Les aciers damassés

Transcription

Les aciers damassés
Les aciers damassés
Du fer primitif
aux aciers modernes
Photos de couverture :
Tazza 17 ème siècle
Rapière 17 ème siècle
Collection du Musée d’art de d’industrie de Saint Etienne, France
© Ecole des Mines de Paris, 2007
60, boulevard Saint Michel, 75272 PARIS CEDEX 06 FRANCE
http : //ensmp.fr/Presses
ISBN ancien : 2-911762-87-8
ISBN nouveau : 978-2-91-176287-1
Dépôt légal : octobre 2007
Achevé d’imprimer en 2007 (Paris)
Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays.
Madeleine Durand-Charre
Les aciers damassés
Du fer primitif
aux aciers modernes
Dans la même collection
Dolomieu et la géologie de son temps
Sous la direction de J. Gaudant
Histoire des sites producteurs d’aluminium
Les choix stratégiques de Péchiney –1892 – 1992
René Lesclous
Du Faubourg Montmartre au corps des mines
L’étonnant parcours du républicain Jean-Henry Hassenfratz
Emmanuel Grison
Du même auteur chez d’autres éditeurs
The Microstructure of Superalloys,
Ed Gordon and Breach, London (1997)
La microstructure des aciers et des fontes
Ed SIRPE, Paris (2002)
Microstructure of steels and cast irons
Ed Springer, Berlin (2003)
e-mail [email protected]
Introduction
La définition de l’acier damassé est un sujet de polémique depuis le 17 me
siècle parce qu’il y a deux types d’aciers damassés : l’acier appelé damas en
Europe, et l’acier oriental, dit acier de Damas.
L’acier damassé occidental n’est pas une invention apparue à un moment
donné, c’est le résultat du lent apprentissage de la métallurgie, principalement au cours du premier millénaire av. J.-C. quand les Celtes ont acquis la
maîtrise du travail du fer. L’acier damassé apparaît comme l’aboutissement
de ce savoir-faire plusieurs siècles plus tard. Cependant, ce n’est pas le produit banal des forgerons mais plutôt le produit d’excellence réservé en particulier aux meilleures lames d’épées.
L’acier de Damas est produit par forgeage d’acier préalablement fondu. La
contribution des archéologues a considérablement enrichi et étayé les connaissances à propos de l’origine de la fusion du fer en creuset. Concernant
plus spécifiquement le forgeage, des travaux récents ont apporté un nouvel
éclairage de métallurgie structurale qui permet de définir rigoureusement ce
qu’est l’acier de Damas.
Au cours de la deuxième moitié du 20 me siècle des forgerons d’art ont réhabilité l’acier damassé. Je citerai Manfred Sachse qui, à coté de sa propre
production artistique, a parcouru le monde pour retrouver les anciennes
méthodes de forgeage, reconstituant la fabrication de nombreuses pièces
anciennes. Son excellent ouvrage “Damascus steel” [Sac94] illustre cette
recherche. Après la lecture de ce livre bien documenté et magnifiquement
illustré, l’impression est qu’il ne reste plus rien à ajouter excepté souhaiter
la réédition du livre.
J’ai toutefois trouvé un petit créneau à compléter, celui de la formation de la
microstructure. C’est l’observation de la microstructure qui révèle des informations sur les méthodes de forgeage et qui permet de lever l’ambiguïté
entre les divers damas. Toutefois, en écrivant ce livre une difficulté m’est nettement apparue : comment m’adresser au public très varié, intéressé par le
sujet, comment trouver un langage commun ?
J’ai pensé à mes confrères métallurgistes car j’ai regretté, après avoir enseigné la métallurgie structurale pendant de nombreuses années, de ne pas
avoir ouvert une toute petite fenêtre, quelques minutes dans mon emploi du
temps pour expliquer comment s’était construite la métallurgie du fer.
II
Les archéologues, les conservateurs de musée et tous les chercheurs confrontés aux problèmes d’expertise pratiquent de plus en plus des examens des
vestiges au moyen de techniques modernes. Ils peuvent, de ce fait, être intéressés par une approche détaillée des aspects micrographiques. Le problème
est alors de rendre accessible le vocabulaire du métallurgiste. C’est pourquoi, les chapitres 8 et 9 comportent quelques notions de base et introduisent
le vocabulaire dans son contexte scientifique.
Les artisans forgerons connaissent bien les aciers à la fois par une approche
fondamentale et surtout par un solide savoir-faire expérimental. Ils animent
sur Internet de nombreux forums de discussion dans lesquels ils exposent
leurs problèmes et échangent des points de vue. En observateur occasionnel
discret, j’ai relevé dans les forums en langue française et anglaise quelques
points pour lesquels un complément d’information pourrait être utile.
Cependant, les aciers sont un matériau aux transformations multiples et
compliquées ; c’est vrai même pour les aciers de coutellerie de base
L’explication d’un mécanisme entraîne une description détaillée afin de respecter l’articulation du raisonnement en toute rigueur scientifique. D’autre
part, certaines notions, comme par exemple la formation des ségrégations de
solidification, sont absolument nécessaires pour comprendre la formation
des alignements responsables de la structure moiré. De même, la fabrication
d’alliages à partir de poudres métalliques est expliquée puisque certains
procédés récents à partir de poudres sont spécifiques pour la fabrication
d’aciers damassés. En définitive, ce livre ne propose pas aux forgerons de
solution pratique mais plutôt une vision microscopique de leur métal afin
d’étayer une meilleure compréhension de la formation de la microstructure.
Enfin, je souhaite que mon texte permette aux amateurs et aux collectionneurs des couteaux d’art de mieux appréhender la beauté, la diversité des
objets au delà de leur apparence extérieure. Le réel succès populaire des
nombreuses expositions-ventes de couteaux d’art montre l’intérêt du public
pour cet artisanat et le prépare à s’intéresser aux objets anciens.
Remerciements
Pour réaliser ce travail je me suis aventurée un peu imprudemment hors de
ma stricte discipline scientifique. Aussi il m'a fallu solliciter l’aide de spécialistes d’autres disciplines fort éloignées de la mienne. J'exprime ma reconnaissance à tous ceux qui ont cru à ce projet, à tous ceux qui m'ont fait
confiance au point de me prêter des échantillons, ou encore de consacrer du
temps préparer des photos. Je citerai en particulier MM Paul Merluzzo,
Louis Bonamour, Eric Perrin et Ernst Kläy. De nombreux archéologues,
chercheurs, conservateurs de musée, m’ont transmis des documents ou des
informations : Mmes Christine Bouclet-Riquier, Véronique Despine, Anna
Feuerbach, M.C. Lebascle, Aurélie R. v.Bieberstein, Bernadette Schnitzler,
C. Vigouroux, et MM Gilles Desplanque, M. Ferry, Leon Kapp, J. Parisot,
Jean Renaud, O. Renaudeau, J. P. Sage, Philippe Schaffnit, Pierre Thomas,
Eric Verdel, John Verhoeven, Yoshindo Yoshihara.
Mon projet a commencé avec ma retraite professionnelle quand j'avais du
temps disponible mais alors je n'avais plus le contact quotidien avec mon
ancien laboratoire à l’Institut Polytechnique de Grenoble (INPG). Les
micrographies provenant de mon travail d'enseignant chercheur, presque des
souvenirs d'un album photo, ne suffisaient pas. Je suis particulièrement redevable à mes anciennes collègues et amies, principalement à Muriel Véron, et
aussi à Annie Antoni, Florence Robault, Catherine Tassin pour m'avoir
apporté l'aide nécessaire pour quelques examens, analyses ou micrographies
sans oublier les discussions indispensables.
Je remercie les forgerons, les couteliers et les industriels qui m'ont permis de
donner un aperçu des réalisations originales de l'artisanat d'art
contemporain : Olivier Bertrand, Per Bilgren, Alain et Joris Chomillier, Des
Horn, Sébastien Masson, Eric Plazen, François Pitaud, Denis Pittet, Pierre
Reverdy, Manfred Sachse, Henri Viallon, Achim Wirtz.
Enfin je remercie Jean Giraud (Moebius) pour la permission d’utiliser un
dessin, François Chabanne pour l’accès à des livres anciens, et Micheline
Mosselmans et Sonia Durand pour leur contribution aux dessins.
IV
Table des matières
Première partie : L’acier du forgeron
pendant quatre millénaires
1 Le fer primitif
1.1 Le fer avant l’âge du fer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
1.2 Les premiers modes de préparation du fer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1.3 Les aspects mythiques du fer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.4 Les vestiges archéologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
2 L’acier du forgeron avant l’ère chrétienne
2.1 Les épées/poignards du Luristan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2.2 Les épées celtiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2.3 Les épées étrusques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2.4 L’acier au creuset . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21
24
34
36
3 Les épées du premier millénaire
3.1 Les épées mérovingiennes (481-751), carolingiennes (après 751) . . . . . . . . . . . . 37
3.2 Les épées vikings . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
3.3 Production d’acier au creuset . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
4 - Vous avez dit damas ?
- Non, pas encore.
4.1 La polémique sur l’origine de l’appellation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
4.2 Par similitude avec le dessin des tissus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
4.3 Distinction entre aciers soudés et aciers fondus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
5 Des épées aux couteaux
5.1 Le lac de Paladru . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
5.2 Les couteaux de l’an mil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
6 Les épées du deuxième millénaire
6.1 L’usage de l’épée en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.2 Les rapières en acier damassé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.3 L’acier gravé imite et concurrence l’acier damassé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.4 L’acier damassé sert aussi à fabriquer des canons de fusils . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.5 Les épées orientales damassées soudées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.6 Les armes de la péninsule indonésienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.7 Les épées en wootz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6.8 Les épées japonaises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
67
69
72
75
78
80
83
87
7 Art et technologie au troisième millénaire
7.1 Renaissance d’un artisanat d’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
7.2 La recherche du meilleur tranchant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
VI
7.3 Les aciers dits sandwitch au tranchant renforcé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7.4 Les aciers multicouches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7.5 Les inserts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7.6 Les lames colorées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7.7 Les aciers frittés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7.8 Les wootz contemporains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
101
104
107
111
113
120
Deuxième partie : Notions de métallurgie
8 Comprendre ce qu’est un acier
8.1 Phases, diagrammes de phases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8.2 Les transformations dans l’acier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8.3 Transformation de l’austénite au refroidissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8.4 Cinétique de la transformation de l’austénite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8.5 Comment se transforme la martensite pendant un maintien isotherme . . . . . . . .
8.6 Les traitements thermiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
127
130
132
137
141
142
9 Structure de solidification : grains, dendrites, ségrégation
9.1 Qu’est-ce qu’un grain ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
9.2 La ségrégation dendritique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
10 Les aciers classiques pour coutellerie
10.1 Optimisation de la composition, ou “design” . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
10.2 Optimiser la microstructure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
10.3 Coloration des aciers inoxydables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
11 La métallurgie des poudres
11.1 Les étapes des procédés à partir de poudres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
12 La structure damassée par soudage
12.1 Le soudage de couches différentes et le travail par pliage/forgeage . . . . . . . . 167
13 La formation d’alignements de carbures dans le wootz
13.1 Les aciers au creuset (wootz, pulad) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13.2 La procédure “Wadsworth-Sherby” . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13.3 La procédure “Verhoeven-Pendray” . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13.4 Commentaires à propos des modèles précédents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
175
178
180
184
14 La formation des alignements dans les aciers à moyen carbone
14.1 Un phénomène bien connu des aciéristes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
14.2 Présence de bandes alternées dans les aciers anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
14.3 Conseils pour la pratique du forgeage en vue de générer des bandes . . . . . . . 199
15 Références
0
Première partie :
L’acier du forgeron
pendant quatre millénaires
2
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
1
Le fer primitif
1.1 Le fer avant l’âge du fer
La métallurgie du fer est apparue dans la plupart des sociétés antiques postérieurement à celle de l’or et à celle du cuivre. L’apparition
significative est située en Asie Mineure, chez les Hittites, entre
1400 et 1700 av. J.-C. déterminant le début de l’âge du fer. Les
découvertes les plus anciennes remontent à l’époque dite préhistorique autour de 5000 ans av. J.-C. en Irak (Samarra), en Iran (Tépé
Sialk) et en Egypte (El Gerseh). Plus récemment, des découvertes
dans la période dite du bronze (3000–1600 ans av. J.-C.) sont toutes
situées sur une large bordure est et sud-est du bassin Méditerranéen
en Mésopotamie, en Turquie, en Egypte et à Chypre.
Cependant, la présence d’objets en fer n’implique pas une connaissance métallurgique de la fabrication du fer, car il existe du fer
directement disponible sous deux forme métalliques : le fer météoritique et le fer natif.
Le fer météoritique
La forme la plus primitive du fer utilisé par l’homme est le fer
météoritique. C’est la présence de nickel qui le distingue des autres
catégories de fer. Or, le nickel est présent dans la plupart des objets
de l’époque préhistorique et même ceux des époques du bronze
ancien et du bronze moyen. Le fer trouvé sous forme de météorites
métalliques (figure 1.1.1) ou sidérites était travaillé comme une
pierre. Au Groenland, trois météorites parmi les plus massives
jamais trouvées ont servi à l’approvisionnement des esquimaux pendant des générations. La plus grosse a été estimée à 36t.
4
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
Figure 1.1.1 :
Photographie d’une section de météorite issue d’une chute multiple, connue
sous le nom de gibbéon (Namibie). A remarquer les longues aiguilles imbriquées suivant trois directions. Document ENS Lyon, Fr.
En Amérique, les indiens aztèques, mayas et incas ont utilisé du fer
météoritique bien avant d’en connaître la métallurgie. Ils le considéraient comme extrêmement précieux et l’utilisaient pour faire des
LE FER PRIMITIF
5
décors de bijoux ou d’objets religieux. En Egypte, la lame d’un
magnifique poignard d’apparat trouvé à Thèbes dans la tombe du
pharaon Toutankamon (1350 av. J.-C.) a été identifiée comme fer
météoritique. Cette pièce fait partie d’un couple d’objet, l’autre est
en or.
Le fer météoritique est un alliage fer-nickel avec environ 7,5 % de
nickel (entre 5 et 26 %) et un peu de cobalt (0,3–1 %), des traces de
soufre, de phosphore et de carbone. Il est relativement malléable et
constitue presque exclusivement un des trois types de météorites
[Buc75]. Il est issu de l’arrachement de matière depuis les couches
profondes d’une planète. Les météorites métalliques à basse teneur
en nickel sont constituées majoritairement de kamacite (ferrite cubique centré, α); les météorites à forte teneur en nickel de tænite (austénite cubique faces centrées, γ). C’est pour de tels météorites que la
structure aiguillée de la ferrite a été mise en évidence par Widmanstätten, structure qui porte son nom. Les aiguilles de ferrite se développent dans des directions cristallographiques privilégiées
définissant un octaèdre. La formation d’une telle structure est expliquée par le fait que l’alliage a pu être exposé à de très fortes pressions induisant une réaction en phase solide [Bér96]. Toutefois, pour
certains météorites la microstructure est tellement grossière, avec
des plaquettes larges de plusieurs millimètres, qu’une formation par
précipitation paraît peu probable. Dans ce cas, l’hypothèse avancée
est que les grandes aiguilles se seraient formées par solidification de
la boule de liquide pendant son long voyage en apesanteur [Bud88].
Le fer tellurique
Il est trouvé à l’état natif dans des basaltes ou autres roches sous
forme de petits grains ou nodules. Il contient souvent beaucoup de
nickel, jusqu’à 70 %. Ce fer, plus rare que le fer météorique, a quelquefois été retrouvé dans des objets précieux. En Oural le fer natif
contient 50 % de platine.
Le fer terrestre primitif
Le nom de fer terrestre est donné au métal fabriqué à partir de la
réduction du minerai, principalement la magnétite Fe3O4 et l’héma-
6
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
tite Fe2O3 ; il est normalement exempt de nickel. Un tel fer a aussi
été trouvé parmi les objets de la période préhistorique. Quelquefois
ce sont de simples morceaux d’oxydes de fer présents dans plusieurs
sites en Egypte, à Gizeh dans la vallée du Temple et la pyramide de
Chéops (2500 av. J.-C.), à Abydos (2200 av. J.-C.). L’authenticité
de ces premiers objets est souvent contestable, et d’ailleurs contestée parce qu’il n’en reste qu’un amas de rouille difficilement reconnaissable. Enfin le nombre de vestiges est réduit.
Le fer non météorique le plus ancien apparaît sous forme de petits
objets décoratifs, d’incrustations dans des bijoux en or ou de menus
objets de culte. Une explication proposée est que ce fer est un
sous-produit de la fabrication de l’or. La magnétite, très présente
dans les sables aurifères de Nubie, aurait été entraînée et réduite en
même temps que l’or. Une couche de fer pâteux est susceptible de
flotter dans le laitier au dessus de l’or fondu. Une autre possibilité
est que des oxydes de fer aient été volontairement associés aux
autres oxydes servant de fondants pour la fabrication des bronzes.
Le fer de cette période a été qualifié de fer accidentel [Bér94].
Plusieurs archéologues ont maintenant la conviction que le mode
d’obtention du fer par réduction de minerais a été découvert très tôt,
antérieurement à 2000 av. J.-C., en plusieurs lieux différents. Le fer
non météorique a été détecté sans être toujours accompagné de traces d’une exploitation dans les sites à proximité. En Egypte, il n’y a
aucun indice d’une métallurgie du fer, ni de trace d’exploitation des
gisements pourtant abondants. Cette lacune est expliquée par
l’absence de forêts capables de fournir le charbon de bois nécessaire.
En définitive, il y a eu une longue période de plusieurs millénaires
entre les premières datations fiables du fer et l’âge du fer proprement dit. Plusieurs causes pourraient expliquer les longs balbutiements de cette métallurgie primitive. La plus évidente est la
difficulté de mise en œuvre. Les procédés acquis pour le cuivre et
l’or ne s’appliquent plus et surtout une température plus élevée est
nécessaire.
LE FER PRIMITIF
7
Il est difficile d’oublier ce que nous savons sur le fer pour imaginer
comment ce nouveau matériau était perçu. En fait, le fer obtenu par
les procédés les plus primitifs de réduction du minerai n’a pas dû
être considéré comme un matériau intéressant. Quand le fer est bien
réduit, il est pur, très malléable, donc utilisable seulement pour des
ornements. Il est rare, donc très précieux et sa valeur a pu dépasser
de plusieurs dizaines de fois celle de l’or.
1.2 Les premiers modes de préparation du fer
Le minerai
Le fer est, après l’aluminium, l’élément métallique le plus répandu
sur la croûte terrestre. Il se trouve sous forme de minerai constitué
principalement d’oxydes (magnétite, hématite et limonite) et de carbonates et sulfures (sidérite, pyrite et marcassite). La préparation de
lavage et de concassage du minerai est la même que celle pratiquée
pour les autres minerais. Les gisements sont très nombreux dans
l’est du bassin méditerranéen. Certains étaient reconnus grâce à la
couleur rouge du sol due à la rouille et ils étaient exploités et utilisés
comme pigments : ce sont les ocres bruns, jaunes ou rouges de
l’Egypte antique. En Syrie et en Cappadoce les gisements sont
accompagnés de traces d’exploitation, ils sont parmi les premiers à
avoir été exploités à une grande échelle. L’Asie Mineure a une culture métallurgique très ancienne favorisée par la présence de gisements riches. C’est probablement la plus ancienne, puisque les
Assyriens connaissaient la réduction du minerai de fer dès le 19 me
siècle av. J.-C.
Certains minerais étaient réputés, sans doute à cause de la présence
naturelle d’éléments d’alliage, comme par exemple le manganèse
(Siegerland en Allemagne), le nickel (certains minerais grecs ou
corses) ou le phosphore (minerai lorrain) [Sal57], [Ype81].
La réduction du minerai
La forme la plus primitive du fer était préparée par réduction du
minerai sous forme d’un agglomérat spongieux de fer non fondu
8
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
appelé loupe. Le minerai était chauffé en présence de charbon de
bois afin de le réduire dans une installation sommaire constituée
parfois d’un simple trou dans le sol. Certains fours primitifs étaient
disposés de façon à profiter le plus possible d’une ventilation naturelle (Sri Lanka). Il y a eu aussi probablement très tôt l’utilisation de
soufflets rudimentaires en peaux d’animaux. La conduite du bas
fourneau peut être contrôlée par l’injection d’air et suivant le
réglage il peut se produire une carburation locale du fer. Cette carburation a lieu dans une gamme de température élevée par contact du
fer avec l’atmosphère carburante de CO proche du charbon de bois.
Quelques vestiges de fonte découverts parmi les scories tendraient à
prouver que la température obtenue était quelquefois assez élevée
pour arriver à fusion, mais, dans ce cas, le résultat était considéré
comme un déchet. Une telle fonte est dure, cassante et ne peut pas
être travaillée. Les facilités d’approvisionnement en bois et en matériaux réfractaires pour construire les fours à proximité du minerai
ont conditionné le développement de la métallurgie du fer.
Le travail des loupes de fer
Les loupes sont constituées d’agglomérats comportant essentiellement des zones de fer bien réduit, mais aussi des inclusions
d’oxydes résiduels et des zones où le fer pur a été carburé. Les loupes doivent être martelées vigoureusement à chaud pour éliminer les
oxydes ou scories résiduelles et donner une masse plus compacte de
fer. L’addition de sable lors du réchauffage contribue à l’élimination
des inclusions d’oxydes par la formation d’une couverture fusible de
fayalite.
La carburation du fer
Le fer pur peut être carburé par simple soudage au contact d’agglomérats de fer plus carburé lors des martelages répétés à chaud. Si le
travail du métal est intense, les agglomérats sont écrasés, mélangés
et le carbone diffuse entre les grains de fer, il en résulte une homogénéisation de la concentration. Cette méthode s’apparente au frittage
moderne.
LE FER PRIMITIF
9
Le fer réduit peut aussi être carburé ultérieurement par un traitement
dit de cémentation. La carburation induite est superficielle avec une
pénétration au plus de l’ordre du millimètre (voir tableau 8.2.1). De
ce fait, la cémentation ne peut être effectuée que localement pour
renforcer une zone, pointe ou tranchant, ou bien sur du fer très
divisé en granules ou feuilles amincies. Prakash souligne que les
ferriers et les forgerons indiens avaient acquis une grande connaissance des effets du carbone sur le fer et savaient maîtriser la production de fer plus ou moins carburé [Pra95].
L’acier fondu en Orient
La fusion du fer en creuset associée à sa carburation est une opération complémentaire au procédé de réduction du minerai de fer dans
un bas fourneau. Cette méthode pratiquée en Inde et au Sri Lanka
vers la période 300 av. J.-C. permet de préparer un acier fortement
carburé, principalement le wootz, dont il sera souvent question dans
la suite du texte.
L’acier est fabriqué par petites charges, chacune constituée principalement de fer, de charbon de bois de bambou et de feuilles de plantes spécifiques. Le fer utilisé est probablement brut de réduction,
c’est-à-dire comporte encore des oxydes qui en fondant forment un
laitier protecteur autour du lingot. Le tout est scellé dans une poterie
servant de creuset. Une vingtaine de charges sont longuement
chauffées jusqu’à fusion, puis laissées refroidir [Feu99a], [Feu99b].
Le produit obtenu retiré du creuset est un petit lingot appelé cake
pesant environ 2 kg [Pra95]. Le fer préparé de la sorte contient une
forte teneur en carbone, jusqu’à 1,5 %, et il est, de ce fait, bien différent de tous les autres fers de réduction. Il comporte des éléments
à l’état de traces comme le vanadium ou le titane sans doute apportés par le charbon de bois particulier ou les plantes ajoutées. Il semble que leur présence ait pu jouer un rôle déterminant sur les
performances de cet acier (§13.1).
10
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
La fonte en Chine
Le fer de réduction a probablement été connu en Chine mille ans av.
J.-C. La coulée de la fonte a été inventée précocement vers les 6 me
et 5 me siècles av. J.-C. Il en a résulté une approche différente et originale de la métallurgie du fer [Moh90], [Rub95], [Wag93]. Parmi
les vestiges qui étayent cette découverte, citons des chaudrons datés
de 512 av. J.-C. et des moules en fontes de la fin du premier millénaire. La présence de minerai riche en phosphore a été invoquée
pour expliquer une fusion plus facile. Le savoir-faire technique était
aussi très en avance par rapport à d’autres régions du monde dans
d’autres domaines, par exemple, pour la fabrication des poteries.
Les Chinois maîtrisaient la fabrication de poteries rouges en atmosphère oxydante et de poteries noires ou coquille d’œuf en atmosphère réductrice. Ils avaient des fours évolués par leur forme et
efficaces grâce à la bonne qualité de l’argile réfractaire. En outre ils
utilisaient des soufflets dès le 4 me siècle av. J.-C. Cette avance s’est
maintenue par l’introduction précoce de perfectionnements comme
le soufflet à piston au 2 me siècle av. J.-C. et l’usage du charbon à la
place du charbon de bois au 3 me siècle de notre ère, plus d’un millénaire avant l’Europe.
Sous la dynastie Han au 2 me siècle av. J.-C. la décarburation de la
fonte pour la transformer en fonte malléable était pratiquée ainsi que
la coulée à refroidissement lent pour obtenir de la fonte grise. Une
technique originale de carburation par imprégnation a été mentionnée au début du 5 me siècle, elle consiste à tremper de l’acier doux
dans de la fonte liquide puis à forger l’ensemble et à homogénéiser
par des successions de forgeages et pliages. Beaucoup plus surprenante est la découverte récente de fonte avec des nodules semblables
à du graphite sphéroïdal dans des objets datant de la période des
dynasties Han à Wei (206 av. J.-C. à 225 de notre ère). L’analyse de
ces objets ne révèle aucun des éléments nécessaires pour obtenir une
fonte à graphite sphéroïdal moderne telle qu’elle est fabriquée
depuis sa découverte en 1948. Les paléométallurgistes invoquent un
rapport Mn/S naturel favorable à une graphitisation en phase solide
avec cette morphologie [Hon83], [Han91].
LE FER PRIMITIF
11
Le fer en Afrique
La particularité de l’Afrique Equatoriale est qu’elle est passée directement à l’âge du fer après le néolithique, sans connaître celui du
cuivre et du bronze. La métallurgie du fer remonterait au 3 me, et
même 4 me millénaire av. J.-C. d’après la découverte et la datation
de petits objets fabriqués [Gré88]. Au Gabon, des bas fourneaux
creusés dans le sol ont été datés vers le 7 me siècle av. J.-C. d’après
les résidus de charbon de bois trouvés à proximité. Cependant, la
datation est délicate dans la mesure où il faut coupler dans le temps
l’objet et le carbone à proximité. D’autre part, il y a peu de vestiges
d’objets en fer car ils ont été détruits par l’acidité du sol et l’humidité permanente du climat. Une autre particularité africaine est
l’obtention de fonte très tôt dans les fourneaux préhistoriques. Leur
technologie permettait peut être d’atteindre des températures élevées car il semble qu’ils connaissaient l’artifice qui consiste à injecter de l’air préchauffé dans le four. Mais surtout, le minerai contient
beaucoup de phosphore dans la région considérée, en Tanzanie, vers
le lac Victoria. De plus, les ingrédients végétaux mêlés au fer spécifiques à cette région apportent encore du phosphore.
Propagation du savoir-faire métallurgique de l’Asie Mineure à
l’Europe
Vers 1500 av. J.-C. la préparation du fer par de réduction est pratiquée dans la région du Caucase vers le nord-est de la Turquie. Le
savoir-faire métallurgique se propage lentement. Vers 600 av. J.-C.,
les Etrusques et les Catalans pratiquent une métallurgie évoluée. Et
en 300 av. J.-C., la culture celtique a diffusé jusqu’en Irlande. Le
savoir-faire métallurgique a atteint toute l’Europe. Les ouvrages suivants très bien documentés peuvent servir d’initiation à l’histoire du
fer : [For64], [Smi65], [Tyl87], [Ple88], [Moh90], [And91].
La compétition entre l’utilisation du bronze et celle du fer pour les
épées a duré plusieurs siècles. Les romains, qui avaient conquis des
provinces espagnoles riches en minerai de cuivre, utilisaient des
épées en bronze. Ils n’ont vu l’intérêt de changer pour des épées en
fer qu’au moment des guerres puniques [Reh92]. D’ailleurs, plusieurs
12
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
auteurs romains de l’époque ironisaient sur l’efficacité des épées
gauloises insuffisamment martelées que le guerrier doit redresser
après le premier coup, quand son adversaire lui en laisse le temps !
1.3 Les aspects mythiques du fer
Le fer tombé du ciel
Imaginons comment des peuplades primitives pouvaient percevoir
les météorites tombés du ciel. Quel que soit le lieu, elles lui ont attribué un caractère divin. Citons Mircea Eliade [Eli77] “ Retenons
cette première valorisation religieuse des aérolithes : ils tombent
sur la terre chargés de sacralité céleste, ils représentent donc le
Ciel. De là, très probablement, le culte voué à tant de météorites ou
même leur identification à une divinité ...”
Le fer, métal maudit
Le fer du forgeron naît du feu et, il est vénéré comme lui. Même
chez des peuples évolués, il a un prestige magique, quasiment religieux. Mais aussi le fer est craint et haï, un pouvoir magique, bénéfique ou maléfique, lui est attribué. Pour certains peuples, il incarne
surtout un esprit diabolique, malfaisant, le mauvais œil. Le fait que
ce fer rouille le fait apparaître comme un métal maudit, un matériau
impur, maudit pour sa dégradation. C’est probablement la raison des
multiples tabous, interdits religieux et superstitions. Chez les Egyptiens, le fer était considéré comme un des attributs du dieu Seth au
même titre qu’une chevelure rousse. Il était d’ailleurs nommé “os de
Seth”. A une époque plus récente, les Israélites de l’époque du roi
David manifesteront une aversion semblable, interdisant toute utilisation d’outils en fer pour tailler les pierres d’un autel. Les Grecs de
l’époque classique créeront une prière pour prévenir la rouille. Il
sera à d’autres époques déconseillé de l’utiliser pour tailler les herbes, la viande. En Afrique, les outils en fer seront accusés d’éloigner
la pluie des terres labourées avec. La littérature relative aux croyances et pratiques qui entourent le fer est incroyablement riche en
anecdotes révélatrices.
LE FER PRIMITIF
13
La place du forgeron dans la société
De même l’attitude vis-à-vis du forgeron varie du respect à la
crainte suivant les civilisations.
- Celui qui maîtrise le feu doit être vénéré car il forge des armes à
l’imitation des forgerons divins qui ont forgé la foudre et les éclairs
pour armer les Dieux, il dompte le feu divin. Citons H. Nickel dans
Damascus Steel de Sachse [Sac94] “il est significatif que le seul
métier humain qui soit jugé suffisamment digne pour être pratiqué
par un dieu de l’Olympe (Vulcain) soit celui de forgeron.”
- Celui qui maîtrise le feu doit être craint car il accomplit une œuvre
démoniaque. Les rituels de fusion du fer ont comporté des sacrifices, même des sacrifices d’adultes humains. Certains rituels métallurgiques anciens babyloniens et plus récents africains rapportent le
sacrifice d’embryons qui étaient projetés dans le feu de la forge pour
insuffler la vie au fer.
Dans le monde entier la pratique primitive de la fusion du fer est
associée à toute une symbolique quasiment liturgique [Eli77]. En
Afrique, plus que n’importe où ailleurs, la métallurgie du fer est
étroitement associée aux structures sociales. C’est le seul continent
où l’art et la pratique du travail du fer selon la coutume ancestrale
sont restées actives jusqu’au milieu du 20 me siècle [Sch78]. Du fait
que les métiers des ferriers et des forgerons ont encore été exercés,
les ethnologues ont pu recueillir des témoignages d’anciens et
même opérer des reconstitutions de coulées dans tout le contexte
social. Le forgeron est un personnage important, à la fois un artisan
et un sorcier. Il veille à la préparation du four et à la coulée, il est le
grand maître du cérémonial qui célèbre les épousailles de la fournaise et du minerai. La fécondation par le feu donne naissance au
fer. Le grand jour de la coulée est précédé de rites purificateurs,
d’abstinence, de sacrifices collectifs. La fête est accompagnée de
musique et d’incantations.
De façon moins mythique les artisans forgerons celtiques ont été
honorés comme des maîtres d’œuvre. Leurs riches sépultures dans
14
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
les civilisations de Hallstatt et de la Tène témoignent de cette considération.
Les épées, témoins du savoir-faire des forgerons
L’histoire de la métallurgie peut se lire à travers l’évolution d’un
grand nombre d’objets trouvés dans la plupart des sites archéologiques de l’âge du fer : des haches, des socs et des clous primitifs.
Mais il faut bien reconnaître que c’est partout, et toujours, l’armement, depuis l’arme blanche jusqu’au canon, qui a suscité et bénéficié en premier lieu des progrès et des techniques les plus
sophistiquées. L’arme blanche1 a été un outil de combat pendant
trois millénaires. Mais l’épée est en outre un instrument mythique et
sacré. Elle représente un attribut de rang social, un objet luxueux et
infiniment précieux. A cause de ce rôle de symbole, des objets
richement décorés ont été conservés, transmis comme un patrimoine, gardés comme objets sacrés. Les légendes populaires racontent l’histoire de ces épées : Durandal dans la chanson de Roland,
Excalibur dans la légende du roi Arthur et bien d’autres. La légende
de Wieland, reprise par les opéras de Wagner, était connue dès le
6 me siècle mais la tradition remonte probablement plus loin dans le
temps. L’aspect mythique s’est traduit par des inscriptions, des
décors, de véritables rites entourant la fabrication. L’acte de forger
une épée va au delà du simple travail artisanal, c’est un accomplissement. Le fantasme commun est l’idée qu’une force est transférée par
le forgeron et son environnement au cours de la fabrication de
l’arme.
1. Par souci de simplification, elle sera souvent désignée sous le nom général d’épée
dans la suite du texte, sans prendre en compte les appellations particulières.
épée : comporte une poignée, et une lame. La poignée est constituée d’un pommeau, d’un manche et d’une garde. Le pommeau a pour rôle d’équilibrer le poids
de l’arme. La garde est destinée à protéger la main. La lame peut être droite ou
incurvée selon que l’épée est conçue pour frapper de taille (avec l’arête tranchante) ou d’estoc (dans l’axe de l’épée pour transpercer l’adversaire).
sabre : épée à un seul tranchant
glaive : épée à deux tranchants
scramasaxe : sorte de sabre long et étroit.
dague : poignard à lame large, courte et pointue.
LE FER PRIMITIF
15
Dans les pays musulmans, l’aspect religieux est clairement illustré
par des inscriptions d’extraits ou de versets du Coran sur les épées,
et surtout par le symbolique décor en échelle, dit échelle de Mahomet ou des 40 marches, pour rappeler comment Allah accueillera le
vaillant guerrier mort au combat au cours de la guerre sainte. Dans
les pays catholiques au Moyen Age, les chevaliers faisaient bénir
leur épée lors de la cérémonie d’adoubement. Au Japon, des messages d’inspiration bouddhique ou shintö étaient gravés sur l’épée du
samouraï. Cette épée était le symbole de son honneur et une sorte de
talisman.
1.4 Les vestiges archéologiques
Les nécropoles
Les anciennes zones d’habitation contiennent les vestiges de la vie
quotidienne et quelquefois la trace d’ateliers, de fours de forges.
Mais c’est la présence dans les tombes d’objets précieux comme les
épées, les poignards, ou encore d’outils d’artisans qui témoignent de
la notoriété du défunt, de son rang social.
La nécropole de Hallstatt découverte en 1824 est considérée comme
la référence représentative d’une large période. Hallstatt est le nom
d’un village en Autriche ou des fouilles effectuées de 1846 à 1963
ont mis à jour une riche nécropole dont les objets sont datés entre
1200 et 500 av. J.-C. Les objets en fer ont été trouvés dans la partie
la plus récente, dite Hallstatt C, soit la troisième période de Hallstatt
entre 800 et 600 ans av. J.-C., ce qui correspond au début de l’âge du
fer [Elu92].
Les tombes des guerriers celtes ont été découvertes en plusieurs
sites d’Europe, elles comportent souvent tout leur matériel de combat (haches, lances, boucliers, casques, poignards, épées). Les épées
y sont retrouvées complètement tordues, rendues intentionnellement
inutilisables (figure 1.4.1).
16
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
Lits de rivière, lacs, tourbières
De nombreux objets ont été trouvés enfouis dans l’eau des fleuves
sous des limons (Saône pour les objets gaulois § 2.2, Loire et Seine
pour des objets Vikings § 3.2), enfouis dans les lacs (Paladru, pour
les couteaux de l’an mil § 5.1), enfouis dans les tourbières (au Danemark des objets datant des 2 me et 3 me siècles). Quelquefois ces
objets sont en mauvais état, très abîmés par l’oxydation, mais heureusement certains ont été retrouvés en excellent état quand ils ont
été protégés par une gangue d’argile, ou que le milieu aqueux n’était
pas acide.
Le second site de référence de l’âge du fer est La Tène, c’est un lit
de rivière situé au nord du lac de Neufchatel en Suisse dans lequel
les fouilles ont commencé en 1858. Ce très riche site archéologique
est daté de 500–50 av. J.-C. Il a donné son nom à un style. La culture
de la Tène fait partie de la culture de Hallstatt mais elle est plus homogène et davantage représentative de la culture celtique. Les objets
métalliques en or et en bronze sont ornés de riches décors imaginatifs.
La Tène n’est pas un exemple unique car de nombreux vestiges ont
été trouvées dans des rivières à l’occasion de dragage ou dans des
sépultures en bordure de rivière. En France la localisation de riches
Figure 1.4.1 : Epée en fer ployée (longueur 91cm) trouvée avec des ossements calcinés dans une nécropole gauloise datée de la Tène moyenne
autour de 200 av. J.-C.
Document Musée Dauphinois, Grenoble, Fr.
LE FER PRIMITIF
17
Figure 1.4.2 : Offrandes au
fleuve divinisé.
Document Musée de Chalon
sur Saône pour le Journal of
roman military equipment
studies, [Bon94].
vestiges aux bords de la Saône près de lieux stratégiques de passage
comme les piles d’anciens ponts ou au niveau de gué a suggéré
l’hypothèse d’armes abandonnées pendant des batailles. Cependant,
la variété, l’emplacement et la datation de tout ce qui a été trouvé
(épées, casques avec cotte de maille pliée à l’intérieur, divers récipients métalliques) suggèrent une autre explication. Ces objets de
valeur seraient des offrandes pour un culte au Dieu fleuve (figure
1.4.1). De tels cultes païens ont continués à être pratiqués pendant
longtemps après le début de la christianisation. La coutume de jeter
ou de déposer une offrande dans l’eau existe encore de nos jours
bien que le motif en ait été totalement oublié.
La restauration et examen des vestiges
Les vestiges métalliques doivent être traités pour restaurer au mieux
leur forme primitive et stabiliser leur conservation. Dans l’ouvrage
A la recherche du métal perdu [Mey99], il est rappelé que l’un des
principes de base de la conservation-restauration est la réversibilité
des traitements, c’est-à-dire la possibilité de les éliminer pour revenir à l’état dans lequel l’objet a été trouvé. Ainsi le métallurgiste est
18
LES ACIERS DAMASSÉS. DU FER PRIMITIF AUX ACIERS MODERNES
rarement autorisé à effectuer des prélèvements et à découper les
épées en échantillons!
La première action est de débarrasser les objets de la gangue qui les
entoure (figure 1.4.3A). Les moyens employés sont mécaniques, les
objets sont meulés sous loupe binoculaire ou microscope optique
avec des instruments semblables à ceux des dentistes. Le microsablage est utilisé en adaptant le produit de sablage à l’objet à nettoyer.
La deuxième action est de stopper la corrosion. Les oxydes des
objets en fer constituent des couches de compositions diverses qui
contiennent des anions, en particulier des chlorures, susceptibles de
prolonger l’action corrosive. La protection consiste à neutraliser les
anions. Plusieurs procédés de déchloruration chimiques ou électrochimiques sont utilisés en fonction de la nature de la gangue qui est
différente suivant que l’objet a séjourné en milieu marin ou terrestre.
Le traitement de déchloruration est très long, il dure plusieurs mois,
même pour des objets de petite taille.
Des moyens d’investigation modernes non destructifs comme la
radiographie peuvent mettre en évidence une structure interne, par
exemple les figures 1.4.3 B et D. De même l’analyse par microscopie électronique à balayage permet de doser des zones à l’échelle
microscopique. Dans le cas de lames le problème est le prélèvement
d’échantillons représentatifs sans entraîner de dommage.
LE FER PRIMITIF
19
A
D1
D2
B
C
Figure 1.4.3 : Examen aux rayons X d’épées mérovingiennes.
A) épée dans sa gangue; B) radiographie aux rayons X; C) épée après restauration; D) radiographies d’épées.
Document du laboratoire d’archéologie des métaux, CCSTIFM, Jarville, Fr.