changement continu et situé

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changement continu et situé
CHANGEMENT CONTINU ET SITUÉ : THÉORIE ET
IMPLICATIONS PRATIQUES
CONTINUOUS AND SITUATED CHANGE: THEORY AND
PRACTICAL IMPLICATIONS
Cahier produit par Céline BOFFO, étudiante au programme de doctorat (Ph.D.) (HEC Montréal)
Cahier no 2003-01 – juin 2003
RÉSUMÉ
L’objectif de ce Cahier de Recherche est de présenter l’approche continue et située du
changement. Cette perspective considère le changement organisationnel comme un phénomène
qui émerge en continu des pratiques quotidiennes des acteurs organisationnels « ordinaires ». Les
implications théoriques et pratiques liées à l’adoption de cette perspective sont discutées, parmi
lesquelles la nécessaire reconnaissance du rôle décisif des employés de première ligne dans
l’initiation et la réalisation du changement.
Mots-clés : changement continu, changement situé, gestion du changement, résistance au
changement.
ABSTRACT
This Cahier de Recherche presents the continuous and situated change approach. This
perspective considers organisational change as a continuous phenomenon which emerges from
the daily practices of “ordinary” organisational actors. Theoretical and practical implications of
adopting such a perspective are discussed, including the necessary acknowledgment of the
critical role of frontline employees in initiating and performing change.
Key words: continuous change, situated change, change management, resistance to change.
Copyright © 2004. HEC Montréal.
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Les textes publiés dans la série des cahiers du CÉTO n’engagent que la responsabilité des auteurs.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ........................................................................................................................................ 1
ABSTRACT .................................................................................................................................... 1
TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................ 2
INTRODUCTION......................................................................................................................... 3
INTRODUCTION......................................................................................................................... 3
1. LA THÉORIE DE L’ACTION SITUÉE ................................................................................ 3
1.1 La remise en cause du modèle planifié de l’action humaine ............................................................................... 4
1.2 L’analyse situationnelle des pratiques de travail................................................................................................. 5
2. D’UNE THÉORIE DE L’ACTION À UNE THÉORIE DU CHANGEMENT : LE
CHANGEMENT CONTINU ET SITUÉ................................................................................. 8
2.1 Théories du changement et approche situationnelle............................................................................................ 8
2.1.1 Le tempo : changement discontinu vs changement permanent .................................................................... 9
2.1.2 Le processus : changement délibéré vs changement émergent .................................................................. 10
2.1.3 L’ampleur : changement radical vs micro-changement ............................................................................. 10
2.1.4 La source : facteurs déclencheurs vs pratiques quotidiennes et situées...................................................... 11
2.1.5 Le niveau d’analyse : macro vs micro........................................................................................................ 12
2.2 Les acteurs du quotidien au cœur du processus de changement continu et situé .............................................. 13
2.2.1. Où sont passés les acteurs ordinaires?....................................................................................................... 13
2.2.2 Les destinataires de première ligne comme « initiateurs » du changement................................................ 14
2.2.3 Les destinataires de première ligne comme « performeurs » du changement ............................................ 17
2.2.4 Réflexions autour de la notion de résistance .............................................................................................. 20
2.3 Le changement épisodique et le changement continu/situé sont-ils irréconciliables?....................................... 22
3. D’UNE THÉORIE DU CHANGEMENT À UNE THÉORIE DE L’INTERVENTION :
RÉFLEXIONS SUR LA CAPACITÉ DE CHANGER DE L’ORGANISATION............. 24
3.1 De la gestion du changement à la capacité de changer...................................................................................... 24
3.2 Pourquoi le potentiel représenté par le changement situé est-il mal exploité par les organisations? ................ 25
3.2.1 La persistance de la division taylorienne du travail et les normes managériales ....................................... 25
3.2.2 La difficulté d’identifier et de gérer les pratiques non-canoniques ............................................................ 26
3.2.3. La dilapidation du « capital humain » ....................................................................................................... 27
3.3 Des pistes d’action : une gestion du changement attentive aux changements situés......................................... 27
3.3.1 Le « Gel » : reconnaître les aspects non-canoniques du travail et le potentiel des changements situés ..... 28
3.3.2 Le « Rebalancement » : profiter des changements situés........................................................................... 28
3.3.3 Le « Dégel » : créer un contexte propice à l’accomplissement continu des changements situés ............... 28
3.3.4 Le nouveau rôle des managers en gestion du changement......................................................................... 31
CONCLUSION............................................................................................................................ 31
BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................................... 34
ANNEXE 1 : TYPOLOGIE DES PERSPECTIVES EN CHANGEMENT .......................... 38
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2
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
INTRODUCTION
En introduisant le numéro spécial de la revue Gestion consacrée à la transformation des
organisations, ses rédacteurs en chefs, Alain Rondeau, Michel Audet, Taïeb Hafsi et Réal Jacob,
posaient le constat suivant : « Le changement organisationnel ne constitue pas un corps de
connaissance intégré comme ce que les gourous de ce champ d’expertise se plaisent à laisser
croire. La nature même de cet objet d’étude fait en sorte que cela ressemble à une vaste mosaïque
qui progresse dans toutes les directions à la fois 1 . ». Comme l’indique la citation précédente, les
écrits en changement organisationnel progressent effectivement « dans toutes les directions à la
fois » et l’objectif de ce cahier de recherche est de présenter des réflexions théoriques et pratiques
sur l’une des pistes les plus prometteuses actuellement en matière de changement organisationnel,
à savoir la perspective du changement continu et situé.
L’a priori théorique du texte qui suit est de considérer le changement organisationnel comme un
phénomène qui émerge en continu des pratiques des acteurs organisationnels ordinaires, c’est-àdire de ceux qui réalisent au quotidien le travail. Autrement dit, ce cahier de recherche aborde le
changement sous l’angle situationnel. Depuis la publication du livre Plans and Situated Actions
de l’anthropologue Lucy Suchman, un nombre grandissant d’auteurs ont adopté la lentille
situationnelle pour étudier les pratiques du travail et la conception des systèmes informatiques
intelligents. Plus récemment, la perspective situationnelle a été utilisée par Orlikowski (1996)
pour comprendre les changements organisationnels. L’objectif de ce cahier est de poursuivre la
réflexion sur ce thème. Parallèlement, certains auteurs ont tourné leur attention vers le
changement continu 2 ainsi que vers les adaptations apportées aux changements par ceux que l’on
appelle les « destinataires ». Ces deux derniers champs de connaissance serviront de base à ma
réflexion sur le changement situé car le changement situé est continu et loge en son cœur le
potentiel créatif des acteurs organisationnels du quotidien.
Dans une première section, un rapide portrait de la théorie de l’action située sera brossé afin de
rappeler les origines de la théorie du changement situé. La seconde section sera consacrée à une
présentation plus détaillée de la théorie du changement continu et situé, telle qu’elle apparaît dans
la documentation; une réflexion quant aux implications théoriques liées à l’adoption de cette
perspective clôturera cette partie. Dans la troisième section, quelques conséquences en matière de
gestion du changement seront proposées.
1. LA THÉORIE DE L’ACTION SITUÉE
L’objet de cette première section est de présenter brièvement la théorie de l’action située telle
qu’elle a été formulée par Lucy Suchman (1.1), de montrer comment elle a été appliquée à
l’étude des pratiques de travail en organisation (1.2).
1
Revue Gestion, Automne 1999, p. 5
2
que l’on retrouve sous les étiquettes de « continuous » ou « ongoing »
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
1.1 La remise en cause du modèle planifié de l’action humaine
L’approche situationnelle, telle qu’elle a été formulée par Suchman (1987), est une théorie de
l’action. Pour Suchman, toute action est forcément située au sens où toute action, même planifiée,
est réalisée dans le cadre de circonstances particulières et concrètes. Autrement dit, pour avoir un
sens, une action ne peut être dissociée ni des circonstances matérielles et sociales de sa
réalisation, ni des acteurs qui la réalisent. Le cours de l’action est « bâti » par les acteurs qui
utilisent les circonstances au fur et à mesure qu’elles se présentent à eux, pour agir de façon
cohérente.
L’approche située a été développée par opposition au modèle de l’action planifiée qui met
l’accent sur les plans abstraits élaborés préalablement à la réalisation de l’action. Selon le modèle
planifié, le moteur de toute action est un plan échafaudé en dehors de toutes considérations
circonstancielles et qui existe donc préalablement et indépendamment de l’action. Le plan qui se
résume à un ensemble détaillé d’instructions visant la réalisation d’un but donné, détermine
précisément le cours de l’action. « […] the plan as stipulated becomes substitutable for the action,
insofar as the action is viewed as derivative from the plan. » en conclut Suchman (1987 : 37). Si
un élément imprévu apparaît en cours de route qui remet en question la réalisation du plan tel
qu’initialement prévu, le plan est modifié et l’action ajustée en conséquence; en aucun cas,
l’action ne peut être réalisée sans que le plan ait été préalablement corrigé.
La métaphore qu’utilise Suchman (1987) pour mettre en lumière la différence entre une approche
planifiée et une approche situationnelle de l’action humaine est celle de la navigation :
[…] the European navigator begins with a plan – a course – which he has charted according to certain
universal principles, and he carries out his voyage by relating his every move to that plan. His effort
throughout his voyage is directed to remaining « on course ». […] The Trukese navigator begins with
an objective rather than a plan. He sets off toward the objective and responds to conditions as they
arise in an ad hoc fashion. He utilizes the information provided by the wind, the waves, the tide and
current, the fauna, the stars, the clouds, the sound of the water on the side of the boat, and he steers
accordingly. His effort is directed to doing whatever is necessary to reach the objective. If asked, he
can point to his objective at any moment, but he cannot describe his course. (Suchman, 1987 : vii,
citant Berreman, 1966 : 347)
Ainsi, pour Suchman et les autres tenants de l’approche situationnelle, bien que nous parlions
bien souvent comme les Européens, nous agissons toujours comme les Trukese parce que les
circonstances de nos actions ne peuvent jamais être totalement anticipées et évoluent
constamment. Les plans sont des représentations que nous faisons pour anticiper a priori le cours
de nos actions ou pour reconstruire a posteriori leur déroulement de façon rationnelle. Les plans
sont aussi des ressources pour l’action dans la mesure où nous pouvons les utiliser comme des
sortes de grands guides. Cependant, les plans ne déterminent jamais nos actions et ne les
résument pas.
En matière de changement organisationnel comme en matière de navigation, il n’est pas rare que
nous pensions comme les Européens, c'est-à-dire que nous croyions qu’il est nécessaire de
commencer par ébaucher un plan sur la base de grands principes abstraits et que nous reliions
ensuite nos actions aux plans afin de garder le cap (Orlikowski, Hofman, 1997). Cependant,
quand on examine comment le changement se fait dans la pratique, il semble qu’il ressemble plus
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
au voyage des Trukese, c’est-à-dire que le changement se fait au fur et à mesure que les acteurs
du quotidien répondent aux contingences qui émergent de façon continue.
1.2 L’analyse situationnelle des pratiques de travail
La principale critique adressée en 1996 par Barley aux théoriciens contemporains des
organisations (auxquels appartiennent les théoriciens du changement) est leur manque d’intérêt
pour les changements actuels dans la nature du travail. Selon lui, la théorie des organisations s'est
détournée de l’étude de ce que font réellement les gens dans leur travail et de la façon dont ils le
font, pour laisser ce domaine d’étude à la sociologie du travail. Or, pour comprendre les
organisations, et a fortiori le changement, une connaissance précise du travail semble nécessaire
car « [w]ithout a substantive knowledge of work, organizational theorists risk building theories of
change around terms with shallow content » (Barley, 1996:405).
Bien que n’ayant pas été initialement développée dans le cadre de l’étude du fonctionnement des
organisations 1 , l’approche situationnelle a tout de même été utilisée pour comprendre et analyser
les pratiques de travail quotidiennes des membres des organisations (ex : Brown, Duguid, 1991;
McCarthy et al., 1998; Orr, 1998; Suchman et al., 1999). Les pratiques de travail peuvent être
définies comme “what is actually done in the doing of work and how those doing the work make
sense of their practice” (Orr, 1998: 439). L’apport de ces études (ethnographiques pour celles
ayant un contenu empirique) est double.
Premièrement, elles montrent que le travail est une pratique située, c’est-à-dire qui ne peut être
dissociée du contexte dans lequel le travail est effectué. Par exemple, Orr (1998) a observé le
travail de techniciens-réparateurs de photocopieuses. Elle montre que, face à une machine
défectueuse, le travail de diagnostic des techniciens consiste en une complexe reconstruction du
problème à partir des informations fournies par l’utilisateur et par la machine, auxquelles
s’ajoutent les connaissances (explicites et tacites) du technicien. Ainsi la pratique quotidienne du
technicien ne peut être rationalisée et décrite une fois pour toutes : elle dépend des circonstances
(contexte de réparation) dans lesquelles le technicien puise les ressources nécessaires à la
recréation permanente de sa pratique pour atteindre son objectif (la remise en état de la machine).
C’est pourquoi Orr appelle la pratique des techniciens « a highly-skilled improvisation ». Ces
constatations font échos à celles de Barley (1986) qui avait mis en lumière la diversité des
pratiques de travail développées autour d’un scanner nouvellement installé dans deux sites
hospitaliers. Cette étude montrait qu’une même technologie, implantée dans deux contextes
différents, peut avoir des effets dissemblables et inattendus sur les propriétés institutionnelles de
l’organisation, en raison de la spécificité des pratiques de travail développées par les acteurs
organisationnels. Ainsi pour comprendre la réalité des résultats d’un changement, et notamment
l’écart éventuel par rapport à ses effets initialement prévus, une étude des pratiques de travail
peut s’avérer nécessaire et hautement éclairante.
1
L’ouvrage de Suchman que nous avons évoqué jusqu’ici avait pour objectif premier d’analyser les relations entre les humains et
les technologies et de critiquer les démarches consistant à programmer des systèmes intelligents sur la base d’une conception
planifiée de l’action humaine.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
Deuxièmement, les études du travail comme pratiques situées, mettent en exergue l’écart qui
existe entre d’une part, les pratiques « canoniques » - descriptions formelles des taches, règles et
procédures officielles de travail – et, d’autre part, les pratiques « non-canoniques » - ce que les
gens font réellement, c'est-à-dire leurs pratiques situées – (Brown, Duguid, 1991). Toute activité
organisationnelle est porteuse de ces deux aspects, canoniques et non-canoniques :
[…] the carrying out of an organizational activity simultaneously involves the existence of certain
generic rules containing a canonical image of the activity to be carried out […] and the noncanonical,
particularistic practices of the actors involved in it, which are consequences of the inherent openendedness of the context within which organizational action takes place. (Tsoukas, Chia, 2002:573)
Pour comprendre l’écart entre les aspects canoniques et non-canoniques du travail, il est
important de se souvenir que, comme les plans, les règles et procédures ne sont pas des
générateurs d’action mais des ressources (Brown, Perry, 2000). Autrement dit les règles et
procédures ne déterminent pas la réalisation effective du travail, contrairement à ce que
s’imaginent bien souvent ceux qui les écrivent : “people use procedures to understand the goals
of a particular job but not to identify the steps to take in order to get from here to there.” (Brown,
1991:213).
Le succès des règles et procédures (c’est-à-dire le fait qu’elles soient effectivement suivies par
ceux auxquels elles s’adressent) dépend de trois facteurs. Le premier est la qualité de leur
rédaction mais celle-ci n’est pas toujours atteinte (McCarthy et al. 1998, commentant l’étude de
Orr, 1996). Le second dépend de la nature de la tâche à effectuer : tous les cas de figure
susceptibles de se présenter à l’individu durant la réalisation de son travail peuvent-ils être
anticipés correctement? La façon dont Orr (1998) décrit les manuels de travail des réparateurs
qu’il a observés est extrêmement claire quant à la conviction de ses rédacteurs de la capacité du
manuel à prévoir dans les moindres détails toutes les pannes possibles et toutes les solutions
requises :
The service manuals were not designed to provide information with which to think about the
machine; their goal was to direct the technician to the solution of a problem through a minimal
decision tree. The premise is that the technicians will resolve problems more quickly by literally
following the manual’s prescriptions than by reasoning from their experience and knowledge of the
machine. Underlying this premise is an assumption that all significant problems can be anticipated
and their solution prescribed. (p.444)
Les études de McCarthy et al. (1998), Orr (1998) ou encore Suchman (1999) montrent bien que
même les tâches qui peuvent sembler a priori faciles à rationaliser (réparer une photocopieuse,
dispatcher des ambulances sur un territoire) ne le sont en fait jamais car il est illusoire de vouloir
séparer le travail du contexte de sa réalisation. Les acteurs utilisent les règles et les procédures
uniquement quand ils le jugent nécessaire (Orr, 1998) ou approprié (McCarthy et al. 1998).
The technicians do use the documentation, including the prescriptive procedures, but they do so
selectively, using those parts that fit with their understanding of the problem before them. (…) they
never accept the premise that they do not need to understand what they are doing, so when they use
the diagnostic procedures, they continually attempt to understand what the procedure is intended to
test and what the accompanying hypothesis about the problem with the machine might be. (Orr, 1998:
445)
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
Enfin, les règles et procédures représentent les intentions et les préoccupations de ceux qui les
écrivent. Leur succès dépend donc de l’adéquation entre d’une part, ces objectifs et
préoccupations et d’autre part, les objectifs et préoccupations des acteurs censés les appliquer. Le
texte de Mc Carthy et al. (1998) est particulièrement intéressant à ce sujet car leurs trois études de
cas montrent qu’ils correspondent rarement. Par exemple, Mc Carthy et al. (1998) rapportent le
cas de dispacheurs d’ambulances qui, au lieu de suivre la procédure officielle de dispatching
consistant à envoyer sur un lieu d’accident l’ambulance disponible la plus proche identifiable sur
un écran de contrôle, appliquent un principe d’équité dans la charge de travail dit « first in first
out ». Ainsi les préoccupations de la compagnie en termes d’efficience du déploiement des
véhicules se heurtent aux préoccupations des employés en terme de juste répartition de la charge
de travail. Bareil et Savoie (2002) ont proposé un modèle identifiant sept objets de
préoccupation 1 susceptibles d’influer sur le comportement des employés durant un changement.
On peut aussi en déduire que les préoccupations des employés à un moment dans le temps
influencent également leur réaction face aux nouvelles règles imposées par la mise en œuvre du
changement ou ses effets. L’on comprend ainsi pourquoi Suchman (1987:61) parle d’indexicalité
des instructions, ce qui veut dire que la signification d’une instruction (abstraite) relative à une
action donnée n’est pas inhérente à l’instruction mais doit être découverte par l’acteur par
référence au contexte de l’action.
Cette discussion du travail comme pratique située et de l’écart entre les aspects canoniques et
non-canoniques du travail est très importante lorsque l’on s’intéresse au changement
organisationnel.
•
En effet, de nombreux changements, que l’on pense aux réingénieries des processus, à
l’implantation de nouveaux outils de travail informatisés ou à tout autre changement
requérrant une modification dans l’organisation du travail et les tâches des employés,
considèrent le travail comme une succession d’étapes techniques que l’on peut représenter de
façon abstraite puis manipuler à sa guise. Si les tâches sont situées, c’est-à-dire si elles ne
peuvent être dissociées de ceux qui les font et du contexte dans lequel ils les font, je pense
qu’il est illusoire d’essayer de les changer comme on modifierait les pièces d’une machine.
•
Deuxièmement, un programme de changement est souvent un ensemble de nouvelles règles
et de nouvelles procédures à suivre. À la lumière du rapporte entre les pratiques de travail
réelles et les règles, l’on comprend mieux pourquoi certains programmes de changement ne
produisent pas les effets souhaités et pourquoi certains employés semblent « résister » au
changement, en ne réalisant pas le travail tel que la direction l’attend. J’avance ici que la
résistance au changement ne serait peut-être finalement que le miroir de l’écart naturel entre
travail défini de façon abstraite (règles) et travail réel (pratiques situées). Cette idée sera
développée plus longuement dans la section 2.2.4.
En résumé, l’utilisation de la perspective situationnelle pour comprendre le changement
organisationnel me paraît particulièrement intéressante pour au moins trois raisons : (1) Cette
perspective encourage les chercheurs à s’intéresser au contexte du changement et aux acteurs qui
l’accomplissent au quotidien. (2) Elle permet d’apporter un éclairage original sur les raisons pour
1
aucune préoccupation; préoccupation concernant la sécurité de son poste; la nature du changement, la volonté organisationnelle,
le support disponible, la collaboration et l’amélioration continue du changement.
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Continuous and situated change: theory and practical implications
lesquelles un programme de changement ne se déroule pas toujours tel que planifié, sans pour
autant blâmer ceux qui ne suivent pas les règles. (3) La conception du travail qu’elle promeut
semble plus réaliste que celle qui consiste à traiter le travail comme une simple succession
d’étapes techniques.
2. D’UNE THÉORIE DE L’ACTION À UNE THÉORIE
CHANGEMENT : LE CHANGEMENT CONTINU ET SITUÉ
DU
La définition minimale de l’action sur laquelle s’entendent les penseurs du domaine est celle qui
la présente comme un événement délibéré, situé dans le temps, qui provoque une modification de
l’environnement dans lequel il a lieu. Ainsi, l’accomplissement du changement organisationnel
est une forme d’action; d’où la possibilité de baser une théorie du changement sur une certaine
compréhension de l’action, à savoir la théorie de l’action située. Dans cette section, le lien entre
le changement situé (tel que proposé par Orlikowski, 1996) et le changement continu (tel qu’il est
défini dans la typologie des approches en changement de Weick et Quinn, 1999) sera mis en
exergue (2.1). La sous-section suivante montrera comment cette perspective réhabilite les acteurs
du quotidien dans leur rôle de véritables agents de changement (2.2). Avant de clôturer cette
section, il sera souligné qu’être convaincu du bien-fondé de l’étude du changement à partir d’une
lentille situationnelle n’implique pas de se désintéresser totalement des programmes de
changements planifiés et délibérés (2.3).
2.1 Théories du changement et approche situationnelle
Comme précisé en introduction, la littérature en changement s’est développée dans de
nombreuses directions. Un corpus de recherche et de connaissances théoriques cumulatif et
cohérent semble difficilement émerger de tous ces écrits (Collins, 1998; Weick, Quinn, 1999;
Huy, 2001; Pettigrew et al., 2001; Demers, 2002). Afin de mettre de l’ordre dans les perspectives
en changement organisationnel, plusieurs typologies ont cependant été proposées, notamment
celle de Weick et Quinn (1999) à laquelle il sera fait référence tout au long de cette section. Bien
que récente, elle a déjà été citée 26 fois dans les revues académiques 1 .
Weick et Quinn (1999) ont proposé une catégorisation des approches en changement qui
différencie deux principaux types de changement, à savoir le changement épisodique (episodic) et
le changement continu (continuous). Weick et Quinn (1999:365) notent que la typologie de Van
de Ven et Poole (1995) avait mis l’accent sur deux sortes d’indicateurs permettant de classer les
différentes approches en changement, à savoir l’unité d’analyse choisie par les auteurs et le mode
de changement privilégié par leur approche. De leur côté, Weick et Quinn suggèrent que le tempo
du changement 2 est un autre indicateur pertinent de catégorisation. Cependant, l’on peut
facilement déduire de la lecture du texte que le tempo n’est pas le seul critère que les auteurs ont
considéré pour catégoriser les perspectives en changement. En effet, changement épisodique et
changement continu se différencient tant par leur tempo respectif, que par leur ampleur, leurs
1
Source : ISI Web of Science. Revue datée de février 2003.
2
défini par Weick et Quinn (1999 :365) comme « characteristic rate, rythm, or pattern of work or activity »
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
sources, la nature de leur processus et par le niveau d’analyse employé par les auteurs (voir
tableau récapitulatif en Annexe 1). Les différences entre la perspective du changement épisodique
et celle du changement continu, au regard de ces critères de classement, seront détaillées plus
loin.
Cependant, l’objectif de ce cahier étant de réfléchir à l’intégration de l’approche située et des
différentes perspectives en changement, il paraît nécessaire d’évoquer dès à présent le seul texte
qui fasse explicitement référence à l’approche situationnelle dans le cadre d’une étude d’un
changement organisationnel : il s’agit de l’étude, faite par Orlikowski (1996), de l’implantation
d’un système de suivi d’incidents dans le département de support à la clientèle de Zeta, une firme
de logiciels informatiques. Brièvement, les résultats de l’étude montrent comment les pratiques
quotidiennes des utilisateurs, pour s’approprier le système et l’adapter à leurs besoins, ont
progressivement transformé considérablement Zeta, au-delà des intentions initiales des décideurs
de l’entreprise.
C’est dans le cadre de cette étude qu’Orlikowski (1996) a proposé une théorie du « changement
situé » (situated change) ainsi qu’une typologie, intéressante bien que peu détaillée, des
perspectives en changement (technologique, en particulier), incluant le changement situé (voir
Annexe 1). Pour Orlikowski (1996), il existe quatre types d’approches en changement : le modèle
planifié dans lequel le changement est délibérément initié et implanté par la haute direction; le
modèle de l’impératif technologique dans lequel les forces technologiques sont directement à
l’origine du changement; le modèle de l’équilibre ponctué dans lequel le changement est
discontinu avec de longues périodes de stabilité entrecoupées par des changements radicaux. Ces
modèles pourraient être regroupés sous la catégorie des changements épisodiques, identifiée par
Weick et Quinn (1999). Selon Orlikowski (1996), la principale limite de ces trois types
d’approches réside en leur incapacité à rendre compte des changements émergents qu’elle a
observés chez Zeta. Elle propose donc d’ajouter à cette liste une quatrième approche, à savoir
l’approche du changement situé, selon laquelle l’essence même du changement est liée aux
pratiques quotidiennes et continues des membres de l’organisation : « (…) organizational
transformation is seen here to be an ongoing improvisation enacted by organizational actors
trying to make sense of and act coherently in the world p. 65. ».
Il apparaît clairement à ce stade que le changement situé, tel que le définit Orlikowski (1996)
s’insère dans la perspective du changement continu de Weick et Quinn (1999). D’ailleurs, dans
leur définition du changement continu, Weick et Quinn font abondamment référence à l’étude
d’Orlikowski. Comme annoncé plus haut, les différents critères de catégorisation utilisés par
Weick et Quinn (1999) pour différencier les théories en changement vont maintenant être repris
en détails; chemin faisant, la perspective du changement continu, au cœur de laquelle l’on
retrouve les pratiques de travail situées, va être développée en enrichissant la description de
Weick et Quinn (1999), notamment par des références aux écrits plus récents sur le changement
continu.
2.1.1 Le tempo : changement discontinu vs changement permanent
La conception que l’on a du changement est intimement liée à celle que l’on a de l’organisation.
L’hypothèse sous-jacente à la théorie du changement épisodique est celle de la stabilité
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
organisationnelle (Orlikowski, 1996; Weick, Quinn, 1999; Tsoukas, Chia, 2002). Dans la veine
de Lewin, l’organisation est considérée comme un système en équilibre; un équilibre au sein
duquel coexistent des forces de stabilité et des forces de changement (Leana, Barry, 2000);
équilibre qui est aussi ponctuellement perturbé par des périodes de changement radical. Le
changement est donc peu fréquent et discontinu ou intermittent et chaque période de changement
se termine lorsqu’un nouvel état d’équilibre est atteint. Alter (2000 :119 et suiv.) nomme cette
perspective la conception classique du changement : « […] le changement représente un accident
dans le cours des choses, un phénomène extraordinaire, l’ordinaire des organisations étant la
stabilité p. 121».
Cette conception a été critiquée au motif qu’elle ne rendait pas adéquatement compte de
l’omniprésence du changement dans les organisations : « If change is viewed as the exception,
the occasional episode in organizational life, we underestimate how pervasive change already
is. » (Tsoukas, Chia, 2002 :568). En effet, pour les tenants du changement continu, le
changement n’a ni début, ni fin dans le temps; il est permanent et le déséquilibre perpétuel est
l’état normal de l’organisation (Weick, Quinn, 1999). Cet état est particulièrement bien décrit par
Alter (2000 :119) :
L’état initial de type A demeure identifiable, mais l’état B, l’émergence d’un nouvel état stable,
résiste à toute tentative de description. Ce qui devient le lot quotidien des organisations est la
situation de passage entre deux formes de définition des activités et de leur coordination. Ce que l’on
peut décrire et analyser n’est finalement rien d’autre qu’un flux de transformations, jamais vraiment
terminées, jamais vraiment spécifiques les unes par rapport aux autres […] : le moment de passage
entre deux états devient la situation « normale ».
2.1.2 Le processus : changement délibéré vs changement émergent
C’est Mintzberg (1985) qui en a mis en lumière l’existence de deux types de stratégies : la
stratégie délibérée (décrétée au plus haut niveau de l’organisation) et la stratégie émergente (qui
n’est le fruit d’aucune décision des dirigeants). Pareillement, le changement peut être délibéré ou
émergent. Le changement épisodique est généralement délibéré, tandis que le processus de
changement continu est plus émergent, dans le sens où il n’est le fruit d’aucune intention
explicite de la part des décideurs organisationnels et émerge littéralement des pratiques
quotidiennes des acteurs du quotidien (Orlikowski, 1996; Weick, Quinn, 1999). Il est à noter que
l’aspect délibéré du changement va généralement de paire avec son aspect planifié. Selon Demers
(2002), l’approche du changement délibéré et planifié est aujourd’hui moins en vogue « parce
que l’imprévisibilité de l’environnement rend la programmation du changement très difficile et
que l’on valorise la flexibilité que donnent une foule d’initiatives locales nécessaires p.61 ».
2.1.3 L’ampleur : changement radical vs micro-changement
Weick et Quinn (1999) décrivent le changement épisodique comme un événement susceptible de
perturber fortement l’organisation parce que les programmes existants sont remplacés plutôt que
modifiés et parce que son contenu est souvent bien plus stratégique que celui du changement
continu. Ainsi, lorsque l’on parle de changement épisodique, l’on fait référence aux changements
radicaux ou de second ordre. Les changements de premier ordre, qui ne remettent pas en cause la
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
structure profonde de l’organisation et donc son équilibre, sont considérés comme des
« variations sur le même thème » caractéristiques d’une période de convergence durant laquelle
les interdépendances se renforcent (Weick, Quinn, 1999 :362).
Le changement continu, en revanche, est plutôt incrémental mais, comme le soulignent Weick et
Quinn (1999), « the fact that the changes are micro does not mean that they are trivial p. 378 ».
En effet, comme le montrent très bien les résultats de l’étude d’Orlikowski (1996), en
s’accumulant au fil du temps, les micro-changements peuvent finalement produire des
transformations majeures : des micro-changements peuvent même finir par altérer la structure et
la stratégie de l’organisation (Weick, Quinn, 1999; Mintzberg et al, 2002).
2.1.4 La source : facteurs déclencheurs vs pratiques quotidiennes et situées
Dans la théorie du changement épisodique, le dérèglement temporaire de l’équilibre
organisationnel est du à l’apparition d’un facteur perturbateur qui pousse l’organisation à
changer. Parce qu’elle tend à l’équilibre, parce qu’elle est inerte donc, l’organisation ne s’adapte
pas facilement aux nouvelles conditions internes et externes qui requérraient pourtant des
changements. Le changement épisodique est donc aussi un changement « dramatique » au sens
où il ne se produit que lorsqu’une très forte perturbation vient menacer la survie de
l’organisation. Parmi les facteurs déclencheurs du changement épisodique recensés par Weick et
Quinn (1999), citons le mauvais alignement entre la structure organisationnelle profonde et les
exigences de l’environnement, ou encore une baisse inquiétante de la performance.
Le changement continu, en revanche, ne nécessite aucun déclencheur (puisqu’il est permanent).
Plus précisément, le changement continu est enraciné dans les pratiques quotidiennes et situées
de tous les membres de l’organisation (Brown, 1991; Tsoukas, 1996). Autrement dit, l’ajustement
constant des pratiques de travail et des pratiques sociales constitue l’essence même du
changement. Le changement se construit au fur et à mesure que les acteurs font face, dans leur
travail quotidien, à des opportunités, des évènements inattendus, des cas d’exception etc. (Brown,
1991; Orlikowski, 1996). On est donc bien loin du changement comme événement
« dramatique ». Comme l’écrivait déjà March en 1981, « change takes place because most of the
time most people in an organization do about what they are supposed to do; that is, they are
intelligently attentive to their environments and their jobs p.564. » Ainsi, pour comprendre le
changement dans les organisations, il est important, comme le recommandait Barley (1996), de
s’intéresser précisément à ce que font concrètement les gens et aux micro-changements qu’ils
entreprennent sur une base régulière.
Si l’essence du changement réside dans les pratiques situées des acteurs organisationnels, il n’en
demeure pas moins que, dans la réalité, les organisations et leurs dirigeants lancent effectivement
des programmes de changement. Selon la perspective du changement continu, étudier ces
programmes per se n’a que peu d’intérêt car ce ne sont pas eux qui produisent le changement,
mais les pratiques des acteurs autour des programmes : « […] change programs, like
organizational routines, do not work themselves out […]. Change programs “work” insofar as
they are fine-tuned and adjusted by actors in particular contexts – that is, insofar as they are
further changed on an ongoing basis. (Tsoukas, Chia, 2002:568)
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
À l’issue de cette sous-section, il est clair que, dans la perspective du changement continu et
situé, les acteurs du quotidien, ceux que l’on appelle parfois les destinataires du changement, ont
un rôle fondamental à jouer. Au-delà des plans échafaudés, ce sont eux qui font advenir le
changement dans la réalité. Cet aspect sera développé dans la section 2.2.
2.1.5 Le niveau d’analyse : macro vs micro
La perspective du changement épisodique et celle du changement continu se différencient aussi
de par le niveau d’analyse choisi par les auteurs :
From a distance (the macro-level of analysis), when observers examine the flow of events that
constitute organizing, they see what looks like repetitive action, routine, and inertia dotted with
occasional episodes of revolutionary change. But a view from closer (the micro-level of analysis)
suggests ongoing adaptation and adjustment. (Weick, Quinn, 1999:362).
Ainsi, lorsque l’on étudie le changement d’un point de vue micro, l’on est en mesure d’observer
les petits changements mis en œuvre continuellement par les acteurs dans le cadre de la
réalisation de leur travail quotidien. Comme cela a déjà été mentionné précédemment,
l’accumulation des micro-changements peut être porteuse de transformations notables pour
l’organisation. Or, à un niveau macro, ces micro-changements passeraient inaperçus ou seraient
considérés comme dérisoires.
Ceci a évidemment des implications en termes méthodologiques. Ainsi, Tsoukas et Chia (2002)
recommandent, pour saisir l’essence du changement, de l’observer “de l’intérieur”, en se
concentrant sur la façon dont le changement est accompli sur une base quotidienne et sur la façon
dont les plans sont transformés en actions et, ce faisant, sont altérés et adaptés. En effet, comme
le notent les auteurs : « If organizational change is viewed as a fait accompli, its dynamic,
unfolding, emergent qualities (in short : its potential) are devalued, even lost from view p. 568».
D’où leur position en faveur des méthodes ethnographiques qui permettent d’établir des
« descriptions denses » (thick descriptions, par référence à l’expression de Geertz) par opposition
aux comptes-rendus synoptiques, plutôt utilisés par les tenants du changement épisodique. De
même, Brown et Duguid (1991) utilisent la distinction faite par Bourdieu entre opus operatum et
modus operandi pour montrer que seul le modus operandi permet de saisir en quoi le
déroulement d’une action est structuré par le contexte changeant du travail 1 . On retrouve le
même souci chez Latour qui, dans La Science en Action (1989), oppose deux façons d’étudier les
artefacts : l’approche rétrospective (la science faite) et l’approche qui met au jour les
« traductions » successives des multiples acteurs impliqués dans la création d’un artefact (la
science en train de se faire).
En résumé, étudier le changement selon une approche situationnelle implique de s’intéresser aux
micro-changements qui se déroulent quotidiennement dans les organisations et qui émergent des
pratiques quotidiennes de tous les acteurs organisationnels, y compris les plus ordinaires. Ces
micro-changements constituent l’essence même du changement, ce qui revient à dire que l’on ne
1
Brown et Duguid (1991 :41) expliquent la différence entre modus operandi et opus operatum de la façon suivante : « the way a
task, as it unfolds over time, looks to someone at work on it, while many of the options and dilemmas remain unresolved, as
opposed to the way it looks with hindsight as a finished view »
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
peut comprendre le changement, même planifié et délibéré, sans porter attention aux pratiques
situées qui se développent autour.
2.2 Les acteurs du quotidien au cœur du processus de changement continu et situé
À la lecture de certains textes en changement, on est tenté de se demander « où sont passés les
acteurs ordinaires? » (2.2.1). En effet, à partir du moment où l’on admet que le changement
émerge des pratiques quotidiennes des membres des organisations, le rôle de ces derniers devient
décisif en matière d’initiation (2.2.2) ou de réalisation du changement (2.2.3), ce qui remet en
cause la notion de « résistance au changement » (2.2.4).
2.2.1. Où sont passés les acteurs ordinaires?
L’historien français Caron a souligné la contribution essentielle, mais rarement appréciée à sa
juste valeur, des travailleurs manuels dans la Révolution industrielle et l’avancement des
techniques qui s’est produit durant cette période :
“[…] un certain nombre d’innovations ont eu pour origine une idée proposée par un travailleur
manuel, au contact des difficultés quotidiennes de la production. Les artisans et ouvriers d’atelier
jouèrent un rôle essentiel dans les premiers développements d’industries telles que celles de la
bicyclette ou de l’automobile […] Mais la créativité ouvrière reste largement ignorée par les
historiens des techniques. (1997:40, cité par Alter, 2000 : 37)
Cette non-reconnaissance du rôle des acteurs ordinaires et de leur créativité est aussi le sort que
réservent beaucoup de théoriciens des transformations organisationnelles à ceux que l’on appelle
parfois les « destinataires » du changement. Un destinataire est une personne à qui s’adresse un
envoi (un récepteur). Le mot « destinataire » fait référence à un comportement passif, celui de
recevoir quelque chose qui nous est destiné, un programme de changement par exemple, par
opposition au rôle actif de l’émetteur. Dans sa revue des écrits en changement, Collins (1998)
dénonce la domination du champ par deux types de modèles : les modèles « sous socialisés » qui
ne prennent aucunement en compte le rôle de l’agence dans le changement (prééminence des
structures) et les modèles « sur socialisés » qui dépeignent les dirigeants comme des acteurs
omniscients. Dans la même veine, Orlikowski (1992 :400-403) présente les perspectives en
changement technologique comme tombant soit dans la catégorie de l’impératif technologique
qui traite la technologie comme une force contraignant parfaitement le comportement humain,
soit dans celle du choix stratégique qui reconnaît le caractère socialement construit de la
technologie mais ne confère ce pouvoir de construction qu’aux managers et aux concepteurs de la
technologie 1 .
Plusieurs auteurs soulignent le caractère irréaliste des modèles planifiés (Collins, 1998;
Mintzberg et al. 2002). Collins (1998) reproche notamment aux modèles à étapes (n-steps
1
L’auteur propose alors un modèle inspiré de la théorie de la structuration de Giddens qui prend en compte à la fois les
contraintes structurelles et le rôle de tous les acteurs organisationnels dans le changement, y compris les employés de première
ligne.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
models) produits par les gourous du management de présenter les destinataires (quand ils s’en
préoccupent !) comme des sujets dociles :
To a very large extent people – real living, breathing, sentient people – seem to be absent from the nstep accounts for managing change. […] the rhetoric used within these guides, with its focus upon the
organization and its supposed needs, tens to deny the involvement of people in any active sense. At
any rate, […] where workers do appear, they appear strangely docile, malleable and altruistic while
managers appear strong, creative and decisive. Thus the « ordinary » working people that do appear,
and are allowed a voice, tend to be mouth-pieces for the change, interpreters of events and
reconstructors of the change who tell their stories only in keeping with the overall logic of the n-step
guide.
Autrement dit, dans une grande partie de la littérature en changement, le simple employé, l’acteur
ordinaire, est absent ou il apparaît sous la figure du destinataire passif. La perspective du
changement continu et situé me paraît particulièrement intéressante parce qu’elle apporte
justement un éclairage bien différent sur le rôle des destinataires dans le changement. L’acteur du
quotidien occupe une place centrale dans cette perspective car ce sont ses pratiques situées que
l’on retrouve aux sources du changement. Tsoukas et Chia (2002) plaident en faveur d’un modèle
performatif du changement, c'est-à-dire, comme le veut l’approche situationnelle, un modèle basé
sur l’étude du changement tel qu’il est accompli par les gens dans les faits, tel qu’il émerge dans
la pratique. Un modèle performatif souligne, comme cela a déjà été mentionné rapidement plus
haut, que ce sont les destinataires qui font advenir le changement dans la réalité, au-delà des
programmes de changement planifiés. Sans eux, le programme de changement reste abstrait et
vide de sens.
Si les destinataires de première ligne sont les mieux placés pour faire advenir le changement et
lui donner forme, c’est du fait de leur connaissance intime, souvent tacite, du travail qu’ils font et
des outils qu’ils utilisent. Cooke (2002 a et b) a étudié le travail de techniciens autour de pièces
d’équipement nouvellement installées dans leur usine et rapporte la frustration de ces
destinataires de ne pas être consultés lors du design ou de l’achat des pièces; parce qu’ils sont
dans l’usine et utilisent les équipements toute la journée, les techniciens déclarent savoir plus de
choses que les experts et être en meilleure position pour voir ce qui doit être modifié pour que le
changement fonctionne. Le lien entre pratique quotidienne et changement apparaît ainsi
clairement et le rôle des acteurs du quotidien (ou destinataires de première ligne) dans le
changement ne peut donc être évacué de l’analyse. La façon dont l’ont peut concevoir leur rôle
dans le changement est double : les deux sous-sections suivante présentent les acteurs ordinaires
comme des « initiateurs » de changement et comme des « performeurs » de changement.
2.2.2 Les destinataires de première ligne comme « initiateurs » du changement
Le premier rôle des destinataires en matière de changement sur lequel sera mis l’accent ici est
leur rôle d’initiateur du changement. L’initiateur est celui « qui est à l’origine de quelque chose,
qui ouvre une voie nouvelle » (Petit Larousse). Les paragraphes qui suivent visent à montrer que
les destinataires peuvent véritablement ouvrir des voies nouvelles aux organisations.
Dans le modèle du changement épisodique, ce sont généralement les membres de la haute
direction qui sont à l’origine du changement car seuls ces derniers ont la légitimité et le pouvoir
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
nécessaires pour initier un tel événement dramatique. Dans la littérature sur l’innovation,
cependant, un nombre grandissant d’auteurs reconnaissent aujourd’hui que l’innovation peut être
initiée par ceux dont la responsabilité première n’a rien à voir avec l’innovation (Alter, 2000;
Brown, 1991; Brown, Duguid, 1991; Cooke, 2002a et b; Jellinek, Schoonhoven, 1993). Cette
vision est parfaitement cohérente avec la première définition de l’entrepreneur que donnait
Schumpeter, à savoir : “the defining characteristics [of an entrepreneur and his function] is
simply the doing of new things or the doing of things that are already being done in a new way”
(1991 : 412). Ainsi, avoir des idées, prendre des risques pour faire advenir le changement dans
une organisation n’a rien à voir avec le statut formel ou la position hiérarchique de la personne.
En fait, selon Alter, les innovateurs sont avant tout des « briseurs de règles ».
En effet, comme cela a déjà été expliqué plus haut, si l’on adopte une perspective situationnelle
pour comprendre et étudier les pratiques quotidiennes de travail, l’on se rend compte que
l’existence de procédures et de règles ne signifie qu’elles seront suivies à la lettre ou de façon
programmatique par ceux censés les appliquer (les destinataires au sens propre). Elles le seront
dans certains cas mais, quand ces règles ou procédures heurtent la compréhension des
destinataires de la façon dont ils doivent accomplir leur travail dans des circonstances données,
ils les contourneront sans doute. Les auteurs qui adoptent explicitement l’approche du
changement situé ou étudient les pratiques de travail situées rapportent le déroulement de tels
phénomènes dans les organisations, à savoir le développement, par les pratiques de travail, de
nouvelles façons de faire. Par exemple, Mc Carthy et al. (1998) rapportent les pratiques
d’employés de maintenance dans le milieu aérien. Parmi les tâches quotidiennes de maintenance
qu’ils effectuaient sur chaque avion, les techniciens devaient remplacer à intervalles réguliers des
joints toriques scellant le détecteur de particules pour empêcher les fuites de carburant. Les
techniciens étaient censés poser le joint sur le détecteur avant de l’insérer dans le moteur;
cependant, au quotidien, le contremaître se chargeait lui-même de cette tâche sensible pour des
raisons compréhensibles, déposait les détecteurs équipés du joint dans son local et les
mécaniciens allaient les chercher directement dans le local. Étant donné les risques associés à la
maintenance d’un avion, ce changement officieux dans la répartition des tâches et responsabilités
n'est pas minime. Cet exemple montre que les acteurs du quotidien entreprennent continuellement
des changements, dès qu’ils en ressentent le besoin. Peut-être la répartition du travail
informellement instaurée était-elle plus logique ou plus souhaitable que la répartition officielle.
Mais cette pratique n’a jamais été identifiée par les managers du service de maintenance, sinon
lorsque la survenance d’un accident lié aux joints des détecteurs attira leur attention sur ces
pratiques.
Il est intéressant d’établir à ce stade une différence entre les initiateurs de changement tels que les
décrivent par exemple Frohman (1997) ou Meyerson et Scully (1995) et la notion d’initiation du
changement telle qu’elle découle de la perspective du changement situé.
Frohman (1997) décrit le cas de cinq employés (parmi ceux identifiés dans une vingtaine
d’organisations) qui ont pris, seuls, l’initiative du changement dans leur entreprise. Il les décrit
comme des individus énergiques, orientés vers l’action qui éprouvent le besoin de faire changer
les choses dans leur milieu de travail. Frohman présente, par exemple, le cas d’une chef de projet
nouvellement engagée dans une compagnie manufacturière américaine. Ayant décelé des lacunes
dans la façon dont étaient affectés et gérés les projets, elle prit l’initiative de réunir ses collègues
managers puis de proposer un nouveau format et un nouveau système de planification des projets
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
qui furent implantés sans même l’intervention de ses supérieurs hiérarchiques. De même,
Meyerson et Scully (1995) cherchent à sensibiliser les dirigeants à la présence dans leur
entreprise de ceux qu’elles appellent les « radicaux tempérés » (tempered radicals), c'est-à-dire
des individus marginaux dont les valeurs et les croyances personnelles entrent en conflit avec
celles de l’organisation et qui essaient donc de transformer leur contexte de travail pour que
puisse s’épanouir leur identité différente et radicale. Les auteurs évoquent notamment le cas des
féministes et des Afro-américains en quête d’égalité dans les organisations et même des
professeurs d’obédience critique dans les universités. Les individus décrits par Frohman (1997)
ou Meyerson et Scully (1995) sont des entrepreneurs au sens schumpétérien du terme. Ce sont
des acteurs à la recherche de reconnaissance sociale et d’autonomie (Alter, 2000). Surtout, ils
font advenir le changement dans leur organisation parce qu’ils sont porteurs de projets qui leur
sont propres (et qui peuvent aller à l’encontre des projets des décideurs organisationnels) :
S’il n’y a donc pas systématiquement blocage à l’issue de la rencontre entre règles et innovation, s’il
est finalement possible de sortir des cercles vicieux bureaucratiques, c’est qu’une partie au moins des
acteurs ne se mobilise plus seulement pour se protéger derrière les règles d’organisation, mais pour
les transformer. Tous ne militent pas pour le système parce que tous n’ont pas les mêmes projets. […]
(Alter, 2000 :83, emphase ajoutée).
Cependant, les initiateurs du changement dans la perspective du changement situé ne sont pas des
individus d’exception qui « se mobilisent » ou « militent » pour un projet particulier. Dans la
perspective du changement situé, chaque personne, de par sa connaissance intime du travail
qu’elle réalise et des connaissances explicites mais surtout tacites développées au fil du temps,
entreprend un changement, de façon inconsciente la plupart du temps, dès que les circonstances
lui en donnent l’occasion ou lui imposent de se montrer créatif. Les employés de maintenance
aérienne évoqués plus haut qui ont commencé à se répartir les tâches différemment n’avaient pas
explicitement pour objectif de transformer l’organisation du travail dans leur unité. C'est par leurs
pratiques improvisées que cela s'est fait.
Il est important d’ajouter à ce stade que les pratiques de travail, et donc les changements situés,
ont une dimension collective (Brown, Duguid, 1991). Brown et Perry (2000), par exemple, notent
que les études ethnographiques de l’utilisation de la technologie, une pratique qui peut sembler
individuelle de prime abord, montrent que l’utilisation est en fait un processus très complexe de
collaboration entre plusieurs individus et media. C'est la raison pour laquelle il est important de
ne pas passer sous silence les changements situés dans le cadre des communautés de pratique.
Les communautés de pratiques naissent du regroupement informel de personnes partageant une
expertise et une passion pour un projet commun (Wenger, Snyder, 2000). La raison d’être d’une
communauté de pratique est la génération et l’échange de connaissance et d’expérience stimulant
une approche créative des problèmes (Wenger, Snyder, 2000). Les communautés de pratiques
constituent donc un lieu privilégié de développement des changements situés. Leur point de
départ peut même être une rencontre informelle dans les toilettes des hommes ou la cafétéria,
comme l’explique un manager de National Semiconductor :
Sometimes [innovation] happens in the men’s room. One guy’s talking to another guy, and another
guy’s standing, eavesdropping on the conversation, scribbling on a napkin. If you dropped down right
now to the cafeteria, you would see it going on. […] And a guy says, “You know, I really wish I had
a fill-in-the-blank. What I had didn’t do a fill-in-the-blank.” And the other guy says, “Well, you
know, a few years ago, I had a problem like that and what I did was x, y, and z.” And then the
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
chemistry starts, and the result is a product that solves the problem… (Jellinek et Schoonhoven,
1993 :289)
2.2.3 Les destinataires de première ligne comme « performeurs » du changement
Dans la sous-section précédente, les destinataires de première ligne ont été dépeints comme de
possibles initiateurs du changement dans le cadre de leurs pratiques quotidiennes de travail. La
présente sous-section s’intéresse à la contribution de ces mêmes acteurs au changement mais dans
un autre contexte : celui de l’existence préalable d’un programme de changement délibérément
lancé par la direction d’une organisation.
Reprenons comme point de départ la première idée présentée dans la sous-section précédente :
bien souvent, seuls les dirigeants semblent avoir la légitimité pour décider le changement, le
planifier et le mettre en œuvre tel que planifié. Cependant, remarquent Tsoukas et Chia
(2002 :568), les programmes de changements basés sur ce type de conviction ne produisent pas
les résultats attendus. Ces changements délibérés et planifiés pourraient être qualifiés de
« dogmatiques » pour reprendre l’expression de Alter (2000) qui qualifie ainsi les innovations
décrétées par la haute direction et les services de R&D. Comme le note ce dernier, « décrire la
trajectoire d’une innovation suppose de considérer les décisions initiales (les inventions
organisationnelles) comme des sortes de vide. Les acteurs s’y engagent pour donner sens et
efficacité à leur activité p. 65 ». Ainsi, les programmes de changement peuvent aussi être
considérés comme « des sortes de vide » tant que les destinataires ne se les sont pas appropriés en
les modifiant physiquement et en leur affectant un sens. Ce qui permet le changement, ce n'est
pas le potentiel abstrait représenté par le programme mais la possibilité de le transformer en
actions dans un contexte donné. Autrement dit, ce sont les destinataires qui donnent corps et sens
au changement; c’est la raison pour laquelle j’avance qu’ils sont les véritables performeurs 1 du
changement.
Tous les changements, quelle que soit leur nature, peuvent être sujets à des modifications de la
part des destinataires de première ligne. Cependant, le type de changement qui a le plus été
abordé sous cet angle est le changement technique ou technologique. Une rapide revue de cette
littérature indique que les destinataires contribuent au changement pour deux raisons.
La première a trait au rapport entre règles et pratiques de travail situées. Cette question ayant déjà
été évoquée en détail dans la section 1.2, elle ne sera pas beaucoup plus développée. Rappelons
simplement que face à aux règles imposées par un programme de changement, les destinataires
peuvent toujours décider de « faire autrement ». Par exemple, Orlikowski (1996) rapporte que
l’implantation du système de suivi d’incidents chez Zeta s’accompagnait de l’émission d’une
règle stricte : les opérateurs doivent créer un nouveau « dossier d’incident » dès qu'ils prennent
l’appel téléphonique d’un client et ils doivent le compléter au fur et à mesure du déroulement de
l’appel. Cependant, dans un certain nombre de cas, les opérateurs préféraient conserver leur
ancienne pratique qui consistait à prendre toutes les informations pertinentes en notes sur papier
et de s’occuper des entrées informatiques plus tard. En effet la règle de l’entrée directe se heurtait
1
Après avoir longtemps cherché un mot adéquat pour désigner ce rôle, j’ai opté pour une traduction littérale du terme anglais
« performer » qui signifie tout simplement « celui qui fait ».
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
aux circonstances particulières auxquelles faisaient quotidiennement face les opérateurs, par
exemple un client qui parle vite et rend la saisie directe des informations difficiles.
La seconde raison est liée à l’impossibilité pour les concepteurs d’une machine d’anticiper la
réalité de l’environnement d’utilisation. Lorsqu’une organisation se dote de nouveaux outils de
travail ou de nouveaux équipements, ce que l’on considère communément comme « le
changement » est la prise de décision de changer (le choix de la nouvelle machine, du nouvel
équipement ou du nouveau système informatique) et l'ensemble des activités qui conduisent à
l’implantation : dans le cas d’une implantation d’ERP, par exemple, il s’agirait de toutes les
activités de refonte des processus, de paramétrisation, de design des interfaces, de tests etc. qui
précèdent la mise effective du système à la disposition des utilisateurs (le go live). Cependant, la
probabilité est forte que le nouvel outil ne s’insère pas facilement dans l’environnement de travail
des utilisateurs et ne réponde pas parfaitement à leurs besoins. En effet, l’environnement
d’utilisation est en perpétuelle modification et les concepteurs ne peuvent donc pas anticiper tous
les problèmes qui peuvent surgir en contexte réel (Von Hippel, Tyre, 1995). À travers leurs
pratiques quotidiennes, les utilisateurs tentent donc de corriger ces lacunes et par-là même
modifient l’outil en question. Ce constat a amené certains auteurs à conclure que le changement
ne se termine pas au jour de la mise en place du nouvel outil ou du nouvel équipement mais se
poursuit une fois que les destinataires l’utilisent (Cooke, 2002 a et b; Leonard Barton, 1988). De
leur côté, Bareil et Savoie (2002) ont identifié, parmi leurs différents types de préoccupations
déjà évoqués, une préoccupation pour l’amélioration continue du changement, ce qui signifie
qu’une fois que les destinataires expérimentent le changement, la possibilité de le modifier peut
être une source de préoccupation importante pour certain d’entre eux.
Plusieurs auteurs se sont efforcés de mettre en lumière et de catégoriser les changements concrets
apportés aux nouveaux systèmes ou aux nouveaux équipements. Cooke (2002a) décrit par
exemple comment des techniciens de maintenance ont modifié un pipeline nouvellement
implanté dans leur compagnie, entraînant une baisse de 58 % des pannes. L’adaptation faite à cet
équipement est désignée par l’auteur comme étant « directe », une adaptation « indirecte » étant
une demande de modification adressée par un destinataire aux personnes formellement
responsables du (re)design de l’équipement. De son côté, Leonard-Barton (1988) parle de cycles
d’adaptation qui peuvent être petits (ex : redesign d’un prototype) ou grands (ex : redéfinition du
concept). Rice et Rogers (1980) ont proposé l’idée de réinvention d’une innovation, définie
comme « [...] the degree to which an innovation is changed by the adopter in the process of
adoption and implementation after its original development p. 500-501 ». La réinvention peut
prendre trois formes – technique, opérationnelle ou organisationnelle. De leur côté, Tyre et
Orlikowski (1994) ont précisément étudié à quel moment dans le temps se produisent les
adaptations apportées par les utilisateurs à la technologie. Leurs résultats semblent montrer que
c'est durant les deux ou trois premiers mois suivant l’entrée en service effective du système que
les utilisateurs se montrent les plus prompts à modifier la technologie, période que les auteurs
nomment la « fenêtre d’opportunité ».
Une fois encore, il est important de souligner que les adaptations décrites par ces auteurs, bien
qu’elles émanent des destinataires du changement qui utilisent quotidiennement l’objet de
changement, ne résument pas le rôle des acteurs du quotidien comme « performeurs » du
changement. En effet, ces études décrivent comment suite à l’identification de lacunes dans un
outil ou un équipement, un destinataire décide consciemment d’y apporter une modification.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
Dans la perspective du changement situé, les destinataires donnent aussi du corps au changement
de façon non intentionnelle en se l’appropriant. Par exemple, dans son étude de l’utilisation du
système de suivi d’incidents chez Zeta, Orlikowski (1996) raconte comment les opérateurs l’ont
transformé en un système de collaboration proactive (utilisation et effet non prévus et non voulus
initialement) : en utilisant le système de messagerie au-delà des besoins de communication autour
des incidents, en saisissant directement des commentaires dans les dossiers des collègues pour les
aider (sans demande d’aide préalable), en écrivant des commentaires pour informer les aidants
potentiels de la difficulté d’un problème et les dissuader de perdre leur temps, les employés de
Zeta ont non intentionnellement profondément transformé le système, la culture et les politiques
de Zeta, au-delà du programme initial de changement. À ce stade de la discussion, une question
se pose : si les destinataires, notamment ceux de première ligne, sont les véritables performeurs
du changement, à quoi servent alors les programmes officiels de changement? Une réponse à
cette question sera proposée dans la section 2.3.
Avant de terminer, il est bon de rappeler que dans les écrits sur l’innovation, deux courants ont
plus particulièrement mis l’accent sur le rôle de performeurs des destinataires. Ces perspectives
théoriques peuvent adéquatement servir de base à une discussion théorique des changements
continus et situés.
La première est l’approche socioconstructiviste, à laquelle on doit le concept de flexibilité
interprétative des artefacts (de tous les objets de changements, donc). L’idée de flexibilité
interprétative implique que la signification d’un artefact donné ne réside pas dans ses propriétés
objectives mais dans les interprétations variées qu’en font les différents acteurs impliqués dans
son développement et qui participent, par-là même à sa construction sociale (Bijker, 1987). Ainsi,
un programme de changement n’a pas de sens en dehors des interprétations qu’en font les
différents acteurs organisationnels, aussi bien ceux formellement responsables de le créer que les
destinataires. Si l’on adopte une perspective socioconstructiviste en effet, on ne fait plus de
distinction entre la conception d’un programme de changement et son appropriation puisque les
destinataires participent à sa conception en se l’appropriant, en le modifiant, quitte à le détourner
de ses objectifs initiaux; on ne fait plus de distinction entre concepteurs et destinataires puisque
tous ont un rôle équivalent à jouer dans son développement et la stabilisation progressive de la
forme finale du changement. L’avènement de cette forme finale (la « clôture » selon Bijker,
1987) n'est pas naturel; elle résulte du consensus atteint par les groupes d’acteurs ou de la
domination de l’interprétation faite par un groupe donné.
Un autre courant de pensée en innovation, la théorie de l’acteur-réseau, a mis l’accent sur le rôle
de tous les acteurs, y compris les acteurs du quotidien, dans la construction des artefacts. Tout
comme les socioconstructivistes, les théoriciens de l’acteur-réseau, dont les plus connus sont
Robert Callon et Bruno Latour, rejettent l’idée que les artefacts sont des boites noires. Comme
Latour (1989 :26) l’explique : « L’expression boîte noire est utilisée par les cybernéticiens pour
désigner un appareil ou une série d’instructions d’une grande complexité. Ils dessinent une petite
boîte dont ils n’ont rien besoin de connaître d’autre que ce qui y entre et ce qui en sort ». Dans La
Science en Action, Latour s’emploie justement à dépasser la simple étude des inputs et des
outputs et de montrer que la fabrication des faits scientifiques ou des machines est un processus
CÉTO, HEC Montréal
19
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
collectif, qui se construit par traductions 1 successives. Appliqué à une étude d’un changement
organisationnel, cela signifierait que l’accomplissement du changement implique des
controverses, des traductions successives dans le cadre d’un réseau très complexes d’acteurs qui
interagissent en permanence autour du programme ou de l’objet de changement. Ainsi, la forme
finale d’un changement est le résultat d’une négociation dans laquelle les destinataires ont un rôle
fondamental à jouer. En effet, ils peuvent s’approprier l’objet du changement, le modifier pour
l’adapter à leurs besoins; ils peuvent aussi l’accepter comme ils le reçoivent et le transformer un
peu plus en une boite noire. En aucun cas, le résultat final de la négociation ne peut être prédit à
l’avance.
« Chaque individu dans la chaîne qui façonne et transmet la boîte noire peut agir de façon très
différente : il peut la laisser tomber, l’accepter telle qu’elle est, modifier les modalités qui
l’accompagnent ou l’énoncé qu’elle contient, ou encore se l’approprier en la transférant dans un
contexte complètement différent. Les individus ne sont pas des conducteurs, ni même des semiconducteurs mais des multi-conducteurs, et en plus de cela ils sont imprévisibles. […] Est-il possible
de maîtriser le destin d’un énoncé alors qu’il résulte du comportement de tous ces alliés si volages? »
(Latour, 1989)
On rejoint ici le souci exprimé par Brown et Duguid (1991) ou de Tsoukas et Chia (2002) par
exemple, de ne pas confondre opus operatum et modus operandi et de s’intéresser à la façon dont
le changement est accompli dans les faits.
2.2.4 Réflexions autour de la notion de résistance
Leonard-Barton (1988:25) remarque que certains auteurs considèrent les adaptations apportées à
une innovation ou les pratiques d’utilisation créatives comme de la résistance à l’implantation,
une réaction indésirable et déviante. Depuis qu’elle a été créée par Lewin 2 et popularisée par le
fameux article de Coch et French « Overcoming Resistance to Change », la notion de résistance
au changement a fait couler beaucoup d’encre 3 mais a aussi été vertement critiquée.
Les revues des écrits sur la résistance au changement faites par Bareil et Savoie (1999), Dent et
Goldberg (1999) et Piderit (2000) mettent en évidence les limites de cette notion pour
comprendre et intervenir auprès des destinataires. Premièrement, de nombreux auteurs
considèrent à tort la résistance au changement comme un phénomène propre à la nature humaine,
auquel on doit donc logiquement s’attendre lorsque l’on met en œuvre un changement (Dent,
Goldberg, 1999). Même lorsqu’ils identifient clairement l’attitude du superviseur ou les lacunes
de la gestion du changement comme sources de la résistance, les auteurs ont tendance à blâmer
finalement les destinataires pour cela car l’idée selon laquelle la résistance est « dans » l’individu
est tenace (Dent, Goldberg, 1999). Deuxièmement, le concept même de résistance au changement
1
une traduction est « l’interprétation donnée, par ceux qui construisent les faits, de leurs intérêts et de ceux des gens qu’ils
recrutent [qui sont amenés à participer à la construction du fait] » (Latour, 1989 :260-261).
2
bien que la définition initiale de la résistance au changement formulée par Lewin ait été ensuite altérée (voir Dent et Goldberg,
1999)
3
Parmi les écrits les plus récents sur la résistance au changement, citons par exemple Labianca et al. (2000) qui s’intéressent aux
schèmes cognitifs des employés comme source de la résistance au changement ou Macri et al. (2002) qui étudient les processus
macro et micro générant de la résistance au changement.
CÉTO, HEC Montréal
20
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
tel qu’il a été défini jusqu’à présent comporte des limites. Plusieurs auteurs mettent l’accent sur le
fait que le concept ne représente pas adéquatement la complexité et la richesse des réactions
possibles des destinataires face à un changement (Bareil, Savoie, 2002; Piderit, 2000). Bareil et
Savoie (2002) notent également que le concept est mal opérationnalisé et Davidson 1 (cité par
Piderit, 2000 : 785) ajoute que le terme de résistance inclut « anything and everything that
workers do which managers do not want them to do, and that workers do not do that managers
wish them to do ». Troisièmement, les stratégies supposées surmonter la résistance ne sont
d’aucune utilité pour résoudre les problèmes de mise en œuvre du changement (Dent, Goldberg,
1999); d’autant que la tendance à chercher les sources de la résistance dans les caractéristiques
psychologiques de l’individu amène les auteurs à proposer des stratégies d’intervention de type
psychothérapeutique qui sont trop difficiles à entreprendre par les gestionnaires (Bareil, Savoie,
2002). Enfin, d’aucuns déplorent la connotation systématiquement négative du terme de
résistance :
[…] the ideological power of casting opposition (the articulation of grounded, yet different proposals
and objectives) with « resistance » (a rather futile and backsliding failure to confront new business
realities). Thus, workers, who « resist » change tend to be cast as lacking the psychological make-up
to deal with change, and so, are said to be weak and fearful of change, whereas, those who support or
manage change are regarded as « go-ahead » chaps who have the « right stuff » for career success.
(Collins, 1999 : 92).
Cela rend évidemment la question difficile à aborder dans les organisations (Bareil, Savoie, 2002)
et les chercheurs négligent trop souvent les bonnes intentions qui motivent les réactions négatives
au changement : « the label of resistance can be used to dismiss potentially valid employee
concerns about proposed changes » (Piderit, 2000 :784). Ces limites ont amené plusieurs
auteurs à repenser la résistance au changement en termes d’ambivalence (Piderit, 2000), de
préoccupations (Bareil, Savoie, 2002) ou à proposer que la résistance ne trouve pas sa source
dans l’individu mais dans la réalité construite dans lesquels opèrent les individus (Ford et al.,
2002).
Pour faire le lien avec la discussion précédente sur l’approche situationnelle du changement, il
sied d’ajouter que la résistance au changement n’est peut-être finalement que le miroir de l’écart
naturel entre travail défini de façon abstraite (règles et procédures) et travail réel (pratiques
situées). La résistance est en fait un ensemble de pratiques non-canoniques (comportementales et
cognitives) que développent les destinataires pour s’approprier les programmes de changement
qui leur sont proposés. Parce que les destinataires sont des acteurs qui ne suivent pas les règles,
ils peuvent sembler « résister » au changement, alors que c'est justement par ces pratiques qu’ils
donnent corps aux « sortes de vides » que sont les programmes de changement. À ce titre, la
« résistance » ne doit pas être considérée comme un phénomène négatif à combattre mais bien
comme un ensemble de comportements et d’interprétations porteurs de changements situés et
continus potentiellement bénéfiques pour les organisations.
1
Davidson (1994 :94)
CÉTO, HEC Montréal
21
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
2.3 Le changement épisodique et le changement continu/situé sont-ils irréconciliables?
À l’issue de cette discussion, il est clair que le changement ne peut s’accomplir que par les
pratiques des destinataires-acteurs. Soit parce qu’ils l’initient, soit parce que sans leur implication
active, le programme de changement reste « une sorte de vide ». Mais est-ce à dire que les
programmes de changement (1) ne servent à rien dans la pratique et (2) ne devraient pas être
étudiés par les théoriciens en changement? Le présent cahier de recherche ne s’inscrit pas dans
une telle vision du changement.
Le risque inhérent à l’adoption de la lecture situationnelle comme lentille pour étudier le
changement est d’oublier que :
(1) dans la pratique, les programmes de changement ont une grande importance et que certains
changements planifiés produisent effectivement les résultats anticipés.
(2) l’étude des changements délibérés et planifiés ainsi que les modèles du changement
épisodique ont permis un accroissement certain des connaissances en matière de changement
et de gestion des changements; il n'est donc pas question de les discréditer, sous prétexte
qu’ils ne capturent pas toutes les dimensions du changement.
L’étude qui a mis le mieux en lumière le caractère non pas contradictoire mais complémentaire
des changements épisodiques/planifiés/délibérés et des changements émergents/continus/situés
est celle de Orlikowski et Hofman (1997) qui proposent un modèle « improvisationnel » du
changement. En reprenant les données de l’implantation du système de suivi d’incidents chez
Zeta qui a déjà été évoquée plus haut, Orlikowski et Hofman (1997) ont montré que trois types de
changement adviennent en pratique : des changements anticipés, c'est-à-dire planifiés et
délibérément mis en œuvre tels que planifiés, des changements émergents, c'est-à-dire non
planifiés et non délibérés, et des changements opportunistes, c'est-à-dire non planifiés à l’avance
mais délibérément mis en œuvre durant le processus de changement. Selon les auteurs, les
changements commencent tout d’abord par la mise en route de changements anticipés
(programmes de changement) puis émergent des changements imprévus qui viennent modifier les
résultats des changements anticipés et créer de nouvelles conditions; en réaction à ces nouvelles
conditions, des changements opportunistes sont délibérément introduits pour en tirer profit.
Planification initiale
OUI
NON
Introduction et mise en
œuvre délibérées
OUI
ANTICIPÉ
NON
OPPORTUNISTE
ÉMERGENT
Types de changements identifiés par Orlikowski et Hofman (1997)
CÉTO, HEC Montréal
22
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
Cette approche permet de reconceptualiser l’organisation et son rapport au changement au-delà
de la dichotomie établie par Weick et Quinn (1999). Ceux-ci présentaient la pensée actuelle en
management et en changement comme tombant soit dans la catégorie de « l’organisation comme
système inerte en équilibre », soit dans celle de « l’organisation comme déséquilibre
permanent ». Le modèle improvisationnel suggère que l’organisation est en fait une
« trajectoire » (Alter, 2000), au sein de laquelle se succèdent des cycles de changements
anticipés-émergents-opportunistes. Il est important de souligner ici deux points qui montrent bien
les limites d’une approche qui consisterait à évacuer toute étude des changements planifiées et/ou
délibérés.
•
Premièrement, les changements situés purement émergents s’appuient sur les conditions
créées par les changements planifiés. Dans cette perspective les programmes de changement,
loin d’être inutiles constituent le contexte dans lequel prennent forme les changements situés
et continus. Plus précisément, ce sont des sortes de plates-formes discursives qui rendent
possibles les adaptations locales et les improvisations qui constituent les changements
continus et situés, expliquent disent Tsoukas et Chia (2002 :578). Ces auteurs s’appuient
notamment sur une étude de l’implantation d’un programme de qualité totale faite par
Hutchins et qui montre comment en promouvant les valeurs de participation et
d’empowerment, le programme a fourni aux destinataires les ressources pour proposer des
suggestions et adapter les règles du programme aux circonstances. Les employés avaient
toujours fait cela auparavant mais, avec le programme de qualité totale et les nouvelles
valeurs promues, les changements continus et situés apportés par les employés étaient enfin
reconnus et légitimés.
•
Deuxièmement, une fois les nouvelles conditions crées par la survenance des changements
émergents, d’autres changements, qui n’avaient pas été prévus au départ, sont délibérément
mis en route. Ces changements opportunistes sont à la fois une reconnaissance de la valeur
des changements ayant émergé des pratiques quotidiennes des destinataires et un effort fait
pour les organiser et les intégrer dans le changement officiel. Ainsi, les changements situés
prennent toute leur ampleur. Cependant, dans un certain nombre d’organisations, les
changements situés et émergents ne seront ni identifiés, ni acceptés, et encore moins
institutionnalisés. En bref, le potentiel représenté par les changements situés ne sera jamais
exploité. C’est toute la limite du modèle improvisationnel. Orlikowski et Hofman (1997)
précisent d’ailleurs que le modèle improvisationnel n'est pas valable pour tous les types de
changements, ni tous les types d’organisation. Bien que cette idée ait été remise en cause par
une étude de Macredie et Sandom (1999), il paraît évident que le potentiel des changements
émergents n’est pas pareillement exploité par toutes les organisations qui vivent des
changements. Il est donc intéressant de s’interroger sur les modes de gestion du changement
qui permettraient justement de tirer profit de la créativité des destinataires.
CÉTO, HEC Montréal
23
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
3. D’UNE THÉORIE DU CHANGEMENT À UNE THÉORIE DE
L’INTERVENTION : RÉFLEXIONS SUR LA CAPACITÉ DE CHANGER
DE L’ORGANISATION
Si l’on admet que les changements sont émergents, continus et ancrés dans les pratiques
quotidiennes des acteurs du quotidien, peut-on encore « gérer le changement » comme on a voulu
le faire jusqu’à présent? C’est à cette question que se propose de répondre cette section. En
premier lieu, la nouvelle conceptualisation de la gestion du changement proposée par les tenants
de la « capacité de changer » sera présentée (3.1). Suivra une réflexion sur les raisons pour
lesquelles le potentiel représenté par les changements situés est peu mis à profit dans les
organisations (3.2). Dans la foulée, quelques pistes d’intervention en gestion du changement
cohérentes avec la perspective continue et situationnelle seront proposées (3.3).
3.1 De la gestion du changement à la capacité de changer
La section 2 visait à montrer quelles sont les implications théoriques de s’intéresser à la façon
dont le changement est accompli par tous les membres de l’organisation, y compris les acteurs les
plus ordinaires, à travers leurs pratiques quotidiennes. Selon Demers (2002), s’intéresser à
comment se fait le changement (par opposition à comment on le fait) a également des
implications pratiques notables : « En fait, on passe d’une perspective où la préoccupation pour
la gestion du changement est primordiale à une perspective centrée sur la capacité de
l’organisation à changer p. 66». Dans cette veine, Rondeau (2002) propose un modèle de gestion
des transformations incluant une série de « conditions à créer » dans l’organisation. Le lien entre
capacité de l’organisation à changer et changements continus est clair puisque, lorsqu’une
organisation a une forte capacité à changer, elle a tendance à changer de façon incrémentale et
continue, plutôt que radicale et discontinue (Hafsi, Fabi, 1997).
Selon Mintzberg et al. (2002 :71), « la meilleure façon de gérer le changement pourrait être de le
laisser se faire tout seul – de se contenter de créer les conditions dans lesquelles les gens pourront
suivre leur tendance naturelle à expérimenter et à modifier leur comportement ». Dans un
environnement de plus en plus en turbulent et incertain, Demers (2002) ainsi que Mintzberg et al.
(2002) avancent qu’il est illusoire de vouloir gérer le changement et qu’il serait plus adéquat de
développer la capacité de l’organisation à changer, en créant les conditions qui favorisent
l’émergence des initiatives locales, et donc la flexibilité organisationnelle. Dans les
environnements à haute vélocité, la capacité des organisations à s’engager en permanence dans
des changements est cruciale pour leur survie (Brown, Eisenhardt, 1997).
L’on pourrait ajouter que si la capacité de changer est un concept plus séduisant que la très
« contrôlante » gestion du changement, ce n’est pas simplement à cause de la turbulence
environnementale actuelle; c'est plus fondamentalement parce qu’il ouvre la voie à la
reconnaissance de l’existence et de la valeur des changements situés et de la contribution des
destinataires ordinaires au changement. Cet ajout me semble très important. En effet, parmi les
variables influant positivement sur la capacité de changement d’une organisation, Hafsi et Fabi
(1997) recensent des variables structurelles (ex : décentralisation), contextuelles (ex : faible
performance de l’organisation), culturelles (ex : qualité des communications internes et externes)
CÉTO, HEC Montréal
24
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
et de leadership (e.g. présence au sein de l’organisation d’un leader transformationnel). Il est à
noter qu’aucune variable n’est directement liée aux talents d’innovation des employés ou à la
latitude qui leur est laissée pour s’approprier les programmes de changement, développer des
pratiques non-canoniques et échanger avec leurs collègues (dans le cadre des communautés de
pratique par exemple). Or, ces aspects semblent fondamentaux pour développer la capacité des
organisations de changer puisque, (1) les acteurs de première ligne et leurs pratiques individuelles
et collectives sont à l’origine de nombreux changements très valables pour les organisations, si
on les encourage à fleurir et (2) les initiatives de changements lancées par les leaders
transformationnels ou rendus nécessaires par la faible performance d’une organisation n’ont de
sens et d’effets qu’à partir du moment où les acteurs du quotidien les transforment en se les
appropriant. Ainsi, la notion de « capacité de changer » est très intéressante, lorsqu’on la
considère du point de vue situationnel.
Au-delà des dénominations choisies (« développement de la capacité à changer » ou « gestion du
changement ») 1 , il est important de souligner que reconnaître le caractère complexe et quelque
peu déconcertant des changements continus et situés ne signifie pas qu’il faille abandonner toute
tentative de les gérer. Cela oblige, en revanche, à reconnaître que la gestion du changement est
peut-être plus compliquée que les modèles délibérés et planifiés ou les « n-steps models » le
laissent entendre.
3.2 Pourquoi le potentiel représenté par le changement situé est-il mal exploité par les
organisations?
Reconnaître que les acteurs ordinaires ont un rôle crucial dans la capacité de changer de
l’organisation est une chose; mais ils ne peuvent jouer leur rôle que si on leur permet de le faire.
Selon Brown (1991 :217), c'est en faisant d’abord l’effort de comprendre pourquoi les
organisations rejettent certaines idées qu’il sera possible de découvrir quels sont les aspects de la
culture organisationnelle qui doivent changer et de créer un environnement dans lequel pourra
fleurir la créativité des employés. Ainsi, avant de proposer des pistes concrètes d’action en
gestion du changement, trois hypothèses vont être émises, permettant de comprendre pourquoi
certaines organisations semblent sourdes aux changements situés, initiés et mis en œuvre par les
acteurs de première ligne dans leurs pratiques quotidiennes.
3.2.1 La persistance de la division taylorienne du travail et les normes managériales
L’hypothèse la plus classique qui semble expliquer pourquoi la contribution au changement
organisationnel des employés de première ligne n'est pas reconnue, est celle de la persistance
d’une conception de la division du travail héritée de Taylor et selon laquelle ceux qui font
concrètement le travail n’ont pas les compétences pour le concevoir (et donc le changer).
As long as we cling to our nineteenth century conceptions of authority and power in the workplace, it
is difficult to embrace the widespread diffusion of information, the notion that frontline employees
1
Mon point ici est que l’idée de « capacité de changer » n’est, selon moi, qu’une déclinaison de ce que l’on appelle plus
généralement la « gestion du changement ». C’est une certaine façon de concevoir la gestion du changement qui met l’accent
sur les activités à mener en amont de la décision de changer.
CÉTO, HEC Montréal
25
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
are knowledgeable innovators from whom managers can learn, or the idea that everyone in the
organization has the potential to contribute to the knowledge-based value added on which the
business will compete. (Zuboff, 1991: 165)
Selon Alter (2000), cette situation s’explique surtout par l’existence de normes managériales qui
fixent la répartition des responsabilités dans la réalisation du changement. L’auteur résume ces
normes en trois points : 1) un décideur doit décider; 2) les bonnes idées ne peuvent être que le fait
des directions d’entreprise; 3) si un décideur décide de briser ces normes, il se met en porte-àfaux vis-à-vis de son groupe d’appartenance et se retrouve exclu du groupe des décideurs. La
citation suivante de l’un des employés de maintenance interviewé par Cooke (2002a) résume très
bien cette situation : « If you are a manager, you are a manager, you don’t listen to workers
p.132 ». Ainsi le « bon changement » ne peut être que le fait des dirigeants, pas des employés de
première ligne. Les conséquences sont doubles.
Premièrement, lorsqu’un programme de changement est lancé, ceux qui en sont à l’origine
refusent de passer le relais aux destinataires pour qu’ils le modifient. Les concepteurs du
changement peuvent éprouver un sentiment de perte de contrôle, une fois que l’objet de
changement est entre les mains des destinataires, d’où leur refus de voir le projet original
modifié : « One is reminded of the lyrics, “look what they’ve done to my song” » (Van de Ven,
1999 : 55). Deuxièmement, lorsque les destinataires s’emploient tout de même à modifier le
changement, leur tentative est perçue négativement, comme cela a déjà mentionné dans la rapide
discussion sur la résistance. Les pratiques non-canoniques qui sont à la base du changement
continu et situé sont souvent interprétées comme des pratiques contre-productives et déviantes
qui doivent, à ce titre, être sanctionnées (Orr, 1996; Brown, Duguid, 1991; Alter, 2000). Selon
Weick et Quinn (1999), la plupart des hauts dirigeants prennent pour acquis que gérer le
changement signifie que ceux qui ont le plus de pouvoir dans l’organisation peuvent imposer un
certain nombre de choses à ceux qui en ont moins. Ainsi en matière de changement, comme en
matière de management, les normes managériales décrites par Alter (2000) sont encore très
présentes.
3.2.2 La difficulté d’identifier et de gérer les pratiques non-canoniques
L’accomplissement des changements situés est lié aux connaissances que développent et
accumulent les acteurs durant la réalisation de leur pratiques quotidiennes (Brown, Duguid,
1996). Il est intéressant de noter, de surcroît, que les pratiques non-canoniques reposent beaucoup
sur des connaissances tacites, développées notamment dans le cadre des communautés de
pratique (Brown, Duguid, 1996; Leonard, Sensiper, 1996). Par définition, ces aspects tacites, et
donc les pratiques non-canoniques qui donnent impulsion ou corps aux changements situés, sont
difficilement identifiables et saisissables, notamment en contexte de division taylorienne du
travail. En effet, la division taylorienne du travail requiert une extorsion complète du savoir-faire
des employés de première ligne afin de les incorporer dans des procédures formelles (Alter,
2000). Or, l’extorsion des aspects tacites n’est pas possible mais le refus de reconnaître la réalité
du travail au-delà des règles et procédures, est susceptible d’empêcher les organisations de tirer
profit des changements situés et continus. D’autre part, Leonard et Sensiper (1996) ont identifié
plusieurs sources de blocages susceptibles d’empêcher la dissémination et le partage des
connaissances tacites qui seraient pourtant nécessaires pour rendre le changement situé
CÉTO, HEC Montréal
26
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
« visible ». Parmi ces sources de blocage, citons le fait que, dans certains contextes de travail, les
employés qui possèdent les connaissances tacites ne sont pas encouragés à participer au processus
de changement ou s’auto-censurent et la préférence, dans les organisations, pour la logique, la
rationalité et la communication basée sur des données tangibles qui renforcent la peur des
employés de dire « l’indicible ». Selon Cooke (2002 a et b), certains employés préfèrent, pour des
raisons politiques, cacher leur capacité à proposer des micro-changements, sans compter que les
innovateurs du quotidien ne sont souvent même pas conscients de ce qu’ils ont fait dans la
mesure où cela fait tout simplement partie de leurs pratiques quotidiennes. Quand ces pratiques
non-canoniques ne sont pas généralisées chez un groupe d’acteurs (contrairement aux
changements situés observés par Orlikowski, 1996), il y a de fortes chances pour que ce potentiel
ne soit jamais identifié et donc exploité par l’organisation.
3.2.3. La dilapidation du « capital humain »
Les employés et leurs pratiques quotidiennes développées au fil du temps étant au cœur du
changement situé, il est évident que ce dernier nécessite une présence à long terme des employés
dans les organisations et des efforts organisationnels pour « cultiver en continu le talent des
employés » (Cooke, 2002 b:978). Depuis les années 80, les organisations qui ont entrepris de
vastes programmes de downsizing et ont automatisé autant que possible le travail de plancher, ont
sacrifié les bénéfices de long terme, c’est-à-dire le processus d’accumulation des connaissances
des employés, au nom du profit à court terme. De même, selon Alter (2000), les programmes de
qualité totale – ainsi que tous les autres changements visant à redéfinir et standardiser les tâches
en fonction des meilleures pratiques – auront à terme des conséquences néfastes sur la capacité de
changement des organisations parce qu’elles détruisent les connaissances acquises suite à des
années de pratique ainsi que les liens humains patiemment tissés qui permettent
l’accomplissement collectif du changement.
La liste d’hypothèses présentée ici n’a pas la prétention exhaustive. Elle fournit, cependant, un
bon point de départ pour une réflexion sur une gestion du changement visant à tirer profit de
l’émergence en continu de changements situés dans les organisations.
3.3 Des pistes d’action : une gestion du changement attentive aux changements situés
Il est intéressant de constater que si des pans grandissants de la littérature en changement
reconnaissent le potentiel innovateur des employés de première ligne et la valeur des
changements situés, peu d’auteurs se risquent encore à en tirer des implications pratiques précises
et à proposer explicitement des stratégies d’action pour gérer les changements continus. Weick et
Quinn (1999) ont proposé une stratégie d’intervention spécifique au changement continu en trois
phases (« Gel-Rebalancement-Dégel ») et qui rompt avec le traditionnel « Dégel-TransitionRegel » de Lewin qui inspire la plupart des écrits actuels en gestion du changement. C’est sur ce
nouveau triptyque se baseront les paragraphes suivants, dont le but est de le présenter et de
l’enrichir.
CÉTO, HEC Montréal
27
Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
3.3.1 Le « Gel » : reconnaître les aspects non-canoniques du travail et le potentiel des
changements situés
Weick et Quinn (1999) définissent le « Gel » comme le processus qui vise à rendre visible ce qui
existe déjà (les changements situés accomplis par les employés). Afin que les organisations
puissent tirer profit des changements situés qui émergent des pratiques quotidiennes de leurs
membres, la première étape est, bien entendu, de reconnaître l’existence de ces changements
émergents et de leur valeur. Cela passe notamment par une reconsidération du lieu de production
des connaissances (Barley, 1996) afin de rendre visibles les connaissances tacites qui participent
au développement des changements situés. Cela passe aussi par une reconnaissance de l’existence
des pratiques non-canoniques et du potentiel innovateur des employés de première ligne. Une fois
ces aspects admis en théorie, reste à être capable, en pratique, d’identifier concrètement les
changements situés. Pour cela, les dirigeants ont à leur disposition de nouveaux outils, à savoir le
dialogue, l’écoute et l’observation (Demers, 2002). Ces outils existent depuis toujours mais leur
utilisation intensive et orientée vers l’identification des pratiques non-canoniques semble
particulièrement nécessaire dans cette phase de « gel ». Parmi ses « conditions à créer » au sein
de l’organisation, Rondeau (2002) propose une série d’activités visant à « assurer une révision
constante des pratiques organisationnelles en fonction des changements perçus dans
l’environnement (p. 111) » qu’il regroupe sous le vocable d’activités de « régénération ». Il
pourrait être intéressant d’étendre cette notion afin d’y inclure toutes les activités visant à
identifier les changements situés en cours de développement à l’intérieur de l’organisation.
L’organisation serait ainsi dotée d’une structure de vigie complète, surveillant les opportunités de
changement émergeant aussi bien à l’extérieur de l’organisation, qu’à l’intérieur.
3.3.2 Le « Rebalancement » : profiter des changements situés
Weick et Quinn (1999) définissent le « Rebalancement » comme le processus de réinterprétation,
de re-organisation des patterns situés identifiés dans la phase précédente. C’est la phase durant
laquelle les changements situés sont évalués et intégrés dans un projet de changement plus
englobant et mieux organisé. Il pourrait s’agir par exemple de la phase de lancement des
changements opportunistes proposés par Orlikowski et Hofman (1997), la base de ces
changements-là étant justement la reconnaissance d’une opportunité créée par un changement
ayant émergé des pratiques des employés.
3.3.3 Le « Dégel » : créer un contexte propice à l’accomplissement continu des changements
situés
S’il est très difficile d’empêcher le développement des changements situés, il est en revanche
possible de créer un contexte propice à leur développement continu. La phase de « dégel » est
justement la phase durant laquelle les conditions sont créées pour encourager les changements
situés à continuer de fleurir afin de pouvoir en tirer profit de façon plus organisée par la suite.
Weick et Quinn (1999) ne précisent pas exactement quelles sont ces conditions propices et
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
comment les créer mais il est possible de relever dans la littérature certains exemples permettant
de comprendre comme opérer le dégel 1 .
•
Créer les conditions propices à l’expression de tous. Afin de s’assurer que tous les employés
se sentent libres d’initier le changement ou de se l’approprier, la première étape est de créer
un climat organisationnel dans lequel tous ont le droit de s’exprimer. Pour cela, Barrett
(1998) recommande de valoriser l’apprentissage par l’erreur et de créer des espaces de
discussions dans lesquels l’expression de critiques, de jugements ou de désapprobations ne
risque pas de tuer de bonnes idées naissantes.
•
Encourager l’exploration en territoire inconnu. Eccles et Nohria (1992) décrivent le
changement entrepris par Bob Galvin à son arrivée à la tête de Motorola en 1983 en utilisant
une métaphore comparable à celle du dégel, à savoir la métaphore du « recuit »2 (annealing)
tirée du domaine de la chimie et de la métallurgie. Ils expliquent comment Galvin, sans
objectif précis de changement, a « fait monter la température » par un discours galvanisant
puis a attendu de voir quels changements allaient émerger de la base au fur et à mesure du
« refroidissement ». Afin d’encourager les employés à sortir du confort de la routine pour
explorer de nouveaux territoires, Barrett (1998) recommande d’ailleurs aux dirigeants de
fixer aux employés des objectifs très généraux (exprimés sous forme d’idéaux) inatteignables
par un seul individu et dans le contexte actuel. Ainsi, les employés seront amenés à repousser
les limites familières, à coopérer et à improviser pour réaliser ces objectifs.
•
Encourager l’improvisation. Afin de promouvoir l’improvisation au quotidien, Barrett
(1998) recommande de créer un contexte organisationnel ludique qui encourage les employés
à se « laisser prendre au jeu » plutôt qu’à s’efforcer d’agir de façon parfaitement rationnelle :
« […] having a conscious purpose with logical, internally consistent abstractions sometimes
creates a unidimensional mindset that is blind to emerging cues […] p. 619 » explique
l’auteur. Lorsque le travail devient une forme de jeu, la capacité des employés à improviser
et apporter des réponses innovantes au fur et à mesure de l’apparition des conditions
nouvelles se trouve ainsi libérée des contraintes de l’action rationnelle. De même, les
activités de planification peuvent laisser de la place à l’improvisation. Brown et Eisenhardt
(1997) constatent que les entreprises qui innovent le plus dans les environnements
dynamiques sont celles qui ont remplacé la notion de « planning » par celle de « probing into
the future ». Dans la même veine Barrett, (1998) propose la tenue de sessions de
planification virtuelle durant lesquelles les employés sont libres d’envisager divers scénarios
quant au futur de l’organisation.
•
Créer les conditions structurelles propices à l’émergence des changements. L’on pourrait
s’attendre à ce que les changements situés s’accomplissent plus facilement dans une
adhocratie, au fonctionnement peu encadré, voire anarchique. Mais il semble que cela ne soit
1
Il est à noter que la liste des conditions susceptibles de favoriser le dégel et l’émergence de changements en continus proposée
dans cette sous-section n’a pas vocation à être exhaustive dans la mesure où ces dernières sont hautement dépendantes du
contexte organisationnel.
2
Méthode de chauffage contrôlé puis de refroidissement, contrôlé et habituellement lent, à laquelle on recourt pour obtenir la
ductilité des métaux. (Grand dictionnaire terminologique)
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
pas le cas. L’étude faite par Jellinek et Schoonhoven (1993) des processus d’innovation dans
des grandes entreprises du secteur informatique et des semi-conducteurs montre que
l’existence d’une structure formelle bien articulée, de relations hiérarchiques bien définies et
de responsabilités de travail claires ne freinent pas l’émergence d’innovations locales, parce
qu’elles sont garantes de la prédictibilité de l’environnement interne dont les gens ont besoin
pour entreprendre des changements : chacun sait qui fait quoi et où s’adresser pour obtenir
des ressources. Toutefois, deux conditions d’appliquent. Premièrement il faut que les
structures formelles soient fréquemment réorganisées de façon participative : ce sont les
managers de premier niveau qui sont responsables de ces réorganisations afin de promouvoir
de meilleures relations de travail. Deuxièmement, il est nécessaire de laisser une grande
place aux « quasi-structures » (équipes de travail, communautés de pratique, comités etc.)
pour améliorer ou « lubrifier » le fonctionnement des structures formelles. Selon Jellinek et
Schoonhoven (1993), les « quasi-structures » comblent le fossé entre le squelette
organisationnel formel et les aspects informels et locaux du travail. Le concept de « quasistructures » se rapproche de celui de « semi-structures » proposées par Brown et Eisenhardt
(1997) pour qualifier les arrangements structurels adoptés par une série d’entreprises axées
sur le changement continu. Dans ces semi ou quasi-structures, certains aspects sont
déterminés (ex : les responsabilités de chacun), tandis que d’autres sont laissés à la discrétion
des participants. Ainsi, ces structures sont « sufficiently rigid so that change can be
organized to happen, but not so rigid that it cannot occur » (Brown, Eisenhardt, 1997 : 29).
En résumé, les changements situés, parce qu’ils émergent naturellement des pratiques
quotidiennes des gens, peuvent s’accomplir dans n’importe quel type de structure ou de
culture organisationnelle. Cependant, pour en tirer profit, il est possible d’encourager leur
développement en créant ou en laissant émerger des « quasi-structures » qui constitueront le
cadre à l’intérieur duquel les pratiques non-canoniques seront échangées, raffinées,
reconnues 1 . Il est important d’ajouter que l’existence de structures flexibles devrait aller de
paire avec celle de mécanismes officiels d’implication des destinataires dans les processus de
changement. Cooke (2002b) a montré que dans les entreprises disposant de canaux de
transmission des idées apportées par les employés, de mécanismes d’échange des
connaissances et de systèmes de récompense, les employés étaient plus prompts à partager
leurs idées et leur savoir et à en faire bénéficier l’organisation dans son ensemble 2 .
En ce qui concerne le cas particulier des communautés de pratique – dont on a dit plus haut
qu’elles étaient un haut lieu d’accomplissement des changements situés -, il est important de
préciser que les managers ne peuvent pas les créer ou intervenir dans leur fonctionnement : “the
organic, spontaneous, and informal nature of communities of practice makes them resistant to
supervision and interference”(Wenger, Snyder, 2000 :140). Ceci dit, il est important que les
managers reconnaissent leur existence (Brown, Duguid, 1991; Wenger, Snyder, 2000) afin de
leur fournir des ressources adéquates et de les aider à franchir les obstacles qu’elles pourraient
rencontrer. Wenger et Snyder (2000 :144) recommandent également aux dirigeants d’utiliser des
méthodes non traditionnelles pour évaluer la contribution des communautés de pratique à
1
Il est à noter que ces conclusions sont cohérentes avec la proposition de Hafsi et Fabi (1998) selon laquelle un faible degré de
centralisation a un impact positif sur la capacité de changement d’une organisation.
2
Il est à noter que ces conclusions sont cohérentes avec la proposition de Hafsi et Fabi (1998) selon laquelle un style managériel
participatif a un impact positif sur la capacité de changement d’une organisation.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
l’organisation. Ainsi, une approche basée sur la pratique et le respect semble plus efficace qu’une
tentative formelle de contrôler l’activité des acteurs ordinaires dans ses moindres détails. D’autres
auteurs proposent aux managers des stratégies pour tirer profit des connaissances tacites des
employés 1 .
3.3.4 Le nouveau rôle des managers en gestion du changement
Dans une perspective traditionnelle en gestion du changement, le rôle des dirigeants est de
prendre l’initiative du changement, de développer une vision et de proposer un scénario de
changement, donc un plan permettant, s’il est suivi à la lettre, d’atteindre les objectifs
initialement fixés. Appliqué au contexte spécifique de la gestion du changement, le rôle des
managers, en le caricaturant à peine, se résume au PODC. Cependant, à la lumière du modèle
d’intervention proposé par Weick et Quinn (1999), le rôle du dirigeant est bien différent.
Premièrement, il est celui qui, par son engagement fort et public en faveur d’une nouvelle façon
de concevoir la répartition des rôles en matière de changement, légitime le rôle des employés
comme initiateurs et performeurs du changement :
It requires managers to invent processes wherein assumptions about who people are at work, what
they can know, and what they can do are examined and reframed. […] Only top managers’ values,
behaviors, and publicly shared vision can free up the authority context of the organization enough to
stimulate others to reflection and invention. (Zuboff, 1991, p. 165)
Deuxièmement, il est celui qui facilite le déroulement du changement, au lieu de le contrôler.
« On n’attend plus de lui qu’il soit un héros omniscient, mais plutôt un guide ou un facilitateur,
celui qui met en place les conditions pour que les changements se fassent. » (Demers, 2002 : 67).
Ainsi, les dirigeants doivent créer le contexte structurel qui va permettre que les changements
situés, qui sont locaux, s’amplifient et bénéficient à l’ensemble de l’organisation (Tsoukas, Chia,
2002 :579). Le dirigeant peut toujours initier le changement, mais de la façon dont l’a fait Bob
Galvin, en créant un momentum porteur, ou en lançant un programme de changement qui servira
de base à l’émergence de changements situés et continus. Pour Weick et Quinn (1999), le
dirigeant doit particulièrement prêter attention aux discours et aux conversations puisque tout
programme de changement est d’abord une plate-forme discursive. Dans la phase de
« rebalancement », le dirigeant devra notamment être capable de donner du sens aux pratiques
non-canoniques et aux changements situés qu’il a identifiés durant la phase de « gel » (Weick,
Quinn, 1999). Enfin, le dirigeant devra s’assurer que les employés de première ligne ont accès au
support nécessaire pour les aider à développer leurs pratiques. (Orlikowski, Hofman, 1997)
CONCLUSION
En guise de conclusion, rappelons brièvement les raisons pour lesquelles une nouvelle conception
du changement, ancrée dans les pratiques quotidiennes des acteurs organisationnels les plus
1
Voir par exemple Mascitelli (2000) ou Leonard, Sensiper (1998). Le risque ici est que les stratégies permettant de tirer profit des
connaissances tacites des employés ne soient employées pour extirper leurs connaissances dans le but de mieux les contrôler ou
de pouvoir se passer d’eux.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
proches des opérations et qui met l’accent sur le caractère émergent et continu du changement,
présente un intérêt pour les chercheurs et les praticiens.
Sur le plan théorique, cette perspective paraît prometteuse pour au moins trois raisons :
(1) Elle encourage les chercheurs à s’intéresser au contexte du changement plutôt qu’aux
programmes abstraits de changement; la nécessité d’étudier le changement in situ est depuis
longtemps sur l’agenda des théoriciens du changement (voir par exemple March, 1981).
Alors que l’on sait beaucoup de choses sur les changements planifiés et que l’on dispose
d’un grand nombre de modèles à étapes, les aspects contextuels du changement et la façon
dont le changement est accompli concrètement sont encore loin d’avoir été suffisamment
étudiés. Ainsi, la perspective situationnelle semble à même de combler un manque important
dans la littérature.
(2) Elle encourage de surcroît les chercheurs à s’intéresser aux acteurs du quotidien plutôt
qu’aux concepteurs du changement (dirigeant, équipes d’implantation) qui ont un rôle
fondamental à jouer en matière de développement de la capacité de changer. Il s’agit de
regarder comment les gens font le travail dans des circonstances données et de comprendre
comment les pratiques qu’ils développent au fil du temps sont au cœur de la réalisation du
changement (planifié ou non). Les employés de première ligne sont ainsi réhabilités dans
leur rôle d’acteurs qui initient le changement et/ou l’accomplissent concrètement. Cette
perspective les libère de la dichotomie acceptation/résistance ou adoption/rejet à laquelle ils
sont trop souvent cantonnés. Ainsi, la façon dont les acteurs ordinaires utilisent leur marge
de manœuvre face aux attentes officielles est vue de façon plus constructive.
(3) Elle permet d’apporter un éclairage original sur les raisons pour lesquelles un programme de
changement ne se déroule pas toujours tel que planifié – une grande source de
questionnement pour les théoriciens en changement – en allant au-delà de l’argument
traditionnel de la résistance au changement. Surtout elle montre que le fait qu’un plan ne se
réalise pas tel que prévu n'est pas une preuve d’échec. C'est simplement une indication très
positive que le programme abstrait est en cours d’accomplissement puisque les destinatairesacteurs sont en train de se l’approprier et de lui donner un sens.
La perspective situationnelle en changement a également des implications intéressantes sur le
plan pratique.
(4) Elle permet de réfléchir sur les limites des changements les plus en vogue ces dernières
années (implantations de systèmes informatiques complexes, intégrés, réingénieries des
processus, fusions etc.). En effet, cette perspective met en garde les gestionnaires du
changement contre toute velléité de manipuler le travail « sur le papier » à partir des
descriptions de tâches formelles. Cette approche n'est pas utile car la réalité du travail des
gens est bien différente des procédures officielles. Elle met aussi les dirigeants d’entreprise
en garde contre la tentation d’opérer des changements dans l’organisation du travail au gré
des modes ou de s’engager sur la voie de la flexibilité tous azimuts, en oubliant que c'est
avec le temps et la pratique que les acteurs développent des connaissances et des façons de
faire qui sont porteuses de changements situés très intéressants pour l’organisation, s’ils sont
encouragés et intégrés dans le fonctionnement quotidien (ou ancrés à des programmes de
changements plus formels).
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
(5) Elle encourage aussi les gestionnaires du changement à se montrer plus créatifs que les
inventeurs des modèles à étapes et de faire l’effort de regarder comment les gens font le
travail au quotidien et de mettre en place les conditions pour que ces pratiques soient
reconnues comme légitimes et puissent bénéficier à l’ensemble de l’organisation.
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
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Changement continu et situé : théorie et implications pratiques
Continuous and situated change: theory and practical implications
ANNEXE 1 : TYPOLOGIE DES PERSPECTIVES EN CHANGEMENT
Changement épisodique
Tempo
ν Peu fréquent
ν Discontinu, intermittent
ν Hypothèse de stabilité organisationnelle
Processus ν Intentionnel, délibéré
ν Initié à un haut niveau dans l’organisation
W
E
I
C
K
Ampleur
Source
Et
Q
U
I
N
N
ν Radicale (first vs second-order change)
ν Fort contenu stratégique
ν Perturbateur pour l’organisation
ν Programmes sont remplacés plutôt
qu’altérés
ν Facteurs déclencheurs : mauvais
alignement entre la structure profonde et
les exigences environnementales,
performance, caractéristiques des hauts
dirigeants, structure, stratégie.
99
Planifié
O
R
L
I
N
S
K
I
96
CÉTO, HEC Montréal
Impératif
technologique
ν Délibéré
ν Déterminé
par les
ν Initié et
forces techimplanté
par la haute nologiques
(détermidirection
nisme techν Hypothèse
nologique)
de stabilité
ν Hypothèse
organisade stabilité
tionnelle
organisationnelle
Ponctué
Changement continu
ν Continu, permanent
ν Ni début, ni fin
ν Hypothèse de déséquilibre
permanent
ν Emergent : absence d’intentions
explicites à l’origine du
changement
ν Incrémentale
ν Micro-changements cumulatifs
peuvent produire des
changements radicaux
ν Changement est situé et enchâssé
dans la mise à jour continue des
processus de travail et des
pratiques sociales
ν Changement émerge
- des actes d’improvisation :
accommodations et des
expériences face aux
contingences quotidiennes, aux
problèmes, aux exceptions, aux
opportunités et aux
conséquences nonintentionnelles
- des actes d’apprentissage des
actes de translation
Situé
ν Discontinu, ν Primauté des pratiques
épisodique
organisationnelles dans le
changement organisationnel
ν Radical
ν Changement émerge des
ν Rapide
accommodations et des
ν Hypothèse
expériences face aux
de stabilité
contingences quotidiennes, aux
organisaproblèmes, aux exceptions, aux
tionnelle
opportunités et aux
conséquences nonintentionnelles
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