LA PRODUCTION PRAXÉMIQUE DE SENS C. DETRIE, P. SIBLOT

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LA PRODUCTION PRAXÉMIQUE DE SENS C. DETRIE, P. SIBLOT
LA PRODUCTION PRAXÉMIQUE DE SENS
C. DETRIE, P. SIBLOT et B. VERINE, - Termes et Concepts pour l'analyse du discours
– une approche praxématique, Champion, 2001
Françoise GARDES-MADRAY, - "Circulation et réglage de sens", Cahiers de
praxématique 2, 1984.
Marianne HENRY,
- "La production praxémique d'un toponyme : Ladrecht, Cahiers
de praxématique 4, 1985.
Robert LAFONT,
- Le travail et la langue, chap. III, Flammarion, 1978.
Jean-Marie MARCONOT,
- Le praxème 'chômage', Cahiers de praxématique
Paul SIBLOT,
- "Le praxème 'aliénation', Questions sur les mots (collectif),
2, 1984.
Didier, 1987.
Paul SIBLOT (éd.)
- Cahiers de praxématique 21, "Lexique et représentation des
connaissances", Montpellier III, 1993.
Collectif,
- Concepts de praxématique, Langue et praxis, Montpellier III,
1989.
Collectif,
- Cahiers de Praxématique n° 35, Sens figuré et figuration du
monde, Praxiling, Univ. Montp. III, 2000
Deuil National
Une journaliste est morte. Comment vous l'ignoriez? C'est que vous vivez sur une autre plan ète.
C'est que vous êtes aveugle aux gros titres, sourd au torrent d'éditions spéciales, de numéros
spéciaux déversés sans interruption depuis des jours, insensible au bouleversement imposé par une
radio prestigieuse à sa grille de programmes.
Les journalistes sont les princes de notre temps. Une journaliste meurt, et le deuil national est
décrété par les médias, unilatéralement. Nulle possibilité d'y échapper.
Vive l'autoc élébration! Recette : d'abord, rameuter tous les confr
ères autour de soi, qui ont
fréquenté à un titre ou à un autre l'illustre dame. Dieu sait s'il y en a qui ont fait carrière sous sa
direction, bénéficié de sa générosité ou pris le thé chez elle : on en découvre tous les jours de
nouveaux. Et voilà l'émission ou le dossier tout prêts.
C'est même le nec plus ultra du m édiatiquement correct : on est en tre professionnels, s'il vous
plaît, et les pros savent s'exprimer dans la presse et sur les ondes. Pour cause : ils ont presque tous
fait leurs classes chez la grande dame.
Le système de la presse affectionne les circuits ferm és. C'est tout naturel : on n'est jamais mieux
servi que par soi-même.
Un journaliste tué par accident, assassin é quelque part ou emprisonn é, et c'est les cinq colonnes à
la "une" automatiquement.
Une autre qui meurt de sa belle mort, à 86 ans, aprè s avoir gliss é sur les marches de l' OpéraComique, et c'est la panthéonisation des rotatives.
Nulle once de modestie dans cette profession r éputée au service des autres, nul scrupule quant à
l'obscénité de ces traitements de faveur : la défense légitime de la presse et de sa liberté justifie
toutes les complaisances, toutes les congratulations satisfaites et les indignations partagées.
Avec, en outre, ce cercle vicieux, érigé par malheur en mani ère de r ègle : plus l'organe de presse
est de qualité, plus il se fait une haute idée de sa fonction et la remplit avec dignité, et plus il a
tendance à verser dans ces débordements. En de telles occasions, la pudeur serait suspecte.
Quand Léopold Sédar Senghor est mort, on n'en a pas fait autant. Quand tel de nos Prix Nobel ou
de nos grands universitaires disparaîtra, il ne faudra pas s'attendre à de telles charretées de fleurs et
d'éloges. Pourtant, dans cent ans, l'œuvre de Senghor sera encore célébrée et le nom de Françoise
Giroud ne sera connu que de quelques historiens. Mais la tyrannie du quotidien a raison de la
postérité. Cette victoire, pour être temporaire, ne laisse pas moins d'être rageante.
Qu'on ne s'y méprenne pas : il ne s'agit pas ici de s'attaquer à la mémoire de la journaliste qui vient
de s'éteindre, de nier ses mérites professionnels, indiscutables, ou ses qualités humaines (qui n'en a
pas?). Il s'agit de contester à la base la propension de toute une profession à s'autocélébrer
publiquement, en de grandes cérémonies médiatiques, sans aucune retenue, et surtout sans égard à
l'importance réelle de la personne à l'échelle de toute une société et – osons le mot – de l'éternité.
Et si pourtant cette célébration du personnage n'était pas due au hasard? Si elle révélait au fond l'état
désastreux de nos médias? Journaliste, Françoise Giroud participait à la dérive générale selon
laquelle le commentaire (c'est-à-dire la simple opinion) prime sur le fait, l'éditorialiste sur le
reporter. Femme d'influence, après avoir été patronne de presse et fondatrice du premier
newsmagazine français, elle n'avait pu empêcher les glissements vers les défauts qui discréditent les
hebdomadaires : confusion des valeurs et mauvaise hiérarchisation de l'information (le salaire des
cadres et les prix de l'immobilier, plutôt que les grands problèmes internationaux). Ministre, elle
avait incarné à merveille la collusion de la politique et des médias.
On ne tire pas sur une ambulance, avait dit Fran çoise Giroud à propos de Jacques Chaban-Delmas.
Encore moins sur un convoi funèbre : c'est indigne et, en plus, cela ne sert à rien. Contre la société
du spectacle, nous sommes tous des Don Quichotte.
William Marx et Gilles Philippe, Le Monde, samedi 25 janvier 2003
Choses vues est un recueil de textes divers, dont la composition s'étend sur plusieurs décennies. Il
est utile de rappeler que Victor Hugo était l'un des représentants élus de la Deuxième République (18481851), à laquelle le coup d'état du 2 décembre 1851 mit brutalement fin. Pour fuir la dictature de Napoléon
Bonaparte, qui en 1852 deviendra empereur sous le nom de Napoléon III, Victor Hugo se réfugia à
Bruxelles, où il ne resta que quelques mois, avant de gagner l'île anglo-normande de Jersey. Ce texte date du
séjour à Bruxelles, où Victor Hugo débute une vie d'exilé et de proscrit qui durera jusqu'en 1870.
BRUXELLES, 3 MAI.
Tout à l’heure un homme est entré, en haillons, le visage hâlé, les cheveux grisonnants, de souliers
troués, une mauvaise casquette. Il m’a dit : − Vous devriez bien empêcher qu’on ne me fasse de la
peine. Ah ça, vous notre représentant, dites-moi ça, pourquoi est-ce qu’on ne veut pas que je gagne
ma vie ? Pourquoi est-ce qu’on me chasse d’ici ? J’arrive de France, de Paris, où on m’a chassé, et
voilà qu’on me chasse encore de Bruxelles ! À Paris, je gagnais ma vie, je suis serrurier
mécanicien, j’ai quatre petits enfants, je forgeais, je faisais un écrou dans ma journée, je sais manier
le fer, ma femme faisait des ménages, le ménage de M. Crochart qui n’est pas riche, mais qui est
régisseur d’un homme qui est riche ; mon petit, l’aîné, qui est haut comme ça, cassait du coke avec
un marteau, il n’était pas si gros que le marteau, il n’y avait pas de danger. Eh bien ! l’homme
gagnait, la femme gagnait, le petit gagnait, ça allait ! Ces derniers temps, M. Monnin-Japy, le maire
du VIe, est venu et m’a dit : − Mon garçon, tu es belge et tu n’es pas français. Et puis, vois-tu, les
conseils de guerre ne sont pas contents de toi. Il faut t’en aller. – Je m’en suis allé. Je suis né à
Tournai, mais j’aurai quarante ans le 25 juin et il y a trente-neuf ans que j’étais à Paris. C’est-il être
belge ça ? Je suis enfant naturel, j’ai été mis par terre à neuf mois par papa et maman dans le
bureau Sainte-Apolline, va comme je te pousse, on m’a élevé par charité dans un pays entre Amiens
et Montdidier, je suis devenu serrurier, c’est-il être belge ça ? Si bien que je suis venu ici, ici on
m’a dit : − Mon garçon, tu es français, tu n’es pas belge, va-t’en. − Ah ça ! mettez-moi belge,
mettez-moi français, mais mettez-moi quelque chose. Il faut bien que je sois d’un pays. Je n’ai pas
besoin d’être électeur, je suis ouvrier du fer, mais je veux être d’un pays. J’avais trouvé de
l’ouvrage, mon représentant, j’étais allé à la porte de Cologne, à la porte de Schaerbeeck, à la porte
de Ninove ; on m’avait embauché pour travailler. Et puis voilà qu’on me fait venir à l’hôtel de ville
et qu’on me dit : Va-t’en ! Et mes petits enfants ! il faut donc que je les emporte sur mon dos ? Je
n’ai pas le sou, moi, je n’ai que mes mains, il y a des gens qui sont heureux, qui ont de ce qui se
glisse, qui n’ont pas peur de manquer, moi je n’ai rien du tout que mes quatre petits ! Ces gens de
la police, je leur ai dit : − Pourquoi m’avez-vous donné un passeport pour rester en Belgique ?
Rendez-moi mes huit francs au moins !
− Ah bien oui ! pas de danger. À présent me voilà. Depuis deux jours je n’ai pas mangé, et mes
petits enfants non plus, et il faut que j’aille en Angleterre ! Sans un pantalon qu’on m’a donné, je
serais tout nu. Vous me feriez bien du plaisir de me dire si j’ai fait du mal à quelqu’un !
Victor Hugo Choses vues
KALIAYEV
J'ai tué le grand-duc Serge.
FOKA
Le grand-duc? Eh! comme tu y vas. Voyez-vous ces barines! C'est grave, dis-moi?
KALIAYEV
C'est grave. Mais il le fallait.
FOKA
Pourquoi? Tu vivais à la cour? Une histoire de femme, non? Bien fait comme tu l'es…
KALIAYEV
Je suis socialiste.
LE GARDIEN
Moins haut.
KALIAYEV (plus haut)
Je suis socialiste révolutionnaire.
FOKA
En voilà une histoire. Et qu'avais-tu besoin d'être comme tu dis. Tu n'avais qu'à rester tranquille et
tout allait pour le mieux. La terre est faite pour les barines.
KALIAYEV
Non, elle est faite pour toi. Il y a trop de misère et trop de crimes. Quand il y aura moins de misère,
il y aura moins de crimes. Si la terre était libre, tu ne serais pas là.
FOKA
Oui et non. Enfin, libre ou pas, ce n'est jamais bon de boire un coup de trop.
KALIAYEV
Ce n'est jamais bon. Seulement on boit parce qu'on est humilié. Un temps viendra où il ne sera
plus utile de boire, où personne n'aura plus de honte, ni barine ni pauvre diable. Nous serons frères
et la justice rendra nos cœurs transparents. Sais-tu ce dont je parle?
FOKA
Oui, c'est le royaume de Dieu.
LE GARDIEN
Moins haut.
KALIAYEV
Il ne faut pas dire cela, frère. Dieu ne peut rien. La justice est notre affaire! (Un silence.) Tu ne
comprends pas? Connais-tu la légende de saint Dmitri?
FOKA
Non.
KALIAYEV
Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait lorsqu'il rencontra un paysan
dont la voiture était embourbée. Alors saint Dmitri l'aida. La boue était épaisse, la fondrière
profonde. Il fallut batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dmitri courut au rendezvous. Mais Dieu n'était plus là.
FOKA
Et alors?
KALIAYEV
Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de
charrettes embourbées et trop de frères à secourir.
Foka recule.
Albert CAMUS, Les Justes (1947), acte IV
I Nadine Chipman à Serge Othon Weil
Mon mari avait l'habitude de peler les oranges avec ses mains, avec certains types d'orange ça
peut se concevoir, lorsque la peau est épaisse et se détache facilement, en revanche lorsque la peau
est fine et adhérente aux quartiers, comme c'est le cas de la plupart des oranges, en tout cas des plus
juteuses, donc des meilleures, personnellement je m'efforce toujours d'acheter ce genre d'orange,
l'attaque de la peau à mains nues est une aberration, un geste de pure quotidienneté se transforme en
lutte laide et inutile, ce geste qu'il faisait quand nous prenions notre petit-déjeuner l'entraînait à
taper la table avec une sorte de violence régulière, à chaque pelure arrachée le poing retombait sur
le bois, malgré lui bien sûr, mais sans qu'il s'en rende compte particulièrement, je veux dire
imperméable au bruit et à l'effet de secousse, n'ayant jamais à l'esprit que je puisse être dérangée,
d'une manière générale je ne supporte pas les gens qui tapent sur les tables Serge, vous voyez ces
gens qui laissent tomber leurs avant-bras et le tranchant de la main soi-disant dans un esprit de
clarification, pour préciser ou donner du poids à la pensée, il n'y a rien de plus stupide, j'aime les
gens réservés, je veux dire dont la présence physique est légère, délicate, mon mari aurait pu, tout
en pelant l'orange avec ses mains, suspendre son geste dans l'air, c'est-à-dire contrôler sa manière et
la rendre moins brutale, de sorte que je n'aurais eu qu'à m'abstenir de le regarder et, tout au plus, lui
reprocher intérieurement une paresse, un manque d'élégance et de tenue, mais il s'est cru assez seul,
comprenez-vous, pour ne prendre aucun gant, pour réitérer sur la table un choc inqualifiable, dès le
lever, ce pendant des semaines peut-être même des mois, avec des arrêts car il y avait des périodes
de bannissement de l'orange jugée trop acide pour l'estomac, jusqu'au jour où j'ai pris la décision de
sursauter à chaque retombée du poing, d'abord discrètement et puis de moins en moins et puis plus
du tout discrètement, j'ai sursauté violemment comme si mon cœur allait lâcher, une réponse
comme une autre, plus fine qu'une insulte, que mon mari a considérée comme cent pour cent
agressive, l'aspect muet et outrancier de ma réaction révélant, selon lui, la charge globale de haine
accumulée à son encontre, une haine, je le cite, si amèrement contenue qu'elle n'aurait même plus de
mots pour s'exprimer. Depuis que mon mari a perdu la tête, j'emploie à dessein cette expression
Serge, puisque la médecine n'a pas su expliquer ni qualifier son isolement mental, je repense au
drame de l'orange avec une certaine nostalgie, je nous revois tous les deux en pyjama dans la
cuisine, devant le courrier étalé, les factures, le courrier de l'université, les embêtements de la vie
courante, on veut toujours une autre vie n'est-ce pas? On croit que les choses qui sont la vie ne sont
pas la vie. Mon mari, tout le monde le sait, était un grand spécialiste de Spinoza. Depuis que son
esprit a lâché prise, il s'est complètement retourné contre Spinoza. Je dis ça comme une chose
importante bien que je n'aie jamais compris en quoi consistait Spinoza. (…)
Yasmina Reza Dans la luge d'Arthur Schopenhauer , Albin Michel, 2005
(La narratrice, une jeune européenne nommée Amélie, est entrée, après de brillantes études, dans
une entreprise japonaise renommée, l'entreprise Yumimoto. Elle y découvre à ses dépens divers
aspects de la communication interculturelle et de la vie dans une entreprise japonaise. Elle est sous
les ordres d'une jeune femme japonaise, Mlle Mori – qui n'apparaît pas ici –, elle-même sous les
ordres du chef de section, Monsieur Saito, lui-même sous les ordres du vice-président, Monsieur
Omochi.)
Cette humble tâche1 se révéla le premier instrument de ma perte.
Un matin, monsieur Saito me signala que le vice-président recevait dans son bureau une
importante délégation d'une firme amie :
– Café pour vingt personnes.
J'entrai chez monsieur Omochi avec mon grand plateau et je fus plus que parfaite : je servis
chaque tasse avec une humilité appuyée, psalmodiant les plus raffinées des formules d'usage,
baissant les yeux et m'inclinant. S'il existait un ordre du mérite de l'ôchakumi2, il eût dû m'être
décerné.
Plusieurs heures après, la délégation s'en alla. La voix tonitruante de l'énorme monsieur Omochi
cria :
– Saito-san!
Je vis monsieur Saito se lever d'un bond, devenir livide et courir dans l'antre du vice-président.
Les hurlements de l'obèse résonnèrent derrière le mur. On ne comprenait pas ce qu'il disait, mais
cela n'avait pas l'air gentil.
Monsieur Saito revint, le visage décomposé. Je ressentis pour lui une sotte bouffée de tendresse
en pensant qu'il pesait le tiers de son agresseur. Ce fut alors qu'il m'appela, sur un ton furieux.
Je le suivis jusqu'à un bureau vide. Il me parla avec une colère qui le rendait bègue :
– Vous avez profondément indisposé la délégation de la firme amie! Vous avez servi le café avec
des formules qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection!
– Mais je ne le parle pas si mal, Saito-san.
– Taisez-vous! De quel droit vous défendez-vous? Monsieur Omochi est très fâché contre vous.
Vous avez créé une ambiance exécrable dans la réunion de ce matin : comment nos partenaires
auraient-ils pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue? A partir de
maintenant, vous ne parlez plus japonais.
Je le regardais avec des yeux ronds.
Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, Albin Michel, 1999
1
Ce groupe nominal anaphorique reprend une source contenue dans une phrase de la page précédente, que voici
: « Rien n'était plus normal, quand on débutait dans une compagnie nippone, que de commencer par l'ôchakumi – « la
fonction de l'honorable thé ». Je pris ce rôle d'autant plus au sérieux que c'était le seul qui m'était dévolu. »
2
Voir la note ci-dessus.
Au tabac, où Aurélien voulut entrer acheter des Lucky
Strike, le zinc était bousculé de marins
blancs et bleus, de la chair blonde et rousse ricanante, tous assez soûls, avec un bruit nasal de
phonographe, dans l'électricité brûlante, et quelques filles accrochées à ces épaules de géants. La
dame de la caisse, une jolie brune, ne savait où donner de la tête. Elle s'excusait en rendant la
monnaie de cinquante francs. Elle avait une petite dent d'or de côté.
Il y eut un brouhaha au-dehors, des cris. Cela fit machine pneumatique, le tabac se vida, les gens
se dressèrent, Paul fut porté au-dehors ; à travers ce bariolage des bonshommes, Aurélien saisit mal
ce qui se passait, gêné par la monnaie. C'était un marin tout à fait ivre qui levait à bout de bras un
guéridon de marbre à la terrasse. Des femmes hurlèrent. On vit un grand nègre, maigre et long, dans
un costume de flanelle grise, les bras repliés pour se garer, la table qui frappait... Il avait été atteint
au visage, et le sang pissait, le guéridon s'éleva encore. Ce fut une bousculade formidable ; les
autres marins qui entouraient l'agresseur, des nègres surpris un peu de tous les côtés, et les petits
copains aux chemises vertes et roses, roulant des épaules, avec une rage bruyante, qui vous
écartaient les marins bleus, où s'appuyaient des mains énormes, framboise dans la lumière des
lampes à arc.
Aurélien se trouva dehors. La place Blanche semblait happée par un appel d'air : de tous côtés,
des hommes glissaient, comme une tornade de grains de sable vers le tabac. Derrière eux se
refaisaient des poches de vide, étranges comme le macadam, où deux ou trois taxis flâneurs avaient
l'air ahuris. Sur le trottoir en face, là-bas au coin des rues qui piquent du nez dans la ville, un cordon
de femmes qui criaient sans savoir. Et un grondement, tout autour, glissant entre les baraques
foraines éteintes. Il régnait une lumière de meurtre.
Les voix américaines dominaient le vacarme, un noeud d'uniformes blancs s'était refermé sur le
soûlaud, le guéridon était retombé dans les bras de l'équipage, cela avait l'air d'une mêlée de rugby.
Les autres, d'instinct, faisaient cordon autour de ceux qui maîtrisaient le forcené hurlant : « Bloody
nigger! Bloody nigger! » Et la place était secouée de la révolte noire, l'indignation des filles et de
leurs hommes, la peur et la fureur des nègres. Ceux-ci, un peu en arrière de ces défenseurs
inattendus de leur cause, on en voyait qui sortaient un couteau.
Louis Aragon, Aurélien, 1944