La paresse chez les moralistes du XVIIe siècle
Transcription
La paresse chez les moralistes du XVIIe siècle
Université Sorbonne Paris-IV Benjamin BOKOBZA La paresse chez les moralistes du XVIIe siècle Mémoire de master 1/ 2010-2011 sous la direction de M. Gérard FERREYROLLES 1 2 Introduction S’agissant des moralistes du XVIIe siècle, l’on pourrait avoir le sentiment aujourd’hui que « Tout est dit, et l’on vient trop tard », tant s’imposent, par leur nombre comme, souvent, par leur qualité, les travaux qui leur sont consacrés. Il n’en est rien : « Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues1 » prévient La Rochefoucauld à la lisère des Maximes ; de même, demeurent des terrae incognitae – ou plutôt, eu égard au choix d’une écriture discontinue, des archipels inexplorés – dans l’étude des moralistes du Grand Siècle. Malheureusement, l’inexistence se déduit souvent du simple oubli, avec pour fâcheuse conséquence de délaisser « maint joyau » – conceptuel – qui « dort enseveli / Dans les ténèbres de l’oubli, / Bien loin des pioches et des sondes2 ». La paresse est l’une des victimes de cette indifférence : aucun ouvrage critique sur les moralistes ne lui est consacré ; les thèses les plus magistrales dédiées à Pascal, à La Rochefoucauld et à La Bruyère ignorent le sujet, le mentionnent en passant, ou, si elles le prennent en compte, s’y attardent fort peu. Il existe bien une recherche d’Anne MilhouRoudié sur la paresse chez les moralistes, mais elle concerne l’Espagne du XVIe siècle3. Un seul article aborde frontalement notre question, celui de Gérard Ferreyrolles, « La Rochefoucauld devant la paresse4 ». Mais l’auteur choisit de s’y limiter, comme on voit, à un seul des trois grands moralistes. Le constat, du seul point de vue quantitatif, d’une telle « misère » bibliographique, pourrait bien conduire aux portes du « désespoir », et donc, selon Pascal, à la « paresse », et au renoncement. Ce désintérêt quasi universel pourrait, tout simplement, laisser conclure à l’absence de textes sur le sujet. Il est vrai que, si l’on se contente d’embrasser d’un regard vague les moralistes classiques, le thème de la paresse paraît fort mince. Dans le vaste volume des Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, qui accueille les trois œuvres principales des grands moralistes ainsi qu’un florilège des « petits », l’on ne recense pas plus de trente occurrences du mot « paresse » – à titre 1 La Rochefoucauld, maxime 3, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, textes établis, présentés et annotés par André-Alain Morello, Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, édition établie sous la direction de Jean Lafond, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992. Toutes les citations des Pensées, des Maximes et Réflexions diverses et des Caractères, sont extraites de ce volume. 2 Baudelaire, « Le Guignon », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, tome 1, p. 17, v. 9-11. 3 Anne Milhou-Roudié, Paresse et travail chez les moralistes espagnols du XVIe siècle, thèse « nouveau régime » soutenue à Bordeaux en 1985. Du même auteur, on peut consulter aussi « L’évolution du concept de paresse jusqu’aux moralistes espagnols du XVIe siècle », 1991, accessible en ligne à l’adresse http://campus.usal.es/~revistas_trabajo/index.php/1130-3336/article/viewFile/5299/5336. 4 Gérard Ferreyrolles, « La Rochefoucauld devant la paresse », Littératures Classiques, n° 35, 1999, p. 175-194. 3 d’exemple arbitraire, un thème comme celui de la « crainte » présente un nombre d’entrées double – sur un massif dépassant un millier de pages aux caractères serrés. Le mot « paresse » n’apparaît que dans deux fragments des Pensées, dans treize des Maximes et Réflexions diverses ; on relève onze occurrences du mot dans les Caractères, une seule dans les Amusements sérieux et comiques de Dufresny. De surcroît, dans certains cas la paresse est mentionnée sans que le contexte ne lui attribue une véritable importance. Peut-être faudrait-il en conclure que le sujet est déplacé : car « comment une notion si basse pourrait-elle susciter l’intérêt du moraliste ?5 », lui qui s’engage dans une entreprise de démystification dont la paresse, apparemment « démystifiée d’avance et disqualifiée par sa propre nature6 », ne saurait, être l’objet – à l’inverse des vertus apparentes et des élans prétendument sublimes de l’âme. Mais l’attention et l’intérêt intellectuel confirment l’existence de cet « archipel » sur la carte, et ainsi la viabilité du sujet. La paresse suscite l’intérêt, parfois la fascination des moralistes par ce qu’elle cache. Si l’on ne se borne pas étroitement à la lettre pour être sensible à l’esprit de la notion, et qu’on lui adjoint ses termes apparentés – comme la fainéantise, l’oisiveté, la mollesse, l’indolence, la nonchalance, la négligence, et d’autres encore –, la pauvreté cède vite la place à l’abondance. Surtout, un moraliste qui n’est pas sans intérêt, Antoine de Courtin, lui accorde le devant de la scène et une majuscule presque systématique dans un Traité de la Paresse7 sous forme d’entretiens entre un abbé, Theotée, et des mondains paresseux, d’une longueur de 480 pages dans la dernière édition du vivant de l’auteur. D’un point de vue qualitatif, force est de constater que la paresse, en toutes lettres, constitue l’une des deux grandes articulations de la typologie pascalienne des hommes et des philosophies privés du secours de la foi, et par là l’une des « deux sources de tous les vices » ; la « négligence » se présente aussi comme le plus grave obstacle à l’entreprise de conversion de l’incrédule que mènent les Pensées. Chez La Rochefoucauld, la paresse est souvent employée comme instrument de démystification des fausses vertus8, mais six maximes l’examinent attentivement9 ; et certaines, si l’on en croit des lectrices avisées de l’époque, 5 Ibid., p. 175. Ibid. 7 Antoine de Courtin, Traité de la Paresse, ou l’Art de bien employer le Temps en toute sorte de conditions, 2 volumes, Paris, Hélie Josset, 1677. Toutes les citations du Traité renvoient à l’édition de 1677, à quelques exceptions près qui seront signalées. 8 C’est le cas des maximes 16, 169, 237, 293. 9 Il s’agit des maximes 266, 398, 487, MS 53, MS 64, ME 10. 6 4 atteignent un sommet d’acuité. Mme de Sablé, qui n’hésite guère à faire part au duc, son ami, qu’elle n’adhère pas à plusieurs maximes, lui écrit ainsi que Celle de la paresse est représentée par votre esprit et par vos sentiments d’une sorte qu’il semble qu’elle passe toutes les autres en pénétration […] Tout de bon, et de l’abondance de mon cœur, cette dernière passe tout ce qu’on peut jamais penser. Il faut renoncer à toutes les morales et ne voir plus que la vôtre.10 Mme de Schomberg, consultée sur l’ouvrage avant sa publication, juge, dans une lettre de 1663 à Mme de Sablé, les Maximes « dangereuses » en ce qu’elles détruisent la croyance au libre-arbitre ; mais elle ne laisse pas d’en apprécier certaines, en particulier l’actuelle maxime 266 : Mais ce qui m’a été tout nouveau et ce que j’admire est que « la paresse, toute languissante qu’elle est, détruit toutes les passions ». Il est vrai et l’on a bien fouillé dans l’âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable que je crois que nulle de ces maximes ne l’est davantage11. Les deux épistolières n’évoquent pas la brillante maxime supprimée 53, l’une des longues pièces du recueil, sans doute la plus pénétrante, et inquiétante, que La Rochefoucauld consacre au sujet12. Les Caractères mentionnent parfois la paresse comme une cause, parmi bien d’autres, d’un défaut quelconque13 ; mais le livre permet presque à lui seul, on le verra, de dresser la carte sociale de la paresse, et cinq remarques intéressantes sont entièrement dévolues au sujet14 ; deux15 entrent en résonance avec les maximes 82 et 398 de La Rochefoucauld, et les réflexions des auteurs se renforcent et se complètent réciproquement. Le Traité de la Paresse est victime d’un injuste oubli, car s’il est loin de l’accomplissement 10 Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld, début 1661, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, édition établie et présentée par Laurence Plazenet, Honoré Champion, Paris, 2002, p. 618. Selon Laurence Plazenet, Mme de Sablé évoque la ME 10, qu’elle pouvait lire dans la maxime [209] du manuscrit de Liancourt. 11 Lettre de Mme de Schomberg à Mme de Sablé, 1663, ibid., p. 636. Mme de Schomberg cite la maxime [84] du manuscrit de Liancourt. 12 Le silence du commentateur, dans notre édition de référence, nous paraît très parlant : alors même qu’AndréAlain Morello annote avec méticulosité la plupart des maximes, dont la MS 51 et la MS 56 qui entourent la MS 53, il ne réserve aucun sort à cette dernière, sans doute en raison des développements trop importants qu’elle appellerait dans le cadre du volume des Moralistes du XVIIe siècle. 13 Ainsi pour l’ « ignorance » féminine dans « Des Femmes », 49 ; pour l’ « incivilité » au chapitre « De l’Homme », 8, Les Caractères ou les Mœurs de ce Siècle, texte établi, présenté et annoté par Patrice Soler, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit. 14 La Bruyère, « Du Cœur », 70 ; « De l’Homme », 55, 67, 101, 137. 15 Id., « Du Cœur », 70 et « De l’Homme », 67. 5 esthétique des écrits des grands moralistes, et si les trois derniers « entretiens » forment un essai didactique d’un intérêt discutable, Antoine de Courtin mérite pleinement le titre de moraliste dans le premier volume, où il se consacre à une analyse fine du vice, informée par sa vaste culture ; il se montre original dans la définition qu’il donne de la paresse – qu’il n’oppose pas à la simple inactivité –, et parfois même paradoxal lorsqu’il dévoile la paresse derrière les apparences d’une activité outrancière. Si le Traité voue sans cesse le « monstre16 » aux gémonies, il reste que « fidèle à la tradition des grands moralistes français du XVIIe siècle, il [Courtin] n’entreprend jamais de blâmer un défaut sans en avoir démontré auparavant le mécanisme dans toutes ses finesses et ses subtilités17 ». Moraliste, Courtin l’est aussi pleinement en tant qu’il se révèle un « philosophe de la vie » : son expérience diplomatique et mondaine alimente dans son livre la savoureuse galerie des fainéants, dans des portraits qui rappellent parfois La Bruyère. L’agrément réside surtout dans le choix du dialogue, qui suit une logique claire, tout en préservant une certaine souplesse. La matière, en somme, ne manque guère, et elle est intellectuellement stimulante. Il paraît judicieux dans ces conditions de s’en tenir à un corpus précis. L’attention se concentrera donc sur les Pensées, les Maximes, les Caractères et le Traité de la Paresse, sans pour autant s’interdire des références aux petits moralistes que n’oublie pas Jean Lafond dans l’ouvrage sur les Moralistes du XVIIe siècle dont il assume la direction, ni négliger un fabuliste comme La Fontaine qui est aussi un analyste lucide de l’humaine condition, ou encore de brèves ouvertures à des moralistes du siècle suivant, dont l’analyse poursuit celle de leurs prédécesseurs. De surcroît, puisque les moralistes ont vocation à formuler des lois universelles sur le cœur humain, il paraît légitime de convoquer à l’occasion telle ou telle figure qui leur apporte à la fois confirmation et illustration. Car l’intérêt du thème est aussi celui de son actualité, au sens, d’abord, de son intemporalité. La paresse n’a certes pas attendu l’apparition de son signifiant, sous la forme peresce au début du XIIe siècle, puis sous sa forme définitive au début du XIIIe siècle18 ; elle existe indéniablement, quel que soit le vocable pour la désigner, « depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes » et qui travaillent. Hésiode dans Les Travaux et les Jours, 16 Courtin, op. cit., Avertissement. Kamal Farid, Antoine de Courtin (1622 –1685), Etude critique, Paris, Nizet, 1969, p. 138. 18 Article Paresse, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1995. 17 6 dénonçait déjà, à la fin du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, l’ « aergos19 », « celui qui ne fait rien » et paie chèrement son inactivité par la faim, sa « compagne20 ». Puisque le travail et les obligations de toute nature ont toujours cours, le mot « paresse » avait ainsi peu de raison de disparaître ou de voir son sens se modifier sensiblement. Dès son origine, le terme désigne « la disposition habituelle à ne pas travailler et, par extension, le manque d’énergie en face d’une tâche21 », définition qui ne heurtera personne aujourd’hui. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1698 décrit la paresse comme « Fainéantise, nonchalance, négligence des choses qui sont de devoir, d’obligation », ce que ne contredit en rien la définition proposée par le Grand Robert actuel : « Goût pour l’oisiveté, répugnance au travail, à l’activité (ou au changement d’activité) ; comportement d’une personne qui évite l’effort, se complaît dans l’inaction ». L’article prend du reste significativement pour exemples la maxime supprimée 53 et la maxime 487 de La Rochefoucauld. Du XVIIe siècle à nos jours, il n’existe donc pas de véritable solution de continuité dans la définition du terme. Aujourd’hui comme pour les moralistes classiques, la paresse s’oppose au travail, et, plus largement, au devoir à accomplir. Elle peut alors revêtir des formes diverses : le paresseux peut fort bien ne rien faire, dans le sommeil ou l’ennui, et mérite alors pleinement le titre de fainéant ; mais il peut aussi, très souvent, s’adonner à de multiples amusements, qui réclament certes une activité – parfois même un effort pénible –, mais qui sont sans rapport avec ce qu’il doit faire. Une troisième manifestation de la paresse, proche de la nonchalance, consiste à faire son travail, mais avec lenteur, mollesse, manque d’ardeur ; cette dernière acception est toutefois moins retenue par les moralistes d’un siècle qui n’exalte pas la vitesse, et pour qui l’homme actif, telle la Tortue de la fable, travaille lentement mais sûrement, au moment où il le faut. Actuel, le sujet l’est encore au sens où notre époque, revenue de la glorification du travail qui se diffusa en Europe à partir de la fin du Moyen Âge, vante désormais les loisirs dont elle pousse à la consommation. La paresse est à l’honneur dans la société postindustrielle d’aujourd’hui, sinon toujours dans les faits, puisqu’il faut bien subvenir par le travail à ses besoins, du moins dans l’ordre des discours22. A l’inverse, les moralistes classiques s’inscrivent dans un siècle marqué par la première étape du développement du capitalisme, où s’est imposé un climat de glorification du travail et de condamnation corrélative de la paresse. 19 Hésiode, Les Travaux et les Jours, Œuvres, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, « Les Belles Lettres », coll. des Universités de France, 1928, p. 97-100, v. 286 -382, passim. 20 Ibid., p. 97, v. 302. 21 Article Paresse, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1995. 22 Il suffit pour s’en convaincre de constater la vogue des ouvrages contemporains qui vantent les vertus de la paresse. 7 Si le propos de Pascal et de La Rochefoucauld paraît bien étranger à ces considérations, la perception qu’ont de la paresse La Bruyère, et surtout Courtin, est perméable à l’air du temps, et donc toujours négative. Comment pourtant condamner la paresse dans un siècle où le travail n’est destiné « qu’» au dernier ordre de la société sans sombrer dans une apparente contradiction, et ce d’autant plus que le Traité de la Paresse s’adresse d’abord à la haute société du temps ? Les deux ordres dominants, le clergé et la noblesse, n’ont pas vocation à travailler au sens propre du mot, et l’aristocratie est souvent fort oisive, tandis que le Tiers Etat, qui représente plus des neuf dixièmes de l’ensemble, peine seul à la tâche pour toute la collectivité. Néanmoins, en droit sinon en fait, le modèle, hérité du régime féodal, de la tripartition des fonctions au sein de la société entre oratores, bellatores et laboratores, proscrit à quiconque le « droit à la paresse ». Celui-ci serait du reste impensable dans une société catholique marquée par l’injonction divine au travail – qui n’est donc pas seulement interprété comme le labeur agricole. Certes, ce modèle offre un confortable alibi pour justifier l’oisiveté d’aristocrates qui s’agitent à la cour ou se morfondent dans leurs domaines, mais il est aussi un moyen de les rappeler à leurs devoirs sociaux. Ainsi Theotée dénonce-t-il à bon droit, dans le Second Entretien, les « occupations paresseuses des gens du monde23 » et peut-il affirmer que « Le travail et l’action regardent naturellement toutes sortes de personnes, chacune selon sa condition24 ». Il est vrai que seule la Révolution, par l’abrogation des privilèges, pourra éradiquer un état de fait qui semble, dès la fin du XVIIe siècle, inacceptable à des esprits novateurs. Courtin même, dont le conformisme politique ne remet aucunement en question le principe de la société d’ordres, prête à l’un de ses personnages, jeune mondain désœuvré, une objection révélatrice d’une tension, vite désamorcée il est vrai dans la conversation. Zeroandre demande en effet à Theotée : « Est-ce donc que vous voudriez que les personnes de qualité allassent travailler à la journée ? ». A quoi l’abbé répond : Rien moins que cela […], mais je voudrais bien que l’on ne se servît pas de ce mot de qualité, pour couvrir sa Paresse : comme si la qualité nous donnait privilège de ne rien faire ; au contraire, elle nous oblige de travailler avec plus d’application, et à plus de choses, parce que la naissance ou l’élévation de la fortune nous en fournit plus de causes, et plus de moyens.25 23 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 27-201. Ibid., p. 203. 25 Ibid., p. 205. 24 8 Cette « obligation » pourrait apparaître comme un simple vœu pieu, puisque « La justice sans la force est impuissante26 ». Il n’en demeure pas moins que l’auteur, tout en prenant la défense du système, essaie d’en réduire l’iniquité par une activité idéalement proportionnelle au rang social. En somme, aux yeux du moraliste, tout individu, sans exception, est virtuellement passible au XVIIe siècle, comme aujourd’hui, de l’accusation de paresse. Au vrai, ce qui nous sépare du XVIIe siècle, outre la remise en cause de la valeur absolue du travail, réside dans la différence de deux univers intellectuels et mentaux. Si, on l’a vu, la définition que donne du terme le XVIIe siècle nous est toujours familière, les valeurs et les connotations, la portée de la paresse pour les moralistes classiques sont aujourd’hui oubliées ou négligées. L’article Paresse du Dictionnaire universel (1690) rappelle en effet qu’elle est l’ « Un des sept péchés capitaux, qui est la cause des péchés d’omission que commet un Chrétien » ; de même le Dictionnaire de l’Académie Française de 1698 signale que « la paresse est un des sept péchés mortels ». Un tel sceau théologique est évident chez Pascal et Antoine de Courtin ; même dans la perspective laïcisée de La Rochefoucauld et de La Bruyère, la paresse, comme simple vice moral, conserve nécessairement, bien qu’assoupi, un arrière-plan théologique ; du reste, l’audace de la comparer à une « béatitude de l’âme27 » ne se perçoit qu’à moitié sans la conscience de cet univers de références partagées par un public chrétien. La question de la valeur, et surtout de la nature véritable de la paresse chez les auteurs de notre corpus constitue le moteur du présent travail. Elle promet de nombreux renversements. Quels enjeux se glissent derrière un défaut en apparence si insignifiant ? Après avoir replacé la paresse au sein des courants de pensée qui l’intègrent et la dépassent tout à la fois au XVIIe siècle, l’on verra en quoi elle peut n’apparaître que comme un défaut bien ordinaire ; de là à y voir une « grande qualité », une sagesse, ou du moins une passion utile à la société, le pas est aisément franchi. Mais en cas de fausse route, et si un examen scrupuleux révèle l’étendue des conséquences de la paresse dans tous les domaines, ainsi que sa nature véritable, une démystification paradoxale s’impose alors, sans préjuger d’une lutte victorieuse. 26 27 Pascal, Pensées, texte établi, présenté et annoté par Philippe Sellier, fr. 135, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit. La Rochefoucauld, MS 53. 9 Chapitre I – La fille d’une humeur noire et d’un péché capital Il semble indispensable, avant de se pencher sur les textes dans lesquels les moralistes du XVIIe siècle procèdent à l’anatomie de la paresse, de restituer à la notion le sens, la place et les connotations que pouvaient lui prêter ces auteurs, comme l’ensemble du public, avant tout mondain – cultivé sans être « docte » –, auquel ils s’adressaient. Si en effet la paresse, le concept comme la chose, touche de près aux préoccupations de notre temps, nous risquerions de passer à côté de toutes les dimensions que lui prêtait le XVIIe siècle, aujourd’hui presque effacées, comme le fut par le temps le visage de la statue de Glaucus. A l’évidence, il ne s’agit pas d’établir ici le catalogue, aussi fastidieux qu’insensé, des pensées relatives à la paresse et à ses diverses déclinaisons depuis les premières peines de l’homo laborator – depuis l’origine de l’humanité – jusqu’au Grand Siècle, mais de montrer que la paresse s’intègre au XVIIe siècle dans des ensembles conceptuels qui la dépassent et entretiennent avec elle des rapports complexes. La paresse s’inscrit à l’époque des moralistes classiques dans le sillage de deux immenses traditions de pensées, l’une tout à la fois médicale et psychologique, celle de la mélancolie, l’autre théologique, dont les racines remontent aux condamnations bibliques de la paresse. Ces courants trouveront du reste au Moyen Âge, avec le péché d’acédie, souvent considéré comme le pendant religieux, et coupable, de la mélancolie, leur point d’intersection. Ainsi, celle que la tradition chrétienne décrit, depuis l’Ecclésiastique, comme la « mère de tous les vices », est-elle aussi la « fille » de la mélancolie et de l’acédie. En dehors de ces deux sources incontournables, les réflexions de Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère et Courtin relatives à la paresse peuvent aussi s’appuyer sur l’Antiquité païenne – ou du moins, lorsque le moraliste tait, par rejet du pédantisme, ses références, il semble s’en inspirer – qui compte des autorités aussi illustres que celles d’Aristote, d’Epicure, de Cicéron ou Sénèque, et plus largement sur ces grandes écoles philosophiques que sont l’épicurisme, le pyrrhonisme ou le stoïcisme. Pour autant, les moralistes ne recourent à ces sagesses qu’à travers le prisme du christianisme, et, on le verra, instrumentalisent ces philosophies davantage qu’ils ne cherchent à en brosser le portrait fidèle. Courtin multiplie certes dans les marges de son Traité les citations de grands textes antiques, mais ils n’ont pas nécessairement trait à la paresse en tant que telle, ont souvent été assimilés par la théologie catholique, et servent surtout, riche et prestigieux réservoir, à étayer 10 sa démonstration. Il serait donc déplacé d’accorder à ces philosophies un intérêt en soi ; les échos perceptibles ou les renvois explicites seront considérés plus tard, au moment opportun. De la mélancolie à la paresse ? Le règne des humeurs La doctrine humorale, cristallisée, sous l’impulsion d’Hippocrate, « peu avant 400 avant J.C28 » à la suite de la fusion de diverses pensées antérieures29, a toujours cours au XVIIe siècle. Les quatre humeurs rendent d’abord compte de la santé et de la maladie : dans la lignée de la pensée pythagoricienne, l’équilibre des qualités permet la première, tandis que la prédominance d’une seule conduit à la seconde30. Furetière témoigne de la persistance de ce premier moment de la théorie dans son Dictionnaire universel de 1690 : la maladie est un « Dérèglement […] qui altère la santé, soit par la prédominance de quelque humeur, soit par autre cause31 ». Ce versant pathologique transparaît dans la maxime 414 de La Rochefoucauld : « Les fous et les sottes gens ne voient que par leur humeur » – et sans doute à cause d’elle. Néanmoins, les humeurs n’ont pas seulement pour effet la maladie ou la santé. Depuis « l’an 200 de notre ère, ou même un peu plus tard32 », époque à laquelle se dégage pleinement la doctrine des Quatre Tempéraments, on en vint à considérer que « c’était généralement la prédominance de l’une ou l’autre des humeurs qui déterminait la constitution d’un homme, et qu’un tel individu, bien que prédisposé à certaines maladies relativement bien définies, avait normalement l’air assez sain33 » ; les humeurs apparaissent encore au siècle des moralistes à l’origine de caractères non pathologiques, même si menace toujours, en puissance, une disponibilité morbide. De fait, jusqu’à ce que des théories alternatives du fonctionnement eurent commencé à prendre la relève durant le cours des XVIIe et XVIIIe 28 Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, Paris, Gallimard, 1989, p. 36. Se sont combinées des notions venant de la médecine empirique, de la philosophie pythagoricienne et de la pensée empédocléenne, cf. ibid., p. 38-39. 30 Ibid., p. 33. 31 Furetière, Article Maladie, Dictionnaire universel (1690). 32 Klibansy, Panofsky et Saxl, op. cit., p. 44. 33 Ibid., p. 41. 29 11 siècles […], la théorie humorale fonctionna particulièrement bien en tant que théorie de la psychologie.34 Dans ces conditions, les quatre humeurs constituent une clé d’intelligibilité majeure de la psyché et des actions – ou des « inactions » – humaines, et à ce titre les moralistes classiques ne sauraient en faire l’économie. L’index placé à la fin des Moralistes du XVIIe siècle ne recense pas moins de 67 occurrences du terme « humeur ». Celle-ci entre surtout dans le projet de La Rochefoucauld, qui révèle que l’homme est agi par des puissances aliénantes, constamment sujets de verbes d’action, subtilement personnifiées. Du reste, la forme lapidaire de la maxime, qui isole quelques mots de noir sur la page, ne peut rendre que plus saisissant l’empire de l’humeur. Ainsi le moraliste de lâcher, avec l’apparence d’une désinvolture effarante eu égard à la gravité du sujet : La fortune et l’humeur gouvernent le monde.35 De ces deux reines de l’univers, la seconde l’emporte même puisque, si l’on en croit la maxime 47, « Notre humeur met le prix à tout ce qui nous vient de la fortune ». Mais les humeurs commandent tout autant le dehors que le dedans : Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et qui tourne imperceptiblement notre volonté ; elles roulent ensemble et exercent successivement un empire secret en nous : de sorte qu’elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que nous le puissions connaître.36 Bien qu’elles décrivent un mécanisme aussi puissant qu’insoupçonné, ces humeurs, sans être pour autant personnifiées, semblent s’être concertées en nous-mêmes, en vue d’une passation cyclique et équitable de pouvoir. Un symptôme mélancolique Dès lors, il reste à identifier une humeur ayant régulièrement « une part considérable » au fait qu’un individu incline à l’inaction, soit qui rende compte de la paresse. Une explication 34 Noga Arikha, « La Mélancolie et les passions humorales au début de la modernité », Mélancolie, génie et folie en Occident, sous la direction de Jean Clair, Paris, Réunion des musées nationaux / Gallimard, 2005, p. 233. 35 La Rochefoucauld, maxime 435. 36 Id., maxime 297. 12 de Mme de Sablé, dans une lettre de 1663 en réponse à Mme de Schomberg, pourrait porter à croire en l’authentique existence d’une « humeur paresseuse37 », qui gouvernerait en l’occurrence La Rochefoucauld : « L’auteur a trouvé dans son humeur la maxime de la paresse38 ». De même, Courtin introduit, dans le Premier Entretien du Traité de la Paresse, la bien nommée Angélique, « une belle personne, noble par sa naissance ; mais encore beaucoup plus par son mérite […], fort vertueuse, et d’une humeur bien opposée à celle de la Dame39 », mondaine qui répond fort bien à son prénom Philargie40, étant présentée comme « une veuve qui peut passer pour un Portrait naïf de ces personnes qui mènent une vie voluptueuse et inutile41 », que l’on trouve d’emblée et que l’on retrouvera toujours « sur son lit42 ». Force est pourtant de constater que cette « humeur paresseuse » n’a malheureusement pas sa place dans les quatre « complexions ». Il doit donc exister une humeur à même de causer la paresse, qui la subsume comme symptôme remarquable, ou qui du moins soit susceptible d’y conduire, lorsque sont réunis certains paramètres. La Rochefoucauld nous donne lui-même une piste dans son autoportrait : « pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois43 ». Qu’est-ce que cette « mélancolie » ou « bile noire »44 ? Simple tempérament raffiné sous la plume de La Rochefoucauld, la notion ne s’est pourtant jamais totalement émancipée de la connotation morbide et pathologique de son origine. Elle naît, comme les autres humeurs, vers la fin du Ve siècle avant notre ère, au moment où les philosophes et les médecins s’avisent d’expliquer la peur, la tristesse, les désordres de l’esprit, par une cause naturelle qui puisse évincer toute interprétation mythique. Ce ne sont pas les dieux, ni les démons, ni la mystérieuse Nuit qui troublent la raison des hommes ; ils sont en proie à une substance qui s’accumule en excès dans leur corps, et dont les effets, comparables à ceux d’un sombre vin, ne sont pas plus mystérieux que l’ivresse […] A la possession surnaturelle succède un investissement matériel par le dedans ; au parasitisme divin, un parasitisme humoral : quelque chose, en nous, se 37 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 177. La Rochefoucauld, éd. Laurence Plazenet, op. cit., p. 637. Nous soulignons. 39 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 2. Nous soulignons. 40 Philargie, ou « celle qui aime être lente ». 41 Ibid. 42 Ibid., p. 3. 43 La Rochefoucauld, Portrait de M. R. D. fait par lui-même, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 229. Nous soulignons. 44 Le mot grec se décompose en effet en melan (noir) et en cholè (bile). 38 13 tourne contre nous […]. [Les seules exhalaisons de cette humeur noire] colorent d’obscurité nos idées et notre paysage.45 Soit, mais qu’en est-il alors du lien de la mélancolie avec la paresse qu’impute Mme de Sablé à La Rochefoucauld ? Ce dernier a beau affirmer avoir « une si forte envie d’être tout à fait honnête homme que [ses] amis ne [lui] sauraient faire un plus grand plaisir que de [l]’avertir sincèrement de [ses] défauts46 », il ne confesse jamais, dans sa correspondance, la paresse que lui reproche son entourage. Néanmoins, il n’est pas difficile de la débusquer derrière les traits mélancoliques qu’il se prête dans son autoportrait, et qui accusent en effet un paysage intérieur sombre, quoiqu’ils ne renvoient pas ici à un état pathologique : la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n’ai presque point d’attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. […], j’ai […] une si forte application à mon chagrin que souvent j’exprime assez mal ce que je veux dire. […] on ne m’a presque jamais vu en colère et je n’ai jamais eu de haine pour personne. […] L’ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses […]. Je suis peu sensible à la pitié […]. J’aime mes amis […] ; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n’ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J’ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret.47 Rêverie, réserve, tristesse, absence de toute passion violente s’inscrivent à merveille dans le tempérament mélancolique : Galien, dans l’Art de guérir, le décrit comme le moins irascible de tous ; pour Isidore de Séville, les mélancoliques « fuient la fréquentation humaine » ; et pour Bède le Vénérable, la prédominance de la bile noire rend les hommes « graves » et « de mœurs calmes »48. Or Gérard Ferreyrolles remarque que « ces éléments, qui vont dans le sens du repliement sur soi, de l’inactivité, de la passivité, ces ‘‘qualités’’ toutes de négation font admirablement le lit de la paresse49 », dans la chambre retirée de la mélancolie. 45 Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Mélancolie, génie et folie en Occident, op. cit., p. 24. La Rochefoucauld, Portrait de M. R. D. fait par lui-même, op. cit., p. 230. 47 Ibid., p. 229-231. 48 Voir le tableau de la correspondance des humeurs et des caractères dressé par Klibansky, Panofsky et Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p.116-117. 48 Gérard Ferreyrolles, art.cit., p. 179. 46 14 Il n’est pas même nécessaire de passer par le biais d’autres symptômes propres à la mélancolie, et voisins de la paresse : cette dernière entre en général dans la symptomatologie de l’atrabile. Le Pseudo-Soranus constate que les mélancoliques sont « somnolents » ; Vindicien, dans sa Lettre à Pentadius les décrit comme « engourdis »; ils apparaissent « nonchalants » dans le bref traité De la constitution de l’univers et de l’homme, et « portés au sommeil » dans la Sagesse de l’art de médecine50. Surtout, à la fin du Moyen Âge, la doctrine des tempéraments se vulgarise, en réponse au besoin de reconnaître par des signes fiables les différents types d’individus. La paresse est alors intimement associée à la mélancolie. Une description fait ainsi observer que « le mélancolique est paresseux et lent de mouvement, car il est d’une nature froide51 ». L’iconographie médiévale corrobore cette étroite liaison. Dans la Desidia de Bruegel l’Ancien, de 1557, la reine Paresse, allongée sur un âne, porte la main gauche à la mâchoire, suivant la pose mélancolique classique. Par ailleurs, en représentant un démon qui glisse un oreiller sous la tête du personnage, le peintre illustre un proverbe flamand selon lequel « la paresse est l’oreiller du diable » ; les théologiens, depuis Origène, ont en effet admis que la mélancolie prédispose aux entreprises de Satan : Melancholia balneum diaboli52 comme le rappelle Jean Starobinski : cette virtualité démonique, que la paresse semble hériter de sa « mère » mélancolique, se retrouvera sous la plume des auteurs de notre corpus. Le lien de la mélancolie et de la paresse est donc étroit, et le deviendra d’autant plus qu’un troisième terme, l’acédie médiévale, sur laquelle on reviendra, a pu favoriser – en étant souvent confondue avec la mélancolie et en faisant peu à peu place, dans le septénaire des péchés capitaux, à la paresse – l’inscription de cette dernière dans la symptomatologie de la bile noire. L’association de la paresse et de la mélancolie appelle néanmoins quelques nuances, car les traits distinctifs du mélancolique se fondent progressivement dans ceux du flegmatique au Moyen Âge, jusqu’à ce que les uns et les autres paraissent « interchangeables53 ». Galien voit dans les flegmatiques des gens « au cerveau endormi […] et somnolents », au caractère « paresseux » ; le traité Des humeurs d’un Pseudo-Galien décrit une disposition « plus paresseuse » et, plus tard, Bède le Vénérable les qualifie d’« endormis »54. Le « bon Père » jésuite donne, dans la neuvième lettre des Provinciales, une preuve de cette équivalence, 50 Klibansky, Panofsky et Saxl, op.cit, p. 116-117. Cf. ibid., p. 191. 52 Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Mélancolie, génie et folie en Occident, op. cit., p. 25. 53 Klibansky, Panofsky et Saxl, op. cit., p. 119. 54 Ibid., p. 116-117. 51 15 lorsqu’il outrage l’austérité des vrais dévots au profit de son apologie d’une « dévotion aisée55 » : Je ne nie pas qu’il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n’ont que du flegme dans les veines, et de la terre [l’élément traditionnellement associée à la mélancolie] sur le visage. 56 Pour autant, la mélancolie, quoique de plus en plus dépréciée au cours du Moyen Âge à l’instar de l’humeur flegmatique, conserve encore au XVIIe siècle les traces d’un antique prestige, qui lui a été conféré plus de deux mille ans auparavant par un célèbre « Problème ». La mélancolie froide et ses aléas La subsomption de la paresse sous la mélancolie pourrait être mise en cause du fait des manifestations contradictoires de la bile noire : certains auteurs, tel Constantin l’Africain57, ont ainsi pu décrire les mélancoliques, à rebours de toutes les considérations mentionnées, comme des êtres studieux. En effet, « Dans le grand défilé des tempéraments, le domaine de la mélancolie est toujours celui des contraires surprenants58 » annonce Jean Starobinski. Le paresseux est un mélancolique, mais le mélancolique n’est pas toujours paresseux. Le Problème XXX, 1 d’ « Aristote »59, qu’on a pu qualifier de « monographie sur la bile noire60 » éclaire à merveille l’ambivalence de cette humeur singulière. On y lit que ceux chez qui la bile noire est abondante et froide deviennent paresseux et stupides, tandis que ceux chez qui elle est par trop abondante et chaude s’exaltent, sont pleins d’esprit.61 55 Pascal, Les Provinciales, Neuvième lettre, introduction, notes et relevé de variantes par Louis Cognet, édition mise à jour par Gérard Ferreyrolles, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier, 1992, p. 158. L’expression se réfère au titre du traité moliniste de Pierre le Moyne, La Dévotion aisée, paru à Paris en 1652, que l’interlocuteur jésuite cite avec déférence. 56 Ibid., p. 159. Nous soulignons. 57 Cf. Klibansky, Panofsky et Saxl, op. cit., p. 146. 58 Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Mélancolie, génie et folie en Occident, op. cit., p. 27. 59 Il fut sans doute l’œuvre de Théophraste, et il est dans tous les cas de souche péripatéticienne, cf. Klibansky, Panofsky et Saxl, op. cit., p. 80-81. 60 Ibid., p. 76. 61 Ibid., p. 62. Nous soulignons. 16 Ainsi, en cas de prépondérance constitutionnelle et quantitative de l’humeur mélancolique sur les autres, celle-ci peut être à l’origine d’effets opposés, et ce en raison de sa réceptivité à l’action, déterminante, de la chaleur. La bile noire est « froide par nature62 » comme le fer, mais elle peut aussi comme lui atteindre une température extrême. Dans le premier cas, la mélancolie engendre des paresseux et des découragés, dans le second des exaltés et de potentiels inspirés. La paresse correspond donc, en somme, à la mélancolie froide. Mais il suffit que la bile noire s’échauffe pour que le paresseux devienne très actif. De même qu’il y a en nous succession d’humeurs, comme il a été vu avec la maxime 297, il y a donc aussi succession de phases à l’intérieur même de l’humeur mélancolique, de la paresse à l’activité – et retour. Par ailleurs, le Problème constate que si la bile noire est présente en excès dans le corps, de façon temporaire, du fait de l’alimentation, et reste froide comme elle l’est spontanément, « elle produit des apoplexies, des torpeurs, des découragements ou des peurs63 ». Ces effets malheureux menacent a fortiori celui chez qui la bile noire est naturellement prédominante, « car il allait de soi que le mélancolique naturel était tout particulièrement sujet aux maladies mélancoliques, et ce sous une forme des plus virulentes64 ». Ces maladies qui guettent le mélancolique sont aussi, en toute logique, celles que provoque sa paresse ; ainsi la douzième des Réflexions diverses de La Rochefoucauld rappelle que « c’est de la paresse que viennent les léthargies, les paralysies et les langueurs65 » ; et Courtin fait dire à Theotée que Tous ces maux [ceux de la paresse] finissent en dernier lieu par des paralysies, ou par des apoplexies, qui ne donnent bien souvent pas le temps de se reconnaître. 66 Si pareilles conséquences pathologiques de la mélancolie ne sont pas propres au Problème XXX, 1, mais parcourent toute l’histoire de l’atrabile lorsque s’actualise sa disponibilité morbide, il reste en toute rigueur à établir l’écho que rencontrait le texte au XVIIe siècle, en particulier quant à la réceptivité de la bile noire à la chaleur, puisque cette sensibilité rend intelligible la métamorphose de la paresse en son contraire. Pour des raisons retracées par les auteurs de Saturne et la mélancolie, le Problème tomba pour longtemps dans l’oubli ; il 62 Ibid. Ibid. p. 75. 64 Ibid., p. 76. 65 La Rochefoucauld, « De l’origine des maladies », Réflexions diverses, op. cit., p. 208. 66 Courtin, op. cit., vol. 2, « Conclusion de ce Traité », p. 254. 63 17 resurgit à la Renaissance, sous l’influence notoire de Marcile Ficin67. Ainsi se réveille la virtualité assoupie de l’humeur mélancolique, son aptitude à engendrer des paresseux comme des actifs, ou à faire d’un paresseux un actif, et réciproquement. Ces caprices de la mélancolie pourraient donc bien expliquer, pour un moraliste du XVIIe siècle, certains comportements contradictoires, et ce d’autant plus que La Rochefoucauld, en déclarant que « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires68 », et que l’« On peut dire de l’humeur des hommes, comme de la plupart des bâtiments, qu’elle a diverses faces […]69 », est au diapason de l’idée de réversibilité. Dans sa réflexion XIX, « Des évènements de ce siècle », il observe que Le roi d’Angleterre, faible, paresseux, et plongé dans les plaisirs, oubliant les intérêts de son royaume et ses exemples domestiques, s’est exposé avec fermeté depuis six ans à la fureur de ses peuples et à la haine de son Parlement pour conserver une liaison étroite avec le roi de France […].70 Il n’est pas interdit de penser, si l’on veut rendre intelligible une contradiction si abyssale entre le caractère et le comportement, que la bile noire de Charles II, de froide, soit devenue très brûlante. Du reste, la maxime 7 autorise à porter sur les exploits des rois ce regard démystifiant, qui les ramène à leur cause bassement physiologique : « Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d’ordinaire les effets de l’humeur et des passions […]71 ». Le cas de La Rochefoucauld peut lui-même offrir, à son corps défendant, le support de cette explication, lorsque le cardinal de Retz observe avec malveillance dans ses Mémoires que « Sa pratique […] a toujours été de sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré72 » : « pratique » fort énigmatique, qui participe du « je ne sais quoi73 » par lequel Retz inaugure son portrait, et qui trouve peut-être dans l’ambivalence thermodynamique de la bile noire sa cause secrète. 67 Voir Klibansky, Panofsky et Saxl, op. cit., p. 77. La Rochefoucauld, maxime 11. Qui plus est, la paresse est une passion pour La Rochefoucauld, cf. MS 53 : « De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ». 69 Id., maxime 292. 70 Id., « Des évènements de ce siècle », Réflexions diverses, op. cit., p. 223. Nous soulignons. 71 Id., maxime 7. 72 Portrait du duc de La Rochefoucauld par le cardinal de Retz, Œuvres complètes de La Rochefoucauld, édition établie par Louis Martin-Chauffier, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 7. 73 Ibid. 68 18 Limites du pouvoir de l’humeur noire Néanmoins, peuvent s’ajouter, sinon se substituer à celle-ci des explications plus évidentes. Courtin, dans son Traité de la Paresse, dépeint des fainéants transformés en hommes fort actifs, non pas, à l’évidence, parce que leur bile noire se serait subitement échauffée, mais parce que l’urgence à laquelle ils doivent faire face, conséquence logique de leur procrastination paresseuse, ne leur laisse plus le choix. Et lorsque La Rochefoucauld écrit du cardinal de Retz que Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies74, l’explication par l’ambivalence thermodynamique paraît douteuse – à moins que la bile noire ne consente généreusement à s’échauffer, le plus tard possible avant qu’il ne soit trop tard. En outre, lorsque ceux que leur paresse éloigne de leur devoir s’agitent dans les « occupations paresseuses75 » pourfendues par Theotée, ce n’est probablement pas parce que leur bile demeure froide pour l’accomplissement du premier, et devient chaude pour les secondes. L’ambivalence de la mélancolie ne rencontre pas toujours d’échos, du moins manifestes, chez les moralistes, et l’empire des humeurs en général s’accuse surtout dans l’univers sombre des Maximes76. De son côté, La Bruyère n’hésite pas à minimiser l’incidence de l’humeur sur le comportement, au profit d’autres facteurs déterminants en conséquence desquels elle est comme perdue : Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes : tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse ; les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir ; trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le 74 La Rochefoucauld, Portrait du cardinal de Retz, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 226. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 67. 76 Jean Lafond insiste d’ailleurs sur les « limites du déterminisme physiologique » chez La Rochefoucauld luimême, cf. La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1977, p. 35-37. 75 19 bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être.77 Sans changer d’humeur profonde – ce qui est bien sûr impossible – un homme « paresseux » peut néanmoins se changer en « laborieux », ou en « avare » qui court après les richesses. La vraie nature subsiste, mais, forcée par les circonstances externes, elle ne se manifeste plus. L’empire de l’humeur n’est donc pas tout puissant quant aux actions humaines, et cèdent la préséance à d’autres déterminismes. Dès lors, de la mélancolie à la paresse, la conséquence est bonne en droit, mais ne saurait toujours l’être en fait. De surcroît, la condamnation et l’appel à la réformation supposent que les paresseux soient responsables de leur vice, et non uniquement les jouets de leur humeur. Ce n’est donc pas à cette dernière que La Bruyère impute la paresse des Egésippe : ils sont coupables de leur inutilité sociale, et le moraliste formule ainsi une obligation dans le second paragraphe de sa remarque : Que faire d’Egésippe qui demande un emploi ? […] « Il est propre à tout », disent ses amis, ce qui signifie toujours qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes occupés d’eux-seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement dans un âge plus avancé qu’il leur suffit d’être inutiles ou dans l’indigence, afin que la République soit engagée à les placer ou à les secourir ; et ils profitent rarement de cette leçon si importante, que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail que la République elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières, qu’ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu’elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l’embellir. Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi ; le reste ne nous regarde point, c’est l’affaire des autres.78 Dans le sens d’une accentuation de la responsabilité humaine, Courtin opère même un renversement : la paresse apparaît désormais comme la cause, et non plus la conséquence, des humeurs. L’abbé Theotée, à la toute fin du Traité, déplore ainsi que l’ « On passe la moitié de 77 78 La Bruyère, « De l’Homme », 18. Nous soulignons. Id., « Du Mérite personnel », 10. 20 la vie à contracter de mauvaises humeurs par l’oisiveté, et par le dérèglement79 ». Cette perspective culpabilisatrice s’inscrit dans la condamnation de la paresse par la théologie morale. Aux yeux de celle-ci, l’acédie comme la paresse ne peuvent se réduire à l’humeur mélancolique. La bile noire, balneum diaboli, prédispose certes à la paresse celui en qui elle prédomine, mais le paresseux reste, fondamentalement, coupable. La paresse dans la tradition théologique Bérengère Parmentier ne peut qu’introduire Le siècle des moralistes par le rappel suivant : Les « moralistes » écrivent en un temps où le christianisme, sa morale et ses valeurs sont encore omniprésents dans la vie quotidienne des hommes, et ne sont contestés que par un petit nombre d’individus, « esprits forts » ou « libertins ».80 A l’évidence, les écrits de Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, et Courtin sont tous, à des degrés divers, informés par la théologie catholique, Est-il besoin de rappeler que Les Pensées offrent le résultat inachevé d’un projet apologétique ? Certes, il serait malséant pour des moralistes tels La Rochefoucauld et La Bruyère, qui se situent sur le plan « littéraire » et profane, d’en appeler à la tradition religieuse ; le recours à de telles références pourrait de surcroît leur valoir le titre peu enviable de pédants. Mais leurs écrits restent pénétrés par le christianisme, sinon fondés sur lui et à son service. Pour en donner une preuve parmi bien d’autres, La Rochefoucauld écrit dans une lettre au père Thomas Esprit : il me semble […] que l’on n’a pu trop exagérer les misères et les contrariétés du cœur humain pour humilier l’orgueil ridicule dont il est rempli et lui faire voir le besoin qu’il a en toutes choses d’être soutenu et redressé par le christianisme. Il me semble que les maximes dont il est question tendent assez à cela 81 . Il n’est du reste pas besoin de s’attarder sur un point aujourd’hui avéré : les Maximes relèvent d’un augustinisme laïcisé. Quant aux Caractères, les deux chapitres qui couronnent l’ouvrage 79 Courtin, op. cit., vol. 2, p. 254. Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, Paris, Seuil, 2000, p. 9. 81 Lettre du 6 février 1664, éd. Laurence Plazenet, p. 646. 80 21 s’intitulent respectivement « De la Chaire » et « Des Esprits Forts » ; et cet « ultime chapitre des Caractères […] est clairement apologétique82 ». Dans ces conditions, les réflexions des moralistes sur la paresse sont toujours en lien avec la théologie catholique, et ce d’une manière directe chez Pascal et Courtin. Dans les Pensées, la paresse représente l’un des deux abîmes vicieux dans lesquels sombre fatalement l’humanité sans le secours du christianisme. Le Traité de la Paresse cite abondamment la Bible, les Apôtres et saint Thomas ; et il est significatif qu’un abbé « de qualité, qui a beaucoup d’érudition et de piété83 », Theotée, mène la conversation jusqu’à son terme. Une science approfondie de l’onomastique n’est guère nécessaire pour deviner que si le personnage est le représentant de l’auteur – trop modeste pour donner des leçons en son nom propre –, il est d’abord celui de Dieu. D’autre part, dans la perspective laïque de La Rochefoucauld et La Bruyère, la paresse tisse avec l’amor sui augustinien, que ces moralistes décèlent partout, d’étroites relations. Ainsi l’étude de la paresse chez les moralistes du XVIIe siècle ne saurait-elle faire l’économie de la longue histoire qu’a connue la notion dans la tradition judéo-chrétienne. Elle commence par la condamnation biblique de la paresse. « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain » « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre84 » : l’activité divine surgit dès les premiers mots de la Genèse. L’homme, crée à l’image de Dieu, est donc lui aussi voué au travail. Dès avant la chute, Adam n’est pas oisif : « Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder85 ». Pangloss le rappellera du reste, et en latin, à la fin de Candide : « quand l’homme fut mis dans le jardin d’Eden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos86 ». Certes, si le premier homme travaillait avant le péché originel, ce n’était guère au sens du tripalium latin, puisque « Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et 82 Bérengère Parmentier, op. cit., p. 9. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 3. 84 Gn (1, 1), La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’Ecole biblique de Jérusalem, Paris, Cerf, 2009. Toutes les citations bibliques sont empruntées à cette édition. 85 Gn (2, 15-17). 86 Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Gallimard, coll. Folio Classique, 1992, p. 154-155. 83 22 bons à manger87 ». La tâche n’était pas épuisante, et n’apparaissait nullement comme une punition infligée par Dieu à sa créature privilégiée. Mais la chute met fin de manière abrupte à l’état de félicité d’Adam : A l’homme, il [Dieu] dit : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance, tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol.88 Ainsi, avec le péché originel, le premier homme transmet aussi à ses descendants l’obligation d’un labeur agricole pénible, « torture » que l’on peut mettre en parallèle avec le châtiment, réservé à la femme, d’enfanter dans la douleur. Dieu exige donc expressément le travail des hommes. Dans ces conditions, le paresseux commet une grave faute de désobéissance, que la tradition chrétienne, jusqu’à nos jours, en passant par Antoine de Courtin, n’a de cesse de condamner. Tempérant la dure condamnation de la Genèse, le quatrième commandement du Décalogue89 impose à l’homme un équilibre entre le travail et le repos du septième jour sanctifié par Dieu, à qui il doit rendre chaque semaine hommage par la cessation de son activité. Mais la paresse de l’homme demande du « repos » plus qu’il n’en est nécessaire, et il revient aux Livres sapientiaux tout ensemble de la constater, de la blâmer comme elle le mérite, et de mettre en garde contre elle. C’est dans l’Ecclésiastique que les mots portés à son encontre sont les plus durs, à travers deux ignobles comparaisons: Le paresseux est semblable à une pierre crottée, Tout le monde le persifle pour son infamie. Le paresseux est semblable à une poignée d’ordures, Quiconque le touche secoue la main.90 Le fainéant paie son inutilité sociale du regard écœuré des autres hommes. Le recueil de sagesse que constituent les Proverbes, offre, parmi bien d’autres, un passage plus satirique par 87 Gn (2, 9). Gn (3, 17-19). Nous soulignons. 89 Ex (20, 8-11). 90 Si (22, 1-2). 88 23 le rapprochement, à fonction réifiante, du paresseux avec une porte, et par le préjudice comique que le paresseux se porte à lui-même : perspective burlesque qu’adoptent, ça et là, Courtin et La Bruyère. La dénonciation est axée ici davantage sur l’observation psychologique et l’empathie ironique que sur le dégoût de la communauté : La porte tourne sur ses gonds, Et sur son lit le paresseux. Le paresseux plonge la main dans le plat : La ramener à sa bouche le fatigue ! Le paresseux est plus sage à ses propres yeux Que sept personnes répondant avec tact.91 Le dernier verset ajoute un prédicat – la présomption qu’a le paresseux d’une sagesse qui lui fait pourtant cruellement défaut – qui ne découle pas a priori du concept de paresse. Cette sorte de « jugement synthétique » est encore plus remarquable dans un autre verset des Proverbes : Le chemin du paresseux est comme une haie d’épines, Le sentier des hommes droits est une grand-route.92 Si l’antithèse de la « haie d’épines » et de la « grand-route » n’est pas surprenante, celle du paresseux et des « hommes droits » ne semble pas aller de soi. Ainsi, avant même que la paresse ne soit explicitement définie comme un péché, le paresseux semble déjà échapper au dessein de Dieu, qui ordonne justice et droiture. Ce passage est aussi « paradoxal » en ce qu’il révèle la fausse facilité de la paresse, et, de manière implicite, la « fausse » difficulté du travail ; l’idée se retrouvera dans le Traité de la Paresse, qui décrit les peines auxquelles s’exposent paradoxalement les paresseux. Que le travail ne puisse se réduire à la vision négative du châtiment de la Genèse, et soit aussi l’objet de la bénédiction divine, transparaît dans les Psaumes : Heureux tous ceux qui craignent Yahvé et marchent dans ses voies ! 91 92 Pr (26, 13-16). Nous soulignons. Pr (15, 19). Nous soulignons. 24 Du labeur de tes mains tu te nourriras, heur et bonheur pour toi !93 Comme dans l’Ecclésiaste : Il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, et je vois que cela aussi vient de la main de Dieu.94 Martin rappellera cette importante vérité : « Travaillons sans raisonner […] ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable95». Et en effet le dernier paragraphe de Candide fait état d’un équilibre, sinon d’un relatif bonheur de « la petite société96 », qui s’est résolue à cultiver son jardin – ce qui lui permet de manger « des cédrats confits et des pistaches97 ». A l’opposé, le champ du paresseux, toujours associé à des prédicats qui lient sa paresse à d’autres tares, n’est qu’orties et chardon : Près du champ du paresseux j’ai passé, Près de la vigne de l’homme court de sens. Or voici : tout était monté en orties, Le chardon en couvrait la surface, Le mur de pierres était écroulé. Ayant vu, je réfléchis, Ayant regardé, je tirai cette leçon : Un peu dormir, un peu s’assoupir, Un peu croiser les bras en s’allongeant, Et, tel un rôdeur, viendra l’indigence Et la disette, comme un mendiant.98 93 Ps (128, 1-2). Qo (2, 24). 95 Voltaire, Candide, op. cit., p. 155. 96 Ibid. 97 Ibid. 98 Pr (24, 30-35). Nous soulignons. 94 25 Ainsi la paresse est-elle, en dernière instance, mortifère : « Le désir du paresseux cause sa mort99 ». Pour le détourner de cette catastrophe, les Proverbes lui enjoignent de considérer l’exemple de la fourmi, qui associe avec efficacité travail et prévoyance, effort et intelligence : Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage : elle qui n’a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant l’été elle assure sa provende et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture. Jusques à quand, paresseux, resteras-tu couché ?100 Ces versets inspirèrent à l’évidence La Fontaine pour la fable liminaire de son recueil. Il est par ailleurs intéressant de noter que Pascal fait allusion au passage, dans le fragment 778 des Pensées, pour en modifier largement la portée : L’Ecriture renvoie l’homme aux fourmis : grande marque de la corruption de sa nature. Qu’il est beau de voir le maître du monde renvoyé aux bêtes comme aux maîtres de la sagesse !101 L’auteur universalise l’humiliation, destinée au seul paresseux dans le passage des Proverbes. Deux interprétations peuvent rendre compte de cet élargissement : Pascal verrait-il avant tout dans le paresseux l’image de la condition humaine tout entière ? Ou, citant sans doute de mémoire ces mots, commettrait-il un lapsus révélateur ? Alors l’humanité tout entière serait paresseuse, constat que dressent La Rochefoucauld, La Bruyère et Antoine de Courtin – tandis que l’auteur des Pensées n’impute consciemment la paresse qu’à l’une des deux parties de l’humanité. A la condamnation du paresseux et à l’idéal mortifiant de la fourmi, répondent l’exemple et l’éloge de la personne active. C’est sur le passage célèbre, vulgarisé sous le nom de « L’éloge de la femme forte », que se terminent les Proverbes. La parfaite maîtresse de 99 Pr (21, 25). Pr (6, 6-9). Nous soulignons. 101 Pascal, Pensées, fr. 778. 100 26 maison « travaille d’une main allègre102 », « déploie la force de ses bras103 », et « de la nuit, sa lampe ne s’éteint104 » ; ainsi, elle « ne mange pas le pain de l’oisiveté105 ». Courtin prône naturellement ce modèle biblique pour les femmes106, qui doivent, tout autant que les hommes, « bien employer le Temps ». Bien que tous ces versets aient, comme on voit marqué les consciences des moralistes, le passage qui connaîtra la plus grande postérité quant à notre sujet se situe dans l’Ecclésiastique : Fais travailler ton esclave, tu trouveras le repos ; laisse-lui les mains libres, il cherchera la liberté. Le joug et la bride font plier la nuque, au mauvais serviteur la torture et la question. Mets-le au travail pour qu’il ne reste pas oisif, Car l’oisiveté enseigne tous les mauvais tours.107 La tradition religieuse, d’accord avec le bon sens populaire, aura tendance à faire de ce qui constitue à l’origine une explication un constat et une mise en garde autonomes. Le Dictionnaire de théologie catholique élude108, dans son article consacré à la paresse, le contexte dans lequel l’oisiveté est ici décriée comme « la mère de tous les vices » : s’il faut toujours réduire les esclaves au travail, les maîtres, eux, jouissent de « repos ». Le labeur risque alors d’apparaître comme le lot de la fallacieuse morale des esclaves, plus tard dénoncée en tant que telle par Lafargue109, et sa légitimation indue pourrait trouver dans ce passage scripturaire l’une de ses scandaleuses origines. Toutefois, le « repos » que peut s’accorder le maître au détriment de son esclave ne saurait être identifié la paresse, puisque l’impératif divin du travail s’adresse à tous les hommes sans exception. Maîtres et esclaves doivent donc chacun travailler, mais leur activité respective diffère en quantité comme en qualité, ce qui permet aux maîtres de jouir de loisirs. 102 Pr (31, 13). Pr (31, 17). 104 Pr (31, 18). 105 Pr (31, 27). 106 Cf. Courtin, op. cit., vol. 2, p. 234-236 : Theotée cite longuement ce passage des Proverbes de Salomon. 107 Si (33, 26-29). Nous soulignons. 108 Article Paresse, Dictionnaire de théologie catholique, sous la direction d’Alfred Vacant, Eugène Mangenot et Emile Amann, Paris, Letouzey et Ané, 1932, t. XI/2, p. 2025. 109 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 12. 103 27 La Genèse et l’Ecclésiastique, l’obligation universelle du travail et l’existence d’une hiérarchie sociale, n’entrent donc pas véritablement en contradiction, pas plus que la société chrétienne d’Ancien Régime ne viole en principe l’injonction divine, puisqu’elle ne réduit pas l’activité au travail manuel, et la paresse à la répugnance à l’effort physique. Cette distinction conduit bien à oblitérer le célèbre « multam malitiam docuit otiositas » de son contexte originel, pour adresser l’avertissement à l’humanité entière : quelle que soit sa position dans la société, l’homme est enclin à la paresse, et donc susceptible de sombrer dans tous les « mauvais tours » auxquels elle conduit. A cette ambiguïté biblique relative au destinataire du travail, soluble par la distinction des activités et donc résolue au XVIIe siècle, s’ajoute, dans un ordre bien différent, celle de l’Ecclésiaste. Ce livre, on l’a vu, constate que tout le bonheur de l’homme réside dans son travail, et dans les récompenses de celui-ci, le « manger et le boire ». Mais cette affirmation est colorée d’amertume, et l’Ecclésiaste laisse voir aussi la vanité du travail : « car que reste-til à l’homme de toute sa peine et de tout l’effort pour lequel son cœur a peiné sous le soleil ?110 ». Il n’est guère étonnant que Courtin ne mentionne pas ce livre dans son Traité. L’homme semble même incité à délaisser son travail : Mieux vaut une poignée de repos Que deux mains pleines de travail Et de poursuite de vent.111 Le travail intellectuel – par où l’on voit que le labeur, pour la Bible, n’est pas nécessairement manuel – n’est pas non plus épargné : « En plus de cela, mon fils, sois averti que faire des livres est un travail sans fin et que beaucoup d’étude fatigue le corps112 ». Au sein de la Bible même, l’Ecclésiaste apporte à la condamnation de la paresse et à l’apologie de l’activité, quelque peu mis à distance, une nuance poétique, et invite à une « conversion » spéculative dépourvue de finalité performative. En somme, que l’homme travaille donc, puisqu’il y est contraint ; là réside le seul bonheur qui lui est accessible sur la terre, mais qu’il considère aussi, portant plus loin son regard, la vanité de toutes les peines de la vie qu’a apportées la chute. 110 Qo (2, 23). Qo (4, 6). 112 Qo (12, 12). 111 28 Si c’est surtout dans l’Ancien Testament, et en particulier dans les Livres sapientiaux, qu’est condamnée à maintes reprises la paresse, qui conduit aux mauvais tours, à la disette, et en dernière instance à la mort, le Nouveau Testament n’est pas tout à fait en reste. Bien qu’il ne parle guère du travail en tant que tel et ne flétrisse pas le paresseux, on constate aisément la longueur de la vie cachée de Jésus, toute consacrée au travail manuel, et le choix de ses disciples parmi les travailleurs. Paul, dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens, leur propose d’imiter son propre modèle et celui de ses disciples, puis de s’en tenir à une règle pour le moins drastique, que Courtin ne se fera pas faute de citer : Nous n’avons pas eu une vie désordonnée parmi vous, nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions, mais de nuit comme de jour nous étions au travail, dans le labeur et la fatigue, pour n’être à la charge d’aucun de vous, non pas que nous n’en ayons pas le pouvoir, mais nous entendions vous proposer en nous un modèle à imiter. Et puis, quand nous étions près de vous, nous vous donnions cette règle : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus.113 Mais en dépit des nombreuses condamnations bibliques dont elle fait l’objet, force est de constater que la paresse, si elle est bien reconnue au Moyen Âge comme un péché, ne fait pas partie des sept péchés capitaux ; jusqu’à la Renaissance, elle figure comme simple rejeton d’un péché qui comptabilise pourtant dans la Vulgate, sous le nom de taedium, état de dégoût ou de tristesse, bien moins d’occurrences que la pigritia. Mais, en analysant et, le cas échéant, en dénonçant, la paresse, et non ce dégoût spirituel qu’ils ne mentionnent jamais dans leurs écrits, les moralistes du XVIIe siècle s’inscrivent dans une société moderne, où la paresse est mise en exergue. 113 II Thess (3, 7-11). Nous soulignons. Le passage est cité dans son intégralité par Courtin, op. cit., vol. 1, p. 204-205. 29 De l’acédie à la paresse En effet, la paresse est « un péché et un des sept péchés capitaux114 » rappelle Theotée à ses interlocuteurs oisifs. L’abbé mis en scène par Courtin atteste ainsi que le fameux système des péchés capitaux – conçu pour la première fois par Evagre le Pontique au IVe siècle, repris par Cassien, et transmis à l’Occident sous sa forme quasi définitive par Grégoire le Grand à la fin du VIe siècle dans ses Morales sur Job –, constitue toujours, au XVIIe siècle, et ce en dépit des remises en cause qu’il a subies depuis la fin du XIIIe siècle, une référence inévitable. Mais l’affirmation de Theotée pourrait laisser croire à l’absence de solution de continuité dans le long cheminement historique qui conduit de la paresse, telle qu’est condamnée par l’Ecclésiastique comme la mère « de tous les mauvais tours », au vice capital – c'est-à-dire à la « tête », au principe de multiples péchés – qu’Antoine de Courtin prend pour cible dans son Traité. En vérité, le concept de péché capital est étranger aux Saintes Ecritures. Surtout, si la paresse n’a jamais été oubliée par la tradition catholique depuis la Bible, elle n’occupait pas une position principielle avant la fin du Moyen Âge, non qu’elle soit considérée avec indulgence, mais parce qu’elle cédait la préséance, depuis Evagre et Cassien, à l’acédie, vice capital dont elle était l’un des peccamineux rejetons. C’est à l’acédie que revint, jusqu’à la fin du XVe siècle, le triste privilège de figurer, en quatrième position, dans le septénaire auquel Theotée fait référence. Ce péché, sur lequel ont beaucoup écrit les moines qui en constituaient les sujets ordinaires, renvoie à une réalité qu’il est malaisé d’appréhender dans toute sa complexité. Il s’agit en effet d’ « un péché en perpétuelle transformation, le plus instable de tous les vices capitaux, celui qui est destiné plus qu’aucun autre à changer au fil du Moyen Âge115 ». L’acédie, souvent définie comme le « pendant religieux de la mélancolie116 », est aussi, par là même, son pendant coupable, et ne saurait donc s’expliquer avant tout par une origine physiologique, humorale, ce qui aurait pour conséquence de faire du pécheur une simple victime ; elle est scrutée par le regard accusateur du théologien, non par l’analyse amorale du médecin117. 114 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 21. Les « découvertes » de Zeroandre au cours du Traité portent du reste sur la nature et les conséquences insoupçonnées de la paresse, non sur ce point : « Je savais bien que la Paresse était un des sept péchés mortels […] », ibid., p. 103. 115 Carla Casagrande, Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, traduit de l’italien par Pierre Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 2003, chapitre IV, p. 128. 116 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 179. Nous soulignons. 117 Si pour certains théologiens, le démon utilise bien l’humeur noire pour se gagner certaines personnes, « Tous s’accordent à donner une médiocre importance à des causes physiologiques liées à la dynamique des humeurs, en 30 Comment rendre compte de la substitution de la paresse à l’acédie ? Dans les Institutions cénobitiques, Cassien décrit avec précision, à la suite du Tractatus de octo spiritibus malitiae d’Evagre, l’étrange inquiétude, ou acédie, qui menace de frapper les solitaires et les ermites. Il pourrait bien s’agir du « démon de midi » qu’évoquent les Psaumes118, cette fièvre qui se manifeste à la sixième heure, la plus pénible, de la journée monastique. Ce vice se manifeste intérieurement par « une gêne et une angoisse du cœur119 », et se traduit à l’extérieur par une série de comportements monastiques qui risquent de réduire à néant le choix de la vie spirituelle. Mais d’Evagre à Cassien de Marseille, soit du désert au monastère, la physionomie originelle de l’acédie subit certains changements : d’une part, Cassien repère un lien entre l’acédie et un autre vice capital, dont Evagre avait cependant parlé, la « tristesse », l’ « abattement de l’âme »120 qui rend impossible l’exercice de la contemplation ; par là, Cassien accentue la dimension psychologique de l’acédie. Mais, il découvre, d’autre part – et ici réside l’ambiguïté foncière de l’acédie, vice spirituel qui appelle un traitement physique – un remède dans le travail manuel, capable de jouer une action préventive contre les assauts du démon. Dès lors l’acédie entretient avec la paresse des liens jusqu’ alors inédits : Passant du désert au cénobie, l’acédie est devenue quelque chose de plus et de différent par rapport à l’archétype oriental. Les manifestations extérieures du vice, l’oisiveté et la somnolence, occupent désormais une position de premier plan, que confirme et renforce l’indication du travail manuel comme principal remède.121 Parmi les rejetons de l’acédie selon Cassien, figurent ainsi l’oisiveté et la somnolence, mais aussi l’inquiétude, le vagabondage, l’instabilité de l’esprit et du corps. De tels symptômes contradictoires ne sont pas sans rappeler ceux dont la bile noire, « froide par nature » mais fortement réceptive à l’action de la chaleur, est la cause. L’acédie que Cassien transmet à l’Occident est donc un vice ambivalent en ce qu’il oscille entre l’âme et le corps, entre la tristesse et la fainéantise. Grégoire, en dépit de la très forte autorité dont il jouit en matière de morale au cours des siècles suivants, ne put mettre fin, en absorbant l’acédie dans la tristesse, à la consistance multiforme du vice : particulier à un excès d’humeur mélancolique […]. Thomas ne prend même pas le problème en considération », C. Casagrande, op. cit., p. 140. 118 Ps (90, 6). 119 Cassien, Institutions cénobitiques, cité par C. Casagrande, op. cit., p. 128. 120 Evagre, Gli otto spiriti maligni, cité par C. Casagrande, op. cit., p. 129. 121 C. Casagrande, op. cit., p. 130. Nous soulignons. 31 De même que dans la première phase de son histoire, tout au long du Moyen Âge monastique l’acédie demeura un vice suspendu de manière ambiguë entre anxiété et indolence, ennui et paresse, inquiétude et somnolence, et en tant que telle un objet d’interprétations diverses.122 Ainsi, pour certains, l’acédie est la conséquence d’une rébellion du corps aux contraintes auxquelles il est soumis à l’intérieur du monastère. Le remède, en l’occurrence, est simple : « l’on répond aux résistances d’un corps contraint en augmentant le nombre et le poids des contraintes123 ». Mais pour d’autres, l’acédie est, avant tout, une maladie de l’âme incapable de poursuivre la route qu’elle s’est choisie vers le perfectionnement spirituel. Il résulte de cette alternative qu’en refusant l’absorption de l’acédie par la tristesse prônée par Grégoire La réflexion monastique […] se terminait par une issue paradoxale : elle restituait à l’acédie le rang de vice capital qui lui était nié, mais, dans le même temps, elle préparait la voie à sa dissolution en paresse, d’un côté, en tristesse, de l’autre.124 A partir du XIIe siècle, l’identification de l’acédie à la tristesse l’emporte, favorisée d’un côté par l’interprétation psychologique du vice, qui s’affirme dans les milieux monastiques, et de l’autre par la volonté de construire une théologie morale systématique dans laquelle les ambigüités et les contradictions de la tradition seraient résolues. Mais la réunion de l’acédie et de la tristesse, qui donne raison à saint Grégoire, ne va pas sans difficultés. Les théologiens du XIIIe siècle n’ignorent pas que la tristesse n’est pas toujours vicieuse, puisque, depuis saint Paul, il existe, à côté de la « tristesse du monde125 » qui conduit à la mort, une « tristesse selon Dieu126 », qui, à travers le repentir, mène au salut. En outre, la tristesse est aussi une passion, et concerne à ce titre autant le corps que l’esprit ; en tant que telle, la tristesse est décrite, à la suite d’Aristote comme moralement indifférente127. Il reste donc à montrer en quoi cette tristesse qu’est l’acédie constitue un péché. Il revient au Docteur Angélique « le mérite de la définition la plus efficace, celle qui était destinée, en raison de sa simplicité et de sa clarté, à devenir la définition ‘‘théologique’’ 122 Ibid., p. 133. Ibid. 124 Ibid., p. 136. 125 2 Co (7, 10). 126 Ibid. 127 Aristote, Ethique à Nicomaque (II, 4, 1105b, 32-33), traduction et présentation par R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 111. 123 32 de l’acédie128 ». Son analyse part de la définition de la tristesse comme passion de l’âme devant un mal présent. Or, s’il s’agit d’un mal véritable, la tristesse est louable. Mais si le mal n’est qu’apparent, et constitue en réalité un vrai bien, la tristesse est blâmable. Tel est le cas de l’acédie, que Thomas définit comme la « tristesse qui provient d’un bien spirituel129 ». Opposée à la charité, entendue comme amour envers Dieu, la tristesse acédique reste un péché, mortel ou véniel, selon qu’il parvienne ou non jusqu’au consentement de la raison. En tant que tristesse qui empêche d’agir, l’acédie entraîne la torpeur à l’égard des préceptes, qui elle-même subsume l’inaction et l’indolence : « celui qui est inactif les [commandements] omet complètement, celui qui est indolent les accomplit avec négligence130 ». Si l’on cherche la paresse en toutes lettres, elle apparaît dans la question 54 sur la négligence : cette dernière « semble être identique à la paresse ou torpeur, qui se rattache à l’acédie131 ». Pour autant, que l’acédie conduise à la paresse ne rend pas compte de la substitution, au sein du septénaire, de la paresse à l’acédie, dont la dimension psychologique, spirituelle, triomphe au XIIIe siècle avec saint Thomas. Celui-ci rappelle que si la paresse s’oppose au zèle, l’acédie, elle, s’oppose à la joie de la charité132. Mais cette « victoire » de l’acédie comme tristesse contient en elle-même sa défaite, car si l’acédie n’est plus liée à l’état de faiblesse d’un corps contraint à la peine, à l’isolement, à la privation [,] elle peut survenir aussi en l’absence de ces conditions extrêmes. […] Dans la mesure où elle est tristesse, et donc une des principales affections de l’âme humaine, l’acédie peut toucher tout le monde. Dégagée de l’ambiguïté séculaire d’un vice suspendu entre âme et corps, l’acédie peut sortir des murs du monastère à l’intérieur duquel elle est née et où elle est longtemps restée.133 Or, c’est précisément par cette laïcisation que l’acédie peut, à terme, laisser la voie libre à la paresse. Encore ignorée de la plupart dans les premières décennies du XIIIe siècle, l’acédie devient, en l’espace de quelques décennies, l’un des vices les plus utilisés pour décrire les habitudes peccamineuses des laïcs. Hors du monastère, les aspects liés à la tristesse et à l’inquiétude spirituelles s’effacent : « l’acédie est surtout oisiveté, indolence, paresse, 128 C. Casagrande, op. cit., p. 139. Saint Thomas, Somme théologique, IIa IIae, q.35, ad.1, texte traduit et annoté par Albert Raulin et AimonMarie Roguet, Paris, éditions du Cerf, t. III, 1985, p. 260. 130 Ibid., ad. 3, p. 263. 131 Ibid., IIa IIae, q. 54, a.2, ad. 1, p. 359. Nous soulignons. 132 Ibid., IIa IIae, q. 35, a. 2, p. 261. 133 C. Casagrande, op. cit., p. 142-143. 129 33 acedia vel otiositas, comme l’écrit explicitement Jonas d’Orléans134 ». L’exorde du chapitre sur l’acédie qui figure dans le plus diffusé des traités sur les vices et les vertus, la Summa du dominicain Guillaume Peyraut, révèle ce que le siècle entend par acédie. L’auteur ouvre en effet les hostilités contre celle-ci par l’exemple d’activité qu’offre l’univers entier135. Antoine de Courtin, qui consacre la première partie du Troisième Entretien à montrer que « Toute la nature est dans l’action, et ne subsiste que par l’action136 », retiendra à l’évidence cet argument topique. On en déduit d’emblée que le principal reproche qu’adresse Peyraut à l’acédie est l’oisiveté : Paresseux et indolents, fainéants et inactifs, les acédiques des textes pastoraux du Moyen Âge tardif sont surtout des oisifs qui se soustraient à la loi de l’activité imposée par Dieu à la créature et qui, du fait de leur rébellion, entrent dans une spirale de péché que rien ne saurait arrêter.137 Toutefois, l’acédie décriée par les textes pastoraux reste un vice qui concerne le plus souvent les comportements religieux des hommes et des femmes, et qui englobe, à l’occasion seulement, certains aspects de leur vie sociale et économique. Il est significatif que Peyraut inaugure la liste des enfants de l’acédie par la tepiditas, le pauvre amour pour Dieu. Les fautes reprochées à l’acédique sont d’abord celles d’un fidèle qui ne fait pas, ou fait mal, son devoir de chrétien. Ainsi Robert de Sorbon d’écrire : s’il dort quand il doit prier […], s’il a omis une partie de l’office divin, si par paresse il a remis au lendemain ce qu’il pouvait faire tout de suite, s’il s’est ennuyé en écoutant la parole de Dieu, s’il a négligé de faire ce à quoi il est tenu […], qu’il dise : par ma faute, j’ai commis le péché d’acédie.138 Cette acédie, qui apparaît de plus en plus comme le vice de qui ne respecte pas les préceptes imposés par l’Eglise, semble d’autant moins assimilable à la paresse qu’elle englobe des activités considérées comme entrant en concurrence avec la pratique religieuse, au rang desquelles le travail dominical : alors le « péché des indolents et des fainéants devient paradoxalement dans ce contexte le péché de ceux qui travaillent trop et toujours, sans 134 Ibid., p. 144. Cf. ibid., p. 145. 136 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 203. 137 C. Casagrande, op. cit., p. 146. 138 Robert de Sorbon, Ad sanctam et rectam confessionem, cité par C. Casagrande, op. cit., p. 148. 135 34 respecter l’obligation de repos spirituel et corporel imposé par Dieu et réglementé par l’Eglise139 ». Mais au rang des devoirs que le chrétien n’accomplit pas ou accomplit mal quand il pèche par acédie, une place est aussi réservée à ceux qui touchent à la vie sociale et économique, comme le travail, la gestion des affaires ou l’entretien de la famille. En évoquant la pauvreté comme l’un des possibles effets désastreux de l’acédie, il est indubitable, pour Carla Casagrande, que Peyraut pense à une forme d’acédie comprise comme paresse, imprévoyance, incapacité de pourvoir par son travail à sa propre subsistance. Cela n’a rien d’étonnant dans une société marquée par la première étape du capitalisme, où émerge une classe nouvelle, celle d’une bourgeoisie marchande et dynamique, pour qui la richesse, de suspecte qu’elle était au Moyen Âge, est désormais justifiée et honorée. Ainsi, peu à peu, l’acédie s’éclipse au bénéfice de la paresse. L’assertion quelque peu lapidaire de Pascal Taranto selon laquelle « c’est avec le capitalisme que la paresse devient un péché capital140 », n’est pas dénuée de fondement. Carla Casagrande entérine cette vue dans la conclusion du chapitre qu’elle consacre à l’acédie : Quand, à la fin du Moyen Âge, le souci de l’inaction mondaine se fait plus aigu et que se multiplient les appels à l’assiduité au travail et à l’esprit d’entreprise dans les affaires, l’acédie cesse d’être le monopole des théologiens et des prédicateurs pour devenir, sous la forme de la paresse et de la fainéantise, un objet de réflexion et de polémique de la part des moralistes laïques. Ce qui était un péché envers Dieu devient, à l’aube de la modernité, un péché face à la société.141 L’acédie disparaît donc avec le Moyen Âge142. La notion s’est scindée en deux : elle est d’un côté avalée par la « cannibale mélancolie143 », et c’est donc sur la « mélancolie religieuse » 139 C. Casagrande, ibid., p. 149. Lafargue note ainsi que « sous l’Ancien Régime, les lois de l’Eglise garantissaient 90 jours de repos […] pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C’était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. […] La haine contre les jours fériés n’apparaît que lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante prend corps, entre les XVe et XVIe siècles. », Le Droit à la paresse, op. cit., p. 63-64. C’est en effet l’idéologie de la bourgeoisie marchande – mais non encore industrielle – qui concourt pour une large part à la substitution de la paresse à la spirituelle acédie. 140 Pascal Taranto, Paresse, Vices ou vertu ? Etudes critiques par 16 philosophes contemporains, Frémeaux et associés, Paris, 2008, 4 CD, CD 2, plages 14-17. 141 C. Casagrande, op. cit., p. 150. Nous soulignons. Voir aussi Jean Delumeau, « La naissance de la paresse », L’Histoire, n° 59, septembre 1983, p. 38-44. 142 Il reviendra au romantisme d’exhumer au XIXe siècle l’archaïque acédie, voir Yves Hersant, « L’acédie et ses enfants », Mélancolie, génie et folie en Occident, op. cit., p. 54. 143 Ibid., p. 58. 35 que Robert Burton se penchera en 1621, dans son Anatomie de la mélancolie. D’un autre, l’acédie s’est résolue en paresse, qui figure désormais, comme le confirme Theotée, dans le septénaire des vices capitaux. Pour autant, le fantôme de ce péché trop spirituel pour s’adapter à la vie des laïques erre parfois dans les écrits des moralistes du XVIIe siècle. Il est ainsi frappant de constater que Courtin, dans sa « Définition de la paresse144 » puis dans le tableau des « Effets intérieurs de la paresse145 », s’inspire très largement de la question 35 de la Somme théologique sur l’acédie. Il serait injuste d’y voir un décalque servile et à contretemps ; l’un des intérêts du Traité est de montrer par des portraits de fainéants concrets la justesse de cet examen liminaire et abstrait : parmi les rejetons de la « paresse », Courtin termine comme Thomas par celui qui consiste en une « certaine évaporation d’esprit, qui nous porte à mille choses vaines et illicites, et à tous ces divertissements extérieurs qui entretiennent le dégoût que nous avons pour les bonnes choses146 » ; or le Second Entretien, qui suit immédiatement, est précisément consacré aux « Effets extérieurs de la Paresse, vie et occupation paresseuses des gens du monde147 », qu’il illustre par de multiples portraits. On doit néanmoins reconnaître avec Kamal Farid que « l’influence thomiste se fait sentir davantage dans les grandes lignes que dans les détails de l’ouvrage148 ». En convoquant saint Thomas, l’auteur cherche aussi, il est vrai, à conférer à son ouvrage la caution d’une autorité théologique prestigieuse. Mais le fait que Courtin emprunte l’analyse thomiste de l’acédie rappelle surtout la parenté qu’ont toujours entretenue les deux notions. Néanmoins, ramenée à sa définition la plus simple de tristesse vicieuse pour le bien spirituel, l’acédie est indéniablement un péché archaïque et oublié au XVIIe siècle. Pascal, en la désignant implicitement dans la neuvième provinciale, atteste en filigrane son caractère obsolète, à une fin des plus satiriques. Après avoir montré, force citations à l’appui, que la vanité, l’ambition, l’avarice et l’envie sont, somme toute, des péchés véniels, le « bon Père » jésuite alarme son interlocuteur, en lui apprenant que la paresse, elle, constitue bien un péché mortel. Mais le propos se fait vite plus conciliant : Attendez, dit le Père, quand vous aurez vu la définition de ce vice qu’Escobar en donne, tr. II, exemple.2, n.81, peut-être en jugerez 144 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 21-22. Ibid., p. 22-26. 146 Ibid., p. 23. 147 Ibid., p. 27-201. 148 Kamal Farid, Antoine de Courtin (1622–1685), op. cit., p. 58. 145 36 vous autrement ; écoutez-la. La paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, comme serait de s’affliger de ce que les sacrements sont la source de la grâce ; et c’est un péché mortel.149 Sur quoi Montalte conclut justement : « je ne crois pas que personne se soit jamais avisé d’être paresseux en cette sorte150 ». Au moyen d’une commode « définition de nom151 », le jésuite identifie d’une manière tout à fait anachronique un vice qui menace tout homme à un péché tombé en désuétude depuis la fin du Moyen Âge. A l’évidence, le lecteur amusé perçoit qu’une pareille imposture ne réduit en rien, comme pour les vices qui la précèdent dans la neuvième provinciale, la gravité réelle de la paresse exposée, on le verra, dans les Pensées et l’Entretien avec Monsieur de Sacy. Cette perspective théologique n’est pas celle de La Bruyère et La Rochefoucauld. La paresse n’est pas seulement la fille séculière – mais toujours peccamineuse – de l’acédie : le mot « paresse » est attesté depuis le XIIe siècle, et la « chose » à laquelle il renvoie existe depuis toujours. Dans cette paresse aux connotations théologiques assoupies, les hommes ne voient souvent qu’un défaut sans conséquence. Les moralistes ne sont certes pas dupes de ces illusions, mais, en tant qu’observateurs attentifs, leur premier constat est celui de l’universalité de la paresse. De là à n’y voir qu’un défaut assez insignifiant, sans intérêt particulier, le pas est vite franchi. 149 Pascal, Les Provinciales, op. cit., Neuvième lettre, p. 162. Une note précise que le passage renvoie, avec des infidélités, à Escobar. 150 Ibid. 151 Pour reprendre une expression que Pascal emprunte lui-même aux géomètres, qui s’oppose à la « définition de chose », De l’esprit géométrique, Paris, GF-Flammarion, 1985, p. 74. 37 Chapitre II – Un défaut ordinaire Chez La Rochefoucauld et La Bruyère, les connotations théologiques de la paresse semblent en effet, comme de nos jours, évanouies. Alors le péché capital n’est plus qu’un simple défaut, et qui plus est, pourrait-on d’abord penser, l’un des plus véniels péchés laïques. La Bruyère provoquerait sans doute les foudres de l’abbé mis en scène par Courtin lorsqu’il écrit que Les hommes parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu’ils n’avouent d’eux-mêmes que de petits défauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l’on se plaint de son peu de mémoire, content d’ailleurs de son grand sens et de son bon jugement ; l’on reçoit le reproche de la distraction et de la rêverie, comme s’il nous accordait le bel esprit ; l’on dit de soi qu’on est maladroit […] fort consolé de la perte de ces petits talents par ceux de l’esprit […] ; l’on fait l’aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l’on est guéri de l’ambition […].152 Quoique le thème de la remarque, qui dénonce la ruse du « grand orgueil », caché et servi par la fausse modestie, est lié à celui de l’amour-propre, de souche augustinienne, force est de constater que la paresse, mise sur le même plan que d’autres « petits défauts » – le manque de mémoire, la distraction ou la maladresse – qui n’intéressent pas la théologie morale, ne perfore pas le tissu de la réflexion. Le « monstre » pourfendu par Courtin semble à première vue d’autant plus pardonnable que nul n’est épargné par ce défaut quelconque. « La chose du monde la mieux partagée » Sociologie des paresseux Si « La Rochefoucauld s’est fait l’anatomiste du cœur humain », il reste, rappelle Jean Lafond, « à décrire, à fixer, les divers types humains comme l’entomologiste fixe les insectes 152 La Bruyère, « De l’Homme », 67. Nous soulignons. 38 et les met en place dans une taxinomie153 ». Quels sont donc les types d’ « insectes » sociaux qui succombent à cette inclination naturelle qu’est la paresse ? Les Caractères, qui visent à « peindre les hommes en général154 », et non seulement ceux d’un temps et d’un lieu, permettent de dresser, chapitre après chapitre, la carte du « pays Paresse », pour révéler qu’il est presque peuplé par l’humanité tout entière. Dans la « morale classique », la constitution des femmes correspond à un tempérament froid et humide, qui pousse à la paresse155. Ainsi Les Caractères, en toute conformité sur ce point avec les représentations ambiantes de leur temps, mentionnent-ils d’abord la paresse féminine : Pourquoi s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? [...] Ne se sont-elles pas au contraire établies ellesmêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté […] ?156 Si le moraliste s’interroge sur la cause de l’ignorance des femmes, il ne met pas en revanche en doute la « paresse de leur esprit » : à l’instar du lieu commun de l’ignorance, la paresse féminine va de soi, et ne constitue aucunement le thème de la remarque. Elle ne se limite pas seulement à sa dimension « spirituelle », puisque l’auteur affirme un peu plus loin que « les femmes guérissent de leur paresse » en général « par la vanité ou par l’amour157 », remèdes peut-être pires que le mal, en tous cas pour le premier. La Rochefoucauld considère lui aussi la paresse du « beau sexe », sous sa déclinaison en « mollesse », comme hors de toute discussion, et ne l’affirme qu’en passant : « Les femmes, ayant naturellement plus de mollesse que les hommes, tombent plutôt dans ce relâchement [la familiarité]158 ». La sociologie des « coupables » se poursuit avec les bourgeois du chapitre « De la Ville » ; on constate dans la remarque les liens étroits que tisse la paresse, encore sous la forme de la mollesse, avec la volupté : 153 Jean Lafond, Préface, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XVII. La Bruyère, Préface, p. 694. 155 Cf. Michel Bouvier, La morale classique, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 74, 80, 84 pour les topoï de la paresse ainsi que de l’ignorance féminines, tout comme pour le topos de la responsabilité masculine de cette ignorance. 156 La Bruyère, « Des Femmes », 49. Nous soulignons. 157 Id., « Des Femmes », 71. Pour Chamfort, la vanité pourrait bien être un remède à la paresse pour l’homme en général : « C’est souvent le mobile de la vanité qui a engagé l’homme à montrer toute l’énergie de son âme », maxime 132, Maximes et pensées. Caractères et anecdotes, Paris, Gallimard, 1970. 158 La Rochefoucauld, ME 26. Nous soulignons. 154 39 Les empereurs n’ont jamais triomphé à Rome si mollement, si commodément, ni si sûrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le bourgeois sait à Paris se faire mener par toute la ville : quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres ! Ils ne savaient point encore se priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste aux choses utiles ; on ne les voyait point s’éclairer avec des bougies, et se chauffer à petit feu : la cire était pour l’autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d’un mauvais dîner pour monter dans leur carrosse ; ils se persuadaient que l’homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient.159 Alors que la vanité se présente comme un « remède » à la paresse des femmes, le rapprochement ironique du bourgeois avec le triomphe des empereurs à Rome suggère ici que sa paresse sensuelle n’est pas sans lien avec la poursuite du « vent ». L’expression « se faire mener par toute la ville » condense à la fois la mollesse d’un être proche de la réification et le pouvoir social qu’il déploie de la façon la plus ostentatoire. Ce « bourgeois » est à l’évidence un nanti. La paresse semble bien le défaut des « riches », alors que le travail est le lot des pauvres, comme le montre le diptyque160 qui clôt le chapitre « Des Biens de Fortune ». De Giton, qui par ailleurs « a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes », on apprend qu’ « il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ». Les trois derniers mots qui concluent son portrait délivrent de manière abrupte, comme de l’ensemble des traits juxtaposés par les segments textuels, la raison de ce repos continuel : « il est riche ». Il en va tout autrement de Phédon, aux « yeux creux », au « corps sec » et au « visage maigre » : lui « dort peu », « il court, il vole » pour rendre aux autres « de petits services » ; il se montre aussi « empressé » et « scrupuleux ». Cette activité fiévreuse s’explique et se condense aisément : « il est pauvre ». Fainéantise des uns et activité des autres entretiennent du reste un rapport de causalité. Une remarque célèbre du chapitre « De l’homme » rappelle que la seconde alimente la première. Le moraliste se penche sur le sort des paysans, ces « animaux farouches » « répandus par la campagne », « attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible », qui « épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre » 161. Si l’on peut concéder que les « autres hommes » ne sont pas toujours d’oisifs Giton, l’activité semble bien 159 La Bruyère, « De la Ville », 22. Id., « Des Biens de Fortune », 83. 161 Id., « De l’Homme », 128. 160 40 inversement proportionnelle à la richesse. La paresse ne toucherait-t-elle que les privilégiés pour les moralistes ? Il est, on le verra, permis d’en douter. Plus haut encore dans l’échelle sociale, la paresse des courtisans n’est plus à démontrer : La Bruyère se prend à rêver au temps où le courtisan « ne sera point paresseux et contemplatif 162». Le narrateur des Amusements sérieux et comiques, remarque aussi, « en voyageant dans le pays de la cour », que « l’oisiveté règne parmi ses habitants ». Il est vrai qu’il « ne parle que du peuple », c'est-à-dire des titulaires d’offices subalternes, « car les grands et ceux qui travaillent à le devenir ont des affaires de reste ; le manège de courtisan est un travail plus pénible qu’il ne paraît163 ». Chez ces derniers, l’ambition, comme la « vanité » ou « l’amour » chez les femmes, offrirait un remède efficace à la paresse. Pourtant, les Caractères n’épargnent aucunement les grands eux-mêmes : on apprend qu’ils « sont trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n’est pas164 ». Il n’est pas jusqu’aux monarques qui ne peuvent constituer des proies de choix, tel le roi d’Angleterre, Charles II, que La Rochefoucauld, confirmant les liens de la paresse et de la volupté, décrit comme « paresseux et plongé dans les plaisirs165 ». L’abdication de Christine de Suède restera à jamais énigmatique : « La reine de Suède, en paix dans ses Etats et avec ses voisins, aimée de ses sujets, respectée des étrangers, jeune et sans dévotion, a quitté volontairement son royaume, et s’est réduite à une vie privée ». Mais celle de Casimir V l’est déjà moins : « Le roi de Pologne, de la même maison que la reine de Suède, s’est démis aussi de la royauté, par la seule lassitude d’être roi166 ». L’épithète montre que la cause est bien mince ; la paresse n’est sans doute pas loin. Pour Courtin, le royaume entier est touché par le mal : chez les « peuples où le luxe et la délicatesse ne règnent pas comme ici, et où par conséquent la jeunesse [n’est] pas élevée dans cette mollesse et cette paralysie, qui est ordinaire parmi nous », les hommes ne sont pas obligés de faire tout « ou à contretemps, ou avec précipitation et grande peine d’esprit et de corps », parce qu’ils ont été actifs aux heures où il le fallait167. Les ecclésiastiques eux-mêmes se révèlent compromis par une paresse qu’ils condamnent pourtant comme un péché capital, et dont ils devraient être entièrement exempts. La Bruyère, indigné, s’interroge : 162 Id., « De la Mode », 23, p.909 Dufresny, « Amusement second », Amusements sérieux et comiques, texte établi, présenté et annoté par Jacques Chupeau, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 1001. 164 La Bruyère, « Des Esprits Forts », 16. 165 La Rochefoucauld, « Des évènements de ce siècle », p. 223. 166 Ibid., p. 222. Nous soulignons. 167 Courtin, op. cit, vol. 1, p. 99. Nous soulignons. 163 41 Qui peut concevoir […] que certains abbés, à qui il ne manque rien de l’ajustement, de la mollesse et de la vanité des sexes et des conditions […], qu’eux-mêmes soient originairement et dans l’étymologie les pères, et les chefs des saints moines et d’humbles solitaires, et qu’ils en devraient être l’exemple ?168 La critique s’élargit dans le Second Entretien du Traité de la Paresse à tous les « Gens d’Eglise occupés à autre chose qu’à leur profession ». Il est significatif que le catalogue des fainéants dressé par le Second Entretien culmine sur cette dernière condition : la paresse de ces serviteurs de Dieu est impensable « après les engagements où ils sont entrés169 ». Mais ce qui s’apparente de plus en plus à la loi de la paresse universelle ne semble pas souffrir d’exception. Zeroandre demande à l’abbé Theotée, non sans l’insolence du sous-entendu à son égard : « Où mettez-vous, je vous prie, la plupart des gens d’Eglise, et de Cloître, qui se mêlent toute leur vie des affaires du monde ?170 ». Certes, Theotée donne un argument de poids pour justifier ses propres « allées et venues171 » dans le monde en général, et chez Philargie en particulier : c’est la charité qui le conduit, de même qu’elle « fait sortir les plus Solitaires du fond des Déserts, et des Cloîtres172 ». L’abbé reconnaît néanmoins que « des gens d’Eglise » peuvent mêler « quelque autre motif » – comprenons la paresse – à cette vertu théologale, « qui en corrompe la pureté »173. Parmi ces « exceptions », plus nombreuses que ne l’affirme le personnage, les Caractères décrivent avec ironie la vie des chanoines, qui s’affrontent dans un méprisable concours de sommeil. L’ironie du moraliste quant à cette « émulation » ne fait que ressortir le scandale, qui réside d’abord dans la trahison du ministère divin, mais culmine avec la pointe finale : Enfin c’est entre eux tous à qui ne louera point Dieu, à qui fera voir par un long usage qu’il n’est point obligé de le faire : l’émulation de ne se point rendre aux offices divins ne saurait être plus vive ni plus ardente. Les cloches sonnent dans une nuit tranquille ; et leur mélodie, qui réveille les chantres et les enfants de chœur, endort les chanoines, les plonge dans un sommeil doux et facile, et qui ne leur 168 La Bruyère, « De Quelques Usages », 16. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 198. 170 Ibid., p. 197. Nous soulignons. 171 Ibid., p. 200. 172 Ibid. 173 Ibid. 169 42 procure que de beaux songes ; ils se lèvent tard, et vont à l’église se faire payer d’avoir dormi.174 L’universelle paresse L’esprit reste insatisfait devant ce panorama des paresseux, pourtant éloquent en ce qu’il porte à conclure qu’un défaut aussi bas touche toutes les parties de la société, les deux sexes, et de nombreuses conditions. Comment prouver, autrement que par une induction toujours théoriquement discutable, que nul, pas même les pauvres contraints à un dur labeur, n’échappe à la paresse ? A partir du chapitre XI, « De l’Homme », la « sociologie » de la paresse cesse pour laisser place au constat d’une paresse inscrite dans la nature humaine, révélée d’abord par un miroir de concentration : Les enfants sont […] paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés […] : ils sont déjà des hommes.175 Plus avant dans le chapitre, l’auteur en vient à formuler, d’une manière cette fois entièrement explicite, une loi universelle : La mollesse et la volupté naissent avec l’homme, et ne finissent qu’avec lui ; ni les heureux ni les tristes évènements ne l’en peuvent séparer ; c’est pour lui ou le fruit de la bonne fortune, ou un dédommagement de la mauvaise.176 Si l’on cherche la paresse seule et en toutes lettres, Courtin, dans l’Avertissement du Traité de la Paresse déclare dramatiquement que le vice ravage toute la terre. Il n’y a guère de personnes qui ne trouvent de la Paresse en elles, les unes plus, les autres moins, si elles veulent s’examiner un peu sérieusement.177 La Rochefoucauld, surtout, dans la mesure où il n’est pas « peintre » à la manière de La Bruyère mais « philosophe178 » ou anatomiste du cœur humain, confirme dans les 174 La Bruyère, « De Quelques Usages », 26. Id., « De l’Homme », 50. 176 Id., « De l’Homme », 110. 177 Courtin, op. cit., Avertissement. 178 Cf. Jean Lafond, Préface, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XVII : « selon le mot de Vauvenargues, La Rochefoucauld est philosophe, La Bruyère est peintre ». 175 43 maximes qu’il consacre au sujet que la paresse « agit » sur nous tous. Certes, une maxime se penche sur l’attitude des « paresseux »179, ce qui pourrait suggérer que tous les hommes ne le sont pas. Mais toutes les autres maximes relatives au le sujet emploient au sein d’une même phrase le substantif « paresse » et le pronom de la première personne du pluriel180, ou le sousentendent181. Si l’on arguait que ce « nous » des Maximes renvoie seulement à la haute société du XVIIe siècle à laquelle appartenait l’auteur, et fort peu à de malheureux paysans contraints de travailler toute leur vie, il convient de rappeler que les grands, dans l’esprit de La Rochefoucauld, ont la fonction de révélateurs. La « démolition du héros », à supposer qu’elle concentre l’attention du moraliste, entraîne quoi qu’il en soit, avec elle, celle des hommes en général. Faire d’un « héros » un paresseux revient, par une sorte de raisonnement implicite a fortiori, à considérer l’humanité entière comme paresseuse. Dès lors, s’amenuise la distinction précédente entre un Giton et un Phédon, le riche et le pauvre. La pauvreté contraint bien à faire taire la paresse pour survivre, mais cette tendance n’est jamais éradiquée, elle menace toujours, et l’emporte, insidieusement. Nous sommes tous paresseux. Quel que soit le plaisir narcissique que le moraliste puisse tirer de la révélation de l’universalité insoupçonnée de la paresse, il s’inclut nécessairement lui-même au nombre des victimes de cette dernière. Jacques Truchet, remarquant l’importance du pronom nous dans les énoncés du livre, écrit à bon droit que « c’est le [La Rochefoucauld] mésestimer gravement que de voir en ses Maximes un perpétuel règlement de comptes à l’égard d’autrui, comme s’il avait la sottise de se mettre à part du reste des hommes182 ». L’acuité du regard du moraliste sur la paresse, sa fascination décelable dans la 53e des maximes supprimées, pourraient-elle s’expliquer par le fait qu’elle ne lui est guère étrangère ? Certes, la critique littéraire a depuis longtemps mis au jour les limites de telles investigations biographiques ; et il y aurait bien de l’irrévérence à accuser de paresse un duc et pair de France. L’entreprise pourrait même sembler fort injuste si l’on considère que la sentence ne se conçoit pas sans le travail du style, et que La Rochefoucauld est celui qui, du 179 La Rochefoucauld, MS 64 : « Il n’y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux lorsqu’ils ont satisfait à leur paresse, afin de paraître diligents » (nous soulignons). 180 Cf. La Rochefoucauld, maxime 169 : « la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir » ; maxime 53 : « elle [la paresse] se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments » ; maxime 398 : « De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d’accord, c’est de la paresse » ; maxime 482 : « L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable ; cette habitude met toujours des bornes à nos connaissances » ; maxime 487 : « Nous avons plus de paresse dans l’esprit que dans le corps » (nous soulignons). 181 Comme dans la maxime 266 : « elle [la paresse] usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie » : on entend évidemment « de notre vie ». 182 Cité par Jean Lafond, Préface, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXII. Nous soulignons. 44 groupe qu’il formait avec Madame de Sablé et Jacques Esprit, a déployé le plus grand zèle dans la production des maximes, et les a récrites avec le plus d’assiduité, certaines ayant été, si l’on en croit Segrais, remises jusqu’à trente fois sur le métier183. Les multiples remaniements de l’auteur n’ont cessé qu’avec sa mort, en 1678. En dépit de toutes ces réserves, La Rochefoucauld ne laisse pas d’être suspect. Dans une lettre que lui écrit Madame de Sablé au début de l’année 1661, la marquise commence une phrase, « si j’avais le pouvoir de vous enfermer pour vous faire travailler à donner la vraie lumière aux hommes184 », pour se repentir ensuite et barrer le passage. Non, sans doute, qu’elle le désapprouve, estime Jean Lafond, « mais plus vraisemblablement pour une formulation jugée excessive et mal adaptée à la position sociale, au devoir d’état, d’un duc et pair185 », et qui, selon le mot de Gérard Ferreyrolles, « laissait entendre que la discontinuité des maximes encourageait un peu trop la discontinuité des efforts fournis par leur principal auteur186 ». L’intéressé a pourtant eu vent du défaut qu’on lui impute – que la marquise le lui reproche ouvertement montre d’ailleurs qu’elle ne considère pas la paresse comme un défaut trop sérieux – sans le reconnaître : « Vous ne vous plaindrez plus, après avoir lu cette lettre, de ma paresse ni de mon peu de curiosité187 » écrit-il à Madame de Sablé. A défaut d’un aveu de l’intéressé, Gérard Ferreyrolles a l’idée d’éclairer l’attitude du duc à la lumière de ses propres Maximes. La maxime supprimée 64 révèle ainsi qu’ « Il n’y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux lorsqu’ils ont satisfait à leur paresse, afin de paraître diligents », et la maxime supprimée 5 que « Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu’on trouve à redire en lui ». Or il s’avère que La Rochefoucauld ne se prive pas de reprocher ce petit défaut à ses correspondants, et les presse de lui répondre : « Mandez-moi quelquefois ce que vous saurez, et que la paresse ne vous reprenne pas si tôt188 » ; ou « Forcez un peu votre paresse, Madame la Comtesse, je vous supplie, et donnez-moi de vos nouvelles189 ». Dans un registre bien plus malveillant, la paresse est le principal défaut que La Rochefoucauld trouve à redire au cardinal de Retz dans le portrait qu’il en dresse, qu’elle apparaisse en toutes lettres190 ou qu’elle se décline en « oisiveté » et « nonchalance »191, ou en « inapplication192 ». Le 183 Cf. Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 177. Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, éd. Laurence Plazenet, op. cit., p. 618. 185 Cité par Laurence Plazenet, ibid. 186 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 177 187 Lettre du 21 juin 1662, éd. Laurence Plazenet, p. 625. 188 Au comte de Guitaut, un 24 septembre. Cité par Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 177. 189 A la comtesse de Clermont, le 24 septembre 1669. Cité par Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 177. 190 « La paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée », Portrait du cardinal de Retz, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 226. 191 « Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies », ibid. 184 45 cardinal, en retour, ne se privera pas de redire du duc ce que le duc trouve à redire en lui : « il [La Rochefoucauld] n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi, car il avait des qualités qui eussent supplée , en tout autre, celles qu’il n’avait pas » ; « il a toujours eu une irrésolution habituelle, mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution193 » ; ce mystère qui plane autour du personnage de La Rochefoucauld, et qui concourt au prix esthétique du portrait, peut néanmoins trouver, hors de la littérature, sa dissipation prosaïque. Madame de Sablé en effet, dans une lettre de 1663, tranche une fois pour toutes la question : « L’auteur a trouvé dans son humeur la maxime de la paresse. Car jamais il n’y en a eu une si grande que la sienne194 ». Par là, l’auteur confirme, à son corps défendant, qu’il n’incarne pas une exception à la loi de la paresse universelle. La « révélation » de la paresse de La Rochefoucauld ne relève pas d’une entreprise de réduction carnavalesque ni même de l’anecdote amusante : elle prouve que la lucidité du moraliste ne lui permet aucunement d’échapper à la paresse ordinaire de l’humanité. L’optimisme affiché par Courtin dans l’Avertissement du Traité, où on lit que, de la connaissance à la guérison, la conséquence est presque bonne, semble naïf. Un défaut polymorphe Du sommeil à la précipitation Si la paresse est un défaut universel, elle doit être omniprésente et observable à souhait. Or, et le Traité de la Paresse le montre, le monde est plus encore occupé que strictement inactif. Comment alors voir dans la paresse ce vice qui « ravage toute la terre195 » ? En ce que que les « Effets extérieurs de la Paresse196 » sont divers, et parfois paradoxaux, comme Courtin le révèle avec finesse. Le « degré zéro » de la fainéantise consiste, évidemment, dans le « Dormir paresseux197 », que l’auteur place en toute logique au 192 « il est incapable d’envie ni d’avarice, soit par vertu ou par inapplication », ibid. Portrait du duc de La Rochefoucauld par le cardinal de Retz, Œuvres complètes de La Rochefoucauld, op. cit., p. 7. 194 Lettre de Mme de Sablé en réponse à Mme de Schomberg, éd. Laurence Plazenet, p. 637. 195 Courtin, op. cit., Avertissement. 196 Ibid., vol. 1, p. 27. 197 Ibid., p. 29-64. 193 46 commencement du Second Entretien de son Traité. Telle est l’image d’Épinal de la paresse : on lit dans l’édition de 1673 qu’ on ne peut pas faire une peinture de la Paresse plus juste ni plus ressemblante, qu’en représentant un homme ou une femme qui passe la vie dans une oisiveté continuelle, sans aucun soin, que de boire, manger, et dormir.198 L’édition de 1677 procède néanmoins à une modification significative de ce dernier passage : la réprobation s’accentue, mais l’idée que le sommeil est la manifestation par excellence de la paresse disparaît. En effet, Theotée pose désormais la question rhétorique suivante : Peut-on faire un portrait qui tourne plus à la honte de la nature, qu’en représentant un homme ou une femme qui passent leur vie dans une oisiveté continuelle, sans aucun soin, que de boire, manger, et dormir ?199 L’intérêt du Traité de la Paresse est en effet de révéler, et d’illustrer par de multiples portraits, que la paresse n’est pas réductible, comme le pense le sens commun, au simple fait de ne rien faire. L’aveu de Zeroandre peut apparaître comme la mise en abyme de cette découverte par les lecteurs réels de l’ouvrage : Je savais bien que la Paresse était un des sept péchés mortels ; mais je m’imaginais que c’était seulement, ou de se tenir comme vous avez dit, trop longtemps au lit, ou de garder la chambre sans rien faire.200 Cette définition restreinte et simpliste conduirait à omettre bien des pages du vaste catalogue des paresseux. Car Antoine de Courtin débusque en effet la paresse derrière les apparences de l’activité la plus outrancière. Theotée ne peut qu’accoiser ses interlocuteurs, et les lecteurs, lorsqu’il affirme je pourrais même ajouter ce paradoxe véritable, que la Paresse toute oisive et toute morte qu’elle est, cause presque toutes les peines et les fatigues que l’on prend dans la vie.201 Mais il n’a pas la malice de différer l’explication : en effet, 198 Courtin, édition de 1673, p. 57. Nous soulignons. Ibid., édition de 1677, vol. 1, p. 103. Nous soulignons. 200 Ibid. Nous soulignons. 201 Ibid, vol. 1, p. 72. 199 47 D’où vient […] qu’ils [les hommes] disent à toute heure : J’ai hâte ; laissez-moi aller, mon Dieu je n’aurai jamais achevé, quelle heure est-il ? On m’attendra, le coche sera parti, etc.202 Le Traité de la Paresse profite, on le voit, des qualités d’observation de l’auteur, qui utilise en pédagogue habile son expérience du monde pour agrémenter son ouvrage d’expressions empruntées à la vie quotidienne203. Theotée invite donc à « remonter jusqu’à la cause » de cette « précipitation » : elle « ne vient pour l’ordinaire que de Paresse »204, tout simplement parce que la plupart de ceux que vous voyez venir […] haletants, inquiets, suants, et hors d’eux-mêmes, sont des paresseux, qui avant que de faire ce qu’ils devaient, ont consulté leurs aises et leurs commodités, ont eu peine à se déterminer et à se vaincre : et qui enfin n’ayant rien fait à temps, sont obligés de faire tout, ou à contretemps, ou avec précipitation et grande peine d’esprit et de corps.205 Ainsi, d’où vient que le cardinal de Retz, alors que « sa pente naturelle est l’oisiveté », au dire de La Rochefoucauld, « travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent206 » ? Theotée conseillerait de substituer un « donc » au « néanmoins ». Le plaisir de se donner de la peine Mais le paresseux ne s’agite pas seulement lorsqu’il se presse d’accomplir les tâches qu’il a trop longtemps différées. Le Second Entretien du Traité recense toutes les « vies et occupations paresseuses des gens du monde »207, et ces occupations ont en général peu à voir avec le repos. Les « Gens qui passent leur vie à apprendre, et à débiter des nouvelles » jusqu’à en perdre « le boire et le manger », et qui « vont de porte en porte »208 méritent pourtant pleinement, en dépit de toutes les peines qu’ils s’infligent, le titre de paresseux : ainsi sommes-nous incités à relire, à travers le prisme de la paresse, quelques caractères de 202 Ibid. Antoine de Courtin a rempli d’importantes fonctions diplomatiques entre la Suède et la France ; il fréquentait le beau monde de son temps. Plus encore que de ses nombreuses lectures, le Traité de la Paresse, comme ses autres ouvrages, se ressent de ses multiples rencontres. Cf. Kamal Farid, Antoine de Courtin, op. cit. 204 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 73. 205 Ibid., vol. 1, p. 99. 206 La Rochefoucauld, Portrait du cardinal de Retz, p. 226, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit. Nous soulignons. 207 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 27-202. 208 Ibid., p. 123. 203 48 nouvellistes chez La Bruyère, dans lesquels le défaut ne figure pas explicitement, mais constitue peut-être une clé d’intelligibilité209. Les « Curieux qui passent leur vie à troquer » – Theotée ne désigne pas par là des marchands de profession, mais « des gens de qualité qui donnant dans les vaines curiosités et les bijoux, sont tous pleins de tableaux, de coquilles, d’Antiquailles » – « changent, troquent, vendent sans cesse et sans fin »210 dans un agitation fiévreuse bien rendue par l’asyndète, tandis que les « Gens qui passent leur vie sur les livres, ou à en faire » « sont si acharnés à la lecture, qu’ils en quittent toutes leurs affaires », et, « pour trouver quelque belle pensée », « se mordent les ongles et mangent le bout de leur gants »211. Ces « inutiles » se donnent pourtant « beaucoup de peine », car « rien ne coûte tant que l’étude, rien ne donne tant de peine que de faire des livres »212. Ces paresseux laborieux sont sans doute conduits, dans l’étude même, à forcer encore davantage leur inclination première, faute d’un accès immédiat aux textes plutôt qu’à leurs succédanés verbeux. Ainsi La Bruyère de révéler les peines paradoxales auxquelles conduit la paresse intellectuelle. Le moraliste exhorte ses lecteurs à « [avoir] les choses de la première main », et à s’appuyer sur leurs lumières plutôt que sur une glose superfétatoire : achevez ainsi de vous convaincre par cette méthode d’étudier, que c’est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu’à enrichir les bibliothèques, à faire périr le texte sous le poids des commentaires ; et qu’elle a en cela agi contre soi-même et contre ses plus chers intérêts, en multipliant les lectures, les recherches et le travail, qu’elle cherchait à éviter.213 Courtin ne se contente pas de dresser le portrait de paresseux qui se torturent, tout autant qu’ils s’amusent, dans leurs « occupations paresseuses » ; il explique clairement pourquoi tous ces « gens » ne sont que des paresseux. 209 Cf. par exemple « Du Souverain ou de la République », 11. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 137. 211 Ibid., p. 138. Nous soulignons. 212 Ibid. Remarquons néanmoins que Courtin fait l’éloge vibrant des grands esprits qui éclairent l’humanité par leurs ouvrages, et ne réserve sa condamnation qu’à d’oisifs médiocres qui n’écrivent « que pour la vanité d’être Auteurs », cf. p. 139-142. 213 La Bruyère, « De Quelques Usages », 72. 210 49 Actions et occupations En effet, aux yeux d’une morale de l’intention, le critère ne réside pas dans les actes apparents, aussi pénibles qu’ils soient, mais dans la fin subjective qui les a commandés. Theotée l’explique avec une pédagogie admirable, en s’appuyant sur le mauvais exemple de Philargie pour en venir à la généralisation : comme Madame [Philargie] accepta le divertissement où Madame la Marquise l’engagea, la Paresse qui a du dégoût pour les bonnes actions, sous prétexte qu’elles ont en apparence quelque chose de fâcheux et de mauvais, et qui se fait un plaisir de celles qui ont quelque bonne apparence, mais qui en effet sont mauvaises, a été cause que tout ce qu’a fait Madame par ce motif n’a été que des actes de paresse, quelque peine qu’elle y ait pu avoir : quand même par exemple, étant au cours, elle aurait été étouffée de poussière, où qu’à son retour son carrosse venant à rompre, elle serait revenue à pied en son logis avec grande peine : toute cette fatigue, cette sueur, cette agitation, cette action toute pénible qu’elle aurait été, n’étant qu’une suite de sa Paresse, et qui par conséquent n’est d’aucun mérite. […] l’action d’une paresseuse n’est d’aucun mérite ; et la raison est que la fin de toutes ces actions n’est que le plaisir que lui suggère la Paresse, et que l’intention avec laquelle elle les fait, n’est que pour se garantir par paresse des petites peines qui se rencontrent dans l’action que la charité demande d’elle.214 Faire autre chose que son devoir, même si cette activité implique de la peine, équivaut pour Courtin à ne rien faire, et à mal faire215. La Cigale de La Fontaine n’a pas rien fait, loin de là, durant le « temps chaud » ; comme elle s’en explique à la Fourmi, « Nuit et jour à tout venant / Je chantais, ne vous déplaise216 ». Elle n’en a pas moins été paresseuse. Il importe alors de distinguer dans le lexique même les actions entreprises paresse par des actions dictées par le devoir et la charité. Theotée formule une proposition : 214 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 70-72. Cf. ibid., p. 122 : « de faire toute autre chose que ce que l’on [est] obligé de faire, c’[est] ne rien faire du tout, et mener une vie paresseuse, une vie morte et criminelle ». 216 La Fontaine, I, 1, Fables, présentation par Alain-Marie Bassy, Paris, 1995, Flammarion, v. 19-20. Nous soulignons. 215 50 Les actions inutiles de la Paresse […] toutes fatigantes qu’elles sont, ne sont point des actions, mais des occupations […] qui entretiennent l’oisiveté ou le vice dans la vie jusqu’à la mort.217 Dufresny, dans ses Amusements sérieux et comiques, paraît souscrire au critère défendu par Courtin, tout en opérant un déplacement terminologique qui réhabilite les « occupations ». Il juge dans sa préface, avec autant de « sérieux » que de « comique » – l’humour n’est-il pas la « politesse du désespoir » – que Tout est amusement218 dans la vie. La vertu seule mérite d’être appelée occupation. S’il n’y a que ceux qui la pratiquent qui se puissent dire véritablement occupés, qu’il y a de gens oisifs dans le monde !219 « Occupations », « amusements » comment ne pas penser à un troisième terme, celui du divertissement ? Theotée à la fin du Premier Entretien déclare du reste, pour introduire le Second, que la paresse cause « la dissipation et une certaine évaporation d’esprit, qui nous porte à mille choses vaines et illicites, et à tous ces divertissements extérieurs qui entretiennent le dégoût que nous avons pour les bonnes choses220 ». La galerie des fainéants que donne à contempler le Second Entretien est une galerie d’êtres qui, sauf quand ils dorment, se divertissent : Les « Gens qui passent leur vie à jouer », les « Gens qui passent leur vie à faire des visites », les « Gens qui passent leur vie à inventer des habits, des modes et des emmeublements », et bien d’autres encore, qui pour la plupart se donnent de la peine, versent bien dans le divertissement pascalien avec lequel la paresse semble, pour Courtin, entretenir des liens étroits. L’auteur cite explicitement La Rochefoucauld ; il y a fort à parier, même s’il ne tire pas les conclusions métaphysiques dégagées par Pascal – en n’examinant pas la raison profonde de cette agitation –, qu’il ait aussi eu vent des Pensées. Le divertissement est pour Pascal le lot de l’humanité entière ; ainsi la paresse, qui pour Courtin épouse essentiellement cette forme, est-elle bien un défaut on ne peut plus ordinaire. On remarque qu’il ne faut plus y voir pour autant un défaut sans conséquence. 217 Courtin, op. cit., édition de 1673, p. 60. Par ce terme qui inscrit le titre de son ouvrage au sein du texte, les Amusements ne viennent guère infirmer le constat que « Tout est amusement dans la vie. » 219 Dufresny, Premier Amusement, Amusements sérieux et comiques, op. cit., p. 998. Nous soulignons. 220 Courtin, op. cit., édition de 1677, vol. 1, p. 23. Nous soulignons. 218 51 Un défaut ridicule Si l’analyse révèle ici sa difficulté à ne pas promptement mettre au jour la gravité de ce soi-disant « petit défaut », il reste que les moralistes, y compris Courtin qui dévoile les enjeux terribles de la paresse, font droit à son aspect ridicule – les deux dimensions n’étant du reste aucunement incompatibles. Le spectacle ces paresseux que leur paresse conduit à la torture est indéniablement comique. Mais le Traité de la Paresse n’a pas besoin de donner dans le paradoxe pour offrir de cocasses anecdotes, qu’Antoine de Courtin n’hésite pas à relater – puisqu’il faut bien plaire pour instruire – par l’entremise de ses personnages. Zeroandre raconte qu’il arriva il y a quelques années, qu’un jeune Seigneur de la première qualité, étant à la promenade, surpris par la pluie, se tourna vers son Gouverneur, et lui dit comme en pleurant : il me pleut dans la bouche : l’autre lui répondit, fermez-la Monsieur.221 Angélique rapporte quant à elle l’anecdote lamentable d’une Dame visitée par une Duchesse : « Elle appelle incontinent sa Demoiselle : Pigremont, venez me faire mes deux mentons, s’écriant avec un abattement de cœur extrême : Que cette Dame est tuante avec ses visites ! il faudra que je me tienne droite222 ». Qu’ils soient contraints de forcer leur paresse ou qu’ils lui laissent libre cours, les paresseux sont toujours ridicules. De là à croire qu’on les « châtie » suffisamment « en riant », et que le défaut n’a tout de même pas la gravité de l’hypocrisie de Tartuffe ni celle de l’avarice d’Harpagon, le pas est si vite franchi. Quant à La Bruyère, il déploie tout son talent comique dans le caractère d’Irène – l’incarnation de la paresse, bien que le terme soit absent : Irène se transporte à grands frais en Epidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D’abord elle se plaint qu’elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que celui lui arrive par la longueur du chemin qu’elle vient de faire ; elle dit qu’elle est le soir sans appétit ; l’oracle lui ordonne de dîner peu ; elle ajoute qu’elle est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit ; elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l’oracle répond qu’elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher ; elle 221 222 Ibid, p. 208-209. Ibid., p. 211. 52 lui déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle lui dit de boire de l’eau ; qu’elle a des indigestions, et il ajoute qu’elle fasse diète. « Ma vue s’affaiblit, dit Irène. – Prenez des lunettes, dit Esculape. – Je m’affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j’ai été. – C’est, dit le dieu, que vous vieillissez. – Mais quel moyen de guérir de cette langueur ? – Le plus court, Irène, c’est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. – Fils d’Apollon, s’écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m’apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ? – Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ?223 Le comique du caractère roule d’abord sur le mécanisme incessant des questions ineptes de la « malade imaginaire » – notons que l’hypocondrie s’inscrit dans la caractérologie mélancolique – et des réponses triviales du dieu de la Guérison, d’abord transposées au style indirect puis formulées sans transition aucune au discours direct, qui confère au dispositif un surcroît de nervosité et fait ressortir l’anachronisme des « lunettes ». Le jeu finit du reste par lasser Esculape lui-même, qui y met fin lorsqu’il préconise à Irène de mourir. Si la paresse d’Irène – qui dort le jour, n’emploie pas ses jambes pour marcher – se manifeste avec le plus d’évidence au niveau physique, elle transparaît partout dans sa dimension intellectuelle. La peine de penser, seule « maladie » dont elle est victime, la conduit à entreprendre un voyage qui l’épuise. Tuée par sa paresse, Irène ne peut que susciter le rire. Un simple instrument de démystification Le soupçon par la paresse Alors la paresse peut opportunément se présenter comme ce défaut bas à même de mettre en cause l’authenticité des qualités élevées de l’âme. « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » déclare la célèbre épigraphe des Maximes à fonction programmatique. La paresse s’inscrit dans le projet larochefoucaldien en ce qu’elle constitue, 223 La Bruyère, « De l’Homme », 35. 53 d’abord, et peut-être avant tout, l’une de ces passions peu glorieuses au moyen desquelles dissoudre les prétendues vertus. Comme l’écrit Gérard Ferreyrolles, faisant allusion au frontispice de la première édition des Maximes224, « sous le masque du philosophe que soulève l’Amour de la Vérité, on ne trouve pas qu’un visage grimaçant, on peut aussi trouver un visage ensommeillé225 ». Ainsi, sur les douze maximes qui mentionnent « la paresse », la moitié ne la convoque qu’en tant qu’instrument de démystification des falsae virtutes qui sont leur cible226. Il n’est pas étonnant que le moraliste recoure essentiellement à la paresse pour démolir les prétendues « vertus paisibles », puisque le vice semble, à première vue, sans rapport avec ce que la maxime 398 invite à nommer les « vertus actives227 ». Au sein de ces « vertus » paisibles, la clémence est d’abord prise d’assaut dans la maxime 16 : « Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble »228. Si l’on soustrait à « toujours » le « tantôt », le « quelquefois » et le « presque toujours », reste-t-il une fréquence, même infime, pour une clémence digne de ce nom ? La modération fait quant à elle l’objet d’une dissolution sans appel dans la maxime 293 : « La modération ne peut avoir le mérite de combattre l’ambition et de la soumettre : elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur. » Avec la modération disparaît la croyance en l’authenticité de « la réconciliation avec nos ennemis », qui « n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais évènement » (maxime 82). La valeur morale de la constance pose question, puisqu’elle « agit » sur l’esprit de concert avec la paresse, comme le révèle la maxime 482 : « L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable ». Il n’est pas jusqu’à la bonté même qui ne soit menacée par la maxime 237 : « Nul ne mérite d’être loué de bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant : toute autre bonté n’est le plus souvent qu’une paresse ou une impuissance de la volonté ». Enfin, un coup rude est porté à l’encontre de la pureté de l’intention quant à l’observation des devoirs en général : « Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur » (maxime 169). Alors que la société accorde à « notre vertu » des hommages indus, la maxime, elle, met à l’honneur le défaut qui les mérite en réalité : la 224 Cf. éd. Laurence Plazenet, p. 124. Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 184. 226 Il s’agit des maximes 16, 169, 237, 267, 293, et 482. Qu’elles ne focalisent pas leur attention sur la paresse ne signifie néanmoins pas qu’elles n’apprennent rien sur elle. 227 Cf. maxime 398 : « nous nous persuadons qu’elle [la paresse] tient à toutes les vertus paisibles et que, sans détruire entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions » (nous soulignons). 228 Ici comme dans toute la page, c’est nous qui soulignons. 225 54 paresse, en position de sujet « agissant », fait avec la timidité l’objet d’une personnification fine, tandis que le « nous », agi, et comme réifié, ne figure plus qu’en malheureux complément d’objet. D’autre part, au chapitre des « vertus actives », a priori irréductibles à la paresse par leur nature même, la « valeur » ne laisse pas d’être passible d’une résolution en paresse : « L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes229 ». Les liens étroits qu’entretient la paresse – par l’entremise de la « mollesse » – avec la commodité et l’agrément ont déjà été aperçus. Il n’est ainsi pas interdit de croire en l’existence d’une paresse plus sophistiquée que la fainéantise ordinaire, paresse appuyée sur la raison et qui, à la suite d’un savant calcul des peines et des plaisirs, estime qu’elle ne sera que davantage satisfaite après avoir consenti à un effort provisoire. Entre autres motivations, la valeur résulterait-elle, paradoxalement, d’une ruse de la paresse230 ? La résistance des vertus Eu égard aux vertus paisibles ébranlées par le « petit défaut » – mais le propos peut aussi s’étendre à la valeur –, Gérard Ferreyrolles souligne néanmoins que « la démystification par la paresse ne sert pas un dessein nihiliste : elle est un moyen parmi d’autres, pour l’auteur des Maximes, de jeter le soupçon sur les vertus qui ne sont que vertus humaines231. » Tel qu’il le confie dans une lettre au père Thomas Esprit, l’auteur des Maximes a eu seulement pour dessein « de prouver que la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements » et que, d’une manière générale, l’homme, tout persuadé qu’il est de son mérite, n’a en soi que des apparences trompeuses de vertu dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s’en mêle point.232 La clémence démystifiée par le moraliste est celle d’un « Auguste pour Cinna », dans laquelle 229 Maxime 213. Nous soulignons. Rousseau autoriserait cette hypothèse, qui écrit : « c'est pour parvenir au repos que chacun travaille : c'est encore la paresse qui nous rend laborieux », Essai sur l’origine des langues, édition d’Angèle Kremer-Marietti, L’Harmattan, 2009, p. 43. 231 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 185. 232 Lettre du 6 février 1664, éd. Laurence Plazenet, p. 646. Nous soulignons. 230 55 il y eut un désir d’éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang et une crainte des évènements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l’anatomie de tous les replis du cœur.233 Les vertus paisibles, appuyées par la grâce, ne sauraient se dissoudre en paresse ; cette dernière serait-elle seulement inhérente à la condition de l’homme déchu ? Du reste, si la maxime 16 congédie « Cette clémence dont on fait une vertu », le déictique suggère qu’elle laisse intacte la clémence. La maxime 237 ne nie pas la possibilité d’une bonté authentique : la première « bonté » mentionnée est en effet différente de la seconde, cette « toute autre bonté » qui « n’est le plus souvent qu’une paresse ou une impuissance de la volonté ». En outre, la Réflexion XIV offre un exemple d’exercice de vertus paisibles dignes de ce nom : on y voit, sans déceler la moindre trace d’ironie à l’égard d’un tel personnage, Monsieur le Prince passé du commandement des armées à une vie privée où il exerce des « vertus paisibles soutenu de sa propre gloire234 ». La Rochefoucauld n’invite donc pas à « désespérer » de l’existence des vertus véritables. Du reste, il ne condamne pas véritablement les fausses vertus, mais les anatomise – certes avec, parfois, une pointe de mépris –, se contentant de scruter leurs mobiles. Dans un univers où la grâce fait le plus souvent défaut, ces « vertus » sont nécessaires. Or si la paresse démystifie les « vertus » paisibles, elle est aussi une des causes de leur « composition »235. Apparemment insignifiant, ce « petit défaut » n’est-il pas utile ? Et, au vu de ses bienfaits, ne pourrait-il pas même, sous certaines conditions, se révéler une qualité? 233 Ibid. Nous soulignons. La Rochefoucauld, Réflexion XIV, op. cit., p. 213. 235 Cf. id., maxime 182 : « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes ». 234 56 Chapitre III – Essai d’éloge paradoxal La deuxième moitié du XVIIe siècle, qui voit écrire Pascal, La Rochefoucauld, Courtin puis La Bruyère, correspond également à l’époque où la veine de l’éloge à contretemps brille de ses derniers feux, comme le rappelle Patrick Dandrey dans L’Eloge paradoxal, de Gorgias à Molière. Il serait aisé de convoquer quelques éloges paradoxaux de la paresse ; en plus de ceux auxquels renvoie l’auteur, il existe un charmant Temple de la Paresse, attribué à Pellisson236 et publié en 1665. La forme du prosimètre, sa brièveté, se révèlent fort appropriées au sujet : « comme la Paresse ne conseilla jamais de faire les choses qu’avec négligence et facilité, je passerai des Vers à la Prose quand il me sera le plus commode de m’expliquer ainsi237 ». La divinisation de la Paresse, honorée d’une majuscule, conduit à un renversement des valeurs : le sommeil est la première des vertus, et « ces animaux orgueilleux, qui par leurs chants importuns troublent le silence de la nuit, et qui éveillent tout le monde au point du jour » sont coupables d’un « crime capital » qui leur vaut d’être offerts en sacrifice à la Paresse, dans l’Autel qui lui est dédié. L’exécution accomplie, l’« On se couche » auprès du Temple238. Pour attrayante qu’elle soit, la pièce n’est pas celle d’un moraliste mais bien d’un doux rêveur. Surtout, alors même que Pascal, La Rochefoucauld, et La Bruyère ne versent guère dans l’éloge de la paresse, il reste possible, quoique la démarche soit il est vrai périlleuse, d’entreprendre de bâtir, avec sérieux, et dans des limites précises, un temple à la Paresse au moyen des matériaux que fournissent ces auteurs. Courtin seul est « impie » en la matière ; ses incessantes condamnations n’offrent guère de prise à un essai d’éloge paradoxal ; le propos, si lucide qu’il soit dans les trois premiers entretiens, est univoque. Ainsi, il va de soi, pour l’auteur, que le titre de son livre, « Traité de la Paresse », n’annonce en rien une apologie, comme le croit naïvement Zeroandre. Theotée lui répond : Vous savez, Monsieur, que les principes de la nature et de la Religion sont établis et connus : et qu’ainsi c’est une chose toute 236 Cf. J. D. Hubert, « La Fontaine et Pellisson ou le mystère des deux Acante », La Fontaine / Œuvres galantes. Adonis – Le Songe de Vaux – Les Amours de Psyché, édition de Patrick Dandrey, Klincksieck, coll. « Parcours critique », 1996, p. 77-90. 237 Paul Pellisson, Le Temple de la Paresse, Paris, Edme Martin, 1665, p. 3. L’ouvrage est accessible en ligne à l’adresse http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5576642d.r=Le+Temple+de+la+paresse.langFR. 238 Ibid., p. 12-13. Nous soulignons. 57 évidente, que quand on parle de la paresse, ce n’est pas pour l’introduire ou la justifier, car on établirait un péché ; mais c’est au contraire pour la détruire.239 Une telle obstination à lutter contre le « monstre » transparaît dès l’Avertissement du Traité, où l’auteur affiche une ambition totalisante passablement inquiétante : Toutes sortes de personnes ; tous les états ; toutes les conditions ; toutes les professions, y trouveront des avis qui les concernent. Bien plus, on y donne les moyens d’inspirer aux hommes dès le berceau la vertu opposée à ce vice, et de s’y accoutumer dans tous les temps, si bien qu’en tout le cours de la vie ils ne trouveront jamais le loisir d’avoir du loisir, ou plutôt d’être dans l’oisiveté, et de se relâcher du travail, ce devoir si indispensable que Dieu leur impose.240 Lafargue eût sans doute été horrifié à la lecture de ces lignes. Certes, le contexte historique du Droit à la paresse est fort différent de celui de Courtin, mais le pamphlet dénonce un « dogme du travail241 » qui informe en effet le Traité de la Paresse. L’ « étrange folie » qui « possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste » n’est relative qu’au XIXe siècle, néanmoins le XVIIe siècle français s’inscrit déjà dans cette « civilisation » ; « cette folie » qu’est « l’amour du travail, la passion moribonde du travail » n’est d’ailleurs pas récente pour Lafargue : elle « traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité242 ». Courtin appartient indéniablement à ces « moralistes243 » qui, « Au lieu de réagir contre cette aberration mentale », ont, à la fureur de Lafargue, « sacro-sanctifié le travail » 244. Les « grands moralistes », qui examinent et décrivent, sans condamner la paresse ni inciter au travail, échappent à l’accusation, et leurs écrits, aux dimensions multiples, semblent pouvoir offrir, dans un premier temps, la matière à un éloge de la paresse. On leur adjoindra néanmoins l’appui d’autres moralistes – en particulier celui de La Fontaine245 –, et l’on se permettra également de convier à la construction du temple quelques auteurs du XVIIIe siècle. 239 Courtin, op. cit., vol. 2, VI, 2 (« Défense du titre de ce livre »), p. 127. Ibid., Avertissement. 241 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., p. 14. 242 Ibid., p. 11, nous soulignons. 243 Ibid., nous soulignons. 244 Ibid. 245 Bérengère Parmentier consacre du reste un chapitre à La Fontaine dans Le siècle des moralistes, op. cit., 160-169. 240 p. 58 De la nécessité et des agréments de la paresse dans la vie en société L’alliée paisible de la morale et de la gloire La dissolution de nombre de vertus apparentes par la paresse s’inscrit dans la morale de l’intention que développe l’augustinisme. Il s’agit dans cette perspective de montrer qu’« il est rare que la vertu soit poursuivie pour elle-même », et qu’elle « s’accompagne le plus souvent, sinon toujours, d’un mobile personnel » – en l’occurrence, la paresse – « qui n’a rien à voir avec la vertu »246. Néanmoins, si « ce qui est en soi un mal […] ne produira jamais une pure et parfaite vertu », « au plan de l’efficacité, dans le monde déchu qui est le nôtre, un tel mal peut avoir son utilité et se montrer bénéfique » 247. La Chapelle-Bessé reconnaît dans son « Discours » que si « la plupart des actions des hommes que le monde prend pour des vertus n’en ont bien souvent que l’image et la ressemblance », ces vertus apparentes, y compris celles que démystifie la paresse, « ne laissent pas néanmoins d’avoir leur mérite et d’être dignes en quelque sorte de notre estime, étant très difficile d’en avoir humainement de meilleures »248. Qu’il faille renoncer à la pureté de l’intention, corrompue par la paresse, n’ébranle pas le fonctionnement de la société, qui se contente aisément des apparences de la vertu véritable ; elle considère les comportements, se souciant peu des mobiles. Certes, cette résignation au changement de la direction du regard, de l’intention vers le résultat, de la vertu digne de ce nom à son succédané paresseux, n’est pas sans charrier avec elle quelque amertume quant à la condition humaine. Elle implique d’admettre la distinction augustinienne entre les deux niveaux de l’éthique, l’action bonne secundum finem ou seulement secundum officium, que reprendra Kant – imprégné d’augustinisme par son éducation piétiste –, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs249. Mais elle invite aussi à la reconnaissance de l’utilité de la paresse, mal bénéfique qui, s’il ne conduit pas à agir par devoir, reste pleinement conforme au devoir. La paresse mérite ainsi d’être reconsidérée avec la maxime 169 : « Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout 246 Jean Lafond, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., Préface, p. XXII. Ibid., p. XXV. 248 La Chapelle-Bessé, « Discours sur les Réflexions ou Sentences et Maximes morales », Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 235. 249 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section, Œuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, t. II, p. 267-268. 247 59 l’honneur ». Instrument de démystification de « notre vertu », qui reçoit plaisamment des hommages auxquels elle n’a point droit, la paresse, dans une autre perspective, se porte aussi et par là même garante, avec la timidité, de l’observation du devoir. En somme, « la paresse causera sans vertu les comportements de la vertu250 ». Soit, mais en quoi consiste alors son mode opératoire ? Le paresseux peut calculer que la violation du devoir lui causera plus de fatigue que le repos d’un comportement conformiste. Mais plus simplement encore, et en s’épargnant la peine d’un calcul, la paresse à l’état brut « détruit » et « consume insensiblement les passions », y compris les passions « violentes […] comme l’ambition et l’amour » (maxime 266), soit celles qui menacent le plus la paix des rapports humains. Madame de Schomberg fait donc preuve d’un humour qui n’est pas dépourvu de sérieux lorsqu’elle déclare à Madame de Sablé, dans une allusion à l’actuelle maxime 266 : je suis ravie de savoir que c’est à la paresse à qui l’on a l’obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu’à présent on doit l’estimer comme la seule vertu qu’il y a dans le monde, puisque c’est elle qui déracine tous les vices251, L’article Paresse de l’Encyclopédie, au siècle suivant, formulera également, et en des termes semblables, cette hypothèse de la nécessité de la paresse : Peut-être est-ce un bonheur pour la société que ce vice ne puisse pas être déraciné. Bien des gens croient que lui seul a empêché plus de mauvaises actions, que toutes les vertus réunies ensemble.252 Parmi ces vices que déracine la paresse, on compte, entre autres, l’envie et l’avarice : le cardinal de Retz est ainsi dépeint par La Rochefoucauld comme « incapable d’envie ni d’avarice, soit par vertu ou par inapplication253 ». Le désintérêt de la paresse passe, à s’y méprendre, pour du « désintéressement »254. Pour autant, la paresse ne se limite pas à la destruction, ou du moins à l’ « endormissement255 » des vices : elle assure aussi positivement le triomphe de « vertus » paisibles, qui ressemblent à s’y méprendre à des vertus véritables, et 250 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 186. Lettre de 1663, éd. Laurence Plazenet, p. 635. 252 Article Paresse, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772). 253 La Rochefoucauld, Portrait du cardinal de Retz, p. 226. Nous soulignons. La paresse que l’auteur débusque chez son ennemi préféré en plusieurs endroits de son portrait plaide pour la seconde branche de l’alternative. Mais il importe peu, si l’on ne considère que le résultat de cette inapplication, qui rend « incapable » de sombrer dans deux vices rédhibitoires, dans lesquels la théologie voit par ailleurs deux péchés capitaux. 254 Cf. La Bruyère, « De l’Homme », 67 : « l’on fait l’aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l’on est guéri de l’ambition ». Evidemment, le moraliste n’est pas dupe, on y reviendra. 255 Pour reprendre une métaphore qu’applique à la pseudo-bonté La Rochefoucauld dans la maxime [112] du manuscrit de Liancourt, éd. Laurence Plazenet. 251 60 qui aboutissent à une semblable observation du devoir. La paresse invite à la « réconciliation avec nos ennemis » (maxime 82), et, comme l’écrit La Bruyère, « c’est par paresse que l’on s’apaise, et qu’on ne se venge point256». Elle mène à une « bonté » (maxime 237) qui, si elle est autre que la bonté véritable, n’en offre pas moins des bienfaits similaires. Elle suggère la « modération » (maxime 293), et aux princes la pratique de « Cette clémence » (maxime 16). Il n’est pas jusqu’à la morale aristocratique qui ne puisse ainsi bénéficier de l’appui de la paresse. La valeur et la gloire qu’ambitionnent les seigneurs peuvent en constituer le résultat paradoxal. La paresse, qui suscite le « désir de rendre notre vie commode et agréable » dans l’avenir, peut inciter, quand elle est rompue à l’art de la métriopathie, à la valeur (maxime 213). Par ailleurs, la paresse peut s’allier de manière inopinée à la force pour faire accéder un homme à la gloire : s’agissant du cardinal de Retz, on apprend que « la paresse autant que la force l’ont soutenu avec gloire dans l’obscurité d’une retraite de six années257 ». La paresse assure même la totalité de ce « soutien » dans la version la plus répandue du portrait, où la force est évacuée : « La paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée 258 ». La paresse serait-elle en un sens une force ?259 Remarquons quoi qu’il en soit que le défaut est compagnon de la gloire en ce qu’il aide le cardinal, et les grands en général, à renoncer aux honneurs dont ils jouissent publiquement. Le désintérêt de la paresse passe aux yeux du monde pour un mépris aristocratique. En cela, la paresse s’apparente à la « magnanimité », qui « méprise tout » 260 ; peut-être va-t-elle-même jusqu’à entrer dans la « composition » de cette magnanimité ? Il reste que la société, qui ne jette pas sur les actions le regard attentif du moraliste, attribue alors à un paresseux les vertus d’un héros, et il est vrai que le paresseux se comporte tout comme s’il était tel. Paresse et art de vivre ensemble Garantie de l’absence de troubles dans les rapports entre les hommes, réconciliée eu égard au résultat – l’accès à la gloire – avec la morale aristocratique, la paresse fait figure de 256 La Bruyère, « Du Cœur », 70. La Rochefoucauld, Portrait du cardinal de Retz, dans sa version du Nouveau Mercure, cité par Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 187. 258 Id., Portrait du cardinal de Retz, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 226. 259 On se penchera sur la question au moment opportun. 260 Cf. maxime 248 : « La magnanimité méprise tout pour avoir tout ». 257 61 défaut indispensable. Mais elle est aussi un luxe, car en elle repose l’agrément du « commerce particulier que les honnêtes gens doivent avoir ensemble261 ». Jacques Truchet a montré que les Réflexions diverses se singularisent des Maximes en tant qu’elles accueillent des développements concernant l’élaboration d’un art de vivre entre honnêtes gens262 : certes, « Il faut contribuer, autant qu’on le peut, au divertissement des personnes avec qui on veut vivre263 », et « On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher les moyens de leur être utile264 » ; mais si « la complaisance est nécessaire dans la société », « elle doit avoir des bornes265 ». A l’égard de nos amis, la paresse se satisfait aisément de cette exigence de la délicatesse qui consiste « à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur266 ». Et alors même qu’il n’existe pas, en dernière instance, de recettes à appliquer machinalement dans la conversation, où il faut au contraire faire preuve de souplesse d’esprit – « la plus sûre [des règles], à mon avis, c’est de n’en point avoir qu’on ne puisse changer » –, l’auteur en formule pourtant une ensuite, celle « de laisser plutôt voir des négligences dans ce qu’on dit que de l’affectation, d’écouter, de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler »267, recommandations qui siéent on ne peut mieux à la paresse. N’est-ce pas du reste sur cette dernière que reposent les réunions de la haute société, où « il faut […] se divertir ensemble, et même s’ennuyer ensemble268 », s’adonnant ainsi aux deux formes de l’oisiveté ? Madame de Schomberg, en déclarant qu’elle a « toujours » – avant même de découvrir par la maxime 266 le mérite insoupçonné de la paresse – « eu beaucoup de respect pour elle269 », se fait sans nul doute le porte-parole des mondains sur ce point. La promotion de la paresse s’explique d’abord par le fait qu’elle est une passion paisible, qui ne porte en rien préjudice à l’amourpropre des interlocuteurs. Néanmoins l’interprétation que livre Corrado Rosso de la quatrième des Réflexions diverses est excessive, qui a pour conséquence d’octroyer tous les droits à la paresse, au point d’en détruire la conversation : Si l’on s’en tient à la lettre de la Réflexion sur la conversation, on en arrive à se demander s’il vaut encore la peine d’ouvrir la bouche, 261 La Rochefoucauld, « De la société », Réflexions diverses, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 198. Cf. André-Alain Morello, Introduction aux Réflexions diverses, ibid., p. 195. 263 La Rochefoucauld, « De la société », p. 199. 264 Ibid. Nous soulignons. 265 Ibid. 266 Ibid. Nous soulignons. 267 Id., « De la conversation », p. 202. Nous soulignons. 268 Id., « De la société », p. 198-199. 269 Lettre de 1663 à Madame de Sablé, éd. Laurence Plazenet, p. 635. 262 62 tant il faut prendre des précautions pour ne pas blesser l’amourpropre des autres.270 On préférera à ce jugement à l’emporte-pièce la conclusion de Gérard Ferreyrolles, qui permettrait de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne, propension à ne pas heurter l’amour-propre de l’interlocuteur et maintien du dialogue, paresse et « commerce » : les délices de la compagnie des « honnêtes gens » culminent dans la tacite reconnaissance à ses membres, si l’on ose reprendre l’expression au gendre de Marx, d’un inconditionnel « droit à la paresse » qui n’est autre pour eux que le droit à la liberté.271 A la paresse échoit donc une place d’honneur parmi « les vices qui servent au commerce de la vie272 ». Le constat amer de La Rochefoucauld selon lequel « Nous plaisons plus souvent dans le commerce de la vie par nos défauts que par nos bonnes qualités » (maxime 90) est partagé par La Bruyère, qui déplore les conséquences d’ « un esprit de société et de commerce » qu’il ne peut pour autant condamner en tant que tel : Sans une grande raideur et une continuelle attention à toutes ses paroles, on est exposé à dire en moins d’une heure le oui ou le non sur une même chose ou sur une même personne, déterminé seulement par un esprit de société et de commerce qui entraîne naturellement à ne pas contredire celui-ci et celui-là qui en parlent différemment.273 Répugnant à « cette grande raideur » et à cette « continuelle attention », la paresse facilite cet « esprit de société et de commerce » qui a partie liée avec le désir de ne pas heurter par une contradiction l’amour-propre des uns et des autres, auquel est sacrifié le souci de la cohérence. Le paresseux approuve facilement son interlocuteur. Or La Bruyère constate que « celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement […] ; ils [les hommes] cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis274 ». Dans un monde où il faut bien tenir compte de la suprématie de l’amourpropre, la paresse d’un mondain dans la conversation est donc, pour ses interlocuteurs, un défaut bien aimable. 270 Corrado Rosso, Procès à La Rochefoucauld et à la maxime, cité par André-Alain Morello, Réflexions diverses, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 1086. Nous soulignons. 271 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 187. Nous soulignons. 272 Cf. La Rochefoucauld, maxime 273 : « Il y a des gens qu’on approuve dans le monde, qui n’ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie ». 273 La Bruyère, « Des Jugements », 39. 274 Id., « De la Société et de la Conversation », 16. 63 La paresse agrémente encore le commerce de la vie en ce qu’elle peut fournir une matière de choix à la conversation et à la raillerie entre honnêtes gens. Puisqu’il serait malhabile de dire du bien de soi et qu’« On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler275 » et que, d’autre part, « De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d’accord, c’est de la paresse276 », on trouve en elle le meilleur moyen de faire étalage de son moi tout en en disant très peu de mal, sinon beaucoup de bien, car, poursuit la maxime 398, « nous nous persuadons qu’elle tient à toutes les vertus paisibles et que, sans détruire entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions277 ». La paresse entre parmi ces « petits défauts que l’on abandonne volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons pas à être raillés : ce sont de pareils défauts que nous devons choisir pour railler les autres278». Confesser sa propre paresse ou en faire le reproche à quelqu’un, s’en railler ou en railler son interlocuteur, revient à s’offrir, ou à offrir, un plaisir délicieux. L’art de la juste mesure Alors que notre temple à déjà accueilli bien des offrandes inopinées, l’agrément que donne la paresse à la conversation appelle néanmoins quelques nuances. La Bruyère note ainsi que « l’affection dans le geste, dans le parler et dans les manières est souvent une suite de l’oisiveté ou de l’indifférence279 » ; et que « l’incivilité n’est pas un vice de l’âme, elle est l’effet de plusieurs vices », au rang desquels figure « la paresse » ; or « pour ne se répandre que sur les dehors, elle [l’incivilité] n’en est que plus haïssable, parce que c’est toujours un défaut visible et manifeste ». Mais le moraliste ajoute : « il est vrai cependant qu’il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit280 » ; la paresse, qui ne constitue pas un affront direct infligé à autrui, à la différence du « mépris des autres281 », profite de cette dernière concession. La Rochefoucauld montre, dans une maxime écartée, qu’une forme de paresse peut mettre à mal les principes sur lesquels repose la conversation des honnêtes gens : 275 La Rochefoucauld, maxime 138. Id., maxime 398. 277 Nous reviendrons évidemment sur le fait que la maxime laisse entendre notre aveuglement sur ce point. 278 La Bruyère, « De la Société et de la Conversation », 55. Nous soulignons : on se souvient que la paresse est présentée comme un de nos « petits défauts » dans « De l’Homme », 67. 279 Id., « De l’Homme », 146. Nous soulignons. 280 Id., « De l’Homme », 8. 281 Ibid. 276 64 La familiarité est un relâchement presque de toutes les règles de la vie civile, que le libertinage a introduit dans la société pour nous faire parvenir à celle qu’on appelle commode. […] Les femmes, ayant naturellement plus de mollesse que les hommes, tombent plutôt dans ce relâchement, et y perdent davantage : l’autorité du sexe ne se maintient pas, le respect qu’on lui doit diminue, et l’on peut dire que l’honnête y perd la plus grande partie de ses droits.282 La paresse peut donc causer « l’affection dans le geste, dans le parler et dans les manières », l’ « incivilité » et la « familiarité », trois attitudes indignes d’hommes et de femmes de salons, et que l’on peut ramener à une forme de grossièreté. Mais l’attitude opposée à celle que suscite la paresse n’est pas non plus désirable. D’où la nécessité de trouver un « voie du milieu » entre deux écueils, paresse et « attention importune », mise à mal des postulats les plus évidents de la conversation – celle-ci disparaît sans une implication minimale – et amourpropre ostentatoire : Il y a un parti à prendre, dans les entretiens, entre une certaine paresse qu’on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait, qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses, et une attention importune qu’on a au moindre mot qui échappe, pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère que les autres n’y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d’y placer la sienne.283 Il reste qu’une forme raffinée de la paresse, petit défaut si aimable à ceux qui s’aiment, a pleinement droit de cité dans la vie mondaine. Ce n’est pourtant pas que sur le fond négatif d’un univers marqué du sceau de l’amour-propre que la paresse s’avère si nécessaire. Car en elle semble reposer une sagesse. Une sagesse de la paresse ? « Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d’esprit qui contribue à les rendre sages » écrit La Bruyère284. Vauvenargues, un demi-siècle plus tard, reprend cette remarque 282 La Rochefoucauld, ME 26. Nous soulignons. La Bruyère, « De la Société et de la Conversation », 10. Nous soulignons. 284 Id., « De l’Homme », 153. 283 65 paradoxale, mais la généralise et la complète, rendant à la paresse l’hommage qui lui est dû : « La médiocrité d’esprit et la paresse font plus de philosophes que la réflexion285 ». L’adjonction de la paresse à la médiocrité d’esprit n’a du reste rien de surprenant, si l’on considère avec Chamfort qu’on peut « associer » les « esprits médiocres » et « paresseux » ; en effet, « c’est souvent la même chose, c’est souvent la cause et l’effet286 ». Il existe donc une sagesse, si humble soit-elle, de la paresse. En quoi pourrait-elle bien consister ? Le renoncement à la course aux vanités La paresse se présente indéniablement comme un antidote aux poursuites aussi harassantes qu’insensées de l’amour-propre. La « modération » est en effet la « paresse de l’âme » (maxime 293) ; victime du dédain aristocratique de La Rochefoucauld287, elle n’en renvoie pas moins à l’un des traits traditionnels de la sagesse ; cette tranquillité du paresseux, cette aptitude à ne pas sortir de lui-même pour s’engager sur des voies qui aliènent, vient de ce que la paresse lui « tient lieu » « de tous les biens » (MS 53). Le paresseux, qui partage son temps en « deux parts », « L’une à dormir, l’autre à ne rien faire » comme l’écrit La Fontaine dans l’épitaphe attachante qu’il s’est composée avec humour288, se trouve dans un lieu qui rappelle le lucrétien Suave mari magno289, où il peut […] aisément Contempler la foule importune De ceux qui cherchent vainement Cette fille du sort [« la Fortune »] de Royaume en Royaume, Fidèles courtisans d’un volage fantôme.290 285 Vauvenargues, Réflexions et Maximes, Gallimard, coll. Le Livre de Poche, 1971, maxime 307. Nous soulignons. 286 Chamfort, maxime générale 1, Maximes et pensées. Caractères et anecdotes, op. cit. 287 Dédain qui s’accuse plus encore dans la version du manuscrit de Liancourt, cf. maxime [70], éd. Laurence Plazenet. 288 La Fontaine, « Epitaphe d’un paresseux », Œuvres diverses, texte établi et annoté par Pierre Clarac, Paris, Editions de la Nouvelle Revue française, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1942, p. 496, v. 5-6. 289 Cf. Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes de José Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, 1998, II, v. 1-4 : « Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, / d’observer du rivage le dur effort d’autrui, / non que le tourment soit jamais un doux plaisir / mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. » 290 La Fontaine, VII, 11 (« L’Homme qui court après la Fortune, et l’Homme qui l’attend dans son lit »), Fables, op. cit., v. 2-6. 66 Parmi les « fous291 » que contemple avec « Plus de pitié que de courroux292 » le paresseux du haut de son promontoire, figurent en tout premier lieu ceux qui poursuivent une gloire posthume. Point n’est besoin de convoquer ici un grand moraliste ; la morale classique condamne souvent cette activité dérisoire293. Elle s’exprime à travers l’abbé d’Ailly : Ceux qui se donnent mille peines, et essuient mille périls pour étendre leur réputation après leur mort aux siècles à venir, sont, ce me semble, bien chimériques. Toute cette gloire à laquelle ils ne donnent point de bornes se termine toutefois à leur imagination, qui leur représente comme présents des honneurs futurs dont ils ne jouiront jamais.294 L’hyperbole, l’insistance des allitérations en [m] et en [p] dans les expressions « mille peines » et « milles périls » laissent entendre un immense effort. Mais si ces peines sont effectives, « toute cette gloire » – on pense au déictique ista – elle, n’est qu’imaginaire, car ceux qui la poursuivent seront oubliés en dépit de tant d’efforts, ou, en cas d’honneurs posthumes, n’en auront jamais la jouissance. Au présent, temps des vaines gesticulations d’un orgueil démesuré, « inséparable » de l’amour-propre295, répond un futur cinglant à la forme négative ; le propos se clôt cruellement sur l’adverbe « jamais ». La brutalité de la pensée est néanmoins quelque peu atténuée dans la première phrase par la modélisation du « ce me semble » : le moraliste ne prétend pas asséner la Vérité, mais livrer son opinion personnelle tirée d’une sagesse – peut-être celle d’un homme paresseux, selon les dires de Mme de Longueville, qui se plaint de voir le précepteur de ses enfants mener « une vie fort oisive », et ne songer qu’à lire à ses élèves des petits vers et les lettres de Voiture296. Expression ou non de la sagesse d’un paresseux, elle n’est en tous les cas pas sans rappeler quelque peu l’esprit de l’Ecclésiaste. « Vanité des vanités », « poursuite de vent » aussi, que l’ambition – quelque peu plus « raisonnable » en ce qu’elle recherche des biens terrestres futurs mais non posthumes – aux yeux de la paresse. A la Cour, constate La Bruyère, « On cherche, on s’empresse, on brigue, on se tourmente, on demande, on est refusé, on demande et on obtient297 ». L’accumulation paratactique des verbes, le retour de l’expression « on demande », signe de l’obstination du courtisan, sont mimétiques du déploiement d’une activité forcenée. Cette ambition va de pair avec la poursuite de la fortune. Le paresseux, lui, tient « les trésors chose peu 291 Ibid., v. 9. Ibid., v. 10. 293 Cf. Michel Bouvier, La morale classique, op. cit., p. 193. 294 Abbé d’Ailly, Pensées diverses, texte établi, présenté et annoté par Jean Lafond, pensée 6, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit. 295 Cf. La Rochefoucauld, Réflexion XVIII, p. 217 : « L’orgueil […] est inséparable de l’amour-propre ». 296 Cf. Jean Lafond, Introduction aux Pensées diverses, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 259. 297 La Bruyère, « De la Cour », 42. 292 67 nécessaire298 ». Il lui arrive pourtant d’obtenir d’une manière inattendue ce que convoite le monde, comme le montre La Fontaine dans « L’Homme qui court après la Fortune, et l’Homme qui l’attend dans son lit299 ». Le premier, victime de son « humeur inquiète », multiplie les « courses ingrates », d’abord à la « cour », puis « au Mogol », avant de se précipiter « au Japon ». Toujours déçu dans ses espérances, il « revient en son pays » et après s’être résolu contre la Fortune, Il la trouve assise à la porte De son ami plongé dans un profond sommeil.300 Comme le dit le proverbe qui a sans doute servi de matrice à la fable, « la fortune vient en dormant ». La paresse permet tout à la fois de préserver son repos, ce « […] trésor si précieux / Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux301 », et d’accroître comme miraculeusement sa fortune. La « Lettre sur la paresse » de Marivaux fait droit à cette éventualité. L’auteur tire de sa propre expérience la leçon de la sagesse de la paresse qui, s’il l’avait suivie plutôt que de prêter l’oreille aux incitations de pseudo « sages », lui aurait permis de préserver son patrimoine, et peut-être même de l’augmenter : Oui, mon cher ami, je suis paresseux, et je jouis de ce bien-là, en dépit de la fortune qui n’a pu me l’enlever et qui m’a réduit à très peu de chose sur tout le reste : et ce qui est fort plaisant, ce qui prouve combien la paresse est raisonnable, combien elle est innocente de tous les blâmes dont on la charge, c’est que je n’aurais rien perdu des autres biens si des gens qu’on appelait sages, à force de me gronder, ne m’avaient pas fait cesser un instant d’être paresseux. Je n’avais qu’à rester comme j’étais, m’en tenir à ce que j’avais, et ce que j’avais m’appartiendrait encore : mais ils voulaient, disaient-ils, doubler, tripler, quadrupler mon patrimoine à cause de la commodité du temps302, et moitié honte de paraître un sot en ne faisant rien, moitié bêtise d’adolescence et adhérence du petit garçon au conseil de ces gens sensés, […] je les laissai disposer, vendre pour acheter, et ils me menaient comme ils voulaient. Un abbé Maingui surtout, devant Dieu soit son âme, fit taire mon peu d’avidité naturelle, et cet honnête homme, vraiment homme 298 La Fontaine, « Epitaphe d’un paresseux », Œuvres diverses, op. cit., p. 496, v. 3. La Fontaine, Fables, op. cit., VII, 11. 300 Ibid., v. 86-87. 301 Ibid., v. 17-18. 302 L’auteur fait ici référence au système de Law, tenté en France de 1716 à 1720 ; après son succès initial, le système fit banqueroute, ruinant les actionnaires. 299 68 d’honneur, à force de bonté, de soins et d’intérêt pour ce blanc-bec […] dénatura tant de bribes de mon aveu qu’il ne leur est pas resté miette de nature. Ah ! sainte paresse ! salutaire indolence ! si vous étiez restées mes gouvernantes, je n’aurais pas vraisemblablement écrit tant de néants plus ou moins spirituels, mais j’aurais eu plus de jours heureux que je n’ai eu d’instants supportables. Mon ami, le repos ne vous rend pas plus riche que vous ne l’êtes ; mais il ne vous rend pas plus pauvre : avec lui vous conservez ce que vous n’augmentez pas, encore ne sais-je pas si l’augmentation ne vient pas quelquefois récompenser la vertueuse insensibilité pour la fortune.303 La lettre opère un renversement des valeurs au profit de la paresse : l’auteur l’avoue d’emblée, et sans ambages ; elle offre un « bien » irréductible, elle est « raisonnable » alors que sont bien fous ces prétendus « sages » animés par une soif inextinguible du profit ; « doubler, tripler, quadrupler » : l’asyndète, la gradation et l’augmentation du nombre de syllabes du premier au dernier verbe rendent sensibles cette avidité furieuse. Aux imprécations de Courtin contre le péché capital répondent des exclamations lyriques qui sanctifient le défaut. A l’inverse de la démarche de La Rochefoucauld et de La Bruyère, Marivaux ne distingue aucunement le « peu d’avidité » et l’ « insensibilité pour la fortune » – qualifiée de « vertueuse » – des vertus paisibles et du désintéressement, sans doute parce que les résultats importent davantage, aux yeux du XVIIIe siècle, que la « raison des effets », et en raison, surtout, de la valeur morale que reconnaît l’époque au sentiment. La paresse est une passion innocente, consubstantielle à l’homme, tant qu’elle n’est pas déracinée de son cœur par une société dénaturée. Le rapprochement avec un passage de l’Essai sur l’origine des langues s’impose : Il est inconcevable à quel point l'homme est naturellement paresseux. [...] Rien ne maintenait les sauvages dans l'amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l'homme après celle de se conserver.304 Enfin, il apparaît que le « repos » de la paresse ménage pour l’épistolier des « jours heureux ». 303 Marivaux, « Lettre sur la paresse, écrite en l’an 1740 », dans Journaux et Œuvres diverses, édition de Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier, 1988, p. 443. 304 Rousseau, Essai sur l’origine des langues, op. cit., p. 43. 69 Le bonheur de la paresse « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception », constate Pascal, – « Jusqu’à ceux qui vont se pendre »305. Mais de la recherche à son succès, la conséquence n’est pas bonne le plus souvent306. L’auteur constate amèrement que Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient […] Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.307 Certes, Marivaux rappelle son passé, « pour l’arrêter comme trop prompt » ; mais il affirme au début de sa « Lettre » qu’il « joui[t] » présentement de la paresse. Et la 53e des maximes supprimées de La Rochefoucauld montre bien que nous nous tenons, par paresse, au temps présent : le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions ; pour donner enfin la véritable idée de cette paresse, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. La paresse console des « pertes » du passé, suspend les « poursuites » et les « résolutions » tournées vers l’avenir, et nous permet ainsi de vivre, par la jouissance du seul temps qui nous appartient. Le propos épouse une gradation : d’abord « charme secret de l’âme », la paresse en est ensuite désignée comme la « béatitude », c'est-à-dire, comme le rappelle le Dictionnaire universel, « le souverain bien, la félicité éternelle » que « Dieu a promis à ses saints »308. L’emploi de la comparaison empêche néanmoins une complète assimilation, qui eût fait scandale au XVIIe siècle ; mais cette expression devait certainement provoquer, pour 305 Pascal, Pensées, fr. 181. Que l’on nous autorise à jouer ici l’avocat du diable, puisque seule la foi, pour Pascal, permet l’accès au vrai bien. 307 Ibid., fr. 80. 308 Furetière, Article Béatitude, Dictionnaire universel (1690). 306 70 un public chrétien, une délicate secousse : « la paresse, c’est le paradis sur terre309 », à ceci près que celui-ci n’est pas éternel, mais il importe peu, puisque le paresseux délaisse la considération de l’avenir. Le « repos de la paresse » est comparable à celui que l’homme trouve en Dieu : « Notre cœur est toujours agité de trouble et d’inquiétude jusqu’à ce qu’il trouve son repos en vous », écrit saint Augustin dans l’incipit des Confessions310. Or la paresse, elle aussi, éteint ce trouble et cette inquiétude. Le bonheur de la paresse, comme l’écrit Gérard Ferreyrolles, peut revêtir deux aspects ; il peut d’abord se concevoir comme la seule absence de souffrance, soit un état d’indolence, au sens premier du terme. Cette conception négative du bonheur comme ataraxie n’est pas sans rappeler la philosophie épicurienne. Pascal, qui ironise dans un fragment sur les « âmes fortes et clairvoyantes » qui se sont appliquées, par la seule force de leur raison, à la recherche du souverain bien, note que certaines l’ont placé « en l’indolence» 311 . Montaigne renvoie explicitement à l’école en question : l’idée que « notre bien-être […] n’est que la privation d’être mal » renvoie à « l’indolence d’Epicurus312 », aux yeux duquel la vie parfaite est celle où l’on n’a « plus besoin de choses dont l’acquisition exige l’effort313 ». Sans que l’on puisse déterminer si La Rochefoucauld s’inspire en effet des Maximes capitales, on constate ici une convergence objective de La Rochefoucauld avec le philosophe du Jardin. Mais le « repos de la paresse » ne revêt pas que l’aspect négatif du plaisir stable. La Réflexion IX, « De l’amour et de la vie », nous donne à voir l’homme, au début de sa carrière, à la poursuite de son avancement comme de l’amour. Il lui faut alors déployer toute son activité, accepter la dépendance – « on est occupé des moyens de s’avancer et d’assurer sa fortune ; on cherche la protection des ministres314 » – et les souffrances de la rivalité avec ses concurrents, car « Cette émulation est traversée de mille soins et de milles peines », le tout pour une « félicité » qui « est rarement de longue durée »315. La paresse, elle, procure sans effort, et sans sortir de soi, une félicité 309 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 189. Saint Augustin, Confessions, édition présentée par Philippe Sellier, traduction Arnauld d’Andilly, établie par Odette Barenne, Gallimard, coll. Folio classique, 1993, I,1, p. 25. 311 Pascal, Pensées, fr. 111. 312 Essais, op. cit., II, 12, p. 180. 313 Cité par Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 191. Dans notre édition, la traduction de la maxime XXI est moins claire : « Celui qui connaît bien les limites de la vie, sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la souffrance due au besoin, et ce qui amène la vie tout entière à sa perfection ; de sorte qu’il n’a nullement besoin des situations de lutte », Lettres, Maximes, Sentences, traduction, introduction et commentaires par J.-F Balaudé, Le Livre de Poche, 1994. 314 La Rochefoucauld, Réflexion IX, p. 205. 315 Ibid. 310 71 continue. « On ne se contente pas de subsister 316» constate La Rochefoucauld ; or c’est précisément ce dont jouit la paresse. Comme l’écrit Gérard Ferreyrolles : La paresse, expérience existentielle, atteint par là au statut d’expérience métaphysique en ce qu’elle éprouve la coïncidence avec lui-même d’un moi dépouillé de tout désir, de toute souffrance, de toute activité et rendu à sa pure qualité d’être.317 De Segrais, l’on sait que Mme de La Fayette disait volontiers : « C’est assez d’être 318 ». Elle entendait par là que pour être heureux, il fallait vivre « sans ambition et sans passions, au moins sans passions violentes319 », en particulier sans la passion amoureuse, dont l’auteur de La Princesse de Clèves avait une conscience aigue des souffrances qui lui sont inhérentes. La paresse, la passion qui demeure quand toutes les autres se sont tues, introduit à l’état dans lequel se vérifie cette « expérience existentielle », qui confine peut-être à l’expérience d’une éternité hic et nunc. Que cet aphorisme ait été forgé par une femme au tempérament mélancolique – à l’hôtel de Nevers, on l’appelait « le brouillard320 » –, qui aimait à « baigner dans la paresse321 », n’a donc pas de quoi surprendre. De l’utilité d’un savoir-paresser : vers la grandeur et vers Dieu Après le « paradis terrestre » auquel elle ménage l’accès, que pourrait avoir la paresse à offrir de plus précieux ? « L’ennui est entré dans le monde par la paresse » remarque La Bruyère ; or, la paresse, en tant qu’elle se présente comme un savoir-ne-rien-faire, possède des vertus insoupçonnées. Il est alors heureux que l’endurance à l’ennui puisse faire l’objet d’un apprentissage. Dans son addition au Traité Pour les Enfants qu’on ne veut pas faire étudier à fond de Mme de Sablé, La Rochefoucauld juge qu’« il n’est pas à propos de leur fournir sans cesse des divertissements », surtout parce que ceux-ci rendent les enfants incapables de trouver de l’occupation en eux-mêmes, « de sorte qu’ayant toujours besoin du secours d’autrui pour former leur goût et leur propre volonté, ils s’engagent enfin dans ces 316 Ibid. Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 191. 318 Cité par Bernard Pingaud, Mme de La Fayette, Seuil, coll. Ecrivains de toujours, 1997, p. 18. 319 Cité par Bernard Pingaud, ibid. 320 Cité par Bernard Pingaud, ibid., p. 5. 321 Cité par Bernard Pingaud, ibid. 317 72 dépendances aveugles qui nous ont causé tant de malheurs» 322 . Il convient donc, si l’on veut en faire des âmes libres et d’élite, de leur apprendre à paresser, à endurer l’ennui plutôt qu’à l’esquiver par des moyens faciles : rien n’est plus nécessaire à quelque personne que ce puisse être qui veut être capable de grandes choses que de s’endurcir contre l’ennui et de s’accoutumer non seulement à l’éviter, mais encore à le souffrir patiemment : la plus grande part des faiblesses et des fautes que l’on fait dans la conduite de la vie viennent de la crainte de s’ennuyer.323 La paresse, en sa déclinaison première, la plus difficile et la plus noble, met l’esprit en condition de réaliser des exploits futurs, se réconciliant, d’une manière qui n’a cette fois rien de superficiel, avec la morale aristocratique. Elle semble alors ne plus constituer une fin en soi, une béatitude terrestre, mais une ascèse paradoxale, qui en appelle en tant que telle à l’admiration. L’exemple du cardinal de Retz montre pourtant que cette ascèse débouche sur le bonheur et le repos, tout autant que sur une forme de gloire discrète à laquelle il appartient au moraliste lucide de donner tout son prix : rien n’est plus beau du cardinal de Retz que d’avoir pu supporter l’obscurité de sa retraite depuis le temps qu’elle dure. On est bien heureux d’avoir en soi un remède assuré contre l’exil et la persécution et je ne puis comprendre qu’après tant d’exemples, on n’aime pas mieux se rendre maître de son repos et de son honneur que d’en laisser la disposition, s’il faut ainsi dire, à ceux qui gouvernent, à qui le plus souvent on ne voudrait pas confier le moindre de ses intérêts.324 Savoir s’ennuyer conduit donc à donner à son être davantage de solidité pour résister aux souffrances qu’impose le monde extérieur et, plus généralement, pour ne pas dépendre de lui. L’antisénéquisme des Maximes est un fait avéré ; pour autant, il semble ici que, par l’ennui, l’âme peut se rendre à l’image de la citadelle inexpugnable à laquelle les stoïciens aspirent – à ceci près que l’ennui vient d’une passion, la paresse, qui, en tant que telle, ne peut qu’être retranchée par un « indiscret Stoïcien325 ». Dans une perspective plus modeste, mais non 322 La Rochefoucauld, Ajout au Traité Pour les enfants qu’on ne veut pas faire étudier à fond de Madame de Sablé, éd. Laurence Plazenet, p. 565. 323 Ibid., p. 565. Nous soulignons. 324 Ibid. Nous soulignons. 325 La Fontaine, Fables, op. cit., XII, 20, v. 30. 73 moins essentielle, la nécessité de supporter l’ennui rejoint l’idéal de l’honnêteté mondaine. Damien Mitton écrit ainsi dans ses Pensées sur l’honnêteté : On doit apprendre à ne se point ennuyer et bien étudier cette leçon, on est bien heureux de trouver son compte avec soi-même, car on se trouve quand on veut.326 Les bienfaits de la paresse ne s’arrêtent pas au lègue de l’autosuffisance, du bonheur, voire de l’héroïsme. Par l’entremise d’un savoir-ne-rien-faire, la paresse peut, semble-t-il, offrir une voie insoupçonnée pour conduire à Dieu. Pascal constate en bien des pensées que la plupart des hommes ne peuvent rester en place : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre327 ». Ce malheur est celui des « périls » et des « peines » où les hommes « s’exposent dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc. ». Savoir ne rien faire dans une chambre serait le remède à toutes ces misères extérieures, au « tracas » et à l’ « agitation » – mais non pas, ici, au sens où l’homme jouirait du« repos de la paresse », ce « charme secret de l’âme » : car aux yeux de Pascal Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.328 Mais le bonheur véritable exige le face à face, si douloureux soit-il, avec le « plein repos ». Car les « divertissements » ne sont qu’un remède apparent, au vrai pire que le mal, et qui empêche de le guérir en sa racine : ils n’offrent qu’une juxtaposition de plaisirs et de peines éphémères, dont la trame n’est un tant soit peu continue qu’à proportion du pouvoir de s’en procurer sans interruption ; et ils nous conduisent subrepticement à la mort sans avoir trouvé une assiette stable : La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui 326 Damien Mitton, Pensées sur l’honnêteté, texte établi, présenté et annoté par Jean Lafond, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., [27], p. 89. 327 Pascal, Pensées, fr. 168. 328 Ibid., fr. 515. Nous soulignons. 74 nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.329 Si l’on ne cherchait pas à se détourner, à se divertir de la vue de « son néant » – sa misère intérieure, bien plus pénible à découvrir que les peines extérieures à supporter – à laquelle invite l’ennui, sans doute finirait-on par prendre conscience de la nécessité d’un secours transcendant, seule source d’un bonheur véritable. Le paresseux qui sait ne rien faire est invité à scruter sa condition, et par là à « chercher un moyen plus solide d’en sortir ». La paresse en tant que mère de l’ennui revêt une fonction de conscientisation, rapprochant ainsi l’homme de son Créateur. La paresse, non contente de réguler les rapports entre les individus et d’en assurer la stabilité, confère à la vie en société son agrément, en s’offrant comme fondement d’un art de vivre entre honnêtes gens. Pour l’individu, elle est un antidote aux passions violentes qui menacent de s’emparer de lui – au rang desquelles le désir insensé de gloire, la vaine ambition, la cupidité ou encore la passion amoureuse – et lui permet d’accéder à ce qui ressemble au souverain bien dans la pure jouissance sans cesse actualisée de son être. Pour autant, elle dispose aussi, en enseignant la résistance à l’ennui, à l’accomplissement de grandes choses. Enfin, elle semble ouvrir un accès à Dieu. Accusée d’être un vice capital, ses effets sont pourtant aussi bénéfiques que ceux des plus belles vertus. Il est donc urgent de considérer dans toute leur étendue les conséquences désastreuses de la paresse en tous les domaines, et de lui ôter son masque. 329 Ibid., fr. 33. 75 Chapitre IV – « Le plus grand de tous les maux » A considérer son action de plus près, le temple édifié ne saurait en effet éviter une entreprise de destruction sans trahir les moralistes qui sont l’objet de notre étude. Antoine de Courtin multiplie les condamnations de la paresse, jusqu’à faire figure parfois de moralisateur : mais il analyse et décrit avec lucidité avant de réprouver. Quant aux grands moralistes, qui ne jouent certes pas aux professeurs de morale, il reste que l’on tire de leur réflexion sur la paresse l’idée de son immoralité profonde : elle rentre dans son rôle de « mère de tous les vices », et se voit même mise, par Pascal, au rang de « super-vice » capital. L’idée de l’immoralité de la paresse est notre hypothèse de départ ; mais si l’action immorale du paresseux est une action égoïste, il semble pourtant que son vice soit également pour luimême « le plus grand de tous les maux », et que le crime cache plutôt une force, qu’il nous appartiendra de mettre au jour. Immoralité de la paresse Le poison de la morale et de la grandeur Est-il assuré que la paresse de ses membres assure la paix de la société ? Si l’ennui auquel elle introduit rend « capable de grandes choses330 », l’on est alors contraint d’en déduire qu’il ne s’agit pas de faire triompher la vertu, puisque aussi, pour La Rochefoucauld, « Si on examine bien les divers effets de l’ennui » – de même qu’il est nécessaire de considérer attentivement les divers effets de la paresse, car les « dommages qu’elle cause [sont] très cachés » (MS 53) –, « on trouvera qu’il fait manquer à plus de devoirs que l’intérêt331 ». L’ennui du paresseux est immoral en ce qu’il le porte à négliger ses obligations à l’égard d’autrui ; et lorsque l’ennui est insupportable, il conduit à des « occupations paresseuses » qui n’en favorisent pas moins le manquement au devoir. Dans tous les cas, la 330 La Rochefoucauld, « Ajout à la dissertation Pour les Enfants qu’on ne veut pas faire étudier à fond » de Mme de Sablé, éd. Plazenet, op. cit., p. 565. 331 Id., maxime 172. 76 paresse détourne de faire le bien : on retrouve dans la sphère de la morale le jugement théologique qui voit dans la paresse la source des péchés d’omission332. Certes, elle concourt, on l’a vu, à la production de succédanés de « vertus paisibles », et conduit à l’assoupissement des « violentes passions » ; mais d’un autre côté, elle « détruit » et « consume insensiblement […] les vertus » (maxime 266), entendons les vertus actives, celles qui requièrent un déploiement d’énergie. La croyance naïve selon laquelle la paresse, « sans détruire entièrement » ces vertus, « en suspend seulement les fonctions » (maxime 398) est ainsi balayée d’une maxime à l’autre. La Rochefoucauld a du reste durci le ton : dans la maxime [84] du manuscrit de Liancourt, les verbes choisis sont moins forts : la paresse « émousse et éteint […] toutes les vertus333 » écrivait-il alors. Les Maximes ne sont pas sans offrir quelques exemples de cette négligence fautive. On lit ainsi que La promptitude à croire le mal sans l’avoir assez examiné est un effet de l’orgueil et de la paresse. On veut trouver des coupables ; et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes.334 La paresse porte ici à l’accusation injuste, qui contredit directement une injonction de l’Ecclésiastique : « Ne blâme pas avant d’avoir examiné, / Réfléchis d’abord, puis exprime tes reproches335 ». Il est plus délicat de déterminer si l’ingratitude et le renoncement à la vengeance sont, dans la maxime 14, les effets de la paresse, qui n’apparaît pas explicitement : Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L’application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine de se soumettre.336 Comment rendre compte des bizarreries de l’esprit à travers cette haine paradoxale qu’éprouvent les hommes à l’endroit de leurs bienfaiteurs, et, symétriquement, leur propension à renoncer à la vengeance ? L’inapplication « à se venger du mal » ne semble pouvoir s’expliquer que par la paresse ; se venger lui est une contrainte bien pénible. Des deux rejetons de l’amour-propre que sont la recherche du confort – ou du moins de 332 Furetière rappelle au début de l’article Paresse cette tradition : la paresse « est la cause des péchés d’omission que commet un Chrétien », Dictionnaire universel (1690). 333 La Rochefoucauld, maxime [84] du manuscrit de Liancourt, éd. Plazenet, op. cit. 334 Id., maxime 267. Nous soulignons. 335 Si (11, 7). 336 Nous soulignons. 77 l’évitement de l’inconfort – et celle de l’honneur, le premier mobile assoupit le second. Mais eu égard à la haine des bienfaiteurs et à l’inapplication à récompenser le bien, deux interprétations – du reste nullement exclusives l’une de l’autre – paraissent recevables : on peut penser que l’amour-propre éprouve un dépit secret de la dette qu’il a contractée, et dès lors la « servitude » et la « peine » ne sont pas tant celles que coûte l’effort en lui-même, que celles qu’essuie l’orgueil, principe de l’injuste omission. Pour autant, il est tout aussi légitime de croire que la seconde phrase de la maxime développe et explique la première : les hommes haïssent « ceux qui les ont obligés » parce que ces derniers les obligent par là à récompenser le bien par un effort qui répugne à leur paresse. Renoncement à la récompense et à la vengeance, ingratitude et déshonneur : la paresse apparaît particulièrement nocive à la morale aristocratique, qui exalte tout ensemble les vertus actives et les « violentes passions, comme l’ambition » (maxime 266). Si l’on soutient que l’endurance à l’ennui rend capable de grandes choses, encore faut-il souligner que, dans la plupart des cas, la paresse pousse à éviter l’ennui avec lâcheté. Certes, l’ « ennui est entré dans le monde par la paresse », mais comme poursuit La Bruyère, délaissant « l’ennui » dans sa remarque aussi rapidement que les hommes le fuient dans leur existence, la paresse « a beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société »337. Il est d’autre part peu vraisemblable qu’un paresseux renonce à sa passion de prédilection pour accomplir des exploits338. La paresse « usurpe » plutôt « sur tous les desseins » (maxime 266), et donc, a fortiori, sur les « grands desseins » dans lesquels la maxime supprimée 31 voit la marque des « grandes âmes339 ». En outre, la parenté de la paresse avec la « lâcheté » – Pascal emploie indifféremment l’une et l’autre340 –, opposée à cette vertu cardinale qu’est le courage pour le héros, le guerrier et le roi, révèle la menace extrême qu’elle fait peser sur la morale aristocratique. Cette menace s’actualise, on l’a vu : les grands n’échappent pas à la loi de la paresse universelle, et le roi Charles II est explicitement qualifié de « faible » et de « paresseux » dans la Réflexion XIX341. De surcroît, la vertu princière qu’est la « clémence » se pratique « quelquefois par paresse » (maxime 16). Dès lors le refus, miné déjà quelque peu 337 La Bruyère, « De l’Homme », 101. Certes, la maxime 810 de Vauvenargues affirme que « Les paresseux ont toujours envie de faire quelque chose », et dès lors, peut-être, de « grandes choses », mais il y a bien loin de la velléité à la réalisation, Réflexions et maximes, op. cit. 339 La Rochefoucauld, MS 31 : « Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins ». 340 Comme le montre le chiasme légèrement modifié du fragment 240 des Pensées : « l’orgueil ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’ils ne peuvent sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil ». 341 La Rochefoucauld, Réflexion XIX, p. 223. 338 78 par un adverbe, que Christine de Suède oppose à l’universalité du constat de la maxime 266, pourrait s’apparenter à une forme de dénégation : « Je crois qu’il [La Rochefoucauld] a raison pour les âmes communes ; mais les âmes grandes et nobles ne connaissent presque pas cette passion [la paresse]342 ». Conséquences de la paresse dans l’ordre des jugements A la frontière de l’intellectuel et du moral, les conséquences de la paresse dans l’ordre de la connaissance et des jugements sont lourdes si l’on considère avec Pascal que « Toute notre dignité consiste […] en la pensée. […] Voilà le principe de la morale343 ». La paresse nous rend ainsi indignes de ce qui fait la grandeur de l’homme. Moins apparente, la paresse de l’esprit ne laisse pas d’être plus appuyée que celle du corps : comme le dévoile La Rochefoucauld, « Nous avons plus de paresse dans l’esprit que dans le corps » (maxime 487). La paresse n’est pas l’apanage des femmes qu’elle rend « ignorantes ». Chez les hommes en général L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable ; cette habitude met toujours des bornes à nos connaissances, et jamais personne ne s’est donné la peine d’étendre et de conduire son esprit aussi loin qu’il pourrait aller.344 La paresse impose des bornes au travail de l’esprit, qui l’empêchent, pour son plus grand confort, de pousser jusqu’aux limites qui elles sont indépendantes de sa volonté. Plutôt que de réfléchir par soi-même, il est préférable de s’en remettre au jugement d’autrui. La paresse favorise la malléabilité d’un esprit balloté par les opinions contradictoires des uns et des autres – en cela bien éloigné de « l’esprit des Lumières » selon Kant345. La maxime 181 montre ainsi qu’« il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l’esprit ou de sa 342 Remarques de Christine de Suède sur les « Maximes », cité par Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 183. Nous soulignons. 343 Pascal, Pensées, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., fr. 232. 344 La Rochefoucauld, maxime 482. 345 Cf. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique - Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? », Paris, Nathan, 1994, p. 67 : « Paresse et lâcheté sont les causes qui font que beaucoup d’hommes aiment à demeurer mineurs leur vie durant, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère » ; l’auteur définissant la minorité comme « l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui », « minorité dont il est lui-même responsable s’il est vrai que la cause en réside non dans une insuffisance de l’entendement mais dans un manque de courage et de résolution ». 79 faiblesse346, qui lui fait recevoir toutes les opinions d’autrui ». Cette faiblesse est ainsi la cause d’une double aliénation, à l’erreur et à autrui, et rend l’homme constamment infidèle à lui-même. La faute s’aggrave lorsque le jugement est d’ordre moral ; la paresse conduit à formuler des avis conformistes plutôt que justes : La Bruyère s’étonne qu’avec tout l’orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du Prince, nous entraînent comme un torrent : nous louons ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.347 Il n’y a bien sûr aucune contradiction. La prétention à la « bonté de notre jugement » et la négligence à se servir de celui-ci pour juger autrui avec équité ne sont que des rejetons de l’amour-propre, et des déclinaisons de l’intérêt, qu’il soit un intérêt d’orgueil, de confort intellectuel ou qu’il offre tous les avantages que l’on trouve à être du côté de l’opinion dominante et des puissants. Ce jugement paresseux ne peut qu’entretenir l’inapplication déjà évoquée « à récompenser le bien » (maxime 14). Conséquences de la paresse dans l’ordre politique A l’intersection de la morale et de l’utilité, les conséquences de la paresse sont encore délétères. Le paresseux n’est pour sa société qu’un inutile et un parasite. La Bruyère s’en indigne, non sans audace : Il y a des créatures de Dieu qu’on appelle des hommes, qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l’attention est réunie à scier du marbre : cela est bien simple, c’est bien peu de chose. Il y en a d’autres qui s’en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, 346 La paresse et la faiblesse, sans être réductibles l’un à l’autre – « « Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner » (Les Caractères, « Du Cœur », 71) – sont néanmoins des termes très proches chez les moralistes : « Le roi d’Angleterre [est] faible, paresseux » au dire de La Rochefoucauld ; « Combien d’âmes faibles, molles et indifférentes […] ! » s’exclame La Bruyère (« De l’Homme », 158). Ils renvoient tous deux à un défaut de volonté. 347 La Bruyère, « Des Jugements », 7. 80 et qui passent les jours à ne rien faire ; c’est encore moins que de scier du marbre.348 Par sa chute lapidaire – si l’on ose dire –, la remarque opère un renversement percutant : la cible aristocratique visée par le moraliste est mise plus bas que l’une des catégories les plus déconsidérées de la société. Le réquisitoire de Theotée atteint sur ce point une véhémence particulière, à coups d’hyperboles et d’anaphores : il n’y a rien de plus monstrueux que cette paresse : et je ne sais comment ces personnes ne font pas scrupule de manger du pain qui coûte tant de sueur aux autres, et de se servir du travail et de la peine de toute la société civile pour tous leurs besoins, sans y rien contribuer : je ne sais, dis-je, comment elles n’ont point de confusion d’elles-mêmes ; comment elles ne rougissent point de sortir de ce monde de la même manière qu’elles y sont entrées, puisqu’en vérité c’est la même chose, de n’y être pas, que d’y être pour n’y rien faire.349 Par ailleurs, il s’avère que la paresse du peuple fait le lit du régime despotique. La Bruyère remarque ainsi dans « Du Souverain ou de la République » que C’est une politique sûre et ancienne dans les Républiques que d’y laisser le peuple s’endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ; le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle : quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence !350 Le constat n’est pas sans faire écho au Discours de la servitude volontaire : La Boétie y met au jour « la ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets351 » par les jeux. Il en donne pour illustration la conduite de Cyrus envers les Lydiens. Apprenant la révolte du peuple de Sardes, la capitale dont il s’était emparée, il s’avisa d’un expédient admirable pour s’en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le 348 La Bruyère, « Des Jugements », 102. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 103-104. 350 La Bruyère, « Du Souverain ou de la République », 3. 351 La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et une nuits, 1995, p. 30. 349 81 mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient Ludi, par corruption de Lydi.352 Mais les conséquences de la paresse sont plus graves encore. Car par paresse, l’homme se détourne de Dieu. L’oubli paresseux de Dieu et du salut La vie paresseuse met d’abord à mal le rapport des fidèles à Dieu : il n’y a en effet pour Theotée « rien qui soit plus désagréable à Dieu que la Paresse ; car si nous jetons les yeux sur toutes les choses qu’il a crées, nous verrons qu’elles sont toutes dans l’action, selon le dessein du Créateur353 ». Ainsi, On ne peut pas dire en effet que des personnes vivent et vivent Chrétiennement, qui étant en parfaite santé et dans la vigueur de l’âge, se lèvent néanmoins à onze heures, ou à midi.354 Le Traité de la Paresse se conclut donc sur une équivalence abrupte, préparée depuis le Premier Entretien : pour l’abbé, cette vie paresseuse […] est une vie toute Payenne, sans y rien changer, si ce n’est que ceux qui vivent ainsi à présent se donnent le nom de Chrétiens355, Ces « faux chrétiens » doivent naturellement s’attendre à de terribles conséquences dans l’au-delà. Mais, à l’instar de Philargie et Zeroandre, « convertis » à la fin du Traité, ils sont encore capables de guérison. Qu’en est-il maintenant des libertins de profession ? La paresse peut-elle véritablement les inviter à la pensée de leur néant, et ainsi à la recherche d’un « moyen plus solide d’en sortir356 » que les divertissements ? A cette hypothèse fallacieuse s’opposent d’abord deux contre-arguments de poids. Bien plus qu’à s’ennuyer, les paresseux consument leur temps dans des divertissements – autres que le travail –, comme 352 Ibid., p. 31. Courtin, op. cit., vol. 1, p. 203. Cet argument contre l’inactivité du paresseux est un lieu commun de la théologie morale, on l’a vu. 354 Ibid., p. 64. Nous soulignons. 355 Ibid., vol. 2, p. 255. 356 Pascal, Pensées, fr. 33. 353 82 l’illustre le Second Entretien du Traité de la Paresse ; le tableau de la vie paresseuse, révèle que les « fainéants » sont toujours, quand ils ne dorment pas, des êtres agités. En outre, prendre conscience de sa misère est une entreprise à la fois difficile – il faut se donner la peine d’y penser – et éminemment déplaisante : or « L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable357 ». Mais Pascal nous laisse lui-même tirer les véritables résultats de la paresse quant à ce point crucial. Il distingue en effet trois sortes de personnes, dont deux qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu’ils ne le connaissent pas.358 Puisqu’en la recherche de Dieu consiste « notre premier intérêt et notre premier devoir359 », les premiers sont heureux et justes, et les seconds justes, mais malheureux, car ils sont encore tourmentés par le doute. Pascal établit néanmoins « une extrême différence360 » entre ces derniers, « qui travaillent de toutes leurs forces361 » à trouver Dieu, et « ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser362 ». L’incrédulité de ces libertins qui « croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Ecriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi363 », est la conséquence de ce que Pascal nomme à plusieurs reprises une « négligence364 » – parfois une « indifférence365 » – qui l’insupporte, l’étonne, au sens fort et premier du terme, et l’épouvante tout à la fois, trois réactions qui se cristallisent en une unique métaphore : Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit. Elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi.366 « Monstre » moral, l’attitude du libertin, insoucieux de son intérêt le plus cher, décrit aussi un « monstre » intellectuel, un prodige incompréhensible. C’est dire combien il est malaisé d’identifier la cause ultime de cette négligence. La stupeur qu’elle suscite chez l’auteur 357 La Rochefoucauld, maxime 482. Pascal, Pensées, fr. 681.Nous soulignons. 359 Ibid., p. 519. 360 Ibid. 361 Ibid. 362 Ibid. 363 Ibid. 364 Ibid., fr. 681 et fr. 682, passim. 365 Ibid., fr. 682. 366 Ibid., fr. 681, p. 520. 358 83 apparaît dans la pluralité des équivalences qu’il en donne, comme si elle était difficile à circonscrire, et ne pouvait être approchée que par approximations successives : c’est « un enchantement incompréhensible », ou encore « un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause367 ». La prosaïque paresse se tapirait-elle derrière cette négligence toute métaphysique ? La prudence reste de mise, puisque le principe de cette indifférence pourrait résider dans l’orgueil ou l’inconscience : l’on perçoit aisément l’ambivalence de l’expression « cela n’en vaut pas la peine368 », qui peut exprimer aussi bien une forme de mépris que renvoyer à la paresse. Saint Thomas affirme pourtant que la négligence « semble être identique à la paresse369 ». Qu’entend l’apologiste par cette « force toute-puissante » ? Il est tentant d’en appeler à l’éclairage de la maxime supprimée 53 : la paresse n’est-elle pas la passion « la plus maligne de toutes » pour La Rochefoucauld ? Le fait que « les dommages qu’elle cause soient très cachés » pourrait expliquer l’impossibilité de désigner cette force agissante. En outre, la paresse « se rend en toutes rencontres maîtresse […] de nos intérêts » - y compris, donc, de ce que Pascal nomme « notre premier intérêt ». Enfin l’ « enchantement incompréhensible » n’est pas sans rappeler le « charme secret de l’âme » en quoi consiste pour La Rochefoucauld le « repos de la paresse », cette sirène qui « suspend soudainement les plus ardentes poursuites »370 – par conséquent aussi l’entreprise qui consiste « à rechercher Dieu ». Identifier la paresse, sous sa forme spirituelle, derrière la « force toute-puissante » mentionnée par le fragment 681, n’est donc pas une démarche dénuée de fondement. La paresse est bien la cause immédiate, sinon ultime, de la « négligence », de l’ « indifférence » ou encore de « l’étrange insensibilité » qui horrifie Pascal. Si un doute subsistait, il est d’ailleurs tranché par La Bruyère au chapitre « Des Esprits Forts », dans le scandale : L’athéisme n’est point. Les Grands, qui en sont les plus soupçonnés, sont trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n’est pas ; leur indolence va jusqu’à les rendre froids et indifférents sur cet article si capital, comme sur la nature de leur âme, et sur les conséquences d’une vraie religion ; ils ne nient ces choses ni ne les accordent : ils n’y pensent point.371 367 Ibid., p. 521. Nous soulignons. Cf. ibid., fr. 682, p. 524 : « Ils sont dans le péril de l’éternité de misères ; et sur cela, comme si la chose n’en valait pas la peine, ils négligent d’examiner […] ». 369 Saint Thomas, Somme théologique, op. cit., IIa IIae, q. 54, a.2, ad. 1, p. 359. 370 La Rochefoucauld, MS 53. C’est nous qui soulignons à chaque fois. 371 La Bruyère, « Des Esprits Forts », 16. Nous soulignons. 368 84 Les deux exemples d’indifférents que Pascal dissémine dans les Pensées confirment du reste que la négligence s’inscrit dans le champ de la paresse. L’auteur attaque Montaigne, qui « inspire une nonchalance du salut, SANS CRAINTE ET SANS REPENTIR372 ». C’est avec plus de douceur pour un libertin de son temps, Mitton373, honnête homme de ses amis, qu’il projetait de « reprocher […] de ne point se remuer ». Or seule la religion chrétienne rend compte pour Pascal de la paresse des incrédules, et peut la guérir. En refusant le secours de ses lumières, les « paresseux » demeurent dans le désespoir, et s’abandonnent par là à tous les vices. La « mère de tous les vices » La typologie pascalienne des philosophies se présente en effet d’abord comme un classement de l’humanité en deux groupes, en quoi le fragment 240 des Pensées complète l’Entretien avec M. de Sacy sur la lecture d’Epictète et de Montaigne : Sans ces divines connaissances, qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Néanmoins il revient indéniablement aux « diverses sectes374 » philosophiques de cristalliser ce sentiment et cette vue et de les porter à leur plus haut niveau de conscience. Pascal distingue ainsi deux types de philosophies humaines et trop humaines : les unes versent dans la superbe, tandis que les autres, à l’inverse, s’abandonnent au désespoir. Aux orgueilleux « stoïques » répondent des « épicuriens » désespérés, quand les « dogmatistes » s’opposent aux « académiciens ». Les uns pèchent par orgueil en jugeant la nature « incorrompue375 » et « saine376 », « sans besoin de réparateur377 », car ils ne considèrent que 372 Pascal, Pensées, fr. 559. Nous soulignons. Philippe Sellier renvoie en note à ces expressions des Essais, III, 2, op. cit., p. 36 : « Je me repens rarement […] », et p. 45 : « Ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir. ». L’accusation de Pascal est évidemment injuste. 373 Mitton connut très vraisemblablement une période libertine, puisqu’on l’associe à une « débauche » qui eut lieu au cours de la semaine sainte de 1659. 374 Ibid., fr. 240. 375 Ibid. 376 Pascal, Entretien avec M. de Sacy, De l’Esprit géométrique - Ecrits sur la Grâce et autres textes, op. cit., p. 110. 85 la « grandeur passée » de la condition humaine, celle d’Adam avant la chute. A contrario, épicuriens et académiciens constatent la « faiblesse présente » de l’homme, et sa « corruption » qu’ils jugent « irréparable »378. Cette conviction les précipite « dans le désespoir d’arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté379 », synonyme de paresse. Cette connaissance parcellaire est à l’origine de tous les « désordres380 » : les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’ils ne peuvent sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil.381 Il appartient à la seule religion chrétienne, qui reconnaît à la fois la grandeur de l’être humain fait à l’image de Dieu et sa corruption par le péché originel, d’accorder ces « contrariétés par un art tout divin »382, de concilier deux doctrines humainement opposées en tenant les deux bouts de la chaîne. Pascal propose ici une dyade originale, un système des deux péchés capitaux, au lieu de la triade bien connue de la « volupté », de la « curiosité » et de l’ « orgueil »383, ou du septénaire médiéval. Cette structure inédite s’appuie néanmoins sur une tradition solide. Depuis l’Ecclésiastique en effet, la paresse est la « mère de tous les vices », et le même livre voit dans l’orgueil « le commencement de tous les péchés384 ». Ce couple de deux vices principiels, irréductibles l’un à l’autre, trouve dans les Pensées mêmes une illustration : L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit, ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de Port-Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance.385 Pascal propose surtout une typologie des philosophies qui, bien que rigide par sa binarité, constitue une clé puissante d’intelligibilité des doctrines. Elle put ainsi trouver facilement une application contemporaine avec le livre des Maximes de La Rochefoucauld. Certes, la critique 377 Ibid. Id., Pensées, fr. 240. A l’évidence, l’Entretien et le fragment 240 ne visent pas à la compréhension interne de ces philosophies, plus complexes que la réduction, certes puissante, que Pascal en donne. 379 Id., Entretien, p. 110. 380 Ibid. 381 Id., Pensées, fr. 240. 382 Id., Entretien, p. 111. 383 A laquelle il accorde néanmoins une place importante dans les Pensées, comme au fragment 460. 384 Si (10, 15). 385 Pascal, Pensées, fr. 97. Nous soulignons. 378 86 n’exprime aujourd’hui plus aucun doute sur le fait que l’ouvrage se fonde sur un augustinisme laïcisé ; Laurence Plazenet, dans son édition récente, va jusqu’à souligner la « vocation apologétique de l’œuvre386 ». Mais, dans la mesure où les Maximes se limitent comme au premier volet de l’entreprise pascalienne, celui de la « misère de l’homme sans Dieu », sans aborder celui de « la félicité de l’homme avec Dieu » et sans lier explicitement la misère de la condition humaine à l’absence de Dieu, le scandale qui accompagna la parution des Maximes, jugées excessivement pessimistes, s’explique aisément. Pour bien des lecteurs du temps, le livre n’a pour effet que de conduire au désespoir, et par là à la paresse, précipitant ainsi dans tous les désordres. Un auteur inconnu adresse en 1663 à Mme de Sablé son « Jugement sur les maximes de M. de La Rochefoucauld », où il déclare : on peut dire qu’entres les mains de personnes libertines ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit les pourrait confirmer dans leur erreur et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu et que c’est folie de prétendre de devenir vertueux et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices.387 Ce jugement, qui fut partagé par un grand nombre de contemporains, repose sur une mauvaise appréciation du projet de l’œuvre, que l’on aurait beau jeu de condamner à trois siècles de distance. Les Maximes seraient bien plutôt à placer du côté de la résolution de l’aporie de la condition humaine – tout ensemble grande et misérable – que seule permet la religion chrétienne pour Pascal, comme aussi, en filigrane, pour La Rochefoucauld. Mais, bien que le point d’application de la typologie pascalienne soit en l’occurrence impertinent, la chaîne causale qui conduit du désespoir à tous les désordres, en passant par la paresse, trouve ici une illustration éclatante. Demeure en suspens la question d’une éventuelle hiérarchie de l’orgueil et de la paresse, inutile à la finalité de Pascal, qui est de montrer l’impuissance de la raison humaine à se hisser seule jusqu’à la « vérité entière » de la condition humaine. Le Traité de la Paresse se penche naturellement sur le problème. Theotée commence par analyser l’orgueil, sans en nier aucunement la gravité ; mais il n’en donne pas moins la préséance à la paresse, qui a pour singularité d’opérer très secrètement dans l’âme : 386 Laurence Plazenet, « Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales : livre de sable ou théologie masquée ? », Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, op. cit., p. 113. 387 Ed. Laurence Plazenet, p. 641-642. Nous soulignons. 87 Mais quelque pernicieux que soit l’orgueil, la paresse l’est en quelque sorte encore davantage, et elle a une malignité d’autant plus dangereuse qu’elle prend pour nous perdre une route très différente. Celui-là fait tout avec éclat, ou en se faisant […] tellement sentir en nous-mêmes, que quiconque s’examine avec quelque attention, peut bien facilement reconnaître qu’il se laisse aller à un mouvement d’orgueil, toutes les fois par exemple, qu’il est tenté d’ambition, ou qu’il est sensible à quelque offense et à quelque mépris. Mais la paresse est une maladie qui se tient cachée dans le fond du cœur ; elle s’y rend imperceptible, lors même qu’elle se répand le plus visiblement sur toutes nos actions.388 Les conséquences de la paresse échappent à la conscience même du paresseux. Comme l’écrit en effet La Rochefoucauld, « de toutes les passions [elle est] celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes », « sa violence [est] insensible », et « les dommages qu’elle cause [sont] très cachés » (MS 53). Courtin s’inspire du reste très nettement de la maxime 266 et de la maxime supprimée 53, qu’il cite en intégralité à la suite de ce passage. Un Traité de la Paresse apparaît ainsi plus indispensable encore qu’un « Traité de l’orgueil », car la première ne saurait être l’objet d’un « auto-diagnostic », et donc d’une « auto-médication ». Promue par Pascal au rang de super-vice capital, la paresse, qui jette dans tous les désordres, qui plus est d’une manière subreptice, est le poison de la vie morale. On entraperçoit déjà que son action n’est pourtant pas même bénéfique au paresseux lui-même, dépeint par Courtin en malade. Puisque l’orgueil, comme le rappelle La Rochefoucauld, « est inséparable de l’amour-propre389 », il y a pourtant fort à parier que la seconde « source de tous les vices » en constitue une autre déclinaison. Qu’en est-il des liens que tisse l’amour-propre avec la paresse ? 388 389 Courtin, op. cit. , vol. 1, p. 18-19. La Rochefoucauld, Réflexion XVIII, p. 217. 88 L’amour-propre, cause de la paresse ? Le paresseux, première victime de sa paresse Ces liens pourraient d’abord sembler fort inamicaux en effet. Si l’intérêt est « l’âme de l’amour-propre390 », alors la paresse ne semble guère encline à le satisfaire. Elle exerce aux dépens du paresseux « sa violence […] insensible » et ses « dommages […] très cachés » (MS 53). Ainsi le paresseux perd-t-il d’abord le temps sans en avoir conscience : comme le rappellent les moralistes à l’envi, il représente l’un des biens le plus précieux de l’homme, puisque la vie se définit d’abord comme une certaine durée. La Bruyère et surtout Courtin – dans la perspective de responsabiliser son lecteur – rejettent le lieu de la brièveté de la vie, pour lui préférer la dénonciation, elle aussi topique, du mauvais emploi de son temps. Le Traité de la Paresse, ou l’Art de bien employer le Temps est d’abord un traité dédié à l’art de vivre, qui fait cruellement défaut aux paresseux. L’exemple du ministre, que sa fonction somme d’utiliser au mieux le temps qui lui est imparti, porte à déplorer, a fortiori, sa perte universelle : Il n’y a point de ministre si occupé qui ne sache perdre chaque jour deux heures de temps : cela va loin à la fin d’une longue vie ; et si le mal est encore plus grand dans les autres conditions des hommes, quelle perte infinie ne se fait pas dans le monde d’une chose si précieuse, et dont l’on se plaint qu’on n’a point assez !391 La paresse, qui est « l’Art de perdre son temps392 », comme le constate Zeroandre, est la cause de ce gaspillage insensé, et de d’abord parce que le lit de « repos » est le poste de prédilection du paresseux. Theotée montre à Zeroandre qu’il perd sa vie, par des considérations bien pratiques qui font la spécificité, et le charme, du Traité d’Antoine de Courtin : Supposons maintenant […] qu’un homme de votre âge doive se lever à cinq heures du matin, comme en effet, il le faudrait ; ainsi vous trouverez qu’à ne se lever qu’à dix heures il perd cinq heures de temps par jour : si après cela vous comptez à combien reviennent en un an ces cinq heures par jour, vous en ferez plusieurs mois. 390 La Rochefoucauld, ME 24. La Bruyère, « Des Jugements », 101. 392 Courtin, op. cit., vol. 2, p. 127. 391 89 Distribuez maintenant ces mois sur toute la vie d’un homme, vous trouverez, selon mon compte, qu’il en perd la meilleure partie. Cependant, Monsieur, vous savez que nous n’avons rien au monde de si cher que la vie.393 La perspective adoptée ici est en un sens égoïste, elle épouse l’intérêt du paresseux. La paresse trouve un autre chemin pour abréger – ici au sens strict – la vie : elle fait perdre la santé. Après avoir tant insisté sur l’immoralité du paresseux et sur le châtiment qu’il récoltera de sa fainéantise dans l’au-delà, Theotée met significativement l’accent dans la conclusion du Traité sur l’intérêt bien compris du paresseux. Il affirme à Philargie, désormais sur la voie de la conversion : Je ne veux pas même vous y convier davantage par l’intérêt de votre salut, qui est néanmoins tout ce que nous avons de plus cher et de plus précieux au monde. […] je vous y convie, Madame, par votre propre santé, qui est ou doit être votre unique objet pour le corps. […] Vous imaginez-vous, Madame, qu’une vie paresseuse, mole et déréglée, contribue à la santé ? Croyez-vous que des personnes qui ne font que manger et dormir, sans faire aucun exercice, ni du corps, ni de l’esprit, sans faire aucune action, puissent se bien porter ? non certes, Madame, c’est au contraire la source la plus ordinaire de toutes les maladies du corps et de l’âme ; c’est d’où viennent ces inquiétudes et ces insomnies qui abattent le corps et l’esprit. […] tous ces maux finissent en dernier lieu par des paralysies, ou par des apoplexies, qui ne donnent bien souvent pas le temps de se reconnaître, Prenez donc, Madame, ce conseil pour un régime de santé.394 La paresse, enfin, dicte les intérêts les plus importants de notre existence, comme l’analyse avec brio le moraliste, armé du scalpel de l’équivalence métaphorique, qui lui permet de circonscrire, le plus finement possible, son pouvoir paradoxal : si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs ; c’est la rémore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus 393 Ibid., vol. 1, p. 29-30. Ibid., vol. 2, « Conclusion de ce Traité. Effet de ces avis et conversion de ces paresseux », p. 253-254. Nous soulignons. 394 90 importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes [...].395 Dufresny offre un bon exemple de ces « plus importantes affaires » réglées par la paresse ; il constate avec humour dans l’« Amusement septième » qu’ Il y a des hommes si accablés de quiétude et d’indolence qu’ils se marient seulement pour se désennuyer : d’abord le choix d’une femme les occupe ; ensuite les visites, les entrevues, les festins, les cérémonies ; mais après la dernière cérémonie, l’ennui les reprend plus que jamais.396 La disproportion de la cause et de l’effet suscite indéniablement un effet comique, mais le sujet est sérieux ; si l’on ose emprunter une tournure pascalienne, ne pourrait-on pas affirmer que la chose la plus importante de toute la vie est « le choix d’une femme » : la paresse en dispose ? La paresse tue dans l’œuf ou en cours de route tous les projets – « elle usurpe sur tous les desseins » (maxime 266) – qui sont pourtant de l’ordre du réalisable : « Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles ». En vérité, « il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes ; et l’application pour les faire réussir nous manque plus que les moyens » (maxime 243). Il suffirait pourtant d’être tortue397 plutôt que lièvre398 pour parvenir aux résultats escomptés, selon Courtin399 comme La Bruyère, qui, par la métaphore filée de la « course », rappelle la fable célèbre : La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d’un grand effort que d’une longue persévérance : leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencements ; ils se laissent souvent devancer par d’autres qui 395 La Rochefoucauld, MS 53. Dufresny, « Amusement septième, Le mariage », Amusements sérieux et comiques, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 1018. 397 Cf Beugnot, La morale classique, p. 136 : « Les hommes de ce siècle ont une sensibilité paisible dont on a perdu les secrets […] nos moralistes […] sont, plus que d’autres, des âmes lentes, c'est-à-dire de celles qui savent que, bien user du temps, c’est d’abord savoir le prendre, à l’imitation du Créateur ». 398 Il est vrai, la défaite du Lièvre a pour cause première son orgueil, dont la paresse n’est que la conséquence : il « Croit qu’il y va de son honneur/ De partir tard » (La Fontaine, Fables, VI, 10, v. 25-26). 399 Un passage du Second Entretien peut rappeler lui aussi – quoique moins nettement – « Le Lièvre et la Tortue » : lorsque « les gens sont laborieux, et [que] chacun s’applique vigoureusement et dans le temps qu’il faut à ce qu’il doit faire […], n’étant jamais prévenus ni préoccupés par la Paresse, ils font tout à loisir et d’un esprit quiet et paisible : et au lieu que nous sommes inondés, pour ainsi dire, d’impatience et d’inquiétude, ils sont froids, et ne savent ce que c’est que de se presser, parce qu’ils n’en ont jamais besoin. […] ce sont eux […] qui sont gens véritablement actifs » (II, 10, p….). 396 91 sont partis après eux, et qui marchent lentement, mais constamment.400 Dépourvue d’efforts démesurés, la simple régularité, bien rendue par les deux derniers adverbes, qui comptent le même nombre de syllabes, et par le retour de la sonorité [en], permettrait aux hommes d’arriver à leurs fins – mais la paresse en rend incapable. Sujétion de la paresse à l’amour-propre Au vu des terribles conséquences de la paresse pour l’individu lui-même, sa parenté avec l’amour-propre semble en effet très douteuse. Mais si l’intérêt est bien « l’âme de l’amour-propre » (ME 24), ce dernier est aussi très susceptible de s’aveugler sur ses intérêts véritables, et ainsi le voit-on même quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut.401 En quoi la paresse relève-t-elle de l’amour-propre ? L’intérêt subjectif le plus évident que trouve l’amour-propre à la paresse réside dans la commodité et l’agrément. S’il travaille parfois « avec le dernier empressement » à obtenir des choses qui lui sont nuisibles, il peut a fortiori desservir son intérêt véritable en ne se donnant aucune peine. Comme l’écrit Jean Lafond, « nous avons intérêt, par simple souci de notre ‘‘repos’’, à ne pas agir402 », intérêt apparent certes, mais il est difficile de résister au « charme secret de l’âme » que procure la paresse. On sait grâce à la maxime 482 – où « l’esprit » peut aisément s’étendre au moi en général – que « l’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable » – quitte à laisser ses capacités intellectuelles à l’abandon. Enfin, l’intérêt voluptueux qui relie la paresse à l’amour-propre est clairement mis au jour par Courtin, à travers une métaphore filée : Theotée affirme que la paresse est « la fille de l’amour propre », et que 400 La Bruyère, « De l’Homme », 137. La Rochefoucauld, MS 1. 402 Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, op. cit., p. 34. 401 92 Nous la pouvons appeler sa fille avec d’autant plus de justice et de raison, que par tous les mouvements qu’elle nous inspire, nous la voyons agir comme une fille pleine de tendresse, qui cherche de tous côtés les avantages de son père, et qui lui procure partout sa satisfaction, son plaisir et ses aises.403 Le paresseux pourrait encore bénéficier de quelque indulgence, s’il savait lui-même en faire preuve à l’égard d’autrui. Mais Pascal rappelle que « la nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi404 ». Le fainéant est plein de mansuétude pour lui-même, et dur envers autrui. En écrivant que « l’expérience confirme que la mollesse ou l’indulgence pour soi et la dureté pour les autres n’est qu’un seul et même vice405 », La Bruyère entend sans nul doute par ce dernier l’amour-propre ; l’hypothèse est du reste confirmée par la remarque suivante, symétrique et équivalente : « Un homme dur au travail et à la peine, inexorable à soi-même, n’est indulgent aux autres que par un excès de raison406 ». A l’inverse, lorsque La Rochefoucauld constate qu’ « Il n’y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux lorsqu’ils ont satisfait à leur paresse, afin de paraître diligents » (MS 64), outre la finalité consciente du paresseux de tromper407 en passant pour le diligent qu’il n’est pas, se lit également l’égoïsme foncier d’un être qui estime que lui seul a droit à la paresse. Cet égoïsme du paresseux est sans doute encore plus marqué chez lui que la paresse, dont il sait fort bien se défaire quand il s’agit de ses plaisirs : paresseux pour ses obligations, il est alors métamorphosé – et il n’est guère question d’un échauffement de la bile noire. Les enfants, hommes en devenir, jouent dans la remarque suivante de La Bruyère la fonction d’un miroir de concentration de la nature humaine : La paresse, l’indolence et l’oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose qu’ils ont manquée : présages certains qu’ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour leurs plaisirs.408 403 Courtin, op. cit., vol. 2, p. 5. Pascal, Pensées, fr. 743. 405 La Bruyère, « Du Cœur », 49. 406 La Bruyère, « Du Cœur », 50. Nous soulignons ici comme précédemment. 407 Comme le souligne l’article Paresse du Dictionnaire de théologie catholique, la paresse « entraîne souvent à la duplicité et au mensonge », op. cit., p. 2025. 408 La Bruyère, « De l’Homme », 55. 404 93 Après le heurt d’une syntaxe mimétique d’une activité subite, la chute est bien amère. Cette possible communauté dans les plaisirs ne saurait durer, car le paresseux ne songe qu’à lui. Il peut pousser le vice si loin qu’autrui n’apparaît plus que comme un simple moyen de satisfaire sa paresse. Courtin, qui emprunte « à la vie courante de son temps ou aux chroniqueurs les exemples et les anecdotes qui illustrent sa morale409 », rapporte par l’entremise d’Angélique une cruelle habitude des mondaines : je suis touchée de compassion, quand je vois de ces Dames assises le dos au feu, qui ne pouvant par une extrême lassitude, comme elles croient, porter leur tête, ou s’éloigner un peu du feu, disent à un laquais ; mets-toi derrière-moi, la Vitesse, soutiens moi la tête : Et ce pauvre garçon faisant ainsi l’écran et le fauteuil à oreilles, aussi longtemps qu’il plaît à Madame, fume de tous côtés, se couvre comme il peut, tantôt une jambe, tantôt l’autre ; et enfin brûle tout vif, comme s’il était condamné au plus cruel de tous les supplices, pour la paresse de sa maîtresse.410 La disproportion est invraisemblable entre l’infime économie d’effort que réalisent ces paresseuses et le supplice qu’il en coûte à autrui, réifié en meuble combustible, et elle éclate dans la chute finale. Le pathétique le dispute au scandale, ce d’autant plus que l’hypotypose place sous les yeux la scène du calvaire du laquais : la juxtaposition de segments paratactiques est mimétique des vains efforts du « pauvre garçon » pour se protéger du feu. Theotée répond à Angélique : il ne faut pas s’en étonner, le propre de la paresse et des paresseux est de n’aimer qu’eux-mêmes ; de n’être nés que pour eux, et de croire que tout le genre humain, et toute la nature ne soit faite que pour eux ; et comme cela est tout à fait contraire à la charité, ils sont responsables en l’autre monde de toutes les tyrannies qu’ils exercent en celui-ci sur les autres.411 Le paresseux est un tyran. Le propos fait écho aux premiers mots de la célèbre maxime supprimée 1 de La Rochefoucauld : 409 Kamal Farid, Antoine de Courtin. Etude critique, op. cit., p. 58. Courtin, op. cit., édition de 1673, p. 123-124. 411 Ibid., édition de 1677, vol. 1, p. 212. Nous soulignons. 410 94 L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens.412 L’étroite parenté de la paresse et de l’amour-propre est donc explicitement établie dans le Traité de la Paresse. Si l’on cherchait une confirmation définitive de celle-ci dans les Maximes, qui invitent à déduire autant qu’elles assènent, on trouve les ingrédients d’un syllogisme qui permet de démontrer que la paresse est consubstantielle à l’amour-propre. La maxime supprimée 53 rappelle en effet que la paresse est une passion, or on apprend avec la maxime 28 que « Les passions ne sont que les divers goûts de l’amour-propre ». En somme, les moralistes s’accordent, chacun à leur manière, sur le fait que le paresseux est d’abord un être qui s’aime plus que tout. L’aveu suspect de la paresse Non contente d’être l’un des « goûts » de l’amour-propre, la paresse est aussi goûtée par lui en tant qu’objet de discours : elle lui offre l’une de ses ruses. Elle est la chose du monde la plus confessée : « De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d’accord, c’est de la paresse » (maxime 398). Est-ce parce que « L’on préfère dire du mal de soi plutôt que de n’en point parler » et qu’un petit défaut comme celui-ci permet de satisfaire pour un prix très modique cette envie de parler de soi? Est-ce parce que nous « Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands413 » ? Certes, mais parmi ces « petits défauts », la paresse a une spécificité dont l’amour-propre sait fort bien tirer parti avec effronterie : celle de son voisinage avec les vertus paisibles, contiguïté que les hommes abusés – mais sans doute complices de leur aveuglement – interprètent comme une parenté : « nous nous persuadons qu’elle [la paresse] tient à toutes les vertus paisibles » (maxime 398). Le paresseux donne à croire qu’il est un sage en qui triomphe le désintéressement. Mais en vérité, il n’éprouve simplement aucun intérêt pour des objets dont l’obtention réclame de lui un effort quelconque ; les passions qui visent ces objets s’assoupissent en lui. La paresse triomphe de l’ambition, de l’amour (maxime 266) ou encore de l’avidité, car « elle se rend en toutes rencontres maîtresse […] de nos intérêts », et elle « suspend soudainement les plus ardentes poursuites » pour répandre dans l’âme son « charme 412 413 Nous soulignons. La Rochefoucauld, maxime 327. 95 secret » (MS 53) ; et le paresseux laisse croire – alors même qu’il est fort intéressé à son bienêtre et à son plaisir – que c’est par désintéressement qu’il ne recherche ainsi ni les honneurs, ni la fortune, ni les femmes, et ne manifeste aucun besoin en général dans la mesure où la paresse lui « tient lieu de tous les biens » (MS 53). Il actualise à son profit la virtualité mystificatrice du langage : comme l’écrit La Bruyère, « l’on fait l’aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l’on est guéri de l’ambition ». En somme, la paresse est, tout autant que la servante, le masque de l’amour-propre, ou sa couverture, pour emprunter une métaphore de Gérard Ferreyrolles : « si elle est celui des défauts qui peut le mieux (nous) faire croire que nous n’agissons pas par intérêt, elle sera aussi parmi eux la meilleure couverture possible de l’amour-propre414 ». Les aveux insistants de paresse appellent donc à la méfiance. Dans l’histoire des paresseux autoproclamés figure en bonne place Michel de Montaigne, qu’ont lu tous les grands moralistes du XVIIe siècle. L’auteur reconnaît fort volontiers et à de multiples reprises sa paresse dans les Essais. Après l’aveu de son « incroyable défaut de mémoire415 » – un autre des « petits défauts » énumérés par La Bruyère (« De l’Homme », 67) –, il affirme qu’enfant, sa « complexion » n’avait, se souvient-il, autre vice, que langueur et paresse. Le danger n'était pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile : On y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice. Je sens qu'il en est advenu de même.416 Cette paresse n’est-elle pas bien aimable, qui va de pair avec l’absence de vices rédhibitoires ? L’auteur revient avec une singulière insistance, accentuée ici par le retour des sonorités, sur son incurable défaut : Cela [la liberté d’être oisif] m’a amolli et rendu inutile au service d’autrui, et ne m’a fait bon qu’à moi. Et, pour moi, il n’a été besoin de forcer ce naturel pesant, paresseux et fainéant.417 Bien sûr, ce naturel ne représente pas une charge trop pénible pour autrui : « La paresse à me lever donne loisir à ceux qui me suivent de dîner à leur aise avant de partir418 ». 414 Gérard Ferreyrolles, op. cit., p. 188-189. Montaigne, Essais, op. cit., I, 26, p. 354. 416 Ibid., p. 356. 417 Ibid., II, 17, p. 445. 418 Ibid., III, 9, p. 259. 415 96 Rien n’interdit donc de penser que Rousseau – il confie d’ailleurs lui aussi sa paresse sans grands détours – compte cette dernière parmi les défauts un peu trop sympathiques – aux yeux du monde – que se prête l’auteur des Essais, en déclarant dans le prologue du premier manuscrit des Confessions : Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s’en donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en ait d’odieux. Montaigne se peint ressemblant, mais de profil.419 La Rochefoucauld ne se contente pas d’ôter le masque que trouve le moi dans l’aveu de sa paresse ; la maxime 266, et surtout la maxime supprimée 53, qui culmine dans la comparaison de la paresse à « une béatitude de l’âme », toutes deux d’une acuité inédite, dévoilent la vraie nature de la paresse elle-même, et en filigrane, le caractère illusoire d’une entreprise qui viserait à en « triompher ». Un volontarisme illusoire ? Theotée pense sans doute rendre hommage au « bel esprit » auteur de l’actuelle maxime supprimée 53 en la citant en intégralité dans son « Tableau de la Paresse ». Mais il la tord immédiatement dans le sens de son sermon : Mais Dieu ! quelle béatitude qui nous fait perdre la véritable félicité pour laquelle nous sommes au monde ! Quelle béatitude ? qui nous mène à une damnation éternelle, en nous y conduisant d’excuse en excuse […].420 Antoine de Courtin adopte cette perspective moralisatrice dans la mesure où il considère que le paresseux est responsable de sa paresse, et qu’il peut ainsi s’en corriger. Le Traité de la Paresse a une vocation performative : il ambitionne, comme le montre la conclusion, la « conversion de ces paresseux421 » que sont Philargie, Zeroandre et Nientilde, et, à travers 419 Cité par Xavier Darcos, Le Moyen Âge et le XVIe siècle en littérature, Hachette, coll. Perspectives et confrontations, p. 327. 420 Courtin, op. cit., vol. 1, p. 20. 421 Courtin, op. cit., vol. 2, p. 252. 97 eux, celle des lecteurs. Pour ce faire, l’Avertissement déclare que la connaissance est la condition, sinon le moyen de la délivrance : Si c’est une maxime constante à l’égard des maladies du corps, que pour les guérir il faut les connaître, et que de les connaître c’est presque leur guérison ; cette maxime n’est pas moins véritable pour les maladies de l’Âme ; car il est très assuré qu’il y a une infinité de personnes, qui avec le fond de bon naturel qu’elles ont, ne manqueraient pas de demander à Dieu, qu’il leur fit la grâce de les guérir de leurs faiblesses si elles connaissaient le péril où elles les jettent. Certes, l’auteur ne va pas jusqu’à affirmer que Dieu exauce nécessairement cette demande, mais son propos est plein d’optimisme. Les paresseux du dialogue, Philargie, Nientilde et Zeroandre, après bien des résistances et des railleries, prennent peu à peu conscience de leur vice, de ses conséquences et de la vie honteuse qu’ils mènent. La conclusion du Traité annonce ainsi la « conversion de ces paresseux », et les derniers mots sont pleins d’espoir : « Ainsi finirent ces entretiens, dont on a vu depuis des fruits merveilleux ». Pourtant, si l’examen de ses effets intérieurs et extérieurs au cours des trois premiers entretiens est lucide, toujours agréable et parfois originale, force est de reconnaître que les trois derniers, qui formulent des préceptes, généraux et particuliers, pour lutter contre la paresse, sont d’un intérêt moindre. Kemal Farid juge à bon droit que « Courtin excelle davantage dans la critique que dans l’essai didactique422 ». C’est sans conteste dans le premier volume de l’édition de 1677 que Courtin est pleinement moraliste, en révélant la paresse derrière les apparences de l’activité, en refusant d’absoudre les « occupations paresseuses » des mondains sous prétexte que ces habitudes vont de soi et paraissent innocentes. Le second volume laisse plus sceptique : multipliant les avis à destination des deux sexes, de tous les âges, et de toutes les conditions pour bien employer son temps, le dialogue divertissant cède souvent le pas au monologue de Theotée. Surtout, les remèdes proposés appellent discussion. Le premier des « Préceptes généraux » se déduit logiquement, il est vrai, de la parenté que la paresse entretient avec l’amour-propre : Or comme on ne peut vaincre l’amour propre qu’en lui refusant toutes choses, on ne peut non plus surmonter la paresse que par un pareil refus : Et parce qu’on peut la reconnaître à ce caractère, qu’elle est toute revêtue de douceur et de promesses de plaisir, nous 422 Kamal Farid, Antoine de Courtin, op. cit., p. 153. 98 n’avons toutes les fois qu’il s’agit de faire quelque chose, qui dans l’exécution nous promet de la joie, j’entends une joie sensuelle […] qu’à établir pour principe, que ce n’est pas une action de vertu, et par conséquent qu’il faut s’en abstenir ; mais avec une résolution prompte, mâle et généreuse. Comme d’autre part lors que nous sentons en nous de la répugnance à entreprendre cette action, il faut en conclure que la chose est louable, et qu’il faut la faire, excitant notre courage, pour affronter sans autre délibération toutes les difficultés qui la peuvent accompagner : Je veux dire, en un mot, que pour vaincre la paresse, qui nous sollicite, ou qui nous assiège de la part de l’amour propre, il faut toujours embrasser le contraire de ce qu’elle nous suggère, et de ce que nous propose notre volonté qu’elle corrompt.423 L’on peut sans difficulté admettre que la volupté constitue le marqueur de la paresse, comme la répugnance le révélateur de l’activité vertueuse. Mais de l’identification de la paresse à sa disparition, en quoi la conséquence serait-elle bonne ? « Nous n’avons qu’à […] établir […] qu’il faut s’en abstenir » : la tournure restrictive laisse croire que le changement va de soi, mais comment « s’en abstenir », si la paresse guette toujours ? « Embrasser le contraire » de ce que la paresse « nous suggère », n’est-ce pas déjà présupposer qu’elle n’est plus ? Il nous semble que toutes les sages recommandations de Theotée reposent sur de semblables pétitions de principes. Quoi qu’il en soit, il demeure incontestable que la perspective de Courtin pèche par naïveté quant à la possibilité pour les paresseux – l’humanité entière – d’éradiquer purement et simplement leur vice. La confrontation de l’édition de 1673 avec celle de 1677 révèle même que le Traité tend à durcir ses positions. La première version du Premier Entretien commençait de la sorte : « On ne saurait mieux représenter les désordres de la Paresse, ni proposer de meilleurs moyens pour la surmonter, qu’en rapportant fidèlement quelques conversations qui se sont faites sur ce sujet, chez une Dame de qualité et du beau monde, où je me suis trouvé424 ». Dans la dernière édition du vivant de l’auteur, on lit, en lieu et place de « la surmonter », « la connaître et la vaincre425 ». Theotée va jusqu’ à affirmer, dans la « Défense du titre de ce livre », ajoutée en 1677, qu’il s’agit de « détruire426 » le monstre. Il semble oublier que la paresse est une « passion » – et il est significatif que le terme apparaisse 423 Courtin, op. cit., vol. 2, p. 5-6. Courtin, op. cit., édition de 1673, p. 1. Nous soulignons. 425 Courtin, op. cit., édition de 1677, vol. 1, p. 1-2. 426 Ibid., vol. 2, p. 127. 424 99 peu dans son Traité –, comme La Rochefoucauld le rappelle (MS 53) ; au sens de la passivité, elle est même la passion par excellence, celle qui reste lorsqu’elle a assoupi, ou plutôt détruit toutes les autres427. Comment parvenir à éradiquer sa paresse une fois pour toute ? Il est sans doute possible de la combattre, mais la lutte est à renouveler à chaque instant, et la paresse triomphe toujours, à sa manière, « insensible »428. La paresse rappelle la pierre de Sisyphe, qui toujours redescend. Les « fruits merveilleux » auxquels ont donné lieu les entretiens de Theotée sont aussi des fruits fictifs. Est-on sûr que la résolution de vaincre sa paresse est suivie d’effet, si la paresse « suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions » (MS 53) ? Triomphant des passions par une anesthésie subreptice, elle peut donc avoir raison de la crainte et de la honte que Theotée n’a de cesse d’inspirer aux paresseux par ses propos. La paresse ne serait-elle pas un mal incurable de l’humanité, ou du moins de l’homme déchu, comme semble le suggérer La Rochefoucauld ? Remarquons que la définition que donne de la paresse l’Encyclopédie se ressent nettement de l’analyse de l’auteur des Maximes : l’article reprend presque mot pour mot, sans pourtant l’attribuer à son auteur, la maxime 398. Or on y lit également : Au surplus la paresse de l’esprit et du corps, est un vice que les hommes surmontent bien quelquefois, mais qu’ils n’étouffent jamais.429 Une force étrangère à la morale Dès lors, si l’on ne saurait véritablement s’en corriger, la paresse est-elle encore passible d’une condamnation morale ? En dernière instance la paresse n’est-elle pas amorale, en-deçà du bien et du mal, plutôt qu’opposée frontalement au bien ou au mal ? Elle peut certes conduire à violer les principes de la morale, lorsque leur observation exige un effort ; mais la paresse est aussi conforme au devoir, ou au devoir de ne pas violer le devoir, lorsqu’elle y trouve son repos. Dans tous les cas, le paresseux cède irrésistiblement à une solution de paresse, qui n’est autre que la loi du moindre effort. Alors la paresse n’est pas tant un crime à dénoncer qu’une de ces forces étrangères à la volonté, qui gouvernent l’homme à 427 Rappelons la fin de la maxime 266 : « elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie ; elle y détruit et y consume insensiblement les passions et les vertus ». 428 Cf. MS 53 : « quoique sa violence soit insensible ». 429 Article Paresse, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751 – 1772). Le soulignement du second segment est de notre fait. 100 leur guise, et que le grand moraliste ne peut « que » révéler. L’homme n’est plus maître de ses actes : le sujet moral se volatilise430. La paresse concourt au « suspens de l’éthique ellemême431 », pour reprendre l’expression de Jean Starobinski, ou, si l’on veut, à son assoupissement. Une force mortifère : « l’autre de l’amour-propre432 » La maxime supprimée 53 de La Rochefoucauld se conforme à l’amoralité de son objet par l’amoralité de son anatomie, qui ose le comparer à « une béatitude de l’âme ». Encore faut-il appréhender le texte dans son ensemble pour apprécier ce qu’il suggère véritablement : en révélant sa « violence […] insensible », ses « dommages […] très cachés », en recourant à la métaphore négative et inquiétante de la « bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes », cette « béatitude » paraît bien suspecte ; si elle « console [l’âme] de toutes ses pertes », elle en a vraisemblablement causé la plupart ; si elle « lui tient lieu de tous les biens », c’est qu’elle n’en est qu’un succédané. Que penser en outre d’une force qui détruit tant les passions que les actions (maxime 266), la vie intérieure comme la vie extérieure ? Les unes et les autres se définissent comme des mouvements, en quoi réside pour Pascal « notre nature » : « le repos entier est la mort »433. L’amour-propre s’aveuglerait-il à tel point sur son intérêt qu’il tendrait à « goûter » et à alimenter une force mortifère, si éloignée de tous ses intérêts à l’exception d’un seul, celui du plaisir ? Il se définit pourtant d’abord comme « tendance constitutive de l’être à persévérer dans l’être434 » ; après avoir mis en scène tous ses revirements, La Rochefoucauld identifie en effet son seul but constant : « Enfin il ne se soucie que d’être435 ». Que la paresse soit ou non la créature de l’amour-propre, elle est en tous les cas indépendante de sa tutelle, et tend à un but opposé. Gérard Ferreyrolles interprète la maxime supprimée 53 à la lumière sombre d’Au-delà du principe de plaisir : la paresse remplirait la fonction de ce que la psychanalyse appellera pulsion de mort, fonction qui consiste à supprimer ou rendre le plus faibles 430 Cf. Bérengère Parmentier, « Péril en la morale », Le siècle des moralistes, op. cit., p. 72-78. Cité par Bérengère Parmentier, op.cit., p. 76. 432 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 193. 433 Pascal, Pensées, fr. 529 bis : « Notre nature est dans le mouvement, le repos entier est la mort ». 434 Cf. Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, op. cit., p. 28. 435 La Rochefoucauld, MS 1, p. 181. 431 101 possible les excitations incessamment introduites par le principe de plaisir, et qui participe « de la tendance la plus générale de tout vivant à retourner au repos du monde inorganique ».436 Ainsi l’auteur propose-t-il en conclusion l’effrayante hypothèse « d’une bipolarité de l’univers de La Rochefoucauld437 », qui fait droit à la modernité du moraliste, et décerne à la paresse l’honneur d’être spatialisée aux côtés de l’amour-propre, le concept majeur des moralistes du XVIIe siècle – par où elle est bien ce terrible « joyau » qui « dort enseveli » : l’amour-propre qui, tel le feu, ne subsiste que dans un continuel mouvement continuerait d’y rayonner de toute l’énergie de la libido (augustinienne, sinon freudienne), cependant qu’en un foyer symétrique et invisible la paresse, comme un trou noir, attirerait à elle pour les engloutir les éclats aventurés ou sénescents du vouloirvivre humain. Après un examen à la ponctuation heurtée, la fin de la maxime supprimée 53, lieu du dévoilement ultime, paraît en effet suggérer, par l’équilibre des segments – qui suggère la tranquillité de la bonace –, et par la multiplication des monosyllabes, de tous les mots les plus proches du silence, un repos voluptueux bien proche de la mort : pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. Comment croire encore que l’on puisse « guérir » de la paresse, à travers laquelle s’exprimerait une « pulsion de mort » inhérente à toute matière vivante ? La tendance à retourner au repos de l’inorganique nous est consubstantielle. Le grand moraliste n’invite pas naïvement à « détruire » la paresse : sans s’abuser sur la nature du délicieux plaisir qu’elle procure, il faut savoir vivre, aussi, dans l’état de nature déchu, avec la mort dans la vie. 436 437 Gérard Ferreyrolles, art. cit., p. 193. Ibid. 102 Conclusion La comparaison larochefoucaldienne de la paresse à une « béatitude de l’âme » ne doit guère étonner : la paresse usurpe la place de Dieu. Tout homme sans la foi a en lui un « gouffre infini » qui, en conséquence, « ne peut être rempli que par un objet infini et immuable » écrit Pascal438. La paresse tient lieu de cet objet, comble et masque ce gouffre, pour écarter le paresseux de son « véritable bien » au profit de substituts illusoires. En dépit des différences de perspective, Pascal, La Rochefoucauld, Antoine de Courtin et, à un titre moindre, La Bruyère, semblent bien s’accorder sur l’idée d’une dimension démoniaque de la paresse : démoniaque en tant, donc, qu’elle conduit à l’oubli de Dieu : la négligence monstrueuse du libertin quant à son salut, la « force toute-puissante qui la cause439 » suggèrent les assauts du malin ; « maligne », « malignité » sont du reste des termes employés par La Rochefoucauld, et que l’on retrouve sous la plume de Courtin ; la 10e maxime écartée invite à ne pas en amoindrir le sens : « Il semble que c’est le diable qui a tout exprès placé la paresse sur la frontière de plusieurs vertus ». Diabolique, la paresse l’est aussi dans la mesure où son pouvoir enchanteur agit de la manière la plus subreptice au détriment de la morale, et de la croyance en la morale, et jusqu’aux intérêts véritables du paresseux, qu’elle mène à une délectation toute létale. Diabolique encore, et surtout, parce qu’en dépit de tous ses effets elle ne passe guère que pour un petit défaut, bien aimable et susceptible de se métamorphoser en vertu telle qu’il paraît légitime de lui édifier un temple. Pour autant, qu’elle soit, dans un monde où manque la grâce, une passion indéracinable, n’empêche pas qu’elle puisse être, par intermittences, surmontée. Les moralistes de notre corpus n’appartiennent pas à cette catégorie de fainéants que sont pour Courtin les « Gens qui passent leur vie sur les livres, ou à en faire », car, comme Theotée le reconnaît volontiers, « si on a quelque talent particulier pour mettre au jour des Ouvrages qui servent à établir ou à défendre la vérité […], il n’y a rien de si louable440 ». Sans doute l’orgueil, « antidote » à la paresse, entre-t-il quelque peu, chez La Rochefoucauld, dans la « composition » de cette entreprise de révélation de la vérité ; mais c’est d’abord la passion de cette dernière qui anime les moralistes lorsqu’ils procèdent à la minutieuse dissection de la paresse. Comment oser 438 Pascal, Pensées, fr. 181. Ibid., fr. 681. 440 Courtin, Traité de la Paresse, vol. 1, p. 139. 439 103 qualifier leur écriture de « paresseuse » ? Courtin n’a eu de cesse, jusqu’à sa mort, de revoir et d’augmenter son Traité, et une nouvelle édition posthume, en 1743, accueille deux chapitres inédits de la main de l’auteur, ainsi que de nombreux ajouts ; Courtin rend compte du reste, dans l’Avertissement de l’édition de 1677, des raisons de sa persévérance, « louable » quand bien même paraît naïf le but qu’elle se propose : « On n’abat pas d’un premier coup un monstre puissant comme celui-ci, et il faut que la vertu s’arme de toute sa force pour cette victoire ». La paresse ne se tapit pas non plus derrière la forme brève : il est d’ailleurs bien plus difficile de « renoncer à la longueur pour la profondeur, de dire moins pour dire plus441 ». La « sprezzatura », la « manière d’écrire négligée d’un courtisan qui a de l’esprit » que la Chapelle-Bessé affirme de loin préférer « à la régularité gênée d’un docteur qui n’a jamais rien vu que ses livres442 », est toute concertée, et le comble de l’art. La Bruyère, dans une remarque du chapitre « Des Jugements », révèle d’abord, en filigrane, les exigences de sa propre écriture : « Combien d’art pour rentrer dans la nature ; combien de temps, de règles, d’attention et de travail pour […] parler et s’exprimer comme l’on pense443 ». De manière symétrique, par son « style serré, qui ne permet pas de donner aux choses toute la clarté qui serait à désirer444 », l’esthétique de la brièveté aiguillonne l’activité du lecteur, porté par le même désir de vérité – peut-être aussi par une pointe d’amour-propre445 – La forme brève se destine pas au « paresseux » : celui-ci, déplore Chamfort, « s’accommode d’une maxime » – ou d’une pensée, ou d’un caractère – « qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l’auteur de la maxime au résultat dont il fait part à son lecteur ». Loin de se concevoir comme un « prêt-à-penser », elle appelle au contraire l’activité du lecteur, qui doit livrer bataille à sa paresse en vue de la production du sens. Mme de Schomberg, dans une lettre à Mme de Sablé, se prête ainsi à un travail d’interprétation de la maxime [178] du manuscrit de Liancourt, selon laquelle « L’esprit est toujours la dupe du cœur » : elle en « achève » le sens, ou un sens, comme l’en félicite en retour Mme de Sablé446. 441 Jean Lafond, Préface, Moralistes du XVIIe siècle, p. XII. La Chapelle-Bessé, « Discours sur les Réflexions ou Sentences et Maximes morales », ibid., p. 234. 443 La Bruyère, « Des Jugements », 34. 444 La Chapelle-Bessé, « Discours », ibid., p. 238. 445 Comme l’écrit en effet Bouhours dans la Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, l’un « des plus sûrs moyens de plaire n’est pas tant de dire et de penser que de faire penser et de faire dire. Ne faisant qu’ouvrir l’esprit du lecteur, vous lui donnez lieu de le faire agir, et il attribue ce qu’il pense et ce qu’il produit à un effet de son génie et de son habileté, bien que ce ne soit qu’une suite de l’adresse de l’auteur ». Cité par Jean Lafond, Préface, Moralistes du XVIIe siècle, p. XIII. 446 Cf. lettre de 1663 de Mme de Schomberg à Mme de Sablé, et la réponse de cette dernière, éd. Laurence Plazenet, p. 636-637. 442 104 La Bruyère, quant à lui, accepte que l’on discute parfois ses remarques, « pourvu que l’on remarque mieux ». Il reste que la quête de la vérité, si passionnée soit-elle, est constamment menacée par la paresse, dont l’irrésistible « charme secret » « détruit » et « consume insensiblement les passions » dans l’âme, et « suspend soudainement les plus ardentes poursuites ». 105 Bibliographie Œuvres des moralistes du XVIIe siècle DE COURTIN, Antoine, Traité de la Paresse, ou l’Art de bien employer le temps. En forme d’Entretiens, Paris, Hélie Josset, 1673. _ Traité de la Paresse, ou l’Art de bien employer le Temps en toute sorte de condition, Paris, Hélie Josset, 2 volumes, 1677. Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, édition établie sous la direction de Jean Lafond, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992. De ce volume, nous avons retenu : D’AILLY, Nicolas, Pensées diverses, texte établi, présenté et annoté par Jean Lafond. DUFRESNY, Charles, Amusements sérieux et comiques, texte établi, présenté et annoté par Jacques Chupeau. LA BRUYERE, Les Caractères ou les Mœurs de ce Siècle, texte établi, présenté et annoté par Patrice Soler. LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, textes établis, présentés et annotés par André-Alain Morello. MITTON, Damien, Pensées sur l’honnêteté, texte établi, présenté et annoté par Jean Lafond. PASCAL, Pensées, texte établi, présenté et annoté par Philippe Sellier. LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, édition établie et présentée par Laurence Plazenet, Paris, Honoré Champion, coll. Sources classiques, 2002. _ Œuvres complètes, édition établie par Louis Martin-Chauffier, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1980. PASCAL, Les Provinciales, introduction, notes et relevé de variantes par Louis Cognet, édition mise à jour avec bibliographie et chronologie par Gérard Ferreyrolles, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier, 1992. _ De l’esprit géométrique, Entretien avec M. de Sacy, Ecrits sur la Grâce et autres textes, introduction, notes, bibliographie et chronologie par André Clair, Paris, GF-Flammarion, 1985. 106 Autres œuvres littéraires, théologiques et philosophiques La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’Ecole biblique de Jérusalem, Paris, Cerf, 2009. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, traduction et présentation par Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004. AUGUSTIN, saint, Confessions, édition présentée par Philippe Sellier, traduction d’Arnauld d’Andilly, établie par Odette Barenne, Gallimard, coll. Folio classique, 1993. CHAMFORT, Maximes et pensées. Caractères et anecdotes, préface d’Albert Camus, notices et notes de Geneviève Renaux, Gallimard, coll. Folio, 1970. EPICURE, Lettres, Maximes, Sentences, traduction, introduction et commentaires par Jean- François, Balaudé, Paris, Le Livre de Poche, 1994. FREUD, Sigmund, Au-delà du principe de plaisir, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B Pontalis, préface d’Elise Pestre, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010. HESIODE, Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le Bouclier, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1928. KANT, Emmanuel, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », présentation et commentaires de Noëlla Baraquin et Jacqueline Laffitte, traduction de Jacqueline Laffitte, Paris, Nathan, coll. Les intégrales de Philo,1994. LA BOETIE, Discours de la servitude volontaire, traduction en français moderne et postface de Séverine Auffret, Mille et une nuits, 1995. LA FONTAINE, Fables, introduction et chronologie par Alain-Marie Bassy, notes et bibliographie par Yves Le Pestipon, Paris, GF-Flammarion, 1995. _Œuvres diverses, texte établi et annoté par Pierre Clarac, Paris, Editions de la Nouvelle revue française, tome II, 1942. LAFARGUE, Paul, Le Droit à la paresse, postface de Gigi Bergamin, Mille et une nuits, 2000. LUCRECE, De la nature, traduction et présentation par José Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, 1997. MARIVAUX, Journaux et Œuvres diverses, édition de Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier, 1988. MONTAIGNE, Essais, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya et Alexandre Tarrête, Paris, coll. Folio Classique, Gallimard, t. I-III, 2009. PELLISSON, Paul, Le Temple de la Paresse, Paris, Edme Martin, 1665, accessible en ligne sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5576642d.r=Le+Temple+de+la+paresse.langFR. 107 ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, édition d’Angèle Kremer-Marietti, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 43. THOMAS, saint, Somme théologique, texte traduit et annoté par Albert Raulin et AimonMarie Roguet, Paris, Cerf, t. III, 1985. VAUVENARGUES, Réflexions et Maximes, Gallimard, coll. Le Livre de Poche, 1971. VOLTAIRE, Candide ou l’Optimisme, édition présentée et annotée par Jacques Van den Heuvel, texte établi par Frédéric Deloffre, avec la collaboration de Jacqueline Hellegouarch, Gallimard, coll. Folio Classique, 1992. Œuvres critiques BOUVIER, Michel, La morale classique, Paris, Honoré Champion, 1999. CASAGRANDE, Carla, VECCHIO, Silvana, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Aubier, collection historique, Flammarion, 2003. CLAIR, Jean (dir.), Mélancolie, génie et folie en Occident, Réunion des musées nationaux / Gallimard, 2005. DANDREY, Patrick, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, P.U.F, 1997. DELUMEAU, Jean, « La naissance de la paresse », L’Histoire, n° 59, septembre 1983, p. 3844. FARID, Kamal, Antoine de Courtin (1622 – 1685). Etude critique, Paris, Nizet, 1969. FERREYROLLES, Gérard, « La Rochefoucauld devant la paresse », Littératures Classiques, n° 35, 1999, p. 175-194. KLIBANSKY, Raymond, PANOFSKY, Erwin et SAXL, Fritz, Saturne et la Mélancolie. Etudes historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, traduit de l’anglais et d’autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1989. LAFOND, Jean, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1977. MILHOU-ROUDIE, Anne, « L’évolution du concept de paresse jusqu’aux moralistes espagnols du XVIe siècle », 1991, accessible en ligne sur http://campus.usal.es/~revistas_trabajo/index.php/1130-3336/article/viewFile/5299/5336. PARMENTIER, Bérengère, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2000. PINGAUD, Bernard, Mme de Lafayette, Seuil, coll. Ecrivains de toujours, 1997. 108 TARANTO, Pascal, « Paresse », Vices ou vertus ? Etudes critiques par 16 philosophes contemporains, Paris, Frémeaux et associés, 2008, 4 CD, CD 2, plages 14-17. VACANT, Alfred, MANGENOT, Eugène et AMANN, Emile (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, t. XI/2, 1932, p. 2023-2030. 109 Table des matières Introduction ........................................................................................................................................... 3 Chapitre I – La fille d’une humeur noire et d’un péché capital...................................................... 10 De la mélancolie à la paresse ? .......................................................................................................... 11 Le règne des humeurs .................................................................................................................... 11 Un symptôme mélancolique........................................................................................................... 12 La mélancolie froide et ses aléas................................................................................................... 16 Limites du pouvoir de l’humeur noire ........................................................................................... 19 La paresse dans la tradition théologique ........................................................................................... 21 « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain »........................................................................ 22 De l’acédie à la paresse ................................................................................................................ 30 Chapitre II – Un défaut ordinaire...................................................................................................... 38 « La chose du monde la mieux partagée » ........................................................................................ 38 Sociologie des paresseux ............................................................................................................... 38 L’universelle paresse ..................................................................................................................... 43 Un défaut polymorphe ....................................................................................................................... 46 Du sommeil à la précipitation ....................................................................................................... 46 Le plaisir de se donner de la peine ................................................................................................ 48 Actions et occupations ................................................................................................................... 50 Un défaut ridicule .............................................................................................................................. 52 Un simple instrument de démystification .......................................................................................... 53 Le soupçon par la paresse ............................................................................................................. 53 La résistance des vertus ................................................................................................................ 55 Chapitre III – Essai d’éloge paradoxal.............................................................................................. 57 De la nécessité et des agréments de la paresse dans la vie en société ............................................... 59 L’alliée paisible de la morale et de la gloire................................................................................. 59 Paresse et art de vivre ensemble ................................................................................................... 61 L’art de la juste mesure ................................................................................................................. 64 Une sagesse de la paresse ? ............................................................................................................... 65 Le renoncement à la course aux vanités........................................................................................ 66 Le bonheur de la paresse............................................................................................................... 70 De l’utilité d’un savoir-paresser : vers la grandeur et vers Dieu ................................................. 72 110 Chapitre IV – « Le plus grand de tous les maux »............................................................................ 76 Immoralité de la paresse .................................................................................................................... 76 Le poison de la morale et de la grandeur...................................................................................... 76 Conséquences de la paresse dans l’ordre des jugements .............................................................. 79 Conséquences de la paresse dans l’ordre politique ...................................................................... 80 L’oubli paresseux de Dieu et du salut ........................................................................................... 82 La « mère de tous les vices » ......................................................................................................... 85 L’amour-propre, cause de la paresse ? .............................................................................................. 89 Le paresseux, première victime de sa paresse............................................................................... 89 Sujétion de la paresse à l’amour-propre ....................................................................................... 92 L’aveu suspect de la paresse ......................................................................................................... 95 Un volontarisme illusoire ? ........................................................................................................... 97 Une force étrangère à la morale ................................................................................................. 100 Une force mortifère : « l’autre de l’amour-propre » .................................................................. 101 Conclusion .......................................................................................................................................... 103 Bibliographie...................................................................................................................................... 106 111