Un serpent me rappelle emberniaux et serarins

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Un serpent me rappelle emberniaux et serarins
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Un serpent
me rappelle
emberniaux et serarins
De mes trésors passés subsistent ici quelques vestiges : un Rubik’s cube, un tableau
d’aiguilles… Ils ont survécu aux purges successives et aux déménagements, aux enfants hostiles
et au rangement de Cécile. Qu’est devenu le ressort qui descend les escaliers, puis s’entortille un
jour et qu’on ne parvient jamais { démêler ? et le pendule de Newton, cinq billes d’acier suspendues à un cadre et qui rebondissent en rythme, au pas de l’oie ? et le tac-tac, deux boules de plastique attachées { un anneau qu’on agite pour les cogner l’un { l’autre en haut-en bas-en haut-en
bas (sans y parvenir jamais) ?
Les rares rescapés sont devenus si familiers que je les oublie. Le tableau d’aiguilles qui, un
jour, a pris l’empreinte d’une main ou d’un visage, en conserve aujourd’hui un souvenir si érodé
qu’il n’évoque plus que le hasard. Le Rubik’s cube demeure décomposé, j’en ai oublié le secret.
Les gadgets sont devenus des choses. Parfois, un ami de passage en saisi un et lui rend, provisoirement, sa fonction, sa vie d’objet.
Ernest vient de découvrir le serpent de Rubik — quelques pièces de plastiques, petits
prismes articulés permettant de composer des formes. Il explore, il expérimente, il invente. Il me
montre avec fierté des arrangements en forme de machin. Je m’extasie et retrouve à mon tour le
plaisir de manipuler.
Je me rappelle le Forum des Halles. À son inauguration, en 1979, c’était un lieu { la mode,
on trouvait ça chic, on s’y donnait rendez-vous. Les boutiques de trucs y côtoyaient les boutiques
de bidules. Que des choses indispensables : des casse-tête, des posters (pour ceux de David Hamilton, pour ces jeunes seins voilés par la gaze et la surexposition, nous aurions sacrifié Picasso,
Van Gogh et Nicolas de Staël), et surtout des gadgets… Les lampes dans lesquelles d’énormes
bulles se détachaient d’un magma rouge, flottaient un temps puis lui rendaient leur masse molle.
Les fibres de verre si fines et longues qu’elles ployaient sous leur poids infime, et dont les
pointes brillait d’une lumière chamarrée et changeante. Les thermomètres illisibles, colonnes de
verre dans lesquelles des billes colorées s’élevaient selon la température. Les parallélépipèdes
oscillants qui engendraient une houle bleue. Les lampes { plasma qui obéissaient au doigt qu’on
posait sur elles. J’ai voulu tout cela. Pas un de ces objets qui ne soit aujourd’hui devenu un bibelot bon marché vendu dans les boutiques consacrées au risible et au minable.
Aujourd’hui : mobiles futiles, iPhone, GPS, Blackberry, iPod… Hier : gadgets cinétiques, objets électriques, étoiles et mers artificielles, choses casuelles. Avant-hier, quels étaient nos colifichets ? Germaine, la mère de mon père, avait offert à ma mère quelques sulfures, une table en
acajou au dessus de verre dans laquelle étaient exposés des briquets et des boîtes à pilules, des
épingles à chapeau. Pures choses, objets sans fonction, ça ne faisait qu’être l{. On les voyait {
peine, sans jamais les regarder, comme une texture. Une fois ou deux, peut-être, j’ai pris un sulfure dans ma main (mais comment les fabrique-t-on ?) Ma mère les appelait des serarins. La
Moute, des emberniaux. En nivernais, emberner signifie embarrasser, encombrer. Nous aimions,
nous aimons, nous aimerons être encombrés.

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