart Agriculture, Orange Business Services. Témoin : Pascal POITEVIN, Ingénieur en agriculture. 9 Le big data agricole constitue un défi scientifique, méthodologique et technique en termes de coopération, synergie et mutualisation des ressources, tout en faisant émerger des opportunités économiques. Pour qu’une agriculture soit performante, elle doit avoir la capacité de mutualiser les données, de les rendre accessibles et de les maitriser, économiquement, écologiquement, socialement. Tous les secteurs économiques contemporains s’intéressent à ce débat, et l’accès aux données devient un enjeu essentiel partout, en particulier car il conditionne le plan de l’organisation sociale. Les défis scientifiques et méthodologiques, pour leur part, relèvent typiquement des trois V (pour volume des données, variété, vélocité) qui servent à mettre en œuvre l’architecture logicielle, puis le stockage des données et le service adéquat tel que dans les data centers. Ensuite, vient la phase d’analyse, permettant de passer à une donnée utile, qui peut alimenter d’autres entrepôts de données. Le cycle vertueux de la gestion de données qui conduit à la prise de décision optimale se résume donc ainsi : collecte / stockage / tri / partage / analyse / présentation. Des compétences différentes sont nécessaires pour réaliser et mettre en œuvre ce cycle de gestion de données : en biologie, agronomie, sociologie, informatique, électronique, statistiques, etc. L’agriculteur peut acquérir aujourd’hui de nombreuses technologies que l’on n’imaginait pas il y a dix ans. Les exploitations agricoles vont bientôt devenir à la fois productrices et consommatrices d’une quantité colossale de données dont il convient de faire le tri pour les rendre intelligibles, c’est-àdire transformer le big data en smart agriculture, leur donner du sens, les « faire parler ». En s’appuyant sur des critères agronomiques, l’agriculture de précision consiste à diagnostiquer et zoner précisément les parcelles, pour apporter le bon conseil au bon endroit, et y apporter par exemple les types et la bonne quantité d’intrants au bon moment. Elle suggère ainsi une revalorisation du métier et une montée en compétences de l’ensemble de ceux qui travaillent sur l’exploitation, aidés par de nombreux autres corps de métiers (sciences du vivant, conseil, informatique…). Une entreprise comme InVivo s’appuie sur des partenariats pour accompagner les agriculteurs, être en permanence à leur côté, mettre l’humain au cœur du processus de façon à choisir les bons algorithmes de décision qui répondent spécifiquement à leur problématique. 10 Jusqu’à récemment, les données étaient peu accessibles en raison de la difficulté liée aux moyens de collectes non adaptés et non connectés et aussi à la complexité de modélisation du vivant, plutôt dynamique. L’agriculture constituait donc un des secteurs les moins propices au prédictif car les données n’y étaient pas assez nombreuses ni pertinentes. Depuis, leur accessibilité et leur mise à disposition en temps réel s’est grandement améliorée, grâce à la multiplication des capteurs (rendue possible par la diminution des coûts) ainsi qu’à la création du cloud et des datacenters. Le secteur s’ouvre à des entreprises plus ou moins spécialisées, comme Isagri, qui a fait le choix de garantir la souveraineté et la sécurité des données aux agriculteurs. Suivre le cheminement de la récolte grâce au numérique. Pour comprendre le processus de circulation de données massives utilisant des objets connectés, L’ESEO a mis au point un « petit jeu » pour ses étudiants, mettant en commun toutes les compétences de l’école. Il consiste à poser des capteurs dans une exploitation agricole et suivre le cheminement de la récolte numérique, jusqu’à une application disponible sur un téléphone/tablette. Toutes les étapes y sont explorées, en théorie ou en réel, y compris l’alimentation en énergie via une source indépendante (par exemple solaire ou éolienne), la centralisation des données collectées par les différents capteurs (par exemple des drones utilisés pour la télédétection) pour les amener vers le cloud et les stocker, le traitement, puis ensuite la restitution à l’agriculteur. Beaucoup d’opérations techniques et scientifiques se succèdent dans ce montage grandeur nature, correspondant à autant de métiers, y compris ceux qui sont propres à l’agriculture. La nécessité de faire se rencontrer, comprendre et collaborer, voire former conjointement, les concepteurs, les analystes et les utilisateurs du monde technique et du monde agricole s’avère cruciale. Comment utiliser les big data pour anticiper les dégâts posés par le climat ? La numérisation, au-delà de ses aspects techniques, concerne directement les citoyens et les consommateurs. On développe déjà des algorithmes dans les réseaux sociaux pour infléchir sur la consommation ; on peut donc imaginer combler un maillon manquant en climatologie grâce à ces technologies. Comment utiliser les big data pour anticiper les dégâts posés par le climat, les inondations, etc. ? Le défi qui se pose pour les agriculteurs est non seulement celui de la performance économique, car on se place sur un marché mondial, mais il est aussi de répondre aux attentes sociétales, par exemple pour minimiser l’impact des pratiques agricoles sur l’environnement. L’agriculture numérique permet de se doter de moyens d’observation complémentaires et d’être beaucoup plus précis dans le ciblage des apports au sein d’une parcelle, pour éviter de sur-doser à certains endroits et de sous-doser à d’autres, relevant ainsi en partie le défi de la productivité et de l’agro-écologie. Au-delà de l’utilisation immédiate des données, l’arrivée prochaine de moteurs prédictifs qui croisent les différentes informations (liées à la météo, à une agression sur le milieu...) pourra accompagner ces prises de décision, de façon à être moins dépensier et plus protecteur de son environnement. Ce n’est pas tant la quantité de données récoltées que leur qualité qui compte, et donc le tri nécessaire pour identifier ce qui est pertinent dans un modèle. Cela signifie se mettre en écoute du marché et des attentes clients, et accompagner l’agriculteur pour qu’il maitrise et mette en œuvre à son profit toutes ces technologies pour l’aide à la décision. D’où la nécessité de monter des formations mixtes de personnes connaissant les deux cultures. Les technologies ouvrent le champ du possible et des métiers nouveaux vont apparaitre, notamment en accompagnement pluridisciplinaire de l’agriculteur. La difficulté pour les agriculteurs est de trouver des matériels qui communiquent entre eux. Si on parle d’innovation, il faut qu’elle soit durable dans le temps et que les clients ne soient pas bloqués par l’innovation d’un concurrent. Cela peut se faire par les accords de gré à gré entre les différents industriels pour constituer des avantages concurrentiels, ou alors en remettant les agriculteurs au cœur de la problématique pour que les données s’échangent de manière fluide, quelle que soit l’industrie qui les produit ou qui les capte. Certains modèles, par exemple américains, ont tendance à enfermer l’agriculteur dans un système industriel propriétaire (la donnée permettant de vendre du service, du machinisme, etc.). Ici on fait le pari sur le long terme que les entreprises se mettront d’accord ; il y a d’ailleurs déjà des standards qui se dessinent sur la plupart des filières (porc, productions végétales, etc.) même si cela est moins avancé en élevage. L’accès au réseau reste un enjeu majeur, en particulier en situation de mobilité, pour envoyer les données récoltées sur le terrain et exploiter les indicateurs calculés sur le big data (les opérateurs développent leurs réseaux dans les villes et sur les côtes mais pas dans les campagnes). Orange, dans sa filière B to B, met en place de nombreuses plateformes qui sont susceptibles d’être utilisées par l’agriculture et l’agro-alimentaire. L’entreprise estime que les besoins se situent beaucoup plus à l’intérieur des bâtiments qu’à l’extérieur et va ouvrir son propre réseau dédié aux objets connectés. Elle note une méconnaissance des offres existantes chez les agriculteurs, comme les répéteurs, qui créent des réseaux mobiles derrière une box, très peu utilisés, alors qu’ils améliorent énormément la connectivité à l’intérieur d’un bâtiment (les réseaux mobiles couvrant avant tout l’extérieur). A venir, un nouveau réseau dédié aux objets connectés, et des offres d’accès satellites proches des prix de la DSL. Cet accès à l’Internet partout reste un point essentiel à régler, et la loi sur la république numérique, en cours de discussion, propose de créer des caisses de péréquation entre les métropoles et les campagnes, de façon à aider les municipalités à financer la couverture numérique avec la mise en place de réseaux locaux. Le numérique permet, grâce au volume des données collectées, d’être à l’écoute de beaucoup plus de « signaux », y compris les signaux très faibles, qui sont source de service potentiel. Un établissement comme l’ESA est interpellé sur l’essence même de la construction de la formation, la coopération avec d’autres disciplines devenant fondamentale car le numérique nécessite des compétences qu’un seul établissement ne pourrait pas recouvrir. Deuxième tendance, c’est la possibilité nouvelle de capter énormément de données. Mais la donnée en soi n’est pas un objectif, qui se trouve dans le service que l’on va apporter à partir de son traitement. Mais s’il n’y pas d’accès à l’Internet, ce cycle ne pourra jamais se mettre en œuvre. Un opérateur comme Orange n’est pas un magicien, il évolue dans un cadre économique déterminé ; la coopération avec ces opérateurs est essentielle pour le déploiement des solutions. Une question centrale se pose : la confiance, en particulier dans des opérateurs qu’on ne contrôle pas et qui se placent dans un cloud virtuel. La confiance constitue l’un des enjeux du big data et de la massification de données, qui favorise l’agrégation de la matière au lieu de la parcelliser et apporte une dimension riche, transversale et multidisciplinaire, et qui implique tout autant le consommateur et le citoyen. L’homme, et en particulier l’agriculteur, doit garder la maitrise de ces services et de ces automatismes, il doit rester maitre du jeu et de son destin. 11 Animation : TABLE RONDE N° 3 « Quand les big data transforment le conseil aux agriculteurs » Bertille THAREAU, Ingénieur de recherche en Sociologie à l’ESA. Participants : Pierre LABARTHE, Economiste à l’INRA. Jeffrey NADISON, Président de Sylphium LLC. Philippe ROYER, Directeur Général, Seenergi, Clasel. Témoin : Laurent SCHIBLER, Responsable Développement et Innovation, ALLICE. 13 La numérisation des connaissances en agriculture est entrée dans une phase dynamique et a désormais un impact direct sur les gains de compétitivité et sur les enjeux écologiques et environnementaux. Cette mutation constitue une nouvelle donne pour les acteurs du conseil et les questionne selon trois angles. • Premièrement, l’émergence d’outils nouveaux modifie la structure des dispositifs de conseil, les profils des conseillers, leur diversité et leur rôle au sein des organismes de conseil. Deuxièmement ces organismes, représentés traditionnellement par des organisations professionnelles, voient le paysage se recomposer avec la présence croissante de majors, comme John Deere, ainsi que de start up spécialisées. Et troisièmement, le regard des agriculteurs reste parfois ambivalent sur cette évolution et sur les technologies connectées, le pilotage des exploitations par des chiffres heurtant certaines visions du métier, plus sensibles et tactiles. Le conseil, qui consiste avant tout en une relation aux agriculteurs, doit donc prendre en compte cette diversité agricole nouvelle. • • Le groupe Seenergi, issu de l’association de 5 ECEL (Etablissement de conseil en élevage) fait figure d’organisme de conseil traditionnel. Philippe Royer identifie trois défis susceptibles de le mettre en mouvement et non pas en danger : le numérique, le vivant et l’humain. « Il faut arrêter de penser à la place des agriculteurs », et utiliser le concept d’open innovation qui se développe dans tous les secteurs d’activités, qui consiste à mettre le client au centre de la réflexion. Autre tendance, le multiplexage de la donnée, c’est-à-dire l’utilisation de la bonne donnée au bon moment tout en combinant les approches, par exemple la génétique et la nutrigénomie. Comment ces défis transforment les métiers de conseil en interne ? Jusqu’à présent, le conseil était assez stéréotypé ; aujourd’hui la multitude d’informations disponibles, en instantané et continu, nécessite une stratégie d’accompagnement plus différenciée : on veut transmettre les quelques données utiles au moment opportun, sans inonder les agriculteurs de détails qu’ils ne prendraient pas en compte. Dans le même temps, les formes de conseil changent et passent grosso modo du rendez-vous individuel mensuel à des rencontres à la demande, secondées par une hot line. Par ce moyen, 14 le travail devient plus proactif et permet d’intervenir sur un problème potentiel de santé avant qu’il ne se déclenche, en observant un indicateur qui se dégrade pour prendre des mesures préventives (par exemple en administrant à l’animal incriminé des médecines complémentaires et alternatives). Si la surveillance et le conseil à distance se développent, le big data n’a pas pour autant vocation à isoler les agriculteurs chez eux et les agriculteurs apprennent autant des échanges avec leurs pairs qu’avec des experts. C’est pourquoi le métier de conseil a aussi beaucoup évolué vers une approche de projets collaboratifs. Et toutes ces mutations se traduisent par la diversification des profils des conseillers : il y a dix ans, sur 100 conseillers, 98 faisaient du contrôle laitier et 2 ingénieurs définissaient les méthodes. Aujourd’hui, sur 100 conseillers, 60 sont généralistes et accompagnent les agriculteurs sous forme de coaching tout en apportant des preuves chiffrées de leurs conseils, 35 sont experts (nutritionnistes, vétérinaires, consultants en accompagnement de projets, agronomes…) et quelques-uns sont spécialistes de la logistique des données à distance (hot line). Ces mutations sont-elles les prémisses de la disparition du métier de conseiller de terrain ? Les travaux de l’INRA confirment que les OAD (Outils d’aide à la décision) transforment le conseil aux agriculteurs mais ne se substitue pas à lui, selon Pierre Labarthe. D’ailleurs les concepteurs d’OAD choisissent souvent de s’associer à des organismes de conseil et de ne pas commercialiser directement leurs outils. On ne peut plus imaginer d’être de nouveaux Léonard de Vinci, qui en son temps était expert dans tous les domaines. Au-delà des généralistes et des spécialistes, il faut donc savoir être en « mode passerelle » et comprendre les problèmes des autres, créer du liant là où il n’y en a pas. C’est par exemple la mise au point d’une interface, au travers d’une nouvelle branche bio-informatique, qui a donné du sens aux données informatiques dans le domaine de la biologie depuis dix ans ; auparavant personne n’aurait su quoi en faire, les deux mondes étant étanches. De même, les agriculteurs sont de plus en plus acteurs de la recherche, que ce soit en local ou à l’international, avec par exemple un expert basé aux USA en contact avec un agriculteur en Mayenne. Et le conseiller voit son rôle relationnel se redéfinir avec l’appui d’outils de liaisons entre données et d’expertises diverses. Cette vision collaborative créée par les big data, qui peut sembler idyllique, se frotte à une compétition croissante et à un secteur du conseil qui a changé, bien avant que l’on ne parle de concurrence et de bases de données. C’est ce qu’observe Pierre Labarthe qui rappelle qu’il y a 30 ans, l’agriculteur était aidé de quelques conseillers spécifiques (technique, gestion, approvisionnement) alors qu’aujourd’hui ils peuvent être très variés, les offres étant morcelées et les compétences se chevauchant : il y a de moins en moins d’exploitations agricoles (et donc la clientèle de chacun diminue), les fonds finançant les organismes de conseil sont répartis entre plus de personnes (ce qui augmente la concurrence) et l’automatisation de certaines activités dans les organisations libère du temps nouveau pour le conseil (en comptabilité, fertilisation, irrigation…). Certains comptables se retrouvent ainsi en compétition avec des chambres d’agriculture, des firmes privées ou des coopératives, car les données sont accessibles à tous. Sans compter les nouveaux acteurs en amont et aval de l’agriculture, comme les industries agro-alimentaires, qui cherchent à mieux maîtriser la qualité de la production et des contrats. De plus, la concurrence elle-même se complexifie, par exemple entre ceux qui vendent directement du conseil et les autres qui le font au travers de l’achat d’un produit. Historiquement, comme dans l’élevage, certains organismes ont pu construire du conseil global à partir de données accumulées, car le fait de comprendre comment se transmet la valeur ajoutée est source d’une expertise forte. Munis d’applications sur smartphones et tablettes issues d’OAD, l’agriculteur et le conseiller peuvent aujourd’hui partager les ressources cognitives et approfondir leur dialogue. Mais qui maitrise les données et surtout les modèles, scientifiques ou économiques, à la base de leur traitement ? En plus des structures traditionnelles, par exemple l’INRA, beaucoup d’autres entreprises développent des algorithmes, des start-up ou des acteurs majeurs des TIC. Avec ces nouveaux intervenants, des formes de relations fondées sur la protection des modèles analytiques plus que sur leur co-construction émergent, ce qui peut engendrer une asymétrie de connaissances dans les dispositifs de conseil. Jeffrey Nadison corrobore cette observation par son expérience au sein de Sylphium, entreprise privée. Il déclare avoir trouvé dans le domaine public un « certain manque de collaboration » qui l’a obligé à redémarrer à zéro et construire ses propres modèles, qu’il commercialise. Il note que lorsqu’un fournisseur propose un algorithme simple attaché à un produit (engrais, par exemple), le modèle est gratuit, car lié à une transaction financière. Dix années d’expérience ont permis de constater qu’au final les agriculteurs le rejettent car ils l’estiment biaisé ou l’emploient mal. Philippe Royer souligne le caractère stimulant de ce nouveau contexte concurrentiel. Pour des organismes traditionnels de conseil en élevage comme Seenergi, passer du monopole à la concurrence a signifié quadrupler l’innovation en 15 ans, ce qui s’est révélé stimulant, dans une ère où il faut créer de la valeur et où l’on peut être en coopération et en concurrence avec le même acteur (la coopétition), sur des domaines différents. La troisième question abordée dans cette table ronde découle de ces observations. Comment dans un contexte plus concurrentiel, à l’appui d’outils nouveaux, les conseillers envisagent leurs relations aux agriculteurs ? Le parcours de Jeffrey Nadison, au sein d’entreprises d’agro-équipementiers ou de start-up, l’a amené à penser une stratégie de prospection sélective. Il s’agit d’identifier les agriculteurs les plus réceptifs aux technologies du big data de plusieurs façons. Vu la grande diversité d’exploitations, celles qui sont dans une situation plus complexe sont susceptibles d’avoir des besoins plus spécifiques. L’objectif est aussi de trouver les pionniers qui sont prêts à tester et à prendre des risques, « curieux et ambitieux », et cela typiquement dans les exploitations où se vit une transition générationnelle, le fils voulant montrer à son père ce qu’il a appris en revenant l’école après ses études. D’autre part, il faut que les exploitations soient en mesure de payer pour cette instrumentation de l’agriculture de précision, ce qui conduit à s’appuyer sur des indicateurs chiffrés comme les revenus par hectare. On cherche alors à travailler sur la « capacité d’absorption » de ces innovations, chez les agriculteurs. Cette stratégie sélective concerne également les conseillers dont l’attitude vis-à-vis de ces nouveaux outils est très diversifiée. Pour ces derniers, l’enjeu est de les accompagner vers le changement dans un esprit de collaboration, grâce à la formation technique et l’expérimentation, l’objectif final étant d’en tirer un bénéfice commercial. Cette sélection des prospects pose la question de la possibilité de généralisation du mouvement de numérisation à tous les agriculteurs. Les points de vue sont ici très contrastés. Seenergi, qui fédère des organisations de producteurs (par opposition à Sylphium), recherche l’excellence dans les segments où elle est très concurrencée, donc ceux qui constituent un marché rémunérateur pour les firmes privées, et doit à chaque fois faire la preuve de sa compétence. Mais elle a aussi « un devoir d’accompagnement » de tous les agriculteurs, ce qui signifie passer davantage de temps à faire comprendre cette mutation pour mieux l’intégrer. Mais à terme, le choix d’accompagnement s’avère payant et les plus performants, ces 20% d’exploitants qui sont suffisamment autonomes pour se passer de conseil, restent dans le réseau, engendrant parfois une forme de fi- 15 délité sur le marché concurrent : par exemple une société fabriquant des robots de traite sait que son client, s’il achète en parallèle un suivi d’accompagnement Seenergi, investira dans le prochain modèle de robot quand il sera disponible. Pierre Labarthe rappelle cependant que le conseil a toujours été sélectif : la majorité des agriculteurs n’est en réalité pas en contact avec des conseillers. Le secteur laitier est une exception avec un taux de pénétration du contrôle laitier sans équivalent dans d’autres productions. Indépendamment du numérique, l’accès au conseil, avant tout une question de politiques publiques, est relativement inégalitaire en France, reflétant l’importante diversité des exploitations. Comment faciliter l’accès aux nouvelles formes de conseil permises par le big data ? Une mise en œuvre de ces différents aspects a été réalisée à Singapour, où une université a mis en place un programme conjoint avec le Ministère de l’entrepreneuriat pour travailler sur la capacité d’absorption des nouvelles technologies, en organisant des modules de formation continue de un à trois mois dont l’objectif était que les entreprises soient davantage « capables de se concurrencer entre elles ». Succès retentissant, avec 800 patrons de PME qui ont participé. Dans l’enseignement initial, il est difficile de prévoir de quoi on aura besoin dans dix ans, « on y travaille sur des temps pas assez longs ». Dans ce secteur, ce n’est pas tant de connaissances dont on a besoin, « on a déjà accès à tout avec Google », que de capacité à trier et raisonner, d’esprit critique, de gestion de projets, etc. Au sein des Chambres d’Agriculture, certains n’ont pas ou ne veulent pas avoir accès au big data. Seront-ils encore là demain pour le conseil ? Seenergi « se bat pour que ce soit l’agriculteur qui ouvre les tuyaux », dans une vision qui consiste à passer d’une informatique propriétaire à une informatique collaborative et à défendre une agriculture entrepreneuriale, la nouvelle génération ayant envie d’autonomie. Il faut partir de la fonctionnalité clients et la consolider, et ne pas modéliser les agriculteurs pour qu’ils soient dépendants, comme l’ont fait certaines organisations agricoles, mais choisir un schéma collaboratif émergent. Laurent Schibler conclut cette discussion en rappelant que comme pour tous les secteurs d’activités économiques, l’agriculture et le conseil vont être fortement impactés par le numérique et le développement technologique. On est qu’au début de ces changements, en termes de philosophie partenariale, d’entreprise, mais aussi d’évolution du métier de conseiller : on peut s’attendre à des restructurations fortes dans les organisations agricoles. Le big data ne va pas remplacer les conseillers, mais les transformer. 16 On pourrait imaginer un système expert capable de mouliner toutes les données pour créer de multiples indicateurs, y compris des indicateurs donnant des informations contradictoires provenant pourtant de capteurs pertinents. Tout cela nécessitera donc forcément un vrai conseil et la construction de solutions personnalisées, dans lequel les groupes et forums auront leur part, de façon à échanger sur les expériences. « Demain le conseiller sera lié à ces groupes pour créer de la cohésion, avoir une vision d’ensemble, dépasser le stade virtuel de la machine et s’ancrer dans le réel de la relation humaine. » Ce n’est pas la donnée qui a une valeur en tant que telle, mais son agrégation et la capacité à y donner du sens. D’ailleurs l’accumulation de résultats n’est pas une nouveauté, particulièrement dans le système de l’élevage où historiquement le contrôle laitier mesure la production des animaux dans un but d’amélioration génétique. Ce sont des situations où l’on n’a pas à s’interroger sur la monétarisation et la propriété de la donnée : elle appartient à l’éleveur et circule dans des systèmes qui sont sous pilotage professionnel et où l’ensemble des données est partagé entre ceux qui y ont contribué. Ces systèmes ne sont pas parfaits, notamment parce qu’ils sont adossés à des familles mono-disciplinaires, mais ils existent et fonctionnent. Le risque, c’est qu’à force d’affirmer aux agriculteurs que leurs données ont de la valeur, ils veulent la garder pour eux : on pourrait amener ainsi une désagrégation d’un système collaboratif qui marche relativement bien. Il faut donc à la fois entretenir cet esprit d’échange et de partage au bénéfice des agriculteurs, tout en agrandissant la table à d’autres intervenants, dans le domaine de la santé, de l’économie : construire un système plus global et interdisciplinaire et dépasser les organisations « structurées en silos » qui ne sont probablement plus adaptées aux enjeux du big data. Henri ISAAC, grand témoin, président de Renaissance Numérique, chargé de mission Transformation numérique à l’université Paris Dauphine. Roger Le Guen, Sociologue, titulaire de la Chaire d’enseignement–recherche « Mutations agricoles » à l’ESA. Conclusion et perspectives Conclusion et perspectives 17 La découverte d’un nouveau monde, le virtuel, est l’occasion d’une véritable renaissance intellectuelle. Renaissance Numérique a travaillé sur de multiples thèmes autour de cette révolution, par exemple la santé, la culture, la démocratie ou les droits fondamentaux. Il lui semble que l’agriculture constitue le sujet nouveau à étudier, car il est actuellement placé « dans un angle mort » par les politiques, particulièrement en France où l’on se sent très concerné par ce thème (plus que dans les pays AngloSaxons). L’agriculture de précision est perçue comme une grande révolution dans les modalités opératoires du métier d’agriculteur. Mais ce changement est en réalité beaucoup plus large, car avec le numérique, tout se relie et chacun devient acteur : le citoyen, le patient, le consommateur, l’individu qui retrouve une capacité à agir nouvelle ; on parle ainsi de l’âge de la foule, de la multitude. L’impact de la numérisation en agriculture dépasse donc très largement les résultats technico-économiques d’une exploitation. La mise en données du secteur agricole s’inscrit dans le vaste courant de la mathématisation du monde qui structure de plus en plus l’action humaine. Elle repose sur la tendance séculaire à s’appuyer sur le calcul, dont la première grande application a été la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. S’il y a des ruptures technologiques récentes, n’oublions pas les tendances très anciennes à ce que l’homme se fie au calcul dans ses décisions. La datafication du monde agricole influe sur la confiance et la transparence entre tous les acteurs de la chaine de valeur agro-alimentaire en s’appuyant sur le partage de la donnée, jusqu’au distributeur et au consommateur. Ce partage, les agriculteurs ont beaucoup à y gagner en termes de pouvoir de négociation et de reprise de leur véritable rôle dans cette chaine. Si ce n’est pas le cas, le consommateur utilise son pouvoir technologique pour trouver cette donnée, comme avec les applications Open Food Facts, Noteo, ou cette start-up israélienne qui a conçu un outil capable de scanner les produits pour en déterminer les composants. Le consommateur est capable de recréer une traçabilité car il est doté de capacités digitales, un pouvoir sur lequel il faut réfléchir en concertation et non en opposition avec lui. La même problématique apparait dans les relations entre production et distribution, qui sont rarement simples. Le succès du digital dans certains circuits de vente courts interpelle beaucoup, même si la consommation locavore ne va pas résoudre l’ensemble de la question alimentaire en France ou dans le monde. Il s’agit d’une organisation souvent collaborative entre les deux bouts de la chaine alimentaire, pour recréer du lien grâce au digital. 18 La question de santé est cruciale et amène à s’interroger en quoi l’agriculture de précision peut être une réponse aux questions de santé publique. On a beaucoup parlé de l’agriculture de précision en se centrant sur l’optimisation des intrants et des ressources, mais il faut aller plus loin. Vers la notion d’aliment personnalisé, à mettre en relation avec les problématiques de maladies cardiovasculaires, de diabète (véritable bombe à retardement pour l’humanité). Concernant l’accès à l’Internet et au numérique, on doit viser bien plus qu’une caisse de péréquation et revoir la façon générale dont on conçoit la couverture du territoire. L’agriculture en France joue un rôle absolument central dans notre identité ; si les territoires agricoles se retrouvent en dehors du monde connecté (actuellement 12% des exploitations), quel est leur avenir ? Il faut obliger la puissance publique à prendre conscience des enjeux qu’il y a derrière cette couverture et à ne plus raisonner en termes de population mais en termes de territoires. De grands acteurs américains préparent des ballons et des drones pour connecter le monde, allons-nous les laisser capter les données ? Il y a aujourd’hui des chaines de traçabilité qui échappent à la fois à l’agriculteur et au consommateur ; ceux-ci doivent faire alliance pour penser de nouveaux systèmes de suivi et redonner de la confiance. Au-delà de la seule organisation de la donnée au stade de la production, veiller à ce qu’elle circule entre tous les acteurs, jusqu’au consommateur, constitue la condition pour que l’agriculture retrouve la place qu’elle mérite dans la société française. Roger Le Guen conclue la journée en indiquant que la dynamique qui est au cœur de la révolution numérique consiste à produire des données et à pouvoir (en partie au moins) les interpréter instantanément. Ce qui suppose d’une part de connecter des espaces dont les distances les uns des autres étaient autrefois rédhibitoires, tout en menant une réflexion qui réclame du temps et du recul. La production agricole instantanée n’existe pas. La numérisation de l’agriculture fait partie d’un mouvement plus général, un régime d’innovations. Ce développement technologique (robots, génomique, agro-écologie, sciences cognitives...) a la particularité de trouver son origine très en amont de la profession dans les métiers de fournisseurs d’équipements et d’outils à l’agriculture, alors que, depuis les années 1980, les enjeux alimentaires et les rapports de pouvoir étaient placés en aval des filières (transformation, distribution). La production de connaissances nouvelles pour la production n’est plus liée seulement au monde scientifique car le régime d’innovation en cours permet d’envisager une augmentation de l’intelligence collective et de la créativité humaine dans les activités de travail et la vie sociale. Ici, nous nous trouvons devant cette contradiction : La nécessité d’une interdisciplinarité à de nombreux niveaux est souvent mentionnée, alors que les métiers ont dans le même temps tendance à se spécialiser. Le travail des agriculteurs lui-même évolue, sous l’effet de l’automatisation de leurs activités, de la perte de la valeur économique nette de leurs exploitations et des nombreuses contraintes qui complexifient leur quotidien. Et de fait, on observe à présent un renforcement des formes de propriété intellectuelle des innovations qui entraine une dépendance croissante (multiples contrats et contraintes juridiques, notamment entre l’amont et la production). Mais dans le même temps, des formes d’autoentrepreneuriat se développent, qui marquent toute l’économie agricole. Tous ces phénomènes conduisent à s’interroger sur l’évolution de la valeur ajoutée en agriculture, aux niveaux travail et sociétal. Aux USA, certains agriculteurs soulignent à quel point leur travail devient de plus en plus simple, parlant d’abêtissement de leur métier lié aux processus d’innovation, ce qui va avec une baisse de leur revenu par unité produite et les entraine dans une spirale d’agrandissement passant par des innovations coûteuses. lié au territoire, qui créait et légitimait les normes collectives. Avec l’arrivée du mouvement du big data, tout cet appareil est remis en cause : comment les agriculteurs vont-ils peser collectivement ? Et notamment comment leurs points de vue seront-ils pris en compte dans les stratégies des entreprises de services ? D’où ces question à traiter : Qui fabrique les données, qui en est propriétaire, qui juge de leur pertinence, contrôle leur traitement, et les utilise ? Les innovations en cours en agriculture se focalisent essentiellement sur la simplification du travail, la réduction des risques et l’anticipation des problèmes. La profession semble ainsi invitée à jouer un rôle de sous-traitant face à l’industrie et l’agrofourniture, ce qui atomise le monde agricole et risque de l’entrainer vers plus d’individualisation et moins d’autonomie. La variété des termes qualifiant l’agriculture (de précision, durable, raisonnée, biologique, etc.) nous interroge sur l’orientation du secteur et ses pluralités de conception, réelles, qui sont hiérarchisées par l’évolution ce type des rapports marchands. En fonction de ces quelques réflexions conclusives sur cette journée, trois pistes se dégagent pour la prochaine rencontre de l’agriculture connectée : • • • l’impact du big data agricole sur la consommation alimentaire (sous ses aspects citoyenneté, alimentation et santé) avec ses effets en retour sur la production agricole. La dimension internationale de ce mouvement dans le monde et en particulier dans d’autres pays d’Europe avec lesquels il serait intéressant d’échanger. Et enfin une comparaison avec d’autres corps de métiers comme l’artisanat ou les professions libérales, notamment au sein du monde rural. L’agriculture était organisée jusqu’à présent par des institutions formant un appareil de régulation très puissant, 19 Partenaires Partenaires Média Ils soutiennent la Chaire Mutations Agricoles 20 Comité d’organisation F. ADAM – Responsable Géomatique Pôle Système d’Information des Chambres – Chambre d’Agriculture des Pays de Loire M. AUBINAIS – Directeur Chambre d’Agriculture des Pays de Loire Ph. AUGEARD – Chef de Service Coordination des Programmes – Chambre d’Agriculture de Bretagne M. CANNAVACCIUOLO – Enseignant-chercheur en statistiques et biologie des sols - ESA N. COURTADE – Chef de projet communication événementielle - ESA K. DANIEL – Économiste – Responsable Unité de Recherche LARESS – ESA A. FADIL – Informaticien – ESA H. LAFFONT-NERVI – Responsable Communication et Relations entreprises - ESA R. LE GUEN – Sociologue – Titulaire Chaire Mutations Agricoles – ESA C. MAZAUD – Sociologue – ESA F. PELLET – Assistante Recherche Unités LARESS et PAYSAGE - ESA H. PILLAUD – Secrétaire Général Chambre Agriculture de Vendée P. POITEVIN – Ingénieur en agriculture A. PRUDHOMME – Responsable du programme Agricadre - ESA L. SCHIBLER – Directeur Innovation/Développement – ALLICE B. THAREAU – Sociologue – ESA Suivez l’actualité de la Chaire Mutations Agricoles ! www.mutations-agricoles.com @MutationsAgri /chairemutationsagricoles [email protected] Un événement placé sous le double Haut Patronage du Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, et du Secrétariat d’État au Numérique.