Introduction et entretien de Roger Brunet

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Introduction et entretien de Roger Brunet
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Sommaire
Préface de Christian Pierret
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Introduction
11
1. Antoine Bailly
21
2. Augustin Berque
39
3. Roger Brunet (cf. extrait ci-joint)
53
4. Paul Claval
71
5. Armand Frémont
89
6. Valérie Gelézeau
107
7. Rémy Knafou
121
8. Jacques Lévy
137
9. Jean-Robert Pitte
155
10. Denise Pumain
171
11. Jean-François Staszak
187
12.Yvette Veyret
203
Annexes
Glossaire
218
Cahier pratique
221
(les formations, les métiers, les secteurs, les adresses utiles)
Introduction
Étymologiquement, la géographie, du grec geôgraphein,
signifie dessiner ou représenter la Terre. Le géographe est
donc celui qui rend compte de ce qui existe à la surface du
globe (au moyen de cartes sinon de descriptions). C’est dire
s’il peut prétendre aussi au statut de plus vieux métier du
monde ! De fait, aussi loin que l’on remonte dans le temps,
il s’est trouvé des hommes pour rapporter ce qu’ils observaient tant sur le plan de la géographie physique (relief et
climat) que sur le plan de la géographie humaine (le rapport
des hommes à leur milieu). En l’absence d’une discipline
instituée, ces observateurs étaient cependant loin de se
considérer comme géographes. En revanche, ils ont pu être
reconnus rétrospectivement comme tels sinon comme
précurseurs ou même pères fondateurs. Ainsi d’Hérodote
(484-420 avant J.-C.), espion avant l’heure à la solde des
dirigeants athéniens au sein de l’Empire perse, que le spécialiste de géopolitique Yves Lacoste considère comme le premier
véritable géographe.
Il faut cependant attendre le XVIIIe siècle pour que l’assimilation du géographe à un métier ou une profession ait un
sens. Le terme même de géographe est de longue date en
usage, mais il était en principe réservé à ceux qui maîtrisent
l’art de la cartographie (un mot apparu seulement à la fin du
XIXe siècle). Aujourd’hui encore, qui dit géographe pense
cartographe. Pourtant tous les géographes ne se singularisent
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COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
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pas par la production de cartes. D’aucuns ne cachent pas
d’ailleurs leur incompétence en la matière.
Cette diversité des profils a perduré. Au XIXe siècle, le géographe
revêt indifféremment les traits de l’explorateur ou du voyageur, du botaniste ou du naturaliste voire du minéralogiste.
Emblématique de cette culture encyclopédique jointe à un sens
de l’observation et un art du voyage, l’Allemand Humboldt
que d’aucuns considèrent, avec Karl Ritter, comme le précurseur
de la géographie moderne. Son Voyage aux régions équinoxiales,
publié en 1807, fixera durablement dans les esprits les traits
caractéristiques du géographe tel qu’on l’imagine aujourd’hui
en même temps que la fin du géographe de cabinet du XVIIIe
siècle, travaillant à partir des informations recueillies auprès
de voyageurs ou de ses lectures. Sous l’influence de la
démarche des anthropologues, le géographe s’impose aussi
comme un homme de terrain. De ses voyages, il rapporte
des informations précieuses au moyen de ses carnets de croquis
et de son journal de bord. Résultat : au début du XIXe siècle,
le géographe est assimilé au grand voyageur. Parmi les
Français : Élisée Reclus, à l’origine de la deuxième Géographie
universelle, rédigée en grande partie à partir des observations
recueillies au cours de ses propres voyages à travers l’Europe
et l’Amérique.
Il reste que, longtemps, la mise en forme cartographique des
connaissances géographiques a constitué un enjeu stratégique. D’où la proximité que les géographes ont traditionnellement entretenue avec le pouvoir politique et militaire. Une
réalité qui perdura jusqu’à une période récente, en France du
moins, où l’ancêtre de l’Institut géogaphique national (IGN),
connu pour ses célèbres cartes au 1/25 000e ou 1/50 000e
n’est autre que l’ancien Service géographique de l’armée…
Pour autant, la géographie ne servait pas seulement à faire la
guerre, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Y. Lacoste.
Comme celui-ci le rappelle d’ailleurs dans son Dictionnaire
de Géopolitique, le rôle des géographes fut décisif dans les
grandes explorations et l’expansion coloniale qui suivit
« pour proposer les nouvelles formes d’organisation territoriale ainsi que les méthodes de mise en valeur de milieux
géographiques exotiques, dont il fallait découvrir les
ressources et les dangers, notamment dans le domaine de la
géographie médicale. »
Sous l’Ancien Régime, le roi dispose de « ses » géographes :
les ingénieurs et géographes ordinaires du roi, les ingénieursgéographes pour les camps et armées, ceux en charge de la
levée de la carte générale du royaume, les arpenteurs-géographes du roi. Les souverains n’étaient pas les seuls à recourir
à leurs compétences. Les grandes compagnies de commerce
au long cours les sollicitaient aussi pour la représentation
cartographique des voies commerciales.
Professeur de géographie au Canada, Anne Godlewska distingue jusqu’à quatre manières d’être géographe au XVIIIe siècle :
ceux qui vivent de manière indépendante en cédant, moyennant rétribution, les fruits de leurs travaux et observations
(cartes, livres), avec ou sans le titre de géographes du roi ;
ceux qui enseignent (dans les collèges jésuites principalement et les écoles techniques) ; les géographes de terrain,
ingénieurs et mathématiciens ; enfin, les géographes militaires1 .
Ce flou qui entoure le métier de géographe tient à une situation paradoxale : malgré son importance, la discipline n’est
guère ou peu enseignée, ni ne jouit d’une véritable visibilité
dans le champ des sciences académiques. En France, la
Société de géographie voit certes le jour dès 1821, mais à
bien des égards, elle est l’arbre qui cache la forêt ou plutôt
son absence. Auparavant, ainsi que le rappellent Hélène Blais
et Isabelle Laboulais dans leur ouvrage sur l’émergence des
sciences géographiques2, la seule institution réunissant des
géographes était le Dépôt général de la guerre qui, après une
tentative de transformation en « Dépôt général de la guerre
et de la géographie » (avec pour vocation de former les
ingénieurs-géographes et de réunir les savants voyageurs), est
finalement réduit en un dépôt de cartes. En 1797, une École
des géographes est créée, mais devant la médiocrité du recrutement, rapidement fermée. Fondée en 1809, l’École impé-
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7
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
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riale des ingénieurs géographes était, elle, censée former des
topographes.
la défaite contre la Prusse de 1870 avec la circulaire du
1er octobre 1872 par laquelle le ministre Jules Simon
ordonne aux proviseurs d’organiser des enseignements
d’histoire-géographie dès l’école primaire… sans attendre
l’édition des programmes ! Les Républicains sont alors
convaincus que l’enseignement de la géographie (et de
l’histoire) du pays peut consolider le sentiment d’appartenance à une seule et même nation.
Même constat du côté des instances académiques où la géographie a longtemps pâti d’une faible représentation. Jusqu’en
1793, rappellent encore H. Blais et I. Laboulais, l’Académie
royale des sciences ne compte aucune classe de géographie.
Si, à partir de 1785, la géographie est présente, c’est à travers
des savants incarnant des savoirs connexes, comme l’astronomie, la botanique ou la minéralogie. La géographie est,
certes, présente dans d’autres académies, comme celle des
Inscriptions et Belles lettres, mais cet éparpillement complique
l’identification des géographes en tant que tels.
La situation de l’enseignement n’est guère plus enviable.
Hormis les collèges jésuites et des collèges techniques, rares
sont, avant la Révolution, les institutions qui dispensent des
cours de géographie. À partir de 1789, la discipline tire profit
de réformes visant à rénover les institutions scolaires, mais
sans qu’on puisse parler de… révolution. En 1821, année de
création de la Société de géographie, la géographie n’est
enseignée qu’en classe de huitième et de septième. Entretemps, le projet napoléonien de créer une École de Géographie
au Collège de France a avorté.
En guise d’explication, H. Blais et I. Laboulais mettent en avant
l’appartenance de la discipline aussi bien aux sciences physiques ou mathématiques qu’aux sciences humaines alors en
émergence. L’absence de la géographie dans les enseignements
« dit sans doute, plus que l’omission involontaire, la difficulté à traiter de l’histoire d’une discipline hybride, plurielle,
et dont le statut mouvant défie les esprits enclins à classifier
ou à décrire en fonction de catégories rétrospectives. »
Une discipline à part entière
Progressivement, la géographie se dote, pour former les
enseignants, d’institutions d’enseignement supérieur qui
permettent d’en faire une discipline comme une autre et de
la distinguer de l’histoire… ou presque (aujourd’hui encore,
l’enseignement est associé à celui de l’histoire en étant de
surcroît assuré par des enseignants le plus souvent historiens
de formation). En 1890 voit le jour, en France, à la Sorbonne,
la première Chaire de géographie. Un institut dédié à la
géographie est construit au 191 rue Saint-Jacques, à Paris,
dans les années 20. En 1940, la licence d’enseignement de
géographie est partiellement « détachée » de celle d’histoire.
Deux ans plus tard, André Cholley publie le premier Guide
de l’étudiant en géographie (PUF). En 1944, les géographes
disposent de leur propre agrégation. Désormais, les géographes
patentés n’auront plus à passer celle d’histoire ni à soutenir
une thèse d’histoire, comme ce fut le cas de Vidal de La Blache…
Avec ce dernier, auquel on doit notamment la création
des Annales de géographie (1891), la publication d’un Atlas
général (en 1895), d’une Géographie universelle ou encore les
fameuses cartes « Lablache », les géographes français peuvent
se prévaloir, à tort ou à raison, d’un père fondateur (celui de
l’école française de la géographie). Le fait est qu’avec lui, la
discipline s’inscrit définitivement dans le champ académique
et gagne en visibilité dans le reste de la société.
Un tournant décisif intervient cependant au XIXe siècle avec
la mise en place des premiers enseignements en géographie,
à l’école primaire ou au lycée. En France, elle intervient après
Au début, les filières géographiques qui se mettent en place
à l’université peinent à attirer des étudiants. Dans sa défense et
illustration de sa discipline, Claude Bataillon (Pour la géographie,
Flammarion, 1999), rappelle comment le géographe Raoul
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COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
I n t ro d u c t i o n
Blanchard, spécialiste de géographie urbaine, commença au
début du XXe siècle à recruter ses premiers étudiants à l’université de Grenoble parmi de jeunes instituteurs et… de jeunes
curés. C’est de haute lutte qu’il conquiert par ailleurs quelques
dizaines de mètres carrés de hangars et de soupentes pour y
loger cartes, photos et roches.
savants et ingénieurs. Mais l’institutionnalisation de l’enseignement de la géographie aura pour effet de reléguer au
second plan ces géographes opérant pour l’État ou qui font
de la géographie comme Monsieur Jourdain fait de la prose.
Il n’est pas jusqu’à Élisée Reclus qui ne sera maintenu dans
l’ombre et pas seulement pour ses opinions anarchistes : aux
yeux des universitaires, il incarne une géographie ne répondant pas aux canons du savoir académique. Si l’assimilation
du géographe au voyageur reste prégnante dans la représentation du commun des mortels ou de magazines grand
public (comme Géo ou National Geographic), elle relèverait
plus d’une « protogéographie », selon la formule de Jacques
Lévy.
Cette apparente marginalité de la géographie au sein du
système académique incitera les géographes à faire corps.
« Plébéiens et provinciaux, les géographes de la première
moitié du XXe siècle sont aussi organisés collectivement à la
manière des enseignants de sciences exactes. Tôt et avec une
volonté de cohérence, ils créent des organisations corporatives
ou des associations scientifiques, mais aussi des pratiques
collectives » (C. Bataillon). Parmi elles, les excursions interuniversitaires regroupant les enseignants universitaires et
leurs étudiants les plus avancés qu’Emmanuel de Martonne
organise pour la première fois en 1905, en Bretagne. Une
pratique qui contribuera à créer un sentiment d’appartenance à une communauté, plus fort que dans n’importe
quelle autre discipline, et en France plus qu’ailleurs.
Le premier congrès international de géographie se tient en
1871, à Anvers. En 1922, est créée l’Union géographique
internationale (UGI). Les échanges entre géographes de
différentes nationalités contribuent à consolider leur professionnalisation. Cependant, aujourd’hui encore, à chaque
pays, sa géographie avec son organisation et ses problématiques spécifiques. Disposant de cursus et de laboratoires de
recherche propres, les géographes français ont acquis une
visibilité sans nulle autre pareille, hormis leurs collègues
allemands. Ailleurs, comme aux États-Unis, on compte peu
de départements de géographie au sein des universités. On
est d’abord spécialiste de la ville ou de tout autre objet avant
d’être géographe.
Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, bien d’autres personnes
continuent à produire des savoirs géographiques : les explorateurs, les voyageurs, les administrateurs coloniaux, des
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Géographes patentés et praticiens
Patentés ou praticiens, combien compte-t-on de géographes ?
Dans son édition de 2007, le Répertoire des géographes (édité
par le Prodig/CNRS) en recensait environ 2 000 en France,
actifs ou retraités. Un chiffre en progression régulière et qui
comprend : les enseignants-chercheurs en poste dans l’enseignement supérieur3 ; les chercheurs géographes des organismes
officiels (CNRS, IRD, EHESS, EPHE, les ingénieurs IGN
diplômés de l’École Nationale des Sciences géographiques) ;
les géographes professionnels ou praticiens qui travaillent
dans le secteur privé, pour les collectivités locales, les services
de l’État (Diact, Directions départementales de l’Équipement - DDE - ou de l’Agriculture - DDA -), ou des organismes
spécialisés dans l’aménagement et l’urbanisme ; enfin, des
personnes qui, de par leur fonction, contribuent à la recherche
géographique (conservateurs des bibliothèques, documentalistes). On pourrait y ajouter les professeurs d’histoiregéographie. Seulement tous ne sont pas nécessairement
géographes de formation (en France, au moins les deux tiers
sont historiens).
Le nombre d’étudiants est, lui, estimé pour les trois premières
années de licence à environ 12 000 (en 2005-2006), soit
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COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
I n t ro d u c t i o n
nettement moins que les autres disciplines des sciences
sociales (près de 50 000 en psychologie, 36 000 en histoire,
17 000 en sociologie). Tous ne deviendront pas géographes.
Cependant, grâce à une professionnalisation de la filière
plus accentuée qu’ailleurs, et à la montée des préoccupations
en matière d’environnement et de développement durable,
les débouchés se sont élargis. Autant, si ce n’est plus que le
savoir cartographique, c’est la capacité du géographe à
décrypter les enjeux contemporains au regard du contexte
local et en prenant en compte les spécificités d’un territoire,
qui est appréciée.
circonstances, par élimination ou faute de mieux. Excès de
modestie ou simple scrupule à se prévaloir d’un intérêt pour
une discipline longtemps dévalorisée ou perçue comme
rébarbative ? C’est ce que suggère l’un d’entre eux. On laissera
le lecteur juge.
La révolution de l’informatique, à l’origine de ce qu’on
appelle la nouvelle géographie, s’est traduite par l’émergence
de nouveaux outils (les SIG, systèmes d’information géographique) et, avec eux de nouveaux spécialistes comme, par
exemple, les géomaticiens. On les rencontre dans les bureaux
d’études, les collectivités locales ou auprès des entreprises
pour le développement d’une approche géomarketing.
Aussi curieux que cela puisse paraître, les dictionnaires
dédiés à la géographie ne consacrent pas systématiquement
d’entrée au mot « géographe ». Quand c’est le cas, les définitions proposées se concentrent sur la distinction entre géographes enseignants/chercheurs/praticiens ou sur les objets
d’étude. En revanche, pas le moindre mot sur la vocation de
géographe.
Le parti pris de ce livre, dans l’esprit de la collection « Comment je suis devenu… », est précisément de donner la parole
à celles et ceux qui incarnent la géographie actuelle en les
interrogeant d’abord sur leur vocation. Au total, douze
géographes sont présentés ici. À défaut de constituer un
échantillon représentatif (tous sont chercheurs et enseignants), ils illustrent la diversité des courants de recherche
géographique.
Par-delà l’extrême diversité des parcours, d’une génération à
l’autre comme entre géographes d’une même génération, il
existe des récurrences. À commencer par le goût pour une
discipline non seulement ouverte, mais apte à éclairer la
complexité du monde. Si le géographe met en évidence des
déterminismes, c’est pour mieux relativiser ceux auxquels on
associe spontanément la réalité géographique, à savoir le
climat ou le sol.
Il y a encore quelques années, beaucoup considéraient que
leur discipline était en crise : faute d’une inscription suffisante dans les débats de société, en raison aussi de querelles
lancinantes entre les tenants d’une géographie physique et
ceux d’une géographie humaine, ou entre une géographie
quantitative et une géographie qualitative, mettant davantage l’accent sur le poids des représentations.
À entendre nos douze géographes, la crise appartiendrait au
passé. Comment expliquer ce renversement ? Au changement
de génération ? Ce ne serait pas rendre justice à la contribution
des aînés au renouveau de la discipline, ni à leur participation toujours actuelle au défrichement de nouveaux champs,
ni à leur rôle auprès des jeunes géographes. Autre hypothèse :
une meilleure couverture médiatique qui rend les géographes
plus sensibles aux préoccupations de leurs concitoyens qu’à
leurs querelles intestines. S’il est vrai que le réflexe de solliciter un géographe pour réagir à chaud à un fait d’actualité
est plus courant, on ne peut pas dire que la géographie soit,
pour l’heure, susceptible de bousculer la surreprésentation
des historiens ou des économistes.
Première surprise : rares sont ceux qui invoquent… une
vocation. Géographes, la plupart le sont devenus au gré des
La plupart des géographes interviewés donnent une clé
d’explication à cette sortie de crise : le Festival international
de géographie (FIG), fondé en 1990 à Saint-Dié-des-Vosges,
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COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
et qui, chaque année, leur offre l’occasion de se retrouver,
d’éprouver leur appartenance à une communauté sans équivalent dans le champ des sciences. Par-delà cette explication,
il y a une tendance des sociétés contemporaines à accorder
plus d’importance à la dimension spatiale sinon territoriale
des défis auxquels elles ont à faire face, ainsi que l’observait
un éminent non-géographe, le sociologue Alain Touraine,
lors d’une édition du FIG dont il fut le grand témoin4.
En plus de sa vocation et de son regard sur la discipline,
chaque géographe revient sur son parcours, son propre
apport (conceptuel, théorique ou institutionnel) à la discipline et les figures qui l’ont marqué. Last but not least, chacun
a été invité à présenter une œuvre artistique (musicale,
picturale, cinématographique, littéraire ou autre) qui fait
sens selon lui du point de vue géographique. Histoire de
rappeler que pour être géographe, on n’en est pas moins
intéressé à d’autres domaines.
[...]
1
A.-M.-C. Godlewska, Geography Unbound. French Geographic Science From
Cassini to Humboldt, University of Chicago Press, 1999.
H. Blais et I. Laboulais (dir.), Géographies plurielles. Les sciences géographiques
au moment de l’émergence des sciences humaines (1750-1850), L’Harmattan, 2006.
2
3
Professeurs des universités, Maîtres de conférences, Prag - professeur agrégé en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE), dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) ainsi que les Allocataires de
Recherche, les Attachés Temporaires d’Enseignement et de Recherche (ATER),
les Moniteurs, enfin les Chargés de cours.
4
A. Touraine, in R. Knafou (dir.), La Planète «nomade». Les mobilités géographiques d'aujourd'hui, Belin, 1998, réédité en 2003.
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T I T R E c o u ra n t d ro i t
3.
Roger Brunet
nalyser les territoires pour y mettre au jour les structures
élémentaires, mais aussi les jeux d’acteurs, telle a été la
double préoccupation de cette autre figure de la géographie
française. De la chorématique à la Géographie Universelle, en
passant par le GIP Reclus, les revues L’Espace géographique et
Mappemonde, les contributions de cet « entrepreneur » géographe au renouvellement de la discipline sont nombreuses.
A
53
Roger Brunet
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
La vocation
1931
Naissance à Toulouse
1953
Agrégation
1965
Soutenance de thèse
1957-1966
Enseignements à l’Université de Toulouse
1966-1976
Professseur à l’Université de Reims
Directeur de l’Institut de Géographie de Reims
1972
Création de la revue L’Espace géographique
1975-1981
Directeur de recherche au CNRS
Directeur du Centre de Documentation des Sciences
Humaines et du Laboratoire Intergéo
1984-1991
Directeur-fondateur du Groupement d’Intérêt Public
Reclus
1986
Cofondation de la revue Mappemonde
54
« Gamin, je m’intéressais beaucoup aux pays, aux villes et à
leur nom. J’aimais aussi dessiner des cartes. J’inventais des
pays ! Mes parents étaient peu fortunés (mon père était facteur,
ma mère ne travaillait pas). Il n’y avait pas de livres à la maison.
Par chance, une vieille dame de notre village avait une
grande bibliothèque. Elle m’autorisait à emprunter ses livres. À
partir de six ans, j’ai lu tout ce qui existait comme romans
d’aventure et d’exploration. Cela a nourri mon imaginaire.
Pour autant, je ne parlerai pas de vocation. Adolescent,
j’avais d’autres métiers en tête que celui de géographe : ingénieur ou architecte, des métiers tournés vers la construction.
Autant j’ai bénéficié des possibilités de promotion laïque et
républicaine de l’école, autant j’en ai senti les limites : le fait de
ne pas avoir fait de latin au collège, par exemple, empêchait
de faire de l’histoire. Il y avait bien les études en architecture,
mais elles étaient coûteuses et aléatoires. J’ai dû me résoudre
à entrer en faculté de lettres où je n’avais plus le choix qu’entre
géographie et littérature moderne. J’ai choisi la première.
Il n’y eut pas de coup de foudre. L’intérêt pour la discipline
n’est intervenu qu’en année de licence, à l’université de Toulouse avec les cours de François Taillefer. Il pratiquait une
géographie avec des méthodes scientifiques qui me rendaient d’autant plus désagréables les autres enseignements.
Dans la mesure où je me suis engagé dans des études de géographie, devenir professeur était l’issue évidente. J’ai financé
mes études par différents petits boulots : des cours de soutien
scolaire, des dessins que je vendais…
Il se trouve qu’à la fin de l’année de licence, l’Office de eaux
et forêts a proposé à F. Taillefer une étude sur les glaciers de
la région. La personne pressentie s’étant désistée pour cause
de thèse, il me l’a confiée. J’ai dû bûcher la géomorphologie
glaciaire et passer un mois sur le chantier d’EDF, à 2 600 m
d’altitude, avec en guise de guide un pittoresque paysan
espagnol. Cela m’a passionné. J’y suis allé trois années de
55
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Roger Brunet
suite. Autre avantage : cela m’assurait une petite rémunération tout en me permettant de préparer l’agrégation. »
catastrophé par l’état de la géographie humaine. J’ai donc
renoncé à faire une thèse de géomorphologie, bien que ce fût
alors le passage obligé pour faire carrière en faculté. F. Taillefer
m’a suggéré d’étudier les campagnes toulousaines. Il m’a eu
au défi. C’était l’occasion de remettre en cause une idée reçue
suivant laquelle le retard des campagnes du Sud-Ouest était
dû au climat capricieux ! J’ai fait de la géographie sociale
sans le dire, en mobilisant ma formation marxienne et une
méthode d’analyse des rapports sociaux. J’ai dépouillé
JE N’AVAIS PLUS ENVIE DE
méticuleusement les cadastres
POURSUIVRE EN GÉOdes communes pour dresser
MORPHOLOGIE, TROUVANT
un tableau complet de l’état
QU’ELLE RELEVAIT PLUS
de la propriété foncière. J’ai
D’UN JEU DE L’ESPRIT.
pu ainsi montrer que le vrai
facteur explicatif était à
EN MÊME TEMPS, J’ÉTAIS
chercher dans le métayage
CATASTROPHÉ PAR L’ÉTAT
grâce auquel les propriétaires
DE LA GÉOGRAPHIE
tiraient des rentes, qu’ils ne
HUMAINE.
réinvestissaient pas. Au même
moment, Raymond Dugrand
montrait des phénomènes comparables à travers sa thèse sur
les villes du Bas-Languedoc. J’ai pu insister sur les dynamiques
sociales de l’espace géographique, notamment en m’intéressant aux nouveaux venus, en l’occurrence les rapatriés (ceux
du Maroc et de Tunisie) qui étaient en train de bouleverser
l’agriculture locale. Je pouvais ainsi observer expérimentalement
ce que des entrepreneurs conscients et organisés pouvaient
introduire comme changement.
Le cursus
« Le choix du mémoire de maîtrise s’est imposé de lui-même :
étant avec F. Taillefer, j’ai opté pour un sujet de géomorphologie. Il portait sur le relief des collines du Terrefort. Il fut
l’occasion de forger mes premières idées sur les phénomènes
de discontinuité. Une fois mon mémoire de maîtrise réalisé,
F. Taillefer m’a aussitôt fait publier un article dans le Bulletin
de l’Association de géographes français. Le premier ! C’était en
1953, j’avais 22 ans.
Immédiatement après la maîtrise, j’ai préparé le concours de
l’agrégation. L’enjeu était d’importance : si je réussissais,
j’étais sauvé pour le restant de ma vie ! Ma chance a été
d’être reçu du premier coup, de surcroît premier. J’avais, il
est vrai beaucoup travaillé, en correspondant avec des candidats d’autres villes.
Une fois l’agrégation obtenue, ou bien on s’en tient à l’enseignement dans le secondaire, ou bien on en profite pour faire
des choses qui nous tiennent à cœur. J’ai pris la deuxième
option ! Certes, il y avait des contraintes liées à l’enseignement au lycée, mais l’expérience fut brève car il a fallu faire
le service militaire et de surcroît j’ai fait partie des premiers
« rappelés » de 1955 à la frontière tunisienne. Deux années
gâchées, même si j’en ai profité pour travailler sur les mines
de phosphate. Au retour, F. Taillefer m’a trouvé un poste à
l’université de Toulouse comme chef de travaux.
Suite à l’agrégation, des professeurs d’universités parisiennes
m’avaient sollicité, notamment Pierre Birot, géomorphologue
réputé, pour faire une thèse avec eux. Mais je n’avais plus
envie de poursuivre en géomorphologie, trouvant qu’elle
relevait plus d’un jeu de l’esprit. En même temps, j’étais
Pourtant, autant l’épreuve de l’agrégation m’a paru bénéfique,
autant celle de la thèse m’a semblé relever de la corvée. Certes,
elle permettait de faire du terrain, mais prenait beaucoup de
temps (à l’époque, cela ne faisait pas sérieux de faire une
thèse en moins de sept ans). Je l’ai faite tout en assumant
mes charges de maître-assistant puis de maître de conférences.
Elle comportait ce qu’on appelait une thèse complémentaire
qui devait porter sur l’autre versant de la géographie, donc la
géomorphologie en ce qui me concernait. L’idée me prit
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57
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Roger Brunet
d’en faire une sur les discontinuités humaines et physiques.
F. Taillefer a accepté non sans quelques hésitations.
laient des autres comme des étrangers, et d’autres territoires
comme d’un autre pays, mais sans qu’on sache pourquoi, si
ces distinctions étaient fondées sur des ruptures réelles. J’ai
prolongé mes pistes de thèse en proposant à des étudiants
d’entreprendre, dans le cadre de leur mémoire de maîtrise,
des analyses structurales à l’échelle d’un canton en commençant par leur faire dessiner des éléments de structure : des axes,
des alvéoles, des franges, etc. pour mettre en ordre ce qu’on
observait sur le territoire. C’était au milieu des années 60.
C’est à l’occasion de ce travail qu’a été forgée la notion de
quartiers ruraux, que j’ai exposée dans un article paru dans
un numéro spécial de La Revue géographique des Pyrénées et du
Sud-Ouest.
Mon initiation à la dialectique marxiste m’avait rendu sensible à des phénomènes qui finissent par changer de nature,
non pas sous l’effet d’une cause externe, mais d’une évolution interne. La géographie physique en fournissait de nombreux exemples (comme ceux que j’avais décrits dans mon
mémoire de maîtrise consacré à l’évolution de vallées), de
même que la géographie humaine. Par exemple, à mesure
qu’on s’éloigne d’une ville, on observe des phénomènes
contradictoires dans les migrations, séparés par des seuils.
Ma thèse a consisté à proposer une interprétation générale
de ces phénomènes de discontinuité par l’analyse des tensions et contradictions internes. Alors qu’en principe, la
thèse complémentaire se fait en parallèle à la thèse principale, je l’ai faite en trois mois, en mettant à profit le temps
nécessaire à l’impression de la première.
L’impression d’une thèse était à l’époque coûteuse (la mienne
comportait plus de 700 pages avec de nombreuses illustrations).
J’ai dû lancer une souscription, qui a été fructueuse, notamment
du côté des organismes professionnels : le premier à répondre
ne fut autre que l’Institut des fourrages et des pailles ! »
L’apport à la géographie
Par la suite, j’ai fait des cours à Reims où j’analysais les structures de pays entiers, notamment européens. Dès les premiers numéros de L’Espace géographique, que j’ai fondé en
1972, j’avais proposé des modèles explicatifs de l’organisation
d’un territoire, en soulignant d’emblée qu’ils ne tombaient
pas du ciel, mais correspondaient à des logiques de l’action
humaine. Par exemple, la loi de l’attraction (ou gravitation)
appliquée à la ville n’est pas une simple analogie avec celle
de la physique ; elle repose sur une observation de pratique
et de bon sens : plus c’est gros, et plus on en est près, plus ça
attire. Et pas pour des raisons seulement physiques, mais de
commodité ou de « désir » : plus on est proche d’une grande
ville, plus on a accès à une gamme diversifiée de services. Dit
ainsi, cela peut paraître trivial. C’est pourtant un enjeu dans
les phénomènes urbains et l’organisation de l’espace.
« Mes travaux de thèse m’avaient révélé que l’espace était
structuré et sujet à la fois à des régularités et des ruptures. Je
dis bien révélé : en travaillant sur les campagnes toulousaines,
je savais bien qu’il y avait des structures géologiques et géomorphologiques, mais je n’imaginais pas encore l’existence de
structures en géographie humaine. Tout au plus avais-je
constaté des différences peu perceptibles : des habitants par-
C’est plus tard, dans un article publié en 1980, que j’ai proposé les fondements d’une approche « chorématique ».
Entre temps, j’avais pu méditer sur les sciences humaines et
notamment les travaux des structuralistes, à commencer par
Lévi-Strauss dont le modèle de villages correspondait exactement ce que j’essayais de montrer. La notion même de
chorème est en partie inspirée par mes lectures en linguistique et en sociologie. Le chorème est à l’espace ce que le
sème est au langage, une structure élémentaire qui, en se
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59
L'invention de la chorématique
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Roger Brunet
combinant à d’autres, donne un paysage. À mon sens, ces
structures et les formes qu’elles revêtent proviennent bien de
l’activité humaine : une radiale à partir d’un centre, une
patte d’oie à la sortie d’une ville, une bifurcation, etc. Elles
existent dans toutes les civilisations, mais, en se combinant
localement, elles donnent lieu à des paysages extrêmement
variés. Et c’est par là que je m’écarte radicalement d’une
critique de base faite (en partie à tort) au structuralisme :
leur composition et leurs formes sont dynamiques, et même
porteuses de changements et de ruptures.
Le chorème du col
L'APPARENCE DU COL
et sa symbolique rituelle
une voie
une montŽe
une cr•te
s'abaissant
vers le col
Si les structures changent, c’est sous l’action des acteurs qui
les ont créées. J’étudie donc les acteurs en les saisissant dans
leur contexte. Ce qui implique un travail de terrain.
Peut-être le succès de la chorématique auprès des enseignants lui a-t-il nui en d’autres lieux (personnellement, je
crois davantage aux allergies que provoquent la routine et la
peur de la théorie) : les manuels ont pu se laisser aller à des
facilités, en confondant analyse de fond et simplification
sans principe. D’aucuns en ont reproché le caractère abstrait.
Dans mon esprit, la chorématique est un instrument d’analyse du concret et donc aussi au service d’une géographie
appliquée. Elle ne se coupe pas de la réalité, mais cherche à
l’exprimer, dans ce qu’elle a de plus déterminant, au-delà du
détail. Elle s’applique à toutes les échelles, y compris celle
d’un canton ou d’une commune. Elle est utilisée par des aménageurs ruraux, comme elle a déjà servi à des représentations
mondiales.
60
une montŽe
des voies convergentes
une ville de pied de col
un sentier de cr•te
une cr•te
un abaissement
de la cr•te
une voie
Structure, dynamique, acteurs et terrain : telles sont les quatre
composantes indissociables de mon approche des phénomènes géographiques. En cela, je me sens proche d’un
Bourdieu, car précisément, il y avait chez lui une attention
tout à la fois aux structures, à leur dynamique, aux acteurs et
j’ajoute au terrain. Pour autant, je ne suis pas bourdieusien.
Je ne souscris pas à tout ce qu’il écrivait dans les Actes de la
recherche, notamment sur les géographes et la géographie
pour lesquels il avait un certain mépris.
une montŽe
LA STRUCTURE MINIMALE
une autre montŽe
un Žquipement d'accueil,
de contr™le, etc.: relais,
une ville de pied de col
h™tellerie, douane,
secours, base de skiÉ
s
des voi
es convergente
©RB
TOUT CE QU'IMPLIQUE LE COL
habituellement
Un col est une structure élémentaire du territoire. Il
se représente universellement par un pictogramme
conventionnel. Ce simple signe implique nécessairement un dispositif de base, il recèle une structure.
Au-delà, il a généralement bien d’autres implications géographiques.
La banane bleue
« La chorématique me permit de démontrer l’existence en
Europe, entre autres structures, d’une vaste mégalopole courant
du nord de l’Italie jusqu’au sud de l’Angleterre, mais en
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COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Roger Brunet
contournant Paris et l’Ile-de-France. Déjà, dans un article sur
les structures de la France, publié dans L’Espace géographique
en 1972, j’avais formulé l’hypothèse qu’il y avait une structure forte à l’est de la France, qui commandait l’axe ParisMarseille. C’est à l’occasion d’un travail demandé par la
Datar sur les villes européennes que j’en suis venu à expliciter
l’existence de cette structure. Le résultat mettait en évidence
la solidité de l’axe rhénan.
soi. Il s’agit au contraire de l’enrichir à partir d’observations,
de comprendre pourquoi c’est ainsi ici, différent là. Plus on
voyage, plus on se confronte aux autres, plus on découvre
des similitudes, des universaux. L’humanité a un certain
nombre de problèmes à résoudre, peu nombreux au final et
qui appellent un choix limité de réponses. Seulement, localement, elles peuvent prendre des formes extrêmement
diverses. Dans cette perspective, s’interroger sur les risques
d’une éventuelle homogénéisation des cultures du fait de la
mondialisation n’a pas de sens. »
La mégalopole a été popularisée sous le nom de banane
bleue, expression dans laquelle je ne suis pour rien !
(l’image de la banane est due à Jacques Chérèque, à l’époque ministre de l’aménagement du territoire, le choix de la
couleur à une journaliste du Nouvel Observateur). De leur
côté, les communes et les cantons situés dans la mégapole
en ont fait un argument de vente de leur territoire. Pour ma
part, je n’ai jamais prétendu que c’était la seule structure
qui comptait en Europe, et l’ai démontré dans plusieurs
publications. »
Une géographie appliquée
J’ai toujours été partisan d’une géographie utile à l’action
des élus, des associations, des entrepreneurs. À travers mon
travail sur les glaciers pyrénéens, je faisais déjà de la géographie appliquée (il s’agissait de savoir si l’évolution des glaciers compromettrait l’irrigation des coteaux de Gascogne).
Ensuite, j’ai participé à des études de prospective, des
sessions de formation d’assistantes sociales rurales, etc. Avec
d’autres, j’essayais de montrer ce que nous autres géographes
pouvions apporter par notre connaissance du terrain ; j’ai
accepté diverses études et fonctions dans ces domaines, dans
le Bassin Parisien et en Languedoc, jusqu’au Comité national d’aménagement du territoire mis en place en 1990.
Une nouvelle géographie universelle
« Elle correspondait à plusieurs objectifs qui découlaient
directement des assises de la recherche de 1982. Nous étions
dans une période où tout semblait de nouveau possible.
Avec quelques amis, nous nous sommes demandé ce
qu’on pouvait faire en géographie. Je savais qu’il fallait
des projets visibles pour obtenir des financements. C’est
ainsi que j’ai proposé une géographie universelle (en plus
de la création d’une maison de la géographie, d’un nouvel
atlas de France et d’un observatoire de la dynamique
des délocalisations). Elle pouvait servir de vitrine du savoirfaire de la géographie française à l’heure où dominait la géographie anglo-saxonne, à l’occasion de l’exposition universelle qui devait se tenir en France en 1989. Son annulation
nous a finalement laissé du temps supplémentaire. Le
premier volume est paru en 1990, le dernier en 1996.
L’ensemble a été réalisé à la Maison de la géographie, y
compris la PAO. Nous organisions régulièrement des
réunions où les manuscrits étaient scrupuleusement relus
par plus d’une dizaine de personnes. Un travail de maïeutique collective. Il y avait un vrai enjeu : en rendant l’expression claire et rigoureuse et en exposant une vraie problématique, on crédibilise la géographie. »
La modélisation n’a d’intérêt que si elle permet de mieux
comprendre le réel. Ce n’est qu’un outil. Quand je fais de la
chorématique, je ne cherche pas à parvenir à un modèle en
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63
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Une exploration de l’antimonde
« Par là, j’entends l’ensemble de ces lieux « hors la loi » commune,
qui reposent sur leurs propres règles et sans lesquels le monde
« normal » ne pourrait pas fonctionner. J’ai toujours été intéressé par ce genre de lieux. Déjà, au cours de mes recherches
de thèse, j’avais découvert des histoires sur les « porte-respect »
et les « bois d’amour ». J’ai commencé à en dresser la liste puis
à théoriser cette notion à l’occasion de travaux sur la géographie du goulag (1981) ou sur les zones franches et paradis
fiscaux (1987) en montrant que non seulement les régimes
totalitaires mais les démocraties aussi, ont besoin de lieux de
dérogation pour leur propre
J’INSISTE TOUJOURS régulation, et que leur distriSUR LE FAIT
bution dans l’espace a aussi
ses lois et ses structures.
QUE LA GÉOGRAPHIE
DOIT IDENTIFIER ET
Une autre illustration en est
fournie par l’industrie du
QUI CHANGENT
diamant que j’ai commencé à
étudier en 2001, en exploitant
LE TERRITOIRE.
les ressources d’Internet. J’ai
décrit cet univers méconnu en plein bouleversement sous
forme de récit en renvoyant les sources en annexe. L’ensemble est complété d’un dictionnaire des lieux, mais aussi des
personnes. J’insiste toujours sur le fait que la géographie
doit identifier et connaître les acteurs qui changent le territoire. Dans le monde du diamant, ils sont souvent hors
norme : comme un Tempelman, diamantaire new-yorkais
soutien du parti démocrate et affairé en Afrique, ou un
Levaïev, diamantaire israélo-russe encore plus présent en
Afrique, sans parler des mercenaires et autres aventuriers. »
CONNAÎTRE LES ACTEURS
La création de revues
Roger Brunet
et du Sud-ouest, je me suis beaucoup investi dans Découvrir la
France chez Larousse, ai créé les TIGR (Travaux de l’Institut
de géographie de Reims, qui durent encore) puis L’Espace
géographique qui répondait au souci de faire connaître la
géographie moderne que je souhaitais promouvoir, enfin
sur l’image géographique, aventures qui se
poursuivent aussi sous d’autres directions. »
Mappemonde
Un nouveau type de laboratoire :
le GIP Reclus
« En tant que responsable des sciences humaines au ministère de la Recherche (1981-1984), j’ai eu en charge toutes
sortes de dossiers allant de la création du Collège international
de philosophie aux moyens des archéologues ou à la
réforme de la recherche au sein du ministère de la Justice…
Une enquête menée à propos de la géographie concluait au
besoin de publications de synthèse (Géographie Universelle,
Atlas de France) et de recherches sur les dynamiques spatiales
(Observatoire des localisations), à l’utilité d’une Maison de
la Géographie visible et décentralisée. Ce fut à Montpellier,
avec l’appui des autorités locales et l’aide efficace de Raymond
Dugrand. L’appellation Reclus (Réseau d'étude des changements dans les localisations et les unités spatiales) était,
au-delà du jeu de mots, une manière d’affirmer la distance à
la tradition vidalienne et une forme de reconnaissance à
l’égard d’un géographe hors institution. Le laboratoire a bénéficié d’un tout nouveau statut à la rédaction duquel j’avais
participé : le GIP qui avait vocation à faciliter le rapprochement
avec des institutions publiques et privées. Par définition, un
GIP ne peut être durable. Nous avions obtenu un renouvellement jusqu’à l’an 2000, mais l’alternance politique en a
décidé autrement. »
« Si on produit des travaux de recherche, autant qu’ils soient
connus. D’où mon intérêt pour l’édition et les revues. Après
le secrétariat de rédaction de la Revue géographique des Pyrénées
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65
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Les figures marquantes
« Des géographes qui enseignaient à mon époque m’ont été
très utiles, comme André Cholley, qui avait écrit sur la
notion de « combinaison » et Pierre George, même si nos
rapports ont été lointains et si lui-même a pris plus tard des
positions contre la géographie dite quantitative qui m’ont
déçu. Mais au moins a-t-il eu le mérite d’amener les géographes à mieux prendre en compte l’économique et le social.
J’appréciais surtout ce qu’écrivait Jean Tricart, qui avait fait
de brillants débuts en géographie humaine avant de se
consacrer à la géomorphologie et avec qui je partageais une
communauté de culture. Je citerai aussi Étienne Juillard qui
avait un sens remarqué de la géographie régionale, ou Max
Derruau qui s’est illustré par deux manuels de géographie
humaine et de géomorphologie qui ont eu un gros succès,
voire Pierre Gourou pour ses travaux sur l’« encadrement
social ». F. Taillefer a surtout compté dans ma formation initiale.
C’était quelqu’un de prudent mais tolérant, qui m’a appris à
être rigoureux, y compris dans l’expression française. Je lui
dois d’avoir pratiqué assidûment Anatole France et Voltaire.
Portrait d’Anatole France, Théophile-Alexandre Steinlen, 1920
(© Musée A.-G. Poulain, Vernon - J.-L. Leibovitch)
« S’il me faut retenir une œuvre
artistique, je choisirais ce portrait,
parce qu’il est évocation de deux
langages, le dessin et l’écrit. Anatole
France, en hommage, parce qu’il
m’est source inépuisable du plaisir
des idées et de l’art du bien dire :
pureté, justesse et clarté du propos,
humanisme et mise en dérision de
l’irrationnel et du religieux. La
chance d’habiter place AnatoleFrance, à Tours, devant le plus français
des fleuves, ne pouvait qu’égayer mon serein. Ce dessin, parce
66
Roger Brunet
qu’en quelques traits d’apparence désordonnée Steinlen a su
enluminer ce regard ironique et distancié de son ami — et
parce que mieux que les paysages les portraits me touchent. »
Dans les années 70, j’ai beaucoup lu des auteurs anglosaxons, les uns qualifiés de quantitativistes ou de néopositivistes, les autres de radicaux. J’estime cependant avoir plus
appris, durant les années 70-80 en lisant les travaux de
sociologues et philosophes, notamment ceux de l’école de
Francfort (Horkheimer, Adorno et Habermas). »
Regard sur la géographie actuelle
« L’idée selon laquelle la géographie serait en crise m’a toujours fait sourire. C’est une idée reçue. La géographie est loin
d’avoir rendu l’âme. Elle a su prendre le virage d’Internet où
deux revues de qualité sont accessibles.
Cela dit, certaines choses me déplaisent dans la géographie
actuelle. On pouvait penser qu’elle avait gagné définitivement
en rigueur. Je constate des laisser-aller, notamment en géopolitique et en géographie dite postmoderne. Les tenants de
cette dernière ont le mérite d’investir des domaines où les
géographes n’ont guère l’habitude d’aller (les questions de
« genre » par exemple). Mais dans ces domaines aussi il faut
de la rigueur et une méthode scientifique : le discours sans
preuve nous fait du tort.
Cependant, les géographes s’impliquent plus qu’ils ne le faisaient dans des études locales, la préparation des schémas
d’occupation du territoire (SCOT) ou encore dans les questions environnementales. Les géomorphologues ont su s’ouvrir
à cette occasion en développant une géographie du risque
ou de l’environnement.
67
COMMENT JE SUIS DEVENU GÉOGRAPHE
Roger Brunet
C’est vrai qu’il n’y a guère de grandes vedettes, qui contribuent à populariser la discipline. Mais quelle autre discipline peut prétendre en avoir beaucoup ? Les médias sont
conservateurs : quand ils ont identifié un auteur qui passe
bien, ils l’exploitent jusqu’à l’usure !
plusieurs années de travail, elle aura mobilisé une centaine
de géographes, sous la direction de R. Brunet.
Personnellement, je n’ai pas eu à me plaindre. J’ai été sollicité, fait beaucoup de radio et de télé. Si les géographes ne
s’estiment pas assez sollicités, c’est qu’ils méconnaissent le
monde des médias ou disent des choses insuffisamment
intéressantes. J’ai toujours distingué la production d’une
science et la diffusion de cette science. Il est primordial de
produire une œuvre scientifique solide. Le discours pour le
discours consistant à dramatiser les choses pour mieux
séduire les médias rencontre vite ses limites. »
PRINCIPAUX OUVRAGES
Les Campagnes toulousaines, Publications de la Faculté des
Lettres de Toulouse, 1965.
Les phénomènes de discontinuité en géographie, éditions du
CNRS, 1967. L’ouvrage issu de la thèse complémentaire.
Découvrir la France (dir.), Larousse (112 fascicules et 7 volumes), 1972-1974. Un succès médiatique (plus de 250 000
exemplaires diffusés).
Les mots de la géographie, dictionnaire critique (codirigé avec
R. Ferras et H. Théry), Reclus-La Documentation française,
1992, 3e éd. 1993. Avec ce dictionnaire original, R. Brunet
entendait montrer l’importance des mots géographiques
utilisés dans les autres sciences, le langage ordinaire ou les
œuvres artistiques.
Champs et contre-champs. Raisons de géographe, Belin, 1997.
Une réflexion sur le rôle de la géographie dans un monde en
mouvement.
Une version dépouillée du premier volume a été publiée en
2001, à l’attention des étudiants : Déchiffrement du Monde.
Théorie et pratique de la géographie (Belin, coll. Mappemonde).
Le Diamant : un monde en révolution, Belin, 2003. Tout ce que
vous voulez savoir sur cet univers méconnu. Un ouvrage original dans lequel R. Brunet manifeste tout son intérêt pour
l’analyse en termes d’acteurs, en même temps qu’une contribution à sa théorie de l’antimonde.
France, le trésor des Régions. En cours de réalisation, un inventaire des ressources du pays, région par région. À ce jour,
18 volumes publiés depuis janvier 2006, accessibles sur le
site http://tresordesregions.mgm.fr/
Atlas mondial des zones franches et paradis fiscaux, FayardReclus, 1986. Une exploration d’un des principaux éléments
de l’antimonde de la mondialisation.
Géographie Universelle, 10 volumes, Belin, 1990-1996. Quatrième du genre (après celles de V.-A. Malte-Brun - 1855-58 -,
d’É. Reclus - 1876-1994 - et de P. Vidal de la Blache et L.
Gallois, 1927-48), elle dresse un état des lieux des connaissances sur chaque partie du monde, en mobilisant les
dernières avancées théoriques dont la chorématique. Au
total près de 5 000 pages, richement illustrées. Fruit de
68
69
Pour plus de détails, contactez :
Jean-François Delage
Tél : 01 44 69 15 15
Marie-Laurence Dubray
Tél : 01 44 69 15 27
Fax : 01 44 69 15 10
[email protected]
Collection conçue et dirigée par Sylvain Allemand
Imprimé en France en août 2007 sur les presses de l’imprimerie Darantière à
Quetigny.
© Le Cavalier Bleu, 31 rue de Bellefond, 75009 Paris - www.lecavalierbleu.com
ISBN 978-2-84670-177-8 / Dépôt légal : septembre 2007.

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