Article M.Touami

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Article M.Touami
UNE AVENTURE TECHNOLOGIQUE AU SAHARA
UN EEMI A HASSI MESSAOUD 1976/89
LE CONTEXTE
Je suis arrivé à Hassi Messaoud, cité pétrolière saharienne, par une très froide
matinée du début de l’année 1976.
Cette phrase me rappelle un peu la fameuse ouverture du « Grand Meaulnes » :
« …nous sommes arrivés à…..par une froide matinée de décembre 18… » Je la cite
à peu prés.
Mais Hassi Messaoud, pays du pétrole, sauf par le côté nostalgie, mystère et
charmes romantiques n’a rien à voir avec la Sologne d’Alain Fournier. C’est une
contrée aride et sauvage, souvent climatiquement épouvantable.
C’est une immense « Base de Vie » plutôt qu’un village ou une ville ; c’est-à-dire
un ensemble d’austères installations préfabriquées néanmoins non dépourvues
d’un certain confort où vivent et travaillent des milliers de gens venus « d’ailleurs » ;
des professionnels de toutes sortes qui, tous métiers confondus, finissent par
prendre le titre prestigieux de « Pétroliers».
Le régime de travail y est du type « 6/4 » ; c’est-à-dire que l’employé effectue six
semaines de présence ininterrompue sur site pour quatre chez lui, ailleurs en
Algérie, où à l’étranger pour les « expatriés », à titre de « congé de récupération ».
Il n’y a ni weekend ni jours fériés ; les horaires de travail sont de 9 heures par jour
pour le personnel de « surface » , administration intendance , maintenance , « caté
ring » , logistique , technique et de 12 heures d’affilé pour les pauvres bougres du «
quart » , suant sang et eau , et rendant quelques fois accidentellement âmes , par
50/60° à l’ombre sur les appareils de forage .
Il est vrai que pour ces catégories-là les salaires sont en conséquence, mais pour
tout le monde, l’attrait du grand sud et de ses mythes pèse de tout son poids dans
les motivations. Il est possible qu’on ait le désert dans le sang comme on a la foi ou
la passion.
Le régime de travail est à l’origine d’une rotation intensive des personnels .Le
« turn over » résultant du « 6/4 » explique la formidable activité du minuscule
aéroport de Hassi Messaoud ; minuscule et rudimentaire par la taille et les
équipements mais premier en Algérie par le volume du trafic. Premier par l’intensité
du trafic, mais aussi par la riche et chaleureuse diversité de l’origine des passagers
venus de tous horizons, du pays comme de l’étranger. Bônois , Algérois , Oranais ,
Constantinois s’y mêlent le temps d’ un transit , mais aussi des voyageurs venus de
très loin : américains, russes , roumains , italiens , français évidemment, mais aussi
syriens , maltais , polonais , etc.…
En sus des infrastructures fondatrices constituées par les innombrables bases de
vie et autres ateliers ; la petite cité civile de Hassi Messaoud , naissante alors ,
comptait quelques charmants « camps » ( hameaux) de quelque quarante à cent
résidences individuelles chacun , disséminés à travers de luxuriants fourrés de
verdure tropicale , de véritables micro-oasis réservées à ceux des cadres et
ingénieurs installés en famille . Comme une grande famille réunie autour d’un âtre, la
vie des « déracinés », se concentrait et s’organisait autour d’une petite esplanade
commerciale alimentant les foyers en produits et articles divers, et servant, dans les
relatives fraicheurs du soir, de promenade aux rares femmes qui vivaient là. Le «
Far West » !
Mais un « Far West » sympa, chaleureux, convivial, familial ; et l’aventure
fascinante est juste aux portes de la petite agglomération .C’était ainsi du moins à
l’époque.
J’étais venu y vivre et travailler en « célibataire ». Autrement dit j’étais soumis au
régime du « 6/4 », et allais résider dans une piaule affectée « à vie » à la base de vie
Nord de la compagnie « Sonatrach ». Un grain de poussière de plus dans la
fourmilière des quelque 2000 résidents qui y vivaient en permanence. Et la base
Nord, la BN, n’était qu’un élément de l’immense patrimoine saharien de la vache à
lait du pays : la florissante « Sonatrach ».
J’avais 33 ans. Cela faisait huit années déjà que j’avais quitté Paris et l’Ecole ; huit
années à apprendre la dureté du métier d’ingénieur sur le terrain, dans un contexte
socio-économique en plein bouleversement et avec, déjà, il faut le souligner,
d’écrasantes responsabilités conférées par l’employeur étatique.
A cette époque en effet, encore bénie pour les chercheurs d’emplois, les
ingénieurs algériens étaient rares par rapport à la demande. La chance de ceux de
ma génération, toutes autres abominations qu’ils eurent à encaisser, restant
égales par ailleurs, était que les bonnes places tout comme les promotions rapides,
pour ne pas dire fulgurantes, étaient en profusion.
Dans ce même exceptionnel contexte de profusion de postes à responsabilité
de haut niveau , je venais déjà de « construire » , en tant que très jeune directeur
de projet, ma première centrale thermo-électrique-vapeur dans le port de Annaba (
ex-Bône) ; deux tranches de 120 et 55 mégawatts pour le compte de l’EGA (
Electricité et Gaz d’Algérie ) l’équivalent en miniature d’EDF plus ou moins accointée
avec sa fondatrice et grande sœur française.
A l’école de la réalité j’avais appris en quatre ans de direction de projet suivis de
quatre autres dans le domaine de l’ingénierie et de la maintenance industrielles, ce
qu’étaient réellement la technique et la technologie, sans compter les servitudes
encore plus ardues du management. Je débutais réellement ma carrière, sûr d’une
expérience acquise sur laquelle allaient se baser désormais mes petite assurances
et surtout mes audaces à venir. Bref je me sentais capable de faire beaucoup de
choses et des plus spectaculaires !
LA DTP-SONATRACH FIRME DE FORAGE PETROLIER GEANTE
•
150 APPAREILS EN EXPLOITATION,
•
12000 HOMMMES PERMANENTS,
•
SISMIQUE, CLIMATISATION, INSTRUMENTATION, GENIE CIVIL,
• INTEGRATION DE LA TOTALITE DES SERVICES AUX PUITS.
Mon nouvel employeur à Hassi Messaoud était la DTP (Direction des
Travaux Pétroliers) ; c’est un département opérationnel de forage pétrolier
relevant de la division hydrocarbures du géant « Sonatrach ».
Géante elle-même, ma firme spécialisée intégrait la totalité des services au
puits, allant de la sismique au génie civil en passant par l’instrumentation, la
climatisation, la topographie et assurait ses propres activités d’intendance,
de « cate ring » et d’hébergement des effectifs.
Elle exploitait 150 appareils de forage, l’un des plus grands parcs au monde, et
gérait un effectif permanent de douze mille hommes. Ses services sanitaires
urgents étaient couverts par deux «beechcrafts » médicalisés de douze places
chacun.
Elle disposait d’une dizaine de bases de vie et d’ateliers de maintenance
répartis sur tout le territoire et sa compétence territoriale couvrait la totalité du
Sahara. J’étale sciemment ces précisions dans le but de donner un juste aperçu
de l’importance considérable de la firme, conséquemment une idée en
adéquation parfaite avec l’envergure du projet dont elle me confiera la charge.
La firme avait pour vocation et était équipée pour intervenir en opération
intégrée ,sans sous-traitance partielle intermédiaire ;elle honorait ses
commandes , toutes émanant de la maison-mère évidemment , selon le
principe du « puits en main » qui intègre la totalité du cycle de réalisation de
l’opération .Sa mission globale comporte la phase implantation de l’appareil , la
réalisation des pistes d’accès aux aires de forage et les plateformes de service,
l’exécution du forage proprement dit et de ses servitudes, le nettoyage du site de
chantier puis la livraison du puits au maitre d’ouvrage.
On imagine la formidable équipée , par 50 à 60° Celsius à l’ombre, dans un
paysage sablonneux et vide à perte de vue , la flotte à mobiliser et surtout le
rythme infernal avec les casses de matériels et donc les inextinguibles besoins
en maintenance et en pièces de rechange inhérents .
Un forage d’exploration, le plus dur des forages, dure environ deux mois,
mobilise une centaine de personnes sur site et coûte plusieurs millions de
dollars. Il part équipé de ses cabines d’hébergement, de ses cuisines et de ses
frigos, nanti d’une infirmerie, de groupes électrogènes et d’un parc d’engins et
d’automobiles complet. Il nécessite des dizaines de navettes pour son
approvisionnement à partir du centre logistique en eau, nourriture, carburants,
consommables techniques etc...
Il a aussi un prix humain qu’il ne faut jamais oublier : il coûte beaucoup en
souffrances, en solitude et en drames ; souvent la mort accidentelle,
imprévisible, la mort brutale et cruelle le visite, cassant des foyers entiers.
Ma firme creusait des puits de pétrole, forait inlassablement de Hassid
Messaoud à Tamanrasset, à Hourde Nouss, à Gharr, à Tindouf et l’extrême
ouest du pays. Elle faisait des grands trous, des grands trous et toujours des
grands trous, un peu à la manière obsessionnelle du « poinçonneur des Lilas »,
mais sans jouir du même climat béat ni de la même routine tranquille .On
creusait la terre comme des fous et parfois tout comme le philosophique
poinçonneur de Gainsbourg on se demandait pourquoi.
A seulement considérer l’immensité des distances à parcourir et le caractère
désertique des contrées à traverser on imagine facilement le niveau pharaonique
de la logistique à laquelle il est fait appel pour simplement implanter l’appareil et
le ravitailler en cours d’opération , en eau , en denrées alimentaires , en
carburants , etc...
D’où l ‘armada de matériels en tous genres acquis et exploités par la firme et
exploités dans des conditions climatiques extrêmes.
D’où l’épineuse et presque insoluble complexité du problème de maintenance,
complexité et insolubilité rendues encore plus irréductibles du fait d’une gestion
bureaucratique et rigide, presque mystique des firmes étatiques.
En séminaire chez un consultant à Paris , un expert m’avait impressionné en
affirmant pourtant une simple évidence, qui est devenue une énigme tant
l’absurde bureaucratie qui a réussi à totalement m’ôter de la tète le droit de
décider de ce que je jugeais être le meilleur et le plus efficace sans en référer à
une longue, interminable et tortueuse quête d’accords préalables . Le plus banal
des actes de gestion était devenu dans notre tête séquestrée par les
puissances de l’absurde des sortes de prouesses incalculables.
L’expert avait tout simplement dit sans se rendre compte de l’incroyable effet qu’il
provoquait en moi : « un des critères clés de l’acte de maintenance est dans la
rapidité d’acquisition de la pièce de rechange ; la disponibilité doit être absolue ;
sinon doit être réduite à sa plus simple expression : le délai
d’approvisionnement. C’est une question d’heures, au pire de jours « et si on le
calcule en mois sinon en années ce délai tel qu’on le fait chez nous ? » avais-je
dit avec détresse.
L’homme m’avait regardé comme si je déraillais ou plaisantais, puis se
rappelant qu’il avait à faire à un algérien et connaissant l’inflexible réputation de
la bureaucratie, il avait conclu : « dans ce cas-là je vous conseille de changer de
métier…sinon carrément de pays… »
J’aurais aimé qu’il eût le courage de conseiller à nos patrons d’arrêter de
gaspiller les deniers publics en vains stages de formations de « mise à niveau »
à l’étranger, puisque ce n’étaient pas nos compétences qui faisaient faillite mais
plutôt le système lui-même.
UN PARC ROULANT DE 3700 UNITES ALLANT DE LA LAND-ROVER TT AUX
BULLS DE 500 CV ET AUX KENWORTH AUTO-CHARGEURS DE 50 TONNES
, 15000 MATERIELS PETROLIERS ,12000 EQUIPEMENTS DE FROID ET
CLIMATISATION , DES CENTAINES DE GRUES , CITERNES ,CHARIOTS
ELEVATEURS, DES CENTAINES DE GROUPES ELECTROGENES DE 200 A
500 kVA , ETC,ETC…TEL ETAIT LE FORMIDABLE PATRIMOINE
LOGISTIQUE A MAINTENIR
Quelle était la mission principale, la finalité de la firme ? Forer des puits
pétroliers. Cette mission avait prérogative de couvrir les trois catégories de
forage en usage dans le monde du pétrole, à savoir : les forages
d’EXPLORATION, soient les opérations de recherche systématique de nouveaux
gisements , les forages de DEVELOPPEMENT, ou d’augmentation des capacités
de production des champs déjà en exploitation, enfin les forages de « WORK
OVER » ou d’entretien des puits existants .Les puits en effet se colmatent au
bout d’un certain temps. Il faut les récurer .Un appareil d’intervention léger s’en
occupe, c’est le « WORK OVER ». Cette lourde prérogative est déjà en ellemême une tâche ardue et considérable. Mais par la faute d’une tendance
décousue , propre à nos entreprises étatisées , la DTP s’était doublement
compliquée la tâche en associant à son domaine d’activité de base toutes les
activités de logistique et notamment l’une des plus hypercomplexes d’entre
elles : la fonction maintenance, ceci dans le cadre d’un souci d’autosuffisance et
d’autonomie illusoires. Ce faisant ses activités dites de soutien, qui auraient
gagné à être décentralisées, voire externalisées, au lieu d’apporter l’efficience et
la compétitivité escomptées, grevaient lourdement ses énergies, rajoutaient
leurs inerties propres à l’énorme désordre déjà existant.
> Paradoxalement les activités secondaires, dites de soutien annexaient
littéralement ces énergies ; elles les monopolisaient au détriment de la vocation
et du métier de base ; conséquence : au lieu d’optimiser ces efforts en vue de
dynamiser la production on s’épuisait à administrer des poids morts et une
multitude de contre-performances résultant d’une divergence pléthorique des
centres d’intérêt. Autrement dit, on palabrait durant des heures et on polémiquait
de même pour au final reculer de deux pas après avoir avancé d’un. C’est ça
l’essence même de la bureaucratie. Parler, ne jamais décider. Car le vrai
problème pour nous, ce n’était pas tant s’encombrer de notre propre
maintenance que d’incarcérer cette fonction vitale dans un corset bureautique de
caractère inflexible : comme s’il s’agissait de battre tous les records du monde en
matière de lenteur, de médiocrité et de mauvaise foi.
Les mainteneurs étaient devenus les champions du « cossardisme », de la
nullité congénitale et du sabotage ; ils étaient les derniers dans la chaine des
responsabilités, ceux dans le camp desquels la balle était restée, les boucs
émissaires.
Quand je suis arrivé à Hassi Messaoud les services de maintenance de ma
nouvelle firme, ceux dont il était prévu que j’allais hériter en tant que nouveau
chef, atteignaient le fond de l’infamie, c’était tout juste si on ne leur faisait pas
un procès public, tout juste si on ne les lynchait pas !
Mais malgré cette redoutable perspective pour ma carrière et pour ma paix
intérieure, j’arrivais aussi à point nommé.
C’est-à-dire au moment où on préparait l’inauguration et la mise en service
d’une immense nouvelle base de maintenance centrale : la base industrielle du
Vingt Aout 55 de Hassi Messaoud. On la nommait ainsi en référence « langue-
de-bois » à un épisode sanglant de l’Histoire de l’Algérie. On aurait pu trouver
techniquement mieux approprié et moins sinistre. C’était un investissement
spectaculaire, au moins par la taille, la splendeur et le coût, un instrument décisif
sur lequel misaient tous les espoirs de redresser la barre, de sortir la
maintenance de la « mouise » ; pour ne pas dire de la marginalisation et du
quasi-déshonneur ! Encore fallait-il, pour les futurs exploitants, être à la hauteur
de la vision des bâtisseurs de la superbe infrastructure. Car hélas, comme il
était de tradition à l’époque c’était un investissement « clé en main ». Il a été
conçu dans des bureaux étrangers, construits par les mêmes, avec des
matériaux et des équipements choisis, achetés et montés par les mêmes .Nous
avions là la lettre, comment retrouver l’esprit et la norme, comment s’élever à
leur hauteur ?
LA NOUVELLE BASE DE MAINTENANCE CENTRALE DE LA DTP HASSI
MESSAOUD :
14 HECTARES D’ATELIERS, DE MAGASINS, DE PLATEFORMES DE
SERVICES, D’UTILITES DIVERSES, DE BUREAUX, D’ESPACES VERTS….
Faute d’amateurs tentés par l’aventure et surtout doués d’ expériences
suffisantes en la matière, l’honneur comme la redoutable responsabilité
d’organiser , d’équiper et de mettre en service les ateliers de la nouvelle base
m’échurent de facto ; et ce ne fut ni pour me déplaire ni pour me faire peur .
J’aimais ce genre de challenge , et partir de zéro avec une table rase et des
moyens neufs constituaient des atouts considérables . On sait qu’il est
beaucoup plus facile de construire à neuf que de corriger un existant tordu, ou
d’éponger un passif négatif trop bien ancré.
Je m’empresse de préciser que pour aussi beaux et performants et vastes
fussent-ils, les ateliers avaient été livrés vides ; c’était des « murs » ; il fallait
imaginer, doter et implanter les postes de travail un à un dans un ensemble
cohérent ; c’est ce que j’avais le devoir de faire, c’était ce qu’on attendait de moi
et pour lequel on me donnait carte blanche.
J’ai donné plus haut un bref aperçu des catégories d’équipements et des
matériels en usage dans l’entreprise ainsi que leur importance numérique.
Jusqu’alors ce parc extraordinaire bénéficiait d’une maintenance rudimentaire
dans des installations de fortune indignes de la valeur incalculable de ce
patrimoine. Il était donc attendu de la nouvelle base un meilleur accueil et un
traitement plus performant. D’où l’attention très particulière accordée par la
hiérarchie à la nécessité d’une excellente organisation préalable, avant toute
mise en service opérationnelle de l’infrastructure. D’où l’écrasante confiance
que je sentais placée en moi , d’où les premières jalousies sournoises des
collègues , d’où la lente montée en puissance du front hostile qui allait
s’opposer par tous les moyens , pas toujours logiques ni loyaux à mon action et
bientôt au grand projet que j’allais mettre en route . Un projet non prémédité
d’ailleurs, une simple improvisation survenue en cours de route. Mais une
improvisation hardie et ambitieuse.
Les enjeux, comme on va le voir, étaient grands en effet, et pas seulement de
style symbolique comme la gloire, la promotion ou le vedettariat. De grands
intérêts matériels occultes gouvernaient les ambitions des professionnels de
l’intrigue dans l’ombre et des zélotes des « acquis irréversibles » et autres
privilèges inamovibles de classe …Mais cela est une autre histoire.
Il est intéressant et utile pour la compression de la suite de cet exposé de
détailler un peu plus les capacités d’accueil de la nouvelle base et de préciser
le mode de répartition des catégories de matériels par atelier spécialisé.
En termes de capacités d’accueil, 7 ateliers flambants neufs composaient le
nouveau complexe de maintenance. En aires de travail couvertes et outillées,
cela faisait un total de 50000 mètres carrés. Ces ateliers étaient prévus pour être
alimentés par un groupe de magasins centraux spécialisés d’une superficie
globale de stockage aménagée de 20000 mètres carrés.
L’ensemble ateliers-magasins était renforcé de 30000 mètres carrés environ
de plateformes de services aménagées ; les premières destinées recevoir les
colis encombrants ; les secondes à servir d’aires de travail en plein air pour
certaines opérations ne nécessitant pas de conditions environnementales
particulières.
De plus, la nouvelle base recevait les bureaux du siège de la firme délocalisés
d’Alger .Elle regroupait également certaines utilités et servitudes stratégiques
telles que : un central de télécommunications et un réseau de faisceaux
hertziens , une station de déminéralisation pour la production d’eau potable à
partir de l’albien ,une station service et de distribution privée de carburants , etc.
Dans les quatre magasins centraux 200 000 pièces de rechange étaient
stockés dont 30 à 40 % en rotation rapide. En phase de croisière 2500
personnes environ ; les membres des corps techniques de surface et ceux du
corps administratif devaient s’y concentrer pour y travailler.
La totalité des services centraux devaient à terme y être implantés à
l’exclusion du « cate ring », de l’hôtellerie, de la sécurité et du médico-social,
qui resteraient fixés à leurs ports d’attache originels dans la Base de Vie Nord.
Environ une centaine de mètres séparaient les entrées des deux bases, ce qui
faisait que quatre fois par jour on assistait à une intense noria de transferts
motorisés des personnels entre ces trois pôles essentiels de la vie : boulot, dodo
et miam miam …
SEPT ATELIERS SPECIALISES ET UN STOCK DE PIECES DE RECHANGE
DE 200 000 ARTICLES POUR ASSURER LA COUVERTURE EN
MAINTENANCE DE LA TOTALITE DES MOYENS LOGISTIQUES ET DE
PRODUCTION
A mon arrivée à Hassi Messaoud la construction du nouveau complexe
ateliers-magasins était achevée. L’affectation de chacun des ateliers à une
catégorie de matériel donnée était déjà décidée par le management d’un
commun accord avec le constructeur de l’infrastructure.
Mon action de parachèvement devait s’insérer dans le cadre de cette décision
organisationnelle antécédente. Ce qui ne me gênait absolument pas. Il y avait
tellement d’espace et de volume bâtis à ma disposition que je pouvais me
permettre ce que je voulais.
Mon travail d’organisation consistait à matérialiser les postes de travail, à en
formaliser l’existence, à insérer le tout dans le cadre d’un organigramme
fonctionnel d’ensemble qui assurerait son unité et sa cohérence à la fonction
maintenance de l’entreprise ; fonction restée jusqu’alors artisanale, marginalisée
et éparse.
Bien entendu la priorité de l’action allait à l’aspect pratique des choses ; pas
question de s’égarer en grosses théories sophistiquées pour le moment. Il était
urgent de former les postes de travail, de les concrétiser sur le terrain , d’en
limiter les emprises spécifiques , de les outiller et de les équiper en fonction des
spécialités techniques requises et de la répartition des tâches déterminée par la
nature technologique de chaque catégorie de matériels à traiter .
Travail de fourmi et de « stakhanoviste » par 50° Celsius à
l’ombre…Heureusement qu’à environ 200 mètres de la base , ce qui
correspond à quelques microns à l’échelle démesurée du désert saharien ,
existait encore une ancienne relique héritée de l’ex Compagnie Hôtelière
Saharienne ( le CHS ) , relevant de la mythique CIE TRANSATLANTIQUE des
temps héroïques . C’était un sympathique relais inséré dans une touffe de
verdure édénique où à l’ombre des mineuses et des palmiers en bouquet
venaient se reposer autour d’une caisse de bière « PILS 33 » les guerriers de
la région. Guerriers dont mon vieil ami Simon, un ingénieur français expatrié et
moi étions les raffinés représentants.
Simon était déjà un « vieux » , la cinquantaine ,par rapport au jeunot que
j’étais à l’époque , il était aussi « exilé » et aussi solitaire que moi , et tout comme
moi il trouvait l’apaisement de la nostalgie du « pays » dans des gueuletons
occasionnels bien arrosés et dans ses pauses-bières qu’on s’offrait dans les
midis caniculaires sous la fraicheur inouïe de ce petit paradis ….Quelque fois
une blonde walkyrie surgissait d’on ne savait où , puis l’énigmatique « touriste »
disparaissait aussi mystérieusement qu’apparue …. « Pince moi, je rêve … » ;
me disait le vert quinqua en clignant des yeux. « non, tu ne rêves pas Simon »
; répondais-je invariablement en clignant des yeux de façon identique .Je
m’entendais bien avec Simon ; avec lui j’avais un interlocuteur de choix ; lui de
même avec moi. Il en sera question un peu plus loin…avant que les dramatiques
contingences de la vie n’en clôturent à jamais le chapitre.
Question donc de moyens en exploitation dans l’entreprise, une grande
variété d’usages, de marques, de types existaient en ce domaine, d’où le nombre
élevé d’ateliers spécialisés ; d’où l’importance vitale de la nécessité de
découpage par catégories, et même sous-catégories.
Au final on avait catalogué et scindé le parc global des moyens en 7 grandes
catégories, technologiquement homogènes, sinon au moins affectés au même
service de production ou de logistique. Ainsi distinguait-on la catégorie «
MATERIELS ROULANTS » qui, évidemment regroupait l’ensemble des
véhicules en service dans l’entreprise, soit au total 3700 unités, tous types
confondus.
La nomenclature du parc en service dans l’entreprise comprenait une très
large gamme de tonnages et de fonctions allant du 4x4 tous terrains Land
Rover , classée dans la sous-catégorie « léger » et destinée au service liaison,
aux transporteurs lourds ou moyennement lourds ( camions bennes , plateaux,
tracteurs semi- remorques ) et aux gros engins pétroliers Spécial –Sahara , les
impressionnants porteurs-tracteurs tout terrain de style KENWORTH : 500 CV
, six ponts moteurs ,rouleau pétrolier , treuil et bras de « gin pool » pour autochargement .
Dans ce lot on trouvait même quelques 4L RENAULT égarées dans la masse.
J’ai aussi vu d’authentiques 2 CV capotées de bâches grisonnantes circuler
comme de prestigieux vestiges, telle celle dont je crois me souvenir que JUGLAR
(promo 68) utilisait du temps de notre jeunesse. Pardon au concerné si je
confonds et me trompe.
Cette flotte considérable était donc forte de 3700 unités, tous types confondus,
dont (c’est important à souligner) 200 KENWORTH.
Le KENWORTH, ou géant tous terrains texan était utilisé pour les
déménagements des appareils et chantiers de forage d’un site de travail à
l’autre.
Il roule sur les dunes et à travers dunes comme moi, je marche sur un lino ; il
te charge d’un coup de treuil annexé un colis de 50 tonnes sur le plateau ou la
sellette et le livre ailleurs où on veut en un clin d’œil.
Sans ce chameau mécanique du Sahara pas de forages pétroliers possibles !
L’engin chéri coûte les yeux de la tète, en prix d’acquisition, et en coût
d’exploitation. La découverte d’un bon puits l’amortit un million de fois …
L’atelier EN 11 , le premier de la liste : 8000 mètres carrés, trois travées
d’interventions spécialisées ( « léger » , « lourds » , « spécial KENWORTH » )
devait être agencé et organisé pour être en mesure d’accueillir et de traiter dans
de bonnes conditions la catégorie « MATERIELS ROULANTS »
Puis venait la catégorie : « ENGINS DE TRAVAUX PUBLICS ET DE
MANUTENTION » . Cette flotte regroupait les grues automotrices et autres
appareils de levage mobiles de 25 tonnes et plus, les chariots élévateurs de 3 à
20 tonnes, les treuils non pétroliers et tous les systèmes mécaniqueshydrauliques en général. Ceci pour la manutention et le levage. Côté engins de
travaux publics on disposait d’un important parc de bulldozers, de « scrapers » ,
de niveleuses , de chargeurs , de compresseurs , de bétonnières , de bennes ,
etc.… Tout ce qui devait entrer en jeu lors de la phase technique préparatoire
des chantiers de forage : pistes d’accès, plateformes de services, cave de
tète de puits.
Le voisinage dans le même atelier des engins de manutention et de travaux
publics se justifiait par l’existence d’un point commun entre les deux : les
systèmes hydromécaniques de commande et d’asservissement, vérins, pompes,
distributeurs, convertisseurs.
L’atelier EN 12 second de la liste, 5500 mètres carrés, deux travées
d’intervention spécialisées, deux ponts roulants de 10 tonnes, était destiné à
recevoir les catégories engins de manutention - levage et de travaux publics. >
La troisième catégorie recensée étaient constituée par les organes mécaniques
de l’appareil de forage proprement dit ; c’est ce qu’on appelait avec respect la «
mécanique pétrolière »…autrement dit c’est le noyau central de l’outil de
production. Au total 11000 gros équipements de ce genre et de ce gabarit
étaient en exploitation dans l’entreprise ; une très coûteuse collection de
composants et de sous-ensembles spéciaux dont les treuils de forage géants de
200 tonnes , les crochets de levage de même capacité et leurs mouflages , les
tables de rotation , les pompes à boues , les bacs à boue , les boites de
transmissions et autres réducteurs ; sans oublier les superstructures et le
monumental mât de levage , cette tour légendaire qui de loin annonce la «
sonde »pétrolière , le fameux « derrick » des pionniers de l’or noir .
L’atelier EN 2, 6000 mètres carrés couverts, deux travées d’interventions
spécialisées, deux ponts roulants de 10 tonnes devait être organisé pour traiter
ce genre de matériels.
Il s’agit de gros et très gros matériels , onéreux aussi , dont la prise en charge
de la maintenance approfondie nécessitait autant de savoir-faire minutieux, de
sérieux que de moyens de manutention et d’outillages spéciaux en adéquation
et surtout , de ressources humaines qualifiées. C’était là le défi majeur lancé à
l’entreprise. Le cœur névralgique de ses soucis.
La maintenance des composants de l’appareil de forage consommait
d’énormes budgets en pièces de rechange et autres sous-ensembles pour
échanges standards, c’était le patrimoine stratégique, celui dont la priorité
éclipsait toutes les autres sauf celles inhérentes au domaine de la sécurité.
C’était ce patrimoine technique dont la moindre défaillance causait d’énormes
pertes à l’entreprise, en termes de manque à produire, de coût de réparation,
voire de coût humain (accidents mortels ou gravement handicapants).
L’urgence était là et c’était de ça qu’il fallait espérer des gains massifs et des
performances spectaculaires en cas de réussite de nos actions d’organisation.
On n’allait pas lésiner, d’autant plus que les centres du pouvoir qui avaient
prérogatives de nous allouer des budgets d’exploitation en devises faramineux,
n’y allaient pas eux-mêmes avec le dos de la cuillère, et pour cause ! Leur
bonne fortune, pour ne pas dire leurs hauts privilèges étaient intimement liés à la
manne pétrolière ; ils étaient les mieux placés pour savoir les enjeux
extraordinaires associés aux performances (ou aux non-performances) des
foreurs de puits magiques. Ces inépuisables « trous de cocagne ».
Les foreurs proprement dits, ces nobles « producteurs » avaient tendance à
tirer la totalité de la couverture à eux, réservant avec condescendance et mépris
la part congrue aux « souteneurs ». Il fallait expressément veiller à ce que ce
qu’on gagnait de ce coté-là( favorisé en disponibilité opérationnelle de l’appareil
de forage) ne fut pas anéanti par les défaillances des moyens de soutien
logistique, maintenance y compris…Difficile dilemme….
La firme fonctionnait comme un organisme intégré , aucun des éléments de la
chaine n’était dépourvu d’importance, rien n’était laissé pour compte. Un joint
bloquait l’appareil ; cela tout le monde le savait , mais l’ignorait et passait outre à
la table de négociation des allocations budgétaires et autres avantages.
Enorme polémique entre foreurs-producteurs et souteneurs , éternelle guerre
des opinions , des valeurs et des intérêts sous- jacents .
Guerre qui avait fini par exacerber un collègue directeur des services de
transports (soutien par excellence) au point de l’acculer en pleine réunion de
direction à comparer , en jouant ironiquement avec les mots , l’ingratitude de sa
mission à celle , infiniment plus douteuse, des professionnelles de même nom
mais d’une toute autre activité…
L’atelier EN5 devait être organisé pour pouvoir assurer la maintenance
approfondie des « groupes de force » et des groupes électrogènes. Il s’agit de
tous les systèmes de motorisation et de fourniture d’énergie autonomes
destinés à l’entrainement des machines de l’appareil de forage (treuils, pompes
à boue…) et à l’alimentation électrique des auxiliaires et commodités diverses.
Les groupes de force fournissaient la puissance mécanique utile distribuée
par le biais d’un réseau d’embrayages, de cardans, de boites de transmissions et
de vitesse aux différents récepteurs fonctionnels de la sonde. Les groupes de
force étaient des mastodontes de trente tonnes ; des diesels deux temps à
régime lent de 3000 à 4000 CV, fixés sur « skid », souvent couplés en duo et
travaillant ensemble ou en solo selon les besoins en puissance des opérations
en cours.
Ces bijoux de la technologie étaient pour l’essentiel des MERCEDES ou des
GENERAL MOTORS, si je me souviens bien. On en dénombrait 300 unités, ce
qui donne une idée de la « task force » disponible de la firme, et surtout de ses
capacités financières. C’était l’immensité des problèmes de maintenance.
Le parc de groupes électrogènes , 400 unités ,250 à 500 kVA , destinés à
l’alimentation électrique des cabines de chantiers , de climatisation et des frigos
itinérants , de l’éclairage de chantier étaient prévus pour recevoir dans le même
atelier leur maintenance approfondie .
Outre la similitude évidente des technologies respectives , la technologie
diesel, il y avait lieu d’optimiser ,en taux d’utilisation , en dotation instrumentale
et en effectifs humains une spécialité commune aux deux catégories de moyens
, à savoir les réparations et les mises au point des systèmes d’injection :
pompes et injecteurs .
Les outils et instruments spéciaux de forage ou destinés à la sécurité du
point, trépans, BOP, etc... avaient leur propre atelier : l’EN7 et leur propre
magasin de pièces de rechange ; enfin les équipements individuels de
climatisation , les chambres froides de chantier et les matériels électroménagers
et de buanderie ( 15000 unités en exploitation au total, tous types confondus ),
devaient être traités dans ce qu’on appelait l’atelier EN 6 .
Il n’est pas inutile de rappeler, comme dit plus haut, que ce formidable
complexe devait être fourni en pièces de rechanges et consommables divers
par les quatre magasins centraux où, tant bien que mal, se gérait un stock géant
de 200 000 articles. C’était une ruche où tout semblait être prévu y compris
l’imprévisible pour se mélanger les pédales.
Il est de même utile de préciser que le type de maintenance prévue pour être
pratiquée dans ces nouveaux ateliers était la maintenance dite de 4ème et 5ème
degrés, soient les révisions générales et les rénovations totales impliquant la
réhabilitation par rechargement et réusinage des organes importants touchés
par l’usure ou la casse. Le matériel devait ressortir comme neuf, muni de ses
capacités nominales d’origine, prêt pour effectuer une nouvelle grande carrière,
en principe…
En tout cas, les moyens en outillages, instruments de mesure et de diagnostic
mis à la disposition des nouveaux ateliers étaient sans commune mesure avec le
passé ni avec aucune autre structure de maintenance implantée à Hassi
Messaoud .
On créait un outil fantastique, une merveille incomparable tant du point de vue
capacité, que splendeur des architectures et des espaces verts, sophistication et
suréquipement des postes de travail.
Je me souviens encore des réactions de stupeur des visiteurs
étrangers (américains, français, italiens, ne parlons pas des russes) que je
recevais à la nouvelle base quelque temps après qu’on ait achevé son
organisation et inauguré sa mise en service officielle.
Tous sans exception avaient le même regard écarquillé, un regard de stupeur
admiratif et envieux où je lisais hélas, des sentiments de regret et de dépit à
peine tempérés. C’était trop beau pour nous autres.
Un proverbe très algérien et très usuel n’affirmait-il pas que « Dieu donne
des noix aux édentés » ; autrement dit le nec plus ultra, le super « nanan » à
ceux qui ne le méritent pas parce qu’ incapables de l’apprécier et d’en tirer le
meilleur profit. Cette triste remarque s’appliquait parfaitement, dans ses sages
sous-entendus, à ceux qui avaient, sitôt les portes des ateliers grands ouverts,
envahi les installations avec l’intention de vandaliser.
Moi qui avait passé des mois et des mois à arpenter les 14 hectares sous
des pointes extrêmes de chaleur ou sous le vent de sable, qui avait passé des
milliers d’heures à suer sang et eau pour imposer qu’on achète le meilleur pour
les nouveaux ateliers , à imaginer toujours plus et mieux , à fignoler avec
obsession les ultimes détails des postes de travail , à les doter en outillages et en
instruments les plus sophistiqués , à veiller à l’ergonomie et la sécurité des
personnels , à embellir toujours plus ces joyaux de maintenance , avais vu trois
mois a peine après son « occupation » la merveille transformée en fiasco total.
L’inestimable dotation en outillages avait fondu , barbotée, cassée, perdue,
sciemment jetée au dépotoir !…
Je me souviens aussi d’un incident significatif survenu au cours de la
pompeuse visite inaugurale du ministre de l’énergie de l’époque ,où un incident
m’avait appris que le mal était plus profond , plus généralisé dans la société que
je ne le pensais .
Le PDG de la firme accompagnait son excellence et moi j’avais pour rôle de
guider le cortège à travers les nouvelles installations en débitant le « speech »
d’usage. On avait traversé l’EN11 en diagonale, avec, il faut le dire, l’attention
d’un ministre particulièrement attentionnée et accrochée à mes lèvres. Juste
avant de quitter l’atelier, j’abandonnais le peloton de tète (et monsieur le
ministre qui s’apprêtait à partir) aux bons soins du PDG ! Mission accomplie !
On passait alors à hauteur du dernier poste de travail où un ouvrier semblait
toujours affairé à terminer sa tâche. Ce n’était pas une tactique exceptionnelle
dans la société. A ce moment-là j’entendis dire par un motard du cortège
marchant à pied à mes cotés et qui avait remarqué le manège. « Remballe ton
cirque Moh ! c’est fini ; il est passé le maalem’ (patron) » ….A la même époque
j’avais, au cours d’une visite d’inspection dans le même atelier, découvert par
hasard un local dont on avait à mon insu changé l’utilisation. A l’origine je l’avais
équipé pour abriter des travaux de précision sur certains organes mécaniques
en cours de rénovation …Tout avait été évacué, à la place il y avait des tapis au
sol et l’espace était nu ... « qu’est-ce que c’est que ça ? » avais-je demandé au
chef d’atelier qui m’accompagnait. « C’est une salle de prière, c’est obligé ! » ;
avait-il répondu.
Le ver était déjà dans le fruit …Dans quelques dizaines d’années il ne ferait
que sortir ses grosses cornes.
On ne fait pas du jour au lendemain d’un souillon un monomaniaque de la
propreté, ni d’un ai un fougueux pur-sang, ni d’un chamelier errant et priant un
nippon hyperactif …à chaque mentalité son univers et sa culture.
J’ai dit que la base centrale avait pour vocation de réaliser la maintenance
du 4ème et 5ème degrés. Cela devait aller de soi compte tenu de la forme
d’organisation et de gestion semi-décentralisée imposée par différents critères à
l’entreprise.
> Ayant compétence sur la totalité du territoire saharien (quatre fois la France
tout de même) elle avait un intérêt vital à se subdiviser en secteurs semiautonomes rayonnant sur un cercle de 400 à 1000 kilomètres à partir du pôle
central de Hassi- Messaoud. Ces secteurs étaient au nombre de quatre et
étaient géographiquement disposés de façon optimum dans les zones-clés des
champs pétroliers :
1- le secteur de Rhourde Nouss à proximité de la frontière libyenne,
2- le secteur d’IN AMENAS-ILLIZI à l’extrême sud,
3 – le secteur de BECHAR au sud-ouest,
4 - le secteur de HASSI RMEL implanté dans la médiane.
Chaque secteur disposait de sa propre base régionale logistique où
s’opéraient tout naturellement, par définition et par obligation de rationalisation,
les maintenances des trois premiers degrés à savoir l’entretien courant, les
dépannages rapides et les échanges standards.
Ainsi l’énorme boucle était (ou devait être) bouclée.
La maintenance du cinquième échelon, qui était encore au stade d’utopie dans
ma tète, envisageait la réhabilitation des organes mécaniques de valeur et visait
déjà les prémices de ce qu’on appellera plus tard le « reverse engineering».
Les techniques de réhabilitation étaient éprouvées de par le monde ; elles
avaient leur culture, leurs méthodes et leurs instrumentations. Elles
consistaient essentiellement à restituer au composant mécanique défectueux sa
forme et ses performances originelles par procédés de rechargement
métallique (arc, projection) et réusinage aux cotes nominales.
Un peu plus tard j’aurai à développer le procédé en association avec la
compagnie Castolin-Suisse. Personne, malgré l’importance des investissements
en équipements et en formation, n’aura à le regretter compte tenu de l’implication
positive immédiate et incontestable : une culasse de pompe à boue par exemple
coûtait 5000 dollars à l’importation ; et elle se consommait comme des petits
pains à la grande joie du fournisseur américain. Réhabilitée localement par nos
soins elle valait en qualité l’originale et revenait à 100 dollars, rien par rapport au
tarif en cours. Avantage autrement plus appréciable : on échappait à l’emprise
peu philanthropique du fournisseur et aux délais infernaux du
réapprovisionnement.
Dans cette énumération exhaustive des nouveaux ateliers et de leurs rôles
respectifs, il n’a pas été question des ateliers EN 3 et EN 4, qui normalement,
devaient figurer dans la série. Ce n’est ni un oubli ni une omission délibérée du
constructeur de la base, qui n’a fait que se référer au préexistant pour
déterminer sa numérotation. L’EN3 existait en effet depuis belle lurette, depuis
le règne des compagnies françaises sur Hassi Messaoud, et répondait à un
besoin primordial pour le foreur : la réfection des tiges de forage et des « drill
collards ». Il est question, dans ces opérations de réhabilitation d’un instrument
qui vaut presque littéralement de l’or en barre, de réusiner les filetages
coniques des tiges et de redresser celles d’entre elles que les contraintes
mécaniques dans le puits avaient tordues ou déformées.
Il faut imaginer ce qu’on appelle le « train de tiges » ; une longue ficelle
d’acier forgé extra-dur formée d’éléments vissés bout à bout , pouvant atteindre
3 à 4 kilomètres de long ,soit la profondeur moyenne du puits .Sur les éléments
de pieds, la pression exercée par le train est fantastique ; ce qui , d’ailleurs ,
aide à la pénétration du trépan ou du tricorne fixé au bout . L’EN3 était situé à
environ 500 mètres de la nouvelle base et était géré en totale autonomie.
D’où les rivalités et les animosités entre les « internés » (ceux de la base
centrale) et les « externés » (ceux de la base « tubulaire ») ; c’était ainsi qu’on
appelait cet atelier extraterritorial.
Quant à l’EN 4, il existait bel et bien ; et c’était même le plus beau de tous ;
c’était une merveille d’espace, d’harmonie et d’architecture. Son défaut était
d’avoir été affligé d’une vaseuse définition de ses tâches ; ce qui allait le vouer à
l’improvisation et à une activité végétative où se regroupait l’inclassable : on y
faisait un peu de tournage, d’ajustage …Cette marginalisation d’une superbe
bâtisse et le peu de conviction apportée par le management à son exploitation
allaient m’apporter une inspiration de fond, un atout providentiel au lancement du
prodigieux projet qui commençait de germer dans ma tète.
Il en sera la fondation et le tremplin. Sans ce port d’attache idoine il était
presque certain que mon « projet » n’aurait même pas été envisageable dans
l’esprit très terre à terre du management. Donc consciemment ou
inconsciemment le constructeur de la base et la chance avaient travaillé pour
moi. L’EN4 allait être mon QG, mon laboratoire, ma rampe de lancement. Mon
refuge aussi quand la tempête des rancunes et des jalousies des antagonismes
à l’affût infestaient l’air…
Un autre critère (de poids) allait être mon autre allié décisif. Un allié moral qui
à l’argument concernant la gestion d’un stock de pièces de rechange démesuré
et des faillites de la maintenance qu’il engendrait, associait un autre du genre
qu’on ne discute pas : l’argument financier.
5 à 9 millions de dollars de consommation annuelle de pièces de rechange ,
un fabuleux pactole pour les marchands , qu’ils fussent avec d’honnêtes
intentions ou du genre «relaps» strictement intéressés par le «bon gros coup »,
par le bon coup prompt unique et massif ; ceux qu’on appelle les « piéçards »,
qui nous fourguaient le tout venant méprisable, la contre- façon dite
« de Taiwan » à l’époque où le dragon n’avait pas encore acquis ses lettres de
noblesse , où nous-mêmes n’y voyons encore que du feu .. Sans compter : les
malsaines motivations suscitées intra-muros par la manne, les pertes fatalement
induites par les prévisions fantaisistes, les stocks dormants ou morts résultant
des confusions et de la mauvaise gestion. Sans compter : les coulages dans les
magasins ou les ateliers, la surcharge technique et organisationnelle : gérer 200
000 articles dans les conditions manuelles et bureaucratiques de l’époque était
un défi insensé ; ça se savait et ça se ressentait dans les résultats déplorables
de la maintenance.
Précisons que les paiements à l’importation s’effectuaient en devises, luxe
suicidaire pour un pays qui devait son existence au prix du baril.
Des autorisations globales à l’importation (AGI), budgétées en dollars, étaient
annuellement accordées.
Cela restait malgré tout pour l’entreprise une lourde charge et une dépendance
dangereuse. On imagine que toute initiative, sérieuse et argumentée, qui en
atténuerait les effets serait la bienvenue. Mon projet, un peu fou, ambitionnait
d’aller dans ce sens : réduire le gaspillage de la devise, réduire l’inefficacité des
stocks, atténuer la dépendance à l’étranger et surtout la terrible indisponibilité,
voire la pénurie chronique de la pièce qui nous accablait en permanence.
On devine l’accueil enthousiaste qui sera réservé à ma proposition ; on devine
l’immensité des difficultés techniques et des écueils. Mais c’est déjà là la
deuxième partie de mon article, la partie essentielle qui s’annonce….
LA FETE A LA « PISCINE »
Après six longs mois d’efforts marquants et « crevants » j’eus enfin le bonheur
de livrer à l’exploitation une première tranche opérationnelle de l’EN 11 ; un
début mais un début prometteur.
Ce fut un succès retentissant ; mais dans les yeux éblouis des collègues il n’y
avait pas que de la joie et de l’admiration.
On s’offrit de la pâtisserie et de la limonade en plein atelier. Le chef de district
(second du PDG) un sympathique noir d’El Goléa, ne nous refusa rien , sa joie
sincère se mêlait au légendaire sens de l’hospitalité des sahariens.
Le soir même, mon vieil ami Simon me suggéra de fêter l’événement autrement
qu’avec de la fade limonade et de l’écœurante sucrerie. Je ne me le fis pas
répéter deux fois.
Autrefois, avant les nationalisations des hydrocarbures, une multitude de
gentils bistrots à la française pullulaient à Hassi Messaoud. Ils contribuaient à
anéantir les affres des grandes solitudes du grand Sud. Pétroliers et
légionnaires y trouvaient leurs paradis.
Des « Relais d’Algérie », des »Tombouctou », des « Rancho », il ne restait
rien, à part le zinc en ruines de ce dernier et un vestige de clocher au haut de la
chapelle mitoyenne. D’une dizaine de bistroquets il ne subsistait plus que la «
Piscine ».
C’était une vraie piscine olympique ! Une piscine avec un environnement
sublime : une jolie et dense palmeraie –pinède, un bar-restaurant avec terrasse
sur le bord de l’eau d’une grande convivialité. C’était l’ultime ressource pour les
quêteurs de plaisirs du cru qu’étaient Simon et moi.
C’est là où à la tombée du crépuscule, d’ une splendeur incomparable, Simon
et moi avions débarqué à l’heure où s’allumaient les lampions, affluaient les
pétroliers et où, discrètement, de féeriques nymphettes en bikini dernier cri
émergeaient de l’eau bleue et disparaissaient dans les verdures des
appartements privés. On ne se priva de rien …
A minuit passé, lui conduisant malgré l’interdit relatif à son haleine
inflammable et moi devisant nous rejoignîmes nos pénates à la Base Nord,
munis du viatique d’usage : deux excellentes bouteilles d’un coteau du Dahra ;
du nectar et du feu.
Nous avions l’habitude de terminer dans ma chambre les soirées du genre afin
de ne pas rester sur nos faims, afin de ne pas trop vite abréger le rêve.
Nos discussions changeaient le monde, démontaient et remontaient l’Univers.
On s’assit face à face, moi sur mon lit, lui sur une chaise. Puis le Grand Prêtre
s’était mis à déboucher le précieux flacon avec un art et un amour dont seuls
les français du style et du gabarit de Simon étaient capables. Il servit les
premiers verres et son œil vigilant malgré l’âge et le jus de la treille tomba sur un
graffiti que j’avais gribouillé sur une cloison : « vini , vidi , vici » !
- C’est toi qui as écrit ça ?
- Oui.
- Ca veut dire quoi ?
- « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu »… c’est du latin.
- Oh la vache ! je sais que tu es calé, mais pas au point de savoir le latin ! tu
as appris ça où ?
- Au lycée, évidemment.
- Et tu n’as pas oublié ?
- Tout ce qui s’apprend au lycée ne s’oublie jamais …
Seul dans ma tête je poursuivis : « surtout le latin appris dans Astérix…mais ça
il n’y avait aucune raison de le lui avouer.
Mohamed TOUAMI (68)