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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE IV
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/ Spécialité : études anglophones
Présentée et soutenue par :
Aurélien SABY
le : 19 juin 2013
W.H. AUDEN : PERTES ET REPÈRES DANS
LA CITÉ
Sous la direction de :
Monsieur Pascal AQUIEN
Professeur des Universités, Université Sorbonne –
Paris 4
JURY:
Madame Hélène AJI
Professeure des Universités, Université Paris
Ouest Nanterre La Défense
Monsieur Carle BONAFOUS-MURAT Professeur des Universités, Université Sorbonne
Nouvelle – Paris 3
Monsieur Jean-Marie FOURNIER
Professeur des Universités, Université Paris
Diderot
1
2
Remerciements
Je tiens tout d’abord à exprimer ma reconnaissance à Pascal Aquien qui m’a toujours
encouragé à relire l’œuvre d’Auden. Sa connaissance pointue de la poésie de langue anglaise,
sa disponibilité et ses nombreux conseils ont été mes plus solides soutiens.
Je voudrais ensuite remercier Hélène Aji, Carle Bonafous-Murat et Jean-Marie
Fournier d’avoir accepté de faire partie de mon jury.
Ma gratitude va également à Alexis Tadié qui m’a invité à proposer une
communication sur le thème de l’émergence d’une esthétique de la crise dans la poésie
d’Auden, dans le cadre du colloque de l’école doctorale IV de l’Université Paris-Sorbonne du
25 mai 2012.
Je n’ai garde d’oublier le personnel de la Berg Collection (Public Library, New York)
où j’ai pu consulter plusieurs manuscrits d’Auden, les employés du Strand Book Store de
Manhattan qui m’ont aidé à trouver divers ouvrages, ainsi que mes amis new-yorkais, Janine
Melillo et Robert White, qui ont pris le temps de commander et de m’adresser des documents
qui m’ont été très utiles.
Un grand merci à Marie Duchateau, Marie-Paule Laffay, Denise-Marie Lecuyer,
Francine Rouby, Claire Socha et Bénédicte Van Tichelen qui ont relu mon travail avec
intelligence et attention.
Enfin, merci à mon entourage proche dont la patience bienveillante a dépassé mes
espérances.
3
Note sur le texte
On utilisera les éditions suivantes des textes d’Auden :

Pour l’œuvre poétique :
Collected Poems, edited by Edward Mendelson. London: Faber, [1976] 1994.
The English Auden, edited by Edward Mendelson. London: Faber, 1977.
Letters from Iceland. [1937] London: Faber, 1985.
La mer et le miroir, édition en bilingue. Traduction et notes de Bruno Bayen et Pierre
Pachet. Paris : Le Bruit du temps, 2009.
The Age of Anxiety, edited by Alan Jacobs. Princeton: Princeton University Press, 2011.

Pour l’œuvre dramatique :
The Dog Beneath the Skin or Where is Francis? [1935] London: Faber, 1968.
The Complete Works of W.H. Auden: Plays, 1928-1938. Princeton: Princeton University
Press, 1988.
The Complete Works of W.H. Auden: Libretti and Other Dramatic Writings, 1939-1973.
Princeton : Princeton University Press, 1993.
Les titres des différents recueils et pièces de théâtre ainsi que leur année de parution seront
indiqués dans la bibliographie.
Dans les citations, la mise en relief de certains passages apparaissant en caractères gras ou
soulignés est de mon fait. En revanche, les mots ou phrases en italique respectent la
typographie du texte source. À l’exception des éditions des textes d’Auden mentionnées cidessus, les références aux ouvrages seront précisées in extenso lors de la première occurrence,
puis dans la bibliographie.
4
Liste des abréviations
The Age of Anxiety: AA
Collected Poems: CP
A Certain World: CW
The Dog Beneath the Skin: DBS
The Dyer’s Hand: DH
The English Auden: EA
The Enchafèd Flood: EF
The Ascent of F6: F6
For the Time Being: FTB
Forewords and Afterwords: FA
Letters from Iceland: LI
New Year Letter: NYL
On the Frontier: OF
Prose Volume I : PI
Prose Volume II: PII
The Queen’s Masque: QM
The Rake’s Progress: RP
The Sea and the Mirror: SM
Secondary Worlds: SW
5
It is our sorrow. Shall it melt? Then water
Would gush, flush, green these mountains and these valleys,
And we rebuild our cities, not dream of islands.
« Paysage Moralisé », 1933
Dès 1933, le tercet de clôture du court poème intitulé « Paysage Moralisé » (CP, p.
120) recèle la plupart des enjeux esthétiques amorçant une redéfinition de l’écriture de la cité
dans l’œuvre de Wystan Hugh Auden (1907-1973). Il réunit plusieurs termes clefs (« cities »,
« islands », « rebuild », « dream ») posant les jalons d’un programme poétique inédit, et
contient en puissance de nombreux autres textes axés sur la thématique de la ville. Ces trois
vers déplorent la chute d’un monde en crise (« It is our sorrow ») et en quête de nouveaux
repères tournés vers la reconstruction d’un ailleurs heureux (« And we rebuild our cities »)
évoqué sur un rythme enlevé, étayé par des allitérations en [w] et [g] et des rimes internes
(« gush » / « flush »). Ils profilent un lieu harmonieux (« green these mountains and these
valleys » : une utopie ?) qui ne relève ni du rêve, ni du leurre ou du paradis artificiel (« not
dream »), mais de la poièsis d’un nouvel espace de plénitude.

« cities »
Auden fut toujours fasciné par les villes, et ce dès son plus jeune âge. Certains de ses
poèmes évoquent l’émerveillement de Wystan enfant lorsqu’il voyageait avec sa grand-mère
et découvrait, aux abords d’une agglomération, les machines et les infrastructures urbaines :
6
Long, long ago, when I was only four,
Going towards my grandmother, the line
Passed through a coal-field. From the corridor
I watched it pass with envy, thought, ‘How fine!
Oh how I wish that situation mine.’
Tramlines and slagheaps, pieces of machinery,
That was, and still is, my ideal scenery.
Letter to Lord Byron, LI, p. 49.
Déjà, la cité représentait à ses yeux un lieu de désir (« with envy », « I wish ») et un idéal
(« my ideal scenery »). Symboles de domestication de la nature, les engins mécaniques
promettaient une vie meilleure facilitée par le progrès scientifique.
Si le mot « city », dont on compte sept occurrences en 39 vers seulement dans
« Paysage Moralisé », revient si souvent sous la plume d’Auden, de ses premiers poèmes
publiés dans Juvenilia1 à son dernier recueil, Thank You Fog2, paru en 1974, quelques mois
après son décès, rares sont les études qui abordent les thèmes de la ville ou de la cité, que ce
soit dans son œuvre poétique, dans ses pièces de théâtre écrites en collaboration avec
Christopher Isherwood, ou dans ses livrets d’opéra composés avec Chester Kallman. Seuls
quelques spécialistes traitent ce sujet, à l’exemple d’Edward Mendelson 3 qui intitule
« Waiting for a City »4 le onzième chapitre de son ouvrage consacré à l’œuvre d’Auden de
1939 à ses derniers textes (Later Auden), ou de Pascal Aquien qui développe dans un article la
problématique de l’attente d’une cité idéale en la rattachant au concept de Millénium et au
1
W.H. Auden : Juvenilia, Poems 1922-1928. London: Faber, 1994.
Thank You Fog. London: Faber, 1974.
3
Edward Mendelson est l’exécuteur testamentaire littéraire d’Auden. On lui doit la publication de nombreux
recueils de poèmes et essais (certains incluant des textes inédits) qui nous serviront de référence, notamment
The English Auden. Op. cit.; Collected Poems. Op. cit.; The Complete Works of W.H. Auden: Plays, 1928-1938.
Op. cit.; The Complete Works of W.H. Auden: Libretti and Other Dramatic Writings, 1939-1973. Op. cit.; As I
Walked Out One Evening, Songs, ballads, lullabies, limericks and other light verse. London: Faber, 1995;
Forewords and Afterwords. New York: Vintage Books, 1989; Prose Volume I, 1926-1938. Princeton: Princeton
University Press, 1996; Prose Volume II, 1939-1948. Princeton: Princeton University Press, 2002; Prose Volume
III, 1949-1955. Princeton: Princeton University Press, 2008; Prose Volume IV, 1956-1962. Princeton: Princeton
University Press, 2010.
4
Edward Mendelson. Later Auden. New York: Farrar, Straus and Giroux, 1999, p. 306.
2
7
« désir fantasmatique de reconstituer une totalité perdue »1. Par ailleurs, Susannah Young-ah
Gottlieb, dont l’approche de l’œuvre d’Auden est plus philosophique que littéraire, indique,
dans une note, que ce thème mériterait une étude plus approfondie :
Elaborating Auden’s complex relationship to the iconography of the city would be an enormous
project, but would include, at the very least an exposition of the idea of Rome, including the city of
God, particularly as it is developed by Saint Augustine; Paris as it appears to Baudelaire (the city
dynamic); and the “Unreal City” of Eliot’s “Wasteland”, which resembles nothing so much as the ruins
about which Auden writes disapprovingly in his essay “The Fall of Rome”. 2
Ainsi, suite à la lecture de ces trois auteurs critiques naquit le projet d’une réflexion axée sur
cette thématique dans l’ensemble de l’œuvre d’Auden.
On entendra le mot « cité » au sens de « ville », bien sûr (une cité est « une
agglomération formant un ensemble homogène, une unité historique, architecturale, etc. »3),
mais surtout au sens latin de « civitas » :
De façon générale, on entend par « civitas » un État constitué par une ville et son territoire, de taille
modeste, mais susceptible, par voie de conquête ou d’expansion économique, d’englober ou de
soumettre des dépendances plus ou moins considérables. Les hommes tendent alors à s’organiser en
un ensemble politique aisément vivable : par le nombre de ses citoyens, voire de ses habitants, par la
concentration de bon nombre d’entre eux entre les murs d’une ville, par le faible éloignement des
limites du plat pays et de ceux qui y résident, par les rapports étroits qui se maintiennent aisément entre
tous ses composants, la cité réalise les aspirations politiques d’une société.4
Dans A Certain World, en citant G. K. Chesterton, Auden rapproche la définition de la
« civitas » comme « ensemble politique aisément vivable » de celle de l’œuvre d’art
permettant d’élever l’homme au-dessus de la nature :
Some cities are really successful, and present the solid and definite achievement of the thing at
which their builders aimed ; and when they do this, they present, just as a fine statue presents,
something of the direct divinity of man, something immeasurably superior to mere nature, to mere
common mountains, to mere vulgar seas. 5
La ville est une construction humaine visant à améliorer la condition de l’homme dans le
monde, elle est « la chose humaine par excellence », dit Claude Lévi-Strauss :
1
Pascal Aquien. « W.H. Auden, de l’Atlantide à la Nouvelle Jérusalem ». Études anglaises. (Tome 54). Paris :
Klincksieck, 2001, p. 41.
2
Susannah Young-ah Gottlieb. Regions of Sorrow: Anxiety and Messianism in Hannah Arendt and W.H. Auden.
Stanford: Stanford University Press, 2003, p. 262.
3
Encyclopédie Universalis, p. 2270.
4
Ibid.
5
W.H. Auden. A Certain World. New York: The Viking Press, 1970, p. 77.
8
La ville se situe au confluent de la nature et de l’artifice. Congrégation d’animaux qui enferment leur
histoire biologique dans ses limites et qui la modèlent en même temps de toutes leurs intentions d’êtres
pensants, par sa genèse et par sa forme la ville relève simultanément de la procréation biologique, de
l’évolution organique et de la création esthétique. Elle est à la fois objet de nature et sujet de
culture ; individu et groupe ; vécue et rêvée : la chose humaine par excellence. 1
Si la ville s’impose comme un objet culturel, l’histoire du mot « ville » n’en demeure pas
moins ambiguë. En effet, le dictionnaire de Félix Gaffiot précise que l’étymon latin villa2
renvoie à la maison rurale, la ferme, et, plus tardivement, à la « maison de campagne » ou à
un lieu de villégiature. Ce n’est que dans le monde gallo-romain que « ville » prend un sens
plus collectif pour désigner un ensemble de fermes regroupées. Aussi, les mots « ville » et
« village » présentent-ils une parenté étymologique qui est déjà l’indice que la ville et la
campagne ne sont pas des pôles contradictoires, mais plutôt des contraires relevant d’un
même genre. Leur principe d’engendrement est bien le même : il s’agit ni plus ni moins du
concept de culture, lequel est d’origine romaine et remonte au verbe colere qui signifie
d’abord « tracer un sillon », cultiver la terre, aménager la nature pour la rendre propre à
l’habitation humaine.
La villa et la ville sont façonnées par l’homme et conditionnées en profondeur par la
clôture, la limite, censées garantir le droit et la paix. En traçant le pomoerium3 – le sillon sacré
délimitant l’enceinte de Rome – Romulus accomplit l’acte le plus culturel qui soit. Le
dictionnaire de Gaffiot nous apprend également que le verbe colere4 signifie encore « prendre
soin », « entretenir », « préserver », « honorer ». La culture, certes d’abord agricole, renvoie
aussi, par usage métaphorique, aux fruits de l’esprit. Pour les Romains, la place de l’homme
se situe à l’endroit même où s’articulent nature et culture, à savoir au sein de la villa. En
outre, le geste de Romulus est un acte cultuel : l’enceinte délimite un sanctuaire coupé de la
vie naturelle et placé sous une loi qui le destine au divin.
1
Claude Lévi-Strauss. Tristes tropiques. Paris : Plon, 1955, p. 138.
Félix Gaffiot. Dictionnaire illustré latin-français. Paris : Hachette, 1934, p. 1676.
3
Ibid., p. 1197.
4
Ibid., p. 344.
2
9
L’Encyclopédie Universalis précise que ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que
l’archaïque connotation agreste du mot « ville » disparaît pour laisser s’imposer son acception
moderne : celle d’agglomération urbaine résolument opposée au village. Néanmoins, le latin
disposait déjà d’autres vocables pour désigner ce qui constitue la spécificité de la ville. Par
exemple, le mot urbs1 servait à désigner la ville au sens concret, en tant qu’ensemble de
maisons, d’édifices, et de celui-ci est dérivé l’adjectif « urbain » (« urban » en anglais :
« pertaining to, or constituting a city or town ; occurring in a or characteristic of a city or
town » 2 ) qui qualifie d’abord l’habitant d’une ville, mais renvoie également à la notion
d’urbanité comme trait caractéristique de mœurs raffinées où président la politesse et le bon
ton (« urbane » en anglais : « elegant and refined in manners, courteous, suave,
sophisticated »3). Par ailleurs, la civitas4 (la ville en tant qu’entité politique), entretient des
rapports étroits avec la civilitas 5 qui désigne la sociabilité, la courtoisie, voire l’affabilité.
Appartenir à une civitas suppose que l’on a acquis et que l’on maîtrise les règles de la civilité.
Le mot « civilisation », apparu beaucoup plus tardivement, intègre toutes ces
connotations urbaines : « la civilisation est l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la
politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et
y tiennent lieu de lois de détail » 6 . Quant à la notion grecque de polis, elle désigne non
seulement la ville, mais aussi l’État, c’est-à-dire l’espace propre à l’exercice de la politique.
Aristote avait déjà souligné le lien indéfectible entre la vie humaine et l’existence des cités :
« L’homme est par nature un animal politique (politikon). Et celui qui est sans cité,
1
Ibid., p. 1631.
Oxford English Dictionary (2002), p. 3485.
3
Ibid., p. 3486.
4
Félix Gaffiot. Op. cit., p. 322.
5
Ibid.
6
Mirabeau, cité par Émile Benvéniste dans Problèmes de linguistique générale, I. Paris : Gallimard, 1995, p. 339.
2
10
naturellement ou par suite des circonstances, est un être ou dégradé ou au-dessus de
l’humanité. »1
Les géographes et les historiens rappellent que les premières villes apparurent avec la
sédentarisation de la population humaine. Paradoxalement, les premières cités furent des
nécropoles, car le culte des morts incitait les hommes à se regrouper autour d’un tumulus. 2
L’aspiration humaine à s’épanouir au sein d’un milieu qui lui soit propre rendait nécessaire
une révolution dans la façon d’habiter la nature pour laisser advenir la culture. Une ville est
d’abord le cadre matériel d’une communauté humaine, fait de bâtiments, de rues, de murs et
autres murailles. La polis grecque est aussi une réalité objective, protégée par ses
fortifications, encore appelée astu. Toute ville est un ensemble d’artefacts constituant un
monde humain. Comme le note Hannah Arendt, dont Auden anticipe si souvent la pensée,
l’homme ne peut s’épanouir que parmi d’autres hommes – inter homines esse :
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets
ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et
non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine
ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition – non
seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam – de toute vie politique. C’est
ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que l’on
connaisse, employait comme synonymes les mots « vivre » et « être parmi les hommes » (inter
homines esse) ou « mourir » et « cesser d’être parmi les hommes » (inter homines esse desinere).3
Pour Hannah Arendt, la ville est constituée de ces choses faites de main d’homme qui
s’organisent en monde, parce que leur « choséité » résiste au processus incessant de
consommation que requiert la reproduction de la vie des gens qui s’y trouvent. Aux prises
avec la nature, l’homme est encore sous le joug de la nécessité. Ce n’est donc que lorsqu’il
élabore des objets artificiels, dont l’exemple le plus accompli est la cité, que l’homme se
construit un monde qui n’est plus soumis aux rythmes de la nature – « something
immeasurably superior to mere nature », dit Auden en citant Chesterton (CW, p. 77). Nous
1
Aristote. La Politique. I, 2, 1253a 3-4. Trad. J. Tricot. Paris : Vrin, 1970, p. 28.
Voir Lewis Mumford. La Cité à travers l’histoire. Trad. Guy et Gérard Durand. Paris : Seuil, 1964, p. 13.
3
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. Trad. Georges Fradier. Paris : Calmann-Lévy, 1961, 1983, pp.
41-42.
2
11
habitons les édifices, mais nous ne les consommons pas : comme la poésie, ils survivent,
pendant plusieurs générations – « it survives / In the valley of its making » (CP, p. 248). La
ville apparaît comme une œuvre de l’art, pris dans son acception la plus large, c’est-à-dire
comme technè, ou capacité d’ajuster des moyens en vue d’une fin. Ses traits lui ont été donnés
par l’homo faber, pour reprendre la terminologie de Hannah Arendt, alors que la condition de
l’animal laborans mobilise le corps. Un monde humain n’est possible que par la ville qui
oppose sa résistance à la consommation immédiate imposée par les cycles naturels vitaux
auxquels se résume la vie organique. Qu’il soit à vocation technique ou esthétique, tout art
accomplit quelque chose de plus permanent que la vie :
La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de
choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de
leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de
réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins dumonde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde. 1
Une ville est toujours d’abord « du-monde », et non une émanation de la nature, et la
permanence de ses artefacts suffit à les qualifier de culturels.

Pertes et repères
L’œuvre d’Auden met très souvent en scène les tribulations de personnages perdus ou
en quête de repères dans une cité connue ou à découvrir. Le dictionnaire Le Robert indique
que le mot « repère » vient de l’ancien verbe « repairer, repadrer » signifiant « revenir au
point de départ », du latin repatriare dont la racine est patria. Ainsi, l’étymon latin associe le
repère à la patrie, au pays natal, voire à la patrie adoptive2, tandis que le repaire (« den » ou
« lair » en anglais) est le lieu qui sert de refuge à une bête sauvage, ou l’endroit utilisé comme
abri par des individus dangereux (un repaire de pirates, de rebelles, de gangsters). Repaires et
1
2
Ibid., p. 141.
Félix Gaffiot. Op. cit., p. 1125.
12
repères sont des espaces protégés garantissant la survie de l’homme et reliés à la terre
d’origine, à savoir l’Angleterre pour ce qui concerne Auden, et plus précisément les villes de
York (son lieu de naissance) et Birmingham où il grandit avant d’être envoyé en pension dans
le Surrey à l’âge de huit ans, puis à la Gresham’s School de Holt dans le Norfolk, sans oublier
la région du Derbyshire où il passa des vacances et découvrit, émerveillé, les paysages de
calcaire des Pennines. Que ce soit dans le cadre d’une évocation de l’enfance heureuse ou
d’un paysage harmonieux profilant une utopie, chez Auden, la plupart des espaces rassurants
renvoient à un « point de départ » faisant allusion à la patria – « We’ve pencilled out an arrow
to point out the bay » (CP, p. 68) ; « Our freedom in this English house » (CP, p. 118).
La poésie des années 1930 remet cependant largement en question les repères imposés
par la mère-patrie dont Auden décida de s’éloigner après ses études au Christ Church College
d’Oxford. Dès 1929, il partit « prendre ses repères » (« to find his bearings ») dans diverses
villes européennes, notamment Bruxelles qui lui inspira quelques-uns de ses grands textes sur
la cité (« The Capital », « Brussels in Winter », « Musée des Beaux Arts » et « Gare du
Midi »), et surtout Berlin où il retrouva ses amis Christopher Isherwood et Stephen Spender. Il
vécut plusieurs mois dans la capitale allemande à l’époque de la République de Weimar dont
l’atmosphère de tolérance – que l’on retrouve dans des poèmes comme « 1929 » – était
propice à l’expression ouverte de son homosexualité.
Explorer une ville nouvelle, c’est y chercher des points de repères dans l’espace
(« landmarks ») – un appartement, un bar, un jardin, un musée – qui rendent progressivement
les lieux plus familiers jusqu’au moment où l’on s’y sent comme si l’on était revenu chez soi
(« repatriare »). Toute quête de points de référence implique néanmoins des égarements, des
fausses pistes, des parcours labyrinthiques pouvant entraîner un sentiment de perte dans un
monde qui ne fait plus sens. La poésie d’Auden remet très souvent en question les signes
permettant de s’orienter (points dans l’espace, toponymes, jalons, balises, frontières
13
géographiques) avant de redéfinir l’espace urbain. Plusieurs textes évoquent des expériences
choc de la ville qui invitent, dans le surgissement d’une image inattendue, à reconsidérer tous
les repères spatio-temporels de la cité.
Ni historique, ni biographique, notre étude sera avant tout poétique et s’attachera, à
partir des textes, à analyser les nouvelles formes de poésie urbaine que propose le poète.
Aussi, ne seront mobilisés les ouvrages retraçant les parcours citadins d’Auden – les
biographies de Humphrey Carpenter 1 et Richard Davenport-Hines2 ainsi que les nombreux
témoignages publiés après sa disparition, dont ceux de Stephen Spender 3, Charles Osborne4,
Charles Miller5, Alan Levy6, Howard Griffin7, Dorothy J. Farnan8, Thekla Clark9 ou Alan
Ansen10 – que lorsqu’ils permettront d’éclairer un vers ou un extrait de poème.
À une échelle plus intime, c’est le foyer (« home ») qui sert de repère à l’homme.
Avoir un chez-soi, que l’on soit locataire (comme ce fut le cas d’Auden qui, à partir de 1939,
vécut dans divers quartiers de New York, dont Brooklyn Heights et St. Mark’s Place dans
l’East Village à la fin des années 1950) ou propriétaire (Auden acheta pour la première fois
une maison dans la petite ville de Kirchstetten en Autriche en 1958), c’est être reconnu
comme citoyen par l’administration d’un pays, avec des papiers en règle, des droits et des
devoirs. Celui qui n’a aucune adresse n’a plus sa place dans la cité et se voit réduit à errer de
ville en ville en exilé ou en hors-la-loi, à l’exemple du couple juif de « Refugee Blues »
(1939) dont le statut pose problème aux autorités – « If you’ve got no passport you’re
officially dead » (CP, p. 265). Le foyer préserve l’intimité et sert de refuge en temps de crise,
1
Humphrey Carpenter. W.H. Auden: A Biography. Boston: Houghton Mifflin Company, 1981.
Richard Davenport-Hines. Auden. London: Vintage, 2003.
3
Stephen Spender. W.H. Auden: A Tribute. New York: Macmillan Publishing Co., INC., 1975.
4
Charles Osborne. W.H. Auden, The Life of a Poet. New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1979.
5
Charles Miller. Auden: An American Friendship. New York: Paragon House, 1989.
6
Alan Levy. W.H. Auden: In the Autumn of the Age of Anxiety. New York: the Permanent Press, 1983.
7
Howard Griffin. Conversations with Auden. San Francisco: Grey Fox Press, 1981.
8
Dorothy J. Farnan. Auden in Love. New York: Simon and Schuster, 1984.
9
Thekla Clark. Wystan and Chester. London: Faber, 1995.
10
Alan Ansen. The Table Talks of W.H. Auden. London: Faber, 1991.
2
14
lorsque les dérèglements de l’Histoire entraînent le monde vers le chaos – « every home
should be a fortress » dit Auden en 1963 dans About the House (CP, p. 715). Par ailleurs, il
est composé d’êtres chers dont le rôle est essentiel pour se construire, qu’il s’agisse des
parents ou de toute figure parentale posant des limites liées à une norme, des valeurs ou des
préceptes, quitte à ce qu’ils soient reconsidérés à l’âge adulte. Le noyau du foyer est le couple
dont chaque membre est un « repère » pour l’autre au sens de « soutien », à la fois dans les
moments difficiles et pour construire un avenir. Aux yeux d’Auden, qui croyait au mariage, la
définition la plus juste de l’amour était celle de Saint-Exupéry1 : « aimer ce n’est point nous
regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction » 2 . Dans la relation
amoureuse, la personne aimée est un socle, une base, et toute rupture ou trahison peut ébranler
le sujet dans sa totalité et remettre entièrement en cause son rapport aux autres et au monde.
Pour le poète, les repères sont également les mentors, à l’exemple de T.S. Eliot, ou les
amis écrivains proches, comme Louis MacNeice, Christopher Isherwood ou Stephen Spender,
dont le point de vue sur un nouveau recueil est plus important que celui de n’importe quel
critique. De même, comme le rappelle Elizabeth Bishop, Auden était – et demeure –
l’inspirateur de nombreux autres poètes :
When I was in college, and all through the thirties and forties, I and all my friends who were
interested in poetry, read him constantly. We hurried to see his latest poem or book, and either
wrote as much like him as possible, or tried hard not to. His then leftist politics, his ominous
landscape, his intimations of betrayed loves, war on its way, disasters and death, matched exactly the
mood of our late-depression and post-depression youth. We admired his apparent toughness, his sexual
courage – actually more honest than Ginsberg’s, say, is now, while still giving expression to technically
dazzling poetry. Even the most hermetic early poems gave us the feeling that here was someone who
knew – about psychology, geology, birds, love, the evils of capitalism – what have you? They colored
our air and made us feel tough, ready, and in the know, too.3
En outre, tout au long de sa vie, Auden fut influencé par des maîtres à penser, dont Freud,
mais également D.H. Lawrence, Homer Lane ou John Layard dans le domaine de la
psychanalyse, ainsi que Pascal, Descartes ou Nietzsche qu’il cite souvent en les parodiant,
1
Voir Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 211.
Antoine de Saint-Exupéry. Terre des hommes. Paris : Gallimard, 1939, pp. 169-170.
3
Elizabeth Bishop. « A Brief Reminiscence and a Brief Tribute ». The Harvard Advocate, 108. 2-3, 1974, p. 47.
2
15
notamment dans New Year Letter, sa lettre philosophique, puis Kierkegaard à la fin des
années 1930, et Hannah Arendt à partir des années 1950. Son œuvre est largement inspirée de
nombreux modèles de pensée qu’elle convoque tout en les tenant à distance pour laisser le
lecteur trouver lui-même ses marques parmi les divers axes de lecture suggérés dans un même
texte.

Les modèles de cité
Pour tout écrivain, les repères sont aussi les genres et les formes littéraires qu’il
renouvelle (à l’instar de la poésie pastorale et de l’églogue dans The Age of Anxiety, de la
vanité, de la satire juvénalienne ou horatienne, de la comédie ou de la tragédie) ainsi que les
mythes qu’il retravaille ou les archétypes par rapport auxquels il doit prendre position. Par
exemple, « Paysage Moralisé », cité en exergue, évoque des îles (« Each in his little bed
conceived of islands », vers 15; « pilgrims were describing islands », vers 24; « to get a view
of islands », vers 32) qui s’inscrivent dans la perspective d’une quête utopique.
Les destins des poètes et des utopistes se croisent très souvent, et plusieurs poèmes
d’Auden proposent une relecture des grands mythes de la Cité juste, sans toutefois
véritablement définir un modèle à adopter. L’utopiste est amené à préconiser un cadre pour la
vie quotidienne compatible avec les principes qu’il prétend instaurer. L’origine de
l’urbanisme utopique remonte à Platon, et tous les projets de cité idéale – de Utopia de More
à New Atlantis de Bacon, de la Cité du Soleil de Campanella aux îles de Gulliver’s Travels de
Swift, en passant par l’utopie marxiste ou même paternaliste dans l’Amérique du XXème
siècle – sont redevables à La République. Si l’œuvre d’Auden reprend ces divers modèles de
société, elle en pointe également les limites, le poète s’employant à explorer différents
16
discours orientés vers la possibilité d’un monde meilleur sans jamais toutefois en imposer un
en particulier.
Plusieurs textes, dont New Year Letter, font allusion à la Cité juste (« To what
conditions we must bow / In building the Just City now », CP, p. 238). Pour Platon, la Forme
suprême est tantôt le Bien, tantôt le Beau, et la Cité juste doit être construite selon le modèle
du Bien en soi. Il est important de rappeler que le texte de Platon insiste sur le fait que la Cité
juste est un modèle, en soulignant que celui-ci n’est pas transposable dans la réalité
empirique :
Un modèle, repris-je, voilà donc ce que nous avions en vue, en cherchant quelle est, à part soi, la
nature de la Justice, en cherchant l’homme juste en perfection, à supposer qu’il puisse y en avoir un, et,
s’il venait à exister, quelle en pourrait-être la nature, en cherchant l’Injustice à son tour et l’homme
superlativement injuste ; en quoi notre intention était, regards braqués vers ces êtres pour voir quelle
image nous nous en ferions sous le rapport du bonheur comme de son contraire, qu’ainsi nous fussions
forcés de convenir, à propos de nous-mêmes, que celui de nous qui ressemblera le plus à ces êtres aura
le lot le plus semblable au lot de ces êtres. Mais, dans ce que nous avions en vue, il n’y avait nulle
intention de prouver que cela fût d’une réalisation possible !1
Platon s’oppose par avance à toute confusion possible entre le modèle et sa réalisation
concrète. Ce modèle, en outre, correspond à celui que présente l’artiste, le peintre, lorsque,
loin de se contenter d’imiter ce qu’il voit autour de lui, il en offre une vision sublimée.
Dans un autre poème, « Atlantis » (CP, p. 315), Auden reprend le mythe de l’Atlantide
que Platon, dans Critias (120e-121c) et Timée (24d-25d), pose comme l’antithèse de la Cité
juste ou d’Athènes la sage. Fondée sur la démesure, elle est née du caprice d’un dieu
tumultueux, Poséidon, en souvenir de ses amours avec Clito. La cité des Atlantes est protégée
par des enceintes concentriques de terre et de mer. L’île sur laquelle elle est construite est
riche, et son palais royal, entouré d’une clôture d’or, a fasciné plus d’un chercheur de trésor.
Comme dans beaucoup d’utopies, tout y est à profusion : les statues, les jardins, les gymnases,
les manèges. La défense y est assurée par des troupes nombreuses, celles-là mêmes que l’on
1
Platon. La République, livre V, 472c. Œuvres completes I. Trad. Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Paris :
Gallimard, 1950, pp. 1050-1051.
17
retrouve, entre autres, dans l’Utopie de Thomas More ou chez les géants, à Brobdingnag, dans
Gulliver’s Travels. C’est une île sûre, une île-forteresse, comme celle de « Pleasure Island »
(« this outpost », CP, p. 343), ou de l’île de Capri dans « Ischia » (« sheer-sided Capri », CP,
p. 544). Mais elle s’éloigne de la sagesse divine, et Zeus, en colère, décide de punir les
Atlantes décadents. À ces derniers, riches de tous les trésors de la terre, s’opposent, dans la
Cité juste, des hommes qui méprisent les biens de ce monde au point de les mettre en
commun pour ne pas accorder au corps plus qu’il ne mérite. Dans l’œuvre d’Auden, la Cité
juste, l’Atlantide et d’autres utopies émergent à plusieurs reprises des eaux profondes de la
littérature, avant de prendre des formes inédites, tour à tour sublimes ou grotesques, libérant
autant de tensions entre l’hypotexte et sa nouvelle version.
Curieux de redécouvrir des discours et des idéologies qui le fascinaient, le poète sonde
également les manifestes communistes et les projets de société paternaliste pour renouveler sa
création littéraire, sans toutefois s’engager politiquement. Par ailleurs, la cité idéale qui se
profile à l’horizon de certains vers – « You will come to a great city that has expected your
return for years » (CP, p. 400) – est aussi inspirée de la Cité de Dieu de saint Augustin, dont
l’homme ne peut s’approcher que s’il accepte de suivre le chemin de la foi.

« and we rebuild our cities »
Quiconque étudie la cité audenienne ne saurait oublier que le poète hérita d’un monde
dévasté et à reconstruire. Né en 1907, Auden traversa une époque qui vit s’ébranler de
nombreux repères avec la Grande Guerre, avant d’être le témoin, aux côtés de ses
contemporains, des ravages causés par les bombardements qui anéantirent de nombreuses
villes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il eut également très tôt conscience de la gravité
des mesures prises par les autorités nazies visant à mettre en place la « solution finale », et s’il
18
ne figure ni dans les anthologies de poésie de guerre, ni au rang des écrivains de la Shoah, il
n’en est pas moins indéniable que ses textes des années 1940 comptent parmi les premières
œuvres littéraires qui disent – ou tentent de dire – la réalité des camps de concentration.
Avant de poser les jalons de la cité à reconstruire, Auden constate l’absence de points
d’ancrage dans un monde en deuil de son principe organisateur (« their watchman is away,
their world-engine / Creaking and cracking », AA, p. 85) qui, tel celui des tragédies de
Shakespeare, apparaît désaxé (« The time is out of joint » 1, s’exclame Hamlet en lançant un
cri de détresse). Son œuvre soulève, dès la fin des années 1920, dans le sillage de The Waste
Land d’Eliot, la question même de la possibilité d’écrire et de dire la cité alors que son unité a
éclaté dans un univers où règnent les lois du désordre et du mal – « God’s in his greenhouse,
his geese in the world » (AA, p.80). Dans la lignée des sombres prophéties de Yeats, certains
de ses poèmes donnent à voir le spectacle d’une humanité dépassée par des forces
destructrices sur lesquelles elle n’a plus aucun contrôle :
Turning and turning in the widening gyre
The falcon cannot hear the falconer;
Things fall apart; the center cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
« The Second Coming », 19202
La perte, dans l’œuvre d’Auden, c’est aussi la disparition de l’humain en l’homme, dans la
veine des « hommes creux » d’Eliot (« The Hollow Men », 1925) changés en « non-entités »
(« nobodies », dit le locuteur de « City Without Walls », CP, p. 749). En temps de guerre, les
personnages deviennent indéfinissables. Réduits à des spectres, des ombres d’eux-mêmes –
« We err what we are as is we were not » (AA, p. 80) –, ils sont condamnés à errer dans une
cité déchue ne pouvant plus se rattacher à aucun repère politique garantissant la paix,
l’application des lois et, partant, le bien-être des citoyens.
1
William Shakespeare. Hamlet. I, 5, 196 (The Arden Shakespeare). Walton-on-Thames: Thomas Nelson & Sons
Ltd, 1997, p. 228.
2
W.B. Yeats. The Poems. London: Everyman, 1994, p. 235.
19
Auden, lui, était-il perdu ? Pour tout poète, la seule menace pouvant entraîner une
perte irrémédiable est celle de l’intégrité de la langue que chaque texte s’attache à préserver.
Auden savait, depuis longtemps, qu’il serait un grand poète, comme en témoigne le premier
entretien qu’il eut avec l’un de ses professeurs d’Oxford en 1926 :
The authorities at Christ Church were too ‘snooty’ to have a don to teach the upstart new course in
English literature, and in autumn 1926 sent Auden to study with a fellow at Exeter College, Nevill
Coghill, who became a lifelong friend. Coghill often told the story of his first interview with Auden.
Wanting to plan their work with relevance to Auden’s needs, Coghill asked what he wished to be in
later life. ‘I’m going to be a poet,’ Auden answered. Coghill made some patronizing reply (‘Ah yes!...
It will give you insight into the technical side of your subject’) only to be crushed by Auden: ‘You
don’t understand at all. I mean to be a great poet.’1
Il fut toujours solidement ancré dans la cité des mots, même lorsque le monde s’effondrait
autour de lui, et cette solidité, plusieurs artistes surent la cerner. On pense à Richard Avedon
dont l’un des portraits d’Auden2 bouleversa la vie et l’œuvre de Guy Goffette :
J’ai haussé les épaules et j’ai regardé attentivement la carte. […]
Un homme ce qu’il y a de plus homme, photographié en pied au milieu de la rue.
Un qui donne l’impression d’avancer, de marcher sur un nuage, et encore c’est une illusion,
due à la pose.
Il se tient droit, la tête nue malgré les rafales de neige, et une mèche de cheveux seulement sur
son front se rebelle.
Les mains enfoncées dans les poches d’un loden sombre, il a l’aspect massif d’une statue de
bronze sur la place, une statue que les rares passants contournent en baissant la tête, mais le socle a
disparu sous ses pieds et tout est blanc jusqu’au fond où les hauts immeubles gris se disloquent.
On voit juste se balancer des auvents de coton surpris par la bourrasque et, dans son dos, un
vieux Dodge coupé qui s’époumone.
Cet homme qui me fixe de ses petits yeux vifs est dans la force de l’âge, pourtant son visage est
blafard et plus couturé de rides qu’un versant de terre meuble ravagé par les pluies.
Mais tout en lui, et son maintien le confirme, respire le calme et la solidité. Comme un
arbre avec les pieds sur la terre, la tête dans le ciel, et qui aurait conscience de cela, c’est un
homme debout qui sait où il va, d’où il vient, ce qu’il vaut et pourquoi il a accepté de sortir par un
temps pareil, de poser dans la rue pour le photographe, ce 3 mars 1960, à St. Mark’s Place, New
York.
La photo est de Richard Avedon.
Elle trône depuis bientôt trois ans sur ma table de travail, mais je l’emporte avec moi comme
un gri-gri dans tous mes déplacements. 3
1
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 55.
Voir annexe I.
3
Guy Goffette. Auden ou l’œil de la baleine. Paris : Gallimard, 2005, pp. 12-13.
2
20
Auden ne fut jamais plus prolifique qu’en temps de crise, ses textes des années 1940 et 1960
proposant des contre-mondes verbaux d’une originalité sans pareille.
Peu de critiques abordent l’œuvre d’Auden dans sa totalité. La plupart privilégient un
corpus restreint, associé à un thème ou à une période de sa vie. Par exemple, pour traiter le
sujet de l’homosexualité, Richard R. Bozorth choisit de ne s’attarder que sur les textes des
années 1920 et 1930, c’est-à-dire avant le départ d’Auden pour New York (janvier 1939), et
avant la rencontre de Chester Kallman qui remit largement en question sa conception de la
relation amoureuse :
This book concentrates on Auden’s earlier work because it was in the 1920s and ’30s that he was
most acutely preoccupied with making theoretical sense of homosexuality. I have tried whenever
possible to draw attention to other poems that exemplify or complicate matters at hand, but readers will
doubtless think of poems I do not address.1
D’autres se concentrent exclusivement sur les textes publiés après 1939, l’année de la mort de
Yeats et de la déclaration de guerre, durant laquelle le poète renoue avec le christianisme de
son enfance. La majorité des spécialistes ne s’intéressant qu’aux recueils composés à partir
des années 1940 prennent toutefois le soin de noter que les formes nouvelles caractéristiques
de cette période étaient déjà contenues en puissance dans la poésie des années 1930 :
The poem « In Memory of W.B. Yeats » coincides with the year of Auden’s move to America, a year in
which his disillusionment was complete. The following year Auden effected his return to the Protestant
Church and at the same time undertook a new commitment to the problems of the poet’s position in
contemporary society. The techniques of the early poetry appear at their best in Auden’s major
poems during the forties, fifties, and sixties. Auden’s later poetry constitutes an attempt to « make a
vineyard of the curse » and the invocation here and one elsewhere to Henry James, « Master of nuance
and scruple, / Pray for me and for all writers living or dead » (in « At the Grave of Henry James », CP,
p. 126), reflect Auden’s determination to perfect his art while exploring the new themes arising out of
his religious commitment.2
Pour ce qui est du thème de la cité, il aurait été envisageable de ne sélectionner que les
longs poèmes des années 1940 – New Year Letter (1940), For the Time Being (1941-1942),
The Sea and the Mirror (1942-1944) et The Age of Anxiety (1944-1946) – dans la mesure où
ils réunissent presque tous les enjeux de la poétique de la ville telle que la redéfinit Auden. En
1
Richard R. Bozorth. Auden’s Games of Knowledge: Poetry and the Meanings of Homosexuality. New York:
Columbia University Press, 2001, p. 17.
2
George W. Bahlke. The Later Auden. New York: Rutgers University Press, 1970, p. 20.
21
effet, ils mettent en scène une cité courant à sa perte en temps de guerre, avant de suggérer
des stratégies de compensation (la fête, le jeu, le repli) qui ravivent les formes de la comédie
pour soulager l’angoisse et le mal-être des citoyens. Cependant, toute réflexion sur ce sujet
faisant l’économie de « City Without Walls », texte clef de 1967, manquerait de cohérence.
Par ailleurs, certains poèmes des années 1930, dont « Paysage Moralisé », contiennent déjà les
tensions qui animeront les textes à venir. Par exemple, le tercet cité en exergue annonce, dès
1933, les problématiques qui seront développées par la suite : est-il pensable de concevoir une
reconstruction (« and we rebuild ») dans un monde où la montée des tensions internationales
(que l’on entend sourdre dans « gush » et « flush ») présagent davantage l’anéantissement de
l’homme (« melt ») que sa réintégration dans une cité heureuse ? « Paysage Moralisé »
augure, sur le mode du contrepoint, l’ébranlement des repères déploré dans « City Without
Walls » où l’effondrement des murailles (« Without Walls ») symbolise l’absence de tout
point de référence, de toute loi (« Without Laws », par jeux anagrammatiques) dans une cité
changée en zone de non-droit. Ainsi, nullement caractéristique d’un corpus précis, le thème de
la cité traverse l’œuvre dans son ensemble, et il ne peut être abordé que dans le cadre
d’analyses comparatives entre les textes des différentes périodes.

« not dream of islands »
Soucieux de comprendre comment s’est opérée la chute de la cité, Auden s’attache,
dès les années 1930, à dire la montée des pouvoirs maléfiques. À partir de 1939, et plus
précisément à la suite de la déclaration de guerre du 1 er septembre, il s’emploie à mieux
cerner l’essence du mal dont les forces entraînent le monde dans les abîmes de l’innommable :
22
for no nighmare
Of hostile objects could be as terrible as this Void.
This is the Abomination.
For the Time Being, CP, p. 352.
Cette recherche d’explications, souvent vaine, libère des formes insoupçonnées où se mêlent
et se recoupent les genres et les modèles littéraires les plus variés, de la lettre philosophique à
l’églogue baroque, dont certains passages voisinent avec le théâtre burlesque ou la satire
juvénalienne. Tenter de dire la perte de la cité, c’est renouveler la poièsis en repoussant les
limites du langage, et accepter de concevoir le mal et l’horreur comme des apories venues
hanter le quotidien du citoyen au cœur même de son intimité, comme le constate avec effroi le
locuteur de For the Time Being : « But this horror starting already to scratch Its way in ? »
(CP, p. 352)
Nombreux sont les échos textuels reliant les poèmes des années 1930 et 1940 à ceux
des années 1960 dans lesquels la guerre et l’univers concentrationnaire reviennent sur le mode
de la hantise et s’imposent à l’endroit même où le poème s’acheminait vers la reconstruction
d’une « civitas aisément vivable ». L’horreur affleure au détour d’un mot, se love au creux
d’un vers, pour venir ébranler l’équilibre d’un texte en donnant au lecteur l’impression d’un
état de guerre permanent, comme si l’histoire était une scène où se répètent indéfiniment les
mêmes maux. « City Without Walls » offre à maints égards une synthèse remarquable de la
poétique de la perte telle qu’elle se déploie dans l’ensemble du corpus audenien. Miroir
réfléchissant l’esthétique des œuvres précédentes, ce texte majeur dresse un bilan pessimiste
laissant peu d’espoir – peut-être moins encore que les poèmes dramatiques composés pendant
la guerre – quant à l’avenir de la cité.
Face à un tel constat, Auden s’inscrit en faux contre tous les grands chantres de la ville
qui, à l’exemple de Walt Whitman, glorifient les capitales modernes, symboles de la
puissance de l’humanité :
23
Now I am curious what sight can ever be more stately and admirable to me than my mast-hemm’d
Manhattan,
My river and sun-set, and my scallop-edg’d waves of flood-tide,
The sea-gulls oscillating their bodies, the hay-boat in the twilight, and the belated lighter;
Curious what Gods can exceed these that clasp me by the hand, and with voices I love call me promptly
and loudly by my nighest name as I approach;
Curious what is more subtle than this which ties me to the woman or man that looks in my face,
Which fuses me into you now, and pours my meaning into you.
[…]
Flow on, river! flow with the flood-tide, and ebb with the ebb-tide!
Frolic on, crested and scallop-edg’d waves!
Gorgeous clouds of the sun-set! drench with your splendor me, or the men and women generations after
me;
Cross from shore to shore, countless crowds of passengers!
Stand up, tall masts of Mannahatta! – stand up, beautiful hills of Brooklyn!
Throb, baffled and curious brain! throw out questions and answers!
Suspend here and everywhere, eternal float of solution!
« Crossing Brooklyn Ferry »1
On pense également à Ezra Pound, Phyllis McGinley ou Ogden Nash, lorsqu’ils apostrophent
New York, leur nouvelle muse :
My City, my beloved, my white ! Ah, slender,
Listen! Listen to me, and I will breathe into thee a soul.
Delicately upon the reed, attend me!
[…]
« N.Y. », Ezra Pound (1885- 1972)2
Moscow is Red, Pittsburgh is gritty.
I know a nicer kind of city.
It’s on the Hudson, not the Rhine.
Manhattan, be my Valentine.
Tumultuous town, absurd and thunderful,
I think you’re wonderful –
Sleeping or waking, frivolous or stable,
I like your voices, single or together.
[…]
« Valentine for New York », Phyllis McGinley (1905-1978)3
1
Walt Whitman. Leaves of Grass (l’édition Norton indique deux dates pour « Crossing Brooklyn Ferry » : 1856
et 1881). New York: Norton, 1973, pp. 164-165.
2
New York, The City in Art and Literature. New York: The Metropolitan Museum of Art, New York, and Universe
Publishing, 2000, p. 115.
3
I Speak of the City : Poems of New York. New York: Columbia University Press, 2007, p. 92.
24
If I were going to be marooned and could take only one thing along
I’d be perfectly happy if I could take the thing which is the subject of this song.
I don’t mean anything that was brought either by the postman or the stork.
I mean the City of New York.
For New York is a wonder city, a veritable fairyland
With many sights not to be seen in Massachusetts or Maryland.
It is situated on the island of Manhattan
Which I prefer to such islands as Welfare or Staten.
And it is far superior
To the cities of the interior.
[…]
« I Want New York », Ogden Nash (1902-1971)1
Contrairement à celle de Whitman, la poésie d’Auden brise tout élan vers la célébration d’une
cité en gloire en dépeignant un monde désenchanté :
Poetry is not magic. In so far as poetry, or any other of the arts, can be said to an ulterior purpose, it is,
by telling the truth, to disenchant and disintoxicate.2
Mais pour dire cette désillusion, le poète est prêt à user de tous les artifices de la langue, de
toutes les facettes et ressources des mots, de leurs syllabes et de leurs phonèmes : « The
Truest Poetry Is the Most Feigning », rappelle le titre de l’un de ses poèmes (CP, p. 619). Sa
poétique du désenchantement est paradoxale en ce qu’elle célèbre simultanément la puissance
du langage qui seul peut servir de refuge assurant la possibilité d’une « civitas vivable ». Les
autres tentatives de fuite vers un ailleurs joyeux conduisent tout droit à une impasse, voire à
une nouvelle descente en enfer. Chez Auden, toute échappée vers un paradis artificiel visant à
congédier la solitude urbaine se solde par un échec. Les scènes festives – qu’il s’agisse d’une
célébration publique, d’une sortie au parc d’attractions, de soirées new-yorkaises entre amis
ou d’un carnaval baroque sur une île improbable – servent de repoussoir à la détresse des
noceurs. Après l’ennivrement, le réveil est douloureux, et la phase de dégrisement
(« disintoxication ») rappelle au lecteur que tout peut encore arriver, même – et surtout – le
pire :
1
2
New York, The City in Art and Literature. Op. cit., p. 101.
W.H. Auden. The Dyer’s Hand. New York: Vintage Books, [1962] 1989, p. 27.
25
but we shan’t, not since Stalin and Hitler,
trust ourselves ever again: we know that, subjectively,
all is possible.
« The Cave of Making », 1964, CP, p. 692.
Que faire, alors, dans un monde qui n’a plus de sens, dans une cité où le mal ne cesse
de s’infiltrer dans les interstices de la forteresse que les citoyens s’attachent pourtant à
reconstruire ? Le poète, comme tout artiste, n’est pas un homme d’action, mais un créateur
(« The artist is a maker, not a man of action »1), et il ne saurait soulager la misère du monde :
The world about us is, as it always has been, full of gross evils and appalling misery, but it is a fatal
delusion and a shocking overestimation of the importance of the artist in the world, to suppose that, by
making works of art, we can do anything to eradicate the one or alleviate the other. The political and
social history of Europe would be what it has been if Dante, Shakespeare, Goethe, Titian, Mozart,
Beethoven, et al., had never existed.2
Ni philosophe, ni homme politique, Auden était poète, et c’est en tant que poète, c’est-à-dire
en tant que « faiseur » de formes, qu’il propose des contre-mondes, ou « mondes
secondaires », pour reprendre le titre de l’un de ses recueils d’essais (Secondary Worlds),
visant à repousser, le temps d’une lecture, la « mer démontée » sur laquelle dérive l’humanité
– « there is nothing to be done with such a ship of fools, adrift on a sugarloaf sea » (SM, p.
114). Tout poème est analogue à une utopie, comme il aime à le dire (« Every good poem is
very nearly a Utopia. Again, an analogy, not an imitation ; the harmony is possible and verbal
only », DH, p. 71), et tout poème témoigne d’une vérité (« One duty of a poem, among others,
is to bear witness to the truth »3) qui parfois s’approche de la Vérité retrouvée dans le silence
de la Cité idéale, où plus rien ne divise la communauté des hommes, pas même le langage :
One might say that for Truth the word silence is the least inadequate metaphor, and that words can only
bear witness to silence as shadows bear witness to light.4
Écrire signifie donc pour Auden, et ce dès la poésie des années 1930 (« And we rebuild our
cities »), proposer, en parallèle du monde désenchanté dont il témoigne dans chaque texte, des
1
W.H. Auden. « Words and the Word ». Secondary Worlds. New York: Random House, 1968, p. 135.
Ibid., pp. 140-141.
3
W.H. Auden. Forewords and Afterwords. New York: Vintage Books, [1973] 1989, p. 336.
4
« Words and the Word », SW, p. 136.
2
26
contre-cités érigées à l’image d’un « lieu du Bien » dont certains vers ont gardé la trace – « I
got one glimpse of the granite walls / And the glaciers guarding the Good Place » (AA, p. 39).
27
PREMIÈRE PARTIE
La chute de la cité, la perte des repères
28
The sky is darkening like a stain ;
Something is going to fall like rain,
And it won’t be flowers.
Poems, 1932
Auden passa une enfance paisible à Harborne, dans la banlieue de Birmingham, sans
être directement victime de la Grande Guerre qui éclata alors qu’il avait à peine sept ans.
Samuel Hynes note toutefois que, comme tous les écrivains britanniques de sa génération, il
fut profondément marqué par ce cataclysme :
Every memoir about the time makes clear that the First World War dominated the lives of those who
were children then as much as it did the lives of their elders. Perhaps more so, for the young had no
real experience of the Edwardian world before the war; for them, awareness of the world and
awareness of the war came at the same time. The War was a new kind of experience for everyone
involved in it – vaster in scale, more prodigal of lives and of materials, more mechanical and brutal than
any previous war had been. […] It must have seemed to children, as the war went on, that a war was
simply the sum of small discomforts and of large losses; for them it meant sacrifices without glory,
arms without enemies and bandages without wounds, but it also meant the absence of fathers and
brothers.1
Auden eut du mal à trouver sa place en tant qu’intellectuel et poète face à une guerre qui
domina pourtant son adolescence, et Christopher Isherwood rappelle que tous ceux qui ne
purent s’engager au front parce qu’ils étaient trop jeunes ressentirent une forme de honte :
We young writers of the middle ’twenties were all suffering, more or less subconsciously, from a
feeling of shame that we hadn’t been old enough to take part in the European war. […] Like most of
my generation, I was obsessed by a complex of terrors and longings connected with the idea of
“War”.2
Si quelques poèmes de la fin des années 1920 abordent le sujet de la Première Guerre
mondiale, de nombreux autres témoignent du malaise grandissant qui suivit l’armistice de
1918 – « The sky is darkening like a stain ».
1
Samuel Hynes. The Auden Generation. London : The Bodley Head Ltd, 1976, pp. 17-18.
Christopher Isherwood. Lions and Shadows. [1938] Minneapolis: University of Minnesota Press, 2000, pp. 7475.
2
29
À partir des années 1930, le poète travaille de nouvelles formes, tantôt sur-esthétisées,
tantôt épurées, pour dire, avec une acuité saisissante, la montée du mal dans un monde qui
court à sa perte (« Something is going to fall ») avant l’éclatement de tous les repères humains
à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Comme tout homme pris dans une situation qui
dépasse l’entendement, il cherche à comprendre le mal, et cette quête donne lieu à des textes
complexes, dont l’exemple le plus marquant est New Year Letter, sa longue lettre-poème de
1940, dans laquelle il explore une poétique inédite pour tenter de sortir de l’impasse. D’où
vient le mal, comment évolue-t-il ? Qui, quelles forces, sont à l’origine du désastre de
l’humanité ? Le poète peut-il expliquer, justifier le mal, ou doit-il se résigner à dire, avec
effroi, ses multiples manifestations ? Quel est son rôle dans la cité en crise ?
30
CHAPITRE I : 1929-1940 : les tensions internationales, l’invasion du mal
I sit in one of the dives
On Fifty-Second Street
Uncertain and afraid
« September I, 1939 »
1
Auden s’est toujours intéressé de près au sujet de la guerre, sans jamais, toutefois,
aspirer à compter parmi les grands « poètes de guerre », à l’instar de Wilfrid Owen
ou Siegfried Sassoon. Sa position en tant qu’homme de lettres face aux conflits de son époque
rejoint celle de Rilke, et sa préface à la traduction des Lettres de guerre de Rilke (publiée en
juillet 1940 dans The New Republic) corrobore en plusieurs points son propre point de vue :
In a sense the title Wartime Letters is a misnomer; less than half were written before the Armistice,
and even these cannot be said to be about the War. If one defines experience as that which
illuminates the understanding and releases the creative power, then for Rilke the War was no experience
at all. For some, like Wilfrid Owen, it was the decisive experience of their lives; but then they were
combatants. For Rilke those four years were a negative and numbing horror that froze his poetic
impulse, a suspension of the intelligible.2
Néanmoins, si le génie poétique de Rilke resta comme en suspens pendant la Grande Guerre
(« a suspension of the intelligible »), la période couvrant l’entre-deux-guerres et la Seconde
Guerre mondiale fut l’une des plus prolifiques dans l’œuvre d’Auden, et s’ils ne sont pas des
« poèmes de guerre » stricto sensu, ses textes composés après son installation à New York en
janvier 1939, dont « September I, 1939 » ou New Year Letter, n’en sont pas moins
profondément ancrés dans le quotidien d’un monde en guerre. L’œuvre d’Auden pose la
question de l’écriture indirecte de la guerre, vécue par procuration, dans la presse, à la radio,
dans un bars new-yorkais (« dives ») où l’on parle, la peur au ventre (« Uncertain and
afraid »), de ce qui se passe là-bas, au front.
1
« September I, 1939 » n’est publié que dans le recueil suivant : The English Auden. London : Faber and Faber,
1977, p. 245.
2
W.H. Auden. « Poet in Wartime ». Prose Volume II. Princeton : Princeton University Press, 2002, p.73.
31
I Le poète à la veille de la Seconde Guerre mondiale
1 La montée des tensions dans la poésie de l’entre-deux-guerres
Dans « The Questioner Who Sits So Sly » (1929, CP, p. 41), le thème de la guerre
n’est pas abordé de front, mais suggéré dans le cadre d’un dialogue informel étrange entre un
locuteur et son destinataire unis par une complicité qui échappe au lecteur. Dans un article
datant de 1931, F.R. Leavis commente ainsi la façon dont Auden aborde son sujet:
In the first of his poems Mr. Auden invites us, so far as we understand him, to discover, amid the
horrors and humiliations of a war-stricken world, the ‘neutralizing peace’ of indifference. But the
manner of his invitation is often so peculiar to himself and so eccentric in its terminology that, instead
of communicating an experience of value to us, it merely sets our minds a problem in allusions to
solve.1
Le poète s’adresse à un « you » ambigu et multiple : il s’agit à la fois d’un proche, qui se
reconnaîtra grâce aux références à des scènes précises, mais décontextualisées (« what they
said on the shore, […] their poises in their rich houses », vers 2-4), et d’un « you » collectif,
englobant tous ceux qui restent passifs2 (« deaf ») dans un monde malade :
Will you turn a deaf ear
To what they said on the shore,
Interrogate their poises
In their rich houses;
L’ombre de The Waste Land d’Eliot plane sur ces vers, comme sur beaucoup de textes publiés
après l’armistice de 1918, et l’on reprendra sur ce point les propos de Samuel Hynes :
The war book above all others in the ’twenties was The Waste Land, and no account of the forces
that formed the ’thirties generation would be accurate that neglected that powerfully influential poem.
Eliot had an acute sense of what he called ‘the immense panorama of futility and anarchy that is
contemporary history’, and he put that sense of history into his poem. 3
1
F.R. Leavis. Article publié dans la revue Times Literary Supplement du 19 Mars 1931, p. 221 et cité par John
Haffenden. W.H. Auden : The Critical Heritage. London: Routledge, 1983, pp. 89-91.
2
Ceux à qui renvoie le titre, « The Questioner Who Sits So Sly », emprunté à Blake dans « Auguries of
Innocence » (« The Questioner who sits so sly / Shall never know how to reply »), à savoir ceux qui ne
proposent aucune réponse, aucune solution face à toutes les questions que pose la reconstruction du monde
après l’armistice de 1918.
3
Samuel Hynes. The Auden Generation. Op. cit., p.25.
32
Dans « The Questioner Who Sits So Sly », la passivité des intellectuels des années 1920,
incapables de remettre en cause (« turn a deaf hear ») l’immobilisme des classes dirigeantes
conservatrices (« their poises / In their rich houses »), est, dans la suite du texte, étonnamment
comparée au courage et à la force des soldats qui combattirent au front et survécurent dans
des conditions extrêmes :
Nor lie behind the hedge
Waiting with bombs of conspiracy
In arm-pit secrecy;
Carry no talisman
For germ or the abrupt pain
Needing no concrete shelter
Nor porcelain filter.
.
Auden rend un hommage indirect aux héros de la Grande Guerre en mettant en valeur, dans
un schéma d’inversion proportionnelle, la faiblesse des membres de l’establishment de
l’après-guerre peu soucieux de redresser les déséquilibres de la société, et indignes du courage
de leurs prédécesseurs qui n’hésitèrent pas, eux, à risquer leur vie sur les champs de bataille
profilés dans le texte par allusions métonymiques : « behind the hedge », « Waiting with
bombs », « concrete shelter ». Le poème célèbre la mémoire des soldats sur le mode de la
négation et de la perte (« Nor lie », « no talisman », « no concrete shelter », « nor porcelain
filter ») pour dénoncer par la même occasion l’inertie et l’anarchie dans lesquelles les
antihéros de l’après-guerre tiennent le monde – « the immense panorama of futility and
anarchy that is contemporary history », dit Eliot.
La cinquième strophe évoque la triste condition des invalides de guerre 1 et le manque
d’esprit combatif d’une nouvelle génération réduite à constater les conséquences désastreuses
de la guerre sans passer à l’action :
1
Auden rend également dans ces vers un hommage indirect au colonel Solomon, grièvement blessé et resté
paralysé après une bataille, chez qui il séjourna à l’automne 1929 (voir Humphrey Carpenter. W.H. Auden: A
Biography. Boston : Houghton Mifflin Company, 1981, p. 109).
33
Will you wheel death anywhere
In his invalid chair,
With no affectionate instant
But his attendant?
La mort impose ensuite ses lois, prête à trahir la jeunesse (« To be joke for children is /
Death’s happiness », vers 23-24), avant que ne resurgissent plusieurs images de la Grande
Guerre dans les derniers vers. Des métaphores surréelles introduisent la thématique du mal
simultanément associé à des légendes d’un autre temps (« tales of the bad lands », vers 29) et
rapporté au quotidien dans des synecdoques – par exemple, des mains en train de
coudre (« sewing hands », vers 30) – traduisant l’attente angoissée de femmes sans nouvelles
de leurs mari ou fils partis au front. Le poème évoque également, sans transition, par flashs,
des scènes populaires de l’armistice ou de l’après-guerre (vers 37-40) :
Never to make signs
Fear maelstrom nor zones
Salute with soldiers’wives
When the flags wave ;
La succession de prédicats sans sujets a ici un effet double et contrasté : d’une part, le sens de
la phrase est obscurci, et la strophe frise le non-sens (car on ne sait pas à quel sujet relier les
verbes non conjugués) ; d’autre part, l’ambiguïté démultiplie les possibilités de lecture. En
effet, les verbes à l’infinitif renvoient en premier lieu au comportement passif de « celui qui
pose des questions » et ne fait jamais rien (« never to make »), mais aussi, et paradoxalement,
aux soldats valeureux actifs sur le champ de bataille, cachés pour éviter d’être repérés par
l’ennemi (« Never to make signs »), et bravant la peur face aux attaques, dans des conditions
de survie très éprouvantes, aux abords des zones occupées (« Fear neither maelstrom nor
zones »). Mais le sujet associé à ces prédicats peut également représenter la mort relatant,
dans l’une de ses « anecdotes » (vers 25) cyniques, la façon dont elle frappe les soldats sans
prévenir (« Never to make signs ») avant de venir narguer les veuves de guerre (« Salute with
soldiers’ wives »). Ces diverses interprétations contradictoires trahissent l’incertitude d’un
34
poète aux prises avec des formes qui remettent en question la notion d’héroïsme au lendemain
de l’armistice.
C’est alors la mort qui domine un monde dont l’équilibre est menacé à chaque instant,
à l’image de la syntaxe hasardeuse, ou même du vers comparable ici à un hémistiche laissé en
suspens. Les frontières entre héroïsme et faiblesse ou lâcheté deviennent floues, et la
conclusion du poème laisse le lecteur perplexe quant à l’issue du traité de Versailles (vers 4152) :
Remembering there is
No recognised gift for this
No income, no bounty,
No promised country.
But to see brave sent home
Hermetically sealed with shame
And cold’s victorious wrestle
With molten metal.
A neutralizing peace
And an average disgrace
Are honour to discover
For later other.
En introduisant, comme souvent dans l’ensemble du poème, une rime approximative entre
« peace » et « disgrace », Auden renforce les tensions internes qui structurent le texte et
reflètent un malaise politique grandissant.
Nombre de poèmes composés après « The Questioner Who Sits So Sly » mettent en
scène la montée de tensions d’autant plus alarmantes qu’elles sont toujours décontextualisées.
On ne citera que quelques exemples, en commençant par l’ouverture de « O What Is That
Sound » (1932, CP, p. 120) :
O what is that sound which so thrills the ear
Down in the valley drumming, drumming?
Only the scarlet soldiers, dear,
The soldiers coming.
O what is that light I see flashing so clear
Over the distance brightly, brightly?
Only the sun on their weapons, dear,
As they step lightly.
35
O where are they going with all that gear,
What are they doing this morning, this morning?
Only their usual manoeuvres, dear,
Or perhaps a warning.
En modelant son poème sur la forme d’une ballade du XVIIIème siècle, Auden choisit de
mettre les tensions politiques des années 1930 à distance. Plus que la Grande Guerre, le décor
planté en toile de fond, notamment avec les soldats jouant du tambour (« drumming,
drumming »), évoque les guerres du XVIIIème siècle, par exemple la Guerre de Sept Ans
(1756-1763) dans laquelle s’engagea l’armée anglaise contre les troupes prussiennes, et que
l’on retrouve dans les descriptions de Thackeray dans Barry Lyndon, ou la guerre
d’indépendance des États-Unis (1775-1783). Néanmoins, le texte est au présent, et les formes
en -ING (« coming », « going », « warning ») le projettent vers un avenir très proche, non
sans rappeler la vitesse à laquelle se développèrent les mouvements fasciste et nazi à l’aube
des années 1930. La tension, dans ces vers, émane du mystère qui plane sur les soldats tour à
tour alliés et protecteurs (« Only the scarlet soldiers, dear ») ou menaçants (« O where are
they going with all that gear »). En outre, la syntaxe orchestre un duel entre, d’une part, une
inquiétude véhiculée par la multiplication des questions de la jeune femme qui risque de voir
partir son bien-aimé au front, et dont l’angoisse est traduite par la reprise de mots
(« drumming, drumming », « this morning, this morning ») annonçant, comme dans un
bégaiement, l’imminence d’un conflit ; et d’autre part, la répétition de termes rassurants
(« only », « dear ») dont la force de conviction est toutefois remise en cause par l’adverbe
« perhaps ». Le doute l’emporte donc sur le sentiment de sécurité, et le poème laisse peu
d’espoir quant à l’avenir dès lors que l’on associe les soldats, comme Auden le suggéra lors
d’une conférence de mars 19711, à ceux qui vinrent arrêter Jésus. Le monde, dans ces vers, est
sur le point de se dissoudre, à l’image de l’arrière-plan très sombre des tableaux du Greco ou
1
Conférence publiée dans Katherine Bucknell, Nicholas Jenkins. Auden Studies 3, ‘In solitude, for company’
W.H. Auden after 1940. Oxford: Oxford University Press, 1995, pp. 177-196.
36
de Bellini 1 qui représentent l’Arrestation du Christ 2 , ou du ciel menaçant dépeint dans ce
poème sans titre de 1932 (CP, p. 77) :
The sky is darkening like a stain ;
Something is going to fall like rain,
And it won’t be flowers.
Dans « The Witnesses » (1934, CP, p. 75), le danger est encore plus imminent,
rattaché à une esthétique beaucoup plus sobre que dans « O What Is That Sound », et, partant,
plus proche du monde du lecteur des années 1930 :
Young men late in the night
Toss on their beds,
Their pillows do not comfort
Their uneasy heads,
The lot that decides their fate
Is cast to-morrow,
One must depart and face
Danger and sorrow.
Is it me?Is it me?
Cet incipit dresse le portrait d’une jeunesse inquiète (« Toss on their beds », « do not
comfort », « uneasy »), et sans espoir de bonheur à venir (« tomorrow » rime inexorablement
avec « sorrow »). Le danger n’est toujours pas identifié, mais suggéré dans des formules
vagues (« The lot that decides their fate », « must depart ») témoignant de forces qui agissent
sur la cité sans que quiconque (« One ») ne puisse clairement les cerner.
Dans « A Summer Night » (1934, CP, p. 117), les tensions sont exprimées de façon
plus concrète encore. Le texte fait directement référence aux troubles de l’histoire européenne
dans le cadre d’une scène privée et intime où les personnages, vivant un moment de bonheur
dans un jardin anglais, cherchent précisément à repousser les menaces extérieures (vers 4348):
1
Ces deux tableaux font partie de la collection permanente de la National Gallery de Londres.
Lors de sa conférence de mars 1971, Auden dit s’être inspiré d’un tableau représentant l’Arrestation du
Christ, sans préciser lequel.
2
37
do not care to know,
Where Poland draws her eastern bow,
What violence is done,
Nor ask what doubtful act allows
Our freedom in this English house,
Our picnics in the sun.
En faisant rimer « sun » avec « done », le poète rappelle discrètement que c’est le même soleil
qui brille sur toute l’Europe, et qu’il n’est envisageable de nier l’Histoire (« do not care »,
« nor ask ») que le temps d’un joyeux pique-nique (« Our picnics in the sun ») introduit à la
suite d’une rime approximative (« allows » / « house ») dont la discordance fait écho aux
désaccords politiques menaçant la paix entre la Pologne et l’Allemagne (« Where Poland
draws her eastern bow / What violence is done »).
Dans « To a Writer on his Birthday » (1935, EA, p. 155), poème adressé à Christopher
Isherwood pour son trente et unième anniversaire, le locuteur ne cherche plus à ignorer les
tensions historiques, et dans la dernière strophe, le cercle amical est inévitablement envahi par
les troubles de l’histoire, sans appel possible :
This then my birthday wish for you, as now
From the narrow window of my fourth floor room
I smoke into the night, and watch reflections
Stretch in the harbour. In the houses
The little pianos are closed, a clock strikes.
And all sway forward on the dangerous flood
Of history, that never sleeps or dies
And, held one moment, burns the hand.
Le cadre privé de la célébration de l’anniversaire entre amis intègre sans résistance le thème
du désordre extérieur dont les forces agissent sur la sphère de l’intime (« The little pianos are
closed »). Le poète constate, depuis sa fenêtre, lors d’une méditation volée à l’histoire (« held
one moment ») et ne durant que le temps d’une cigarette (« I smoke into the night »),
l’urgence d’une situation incontrôlable. Plusieurs anapestes (« And all sway […] on the
38
dangerous flood ») suivis d’un enjambement ralentissent le rythme pour conférer aux vers de
clôture la tonalité solennelle et grave du sonnet 661 de Shakespeare :
Tired with all these, for restful death I cry,
As, to behold desert a beggar born,
[…]
And guilded honour shamefully misplaced,
And maiden virtue rudely strumpeted,
And right perfection wrongfully disgraced,
And strength by limping sway disabled,
[…]
Les remarques d’Auden à propos de ce texte sont aisément transposables aux vers de
conclusion de « To a Writer on his Birthday » :
There are certain things which can be done in the Shakespearean form which the Petrarchan, with its
sharp division between octave and sestet, cannot do. In Sonnet 66 […] and 129 Shakespeare is able to
give twelve single-line exempla of the wretchedness of this world and the horrors of lust, with an
accumulative effect of great power. (FA, p. 96)
Que faire alors, comment agir dans une cité en danger où le poète a du mal à trouver sa
place ? Dès 1935, dans « Psychology and Art To-day » et dans The Poet’s Tongue, Auden
écarte la solution de la poésie de propagande à laquelle il ne croit pas :
There must always be two kinds of art, escape-art, for man needs escape as he needs food and deep
sleep, and parable-art, that art which shall teach man to unlearn hatred and learn love. 2
The propagandist, whether moral or political, complains that the writer should use his powers over
words to persuade people to a particular course of action. […] But poetry is not concerned with
telling people what to do, but with extending our knowledge of good and evil, perhaps making the
necessity for action more urgent and its nature more clear, but only leading us to the point where it is
possible for us to make a rational and moral choice. 3
Auden reste vague et prudent (« perhaps making the necessity for action ») à propos de ce
qu’il nomme « action » sans proposer d’exemples concrets. On ne reviendra que très
1
Pour les sonnets de Shakespeare, on utilisera l’édition en bilingue suivante : William Shakespeare. Sonnets.
Trad. Robert Ellrodt. Arles : Actes Sud, 2007, p. 186.
2
W.H. Auden. « Psychology and Art To-day ». Prose Volume I. Princeton : Princeton University Press, 1996, p.
104.
3
« Introduction to The Poet’s Tongue ». PI, p. 108.
39
rapidement sur l’impasse poétique1 où le conduisit son engagement auprès des Républicains
lors de la guerre civile espagnole (1936-1939) en citant quelques vers de « Spain » 2 qui
contredisent en partie ses déclarations dans The Poet’s Tongue (« poetry is not concerned with
telling people what to do ») :
To-morrow for the young, the poets exploding like bombs,
The walks by the lake, the weeks of perfect communion;
To-morrow the bicycle races
Through the suburbs on summer evenings. But to-day the struggle.
To-day the deliberate increase in the chances of death,
The conscious acceptance of guilt in the necessary murder;
To-day the expending of powers
On the flat ephemeral pamphlet and the boring meeting. 3
Ces vers furent vivement critiqués par George Orwell dans Inside the Whale :
Nearly all the dominant writers of the thirties belonged to the soft-boiled emancipated middle class and
were too young to have effective memories of the Great War. To people of that kind such things as
purges, secret police, summary executions, imprisonment without trial etc., etc., are too remote to be
terrifying. They can swallow totalitarianism because they have no experience of anything except
liberalism. Look, for instance, at this extract from Mr Auden's poem 'Spain' (incidentally this poem
is one of the few decent things that have been written about the Spanish war): […] the second stanza is
intended as a sort of thumb-nail sketch of a day in the life of a 'good party man'. In the morning a couple
of political murders, a ten-minutes' interlude to stifle 'bourgeois' remorse, and then a hurried luncheon
and a busy afternoon and evening chalking walls and distributing leaflets. All very edifying. But notice
the phrase 'necessary murder'. It could only be written by a person to whom murder is at most a
word. Personally I would not speak so lightly of murder. It so happens that I have seen the bodies of
numbers of murdered men—I don't mean killed in battle, I mean murdered. Therefore I have some
conception of what murder means—the terror, the hatred, the howling relatives, the post-mortems, the
blood, the smells. To me, murder is something to be avoided. So it is to any ordinary person. The
Hitlers and Stalins find murder necessary, but they don't advertise their callousness, and they don't
speak of it as murder; it is 'liquidation', 'elimination', or some other soothing phrase. Mr Auden's brand
of amoralism is only possible if you are the kind of person who is always somewhere else when the
trigger is pulled.4
Auden prit en compte les remarques d’Orwell et modifia très vite ce vers de « Spain » avant
de retirer la totalité du texte des Collected Poems. Plus qu’un appel à passer à l’action,
1
Ce thème a été largement abordé par la critique, et sur l’engagement d’Auden aux côtés des Républicains et
sur ses textes à propos de la guerre civile espagnole, on renverra aux ouvrages suivants :
Samuel Hynes. The Auden Generation. Op. cit., pp. 242-268.
Edward Mendelson. Early Auden. New York: The Viking Press, 1981, pp. 195-198 et 314-323.
2
Les strophes citées ci-après ont été modifiées dans le poème qui apparaît sous le titre de « Spain 1937 » dans
The English Auden (p. 210), et dans lequel « the necessary murder » est remplacé par « the fact of murder ».
3
On trouve cette première version de « Spain » dans Inside the Whale (1940) de George Orwell (Inside the
Whale and Other Essays. Harmondsworth : Penguin Books, 1957, p. 36).
4
George Orwell. Inside the Whale and Other Essays. Op. cit., pp. 36-37.
40
« Spain » traduit un malaise poétique, une voix qui se cherche dans une cité sans repères
politiques, ou, pour le dire dans les mots de Pascal Aquien:
Ce qui transparaît dans la description du paradis politique que [le poème] propose est moins une utopie
que la constitution d’un paysage intérieur. Dans « Spain », l’Espagne est un paysage abstrait où s’écrit
la souffrance (en ce sens le nom « Spain » fonctionne de manière anagrammatique, « Spain » pour
« pains »), mais ces maux sont moins ceux des autres (des civils, des soldats) que ceux d’une
conscience qui s’interroge, « the menacing shapes of our fever », fièvre d’un intellectuel qui hésite
à quitter le seul champ de bataille qui compte pour lui, celui de l’écriture.1
Comment ces interrogations poétiques se développent-elles à l’aube de la Seconde Guerre
mondiale ? Quelles formes Auden choisit-il, après son installation à New York, pour dire la
chute de la cité, l’éclatement de tous les repères dans un monde où la crise politique mondiale
ne cesse de violer l’espace intime des citoyens réduits à vivre au quotidien dans l’angoisse du
pire à venir ?
2 L’entrée en guerre
À plusieurs reprises, Auden se livre à une reterritorialisation du politique dans le
domestique et dans l’intime pour tenter de dire la guerre, et l’entrée en guerre du 1er
septembre 1939. Par exemple, dans « September I, 1939 », puis dans The Age of Anxiety, c’est
dans un bar new-yorkais qu’est étrangement introduite la Seconde Guerre mondiale :
I sit in one of the dives
On Fifty-Second Street
Uncertain and afraid
As the clever hopes expire
Of a low dishonest decade:
Waves of anger and fear
Circulate over the bright
And darkened lands of the earth
Obsessing our private lives;
The unmentionable odour of death
Offends the September night.
« September I, 1939 », EA, p. 245.
1
Pascal Aquien. W.H. Auden: de l’Éden perdu au jardin des mots. Paris : L’Harmattan, 1996, p. 94.
41
Les commentaires de Joseph Brodsky et Anthony Hecht sur ces vers d’ouverture sont des plus
lumineux. Dans son analyse linéaire très détaillée, Brodsky commence par noter que ce
poème articule avec succès l’universel et l’intime sur le mode du lyrisme pour exprimer le
sentiment de désespoir qui envahit le poète :
The author of this poem […] is a critic of his century; but he is part of this century too. So his criticism
of it is self-criticism as well, and this is what imparts to his voice in this poem its lyrical poise. […] As
some of you have observed, there is a great deal of irony in Auden, and in this poem in particular. I
hope we’ll proceed in a fashion thorough enough for you to realize that this irony, this light touch,
is the mark of a most profound despair.1
Si le titre du poème, « September I, 1939 », fait clairement allusion à l’invasion de la Pologne
par Hitler, l’absence de tout référent topographique ouvre d’emblée un horizon d’attente
d’ordre à la fois planétaire et personnel : que se passait-il ailleurs, dans le monde, ce jour-là,
que faisait le locuteur-poète, où était-il ?
Depuis janvier 1939, Auden vivait à New York où il avait l’intention de séjourner un
ou deux ans (« I shall, I hope, be in the States for a year or so »2), et son départ avait été
fortement critiqué en Grande-Bretagne. « September I, 1939 » est son premier poème adressé
simultanément à deux publics différents : un lectorat américain et un lectorat britannique. Dès
le deuxième vers, le toponyme « Fifty-second Street » introduit un contexte urbain américain.
Un tel sens de la précision géographique évoque en un premier lieu la rhétorique d’un
correspondant de guerre britannique envoyé aux États-Unis. Cependant, l’utilisation de mots
issus de l’anglais américain (« dives » ou « Fifty-second Street ») annonce également un
nouveau départ dans la vie d’un écrivain souhaitant explorer d’autres rivages linguistiques et
sémantiques. Ces vers sont donc aussi, pour Auden, une façon de légitimer sa décision de
s’installer en Amérique, non par trahison, mais tout simplement – et au grand dam de ses
1
Joseph Brodsky. « On “September I, 1939” by W.H. Auden ». Less Than One Selected Essays. New York: Farrar
Straus Giroux, 1986, p.305.
2
Letter to Theodore Spencer, 16 April 1939, Havard University Archives.
42
détracteurs – pour poursuivre sa carrière de poète en s’imprégnant des accents et de la
prosodie de l’anglais américain.
Par ailleurs, le pluriel de « dives » évoque à un lecteur américain la foule animée du
temple du jazz new-yorkais des années 1930, situé sur la 52e rue, entre la 5e et la 6e avenues.
L’air y vibrait au son des contrebasses et des cuivres, et l’on retrouve des traces du tempo
saccadé des concerts donnés au Little Club ou à l’Onyx dans les trimètres iambiques
allitératifs du poème. Cette animation isole toutefois le locuteur dont la solitude ressort dans
le tout premier vers où sont mis en regard le singulier de « I » et le pluriel de « dives » placés
respectivement en position d’ouverture et de clôture. Afin d’éclairer ces vers, Anthony Hecht
cite un guide de la ville de New York paru précisément en 1939, tout en montrant que le
poème situe discrètement le locuteur à l’écart des bars fréquentés par les touristes et les stars
de l’époque :
It seems to me that in the case under consideration [“one of the dives / On Fifty-Second Street”] we
would be better advised to consult The WPA Guide to New York City, which, as it happens, was first
published in 1939. […] The guide reports that “the long block of Fifty-second Street lying in the
shadow of Rockefeller Center between Fifth and Sixth Avenues has won recent renown for its night
clubs.” It goes on to list the most glamorous, expensive, and exclusive of these: the Little Club, the
Famous Door, the Onyx, Leon and Eddie’s, the Twenty-one Club, Tony’s, and Hickory House. These
places were the resorts of celebrities, reported on by such columnists as Walter Winchell and Leonard
Lyons, and many a country bumpkin visited these establishments in the hopes of catching a glimpse of
one or another famous personage. Auden’s deliberate use of “one of the dives” is simply a way of
indicating that he has not situated himself in one of these tourist traps. His bar is a humble one,
and eminently suitable to his purpose in this poem.1
Le témoignage d’Harold Norse (ami d’Auden et de Kallman) dans Memoirs of a Bastard
permet de prouver que le lieu du poème n’est pas un célèbre club de jazz, mais le Dizzy Club,
un bar miteux (« sleazy ») où se rencontraient les homosexuels new-yorkais :
At the end of August [1939], when Wystan and Chester returned [from a trip to California], Chester and
I spent our first night at a notorious gay bar called the Dizzy Club on West Fifty-second Street, three
blocks from my room. The dive was the sex-addict’s quick fix, packed to the rafters with college boys
and working-class youths under twenty-five. From street level you stepped into a writhing mass of tight
boys in tighter pants… Having decided that he must see it, we told Wystan, who loved sleazy dives,
about the Dizzy Club. The next night, September 1, without our knowledge he went alone… He
didn’t go to pick up a boy; however, aware of the age difference and quite shy, he would have selected
one of the two unused corner tables at the rear of the bar, which was usually deserted except for those
1
Anthony Hecht. The Hidden Law, The Poetry of W.H. Auden. Cambridge, Massachusetts: Harvard University
Press, 1993, p. 154.
43
too drunk to stand, from which he could observe boys kissing and groping under the bright lights,
packed like sardines pickled in alcohol. There he would begin to write the most famous poem of the
decade. Surely he jotted notes, or even the first stanzas, for it begins with the immediacy of composition
in situ.1
Les vers « One of the dives / On Fifty-second Street» véhiculent donc aussi, dans ce texte, un
langage codé. Seul un cercle restreint de lecteurs privilégiés – les amis proches de l’époque –
peut véritablement cerner la détresse du poète, isolé dans le faux refuge d’un bar gay, à la
veille d’un cataclysme mondial.
Que cherche un homme, seul, dans un bar obscur, un jour où l’histoire ne fait plus
sens ? Auden donne une réponse, non sans ironie, dans le prologue de The Age of Anxiety :
When the historical process breaks down and armies organize with their embossed debates the ensuing
void which they can never consecrate, when necessity is associated with horror and freedom with
boredom, then it looks good to the bar business. (AA, p.3)
Le bar est un repère, un espace protecteur, où chacun peut masquer sa solitude dans la foule et
oublier ses craintes et ses angoisses dans l’alcool ou le sexe. Dans « September I, 1939 », le
rythme iambique régulier de « On Fifty-second Street » est rassurant, et le numéro de la rue
du bar pose un cadre familier. La voix du journaliste-reporter des deux premiers vers se veut
confiante, comme si le poète cherchait à orienter son lecteur vers un espace public connu.
Puis, sans transition, le ton devient beaucoup plus intime, sans comparaison aucune avec le
style journalistique neutre et détaché. « Uncertain and afraid » évoque brutalement la peur et
le doute d’un homme désemparé. Le bar n’est qu’un leurre, un faux repli, et l’angoisse
ressurgit avec deux adjectifs mis en relief par apposition pour ébranler la stabilité des deux
premiers vers. L’incongruité de la scène tient du choc poétique avec réintroduction du
sublime (« awe-inspiring ») 2 au cœur du familier et de l’intime, ou, pour le dire avec
Brodsky :
1
Cité par Anthony Hecht. Op. cit., p.154.
Chaque fois que l’on utilisera le terme de « sublime » dans le cadre de cette étude, on l’emploiera au sens du
concept littéraire du sublime dont Ross Murfin et Supryia M. Ray proposent la définition suivante dans leur
dictionnaire des termes littéraires (que l’on choisira comme référence plutôt qu’un autre car il s’agit de l’un des
premiers ouvrages de théorie littéraire à citer de nombreux exemples extraits de l’œuvre d’Auden) :
2
44
The shift of diction from public to private is quite abrupt, and those open vowels in the beginning of this
line’s only two words leave you breathless and alone against the concrete stability of the world whose
length doesn’t stop at Fifty-second Street. The state that this line denotes isn’t one of mind, obviously.
The poet, however, tries to produce a rationale having, presumably, no desire to slip into whatever
abyss his homelessness may invite him to glance at. This line could just as well have been dictated by
the sense of his incongruity with the immediate surroundings. […] I would even venture to suggest that
this sense was permanently present in this poet; it’s simply his personal or, as is the case with this poem,
historical circumstances that were making it more acute.1
Les vers suivants (« As the clever hopes expire / Of a low dishonest decade »)
reviennent sur le contexte international. Les « espoirs intelligents » font référence à Neville
Chamberlain, Premier ministre du Royaume-Uni de 1937 à 1940, connu pour sa politique
étrangère d’apaisement, notamment avec la signature des accords de Munich, en 1938, qui
cédèrent la région tchécoslovaque des Sudètes à l’Allemagne nazie. Suite aux agressions
répétées d’Hitler, cependant, les espoirs de politique pacifique furent vite brisés, et le
Royaume-Uni fut contraint de déclarer la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939. Quant à
la « décennie d’événements malhonnêtes et de coups bas », elle inclut inévitablement la
conquête de la Mandchourie (1931) puis de la Chine (1932) par le Japon, le retrait de
l’Allemagne de la Société des Nations et l’arrivée au pouvoir d’Hitler (1933), l’assassinat du
The sublime : That quality in a literary work that elevates the reader to a higher plane. When an author
achieves the transport of the reader, that author has attained the sublime. Most writers have sought to achieve
sublimity through a grand style or nobility of sentiment or subject.
The term derives from a Greek treatise called Peri Hypsous (On the Sublime), once ascribed to the
third-century scholar Cassius Longinus but now thought to be the work of an anonymous, first-century author,
sometimes referred to as “pseudo-Longinus”. The sublime is achieved, according to Longinus, when great
thoughts, noble sentiments, elevated figures of speech, lofty diction, and aesthetic arrangement coincide.
Edmund Burke’s 1757 treatise, A Philosophical Inquiry into the Origin of our ideas of the Sublime and the
Beautiful, is the preeminent treatment of the subject written in relatively recent times. In this treatise, Burke
makes an important distinction between the sublime and the beautiful, arguing that the sublime, associated
with the most powerful of emotions, is infinite, whereas the beautiful is finite. He also associates the sublime
with terror. Several decades after the publication of Burke’s seminal treatise, the German philosopher
Immanuel Kant further developed the concept of the sublime in his Critique of Judgment (1790). Kant
suggested that the sublime must be thought of as if it resonates with metaphysical design in the same way that
living things must be thought of as if they have been authorized by something other than mechanical
production (given that human beings cannot mechanically produce living things). Kant, however, stopped
short of grounding sublimity in the work of some supernatural design, preferring instead to speak of it as
something that, unlike the merely beautiful, is simultaneously awe-inspiring, unsettling, and even ethically
motivating. (Ross Murfin, Supryia M. Ray. The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Boston: Bedford
Books, 1997, p. 389)
1
Joseph Brodsky. Less Than One Selected Essays. Op. cit., p.310.
45
chancelier d’Autriche Dollfuss (1934), l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie (1935), la violation
par l’Allemagne des accords de Locarno (remilitarisation de la Rhénanie en 1936), la Guerre
Civile espagnole (1936-1939), la répudiation par l’Allemagne des clauses militaires du traité
de Versailles, l’invasion de l’Autriche (1938), sans oublier la dissolution de la
Tchécoslovaquie, le pacte germano-soviétique et l’alliance germano-italienne (1939).
Brodsky note que la juxtaposition de deux adjectifs épithètes devant « decade » est
surprenante, et il en déduit la présence d’un sous-texte d’ordre privé permettant au poète de
faire son auto-critique :
By adding “low dishonest decade” Auden produces the effect of being deliberately judgmental. In
general, when a noun gets more than one adjective, especially on paper, we become slightly suspicious.
Normally, this sort of thing is done for emphasis, but the doer knows it is risky. […] By 1939 Auden is
enough of an old hand to know this thing about two or more adjectives and yet he does exactly this with
these epithets which, on top of everything else, are both pejorative. Why, do you think? In order to
condemn the decade? But “dishonest” would have been enough. […] A man like him wouldn’t
employ a negative epithet without sensing a touch of self-portayal in it.1
« Dishonest » renvoie donc aussi aux engagements marxistes et communistes d’Auden dans
les années 1930, et à la désillusion qui suivit son expérience aux côtés des Républicains
pendant la Guerre d’Espagne.
3 Amorce d’une poétique de la guerre
Les vers suivants de « September I, 1939 » (« Waves of anger and fear / Circulate over
the bright / And darkened lands of the earth, / obsessing our private lives») amorcent la
poétique de la guerre qui sera développée dans les textes ultérieurs, notamment dans New
Year Letter et The Age of Anxiety. «Waves » est à entendre à la fois au sens métaphorique
(vagues d’angoisse qui hantent chaque citoyen de ce monde en guerre), mais aussi au sens
littéral des ondes radiophoniques qui retranscrivent le déroulement des événements. De
même, l’opposition binaire de la lumière et des ténèbres (« the bright / And darkened lands »)
1
Joseph Brodsky. Less Than One Selected Essays. Op. cit., pp.314-315.
46
annonce en premier lieu une réflexion sur le mal qui sera approfondie dans New Year
Letter (janvier 1940), publiée quelques mois seulement après « September I, 1939 ». En
second lieu, elle pose la problématique d’une écriture qui énonce simultanément le quotidien
de la guerre et la façon dont il est vécu par procuration sur le sol américain. En effet, d’une
part, « darkened » renvoie aux couvre-feux et aux coupures d’électricité imposés par l’ennemi
après un bombardement (d’où le participe passé « darkened », impliquant un agent du mal, à
la différence du simple adjectif « dark »), ceux-là mêmes que l’on retrouvera dans The Age of
Anxiety (« the darkness […] / From bombed buildings, from blacked-out towns », AA, p. 79).
D’autre part, « darkened » désigne les nuits angoissées de la partie du monde sur laquelle
déferlent les bombes, tandis que d’autres pays – dont l’Amérique (« the bright […] lands »),
où il fait jour à cause du décalage horaire – restent éclairés par la lumière de la démocratie et
de l’espoir. Le sentiment de détresse est néanmoins international, et les conflits politiques
affectent chaque citoyen de ce monde dans son intimité (« our private lives »). « Obsessing »,
enfin, amorce une poétique de la hantise, marquée par le retour incessant de l’horreur, non
seulement à la radio, mais aussi dans les rêves, la nuit (« over the […] darkened lands »).
Les derniers vers de cette première strophe (« The unmentionable odour of death /
Offends the September night ») soulèvent la question de l’écriture de l’indicible
(« unmentionable ») : peut-on dire l’horreur de façon directe ? Ou doit-on, comme ici,
édulcorer (« odour of death »), l’effet final s’avérant plus effroyable qu’une description
morbide frontale. En euphémisant la mort, cette expression appelle paradoxalement des
visions insoutenables de cadavres en putréfaction entassés dans des champs de bataille, dans
des morgues, ou dans les fosses des camps de concentration. Face à la menace imminente du
pire qu’il anticipe dès 1939, comment le poète doit-il réagir ? Le choix du locuteur de
« September I, 1939 », celui du repli dans la solitude passive (« I sit »), n’est pas sans évoquer
celui de Rilke pendant la Première Guerre mondiale, et comme le note Auden dans son essai
47
sur les Lettres de guerre de Rilke, cette décision n’est aucunement égoïste. Il s’agit d’un acte
de résistance, d’un refus de comprendre l’incompréhensible, formulé à l’aide d’un verbe (« to
sit ») dont la particularité est précisément d’exprimer un état passif à la voix active :
All that Rilke could do was to refuse to be a newspaper reader, to spend the time “waiting in
Munich, always thinking it must come to an end, not understanding, not understanding. Not to
understand: yes, that was my entire occupation in these years.”
To call this an ivory-tower attitude would be a cheap and wicked lie. To resist compensating
for the sense of guilt that every noncombatant feels at not sharing the physical sufferings of those at the
front, by indulging in an orgy of patriotic hatred all the more violent because it is ineffective; to be
conscious but to refuse to understand, is a positive act that calls for courage of a high order. To
distinguish it from selfish or cowardly indifference may at the time be difficult for the outsider, but
Rilke’s poetry and these letters are proof enough of his integrity and real suffering. (PII, p. 74)
De toute évidence, le locuteur de « September I, 1939 » ressent la même culpabilité que Rilke,
celle de l’impossibilité de combattre au front aux côtés de ses compatriotes. Mais l’on ne
saurait confondre poète et locuteur dans ce texte : si le locuteur résiste passivement, le poète,
lui, se replie dans l’écriture, et non dans le silence.
Au matin-même de la déclaration de guerre, Auden se trouvait chez son amie
Elizabeth Mayer dans une villa de Long Island, et c’est l’art, et plus précisément la musique,
qui leur servit de refuge :
And the same sun whose neutral eye
All florid August from the sky
Had watched the earth behave and seen
Strange traffic […]
The very morning that the war
Took action on the Polish floor,
Lit up America and on
A cottage in Long Island shone
Where Buxtehude as we played
One of his passacaglias made
Our minds a civitas of sound
Where nothing but assent was found,
For art had set in order sense
And feeling and intelligence,
[…]
NYL, vers 32-53, CP, pp. 199-200.
Auden relate, sur le ton faussement neutre d’un historien présentant une vision globale de la
situation en septembre 1939 (« the same sun […] shone »), un conflit insoluble entre l’ordre
intime (un moment chaleureux partagé à écouter un disque de musique classique offrant un
48
monde harmonieux – « a civitas of sound ») et le désordre planétaire (« Had watched the earth
behave and seen / Strange traffic »). Un sentiment de malaise s’installe dans cette scène
incohérente qui, à la différence de la tragédie antique et du théâtre élisabéthain, ne présente
plus de correspondances entre l’universel et l’individuel, bien que les deux sphères soient
juxtaposées. En effet, le déchaînement de l’histoire n’a apparemment aucun impact sur la
scène amicale paisible, si ce n’est le retour effroyable du sublime dans les mots « the war took
action » introduits brutalement, sans commentaires, comme dans un titre de journal, ou, pire,
sur le mode parodique d’une ouverture de conte de fées qui tourne mal (« once upon a sunny
morning… »). Une tension extrême émane du contraste entre la parfaite construction
grammaticale de la phrase et les éléments antinomiques (« the war », « sense / And feeling
and intelligence ») reliés par des propositions subordonnées aux mêmes verbes (« Lit up » et
« shone »).
Conscient de son impuissance au niveau du politique, le locuteur choisit alors de se
tourner vers le poétique :
Though language may be useless, for
No words men write can stop the war
[…]
Yet truth, like love and sleep, resents
Approaches that are too intense,
[…]
May such heart and intelligence
As huddle now in conference
Whenever an impasse occurs
Use the good offices of verse;
NYL, CP, vers 295-96, 299-300, 307-310, p. 206.
Confronté à l’impasse dans laquelle s’est engouffré le monde (vers 309), l’auteur de New Year
Letter croit encore au pouvoir inhérent à la poésie de retrouver la voie de la Vérité (« Use the
good offices of verse ») en rappelant l’importance du précepte de l’amour du prochain (vers
307-308) pour contrer les forces du mal.
49
II Comprendre le mal
1 Le poète face au mal
Dans le sillage de Letter to Lord Byron1, mais de tonalité beaucoup plus grave, New
Year Letter est un poème complexe et souvent obscur2. Son destinataire est ambigu dans la
mesure où il s’agit à la fois d’Elizabeth Mayer, chez qui Auden avait été invité le 31
décembre 1939, mais également d’une quelconque administration gouvernementale (« a
Whitehall »), britannique ou américaine:
Although addressed to a Whitehall,
Be under Flying Seal to all
Who wish to read it anywhere,
And, if they open it, En Clair.
NYL, vers 315-18, CP, p. 207.
En outre, la lettre est envoyée à cachet volant (« Flying Seal ») pour que tout lecteur intéressé
puisse la lire. L’heure est celle du bilan de fin d’année couplé à une réflexion philosophique
sur le dérèglement du monde à l’aube de l’une des périodes les plus troubles de l’histoire.
1
Letter to Lord Byron fut d’abord publié dans le livre de voyage Letters from Iceland (1937) écrit en prose et en
vers avec Louis MacNeice. La « Lettre à Lord Byron » est un long poème en quatre parties relevant à la fois du
commentaire social et de l’autobiographie dans lequel Auden aborde des sujets très divers (religieux,
littéraires, politiques) sur le ton de la conversation.
2
Ce poème de plus de 1700 vers fut composé en 1940 et publié en 1941 sous le titre de The Double Man,
accompagné de notes, à l’exemple de The Waste Land d’Eliot. Auden retira par la suite les notes et changea le
titre pour New Year Letter rattaché au thème du bilan de fin d’année. Cette lettre est inspirée des cartes de
vœux envoyées en janvier dont le poète parodie le style. La syntaxe y est parfois hasardeuse, et plusieurs
passages hypotactiques menacent de faire basculer certains vers dans le non-sens, à l’image du monde qui
s’écroule en 1939. Les métaphores abstraites rendent la lecture difficile, le fil conducteur semblant se dénouer
au gré de nombreuses digressions, bien que le locuteur finisse toujours par revenir sur la thématique du mal.
Auden choisit de s’installer dans une forme complexe qui lui sert de métadiscours sur la difficulté de cerner le
mal. New Year Letter est aussi une nouvelle version de l’épopée, abstraite, dans la veine de Beowulf, The Faerie
Queen de Spenser (publié entre 1590 et 1596), Paradise Lost de Milton (1667) et bien d’autres poèmes d’une
certaine envergure. Ainsi, ce texte ouvre la voie aux trois longs poèmes dramatiques des années 1940, à savoir
For the Time Being (1941-1942), The Sea and the Mirror (1942-1944) et The Age of Anxiety (1944-1946) qui
reçut le « Pulitzer Prize » en 1948.
50
L’ouverture est sombre et témoigne du désarroi et de l’inquiétude du poète face à la menace
de la guerre :
But up the staircase of events
Carrying his special instruments,
To every bedside all the same
The dreadful figure swiftly came.
NYL, vers 26-29, CP, p. 199.
Dès l’incipit, le poète se montre désarmé face au mal qu’il ne peut exprimer que par la
métaphore de la forme ambiguë (« the dreadful figure »), ni humaine ni animale,
indéfinissable, à la fois spectrale et pourtant bien réelle puisqu’elle est le sujet d’un verbe au
prétérit (« came ») dont l’aspect révolu entérine la présence. Le politique et le domestique se
télescopent au moyen de prépositions (« of » et « to ») qui relient étrangement le champ
lexical de la maison (« staircase », « bedside ») à celui de l’histoire (« events » faisant écho à
« low dishonest decade » dans « September I, 1939 »), non sans rappeler l’esthétique du film
noir ou du conte fantastique dans lequel certains personnages diaboliques envahissent l’espace
et deviennent des allégories du mal. Cependant, le mal, dans ce contexte de Seconde Guerre
mondiale, reste incernable, et très vite, le poète se voit obligé de mettre en scène une crise
poétique. En effet, les vers ne basculent jamais véritablement dans le fantastique tel que le
définit Tzvetan Todorov1 (ce qui impliquerait une forme de jouissance esthétique reliée à un
espace projeté en dehors de l’histoire), mais restent ancrés dans une réalité historique
(« events ») d’autant plus terrifiante qu’elle est indescriptible, à l’image de cette forme
1
« […] Nous sommes maintenant en état de préciser et de compléter notre définition du fantastique. Celui-ci
exige que trois conditions soient remplies. D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde
des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une
explication surnaturelle des événements évoqués. Ensuite, cette hésitation peut être ressentie également par
un personnage ; ainsi le rôle de lecteur est pour ainsi dire confié à un personnage et dans le même temps
l’hésitation se trouve représentée, elle devient un des thèmes de l’œuvre ; dans le cas d’une lecture naïve, le
lecteur réel s’identifie avec le personnage. Enfin il importe que le lecteur adopte une certaine attitude à
l’égard du texte : il refusera aussi bien l’interprétation allégorique que l’interprétation « poétique ». Ces trois
exigences n’ont pas une valeur égale. La première et la troisième constituent véritablement le genre ; la
seconde peut ne pas être satisfaite. Toutefois, la plupart des exemples remplissent les trois conditions. »
(Tzvetan Todorov. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Éditions du Seuil, 1970, pp. 37-38)
51
informe dont la vivacité et la fugacité (« swiftly ») sont renforcées par l’allitération en [f] et
l’assonance en [i] (« dreadful figure swiftly »).
Que faire alors ? Qu’écrire dans une situation aporétique qui voit le mal régner sur la
cité ? Auden fait le choix d’une forme hybride, une lettre-essai, pour tenter de comprendre le
monde qui l’entoure et analyser l’impasse dans laquelle se trouve l’histoire. New Year Letter
est avant tout une réflexion sur la culpabilité, au sens chrétien1, et sur la conscience qu’a
l’homme de sa propre culpabilité, avec les effets dévastateurs que cela implique dans un
monde en guerre. Afin d’expliquer comment l’humanité a pu en arriver là, le poète revient sur
le concept du mal, son origine et son évolution depuis la montée du nazisme.
2 Avant le mal, l’Éden
Éloigné d’une plénitude perdue, l’homme audenien vit dans le « désastre »,
événement, dit Emmanuel Lévinas, qui « ne signifie ni mort ni malheur, mais comme de l’être
qui se serait dégagé de sa fixité d’être, de sa référence à une étoile, de toute existence
cosmologique, un dés-astre »2 :
How hard it is to set aside
Terror, concupiscence and pride,
Learn who and where and how we are,
The children of a modest star,
Frail, backward, clinging to the granite
Skirts of a sensible old planet,
NYL, vers 341-46, CP, pp. 207-208.
Dans ces vers, la métaphore filée cosmique exprime le sentiment de perte (« clinging to the
granite / Skirts ») de l’humanité au tout début de la guerre. Tombé de son « astre modeste »
1
On entend par là la culpabilité qui suit le péché originel, décrivant l’état dégradé de l’humanité depuis la
Chute, c’est-à-dire la désobéissance d’Adam et Ève, premiers êtres humains créés par Dieu. Selon cette
doctrine, la nature humaine a été blessée, ou corrompue par cette faute originelle, et tout être humain se
trouve en état de péché du seul fait qu’il relève de la postérité d’Adam.
2
Emmanuel Lévinas. Éthique et infini. Paris : Fayard, 1982, p. 40.
52
(«The children of a modest star »), l’homme se sent vulnérable et nostalgique d’un avant
libéré du mal et de la terreur que le poète nomme « a sensible old planet ». Ce lieu d’avant la
Chute n’est autre que l’Éden, que l’on retrouve par bribes dans New Year Letter, dans des vers
où l’on ne l’attend pas :
perfect Being has ordained
It must be lost to be regained,
And in its orchards grow the tree
And fruit of human destiny,
And man must eat it and depart
At once with gay and grateful heart,
Obedient, reborn, re-aware
NYL, vers 880-86, CP, pp. 221-222.
How readily would we become
The seamless live continuum
Of supple and coherent stuff,
Whose form is truth, whose content love
NYL, vers 1589-92, CP, p. 240.
How grandly would our virtues bloom
In a more conscionable dust
Where Freedom dwells because it must,
Necessity because it can,
And men confederate in Man.
NYL, vers 1598-1602, CP, p. 240.
Comme le note Pascal Aquien dans une partie de son ouvrage consacrée à l’Éden chez Auden,
l’évocation paradisiaque s’organise à la manière d’une utopie politique, ce qui, d’emblée, la
situe étrangement dans un cadre post-édenique :
Dans la présentation qu’[Auden fait de l’Eden] dans « Dingley Dell and the Fleet » (DH, p. 410-411),
l’emploi du présent de l’indicatif, comme la classification et la numérotation des descriptions, visent à
authentifier un lieu imaginaire en le saturant de certitudes et de mots. C’est pourtant l’accumulation
descriptive qui, tout en essayant de recouvrir la surface du lieu absolu, place celui-ci dans une
perspective politique, donc relative et humaine. 1
On retrouve bien ce même paradoxe dans le vers 1602 de New Year Letter qui profile un idéal
de l’humanité unie et en osmose (« And men confederate in Man ») relevant plus d’une cité
des hommes utopique que de l’Éden. En outre, pour Auden, l’Éden est le lieu où le désir et
1
Pascal Aquien. W.H. Auden: de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., p. 60.
53
son objet sont le reflet l’un de l’autre (« that order in which desire had once rejoiced to be
reflected », FTB, CP, p. 385), et où les besoins sont comblés et la demande d’amour
satisfaite : « supple and coherent stuff / Whose form is truth, whose content love ». Dans l’état
paradisiaque, l’autre n’existe pas (« men confederate in Man »), et l’homme apparaît comme
un être pur (« perfect Being ») dans un monde sans écart (« seamless »), et où il n’est nul
besoin de lois (« Where Freedom dwells because it must, / Necessity because it can »).
Ce lieu sans creux, sans entre-deux (« live continuum »), qui pose les bases de ce qui
pourrait être la Cité juste (« To what conditions we must bow / In building the Just City
now », NYL, vers 1523-1524, CP, p. 238), est toutefois évoqué sur le mode du conditionnel
dans les deuxième et troisième extraits cités ci-dessus (« How readily would we become » ;
« How grandly would our virtues bloom »), et non au présent de l’indicatif comme dans
« Dingley Dell and the Fleet ». Il ne s’agit, dans New Year Letter, que d’une vision idéale
entr’aperçue au cœur d’un monde dévasté (« In a more conscionable1 dust », vers 1599) et
dominé par le mal qui a éloigné l’homme de cet état édénique.
3 L’homme à l’origine du mal
Comment a-t-on pu quitter cet état paradisiaque ? Qui est à l’origine de la Chute de
l’homme et de l’avènement du mal ? L’explication des causes du mal constitue une aporie à
laquelle se heurte le poète. Faute de remèdes ou de repères clairs, il tente, dans des vers
parfois très hermétiques articulés par une syntaxe extrêmement complexe, de percer cette
énigme en citant succinctement d’autres penseurs, dont Blake, Rilke, Rousseau ou Voltaire
qui, avant lui, ont essayé de théoriser ce concept. Voici la conclusion à laquelle Voltaire
aboutit dans son Dictionnaire philosophique :
1
« Conscionable » est un terme rarement utilisé en anglais signifiant « acceptable pour un être doué de
conscience ». Ce vers oppose deux états : celui du monde en 1939, qui « n’est pas acceptable pour quiconque
est doué de conscience », et celui de l’Éden fantasmé qui, lui, fait sens.
54
Il serait bien plus important de trouver un remède à nos maux, mais il n’y en a point, et nous
sommes réduits à rechercher tristement leur origine. C’est sur cette origine qu’on dispute depuis
Zoroastre, et qu’on a, selon les apparences, disputé avant lui. C’est pour expliquer ce mélange de bien et
de mal qu’on a imaginé les deux principes, Oromase, l’auteur de la lumière, et Arimane, l’auteur des
ténèbres [dans la mythologie perse] ; la boîte de Pandore, les deux tonneaux de Jupiter, la pomme
mangée par Ève, et tant d’autres systèmes. Le premier des dialecticiens, non pas le premier des
philosophes, l’illustre Bayle, a fait assez voir comment il est difficile aux chrétiens qui admettent un
seul Dieu, bon et juste, de répondre aux objections des manichéens qui reconnaissaient deux
dieux, dont l’un est bon et l’autre méchant.1
Cette citation de Voltaire résume le long débat sur l’origine du mal en synthétisant deux
explications : l’une par la fatalité (mythes, Pandore, les deux tonneaux de Jupiter), l’autre par
le péché originel dans une perspective judéo-chrétienne. Dans ses essais, Auden réfute
catégoriquement l’explication par le mythe, et définit ainsi le héros homérique dans son
introduction à une anthologie de poésie grecque (The Portable Greek Reader) publiée en
1948 :
The assumption of the Iliad, as of all early epics, which is so strange to us, is that war is the normal
condition of mankind and peace an accidental breathing space. In the foreground are men locked in
battle, killing or being killed, farther off their wives, children, and servants waiting anxiously for the
outcome, overhead, watching the spectacle with interest and at times interfering, the gods who know
neither sorrow nor death, and around them all, indifferent and unchanging, the natural world of sky and
sea and earth. That is how things are; that is how they always have been and always will be. (PII, p.
365)
La guerre, dans l’Antiquité, est un état (« the normal condition of mankind ») excluant toute
notion de bien ou de mal. Pour Auden, le mal naît de la conscience du péché et de la
culpabilité qui l’accompagne. Ce n’est que dans une perspective chrétienne que le poète
trouve une origine au mal :
If one compares the Iliad with, for example, Shakespeare’s Henry IV or Tolstoy’s War and Peace, one
sees that the modern writers are deeply concerned […] with moral questions: “What is the moral
effect of war on human beings?” “What virtues and vices does it encourage as contrasted with those
encouraged by peace?” “Irrespective of individuals on both sides, did the defeat of Hotspur and
Napoleon promote or retard the establishment of a Just Society?” These are questions which to Homer
would seem meaningless. (PII, p. 366)
1
Voltaire. « Bien – Du bien et du mal, physique et moral ». Oeuvres complètes de Voltaire. Tome 17.
Dictionnaire philosophique. [1764] Paris : Garnier, 1878, p. 576.
55
Dans l’Antiquité, et dans l’œuvre d’Homère, ce n’est pas l’homme qui fait le mal. Son destin
(fatum) est entre les mains de dieux qui se jouent de lui. La violence et la cruauté du héros
antique est ainsi comparable à celle des animaux qui font le mal par instinct, sans être
conscients de leurs actes :
The future which confronts us has
No likeness to that age when, as
Rome’s hugger-mugger unity
Was slowly knocked to pieces by
The uncoordinated blows
Of artless and barbaric foes,
NYL, vers 1003-08, CP, p. 225.
La barbarie romaine n’est ici régie par aucune loi (« uncoordinated blows »), si ce n’est celle
d’un instinct primitif d’avant l’avènement de la civilisation, d’avant l’ère chrétienne. Et c’est
bien là toute la différence entre le mal animal et le mal humain :
The cities we abandon fall
To nothing primitive at all;
This lust in action to destroy
Is not the pure instinctive joy
Of animals, but the refined
Creation of machines and mind,
NYL, vers 1010-15, CP, p. 225.
La répétition de la négation (« nothing primitive », « not the pure instinctive joy of animals »)
insiste sur le souci du poète de rappeler que le mal n’a rien de primitif dans le monde déchu
qui l’entoure. L’allusion à la luxure associée à la jouissance de la destruction (« This lust in
action to destroy ») renvoie au Sonnet 129 de Shakespeare :
Th’expense of Spirit in a waste of shame
Is lust in action ; and till action, lust
Is perjured, murd’rous, bloody, full of blame,
Savage, extreme, rude, cruel, not to trust,1
Cet intertexte appuie la position d’Auden qui associe le mal au calcul (« Creation of machines
and mind »), au péché et à la conscience du péché : « To sin is to act consciously / Against
1
William Shakespeare. Sonnets. Op. cit., p.312.
56
what seems necessity » (NYL, vers 608-609, CP, p. 214). Et c’est précisément cette cruauté
humaine, entièrement distincte de la cruauté de la nature, qui laissa Rilke sans voix pendant la
Grande Guerre :
If man would only cease to invoke the cruelty in Nature to excuse his own. He forgets how infinitely
innocently even the most terrible happens in Nature; she does not watch it happen – she hasn’t the
perspective for that; she is wholly in the most dreadful, even her fruitfulness is in it, her generosity –
because she contains everything, she contains the cruel too – but man, who will never be able to
encompass everything, is never sure, when he chooses the terrible – let us say murder – of already
containing the opposite of the abyss, and so his choice, in the very moment of making him an
exception, condemns him to be an isolated, one-sided creature who is no longer connected with the
whole. (« Poet in Wartime », PII, p. 74)
Ainsi, c’est l’homme qui est à l’origine du mal, en accord avec le mythe adamique qu’Auden
reprend largement à partir de la fin des années 1930.
Ce mythe de l’Ancien Testament sert de fondement à toute la conception judéochrétienne du bien et du mal. Il pose le diable comme la justification même du Mal. Cette
figure, sans doute née en Iran au VIème siècle avant J.-C., n’intervient que dans trois livres de
la Bible (Zacharie, Job, Les Chroniques) sous la forme de Satan. Il est d’abord Lucifer, l’ange
de la lumière, le plus beau des anges, celui qui se révolte contre Dieu. Satan, créature de Dieu,
envierait la puissance du créateur, il serait jaloux. Saint Thomas souligne qu’il s’est détourné
de Dieu sans que personne ne le lui ait suggéré, et sans qu’il n’ait non plus quelque penchant
pour le mal. Sinon, il faudrait supposer un principe du mal concurrent du principe du bien et
aussi incréé que lui (dans une perspective manichéenne). C’est donc par un engagement libre
de sa volonté qu’il se sépare de Dieu : sa liberté est liberté pour le mal. Satan symbolise la
tentation de la liberté. Le Diable, mal incarné, est un grand « diviseur » : diabolon en grec
signifie « ce qui sépare ». Il vient installer une rupture dans l’harmonie de la création.
On pourrait en conclure qu’Adam et Ève ont été de simples victimes du Diable,
trompées par son verbe séduisant. Il n’en est pourtant rien. Comme l’explique Paul Ricoeur, le
mythe d’Adam « dédouble l’origine du mal et du bien au sein d’une création qui a déjà son
commencement absolu dans l’acte créateur de Dieu. […] Le mythe adamique raconte comme
57
un événement le passage de l’innocence au péché en tant que statut d’un homme destiné au
bien et enclin au mal »1. Il pose la « perfection absolue de Dieu » et la méchanceté radicale de
tous les hommes, qui naissent dans l’état de péché originel, universel, mais aussi dotés de la
liberté pour ou contre le mal, et conscients de leurs choix : « Man faulted into consciousness »
dit Auden (NYL, vers 1110, CP, p. 227). Blake, qu’Auden cite dans The Enchafèd Flood,
partage pleinement cette conception du mal radical :
Man is born a Spectre or Satan and is altogether an Evil, and requires a New Selfhood continually,
and must continually be changed into his direct contrary. But your Greek Philosophy (which is a
remnant of Druidism) teaches that Man is Righteous in his Vegetated Spectre… Voltaire, Rousseau…
you are Pharisees and Hypocrites, for you are constantly talking of the Virtues of the Human Heart and
particularly of your own, that you may accuse others.
Jerusalem2
Auden lui-même confia à son ami Alan Ansen, dans un euphémisme empreint d’une ironie
grinçante, que l’homme, de façon générale, est peu aimable, « antipathique » (« unlovable »3).
Le catholicisme, et en particulier l’ordre des Jésuites, a bâti son système de pensée sur
la doctrine du libre arbitre : il appartient à l’homme de choisir ou non le bien ou le mal. « Je
ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’a pas donné un libre arbitre, ou une volonté
assez ample et parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si vague et si étendue qu’elle n’est
renfermée dans aucunes bornes »4, constate Descartes dans ses Méditations. Et cette liberté
humaine est la véritable origine du mal, considéré en tant que mal moral. Il n’y a donc pas à
chercher une autre origine au mal que l’homme. Sur ce constat se rejoignent Blake et Auden,
dans le sillage de la plupart des philosophes à partir du XVIIème siècle, et surtout aux
XVIIIème et XIXème siècles, notamment avec Kant pour qui les hommes sont méchants,
1
Paul Ricoeur. « La Symbolique du mal ». Philosophie de la volonté, finitude et culpabilité, Tome II. Paris :
Éditions Montaigne / Aubier, 1960, p. 219.
2
W.H. Auden. The Enchafèd Flood. London: Faber, [1951] 1985, p. 54.
3
« Of course, the human race as a whole is unlovable », cité dans Alan Ansen. The Table Talk of W.H. Auden.
London: Faber, 1991, p. 37.
4
René Descartes. (Méditation Quatrième) Méditations métaphysiques [1641]. Paris : Garnier-Flammarion,
1979, p. 137.
58
égoïstes, et se font la guerre en vertu de leur « insociable sociabilité ». Pour Kant, le « mal
radical » se trouve à la racine même de la conduite de l’homme :
La proposition : L’homme est mauvais, ne peut vouloir dire autre chose d’après ce qui précède
que : Il a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s’en écarter (à
l’occasion). Il est mauvais par nature signifie que ceci s’applique à lui considéré en son espèce ; ce
n’est pas qu’une qualité de ce genre puisse être déduite de son concept spécifique (celui d’un homme en
général) (car alors elle serait nécessaire), mais dans la mesure où on le connaît par expérience, l’homme
ne peut être jugé autrement, ou bien on peut présumer ce penchant comme subjectivement nécessaire
chez tout homme, même le meilleur. Or, du moment que ce penchant doit lui-même être nécessairement
considéré comme mauvais moralement et non par conséquent comme une disposition naturelle, mais
comme une chose qui peut être imputée à l’homme ; qu’il doit par conséquent nécessairement consister
en maximes de l’arbitre contraires à la loi, et qu’il faut considérer celles-ci, à cause de la liberté, comme
en soi contingentes, ce qui, à son tour, ne saurait s’accorder avec l’universalité de ce mal si ce suprême
fondement subjectif de toutes les maximes n’était pas d’une manière quelconque lié à l’humanité et s’il
n’y était en quelque sorte enraciné, nous pourrons appeler ce penchant, un penchant naturel au
mal ; et comme il faut qu’il soit toujours coupable par sa propre faute, un mal radical inné dans la
nature humaine (que nous avons néanmoins contracté nous-mêmes).
Or, qu’un penchant pervers de ce genre doive être enraciné dans l’homme, c’est là un fait
dont nous pouvons nous épargner de donner la preuve formelle, étant donnée la foule d’exemples
parlants que l’expérience des actions humaines nous présente. 1
Il y a dans l’homme une disposition naturelle au bien et un « penchant naturel au mal », et ce
penchant n’est pas lié à nos passions, mais relève d’une origine rationnelle. Le sujet qui
commet le mal agit librement, ce qui engage sa responsabilité, comme l’illustrent ces vers
de New Year Letter dans lesquels Auden insiste sur la volonté naturelle de l’homme de choisir
le désordre, c’est-à-dire l’opposé de l’ordre, à savoir le Bien, l’Éden :
Though order never can be willed
But in the state of the fulfilled,
For will but wills its opposite
And not the whole in which they fit.
NYL, vers 64-67, CP, p. 200.
La tension provient ici de la répétition du mot « will » (sous trois catégories grammaticales
différentes : participe passé, nom, verbe) inscrit dans une structure chiasmique qui enferme la
volonté dans les formes de l’ordre et de la totalité (order / willed / will / wills / whole). Inspiré
1
Emmanuel Kant. La Religion dans les limites de la simple raison. [1793] Trad. J. Gibelin. Paris : Librairie
Philosophique J. Vrin, 1983, p.76.
59
des sonnets à jeux de mots de Shakespeare 1 , le chiasme, cependant, est déséquilibré. La
volonté l’emporte avec la répétition du mot « will » et la forme affirmative (« wills ») qui
ressort face à la triple négation de l’ordre (« never can », « opposite », « not the whole »).
Cette tension rappelle toutefois la présence, au départ, d’un ordre, d’une loi, que l’on choisit
librement de nier. Pour pouvoir parler de mal moral, il faut que l’homme ait par ailleurs
conscience de la nécessité de la loi morale, et décide librement (« of his own free will »,
laissent entendre ces vers) de la transgresser. Pour Kant, comme pour Auden, Adam est
coupable de la première transgression, et tous ses descendants naissent dans l’état de péché
originel, dotés de la liberté pour ou contre le mal.
4 La sécularisation du mal
On assiste alors à une sécularisation du principe du mal, ce qui signifie que l’on
déplace la question du mal, insoluble sur le plan théologique2, vers la sphère historique et
sociale. Le mal descend du ciel vers la terre, comme dans le « Prologue au ciel » du Faust I de
1
On pense au sonnet 135 :
Whoever hath her wish, thou hast thy Will,
And Will to boot, and Will in overplus;
More than enough am I that vex thee still,
To thy sweet will making addition thus.
Wilt thou, whose will is large and spacious,
Not once vouchsafe to hide my will in thine?
Shall will in others seem right gracious,
And in my will no fair acceptance shine?
[…] (William Shakespeare. Sonnets. Op. cit., p. 324)
2
Paul Ricoeur explique que la plupart des penseurs sont confrontés à une aporie quand il s’agit de justifier le
mal :
Que philosophie et théologie rencontrent le mal comme un défi sans pareil, les plus grands penseurs
dans l’une ou l’autre discipline s’accordent à l’avouer, parfois avec de grands gémissements.
L’important n’est pas cet aveu, mais la manière dont le défi, voire l’échec, est reçu : comme une
invitation à penser moins ou une provocation à penser plus, voire à penser autrement ?
En théologie, l’origine du mal constitue une énigme insoluble car il faut accepter de « penser le mal devant
Dieu ». Or si l’on admet que Dieu a créé le monde, on doit admettre aussi que sa création est parfaite et donc
nécessairement bonne. Dès lors, le mal ne peut être justifié, il apparaît comme un « scandale ». (Paul Ricoeur.
Le Mal. Genève : Labor et Fides, 2004. Les citations renvoient respectivement aux pages 19 et 21)
60
Goethe1 où Méphistophélès, qui s’ennuie, défie le Seigneur d’entraîner Faust dans l’abîme du
mal :
Le Seigneur.
S’il [Faust] ne me sert maintenant encore que dans la confusion,
Je le conduirai bientôt vers la clarté.
Le jardinier sait bien, quand verdoie l’arbrisseau,
Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits.
Méphistophélès.
Vous le perdrez – que pariez-vous ?
Si vous me donnez la permission
De l’entraîner doucement sur ma route.
Le Seigneur.
Aussi longtemps qu’il vivra sur terre,
Rien ne t’interdit d’essayer.
L’homme erre tant qu’il s’efforce et cherche.
[…] C’est bon. Fais à ton gré !
Détourne cet esprit de sa source originelle
Et, si tu peux le saisir, entraîne-le
Avec toi sur tes voies vers l’abîme ;
Et reste confondu s’il te faut confesser
Qu’un homme bon, en son obscure aspiration,
Demeure conscient de la bonne voie.
Méphistophélès.
C’est parfait ! mais ce ne sera pas long.
Je n’ai aucune inquiétude pour mon pari. 2
Ici, le Seigneur accepte le pari3, tout en rappelant à Méphistophélès qu’il reste toujours libre
de ses actes (« Rien ne t’interdit d’essayer », « Fais à ton gré »), et donc que le mal provient
bien de la liberté de l’homme (ce n’est pas le Seigneur qui décide de faire régner le mal).
Ironiquement, le pari a lieu au ciel, avant que l’agent du mal ne redescende sur terre pour y
exercer ses pouvoirs.
Le personnage de Méphistophélès a largement inspiré celui de Nick Shadow dans The
Rake’s Progress, livret composé par Auden et Kallman en 1948 pour l’opéra de Stravinsky.
1
Le premier Faust de Goethe fut écrit entre 1773 et 1775 et publié en 1808.
Johann Wolfgang von Goethe. Faust. Trad. Henri Lichtenberger. Paris: Aubier, 1976, pp. 12-13.
3
On notera toutefois que dans le Faust de Goethe, Dieu laisse faire Méphistophélès parce qu’il sait que Faust
ne pourra jamais suivre la trace de Méphistophélès. En effet, comme l’homme est fait à l’image de Dieu, il finira
par trouver la voie vers le Bien, ce qui n’est pas le cas dans The Rake’s Progress où seule Anne incarne le Bien,
alors que Tom perd la raison et finit dans un asile.
2
61
Avant l’arrivée de Nick, ancien serviteur de l’oncle défunt dont Tom va hériter, les amants de
l’opéra (Anne et Tom) vivent un bonheur idyllique qui tient de l’Âge d’or et de l’Éden. Mais
Nick, le serviteur du mal, qui agit dans l’ombre (« shadow »), brise vite l’harmonie de cet
idéal arcadien en introduisant le mal d’abord sous sa forme urbaine et économique : il faut
s’occuper sans plus tarder de la gestion de l’héritage qui attise les convoitises, et penser à le
faire fructifier. Cela implique un départ immédiat pour Londres qui marquera le début de la
déchéance du héros. Le mal, dans The Rake’s Progress est intrinsèquement lié à la thématique
de la cité :
Nick
Sir, may Nick address you
A moment in your bliss?
Even in carefree May
A thriving fortune has its roots of care:
Attorneys crouched like gardeners to pay,
Bowers of paper only seals repair,
We must be off to London.
RP, I, 1, p. 53.1
Nick offre alors ses services à Tom sous la forme d’un accord qui fait écho au pacte
diabolique scellé entre Faust et Méphistophélès, cette fois-ci dans le cadre de la cité capitaliste
déchue (« A year and a day hence we will settle our account, and then, I promise you, you
shall pay me no more and no less than what you yourself acknowledge to be just. » RP, I, 1, p.
54). Si tentante soit-elle, Tom est libre de refuser cette proposition, et c’est bien lui qui décide
de l’accepter, pleinement conscient de son libre arbitre (« A fair offer. ’Tis agreed. » RP, p.
54), et non une force maléfique extérieure qui la lui impose. La chute du royaume du Bien
dans l’enfer de la luxure et de la dépravation se fait sans transition, puisque la deuxième scène
de l’opéra a lieu dans un bordel londonien où l’on retrouve Tom, ange déchu, entouré de
prostituées qui l’initient aux plaisirs de la chair dans lesquels il se vautre avec complaisance –
1
Chaque citation de The Rake’s Progress renverra à l’édition mentionnée dans la note sur le texte: The
Complete Works of W.H. Auden: Libretti and Other Dramatic Writings, 1939-1973. Princeton: Princeton
University Press, 1993.
62
ainsi commence la carrière du libertin : « The progress of a Rake begins ! » déclare Nick en
s’adressant au public (RP, I, 2, p. 55).
III Les manifestations du mal dans la cité
1 La représentation du mal
Pour Auden, le mal est avant tout d’ordre social, et il n’y a de mal que parce qu’il y a
des hommes en société. Dans la nature, tous les phénomènes, pour violents ou destructeurs
qu’ils soient, ne peuvent être considérés comme « bons » ou « mauvais », ils sont, tout
simplement. Par exemple, les animaux tuent pour manger, mais ne sont pas des meurtriers
pour autant, les prédateurs aidant même au maintien de l’équilibre naturel. Le diable
appartient à la représentation que l’homme se fait du monde et de sa vie, il n’existe pas hors
du travail symbolique propre à l’homme :
You have no positive existence,
Are only a recurrent state
Of fear and faithlessness and hate,
That takes on from becoming me
A legal personality,
Assuming your existence is
A rule-of-thumb hypostasis,
For, though no person, you can damn,
NYL, vers 414-421, CP, p. 209.
Dans ces vers, l’apostrophe et le discours direct participent d’une logique contradictoire en ce
qu’ils posent un sujet, l’interlocuteur (« you »), aussitôt nié à plusieurs reprises (« no positive
existence », « no person »). Cette stratégie énonciative vise à déstabiliser et frustrer le lecteur
en annulant d’emblée la représentation symbolique qu’il commençait à se faire du diable.
Auden court-circuite toutes les projections mentales traditionnelles (le diablotin, la sorcière,
etc.) pour inviter le lecteur à s’éloigner de la représentation avant de s’acheminer vers une
63
méditation plus profonde sur le mal. Il introduit ensuite un terme complexe utilisé en
théologie et en philosophie, l’ « hypostase », dans le cadre d’un oxymore : « a rule-of-thumb
hypostasis ». En effet, une « hypostase », à savoir « un principe premier », « une règle
fondamentale », ne saurait être approximative (« rule-of-thumb »). Ce nom composé est
également insolite car il réunit deux registres incompatibles (celui de la philosophie et celui,
familier, de la vie de tous les jours), et l’effet est des plus déroutants, témoignant à nouveau
du défi que représente l’écriture du mal. En outre, ces vers amorcent une réflexion sur
l’incarnation du mal en chacun de nous (« You […] becoming me »). Si « you » n’existe pas
(« You have no […] existence »), l’apostrophe ne peut qu’évoluer en un monologue intérieur,
le locuteur se parlant à lui-même en s’adressant au mal qui est en lui.
Pour Auden, le diable n’est autre que la projection d’un moi dévoyé, qui a perdu son
authenticité : « Lame fallen shadow, retro me » (NYL, vers 411, CP, p. 209). L’ombre, ici, fait
référence à la pensée de Jung. Voici ce que John Fuller note à propos du terme « shadow » :
The shadow is Jung’s term for ‘the thing a person has no wish to be’ (Collected Works, 16, para.470).
Auden very often referred to it at this time as the ‘lame shadow’, i.e. that part of oneself that represents
one’s inferior qualities manifested in uncontrolled emotions. 1
Quelques années plus tard, dans The Rake’s Progress, c’est bien cette « ombre boiteuse » que
l’on retrouve incarnée en la personne de Nick Shadow. Le diable a le pouvoir (« you can
damn ») d’éloigner sa victime du Bien, et, comble de la perfidie, il agit sournoisement en
appâtant l’homme par le bien, ou ce qu’il croit être bien pour lui. Il le séduit en répondant
précisément à ses attentes et en flattant son ego, mais sans le guider vers la connaissance du
Bien :
The Devil, as is not surprising,
– His business is self advertising –
Is a first-rate psychologist
Who keeps a conscientious list,
To help him in his ticklish deals,
Of what each client thinks and feels,
1
John Fuller. W.H. Auden: A Commentary. Princeton: Princeton University Press, 1998, p. 314.
64
His school, religion, birth and breeding,
Where he has dined and who he’s reading,
NYL, vers 528-535, CP, p. 212.
Auden présente ici une version dégradée du psychologue qui se change en inspecteur afin de
conforter ses patients dans leurs idées (« what each client thinks and feels »), sans jamais
chercher à traiter leur souffrance. Sa perversité consiste à les valoriser illusoirement,
notamment en citant leurs auteurs favoris (« who he’s reading »), pour mieux les manipuler et,
aussi, encaisser leurs chèques (« His business is self-advertising », « ticklish deals »).
L’homme finit alors par devenir dépendant du diable qu’il considère comme son guide
spirituel pour accéder au Bien :
For how could we get on without you
Who give the savoir-faire to doubt you
And keep you in your proper place,
Which is, to push us into grace?
NYL, vers 423-426 , CP, p. 210.
Voici la citation de Milton extraite d’Areopagitica qu’Auden avait introduite pour éclaircir
ces vers concernant l’accès au bien par le mal, citation publiée dans la première édition de
New Year Letter intitulée The Double Man :
It was out of the rind of an apple tasted that the knowledge of good and evil, as two twins cleaving
together, leaped forth into the world. And perhaps this is that doom which Adam fell into of knowing
good and evil, that is of knowing good by evil.1
Après avoir laissé entrevoir le Bien à l’homme, le diable s’ingénie toutefois à le faire douter,
et pour cela, il a plus d’une corde à son arc (« all his tactics are dictated / By problems he
himself created », NYL, vers 557-558, CP, p. 213). Sa méthode la plus efficace consiste à
allier la vérité au mensonge :
The False Association is
A favourite strategy of his:
Induce men to associate
Truth with a lie, then demonstrate
The lie and they will, in Truth’s name,
1
W.H. Auden. The Double Man. New York: Random House, 1941, p. 97.
65
Treat babe and bath-water the same,
A trick that serves him in good stead
At all times.
NYL, vers 631-638, CP, p. 215.
Le ton ici est extrêmement cynique, d’une part car il associe le mal à l’intelligence
(« demonstrate ») et à la finesse (« induce ») ; d’autre part, parce qu’il prouve que l’homme se
fait facilement duper, qui plus est, de son plein gré (« and they will »), par naïveté ou
simplement par bêtise (« they will […] / Treat babe and bath-water the same »). De plus, en
modifiant l’expression « to throw the baby out with the bathwater » (« perdre de vue
l’essentiel »), le poète lui redonne son sens premier dans une dynamique d’autodestruction
sordide, la crédulité de l’homme entraînant facilement sa propre perte et celle des siens
(« babe ») par la même occasion. Enfin, ces petits mensonges qui hantent le quotidien ne sont
que le pâle reflet d’autres mensonges d’ordre théologique.
2 Les hérésies
En précisant sa définition de la civilisation, Auden distingue deux catégories
d’hérésies dans « A Note on Order », article publié dans The Nation en février 1941:
(3) Civilization (high-grade social order), as we know it, makes two presuppositions:
(a) that throughout this universe there is one set of laws according to which all movements and events
in spite of all differences agree in happening;
(b) that, nevertheless, there are in this universe many different realms or societies, each composed of a
class of things peculiar to itself to which events of a peculiar kind happen (one important
peculiarity is position in time), and that the peculiar laws of these several realms are modifications
of the universal law mentioned in (a).
(4) Corresponding to these there are two heresies by which civilization has been
constantly threatened, heresies respectively defined in the Athanasian Creed as “dividing the
substance” and “confounding the persons.”
(a) Dualism. The denial of any relation between the universal and the particular, that is, that the
particular laws are modifications of the general law. Examples: Stoicism, Manicheeism, the
sentimentality of business men. Social result: an other-worldliness which regards all attempts to
establish social order as vain, or a secularism which regards progress as inevitable.
66
(b) Monism, that is, the assumption that the peculiar laws of one of the peculiar realms are the
universal laws from which all the others are derivative. Examples: the dominance in the Middle
Ages of the laws of Aristotelian logic, the Marxist theory of history, the Freudian psychology.
Social results: tyranny or violent revolution. (PII, pp. 100-101)
Cette réflexion théorique vient illuminer plusieurs passages de New Year Letter dans lesquels
le diable n’est autre qu’une métaphore de l’éloignement de l’ordre servant de fondement à la
civilisation (« high-grade social order »). En tant que diviseur (« the great schismatic who /
First split creation into two », NYL, vers 559-560, CP, p. 213), le diable promeut la doctrine
du dualisme, conception du bien et du mal affirmée par la plupart des penseurs antiques, dont
Plutarque :
Ce n’est pas une raison unique qui domine [l’univers] et le conduit comme avec un gouvernail ou
avec un frein modérateur, […] les biens et les maux y sont le plus souvent mêlés. […] Il n’y a pas
qu’un sommelier qui, puisant à deux tonneaux, mêlerait des liqueurs et nous distribuerait, à la façon
d’un cabaretier, les événements qui doivent nous toucher. Mais tout nous advient de deux principes
opposés, de deux forces contraires dont l’une nous guide vers la droite et en ligne directe, et dont
l’autre nous ramène en arrière et nous pousse à rebours. De là ce mélange inhérent à la vie, inséparable
du monde terrestre et sublunaire, sujet aux caprices de l’irrégularité, de la variabilité, et propre à
recevoir toutes sortes de modifications. Si rien, en effet, ne peut se faire sans cause, et si ce qui est
bien ne saurait devenir une cause de mal, il faut qu’il y ait dans la nature, comme il existe pour le
bien, un principe particulier qui donne naissance au mal.1
Le dualisme conduit très souvent à établir une distinction entre d’un côté l’intelligence divine,
ou logos, ou raison, c’est-à-dire le bien, et de l’autre la déraison, les passions, ou encore la
matière, qui sont le mal. Cette opposition traverse l’œuvre de Platon (Lois, Timée) et est
cohérente avec l’idée défendue par Socrate dans le Gorgias selon laquelle « nul ne fait le mal
volontairement ». Le dualisme a sous-tendu la doctrine manichéenne qui pose l’existence de
deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise.
Pour les chrétiens, il s’agit d’une erreur qui consiste à diviser l’ordre divin et à mettre
sur le même plan le bien et le mal, autrement dit à penser que Dieu n’est pas tout-puissant, ou
qu’il a voulu le mal, alors que, selon le christianisme, tout ce qui a été créé par Dieu « est
bon », même si l’homme, usant de son libre arbitre, peut choisir le mal :
1
Plutarque. Isis et Osiris. Trad. Mario Meunier. Paris : Guy Trédaniel Éditeur, 2001, pp. 145-146.
67
if dualities exist,
What happens to the god? If there
Are any cultures anywhere
With other values than his own,
How can it possibly be shown
That his are not subjective or
That all life is a state of war?
NYL, vers 573-579, CP, pp. 213-214.
Les conséquences de cette première hérésie sont graves car cette dernière opère un retour en
arrière en légitimant l’état de guerre comme état naturel de l’humanité, comme dans
l’Antiquité (« all life is a state of war »).
Quant à l’erreur du monisme, elle consiste en un éloignement de l’ordre divin à la
suite d’une confusion désastreuse entre la croyance et la foi, les propositions et
présuppositions :
A clear distinction must be drawn between presuppositions and propositions which are
experimentally verifiable, between matters of faith and matters of belief, and the fullest
acceptance of the principle of doubt.
I believe X = I believe X to be true.
I have faith in X = The existence of X is, for me, an absolute presupposition.
I doubt X = I admit the possibility that at some future unspecified date, for reasons also
unspecified, I may come either to believe the proposition X to be false or to find that, for me, the
presupposition that X exists is no longer absolute but relative. (PII, p. 102)
Ceux qui confondent foi et croyance entraînent l’humanité dans des dérives dystopiques, à
l’exemple des hérésies marxiste et darwiniste :
Determinism comes to this :
None shall receive unless they give;
All must co-operate to live.
Now he is one with all of those
Who brought an epoch to a close,
[…]
One with the naturalist, who fought
Pituitary headaches, brought
Man’s pride to heel at last and showed
His kinship with the worm and toad,
NYL, vers 734-738, 745-748, CP, p. 215.
68
Sans jamais les nommer, Auden dresse un portrait ambivalent de Marx et Darwin, tous deux
présentés sous la forme du diable. Le ton est ici à la fois affectueux envers ces bienfaiteurs
dont le poète loue les ambitions humanistes à travers le registre médical de la guérison
(« fought / Pituitary headaches », « heel / heal ») et dubitatif, voire cynique, en ce qu’il
associe ces sauveurs au ver de terre et surtout au crapaud (« His kinship to the worm and
toad »), en écho aux derniers vers de la lettre qui n’augurent rien de rassurant quant à l’avenir:
Our news is seldom good: the heart,
As Zola said, must always start
The day by swallowing its toad1
Of failure and disgust.
NYL, vers 1625-1628, CP, p. 241.
Ainsi, Marx et Darwin sont associés de façon grotesque 2 au dégoût et à l’angoisse (« [the]
toad / Of failure and disgust »), dans un monde déchu qu’ils ont laissé en vrac et sans solution
pérenne après leur passage (« an epoch to a close »), tout simplement parce qu’ils ont commis
un péché d’orgueil (« Man’s pride ») en s’éloignant de la Loi divine :
Great sedentary Caesars who
Have pacified some dread tabu,
[…]
You are betrayed unless we see
No codex gentium we make
Is difficult for Truth to break;
The Lex Abscondita evades
The vigilantes in the glades;
NYL, vers 751-52, 758-762, CP, p. 218.
1
John Fuller (W.H. Auden: A Commentary. Op. cit., p. 335) note que ce crapaud n’est pas extrait d’une citation
de Zola, mais de Chamfort : « A man must swallow a toad every morning if he wishes to be sure of finding
nothing still more disgusting before the day is over » (The Faber Book of Aphorisms, p.18).
2
Chaque fois que l’on utilisera le terme de « grotesque », on l’entendra au sens littéraire et l’on renverra à la
définition suivante de The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms (pp. 150-151) :
Grotesque : from grotte, the Italian word for “grottoes” or “caves”, a term first used in English in the sixteenth
century to refer to decorative paintings or sculptures mixing human, animal, and supernatural figures (such as
griffins) in designs found in or imitating those discovered in recently excavated rooms of ancient Roman
houses. […] In the seventeenth century, grotesque came to be used more broadly to refer to strangely unusual
things or artistic representations, particularly one involving bizarre or unnatural combinations of characteristics
or images. With this broader application, the term came to be used as an adjective describing gargoyles,
statues combining human, animal, and monstrous features designed to protect buildings, particularly Gothic
churches and cathedrals. The humorous aspect of the grotesque is often grounded in an extreme physicality
and a concern with sexuality. […] The grotesque, however, also elicits fear of those same characteristics that
evoke laughter.
69
La Lex Abscondita mentionnée, ou « loi cachée », n’est autre que la Loi naturelle, celle de
l’ordre divin, principe fondateur de l’ordre social, et dont les monistes se sont éloignés après
la Chute (elle leur « échappe » – « evades »). Le monde se trouve alors pris dans le cercle
vicieux du mal, comme l’illustrent les vers suivants saturés en consonances en [eit] et dans
lesquels la répétition du mot « hate » sous toutes ses variantes grammaticales (nom, verbe)
traduit une impasse spirituelle angoissante :
if the monist view be right,
How is it possible to fight?
If love has been annihilated
There’s only hate left to be hated.
NYL, vers 580-583, CP, p. 214.
3 « Half angel and half petite bête »
S’il l’éloigne de Dieu, le diable éloigne aussi, logiquement, l’homme de sa nature.
Dans New Year Letter, Auden fait plusieurs allusions à la conception pascalienne de l’homme
telle qu’elle est précisée dans les Pensées (« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut
que qui veut faire l’ange fait la bête » 1 ), dans le premier titre de la lettre emprunté à
Montaigne (The Double Man), et dans la poésie de Pope:
Know then thyself ; presume not God to scan;
The proper study of Mankind is Man.
Plac’d on this isthmus of a middle state,
A Being darkly wise, and rudely great:
With too much knowledge for the Sceptic side,
With too much weakness for the Stoic’s pride,
He hangs between; in doubt to act, or rest,
In doubt to deem himself a God, or Beast;
An Essay on Man, Epistle II, ll. 1-8.2
1
2
Blaise Pascal. Pensées.[1670] Article VI « Les Philosophes » (358). Paris: Garnier Frères, 1964, p. 164.
Alexander Pope. Selected Poetry. London: Penguin Group Ltd., 1950, p. 121.
70
Voici comment Auden parodie Pope :
Is it not here that we belong,
Where everyone is doing wrong,
And normal our freemartin state,
Half angel and half petite bête?
So, perched upon the sharp arête,
Where if we do not move we fall,
Yet movement is heretical,
Since over its ironic rocks
No route is truly orthodox,
NYL, vers 952-960, CP, p. 223.
Contrairement à celui de Pope, très sentencieux, le ton d’Auden est celui de la conversation,
et cette différence de registre allie étrangement le comique au désespoir. Les certitudes de
Pope, dont toutes les phrases sont à la forme affirmative, sont battues en brèche et par une
interrogative, et par le glissement grotesque d’une définition générique et philosophique de
l’homme vers une description plus confuse et obscurcie par l’introduction de mots en français
(« petite bête », « arête »). Le décalage sémantique témoigne, sur le mode du cynisme, du
processus d’aliénation de l’homme à l’œuvre depuis le siècle de Pope : l’homme n’est plus
seulement un entre-deux (« a middle state »), mais une génisse stérile (« a freemartin ») dont
la descendance n’est plus assurée ; la « petite bête » est une version dégradée, un avatar de la
« Bête » de Pope ; enfin, l’isthme est changé en arête dont l’aspect déchiqueté est renforcé par
l’adjectif « sharp », laissant ainsi peu d’espoir quant à la survie de l’homme. Auden reprendra
une autre métaphore géographique similaire dans The Sea and the Mirror, celle du pain de
sucre, pour dire son angoisse face à une humanité à la dérive :
But this world is no better and it is now quite clear to us that there is nothing to be done with such a ship
of fools, adrift on a sugarloaf sea in which it is going very soon and suitably to founder. (SM, p. 114)
L’homme ne suit pas la bonne voie au siècle d’Auden (« No route is truly orthodox »), et il
s’égare sur deux pentes aussi dangereuses l’une que l’autre :
71
Soit il refuse son animalité (« Beast »), c’est-à-dire sa mortalité, et son ambition
démesurée l’éloigne alors de Dieu en voulant le remplacer :
How hard to stretch imagination
To live according to our station.
For we are all insulted by
The mere suggestion that we die
[…]
we’d rather
Be perfect copies of our father,
Prefer our idées fixes to be
True of a fixed reality.
NYL, vers 349-52, 360-63, CP, p. 208.
Ces vers montrent que l’homme est enclin à la facilité et qu’il préfère s’enfermer dans des
schémas pré-conçus (« we […] / Prefer our idées fixes ») qui le rassurent plutôt que d’accepter
l’altérité et sa finitude. Il lui est pratique de confondre l’Éden, état à jamais perdu mais que
l’on peut chercher à retrouver, avec un confort bourgeois dans lequel il se leurre (« a fixed
reality »). Il vit alors dans ce qu’Auden nomme l’enfer, mais il ne tient qu’à lui d’en sortir,
comme l’explique cette note de The Double Man:
It is possible that the gates of Hell are always standing wide open. The lost are perfectly free to leave
whenever they like, but to do so would mean admitting that the gates were open, that is, that there was
another life outside. This they cannot admit, not because they have any pleasure in their present
existence, but because the life outside would be different and, if they admitted its existence, they would
have to lead it. They know this. They know that they are free to leave and they know why they do
not. This knowledge is the flame of hell.1
L’erreur majeure que commet l’homme et qui le plonge en enfer est de croire que l’Être
(« Being », l’état d’avant la Chute, dans l’Éden) et le devenir sont identiques, que la Loi
divine et la loi humaine, marquée du sceau de la conscience de la culpabilité, sont les mêmes :
Hell is the being of the lie
That we become if we deny
The laws of consciousness and claim
Becoming and Being are the same,
Being in time, and man discrete
In will, yet free and self-complete;
NYL, vers 898-903, CP, p. 222.
1
The Double Man. Op. cit., p 84.
72
Soit il oublie la part divine, rationnelle, qui l’anime (« a God », « Half angel »), pour
laisser libre cours à ses pulsions meurtrières avec les effets terribles que l’on sait. Comme le
dit Freud, « l’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son
prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son
contentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le
martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les
enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? » 1
Certainement pas le locuteur des vers suivants :
Who, thinking of the last ten years,
Does not hear howling in his ears
The Asiatic cry of pain,
The shots of executing Spain,
See stumbling through his outraged mind
The Abyssinian, blistered, blind,
The dazed uncomprehending stare
Of the Danubian despair,
The Jew wrecked in the German cell,
Flat Poland frozen into hell,
NYL, vers 267-276, CP, p. 205.
La voix du poète s’apparente ici à celle d’un journaliste faisant un bilan des événements
marquants des années 1930 beaucoup plus détaillé que dans « September I, 1939 ». Le
locuteur ne propose toutefois que peu d’images de l’horreur qui s’est déchaînée sur le monde,
pour privilégier un mode de représentation indirecte (« See […] through his […] mind »),
symbolique – et donc liée à l’humain. En introduisant des noms ou adjectifs de pays
(« Asiatic », « Spain », « Abyssinian », etc.), il recourt à la métonymie pour inciter le lecteur à
se remémorer les dates les plus sombres. Certes, l’homme s’est comporté comme une bête
féroce (« man deemed himself a beast », dans les mots de Pope), mais le texte n’a de cesse de
rappeler qu’il s’agit bien d’actes humains désormais ancrés dans l’histoire, et la suite longue
nominale produit un effet de vertige terrifiant. Si l’homme joue parfois à la bête, il n’en
1
Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation. [1929] Trad. Ch. et J. Odier. Paris : Presses Universitaires de
France, 1971, pp. 64-65.
73
devient cependant jamais entièrement animal du fait de sa double nature, et l’histoire de la
barbarie n’est malheureusement que trop humaine.
La logique du mal atteint son paroxysme lorsque l’homme, conscient du pouvoir du
mal, est cependant prêt à en user pour se venger:
It lures us all ; even the best,
Les hommes de bonne volonté, feel
Their politics perhaps unreal
And all they have believed untrue,
Are tempted to surrender to
The grand apocalyptic dream
In which the persecutors scream
As on the evil Aryan lives
Descends the night of the long knives,
The bleeding tyrant dragged through all
The ashes of his capitol.
NYL, vers 284-94, CP, p. 206.
Ces vers sont d’autant plus violents qu’ils font écho à l’oppresseur contenu en chacun de nous
(« It lures us all »). Ils tendent au lecteur un miroir réfléchissant la part d’ombre qu’il ne veut
pas reconnaître, en pointant la logique dévastatrice de la loi du Talion menant directement à la
destruction de l’humanité (« apocalyptic dream »). Auden prend l’exemple de victimes des
Nazis rêvant de faire vivre une nouvelle nuit des longs couteaux (« the night of long
knives » 1 ) à leurs bourreaux (« The bleeding tyrant ») en répondant au mal par le mal
(« dragged through all / The ashes of his capitol »). Le poète met son lecteur en garde contre
cette loi ancestrale dont la logique est dévastatrice et sans issue.
4 L’analyse psychologique du mal
C’est bien cette pulsion de vengeance qui conduisit Hitler au pouvoir, comme
l’indiquent ces vers de « September I, 1939 » (EA, p. 245) :
1
Série d’assassinats perpétrés par les Nazis en Allemagne la nuit du 29 au 30 juin 1934.
74
Find what occurred at Linz,
What huge imago made
A psychopathic god:
I and the public know
What all schoolchildren learn,
Those to whom evil is done
Do evil in return.
Linz est la petite ville autrichienne où grandit Hitler. Ici, le poète invite le lecteur à se
renseigner sur cette enfance, tout en lui donnant des clefs pour orienter ses recherches. Le
terme « imago », emprunté au vocabulaire de la psychanalyse, renvoie à une figure paternelle
imaginaire que l’enfant se recrée en l’absence du père, comme le fit Hitler, orphelin de père à
l’âge de quatorze ans. Le locuteur paraphrase le discours du psychanalyste prêt à retracer
l’origine du mal qui plane sur l’Europe. Il connaît Freud qui a montré que la méchanceté et la
perversité de l’homme sont le revers de son malheur et des agressions de l’existence contre
lesquelles il doit se défendre. Dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Freud prend
l’exemple de Richard III de Shakespeare dont la difformité physique engendre une
méchanceté sans bornes : « la nature a commis une grave injustice à mon égard en me
frustrant de la forme harmonieuse qui conquiert l’amour des humains. La vie pour cela me
doit un dédommagement que je vais m’octroyer. Je revendique le droit d’être une exception,
de passer sur les scrupules par lesquels d’autres se laissent arrêter. Il m’est permis de
commettre même l’injustice car j’ai été victime de l’injustice »1 :
But I, that am not shaped for sportive tricks,
Nor made to court an amorous looking-glass;
I, that am rudely stamped, and want love’s majesty
To strut before a wanton ambling nymph;
I, that am curtailed of this fair proportion,
Cheated of feature by dissembling Nature,
Deformed, unfinished, sent before my time
Into this breathing world, scarce half made up,
And that so lamely and unfashionable
That dogs bark at me as I halt by them;
Why, I, in this weak piping time of peace,
Have no delight to pass away the time,
Unless to spy my shadow in the sun
1
Sigmund Freud. L’Inquiétante étrangeté et autres essais. [1919] Trad. Bertrand Féron. Paris : Gallimard, 1985,
pp. 144-145.
75
And descant on mine own deformity:
And therefore, since I cannot prove a lover,
To entertain these fair well-spoken days,
I am determined to prove a villain.
Richard III, I, 1, 14-301
New Year Letter évoque également la jeunesse d’Hitler dans un court passage invitant le
lecteur à s’interroger sur l’évolution de la victime en bourreau :
The father-shadow that he hated
Weighed like an Alp; his love, frustrated,
Negating as it was negated,
Burst out in boils;
NYL, vers 589-692, CP, p. 216.
Auden s’installe ici dans la phraséologie de la psychanalyse tout en gardant une certaine
distance ironique, introduite par exemple dans la comparaison inattendue (« like an Alp2 »)
qui précède l’image des furoncles (« Burst out in boils ») s’inscrivant, elle, dans le cadre de
l’interprétation psychosomatique d’un cas clinique. Les rimes, en fin de vers et internes,
retracent en le simplifiant le cercle vicieux du mal tout en montrant, par simple écho, la
rapidité de l’engrenage pouvant anéantir le monde : sur la page, la lecture verticale assimile
immédiatement « hated » à « negated ». Auden suit à la lettre l’analyse de Freud en articulant
la frustration et le manque d’amour à la négation de l’autre. Le passage du participe passé
(« negated ») au participe présent (« negating ») du même verbe relié au même agent dévoile
ici le rôle du narcissisme dans la production du comportement pervers, tout en rapprochant le
lecteur du sujet de l’analyse, à savoir l’incarnation du mal.
1
William Shakespeare. Richard III. Paris: Aubier, 1971, p. 40.
Une « alpe » signifie « un pâturage situé dans les Alpes ». Cette comparaison géographique est déroutante
dans la mesure où elle rapproche la figure paternelle à la fois de l’espace vert et abondant (celui de la prairie
où les bestiaux pâturent) garantissant le bien-être des générations à venir, et, avec la majuscule, étrange au
singulier (« like an Alp »), de la chaîne de montagnes imposante des Alpes.
2
76
Expliquer par la psychanalyse le comportement d’Hitler, c’est le rapporter à la sphère
de l’humain, et donc aussi analyser le mal qui sommeille en chacun de nous (« It lures us
all », NYL, vers 284), ou, pour reprendre la théorie de Freud à propos de Richard III :
Nous sentons alors que nous pourrions nous aussi devenir comme Richard, et même que nous le
sommes déjà à une petite échelle. Richard est un agrandissement gigantesque de ce côté que nous
trouvons également en nous. Nous nous croyons tous fondés à nous plaindre de la nature et du destin en
raison de préjudices congénitaux et infantiles ; nous exigeons tous un dédommagement pour des
blessures précoces de notre narcissisme, de notre amour de nous-mêmes.1
On citera, pour conclure sur les vers de « September I, 1939 », les remarques de Brodsky à
propos de ce texte qui « force notre sympathie, même pour le scélérat »2 :
Hitler, according to Auden, is a human phenomenon: not just a political one. Therefore he uses the
Freudian approach, as it promises a shortcut to the root of the problem, to its origin. Auden, you see, is a
poet who is interested most of all in cause-and-effect interplay, and Freudianism for him is but a means
of transportation: not destination. Also, if not primarily, this doctrine like any other simply expands his
vocabulary: he ladles from every puddle. What he achieves here […] is to tell us that we all are quite
evil, for we empathize with these four lines, don’t we? And do you know why? Because this
quatrain sounds, after all, like a most coherent rendition of the concept of Original Sin.3
La figure d’Hitler revient sous plusieurs formes dans New Year Letter. Par exemple,
Auden file la métaphore de l’inspecteur inspiré des romans policiers (« one inspector dressed
in brown », NYL, vers 254, CP, p. 205) pour dénoncer les facéties sournoises du dictateur qui
contrecarre la justice en se plaçant au-dessus d’elle (« He makes the murderer whom he
pleases / And all investigation ceases », NYL, vers 255-256, CP, p. 205). Il parodie également
le discours déterministe (« particles who claim the field », NYL, vers 990, p. 224) qu’Hitler
s’était approprié4, ou encore la rhétorique du démagogue (« the demagogue who raves, / A
quantum speaking for the waves », NYL, vers 991-992, CP, p. 224) visant à endoctriner les
foules par l’art du mensonge (« the Prince of Lies », NYL, vers 383, CP, p. 209). La rime entre
« raves » et « waves » est lourde de sens dans la mesure où elle associe l’art du discours non
seulement à la violence (« to rave » signifie « gronder, s’emporter »), mais aussi au délire et à
1
Sigmund Freud. L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Op. cit., p. 145.
Ibid., p. 144.
3
Joseph Brodsky. Less Than One Selected Essays. Op. cit., pp. 322-323.
4
John Fuller (W.H. Auden : A Commentary. Op. cit., p.330) note que ce vers fait référence au discours qu’Hitler
avait tenu devant les ruines de Varsovie : « Why do they try to resist my destiny ? ».
2
77
l’extase visant à hypnotiser (sens premier de « rave ») la foule formant une masse compacte
(« wave ») conditionnée en direct ou par les ondes (« waves ») de la radio. Le pluriel accentue
la rapidité et l’ampleur de la propagation du discours nazi. Dans A Certain World, Auden cite
Hitler expliquant comment s’adresser à la masse :
Don’t waste your time over “intellectual” meetings and groups drawn together by mutual interests.
Anything you may achieve with such folk to-day by means of reasonable explanation may be erased
tomorrow by an opposite explanation. But what you tell the people in the mass, in a receptive state
of fanatic devotion, will remain words received under an hypnotic influence, ineradicable, and
impervious to every reasonable explanation. (CW, p. 182-183)
Les remarques de George Steiner sur la manipulation du langage par les Nazis abondent dans
le sens de la rime d’Auden :
Le nazisme puisa dans le langage précisément ce dont il avait besoin pour donner une voix à la
sauvagerie. Hitler entendit à l’intérieur de sa langue natale l’hystérie latente, la confusion, la
qualité de la transe hypnotique. Il plongea avec sûreté dans le sous-bois du langage, dans les zones
de l’obscurité et du cri qui sont la première enfance du discours articulé, et qui surgissent avant
que les mots aient acquis leur mélodie et leur charge de sens sous le toucher de l’esprit. Il
pressentit dans l’allemand une autre musique que celle de Goethe, Heine et Mann ; la cadence d’une
râpe, moitié jargon vague, moitié obscénité. Et au lieu de s’en détourner, écœuré et incrédule, le peuple
allemand rendit un écho massif aux vociférations de cet homme. Cela s’est mis en retour à vociférer
dans un million de voix, et à retentir dans un million de bottes.1
Chez Auden, les allusions à Hitler (l’inspecteur en pardessus marron, la caricature de
Darwin réduit à une toute petite unité, le quantum, le démagogue hystérique), totalement
bouleversantes et mortellement comiques, sont empreintes d’un humour brechtien visant à
démythifier l’image du monstre. Les remarques de Catherine Naugrette sur le comique chez
Brecht pourraient parfaitement s’appliquer à New Year Letter :
[Brecht fait du comique] un procédé de distanciation essentiel dans son œuvre. […] L’exemple le
plus évident en est la théâtralisation ridicule d’Hitler qu’il appelle dans ses écrits le “peintre en
bâtiment” ou bien encore “Comment s’appelle-t-il donc au juste ?”, à travers le personnage d’Arturo
Ui, autrement dit le chef d’une bande de gangsters minables se livrant à un non moins minable trafic de
choux-fleurs.2
1
George Steiner. Langage et silence. Trad. P.-E. Dauzat, J.-P. Faye, L. Lotringer, Lise et Denis Roche. Paris : Les
Belles Lettres, [1967], 2010, p. 96.
2
Catherine Naugrette. Paysages dévastés. Belval : Circé, 2004, p. 51.
78
Comme l’écrit Bernard Dort à propos du théâtre de Brecht, « ce respect des tueurs, il faut le
détruire » 1. La logique de tous les jours ne doit pas se laisser intimider lorsqu’elle visite les
grandes figures politiques. Aussi Brecht conclut-il que, pour opérer cette démythification de
l’Histoire, « la comédie est préférable à la tragédie, car on peut sans doute poser en principe
que la tragédie traite, plus souvent que la comédie, les souffrances des hommes par-dessus la
jambe » 2 . On connaît par ailleurs l’admiration de Brecht envers Charlie Chaplin ou Karl
Valentin, tous deux capables, comme les vers de New Year Letter, non seulement d’allier dans
leur jeu la tristesse et le rire, mais encore, de faire réagir le public a contrario des histoires qui
lui sont racontées, dans un acte de résistance face au mal, dont Hitler n’est pas la seule
manifestation dans l’œuvre d’Auden.
5 Le mal protéiforme
Plusieurs autres métaphores rattachent le mal à la machine infernale du capitalisme
sauvage entraînant la société dans les dérives du conformisme et de l’aliénation :
Boys trained by factories for leading
Unusual lives as nurses, feeding
Helpless machines, girls married off
To typewriters, old men in love
With prices they can never get,
Homes blackmailed by a radio set,
Children inherited by slums
And idiots with enormous sums.
NYL, vers 1294-1301, CP, p. 232.
Les références au fordisme et au taylorisme sont évidentes, et les hypallages brouillent les
frontières entre l’homme et la machine (« Boys trained by factories », « feeding / Helpless
machines »). Les pluriels et l’absence de référent spatial confèrent une dimension planétaire à
1
2
Bernard Dort. Lecture de Brecht. Paris : Seuil, 1960, p. 119.
Ibid.
79
la mécanisation du monde, responsable, elle aussi, du dérèglement de la société. C’est sur un
ton moralisateur et accusateur que le poète dénonce la perte de l’humain en l’homme au nom
du profit (« idiots with enormous sums »). Les taudis (« slums ») remettent en question les
fondements de la cité selon Samuel Johnson (« a decent provision for the poor is the true test
of civilization») et montrent à quel point l’homme s’est éloigné de toute forme de société
civilisée ou civitas. Ici, le diable est la machine qui décide de l’avenir de l’humanité en
l’entraînant dans la guerre :
The choice of patterns is made clear,
Which the machine imposes, what
Is possible and what is not,
NYL, vers 1520-1522, CP, p. 206.
Ainsi, le mal est protéiforme, incernable, visible (la machine, le dictateur) et invisible
(les pulsions, l’orgueil, les hérésies, …), unique et multiple. Plus le poète tente de le
représenter, plus il multiplie les métaphores et autres symboles dans un discours qui, toujours,
questionne les lois de la logique. Qui s’essaye à cerner l’essence du diable relève un défi
insurmontable, ou, pour le dire avec Paul Ricoeur :
Tous les symboles donnent à penser, mais les symboles du mal montrent d’une façon exemplaire qu’il y
a toujours plus dans les mythes et les symboles que dans toute notre philosophie ; et qu’une
interprétation philosophique des symboles ne deviendra jamais connaissance absolue. Les symboles du
mal dans lesquels nous lisons l’échec de notre existence déclarent en même temps l’échec de tous
les systèmes de pensées qui voudraient engloutir les symboles dans un savoir absolu.1
Face au mal dont il ne peut résoudre l’énigme, le poète s’interroge alors sur la cohérence d’un
monde dépourvu de tout principe assurant la protection du citoyen au quotidien, dans le cadre
du foyer :
Why did the watchdog never bark ?
Why did the footsteps leave no mark ?
Where were the servants at that hour ?
How did a snake get in the tower ?
NYL, vers 245-248, CP, p. 205.
1
Paul Ricoeur. « La Symbolique du mal ». Philosophie de la volonté, finitude et culpabilité. Tome II. Op. cit., p.
328.
80
Si New Year Letter se clôt sur un espoir de rédemption véhiculé par une série de prières,
O Unicorn among the cedars
O Dove of science and of light
O Itchus playful in the deep
O sudden Wind that blows unbidden
O Clock and Keeper of the years,
O Source of equity and rest
NYL, vers 1651, 1657, 1659, 1662, 1666-1667, CP, pp. 241-242.
le ton est beaucoup plus sombre dans The Age of Anxiety, composé quelques années plus tard
(1944-1946), à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans le sillage des tragédies de
Shakespeare (« The time is out of joint », s’exclame Hamlet au cœur de la tourmente, I, 5,
196 1 ) et de The Waste Land d’Eliot, le monde, dans cette églogue, a perdu son primum
mobile, et le mal, symbolisé par les oies incontrôlables (faut-il y voir une allusion au pas de
l’oie de l’armée nazie ?), règne sur un monde dont Dieu s’est absenté – « God’s in his
greenhouse, his geese in the world » (AA, p. 80).
Le dieu qui s’enferme dans sa serre est toutefois bien étrange. Quel est le sens du mot
« God » ici ? La figure évoquée est beaucoup plus proche des magnats capitalistes qui
dominaient l’économie mondiale au début du XXème siècle (Henry Ford, John Davison
Rockefeller, William Randolph Hearst, Andrew Carnegie, etc.) que du dieu chrétien. En effet,
ici, la serre, pièce d’agrément attenante aux villas bourgeoises et autres manoirs, est aussi une
métonymie de l’extravagance des projets architecturaux faramineux des hommes les plus
riches de la planète (« idiots with enormous sums », NYL, vers 1301), dont la propriété
(« mansion ») de Gatsby sur Long Island est l’exemple le plus célèbre de la littérature. Ces
nababs tenaient les rênes du monde pendant les années folles, et certains, dont Ford,
souhaitaient modeler la société à leur manière. Ils furent considérés à maints égards comme
1
William Shakespeare. Hamlet. Op. cit., p. 228.
81
les nouveaux repères de l’entre-deux-guerres avant de se retirer du monde public (« in [their]
greenhouse ») au cours de la Seconde Guerre mondiale qu’ils alimentèrent en partie en
vendant leurs armes aux pays européens. Auden était fasciné et intrigué par ces personnages
aux ambitions paternalistes, comme l’atteste cette conversation tenue dans les années 1940 et
relatée par Ursula Niebuhr :
We talked about all sorts of things and particularly Detroit. […] It was the Detroit of Henry Ford, and
the First World War and the twenties, and Reinhold [Ursula Niebuhr’s husband] accordingly had
learned the facts of life about industrial production, and at first hand from his parishioners of the toll
technological development took in terms of human and social values. Wystan was fascinated by the
descriptions his friends George Davis and Reinhold gave of Henry Ford and his Jekyll-and-Hyde
personality. The technical genius who gave the world the Model T and the assembly line was presented
by his public relations office as a great humanitarian, and largely was accepted as such, but to his subexecutives and to his workers, he was known as a cruel and exacting employer, who exhibited at times a
definite streak of sadism. 1
À l’aube de la Seconde Guerre, seule perdure la face sadique de ces figures faussement
rédemptrices aux prétentions divines, et réduites à des clowns irrévérencieux par ROSETTA
(«the irreverent place, / The clown’s cosmos », AA, p. 32). Si le poète n’a aucunement perdu
la foi, il constate avec effroi, à la suite d’Adamov, que le mot « Dieu » (introduit sur le ton
familier de la conversation de café : « God’s in his greenhouse ») est vidé de tout son sens,
symptôme d’une langue en souffrance dans laquelle tout et n’importe quoi est désigné comme
« Dieu » :
Le nom de Dieu ne devrait plus jaillir de la bouche de l’homme. Ce mot dégradé par l’usage depuis si
longtemps ne signifie plus rien. Il est vidé de tout son sens, de tout son sang… Les mots, ces gardiens
du sens, ne sont pas immortels, invulnérables […]. Comme les hommes, les mots souffrent […] Usés
jusqu’à la corde, réduits à rien, les mots sont devenus des squelettes, des fantômes ; chacun de nous les
mâchonne lamentablement, leur son est nauséeux. 2
La retraite du mot « Dieu » témoigne dans The Age of Anxiety d’une société mécanisée qui
court à sa perte. L’homme, évidé de son humanité, n’est plus que le spectre de lui-même –
« We err what we are as if we were not » (AA, p. 80) –, évoqué au prétérit modal, mode de
1
Ces propos d’Ursula Niebuhr font partie des témoignages réunis par Stephen Spender dans W.H. Auden: A
Tribute. New York : Macmillan Publishing Co., INC., 1975, p. 107.
2
Adamov, cité par George Steiner dans Langage et silence. Op. cit., pp. 73-74.
82
l’irréel, et pris dans le chiasme (« err / we / we / were ») étouffant d’une existence qui oscille
entre l’erreur / errance (« We err ») et l’anéantissement de soi (« we were not »). Que faire
pour sortir de ce purgatoire ? Et surtout, quel est le rôle du poète dans la cité déchue ?
IV Le rôle du poète dans la cité déchue
1 Auden et l’art engagé
À partir de la fin des années 1930, Auden révisa radicalement ce qui, dans ses textes,
avait une trop forte connotation politique. Dès 1934, « A Misunderstanding » (CP, p. 125)
annonce ce changement de point de vue largement développé dans la suite de son œuvre. Le
poète y est représenté par un « he » anonyme dont l’ambition politique est exprimée dans une
parodie de campagne électorale mettant en scène un candidat en plein bain de foule dans le
vers d’ouverture : « Just as his dream foretold, he met them all ». Cependant, ce personnage
se doit très vite de constater un échec avant de remettre en question sa force de conviction.
Fui par les uns (« The smiling grimy boy at the garage / Ran out », vers 2-3), incapable de se
faire entendre par les autres (« the tall / Professor […] addressed him hours / Before he would
have dared »), il renonce au projet de réintroduire l’ordre dans la cité:
More, their talk always took the wished-for turn,
Dwelt on the need for someone to advise,
Yet, at each meeting, he was forced to learn
The same misunderstanding would arise.
Which was in need of Help? Were they or he
The physician, bridegroom and incendiary?
Dans ces vers, celui qui « a besoin d’aide » n’est autre que « he », le poète en personne, qui
croyait détenir des solutions, confronté à « they » dont les exemples donnés correspondent à
des personnages clairement ancrés dans leur société où leur rôle est essentiellement défini par
83
leur profession (« the tall / Professor », « The physician »). « He », lui, n’a pas vraiment de
place car il n’a aucun statut social, ce qui conduit à des quiproquos (« The same
misunderstanding would arise ») dans une cité où sa parole est inutile, en accord avec les
remarques d’Auden dans « The Poet & The City » et dans A Certain World:
Some writers, even some poets, become famous public figures, but writers as such have no social
status, in the way that doctors and lawyers, whether famous or obscure, have. […] A poet, painter or
musician has to accept the divorce in his art between the gratuitous and the utile as a fact for, if he
rebels, he is liable to fall into error. […] The notion of l’art engagé and art as propaganda are
extensions of this heresy, and when poets fall into it, the cause, I fear, is less their social conscience
than their vanity. (DH, pp. 74-76)
By all means let a poet, if he wants to, write engagé poems, protesting against this or that political evil
or social injustice. But let him remember this. The only person who will benefit from them is himself;
they will enhance his literary reputation among those who feel as he does. The evil or injustice,
however, will remain exactly what it would have been if he had kept his mouth shut. (CW, p. 87)
2 Hermès vs Apollon
Auden met le lecteur en garde contre l’illusion d’une poésie rédemptrice dans
plusieurs poèmes des années 1940. « Under Which Lyre » (CP, p. 335), par exemple, reprend
le thème mythologique de la rivalité entre Hermès, qui inventa la lyre au premier jour de sa
vie, et Apollon, son frère aîné. Composé en tétramètres iambiques suivis de deux dimètres par
strophe, le poème se place, par sa forme même, sous le signe d’Hermès dont le chiffre sacré
est le quatre. Dans ce texte, Auden oppose le caractère autoritaire d’Apollon à celui de son
cadet, beaucoup plus individualiste, insoumis et réfractaire à toute forme de règle:
Let Ares doze, that other war
Is instantly declared once more
‘Twixt those who follow
Precocious Hermes all the way
And those who without qualms obey
Pompous Apollo.
[…]
84
The sons of Hermes love to play
And only do their best when they
Are told they oughtn’t;
Apollo’s children never shrink
From boring jobs but have to think
Their work important.
À l’opposé des théoriciens et des politiques, Hermès prône une ligne de conduite fondée sur la
spontanéité et la liberté (« only do their best when they / Are told they oughn’t »), suivant une
morale du jour-le-jour, sans engagement, d’autant plus importante aux yeux du poète qu’il la
met en valeur, dans les deux derniers vers du poème, avec une pointe d’humour anachronique
teinté d’autodérision: « read the New Yorker, trust in God / And take short views » (vers 174175). Les disciples d’Hermès louent une poétique sans ambition politique aucune, une
poétique de l’art pour l’art, ou pour se faire plaisir (« love to play », vers 56). S’ils venaient à
gouverner, les conséquences seraient catastrophiques – « The earth would soon, did Hermes
run it, / Be like the Balkans » (vers 72-73).
En revanche, ceux qui suivent la lyre d’Apollon visent à réformer le monde par le
verbe dans une perspective utopique, et ils confondent dangereusement le politique et le
poétique :
His [Apollo’s] radio Homers all day long
[…]
With adjectives laid end to end,
Extol the doughnut and commend
The Common Man.
Dans la lignée d’Hermès, Auden s’inscrit en faux contre les poètes comme Shelley («Poets
are the unacknowledged legislators of the world »1), Mallarmé ou Rilke pour qui la poésie
recèle les lois d’un monde meilleur :
1
Cette déclaration célèbre de Percy Bysshe Shelley est extraite de l’essai « A Defence of Poetry » écrit en 1821
et publié en 1840, et que l’on trouve dans l’anthologie suivante : John Hollander, Frank Kermode. The Oxford
Anthology of English Literature Volume II. Oxford: Oxford University Press, 1973, pp. 744-762. (« Poets are the
unacknowledged legislators are the world » apparaît à la page 762).
85
[An] opposite heresy is to endow the gratuitous with a magic utility of its own, so that the poet comes to
think of himself as the god who creates his subjective universe out of nothing – to him the material
universe is nothing. Mallarmé, who planned to write the sacred book of a new universal religion, and
Rilke with his notion of Gesang ist Dasein, are heresiarchs of this type. Both were geniuses but, admire
them as one may and must, one’s final impression of their work is something false and unreal. (DH, p.
76)
Cette hérésie, qui peut vite entraîner le monde dans des dérives dystopiques, relève de
l’ambition apollinienne de ceux qui pensent pouvoir changer le cours de l’Histoire (« [they]
think / Their work important », vers 60-61). Auden la dénigre avec encore plus de virulence à
l’encontre de Shelley dans « Squares and Oblongs » :
How glad I am that the silliest remark ever made about poets, ‘the unacknowledged legislators of the
world’, was made by a poet whose work I detest. Sounds more like secret police to me. (PII, p. 348)
Dans New Year Letter, il l’associe au mensonge de la magie et au diable :
He cannot always fool us thrice
For he may never tell us lies,
Just half-truths we can synthesise.
So, hidden in his hocus-pocus,
That magic lamp which looks so dull
And utterly impractical
Yet, if Aladdin use it right,
Can be a sesame to light.
NYL, vers 825-933, CP, p. 220.
Le diable est ici étonnamment présenté comme le père de la poésie. Ces vers expriment une
forte tension entre la magie, l’illusion et le mensonge d’une part, et le vrai, la Vérité d’autre
part. La magie de la poésie est d’emblée remise en question par une négation (« He cannot
[…] fool us »). Cependant, le mensonge est très vite articulé à la vérité par la syntaxe, « halftruths » se substituant à « lies » par simple apposition. De même, l’art de la supercherie
(« hocus-pocus ») laisse entrevoir par paronomase celui de la Vérité à travers le corps du
Christ (« hoc est corpus »). En accord avec le titre d’un poème de 1953, « The Truest Poetry
Is the Most Feigning » (CP, p. 619), emprunté à Shakespeare (As You Like It, III, 31), ces vers
de New Year Letter montrent que l’artifice de la poésie (« feigning ») mène paradoxalement à
1
William Shakespeare. As You Like It. (The Arden Shakespeare) Walton-on-Thames: Thomas Nelson & Sons Ltd,
1997, p. 80.
86
une vérité à laquelle le poète aspire (« fain1 »). On comprend donc que pour Auden, c’est par
le mensonge et l’artifice que l’on arrive à la lumière (« light ») de la Vérité (« right »). La
poésie n’est pas la Vérité, comme ont pu le prétendre Shelley et ses disciples, mais une simple
voie labyrinthique et tortueuse qui peut parfois (« if Aladdin use it right ») acheminer le
lecteur vers la Vérité de Dieu – « a sesame to light ».
3 « Poetry makes nothing happen »
Le poète, pour Auden, ne saurait être ni le rédempteur ni le sauveur de la cité déchue.
Il n’a aucun rôle politique à jouer dans la cité :
Poets are, by the nature of their interests and the nature of artistic fabrication, singularly illequipped to understand politics or economics. Their natural interest is in singular individuals and
personal relations, while politics and economics are concerned with large numbers of people, hence
with the human average (the poet is bored to death by the idea of the Common Man) and with
impersonal, to a great extent involuntary relations. (DH, p. 84)
Il ne peut rien face au désastre qui l’entoure, et il le dit ouvertement à l’aube de la Seconde
Guerre mondiale, dans une déclaration restée célèbre, et remarquable pour le caractère
lapidaire de sa formulation : « poetry makes nothing happen » (février 1939, CP, p. 247). Ce
vers apparaît dans « In Memory of W.B. Yeats », poème-hommage qui décrit la mort de Yeats
comme un non-événement. Le poète n’est rien dans la cité, et sa mort passe inaperçue,
n’affectant qu’un nombre restreint de citoyens : « A few thousand will think of this day / As
one thinks of a day slightly unusual» (vers 28-29). Le prosaïsme du lexique, les préfixes
négatifs (« dis- », vers 1, 2, 50, 61 ; « un- », vers 9, 19, 29, 56, 60), les jugements sur le poète
(« You were silly », vers 32) et sur l’indifférence des hommes (vers 23-26) vont dans le sens
de l’expression d’un doute quant à la place du poète dans la cité et quant au rôle de son
œuvre:
1
« Fain », homophone de « feign », signifie, entre autres, « ready, willing ».
87
The words of a dead man
Are modified in the guts of the living.
Ces vers, d’une grande lucidité, rappellent la hantise de tout poète – et de tout écrivain – de
voir sa pensée mal comprise, mal interprétée ou détournée (« modified ») par quelque lecteur
malveillant, sans pouvoir se défendre au lendemain de sa mort.
Pour Auden, le poète chante l’échec de l’humanité, et il le dit dans les strophes
conclusives de « In Memory of W.B. Yeats » dans des formules qui, en dépit de leur extrême
pessimisme, laissent poindre une lueur d’espoir :
Follow, poet, follow right
To the bottom of the night,
With your unconstraining voice
Still persuade us to rejoice;
With the farming of a verse
Make a vineyard of a curse,
Sing of human unsuccess
In a rapture of distress;
In the deserts of the heart
Let the healing fountain start
In the prison of his days
Teach the free man how to praise.
On notera que pour dire l’échec, Auden choisit un terme qui contient encore en creux le mot
« succès » (« unsuccess », et non « failure ») dans des vers qui relient le paradigme de la joie
à celui de la poésie (« rejoice » rime avec « voice »), prouvant par là-même qu’au cœur de la
cité désenchantée la poésie a encore (« Still persuade ») ce pouvoir, si minime soit-il,
d’emmener les hommes vers un ailleurs autre qui soit la promesse d’un monde meilleur (« Let
the healing fountain start »). En reprenant le rythme des comptines pour enfants, couplé à
celui de « The Tyger » de Blake, le poète rappelle aussi que cet ailleurs joyeux est purement
verbal, et que, plus que Dieu, c’est le langage qu’il invite chaque homme à louer dans le
dernier vers – « Teach the free man how to praise ».
88
À partir de 1939, Auden se dégage de tout mouvement ou tout discours communs, il se
contente, comme dans « September I, 1939 », d’être une voix qui dénoue le nœud gordien du
mensonge (EA, p. 246):
All I have is a voice
To undo the folded lie,
The romantic lie in the brain.
Il réaffirme sa revendication de l’impuissance du poétique quelques mois après « In Memory
of W.B. Yeats » dans New Year Letter (janvier 1940) :
Art is not life and cannot be
A midwife to society,
For art is a fait accompli.
[…]
No words men write can stop the war
NYL, vers 78-80, 296, CP, pp. 201-206.
Le meilleur commentaire de ces vers est sans conteste cette citation du poète lui-même
extraite de « Squares and Oblongs » :
Two theories of poetry. Poetry as a magical means for inducing desirable emotions and
repelling undesirable emotions in oneself and others, or Poetry as a game of knowledge, a bringing to
consciousness, by naming them, of emotions and their hidden relationships.
The first view was held by the Greeks, and is now held by MGM, Agit-prop, and the collective
public of the world. They are wrong. (PII, p. 345)
Anthony Hecht rapproche la position d’Auden de celle de Northrop Frye lorsqu’il affirme que
« la poésie est une utilisation désintéressée des mots » 1 , en écho à une citation de Keats
extraite d’une lettre adressée à Reynolds en février 1818 : « We hate poetry that has a
palpable design upon us ».2
1
« Poetry is a disinterested use of words », cité par Anthony Hecht. The Hidden Law. Op. cit., p. 145.
Cette lettre est publiée dans l’anthologie suivante : John Hollander, Frank Kermode. The Oxford Anthology of
English Literature Volume II. Op. cit., p. 770.
2
89
Si la poésie ne peut rien faire advenir, elle survit, cependant: « it survives / In the
valley of its making » (« In Memory of W.B. Yeats », vers 36-37). Nullement porteuse
d’espoir, elle témoigne d’un monde en crise et s’attache à dire l’horreur de la sombre vallée
dans laquelle s’engouffre l’humanité en 1939, suivant une dynamique du désenchantement et
de la désillusion : « In so far as poetry […] can be said to have an ulterior purpose, it is, by
telling the truth, to disenchant and disintoxicate » (DH, p. 27). Dès les années 1930, et de
façon plus marquée au cours des années 1940, Auden dit le monde désenchanté qui l’entoure,
sans se faire d’illusion sur l’impact très limité, voire nul, de ses mots. Il est l’un des premiers
poètes de langue anglaise à aborder le sujet de la Seconde Guerre mondiale dans des textes
encore méconnus ou peu étudiés sous cet angle, et à tenter de dire Auschwitz et Hiroshima en
libérant des formes inédites.
90
CHAPITRE II: Écrire la guerre, dire l’horreur
When bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens
The Age of Anxiety
À partir de 1940, les intellectuels et les poètes pressentent que la Seconde Guerre
mondiale sera différente de toutes les autres formes de barbarie, ce qui marquera un point de
non retour dans l’histoire de l’horreur. Auden, qui s’intéresse de près au sort des Juifs, comme
beaucoup d’autres, y compris de nombreuses autorités politiques, se doute, avec son acuité de
poète, de ce qui se passe dans les camps de déportation et de concentration. Si elle est difficile
à croire, cette réalité n’en demeure pas moins attestée par les récits des premiers rescapés,
dont Jan Karski, résistant polonais torturé qui, dès 1942, avait fait part des agissements nazis
dans les camps de la mort aux gouvernements britannique et américain 1 . Sur le moment,
cependant, aucun des Alliés n’entreprit de mettre un terme à l’extermination d’une partie de
l’humanité, ce qui constitue l’une des plus hideuses énigmes de l’histoire :
Le fond de l’histoire est sordide et il subsiste en elle une hideuse énigme. Au moment où l’on
exterminait neuf mille Juifs chaque jour, ni la R.A.F. ni l’U.S. Air Force n’ont bombardé les fours ou
tenté de faire sauter le verrou des camps, comme des Mosquitos, volant à ras du sol, avaient détruit une
prison française et permis à des maquisards de prendre le large. Malgré les appels désespérés de la
résistance juive et polonaise, et bien que la bureaucratie allemande ne fît point secret de la fonction
primordiale des chemins de fer dans la « solution finale », les lignes d’Auschwitz et de Belsen ne furent
jamais touchées. Pourquoi ? On l’a demandé à Churchill et Tedder. Ont-ils pu fournir une réponse
satisfaisante ? Quand la Wehrmacht et les Waffen-SS envahirent la Russie, les services secrets
soviétiques furent vite au courant de l’extermination massive des Juifs. 2
Comment un poète doit-il réagir dans un tel contexte ? La position d’Auden est contradictoire.
Dans Secondary Worlds, il soulève une question éthique majeure pendant et au lendemain de
1
2
Voir Jan Karski. Histoire d’un État secret, 1944.
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., p. 146.
91
la Seconde Guerre mondiale : est-il décemment envisageable d’écrire sur la guerre et sur les
camps sans risquer de se complaire dans une jouissance esthétique immorale ?
It is necessary that we know about the evil in the world – about past evil that we may know what man is
capable of and be on the watch for it in ourselves, and about present evil so that we may take political
action to eradicate it. This knowledge it is one of the duties of the Historian to impart. But the poet
cannot get into this business without defiling himself and his audience. To write a play (that is to
construct a secondary world) about Auschwitz, for example, is wicked; author and audience may try
to pretend that they are morally horrified, but in fact they are passing an entertaining evening together in
the aesthetic enjoyment of horrors. (SW, p. 84)
Cette déclaration va dans le sens d’Adorno qui affirme en 1955 qu’ « écrire un poème après
Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est
devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes »1.
Cependant, le philosophe revient très vite sur ce point de vue (« la sempiternelle
souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il
pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des
poèmes » 2 ), et Auden ne cessera d’écrire des poèmes pendant et après Auschwitz. Ces
contradictions mettent en évidence l’implacable disqualification des modes d’écriture et de
représentation traditionnels et la nécessité de renouveler le langage pour dire l’indicible, voire
pour tenter de trouver une sortie de l’impasse dans laquelle s’est engouffrée l’Histoire. Après
« September I, 1939 » et New Year Letter, comment le poète, qui refuse le silence, peut-il
traduire la perte d’un monde dans lequel on réduit l’homme à de la matière inerte amoncelée
en tas d’ordures – « bruised or broiled our bodies are chucked / Like cracked crocks onto
kitchen middens » (AA, p. 100) ?
For the Time Being, The Sea and the Mirror et The Age of Anxiety, composés pendant
et juste après la Seconde Guerre mondiale, proposent des formes nouvelles qui disent – ou
tentent de dire – dans des chocs poétiques aux effets dévastateurs, sur le mode du retour, de la
1
Theodor W. Adorno. Prismes. Critique de la culture et société. [1955] Traduit de l’allemand par G. et R.
Rochlitz. Paris : Payot, 1986, p. 26.
2
Theodor W. Adorno. Dialectique négative. [1966]. Trad. G. Coffin, J. Masson, O. Masson, A. Renault et D.
Trousson. Paris : Payot, 1978, 1992, p. 347.
92
parodie, ou de la juxtaposition insolite d’éléments hétéroclites et d’images inattendues,
l’horreur d’une guerre qui hante chaque vers et chaque syllabe. Ils acheminent la voix
poétique et le « je » lyrique au bout du possible tout en réaffirmant, par la résistance même du
verbe, sa survie au cœur de la cité en ruines.
I Écrire la Seconde Guerre mondiale
1 Du masque à la langue barbare
À la différence du journaliste dont les reportages de guerre, pris dans le vif de l’action,
se veulent neutres et le plus objectifs possible, accompagnés de photos de guerre et de
données chiffrées concernant les victimes, le poète a une expérience personnelle de la guerre,
vécue en direct, en tant que soldat, ou indirectement, en tant que civil, comme ce fut le cas
d’Auden pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque poète a sa propre façon de retranscrire
l’histoire, et pour Auden, la traduction poétique de l’horreur implique du temps et se
manifeste toujours par une prise de distance vis-à-vis de la chose politique, comme il
l’explique dans « W.H. Auden Speaks of Poetry and Total War », publié dans The Chicago
Sun en mars 1942 :
As poetic experience the incidents of war have nothing special about them; they are on an equality with
all the other incidents that form the general flow of history out of which poetry is made, and the poetic
use to which they can be put, the translations they undergo in the process of becoming poetry
depend always on the poet’s individual character and gift. A few poets, like Rudyard Kipling and
Wilfrid Owen, have been able to use the immediate details of war directly as subject matter, but as a
rule war experiences are like any others; poets cannot use them until they have become thoroughly
digested memories, and when they do finally enter their poetry, their war origin is often barely
recognizable. (PII, p. 152)
Les poèmes dramatiques composés entre 1940 et 1946 ne sont pas des « poèmes de guerre »,
mais des textes dans lesquels la guerre s’impose sur le mode d’un retour inattendu, comme
l’illustre l’ouverture de la cinquième partie de The Age of Anxiety intitulée « The Masque ».
93
Si le lecteur sait dès l’incipit de The Age of Anxiety que l’action se déroule en temps de
guerre (« When the historical process breaks down », « in war-time », « the universal disorder
outside », AA, p. 3), les repères spatio-temporels restent vagues (« barely recognizable », dit
Auden dans The Chicago Sun). En outre, le titre – « The Masque » – de l’avant-dernière
partie de l’églogue ouvre un horizon d’attente précis, codé, impliquant une grille de lecture
préétablie, en accord avec le sous-titre de l’œuvre : « A Baroque Eclogue ».
Aussi le
spectateur est-il en mesure d’espérer voir se déployer sous ses yeux éblouis tout le faste d’un
masque baroque digne de celui de Prospero ou du bal des Capulet dans Romeo and Juliet :
A masque is a lavish form of courtly entertainment that flourished in England in the sixteenth
and seventeenth centuries (more specifically, during the reigns of Elizabeth I, James I, and Charles I)
until it was brought to an abrupt halt by the Puritan Revolution in 1642. The masque generally had a
very thin plot line, typically dealing with mythological or allegorical figures, which served only to
provide a framework (or excuse) for the dancing, music, elaborate costumes, and general spectacle that
were its main features. The dancers and speaking characters wore masks, hence the name masque.
Over time, the masque developed from pure spectacle to spectacle with a more artistic or
literary purpose. The essential masque, the early form, placed the greatest emphasis on astounding the
eye and ear with its parade of beautiful and fabulous figures and rapidly changing scenes, all
accompanied by appropriate music. The masque achieved its greatest height under Jonson and the
architect Inigo Jones, who designed the visual aspects (sets, stage machinery, costumes, etc.) for
performances of Jonson’s plays. 1
L’épigraphe de Ronald Firbank (AA, p. 87) extrait du roman The Flower beneath the Foot
confirme cette hypothèse concernant les choix esthétiques du poète :
“Oh, Heaven help me,” she prayed,
“to be decorative and to do right.”
Firbank (1886-1926), connu et fustigé pour la préciosité de son style, aimait à jouer avec les
formes pour mettre en valeur l’artifice de sa prose et de ses personnages. The Flower beneath
the Foot met en scène un monde de princes et princesses dans un royaume imaginaire des
Balkans où tout n’est qu’artifice et décor (« to be decorative », AA, p. 87). Au cours d’une de
ses conférences sur Shakespeare donnée à New York en 1946 (précisément au moment où il
1
Ross Murfin, Supryia M. Ray. The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Op. cit., p. 205.
94
composait The Age of Anxiety), Auden avoua qu’il considérait la lecture de Firbank comme un
pur délice :
Oublions les mauvais auteurs. L’artiste mineur, qui peut manifester une forme d’idiosyncrasie, a son
truc, le fait bien, et passe son temps à cela – Thomas Campion, par exemple, A. E. Housman, ou en
musique, Claude Debussy. Il arrive que des écrivains mineurs comptent plus pour nous que n’importe
quel écrivain majeur, parce que leur univers est plus proche du nôtre. Les grandes œuvres d’art sont
dures à lire – en un sens ennuyeuses à lire. Qu’est-ce que je lis avec le plus de plaisir ? Non pas
Dante, à mes yeux le plus grand des poètes, mais du Ronald Firbank. L’écrivain mineur ne risque
jamais l’échec. Quand il découvre sa vision et son style propres, son histoire artistique est terminée. 1
Le titre et l’épigraphe n’augurent donc rien de nouveau. Le spectateur s’attend à un interlude
baroque après l’arrivée des personnages dans l’appartement de ROSETTA. Tout ne devrait
être que délectation, foisonnement, éblouissement, exacerbation de la forme, fuite vers des
contrées mythiques et merveilleuses… Or il n’en est rien.
Les premières lignes servant de didascalies introduisent un coup de théâtre dévastateur
avant même que le spectacle n’ait commencé. En effet, le masque proposé n’est qu’une
version frelatée de ceux de Jonson ou Shakespeare. Le décor est des plus sobres: les quatre
amis sont à Manhattan, chez ROSETTA dont l’appartement n’a certainement rien d’un palais
à la Inigo Jones étant donnée sa situation d’employée au service achat d’un grand magasin. Le
maître des cérémonies (« masque presenter ») n’égale en rien Lady Capulet, ou le duc
d’Athènes dans A Midsummer Night’s Dream, dans la mesure où il se résume à un simple
poste de radio qui déblatère, au rythme d’une danse macabre, une longue liste de noms
propres évoquant vaguement quelques tribus guerrières de Russie ou du Moyen Orient :
Music past midnight. For men in the armed
Forces on furlough and their feminine consorts,
For war-workers and women in labor,
For Bohemian artists and owls of the night,
We present a series of savage selections
By brutal bands from bestial tribes,
The Quaraquorams and the Quaromanlics,
The Arsocids and the Alonites,
1
Cet ouvrage (Lectures on Shakespeare) étant malheureusement difficilement accessible en ce moment en
anglais (rupture de stock), on le citera dans sa traduction française : W.H. Auden. Shakespeare. [2000] Trad.
Dominique Goy-Blanquet. Paris : Editions du Rocher, 2003, p. 263.
95
The Ghuzz, the Guptas, the gloomy Krimchaks,
The Timurids and Torguts, with terrible cries
Will drag you off to their dream retreats
To dance with your deaths till the dykes collapse.
(AA, p. 87)
La guerre s’impose brutalement et dans le champ lexical (« armed forces », « war-workers »)
et dans le retour de ce que l’on pourrait nommer une langue barbare dont la syntaxe frise la
désarticulation. La voix anonyme de la radio rappelle l’horreur précisément au moment où les
personnages cherchaient à l’oublier, à l’occasion d’une soirée. La succession de noms de
tribus et peuples inconnus, étayée par de nombreuses allitérations en plosives et gutturales
reliées par des sifflantes, rend la lecture difficile. Le poète atteint ici les limites du vers
allitératif au-delà desquelles la phrase se désagrège dans le non-sens.
Pour dire la barbarie, Auden fait le choix d’une sur-esthétisation qui conduit la langue
au bout de ses possibilités, dans une parodie fracassante du masque élisabéthain. Les
remarques virulentes de Randall Jarell à propos de la prosodie de The Age of Anxiety viennent
paradoxalement illuminer le processus de délitement de la langue à l’œuvre dans certains
passages :
[The author of The Age of Anxiety] is little more than an automaton. […] [His verse is] rhetorical
mill grinding away at the bottom of Limbo. […] Page after page the poem keeps saying: Remember, the
real subject of poetry is words. 1
Dans les vers qui jaillissent de la radio, l’allitération est comme édictée par « un automate ».
Le texte donne à entendre une langue mécanique, déshumanisée, prise dans un mouvement de
régression vers une paléolangue d’avant la civilisation, d’avant la loi de l’homme. Les mots
résonnent comme une suite de signifiants dont on aurait oublié le signifié (les noms propres
mentionnés apparaissent dans très peu de dictionnaires), à l’exception des cris anonymes
1
Randall Jarrell. Kipling, Auden & Co.: Essays and Reviews, 1935-1964. New York: Farrar, Straus and Giroux,
1980, p.145.
96
(« terrible cries ») qui eux sont, par contrecoup, sur-signifiés (cris de douleur, de peur,
d’angoisse, etc.) : seule l’horreur fait sens dans cette annonce radiophonique.
Pour dire la guerre, le poète remet à l’honneur une forme complexe héritée de l’anglosaxon qui le fascinait depuis longtemps, et ce parfois au détriment du sens des mots euxmêmes :
Pour Auden, la poésie anglo-saxonne est une poésie de l’articulation et de l’équilibre, son vers type
étant fondé sur un principe de symétrie, avec deux hémistiches, séparés par une forte césure et liés par
des allitérations. À Oxford, il assista aux conférences de Tolkien sur Beowulf, dont la rencontre le laissa
interdit, « spellbound ». […] Cette rencontre révélatrice se reproduisit avec la lecture de divers poèmes
médiévaux qui sont l’essentiel de ce que le jeune Auden attendait de la poésie : des rythmes hachés et
des sonorités abruptes. Il les retrouva en partie chez Hopkins qu’il tenta d’imiter et dont il partageait le
refus de l’informe.1
Ces structures allitératives émaillent The Age of Anxiety et viennent cimenter les différentes
parties en rappelant inexorablement la réalité des événements contemporains. Elles servent
d’ossature à l’ensemble du corps textuel tout en laissant les sons s’engendrer au gré des
répétitions. On développera l’exemple des premières paroles émanant de la radio dans la
première partie : « Now the news. Night raids on / Five cities. Fire started. » (AA, p. 9). D’une
part, « night raids » et « five » conduisent phonétiquement à « fire » ; d’autre part, la
conjonction de « night raids » et « fire » annonce phoniquement et sémantiquement, à la façon
de mots-valises, les « fanatical Nazis » introduits six vers plus bas. Le tissu allitératif entraîne
une démultiplication des effets de capitonnage phonique. Les différentes unités formelles se
trouvent alors très rapidement reliées par un ensemble de réseaux phoniques qui opèrent en
surface. Certains passages entrent même en correspondance, notamment ceux qui laissent
retentir comme une basse les atrocités de la guerre, toujours contenues dans les vers saturés en
gutturales, bilabiales et plosives étayées par des sifflantes, dans des mots soit très courts
(monosyllabes) soit très longs :
1
Pascal Aquien. W.H. Auden : de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., p. 259.
97
Vital crossroads
Taken by tanks. Trend to the left
Forecast by Congressman.
(AA, p. 10)
Slogging on through slush
By broken bridges and burnt hamlets
Where the starving stand, staring past them
(AA, p. 48)
Let brazen bands abrupt their din
(AA, p. 93)
When bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens
(AA, p. 100)
Le texte vibre, ses différentes unités sont articulées par des réseaux consonantiques qui
soudent les membres de son corps au rythme du battement régulier et sans fin des bombes,
assauts et raids aériens. Cette langue allitérative ne « charrie que des cadavres »1, comme le
dira Beckett à la fin des années 1950 – « our bodies are chucked / Like cracked crocks ».
Cependant, dans la poésie d’Auden, la perte des repères humains en temps de guerre et
l’écriture de l’horreur entraînent aussi, paradoxalement et simultanément, l’amorce d’une
poétique de résistance par le verbe, et dans The Age of Anxiety, par la consonne même. Si le
vers allitératif est le vecteur d’une poétique de la guerre, il opère également une
redynamisation de la langue dont il assure la survie – « it survives / A way of happening, a
mouth »2 – ou, pour le dire avec Pascal Aquien :
La consonne, à l’inverse de la voyelle, est le seul signe que l’on puisse appeler véritablement
« lettre » ; elle est même, comme dit Spinoza, le corps qui sert d’enveloppe à l’âme, c’est-à-dire à la
voyelle. Dans une autre perspective, Valéry expliqua un jour que « Le Cimetière marin » avait été à
l’origine une « figure rythmique vide ou remplie de syllabes vaines », le « thème » et le lexique ne
s’étant précisés que plus tard. Une telle affirmation pose la question du statut de la langue dans le
poème, en lien avec la préexistence d’une « mélodie », d’un rythme ou d’un battement. Or, un premier
aspect de la relation nécessaire qu’entretient Auden avec la structure allitérative est lié à l’amour
de la langue comme masse réelle. Le capitonnage serait alors pure expression de la jouissance de
la langue que le poète aime entendre vibrer : c’est à l’aune de la voix que l’on juge de la qualité de
l’écrit.3
1
Beckett cité par Jean Michel Rabaté dans La Pénultième est morte : spectrographies de la modernité. Seyssel :
Champ Vallon, 1993, p. 229.
2
« In Memory of W.B. Yeats », CP, p. 248.
3
Pascal Aquien. W.H. Auden : de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., p. 260.
98
2 L’annonce publicitaire
Le message délivré par la radio dans « The Masque » est certes difficilement
déchiffrable, mais celui du journal présenté dans la première partie se veut, en contrepartie,
limpide et purement informationnel :
Canal crossed
By heroic marines. Rochester barber
Fools foes. Finns ignore
Peace feeler. Pope condemns
Axis excesses. Underground
Blows up bridge. […]
(AA, p. 10)
La syntaxe est réduite à sa forme paratactique la plus dépouillée (sujet / verbe / complément)
dans un souci de clarté et de neutralité. La focalisation externe permet au poète de pasticher le
style journalistique, non sans rappeler l’écriture de John Dos Passos dans USA dont les
chapitres sont ponctués d’interludes consacrés aux actualités (« Newsreel ») :
IMPROVED LUBRICATING SYSTEM THAT INSURES
POSITIVE AND CONSTANT OILING OVER THE
ENTIRE BEARING SURFACES
I’ve got a longin’ way down in my heart
For that old gang that has drifted apart
[…]
NEWLY DESIGNED GEARS AFFORDING NOT
ONLY GREATER STRENGTH AND LONGER
LIFE BUT INCREASED SMOOTHNESS
NEW CLUTCH – AN ENGINEERING ACHIEVEMENT
THAT ADDS WONDERFUL POSITIVENESS TO
POWER TRANSMISSION THAT MAKES
GEARSHIFTING EASY AND NOISELESS
[…]
the prices obtained for packing house products were the results of purely economic laws.
Official figures prove that if wheat prices are to respond to the law of supply and demand 1
1
John Dos Passos. USA [First published in the U.S.A. by Constable 1938] London: Penguin, 1966, 2001, pp. 805806.
99
Ce style est inspiré à la fois des télégrammes et des titres et coupures de presse. Toutefois,
dans le texte d’Auden, le décalage anachronique entre les formules laconiques annonçant les
événements du quotidien de la guerre et la forme élaborée du vers allitératif exhumé du
Moyen Âge produit d’emblée un effet d’inquiétante étrangeté, et le malaise ne fait que
s’accroître avec l’annonce publicitaire suivante :
Definitely different. Has that democratic
Extra elegance. Easy to clean.
Will gladden grand-dad and your girl friend.
Lasts a lifetime. Leaves no odor.
American made. A modern product.
(AA, p. 18)
L’objet vanté par la réclame n’est jamais mentionné explicitement, ce qui pose une première
énigme : s’agit-il d’un meuble, d’un robot électroménager, ou, si l’on verse dans le cynisme,
d’une arme sophistiquée qui ne laisse aucune trace après le crime (« Leaves no odor ») ? Par
ailleurs, les champs lexicaux de la modernité technique et du totalitarisme se recoupent dans
le paradigme de la propreté (« Easy to clean », « Leaves no odor ») avec tout ce que cela
implique de désensibilisation et de déshumanisation, caractéristiques des dystopies
contemporaines ou à venir :
He smiles well, he smells of the future,
Odorless ages, an ordered world
Of planned pleasures and passport-control,
Sentry-go, sedative, soft drinks and
Managed money, […]
(AA, p. 14)
Dans The Age of Anxiety, les échos textuels associent inévitablement le produit de la publicité
(« Leaves no odor ») à un neuroleptique ou antidépresseur («Odorless […] sedative ») servant
de faux remède à l’angoisse.
En outre, avec le spot publicitaire, Auden parodie conjointement le discours de la
société de consommation et celui de l’évangélisme annonçant une vie meilleure. Le message
chrétien se trouve ainsi dangereusement détourné par la rhétorique consumériste. Ici, le
100
discours publicitaire est un parfait exemple de ce que le poétique n’est pas en ce qu’il use de
la magie et de l’illusion pour séduire sa cible. Voici comment Auden décrit la « magie noire »
dans Secondary Worlds :
[Black magic] does not ask for a free response to [its] spell; it demands a tautological echo. […] In all
ages the technique of the black magician has been essentially the same. In all spells the words are
deprived of their meanings and reduced to syllables or verbal noises. […] For millions of people
today words like communism, capitalism, imperialism, peace, freedom, democracy have ceased to
be words, the meaning of which can be inquired into and discussed, and have become right or wrong
noises to which the response is as involuntary as a knee reflex. (SW, pp. 128-129)
La position d’Auden corrobore celle de George Steiner inquiet face à ce qu’il nomme la
« retraite du mot » dans Langage et silence :
Le langage des médias et de la publicité en Angleterre et aux États-Unis, ce qui passe pour de la
littérature dans une high school moyenne, ou bien le style des débats politiques actuels sont des preuves
manifestes de la retraite de la vitalité et de la précision. L’anglais parlé par Eisenhower lors de ses
conférences de presse, de même que celui utilisé pour vendre un nouveau détergent, n’est destiné ni à
communiquer les vérités critiques de la vie nationale ni à aiguiser l’esprit de celui qui écoute. Son but
est d’éviter et de tromper les exigences de l’esprit. Le langage d’une communauté a atteint un niveau
dangereux quand une étude sur les retombées radioactives s’intitule Opération Soleil.1
Dans l’exemple cité ci-dessus, le produit de la réclame associe sans aucun lien logique la
démocratie à l’élégance (« that democratic / Extra elegance ») en évidant les deux termes de
leur contenu conceptuel. Les mots sont réunis parce qu’ils « sonnent bien » dans un discours
neutre qui vise à satisfaire l’ensemble de la population, non sans rappeler celui de la
propagande : « Propaganda, like the sword, attempts to eliminate content or dissent, and in
our age magical language has to a great extent replaced the sword. » (SW, p. 129) Comme le
dit George Steiner à propos de la publicité, « le mot n’est plus là que pour répondre aux
exigences du choc sensoriel »2, et les concepts, comme le patriotisme, sont détournés à des
fins commerciales (« Patriotic to own », AA, p. 19).
Dans Les Origines du totalitarisme (1951), les remarques de Hannah Arendt sur les
liens entre la propagande nazie et le discours publicitaire américain vont dans le sens d’Auden
1
2
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., p. 38.
Ibid., p. 199.
101
et semblent écrites a posteriori pour éclairer ses vers, notamment la fin de la publicité
radiophonique (« Serves through science / Has something added by skilled Scotchmen », AA,
p. 19) :
On a comparé la manière dont la propagande totalitaire souligne fortement la nature « scientifique » de
ses assertions à certaines techniques publicitaires qui s’adressent également aux masses. Il est bien vrai
que les pages publicitaires de n’importe quel journal donnent des exemples de cette « scientificité », qui
permet à un fabricant de prouver, à l’aide de faits, de chiffres et d’un service « recherche », que son
savon est « le meilleur du monde ». Il est non moins vrai qu’il y a un certain élément de violence dans
les débordements d’imagination des publicitaires : derrière l’affirmation que les femmes qui n’utilisent
pas cette marque particulière de savon resteront à vie boutonneuses et célibataires, se cache le rêve fou
du monopole, le rêve qu’un jour le fabricant du « seul savon qui empêche l’acné » aura le pouvoir de
priver de mari toutes les femmes qui n’utilisent pas son savon. Dans le cas de la publicité comme de la
propagande totalitaire, la science n’est qu’un produit de remplacement de la puissance. 1
Les annonces radiophoniques posent ainsi à l’arrière-plan du texte un cadre faussement
objectif qui évoque cyniquement le contexte de la Seconde Guerre mondiale. La satire
virulente du discours de propagande associé à la menace totalitaire s’exprime indirectement
dans le décalage entre le contenu et la forme extrêmement stylisée qui véhicule l’ironie
grinçante du poète. Par la suite, la guerre est exprimée par les personnages qui ne cessent de
rappeler qu’elle est avant tout un discours, une représentation mentale.
3 Paysages intérieurs dévastés
EMBLE, ROSETTA, QUANT et MALIN sont tous les quatre à New York lorsqu’ils
parlent de la guerre que seuls MALIN et EMBLE ont vécue sur le terrain. Quand ils abordent
le sujet, c’est soit sur le mode du souvenir relaté au prétérit (EMBLE : « High were those
headlands », AA,p. 12 ; MALIN : « Untalkative and tense, we took off / Anxious into air »,
AA, p. 10), soit dans le cadre d’une projection imaginaire retranscrite dans un présent
atemporel (QUANT : « All war’s woes I can well imagine », AA, p. 11 ; ROSETTA : « I see
in my mind a besieged island », AA, p. 13). Cette multiplication des points de vue, tous
1
Hannah Arendt. « Le mouvement totalitaire ». Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Trad.
Hélène Frappat et Martine Leibovici. Paris: Gallimard, 2002, p. 662.
102
subjectifs et traités en focalisation interne, témoigne de la difficulté de dire l’horreur qui reste
à jamais hors langage. Le récit de guerre se tisse sur le mode de la mémoire en éclats,
verticalement, contresignant la faillite de la forme narrative, éradiquant toute possibilité de
construction de récit linéaire.
MALIN, ancien médecin de l’armée de l’air canadienne, est le seul à tenter d’élaborer
un récit de guerre à partir de son vécu. Il se souvient d’une expédition menée contre l’ennemi
dont il annonce le déroulement chronologique :
Untalkative and tense, we took off
Anxious into air; our instruments glowed,
Dials in darkness, for dawn was not yet;
Pulses pounded; we approached our target,
(AA, p. 10)
Le code herméneutique déployé est classique en ce qu’il formule une énigme (les repères
spatio-temporels sont très vagues) et, partant, un suspense rappelant celui des Histoires
extraordinaires de Poe : silence, ténèbres, angoisse relayée par l’allitération en [p] (« Pulses
pounded »), attente introduite par les subordonnées conjonctives (« for dawn was not yet ») et
cible (« we approached our target »). Le prétérit pose un cadre rassurant puisqu’il implique
dès le départ que le narrateur, dans la lignée du héros homérique (« our instruments
glowed »), est ressorti sain et sauf de l’aventure qu’il s’apprête à raconter. Tout vise à susciter
la curiosité du lecteur, avec ce que cela promet de jouissance esthétique.
Les codes d’écriture de l’histoire fantastique et de l’épopée sont toutefois vite
bouleversés par l’introduction soudaine de chiasmes dont l’effet opacifiant est renforcé par
l’hypotaxe :
Conscious in common of our closed Here
And of Them out There, thinking of Us
In a different dream, for we die in theirs
Who kill in ours and become fathers,
Not twisting tracks their trigger hands are
Given goals by;
(AA, p. 10)
103
La narration bascule brutalement dans le présent atemporel (« we die »), irréel (« in a different
dream ») de la stase. Une tension naît de la confusion troublante entre les ennemis, « they » et
« us », qui deviennent interchangeables, voire indifférenciables – « indistinct / Are friend and
foe », dira EMBLE dans la troisième partie (AA, p. 79). Comme s’ils se regardaient dans un
miroir, les deux groupes ennemis sont des doubles, des figures gémellaires dans une étroite
relation de dépendance.
La poésie de Wilfred Owen plane sur ces vers que l’on peut lire comme une réécriture
de « Strange Meeting », poème tant admiré par Auden. Le texte d’Owen s’ouvre sur une
rêverie dans laquelle le locuteur s’imagine descendre dans un monde souterrain qui tient à la
fois de la tranchée, de la cathédrale et de l’enfer :
It seemed that out of battle I escaped
Down some profound dull tunnel, long since scooped
Through granites which titanic wars had groined. 1
Au cours de sa progression dans le tunnel, le locuteur rencontre celui qu’il a tué le jour
d’avant. Les deux hommes, qui se reconnaissent immédiatement, sont unis par un pacte
secret, et les rôles s’inversent étrangement lorsque le soldat allemand mort semble bénir son
bourreau :
one sprang up, and stared
With piteous recognition in fixed eyes
Lifting distressful hands, as if to bless.
Le locuteur comprend qu’il est en enfer où le retour au calme, loin du bruit assourdissant du
champ de bataille, le rassure. Il apostrophe alors ainsi son nouvel ami : « ‘Strange friend,’ I
said, ‘here is no cause to mourn.’ » La fin du poème correspond à la réponse du soldat
allemand mort. Comme dans le rêve de MALIN, les liens unissant les deux personnages sont
troublants (« Whatever hope is yours, / was my life also »). La situation est absurde, et les
1
Wilfred Owen. « Strange Meeting ». The Complete Poems and Fragments. London: Chatto & Windus, 1983,
pp. 148-149.
104
frontières entre fraternité et haine, vie et mort, réel et irréel deviennent poreuses, les morts
habitant les rêves des uns, la vie jaillissant de la mort des autres – « for we die in theirs / Who
kill in ours and become fathers », dit MALIN (AA, p. 10).
Cet interlude, qui ébranle la stabilité du récit de MALIN, est suivi sans transition d’un
retour au cadre rassurant du prétérit dans une parodie moderne des exploits du héros de guerre
inspiré de l’Iliade ou du preux chevalier terrassant son ennemi :
we began our run ;
Death and damage darted at our will,
Bullets were about, blazing anger
Lunged from below,
(AA, p. 10)
Face à l’absurdité de la guerre, le poète se replie dans la matérialité de la langue. Ici, le
rythme frénétique et saccadé, accéléré par le martèlement des consonances en [b] et [d],
déréalise la guerre pour exprimer une jouissance de la langue qu’Auden aime entendre vibrer
au moment où le monde s’écroule autour de lui. Le poème ravive les formes anciennes et
laisse résonner les plus beaux récits de bataille de la littérature, dont ceux de Beowulf, des
tragédies de Shakespeare, de l’opéra baroque (King Arthur) ou « The War-Song of Dinas
Vawr », cité comme modèle dans A Certain World (p. 386):
We there, in strife bewild’ring,
Spilt blood enough to swim in:
We orphaned many children,
And widowed many women.
The eagles and the ravens
We glutted with our foemen;
T. L. Peacock, « The War-Song of Dinas Vawr »
Le cadre esthétique et linguistique a une fonction double et contradictoire dans l’écriture de la
guerre : il sert d’abord d’ancrage et de résistance par le verbe face à la menace du non-sens,
tout en rappelant, par son artificialité, l’incapacité du poète à changer le cours de l’histoire –
« all I have is a voice », déclarait-il dans « September I, 1939 » (EA, p. 246).
105
Le discours des autres personnages témoigne à plusieurs reprises d’un élan similaire
orientant le texte vers une sur-esthétisation de la guerre. Par exemple, les descriptions de
QUANT, qui n’a pas connu les champs de bataille, sont trop conventionnelles, voire
stéréotypées. Sa conception du combat reste naïve, et ses paroles se font l’écho de ce qu’il
entend à la radio, voit au cinéma, non sans évoquer les scénarios montés de toutes pièces par
les enfants lorsqu’ils jouent aux soldats :
All war’s woes I can well imagine.
Gun-barrels glint, gathered in ambush,
Mayhem among mountains, minerals break
In by order on intimate groups of
Tender tissues;
(AA, p. 11)
QUANT est beaucoup plus descriptif que MALIN, et ses répliques imitent le style
journalistique des reportages illustrés de photos choc. La clarté de la syntaxe renforce le
caractère aseptisé de son évocation des bombardements et des ambuscades qui confine au
cliché. Son style, trop poli, est l’équivalent linguistique du papier glacé en couverture de
magazine de guerre :
Thousands lie in
Ruins by roads, irrational in woods,
Insensitive upon snow-bound plains,
Or littered lifeless along low coasts
Where shingle shuffles as shambling waves
Feebly fiddle in the fading light
(AA, p.12)
À la différence de QUANT, MALIN ne se complaît que peu de temps dans
l’esthétisation de la guerre. Très vite le non-sens l’emporte à nouveau dans le conflit opposant
fond et forme dans son discours. Voici ce qu’il répond à la question d’Eliot dans The Waste
Land – « That corpse you planted last year in your garden, / Has it begun to sprout? Will it
bloom this year? »1:
1
Thomas Stearns Eliot. The Waste Land [1922]. La Terre vaine et autres poèmes. Trad. Pierre Leyris. Paris :
Seuil, 1976, p. 64.
106
We had laid our eggs
Neatly in their nest, a nice deposit,
Hatched in an instant.
(AA, p. 10)
Lorsque les plus pessimistes des poètes sont sollicités, c’est toujours pour apporter une
réponse plus négative encore aux questions restées en suspens. Oui, le cadavre d’Eliot a
germé, mais pour entraîner la mort : dans le texte d’Auden, les œufs, métaphores des bombes
et des grenades, éclosent pour tuer. Le texte assimile les bombardements à la naissance de
poussins avant de filer cette métaphore cynique avec les larmes humaines qui sont non
seulement matérialisées, mais aussi dénaturées dans une hypallage les changeant en
explosifs :
Houses flamed in
Shuddering sheets as we shed our big
Tears on their town.
(AA, pp. 10-11)
Lorsque les paradigmes de la naissance et de la mort, de la douleur et de la terreur, se
rejoignent, le vers est porté au bord de l’éclatement. La succession d’hypallages confondant
hommes et objets (« shuddering sheets »), ou objet et sujet de la destruction (« Houses flamed
in »), fait vaciller le sens du poème, et l’incompréhension entraîne de nouvelles
interrogations :
“Why have They killed me?” wondered our Bert, our
Greenhouse gunner, forgot our answer,
Then was not with us.
(AA, p. 11)
Dans une note consacrée à ces vers, Alan Jacobs précise qu’en 1943 Auden adressa une lettre
à Elizabeth Mayer dans laquelle il évoque une conversation avec John Thompson, médecin
dans l’armée pendant la guerre : « Thompson was nursing a mortally-wounded gunner in one
of the raids over Cologne, who just kept asking, “Why have they killed me” » (AA, p. 123).
107
Cette remarque met en lumière le souci du poète de se faire le témoin de son époque en
intégrant des paroles authentiques à ses vers. Le texte invoque des voix d’outre-tombe avant
de les fondre dans la fiction. Le cri de détresse de ce fusilier exprime l’absurdité de la guerre
portée à son paroxysme dans la mesure où la victime, encore vivante, fait elle-même le
constat de sa propre mort au « present perfect » (qui n’est ni le temps de la vie, le présent, ni
celui de la mort, le prétérit), dans une interrogative qui n’a plus aucun sens.
Par la suite, d’autres voix de victimes, civiles cette fois, se font entendre pour dire la
réalité des années 1939-1945, notamment dans le voyage imaginaire de « The Seven
Stages » :
Dull through the darkness, indifferent tongues
From bombed buildings, from blacked-out towns,
Camps and cockpits, from cold trenches,
Submarines and cells, recite in unison
A common creed, declaring their weak
Faith in confusion.
(AA, p. 79)
Le pluriel de l’anonymat associé aux structures passives, sans auxiliaires ni compléments
d’agent (qui seraient porteurs d’un espoir de reconstruction), développe la poétique du
spectral amorcée par le discours de MALIN. La métonymie (« indifferent tongues ») participe
ici d’un processus de réduction de l’humain se résumant à des voix sans relief (« dull »), pâles
échos des chœurs antiques déplorant la perte d’un dieu bienfaiteur. En outre, la répétition des
prépositions (« from ») et conjonctions de coordination (« and ») reliant des noms sans
détermination (article zéro) confère à la guerre une dimension et une ampleur planétaires. Les
âmes commencent à douter (« weak / Faith ») en cette veille de Jour des Morts1, sans rien
attendre du verdict du Jugement dernier.
1
The Age of Anxiety se déroule précisément le soir du 2 novembre: « it was the night of All Souls » (AA, p. 6).
108
4 L’écriture du retour
Dans « The Masque », l’horreur ne cesse d’affleurer à la surface du texte au moment
même où les personnages s’efforcent de la conjurer par des paroles magiques :
Just a little more effort, perhaps merely the discovery of the right terms in which to describe it, and
surely absolute pleasure must immediately descend upon the astonished armies of this world and
abolish for ever all their hate and suffering. (AA, p. 93).
Dans le dialogue qui suit cette didascalie, les formules incantatoires charrient
systématiquement, sur le mode du contrepoint, les cadavres, armes et autres ruines
métonymiques de la guerre qui s’impose dans une écriture terrifiante du retour:
ROSETTA cried :
Let brazen bands abrupt their din and
Song grow civil, for the siege is raised.
[…]
The Visa-Division vouch for all.
The shops which displayed shining weapons
And crime-stories carry delicate
Pastoral poems and porcelain groups.
(AA, p. 93)
Le monde auquel les personnages aspirent est d’abord la négation de celui dans lequel ils
vivent, notamment celui de l’annonce radiophonique qui ouvre « The Masque » (AA, pp. 8788), dont on trouve des traces phoniques dans leur discours :
Then EMBLE :
Nor money, magic, nor martial law,
Hardness of heart nor hocus-pocus
Are needed now on the novel earth.
ROSETTA:
Nor terrors, tides, contagion longer
Lustrate her stable.
(AA, p. 94)
109
La répétition de « nor » met en relief les failles de la formule magique qui, et c’est là tout le
paradoxe, sert de repoussoir à un climat de peur et de terreur toujours ambiant. Ensuite, le
malaise et l’angoisse se manifestent dans les non-dit et les silences. Les espérances illusoires
des personnages trahissent, dans un système d’oppositions binaires, la cruelle réalité de la
guerre. Par exemple, le mythe des Trois Grâces, quintessence de l’ordre et de l’harmonie
(« the Graces shall dance / In excellent order with hands linked », AA, p. 94) renvoie au
désordre d’un monde où les hommes s’entretuent au lieu de s’unir (« Vast spiritual
disorders », déplore le locuteur dans New Year Letter, CP, p. 205). De même les rivières de
fleurs imaginaires (« loose floods of flowers », AA, p. 94) rappellent, par ricochet et assonance
en [ᴧ], les flots de sang (« blood-spattered barns », AA, p. 12), et les rêves d’abondance et de
santé (« Rose-cheeked riders », « good cows », « plenty of water », AA, p. 94) reflètent, tel un
miroir biaisé, les souffrances entraînées par la faim et la privation (« long hospital trains / […]
Of mangled men […] / In pain », AA, p. 13).
La guerre revient aussi sur le mode du rêve, comme l’illustre la première vision
cauchemardesque de ROSETTA (« I see in my mind a besieged island », AA, p. 13) en
mettant en scène des conspirateurs en train de redéfinir le monde en cachette:
in Turkish baths with towels round them
Imperilled plotters plan in outline
Definitions and norms for new lives.
(AA, p. 14)
L’image du complot est à la fois comique, insolite et extrêmement angoissante du fait de
l’anonymat des acteurs politiques et du décalage entre le lieu où se tient la réunion (des bains
turcs) et la gravité de son sujet (l’avenir de la société). Ce cauchemar réapparaît de façon
obsessionnelle dans The Age of Anxiety, d’abord dans la même tirade, où il se précise (« Four
who are famous confer in a schloss / At night on nations ») en évoquant, par le biais du mot
110
allemand « schloss » (un château), le contexte de l’Allemagne nazie, puis dans trois visions
successives reliant étrangement les répliques de QUANT et ROSETTA :
QUANT said :
a brick bath-house where burghers mixed
With light-fingered ladies and louche trade,
(AA, p. 29)
QUANT says :
The façade has a lifeless look,
For no one uses the enormous ballroom;
But in book-lined rooms at the back
Committees meet, and many strange
Decisions are secretly taken.
(AA, p.63)
ROSETTA answers:
At the bend of the Bourne where the brambles grow thickest
Major Mott joins Millicent Rusk;
Discreetly the kingfisher keeps his distance
But an old cob swan looks on as they
Commit the sanguine sin.
(AA, p. 63)
Le trope du lieu secret est repris dans trois images différentes, l’une, classique : la
bibliothèque (« book-lined rooms ») ; les deux autres, plus surprenantes : les bains-douches
(« a brick bath-house ») et le buisson (« the brambles »). À nouveau, des groupes restreints
(des comités, des responsables de l’armée et des prostituées avec leurs clients) complotent en
secret (« Decisions secretly taken » ; « louche trade »). Les allusions grivoises et homoérotiques de la réponse de ROSETTA (« the brambles grow thickest » est une métaphore
évidente de l’érection, « Rusk » est presque l’anagramme de « suck », et l’acte sexuel est
clairement évoqué dans le dernier vers, « the sanguine sin ») relient étrangement le thème du
complot à celui de la luxure. Elles sont introduites dans une double parodie grotesque du
111
cygne de Yeats dans « Leda and the Swan »1 et de la scène biblique de Suzanne au bain
(Daniel, 13), les vieillards voyeurs se trouvant changés en un vieux cygne mâle (« an old cob
swan » est une caricature du vieux beau). Les réseaux intra-textuels assimilent ainsi les lieux
secrets (les bains turcs, les manoirs) à des scènes dépravées. Le politique se trouve alors
reterritorialisé non plus dans l’intime, mais dans la débauche, entraînant un sentiment de
malaise grandissant, renforcé par la juxtaposition cynique du grotesque et du secret d’état
nazi. La conclusion de ROSETTA est d’ailleurs très sombre. Elle file la métaphore de la
fornication (« mating ») associée à l’intelligence du mal (« malice ») pour dire la dissolution
de la cité déchue :
I have watched through a window a World that is fallen,
The mating and malice of men and beasts,
The corporate greed of quiet vegetation,
(AA, p. 64)
1
Voici quelques vers de « Leda and the Swan » dont on trouve des réminiscences, sur le mode parodique, dans
le poème d’Auden :
How can those terrified vague fingers push
The feathered glory from her loosening thighs?
And how can body, laid in that white rush,
But feel the strange heart beating where it lies?
A shudder in the loins engenders there
The broken wall, the burning roof and tower
And Agamemnon dead.
(W.B. Yeats. The Poems. Op. cit., p. 260)
Pour commenter ces vers et l’énergie sexuelle dont ils sont animés, on s’appuiera sur les remarques suivantes
de Carle Bonafous-Murat : « Dans “Leda and the Swan”, le moment où le dieu déguisé en cygne atteint le
paroxysme du plaisir est figuré comme un événement tragique, entraînant toute une série de réactions en
chaîne, dont la destruction de Troie et la mise à mort du roi des Grecs par Clytemnestre. […] Hélène (née du
viol de Léda par Zeus et responsable du siège de Troie) s’immisce donc indirectement dans la représentation
extrêmement resserrée que Yeats donne du mythe. Celui-ci n’en fonctionne pas moins sur deux plans
simultanés : un plan intemporel (l’ensemble du passage est au présent, contrairement à la dernière strophe) où
le mythe est posé comme matrice de toute l’histoire à venir, et un plan individuel puisque ce drame tragique
peut se lire comme la figuration d’une éjaculation (“ a shudder”), d’une défloration (“ the broken wall”) par le
pénis en érection (“ the burning roof and tower”) et d’une petite mort (“ Agamemnon dead”) » (Carle
Bonafous-Murat. Selected Poems, W.B. Yeats. Paris: Armand Colin, 2008, p. 40.)
112
Ces extraits posent indirectement la question du comique et de ce qu’Adorno nomme
la « gaieté de l’art » 1 : doit-on rire de ces conspirateurs lascifs en serviettes de bain au
hammam ? Ou doit-on rester consternés, sidérés, en position de voyeurs, devant un spectacle
affligeant où les mœurs dissolues sont aussi des promesses de mort et de destruction de
l’homme – « Many have perished ; more will », répètent tour à tour les quatre personnages
conscients de l’imminence de l’horreur absolue (AA, pp. 11, 12, 13, 14) ? « Parce que le
moment de gaieté consiste en la liberté de l’art par rapport à la simple existence, dont
témoignent même les œuvres les plus désespérées, et celles-là surtout, le moment de gaieté ou
de comique ne peut en être simplement expulsé historiquement »2, dit Adorno. On voit se
dessiner dans la poétique d’Auden « la fin de l’alternative entre la gaieté et la gravité, le
tragique et le comique, la vie et la mort » 3. De même que la frontière des genres s’efface dans
The Age of Anxiety, et que les repères dramatiques se métissent de marques poétiques et de
traces narratives jusqu’à ce que la nature de l’œuvre ne soit plus identifiable (poème-pièce,
poème-livret d’opéra, églogue4 urbaine, églogue baroque …), de même la distinction entre la
fonction tragique et la fonction comique apparaît comme obsolète. Si d’une part, il est vrai
1
Theodor W. Adorno. Notes sur la littérature. [1958] Traduit de l’allemand par Sibylle Müller. Paris :
Flammarion, 1984, p. 434.
2
Ibid., pp. 434-435.
3
Ibid., p. 435.
4
Afin de préciser le concept littéraire de l’églogue, on reprendra la définition suivante :
Eclogue : A poem referring to a formal pastoral poem, originally from the Greek for “selection”. Before Virgil
wrote his Eclogues (c. 40 B.C.), the term referred to several types of verse. Since Virgil, eclogue has been used
to refer to a pastoral soliloquy or dialogue. The subject matter of an eclogue (as understood since Virgil) varies,
but commonly concerns courtship, disappointment in love, or death. Eclogues often involve a conversation or
singing contest between two shepherds, a lament for a dead shepherd (an eclogue may be or may contain a
eulogy). Sometimes eclogue is distinguished from pastoral, with the latter term used to refer to the
sentimental content and the former term used to refer to the dramatic form of a poem. In recent times,
eclogues have been used to express social and political commentary.
EXAMPLES: Spenser’s The Shepheardes Calendar (1579) contains twelve eclogues, one for each month of the
year. W.H. Auden’s long poem The Age of Anxiety: A Baroque Eclogue (1947) describes the attempt of four
characters representing diverse personality types (or, perhaps, mental faculties) to journey from the modern
condition of alienation, decay, and despair to a state of rejuvenation and harmonious reconciliation. Instead of
taking them through rural, conventionally pastoral scenery, their quest takes them through landscapes
symbolically suggestive of human anatomy. (The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Op. cit., pp.
100-101)
113
que « le contenu de vérité de la joie semble inaccessible »1, de l’autre il est tout aussi avéré
que « les genres s’effilochent, que l’attitude tragique apparaît comique et le comique
mélancolique »2, et qu’enfin le rapport entre les deux phénomènes est indéniable.
Qui plus est, l’effet de miroir entre le groupe des quatre conspirateurs dans le château
allemand (« Four who are famous confer in a schloss », AA, p. 14) et celui des quatre
personnages réunis dans un bar new-yorkais est des plus troublants. À l’instar de ROSETTA,
EMBLE, MALIN et QUANT, les quatre Nazis se retrouvent dans un espace clos dont le
confort (« a thick carpet », AA, p. 14) rappelle celui du bar qui, tel une villa de banlieue
américaine (« as cosy and respectable as a suburban villa », AA, p. 3), protège du chaos
extérieur, tout en faisant allusion à la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 qui se tint à
la villa Marlier dans le sud-ouest de Berlin3. Comme les personnages de The Age of Anxiety,
les quatre hauts responsables ont la nostalgie d’un ordre perdu (« an ordered world », AA, p.
14). Mais le monde que seul l’un d’entre eux est en train de planifier (« the Fourth who wills
[…] / Lord of this life », AA, p. 14) doit d’abord être nettoyé et aseptisé pour faire disparaître
toute trace d’impureté («he smells of the future, / Odorless ages », AA, p.14), ce qui débouche
tout droit sur une promesse de chaos universel et de mort à venir :
Grey masses moving as the mud dries.
Many have perished ; more will.
Imposer l’ordre, en se débarrassant des odeurs, équivaut à engendrer le désordre en laissant
planer dans l’air l’odeur de la mort qui envahit les derniers vers de « September I, 1939 » :
1
Theodor W. Adorno. Notes sur la littérature. Op. cit., p. 436.
Ibid.
3
La conférence de Wannsee réunit quinze hauts responsables du Troisième Reich pour débattre de
l’organisation administrative, technique et économique de la solution finale à la question juive, voulue par
Hitler, et mise en œuvre, sur ses instructions, par Hermann Göring, Heinrich Himmler, Reinhard Heydrich et
Adolf Eichmann. Au moment où la conférence se tint, la Shoah avait débuté depuis déjà plusieurs mois : la
déportation des Juifs avait commencé, les Einsatzgruppen assassinaient les Juifs par centaines de milliers en
URSS, le camp d’extermination de Chelmno était en activité, et les autres camps de la mort étaient en
construction ou en projet. Présidée par Reinhard Heydrich, la conférence de Wannsee dura moins de deux
heures et constitua une étape décisive dans la réalisation de la Shoah.
2
114
« The unmentionable odour of death / Offends the September night » (EA, p. 245). On
rappellera qu’à Varsovie, les Nazis versèrent de la chaux vive sur les prisonniers pour les tuer
en étouffant simultanément l’odeur de la mort.
Le cauchemar de ROSETTA est d’autant plus perturbant qu’il renvoie directement
l’horreur nazie au microcosme du bar par le jeu des parallélismes textuels. Les
correspondances entre la scène du bar et la réunion dans le « schloss » ont pour effet non pas
de projeter des fantasmes de régime totalitaire dans la pensée de ROSETTA, mais de réduire
la distance qui sépare cette dernière de l’horreur : les quatre dirigeants nazis du château sont
des êtres humains, comme elle et ses trois acolytes. Et pour restituer une forme d’ordre, ils
sont prêts au pire, à savoir la « solution finale ». L’horreur est possible, immanente, terrifiante
en ce qu’elle est le fruit de la réflexion humaine, engendrée par l’homme – et non la bête –
qui, de plus, reste serein et garde le sourire lorsqu’il prend ses décisions : « He looks natural, /
He smiles well, he smells of the future » (AA, p. 14). Cette vision d’un âge sans odeur
annonce le comble de l’inhumain – pourtant trop humain – et anticipe, entre autres, les propos
de George Steiner lorsqu’il convoque l’image du Nazi mélomane doté d’un sens aigu de
l’esthétique :
Nous savons désormais qu’un homme peut le soir lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou
de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz 1.
Nous savons aussi – et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s’obstine à les ignorer –
que les qualités de finesse littéraire et de sens de l’esthétique peuvent voisiner, chez le même individu,
avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Frank, qui avait la haute
main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même
de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds-de-cuir de la torture ou de la
chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke. Il est trop facile de dire que ces
hommes ne comprenaient rien aux poèmes qu’ils lisaient ou à la musique qu’ils possédaient et
interprétaient si bien. Rien ne permet de d’affirmer qu’ils étaient moins ouverts que quiconque au génie
humain, aux forces morales qui modèlent la littérature et l’art. 2
1
Le chapitre dans lequel apparaît cette citation a été retiré de la nouvelle édition que nous avons utilisée
jusqu’à présent. On renverra donc à l’édition de 1969 : George Steiner. Langage et silence. Trad. Lucienne
Lotringer, Guy Durand, Lise et Denis Roche, Jean-Pierre Faye, Jean Fanchette. Paris : 10/18, 1969, p.11. Toutes
les autres citations de Langage et silence renvoient à l’édition la plus récente : Paris : Les Belles Lettres, 2010.
2
George Steiner. Dans le château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture. [1971] Traduit de
l’anglais par Lucienne Lotringer. Paris : Gallimard, 1998, pp. 90-91.
115
Auden tente d’exprimer dès The Age of Anxiety, dans une esthétique inédite de l’horreur qui
devance poétiquement la pensée de Steiner, un malaise innommable qui hantera les
générations à venir, et tel est bien son rôle de poète, si minime soit-il, dans la cité en guerre:
Again, war is an overt eruption of tensions and malaises which have long been present, and to which the
poet has, or should have, long been sensitive. Thus changes in poetry both antedate and postdate
historical events. (PII, p. 152)
II « Changes in poetry »
1 « nothing like It has happened before »
La Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans la carrière poétique d’Auden
(« [a] change in poetry ») qui confirme à plusieurs reprises la théorie anti-historiciste que
Walter Benjamin soutient dans « Sur le concept d’histoire » en 1940. Selon le philosophe, il
est naïf de penser l’histoire en fonction de la notion de « progrès » (thèse XIII), laquelle nous
aveugle sur les barbaries passées :
History tells more often than not
Of wickedness with will,
(AA, p. 15)
Flood, fire,
The dessication of grasslands, restraints of princes,
Piracy on the high seas, physical pain and fiscal grief,
These after all are our familiar tribulations,
And we have been through them all before, many, many times.
(FTB, CP, p. 351)
Pour Benjamin, l’historien historiciste, qui croit que le passé doit s’analyser à la lumière du
seul passé, ne peut que risquer de perdre la vérité (thèse VII), en perdant le passé et l’image
du passé à tout jamais. « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le
passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle
s’offre à la connaissance. “La vérité n’a pas de jambes pour s’enfuir devant nous” – ce mot
116
de Gottfried Keller désigne, dans la conception historiciste de l’histoire, l’endroit exact où le
matérialiste historique enfonce son coin. Car c’est une image irrécupérable du passé qui
risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle »1, ou, pour le
dire avec MALIN :
Do we learn from the past ? The police,
The dress-designers, etc.
Who manage the mirrors, say – No.
(AA, p.104)
Dans cette traduction poétique de la pensée de Benjamin, le ton est catégorique, et la
concision de la réponse (réduite à un seul mot : « No ») accentue son inexorabilité. Mis en
relief derrière un tiret, la négation, « No », tombe, tel un couperet, en conclusion de vers, sans
appel possible : l’histoire et le progrès sont des concepts incompatibles.2
Le poète se doit alors de rappeler les barbaries passées, pour constater avec effroi que
l’horreur de son temps est pire encore. Pendant la guerre, il est témoin d’une nouvelle forme
de barbarie (« the new barbarian », AA, p.16), sans précédent, terrifiante, qui échappe au
langage tout en imposant une nouvelle poétique de l’horreur :
But this Horror starting already to scratch Its way in?
Just how, just when It succeeded we shall never know:
We can only say that now It is there and that nothing
We learnt before It was there is now of the slightest use,
For nothing like It has happened before. It’s as if
We had left our house for five minutes to mail a letter,
And during that time the living room had changed places
With the room behind the mirror over the fireplace;
It’s as if, waking up with a start, we discovered
1
Benjamin, Walter. « Sur le concept d’histoire ». [1940]. Trad. M. de Gandillac rév. P. Rusch. Oeuvres III. Paris:
Gallimard, 2000. Thèse V, p. 430. Les citations précédentes renvoient respectivement aux pages 438 et 433.
2
Il est tentant d’éclairer ces vers à la lueur de l’aphorisme de René Char qui sert d’exergue à la préface de La
Crise de la culture de Hannah Arendt : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». On s’appuiera, pour
commenter cette déclaration contenue en puissance dans la poésie d’Auden, sur les remarques suivantes de
Hannah Arendt : « c’est à l’absence de nom du trésor perdu que le poète fait allusion quand il dit que notre
héritage n’a été précédé d’aucun testament. Le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien,
assigne un passé à l’avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition – qui choisit et
nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur – il semble
qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni
passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde. » (Hannah Arendt. La Crise de la culture. [1954]
Traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy. Paris : Gallimard, 1972, p. 14).
117
Ourselves stretched out flat on the floor, watching our shadow
Sleepily stretching itself at the window.
(FTB, CP, p. 352)
Cet extrait de For the Time Being, composé entre octobre 1941 et juillet 1942, au moment où
l’on commençait à exterminer les Juifs, voit émerger une esthétique inédite qu’Auden et tous
les poètes de l’après-Auschwitz ne cesseront d’explorer par la suite. Quelques années avant
Adorno, il opère déjà une distinction entre « une » barbarie et « la » barbarie en surdéfinissant l’horreur au moyen d’un déictique et d’une majuscule : « this Horror ». D’emblée,
cette association relève de l’oxymore. En effet, le déictique, qui sert normalement à nommer,
flèche ici l’innommable, l’indicible. D’où la nécessité de la majuscule qui fait basculer
l’horreur dans le symbolique, libérant ainsi plusieurs métaphores semblant échapper au
contrôle du poète : l’allégorie, héritée des moralités du Moyen Âge (rapprochant ainsi
l’Horreur de la Mort ou du Mal), la personnification (assimilant l’horreur au Diable, toujours
nommé avec une majuscule dans New Year Letter : « the Devil », « the Prince of Lies »), ou
l’image du dictateur (« the Führer », « the Lord of lies », « Hitler », dont le nom partage
plusieurs phonèmes avec « Horror »).
Cependant, cette multiplication d’images témoigne simultanément des limites du
langage en crise face à l’innommable. Le poète, comme le philosophe par la suite, achoppe
sur cet impensable, cet « inconsolable de la pensée »1 qu’est la Seconde Guerre mondiale, et
sa poésie libère et cumule des métaphores qui jamais ne cernent leur sujet. L’art, le poème,
entrent en aporie. Les interrogatives sans réponse et la répétition des négations (« never »,
« nothing ») accentuent le malaise du locuteur face à une situation incompréhensible. Le
surgissement de l’horreur est pourtant exprimé dans une langue simple, sur le ton de la
conversation de tous les jours, entre amis ou entre voisins. Le style dépouillé, banal,
antipoétique, rapporte ici l’horreur au quotidien du foyer (« our house », « the living room »).
1
Cette expression est empruntée à Myriam Revault d’Allonnes dans Fragile Humanité (Paris : Aubier, 2002, p.
151).
118
Puis viennent deux comparaisons (« It’s as if ») prouvant à nouveau l’échec du poète face à ce
qui ne fait pas sens, car comparer, c’est bien avouer indirectement que l’on ne parvient pas à
dire.
L’espace-temps est ensuite déconstruit, au sens de Derrida, en quelques vers
seulement, les oppositions conceptuelles rigides (réel/virtuel ; sujet/objet ; sommeil/veille)
étant dépassées sans explication. Les frontières éclatent entre le normal et le paranormal (la
vie projetée de l’autre côté du miroir, le dédoublement de soi) dans une dynamique spectrale
et schizophrène (« watching our shadow ») terrorisante. En ce sens, pour répondre à la
question de l’horreur, Auden fait le choix d’une esthétique de la pénurie et de l’aporie :
paradoxalement, plus elles se multiplient, plus les formes manquent pour dire l’indicible. Le
poète « allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même », selon la formule de JeanFrançois Lyotard, et ébauche, dès 1942, une poétique post-moderne1:
Le post-moderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ;
ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver
en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en
jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. 2
Dans ces vers de For the Time Being, l’horreur est quelque chose qui hante le quotidien mais
« que l’on ne peut pas voir ni faire voir »3. En outre, son arrivée sournoise (« scratch Its way
in ») annonce un voyage destructeur, avec tout ce que le sémantisme de « scratch » contient
d’éraflures, de griffures, mais aussi d’arrachement, d’effacement, voire d’annulation – « un
voyage au bout du possible de l’homme »4, pour le dire avec Céline et Bataille.
1
Pour une étude plus approfondie des formes relevant de l’esthétique post-moderne dans l’œuvre d’Auden,
on renverra à l’ouvrage suivant : Rainer Emig. W.H. Auden : Towards a Postmodern Poetics. New York : Palgrave
Macmillan, 2000.
2
Jean-François Lyotard. Le Postmoderne expliqué aux enfants. Paris : Galilée, 1986, pp. 32-33.
3
Ibid, p. 27.
4
Georges Bataille. L’Expérience intérieure. Paris : Gallimard, 1978, p. 13.
119
2 La traque du Juif
Ce voyage commence par un exil, celui des Juifs, condamnés à l’errance depuis leur
expulsion de Jérusalem au premier siècle de notre ère. Auden, dont l’amant, Chester Kallman,
était juif, s’intéressait de prêt au judaïsme. En 1935, il avait épousé Erika Mann pour lui
permettre de fuir le régime nazi, et il avait beaucoup d’autres amis juifs, dont William Mayer,
psychiatre allemand réfugié à New York à la fin des années 1930. Il avait même songé à se
convertir dans les années 1940 :
I’ve been increasingly interested in the Jews. Here’s a book I’ve been reading about the Jewish mystics,
the Chassidim. There’s one man who was the Jewish St. Francis. These were all eighteenth century.
Here’s a blessing: “May you be as healthy and strong as a goy.” These mystics all lived in Poland. I
wonder what would happen if I converted to Judaism. […] I wonder why there are so few converts to
Judaism. 1
Par ailleurs, Auden était particulièrement préoccupé par la montée de l’antisémitisme depuis
l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il était conscient qu’« être né juif en Europe au cours de la
première moitié du XXème siècle revenait à condamner ses propres enfants, à leur imposer
une condition aux bornes de l’entendement »2. Plusieurs de ses textes évoquent la traque du
Juif par les Nazis, dont New Year Letter (« The Jew wrecked in the German cell », vers 275,
CP, p. 206) ou « Refugee Blues » (mars 1939, CP, p. 265) qui dit l’angoisse quotidienne du
réfugié en s’inspirant, entre autres, des rythmes du jazz noir-américain.
Les douze tercets de « Refugee Blues » comportent deux vers rimés suivis d’un
troisième composé d’une phrase répétée deux fois et ponctuée par la même apostrophe lyrique
à chaque fois (« my dear »). Ce triple système de répétitions confère au texte la lenteur et la
gravité du blues. Dans chaque strophe, le dernier vers isole deux personnages entre virgules
(deux amis, deux membres de la même famille, deux amants ?) confrontés à l’hostilité d’une
ville qui les exclut (« Say this city has ten million souls, / […] Yet there’s no place for us, my
1
2
Alan Ansen. Op. cit., p. 32.
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., p. 134.
120
dear, yet there’s no place for us », vers 1-3). Le rythme lancinant engendré par la répétition
structurelle qui anime la fin des tercets donne au poème une tonalité mélancolique. Ce chant
déplore, comme une fatalité, la perte d’un état de bonheur d’avant l’exil, lorsque les Juifs, ou
les esclaves, avaient une terre à eux (« Once we had a country », vers 4). Auden offre à son
lecteur une ballade dans laquelle un couple, métaphore de tous les réfugiés politiques de la
planète, exprime à la fois sa nostalgie d’un avant où il était intégré dans la communauté
humaine, et ses craintes concernant un avenir très incertain.
Dès les premiers vers, une tension émane de l’opposition entre « us » et la cité (« this
city »), la vie et l’amour se trouvant à l’évidence du côté du couple. Plusieurs éléments
contribuent à déshumaniser la ville évoquée : la rime (« souls » / « holes »), la taille
démesurée (« ten million ») de la mégapole dont le nom n’est pas mentionné (donc à la fois
anonyme et universelle), et la répétition du quantifieur indéterminé « some » au lieu de termes
comme « men » ou « inhabitants ». Les habitants apparaissent comme évidés (« holes ») de
leur humanité. À l’opposé, les amants sont désignés à l’aide d’un pronom défini (« us ») et
d’un vocatif tendre et affectueux (« my dear »), témoignant de l’amour qui les unit et les
protège de la jungle urbaine. Cette mise en relief stylistique du couple n’est pas sans évoquer
la peinture de Chagall, lui-même exilé à New York de 1941 à 1948 (plusieurs tableaux des
années 1930 et 1940 donnent à voir un couple enlacé, aux visages éclatants de couleurs vives,
flottant dans la nuit au-dessus d’une cité1). Par ailleurs, il est tentant de rapprocher ces vers du
célèbre poème de Prévert (qu’Auden n’avait toutefois vraisemblablement pas lu) intitulé
« Embrasse-moi » et interprété par Marianne Oswald en 1935:
C’était un quartier de la ville Lumière
Où il fait toujours noir où il n’y a jamais d’air
Et l’hiver comme l’été là c’est toujours l’hiver
[…]
1
On pense, par exemple, aux tableaux suivants : « L’Acrobate » (1930, Musée national d’art moderne, Centre
Pompidou) ; «L’Écuyère » (1931, Stedelijk Museum, Amsterdam) ; « Les Mariés de la tour Eiffel » (1938, Musée
national d’art moderne, Centre Pompidou) ; «Songe d’une nuit d’été » (1939, Musée de Grenoble) ;
« L’Incendie dans la neige » (1940, collection particulière) ; « La Guerre » (1943, Musée national d’art moderne,
Centre Pompidou).
121
Le soleil du bon Dieu ne brille pas de notre côté
Il y a bien trop à faire dans les riches quartiers
Serre-moi dans tes bras
Embrasse-moi
Embrasse-moi longtemps
Embrasse-moi
Plus tard il sera trop tard
Notre vie c’est maintenant 1
Seul l’amour permet aux amants de survivre dans la cité en guerre qui ne peut se conjuguer
qu’au présent de l’angoisse (« We cannot go there now », vers 6 ; « Notre vie c’est
maintenant »), toute projection dans l’avenir (« But where shall we go today, my dear
[…] ? », vers 15) étant devenue impossible. En s’inscrivant dans un contexte historique bien
défini2, « Refugee Blues » tire sa force d’une opposition simple entre l’amour et le mal, qui
contribue, ici aussi, à faire de l’Histoire la scène où se répète indéfiniment la perte de
l’homme.
Si les deux amants ne se désolidarisent pas l’un de l’autre, le lien inextricable qui les
unit donne néanmoins à voir le spectacle d’une effroyable chasse à l’homme sans véritable
espoir de fuite vers un nouveau refuge. À partir de la sixième strophe, les rôles des pronoms
« we » et « they » sont inversés dans des citations pastichant le discours de propagande nazie
(« ‘If we let them in, they will steal our daily bread’ », vers 17 ; « It was Hitler over Europe,
saying, ‘They must die’ », vers 20). Le Juif n’est même plus nommé ici, mais réduit à une
non-personne (« they ») assimilée au mal (« steal »), dans un système binaire manichéen
d’autant plus dangereux qu’il légitime, par la rhétorique, l’extermination de « they » comme
nécessaire à la protection et à la survie de « we ». Comme le note Caliban en se faisant l’écho
des pensées du public, c’est-à-dire de l’homme, dans la première partie de son discours dans
1
Jacques Prévert. Histoires. Paris : Gallimard, 1963, p. 124.
La persécution des Juifs en Allemagne avant la guerre connut deux étapes marquantes : une vague d’agitation
antisémite en 1936 avec la promulgation des lois de Nuremberg qui retiraient aux Juifs la citoyenneté
allemande ; et une seconde en 1938, avec l’incendie des synagogues au cours de la Nuit de cristal et
l’incarcération de dizaines de milliers de Juifs.
2
122
The Sea and Mirror, toute société a besoin d’un ennemi pour se construire et renforcer son
unité et son identité :
[…] without a despised or dreaded Them to turn the back on, there could be no intimate of affectionate
Us to turn the eye to; that, chez nous, Space is never the whole uninhibited circle but always some
segment, (SM, p. 80)
Le discours de Caliban (qui mime ici celui du public, d’où les italiques : « [for the present I
speak your echo] », SM, p. 70) sert ici de miroir pour présenter aux spectateurs ce qu’ils ne
veulent ni voir ni entendre. Il rappelle que l’ennemi posé par chacun de nous est une pure
projection mentale, une représentation. Et lorsque ce discours est suivi d’un passage à l’acte,
la sortie de la représentation est absurde et dévastatrice puisqu’elle entraîne l’élimination
physique d’un « they » qui au départ n’existe pas. Par ailleurs, « Refugees Blues » parodie en
partie la rhétorique nazie, fondée essentiellement sur la répétition de la négation et de
l’interdiction toujours dissociées de toute logique explicative (« no place for us », vers 3 ;
« we cannot go there », vers 6 ; « old passports can’t do that », vers 9), comme si le simple
fait de répéter servait de justification à l’extermination de l’ennemi. « Ici, il n’y a pas de
pourquoi »1 : telle est la réplique sans appel d’un bourreau nazi qui hanta Primo Levi jusqu’à
son suicide, et qui désarme déjà le couple de « Refugee Blues ». Le style du poème est simple,
les formules sont lapidaires et précises, caractéristiques de la langue du Troisième Reich.
Comme le note George Steiner, cette rhétorique voit se développer « un immense
débordement de mots précis et pratiques. Ce fut l’une des horreurs particulières de l’ère nazie
1
« Nous sommes nouveaux, nous n’avons rien et nous ne savons rien, à quoi bon perdre son temps avec nous ?
Il nous explique de mauvaise grâce que tous les autres sont au travail et qu’ils rentreront le soir. Lui, il est sorti
ce matin de l’infirmerie, et pour aujourd’hui on l’a dispensé de travail. Je lui ai alors demandé (avec une naïveté
qui devait me paraître inouïe dès les jours suivants) si on nous rendrait au moins nos brosses à dents ; et lui,
sans rire, m’a lancé avec un air de profond mépris : « Vous n’êtes pas à la maison. » C’est le refrain que nous
nous entendons répéter de partout : vous n’êtes plus chez vous ; ce n’est pas un sanatorium, ici ; d’ici, on n’en
sort que par la cheminée (le sens de ces paroles, nous ne devions que trop bien le comprendre par la suite).
Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et
je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et
me l’arrache brutalement. « Warum ? » dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a
pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur. »
Primo Levi. Si c’est un homme. [1947] Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger. Paris : Julliard, 1987, pp.
37-38.
123
que cette façon d’engager les mots à dire ce qu’aucune bouche humaine n’aurait dû dire et
qu’aucun papier de fabrication humaine n’aurait dû laisser s’inscrire. Là est là nausée, et
l’intolérable : dans le souvenir de ce qui a été œuvré et parlé »1 – « They must die » (vers
20).
Dans For the Time Being, ce sont les lois économiques qui imposent une politique
xénophobe nécessaire et bénéfique à l’équilibre du pays :
These are stirring times for the editors of newspapers:
History in the making; Mankind is on the march.
The longest aqueduct in the world is already
Under construction; […]
and the recent restrictions
Upon aliens and free-thinking Jews are beginning
To have a salutary effect upon public morale.
(FTB, CP, p. 373)
La langue du poète se fond dans le moule du discours capitaliste du Troisième Reich pour en
dénigrer, sur le mode du cynisme, les effets destructeurs. Ces vers opposent non plus
l’étranger menaçant à un autre groupe, mais à l’humanité dans son ensemble (« Mankind »),
rendant le Juif superflu. Le texte donne un bel exemple de la logique totalitaire telle que la
définit Hannah Arendt en 1951 :
Les États totalitaires s’efforcent sans cesse, même s’ils n’y réussissent pas toujours complètement,
de démontrer que l’homme est superflu, en pratiquant la sélection arbitraire des divers groupes à
envoyer dans les camps, en procédant constamment à des purges dans l’appareil dirigeant et à des
liquidations de masse. 2
« Refugee Blues » oppose également deux autres entités : les Juifs et la nature. La
force du texte tient en ce que le poète refuse délibérément tout versement dans le
misérabilisme ou dans la surenchère sentimentale pour privilégier le ton neutre du constat.
Les strophes 8 à 10 imitent le style d’un enfant dont les remarques naïves mettent en relief
une perspicacité désarmante : les animaux sont mieux traités que les hommes :
1
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., p. 97.
Hannah Arendt. « Le Totalitarisme » [1951]. Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Op. cit., p.
808.
2
124
Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in :
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.
Went down to the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.
Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.
Les repères humains sont étrangement transposés dans la sphère animale, poissons et oiseaux
pouvant jouir d’une liberté sans conditions, alors que la loi humaine annule l’existence de
l’exilé : « ‘If you’ve got no passport you’re officially dead’ : / But we are still alive, my dear »
(vers 11-12). Les six répétitions du coordonnant « but » dans le poème mettent en avant une
logique de l’illogique entraînant l’humiliation au sens fort de l’homme exclu de la loi
humaine (« officially dead ») par le représentant même de la loi, ici, le consul (vers 10). Le
poème met en scène le déracinement politique du Juif au sens où l’entend Hannah Arendt :
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l’idéologie et le
système logique, préparation des exécutants et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à la
superfluité qui ont constitué la malédiction des masses modernes depuis le commencement de la
révolution industrielle. […] Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde,
reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au
monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l’isolement
peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. 1
Les derniers vers de « Refugee Blues » annoncent, sur le ton d’une sombre prophétie,
l’horreur imminente de la Shoah. Le sujet (« I ») a déjà disparu, et c’est un spectre
linguistique qui sert de sujet au verbe conjugué « stood » (« Stood on a great plain in the
falling snow », vers 34). Les amants sont réduits au statut d’objets de la traque (« looking for
you and me », vers 36), et le contraste entre la vulnérabilité du couple et le grand nombre de
soldats (« ten thousand soldiers », vers 35) ne laisse plus aucun espoir quant à l’avenir des
Juifs.
1
Ibid., p. 834.
125
La figure du Juif errant réapparaît dans The Age of Anxiety sous plusieurs formes. Par
exemple, dans « The Seven Ages », ROSETTA, qui elle-même est juive, compare la vie à la
destinée du peuple juif :
Long is the way
Of the Seven Stages, slow the going,
[…] one by one like Wandering Jews,
Bullet-headed bandit, broad churchman,
Lobbyist, legatee, loud virago,
Uncle and aunt and alien cousin,
Mute or maddening through the Maze of Time,
Seek its center, desiring like us
The Quiet Kingdom.
(AA, pp. 45-46)
Figure paternelle (« uncle »), patriarche (« broad churchman »), et maternelle (« virago »
évoque la mère protectrice et autoritaire), le Juif errant, dans cet univers de diaspora,
représente aussi l’intrus, l’escroc (« Bullet-headed bandit »), le tortionnaire potentiel qui hante
négativement l’imaginaire des gentils comme dans Le Juif errant d’Eugène Sue. Il incarne un
peuple en marche à la recherche d’une terre promise (« The Quiet Kingdom »). Parangon du
vagabond, il a le nomadisme pour destin (« Long is the way […] through the Maze of Time »)
et des affinités avec la figure du poète errant à travers les mots, en quête d’une vérité.
Dans « The Wanderer » (1930, CP, p. 62), Auden abordait déjà le thème de l’errance
en s’inspirant d’un poème médiéval ayant aussi pour titre « The Wanderer ». Dans
l’hypotexte, le voyageur se souvient avec tristesse du passé (de son seigneur, de ses amis)
qu’il oppose à ses errances actuelles, symboliques de la mouvance de la condition humaine.
Dans le texte d’Auden, le voyageur est marqué par la fatalité en ce qu’il est, comme le Juif, à
la fois choisi, élu et condamné (« Doom is dark and deeper than any sea-dingle. / Upon what
man it fall / […] That he should leave his house », vers 1-5). Comme dans « Refugee Blues »,
il rêve d’un foyer (« And dreams of home », vers 15) et d’un ancrage dans le politique, mais à
la différence du couple de « Refugee Blues », c’est de son plein gré qu’il part et accepte sa
destinée exceptionnelle (« But ever that man goes », vers 7). Celle-ci le mène à se détacher de
126
l’aliénation maternelle (« No cloud-soft hand can hold him, restraint by women », vers 6), et
le voyage est une prise de position adulte menant le sujet à l’accomplissement de soi. En
1939, une telle destinée n’est plus envisageable. George Steiner rappelle que dans les années
1930, « le Juif européen ne tenait aucunement à rester en transit. Il lutta pour s’enraciner. Il
fournit des preuves opiniâtres et même macabres de sa loyauté. En 1933-1934, les anciens
combattants juifs de la Première Guerre mondiale assurèrent Hitler de leur patriotisme et de
leur dévouement à la cause pangermanique. Peu de temps après, les amputés, les décorés n’en
furent pas moins traînés dans les camps »1.
En outre, comme le note Auden dans un article sur Kafka de février 1941 intitulé
« The Wandering Jew », pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont tous les hommes qui
sont déracinés, et la figure du Juif errant incarne la perte de l’humanité dans sa totalité, y
compris celle des antisémites :
It was fit and proper that Kafka should have been a Jew, for the Jews have for a long time been
placed in the position in which we are now all to be, of having no home. In so far as the criticisms
that are made of the Jews are just, they signify only this: that the reflexive man, the wanderer, can never
find it easy to have faith, but that if he loses it he is lost. What the contemporary anti-Semite sees in
the Jew is an image of his own destiny, of which he is terrified; accordingly he tries to run to the
same refuge, Race. (PII, p. 113)
La course dans laquelle se réfugie l’antisémite (« he tries to run »), celle d’une purification de
la race (« Race ») pour échapper à l’errance, n’est autre qu’une course à la mort menant tout
droit aux camps de concentration. Dès la troisième partie de The Age of Anxiety, ROSETTA
pressent et ressent ce que d’autres Juifs sont en train de vivre à Auschwitz :
Violent winds
Tear us apart. Terror scatters us
To the four coigns. Faintly our sounds
Echo each other, unrelated
Groans of grief at a great distance.
(AA, p. 78)
1
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., pp. 148-149.
127
À ce stade de l’églogue, ces vers s’inscrivent dans plusieurs grilles de lecture. Au niveau
intra-diégétique, les quatre personnages, correspondant aux quatre facultés de Jung, viennent
de se séparer (« one by one they plunge into the labyrinthine forest and vanish down solitary
paths », AA, p. 72), et le corps dans lequel ils étaient réunis vient d’éclater, d’où les cris de
douleur de ROSETTA. Cet écartèlement entre en correspondance avec la chute de la Cité dont
les bases, à savoir les lois du langage, se sont effondrées, annulant par là-même toute forme
de dialogue direct (« unrelated / groans »). Les hommes ne se parlent plus, ils produisent des
sons, et cette crise du langage évoque, au niveau extra-diégétique, dans un lien dialogique de
cause à conséquence, l’horreur de l’Histoire (« Violent winds »), les gémissements venus de
loin (« Groans of grief at great distance ») faisant allusion aux camps d’extermination.
ROSETTA articule simultanément la faillite du langage à l’avènement de l’horreur. Comme
le remarque George Steiner, en période de crise, le langage est menacé de régression, animé
par « un désir sournois de se replonger dans un état antérieur, mal défini, de la vie
organique »1 – « Faintly our sounds / Echo each other », dit Auden. À l’instar de l’unité que
forment les quatre personnages de The Age of Anxiety (« they appear to function as a single
organism », AA, p. 46), « les langages sont des organismes vivants. D’un ordre infiniment
complexe, mais organismes tout de même. Ils ont en eux une certaine force de vie, et certains
pouvoirs d’absorption et de croissance. Mais ils peuvent s’altérer et ils peuvent mourir. »2 Le
morcellement du corps (« tear us apart », « scatters us ») symbolise ici la menace de
l’intégrité du verbe et de la fonction de communication.
La plainte de ROSETTA montre que le langage porte en lui le germe de la dissolution
du monde en laissant résonner, comme par ventriloquie, les cris des prisonniers des camps.
Ces vers posent dès 1944, à savoir pendant que les Nazis exterminaient les Juifs, la question
de la représentation de la Shoah. Si l’on commençait à savoir ce qui se passait dans les camps,
1
2
Ibid., p. 52.
Ibid., p. 92.
128
notamment par le biais de témoignages de rescapés comme Jan Karski1, beaucoup préféraient
ne pas savoir en se réfugiant dans leur confort matériel :
Prairie places where no person asks
What is suffered in ships, small tradesmen,
Wry relatives on rocking-chairs in
Moss-grown mansions, […]
(AA, p. 9)
Comment dire alors, entre 1944 et 1946, ce dont on n’est pas encore sûr et que l’on ne veut
pas croire ? Ces quelques vers de ROSETTA témoignent de la faillite des formes
traditionnelles de la représentation, Auden rejetant d’emblée toute approche réaliste. Ici le
paradigme d’Auschwitz affleure, dans des vers entièrement décontextualisés et dans des mots
lourds de sens (« Tear us apart », « Groans of grief »), avant de revenir sur le mode de la
hantise dans d’autres extraits.
3 L’écriture de la hantise
Auden est l’un des premiers poètes de langue anglaise à évoquer la Shoah et
Hiroshima dans son œuvre et à les ériger en nouveaux symboles de la barbarie (« the new
1
Dans Histoire d’un État secret, Jan Karski relate qu’en octobre 1942 il partit en mission, sous l’identité d’un
travailleur français de Varsovie, traversant l’Allemagne, la France et l’Espagne pour gagner Londres via
Gibraltar. Il avait été chargé par la Résistance polonaise de fournir un compte rendu de la situation en Pologne,
et transporta des microfilms contenant nombre d’informations sur le déroulement de l’extermination des Juifs.
Avant ce voyage, dans le cadre de sa collecte d’informations sur les camps de concentration allemands, il entra
clandestinement dans le ghetto de Varsovie afin de pouvoir témoigner plus tard. Sa mission le conduisit
d’abord en Grande-Bretagne, et ensuite aux États-Unis où il rencontra, successivement, le ministre britannique
des affaires étrangères Anthony Eden et, le 28 juillet 1943, le président américain F.D. Roosevelt. Felix
Frankfurter, un juge de la Cour suprême des États-Unis, lui-même juif, dit après avoir écouté l'histoire de
Karski: « M. l'ambassadeur, je n'ai pas dit que ce jeune homme mentait. J'ai dit que je suis incapable de le
croire. Ce n'est pas la même chose. » (« Mr. Ambassador, I did not say this young man is lying. I said I am
unable to believe him. There is a difference. »). Le général Sikorski envoya le Rapport Karski aux gouvernements
britannique et américain avec une demande d'aide aux Juifs polonais. Il fut communiqué aux autorités
politiques, aux évêques, à la presse, aux artistes... mais rencontra sinon de l'indifférence, du moins de
l'incrédulité. Pour plus d’informations, on renverra à l’ouvrage de Yannick Haenel : Jan Karski. Paris : Gallimard,
2009, et plus précisément, pour ce qui concerne l’arrivée de Karski aux États-Unis, aux pages 110-117.
129
barbarian », AA, p. 16), sans jamais toutefois les nommer directement. Il compte parmi les
premiers écrivains et intellectuels qui élaborèrent le paradigme de la Shoah, ce dernier étant
une décontextualisation d’Auschwitz qui en est la métonymie et la synecdoque 1 . Ce
paradigme sera plus amplement théorisé par la suite par Adorno, Shoshana Felman, Saul
Friedlander ou Michael Rothberg 2 . Pour éclairer les textes faisant allusion à la Shoah,
essentiellement extraits de For the Time Being, The Sea and the Mirror, et The Age of
Anxiety, on abondera dans le sens de Michael Rothberg et de son analyse du vocable
« Auschwitz » utilisé par Adorno :
En faisant un usage large d’une telle formule [« l’après-Auschwitz »], il semble peu probable alors
qu’Adorno ne voulût renvoyer qu’aux effets des événements survenus à Auschwitz, puisque ce camp
particulier faisait partie d’un système bien plus vaste créé et dirigé par les Nazis. Auschwitz revêt un
sens qui relève à la fois de la métonymie et de la synecdoque dans l’expression d’Adorno : le nom du
lieu renvoie à la fois aux événements rattachés à Auschwitz et à la totalité des événements dont
Auschwitz ne constitue qu’une partie. 3
Tous les poèmes d’Auden des années 1940, à l’évidence, ne problématisent pas Auschwitz.
S’ils ont été composés pendant la Seconde Guerre mondiale, ils n’en demeurent pas moins
dépourvus de toute allusion explicite directe à l’expérience concentrationnaire, d’abord parce
qu’il était encore trop tôt pour oser dire l’horreur des camps (les premiers témoignages
publiés des rescapés datent au plus tôt de 1947, et Si c’est un homme de Primo Levi passa
1
On clarifiera le sens de ces deux tropes en reprenant les définitions que proposent Ross Murphin et Supryia
M. Ray :
Metonymy : A figure of speech (more specifically a trope), in which one thing is represented by another that is
commonly and often physically associated with it. To refer to a writer’s handwriting as his or her “hand” is to
use a metonymic figure. Like other figures of speech (such as metaphor), metonymy involves the replacement
of one word or phrase by another; thus, a monarch might be referred to as “the crown”. (The Bedford Glossary
of Critical and Literary Terms. Op. cit., p. 214)
Synecdoche: A figure of speech (more specifically a trope) in which a part of something is used to represent the
whole or, occasionally, the whole is used to represent a part. In synecdoche, the vehicle (the image used to
represent something else) of the figure of speech is part of the tenor (the thing represented). EXAMPLE: To
refer to a boat as a “sail” is to use synecdoche. (The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Op. cit., p.
394)
2
Pour les références théoriques concernant l’écriture du traumatisme, on renverra à l’introduction de l’étude
suivante d’Élisabeth Angel-Perez : Voyages au bout du possible. Paris: Klincksieck, 2006, pp. 11-24.
3
Michael Rothberg. Traumatic Realism. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000, p.28. (traduction
d’Élisabeth Angel-Perez, cité dans Voyages au bout du possible. Op. cit., p. 17)
130
inaperçu lors de sa parution en italien en janvier 1947 1), mais aussi parce qu’Auden était déjà
conscient de tous les problèmes esthétiques et éthiques posés par la représentation de la
Shoah. Néanmoins, nombre de ses textes rebrassent, en les recontextualisant, les
problématiques inhérentes à l’écriture d’Auschwitz. Ils ne parlent pas d’Auschwitz, ils parlent
Auschwitz.
S’il n’est jamais désigné en tant que tel chez Auden, l’« univers concentrationnaire »2
est l’une des formes qui affleurent là où on les attend le moins. Ses poèmes dramatiques du
début des années 1940 mettent en place un monde tortionnaire non identifié, mais capable de
résonner, comme celui de Kafka3, à toutes les oreilles. Si l’on ne sait ni où l’on est, ni à quelle
époque, la situation nous est pourtant donnée comme indiscutable. Par exemple, dans The Age
of Anxiety, des allusions topiques renvoyant à l’extermination – abattoir, usine, prison,
hôpital, orphelinat, etc. – émaillent le discours des personnages :
Secret meetings at the slaughter-house
(AA, p. 24)
The smelting mill
We broke into had a big chimney
And huge engines;
(AA, p. 24)
Hawthorn-hedges, long hospital trains
Smoothly slide with their sensitized freight
Of mangled men,
(AA, p. 13)
the Gothic gates
Of the Women’s Prison, the whitewashed
Hexagonal Orphanage for
Doomed Children, the driveway,
Bordered with trees in tubs
Of the Orthopaedic Hospital,
And are crowded by the close relatives
Of suffering,
(AA, p. 61)
1
Ce n’est qu’en 1963 que l’ouvrage de Levi fut remarqué et traduit en plusieurs langues.
L’expression est de David Rousset. L’Univers concentrationnaire. Paris : Minuit, 1946, 1993.
3
On pense, par exemple, à la nouvelle intitulée La Colonie pénitentiaire, composée en 1914 et publiée en 1919,
qui pose déjà un « univers concentrationnaire » au sens où l’entend Rousset.
2
131
Lieu protéiforme, le camp qui se dessine en filigrane n’a pas de nom et échappe à toute
définition précise. Il est, dans les mots de Charlotte Delbo1, rescapée d’Auschwitz, le « lieu
sans nom », l’innommable, ou encore « l’in-nommé » : « C’est une gare qui n’a pas de nom »,
un hall d’attente où des Juifs jouent du violon pour oublier, un entrepôt, un quai – « un endroit
d’avant la géographie »2 :
A train arrives which he does get into: it whistles – at least he thinks afterwards he remembers it
whistling – but before he can blink, it has come to a standstill again and there he stands clutching his
battered bags, surrounded by entirely strange smells and noises – yet in their smelliness and noisiness
how familiar – one vast important stretch the nearer Nowhere, that still smashed terminus at which he
will, in due course, be deposited, seedy and by himself. |…] this is only the main depot, the Grandly
Average Place from which at odd hours the expresses leave seriously and somberly for
Somewhere, and where it is still possible for me to posit the suggestion that you go no farther. (SM, p.
104)
In a packed hall
Two vicious rivals, two virtuosos
Appear on one platform and play duets
To war-orphans and widowed ladies,
(AA, p. 13)
Kicked in corridors and cold-shouldered
At toll-bridges,
(AA, p. 100)
Parfois, ce sont des paysages symboliques qui évoquent Auschwitz, en renouvelant le genre
de ce qu’Auden appelait le « paysage moralisé », technique descriptive en partie empruntée à
Rilke. Par exemple, dans l’extrait suivant exempt de référents spatio-temporels, les wagons de
marchandises qui avancent péniblement (« shamble »), les nuages rouge foncé et l’herbe
calcinée rappellent la déportation, les corps meurtris et la mort :
1
Femmes de lettres française et résistante ayant vécu la déportation, Charlotte Delbo (1913-1985) est l’auteur
d’une trilogie intitulée Auschwitz et après (Aucun de nous ne reviendra, tome I ; Une Connaissance inutile, tome
II ; Mesure de nos jours, tome III) ainsi que d’un ouvrage intitulé Le Convoi du 24 janvier et de pièces de théâtre
et poèmes sur son expérience dans les camps.
2
Respectivement, Charlotte Delbo. Aucun de nous ne reviendra. Auschwitz et après I. Paris : Minuit, 1970, p. 12
et Charlotte Delbo. Une Connaissance inutile. Auschwitz et après II. Paris : Minuit, 1971, p. 88.
132
And on embankments black with burnt grass
Shambling freight-trains shunted away
Past crimson clouds.
(AA, p.24)
Dans ses textes des années 1940, Auden développe également une poétique nouvelle
de l’attente devenue la condition de l’homme :
I sit waiting
On my light luggage to leave if called
For some new exile, with enough clothes
But no merry maypole.
(AA, p. 98)
Perhaps that mysterious noise at the back of the brain
We noticed on certain occasions – sitting alone
In the waiting room of the country junction, looking
Up at the toilet window – was not indigestion
But this Horror starting already to scratch Its way in?
(FTB, CP, p. 352)
L’attente ici révèle l’horreur. Mise en relief dans des signifiants placés en fin de vers avant un
enjambement qui accentue l’effet de suspens et exprime un doute quant au contenu du vers
suivant, avant d’annoncer une espace vague à chaque fois introduit par des prépositions
différentes (« waiting / On », « sitting alone / In », « looking / Up »), elle devient un état dans
lequel tous les repères sont brouillés. Dans le second extrait, les frontières éclatent entre
l’intérieur et l’extérieur du corps, des bruits émanant du cerveau (« that mysterious noise at
the back of the brain »), et le fonctionnement des organes se trouve déréglé, les symptômes de
l’indigestion pouvant se manifester dans la tête. Par ailleurs, dans les deux citations, l’aspect
imperfectif du marqueur –ING (« waiting », « sitting ») pose l’attente comme une zone floue,
non finie et non définie, opérant ainsi une sortie de la temporalité diachronique pour entrer
dans un état atemporel, le futur proche dépendant d’une subordonnée d’hypothèse sans
marqueur temporel (« if called »), et le passé se trouvant d’emblée flouté par l’adverbe
« perhaps » et la négation : « was not ».
133
Ces vers des années 1940 rappellent tous les récits des rescapés faisant état de ces
interminables attentes, notamment pendant les séances d’appel. Comme le dit Élisabeth
Angel-Perez, « l’attente entre dans l’organicité du chronotope d’Auschwitz » 1 . Nous ne
relèverons ici que quelques exemples tirés des récits de survivants les plus connus,
respectivement Primo Levi, Imre Kertèsz et Charlotte Delbo, pour mettre en lumière les
résonances avec la poésie d’Auden :
Jusqu’à quand ? Les anciens rient quand on leur pose cette question : il n’y a que les « bleus » pour
poser des questions pareilles. Ils rient sans répondre. Il y a des mois et des années que la perspective
d’un lointain avenir a perdu pour eux toute forme précise et tout intérêt face aux problèmes plus urgents
et concrets du futur proche : combien aura-t-on à manger aujourd’hui, est-ce qu’il va neiger ?2
Cet ennui, avec cette étrange impression d’attente : je crois que c’est cette impression-là, à peu près,
oui, qui en réalité caractérise vraiment Auschwitz – à mes yeux, en tout cas.3
On attend.
Depuis des jours, le jour suivant.
Depuis la veille, le lendemain.
Depuis le milieu de la nuit, aujourd’hui.
On attend.
Le jour s’annonce au ciel.
On attend le jour parce qu’il faut attendre quelque chose.
On n’attend pas la mort. On s’y attend.
On attend rien. 4
Dans l’œuvre d’Auden, on attend encore quelque chose, mais on ne sait pas quoi, et c’est cette
incertitude qui est à l’origine d’une angoisse existentielle. Voici, par exemple, comment
EMBLE définit la jeunesse dans The Age of Anxiety :
To be young means
To be all on edge, to be held waiting in
A packed lounge for a Personal Call
From long distance, for the low voice that
Defines one’s future. The fears we know
Are of not knowing. Will nightfall bring us
Some awful order […]
Shall we ever be asked for? Are we simply
Not wanted at all?
(AA, p. 34)
1
Élisabeth Angel-Perez. Voyages au bout du possible. Op. cit., p. 27.
Primo Levi. Si c’est un homme. Op. cit., p. 37.
3
Imre Kertèsz. Être sans destin. [1975] Trad. Natalia et Charles Zaremba. Paris : Actes Sud, 1998, p. 165.
4
Charlotte Delbo. Aucun de nous ne reviendra. Op. cit., p. 37.
2
134
Il s’agit, bien sûr, ici, de dresser un portrait général de la jeunesse en temps de guerre, mais le
paradigme d’Auschwitz hante ces vers dans un sous-texte ressurgissant ça et là (« a packed
lounge », « the low voice that / Defines one’s future », « some awful order ») en laissant
entendre que l’homme peut être pensé comme superflu (« not wanted at all »). Aussi
l’angoisse à laquelle est confronté l’homme moderne (« the anxious species to which I
belong », CP, p. 829) étourdi par le vertige de la vie qui engendre pour détruire, se double-telle d’une angoisse concentrationnaire. Si l’homme est un habitant de l’à-peu-près (« the
Approximate Man », AA, p. 41) précipité dans un monde anxiogène qui menace à chaque
instant son intégrité (« all on edge »), et dominé par des forces anonymes (« a Personal Call »,
« the low voice ») qui décident de son avenir, il est aussi « un citoyen d’Auschwitz et un
citoyen d’Hiroshima », comme le dira Edward Bond1 beaucoup plus tard. À partir de 1945,
l’angoisse quotidienne de l’incertitude (« the fears […] of not knowing ») – celle de l’attente
d’un résultat d’examen, d’une réponse suite à un entretien d’embauche, etc. – recèle toujours
aussi en arrière-plan la possibilité d’un retour de l’horreur des camps. Auschwitz est devenu
inséparable de la condition de l’homme, ou, pour le dire avec Georges Bataille, « comme vous
et moi, les responsables d’Auschwitz avaient des narines, une bouche, une voix, une raison
humaine, ils pouvaient s’unir, avoir des enfants : comme les pyramides ou l’Acropole,
Auschwitz est le fait, est le signe de l’homme. L’image de l’homme est inséparable,
désormais, d’une chambre à gaz… »2
1
Edward Bond. La Trame cachée. Trad. Georges Bas, Jérôme Hankins, Séverine Magois. Paris : L’Arche, 2004, p.
14.
2
Georges Bataille, « Sartre », cité par Georges Didi-Huberman. Images malgré tout. Paris : Minuit, 2004, p. 42.
135
III Dire Hiroshima, écrire Auschwitz
1 La « zone grise »
Auden est l’un des premiers poètes à dire les effets de la première bombe nucléaire à
travers des images angoissantes :
Reproaches come,
Emanating from some hidden centre,
Cold radiations directed at us
In waves unawares, and we are shaken
By a skeptical sigh from a scotch fir,
The Accuser crying in a cocktail glass.
(AA, p. 41)
La métaphore filée de l’explosion atomique (« Emanating », « cold radiations », « waves »,
« shaken ») est ici étrangement rattachée à un tribunal dans lequel l’accusé et la partie
plaignante sont interchangeables. En effet, le plaignant (« the Accuser ») est une nouvelle
figure du diable (en hébreu, le mot « satan » signifie « accusateur ») qui se manifeste à la fois
en position de force (« cry » pouvant signifier « crier, s’écrier »), mais aussi de faiblesse, la
polysémie de « cry » suggérant également un portrait surprenant de bourreau éploré. Les
reproches, comme les accusés, ne sont pas clairement définis. Qui est ce « nous » (« directed
at us ») : les personnages, le lecteur, l’homme en général ? Qui accuse-t-on de quoi ? Dans le
dernier vers, la préposition « in » fait basculer la scène dans l’absurde : comment peut-on crier
ou pleurer dans un verre à cocktail ? Les nuages d’Hiroshima planent sur ce texte où la
syntaxe vacille, menace de se désarticuler, comme le monde sous l’effet des radiations
atomiques. Le diable est devenu fou, il ne sait plus garder son sang froid face à l’horreur (ce
qui aurait entraîné, logiquement, « drinking from a cocktail glass » sans altérer le schéma
allitératif en [k] du vers). Sa monstruosité se manifeste paradoxalement par la faiblesse de son
humanité, dans les pleurs. La bombe atomique libère des images qui échappent au sens : d’où
136
vient ce soupir sceptique (« a skeptical sigh »)? Est-ce celui de l’ingénieur qui a déclenché la
bombe, celui de l’homme d’État qui a donné l’ordre, celui du poète, sceptique quant à l’avenir
de la planète, celui de Dieu ? Quant au sapin rouge (« a scotch fir »), dont la forme pourrait
être comparable à celle du nuage atomique, sa présence ouvre dans le texte une brèche par où
s’engouffre une énigme insoluble, du même ordre que celle de l’origine de la bombe lancée
sur Hiroshima.
L’horreur s’infiltre également dans la poésie d’Auden par le biais de la synecdoque et
de la métonymie. Ce sont d’abord des objets qui témoignent d’un départ précipité, d’une fuite,
sans retour. Par exemple, au tout début de The Age of Anxiety, les bagages abandonnés sont
associés au souvenir d’une connaissance disparue :
The knowledge gained at that time had ever since lain oddly around in a corner of his mind like luggage
left long ago in an emergency by some acquaintance and never reclaimed. (AA, p. 4)
Introduits par des articles et des quantifieurs indéfinis, les objets égarés rappellent au
quotidien la destinée de nombre de déportés :
Autumn has come early; evening falls;
Our train is traversing at top speed
A pallid province of puddles and stumps
Where helpless objects, an orphaned quarry,
A waif of a works, a widowed engine,
For a sorry second sigh and are gone
As we race through the rain with rattling windows
Bound for a borough all bankers revere.
(AA, p. 57)
Dans ces vers de QUANT, le paradigme d’Auschwitz revient en creux dans le cadre d’un
trajet journalier en train de Manhattan vers les banlieues résidentielles de New York. Si
indifférents soient-ils à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, les banquiers newyorkais ne sauraient ignorer l’horreur de la guerre et des camps qui rejaillit par flashs
métonymiques, au rythme d’une suite nominale angoissante introduisant des objets dépourvus
137
de toute fonction (« helpless ») dans un monde dévasté et jonché d’épaves (« A waif1 of a
works »), où les hypallages confondent la machine et l’homme (« a widowed engine ») en
laissant planer l’ombre de la mort (« widowed »). L’absence d’ancrage spatial précis permet
au poète de télescoper le paradigme d’Auschwitz et le quotidien du cadre new-yorkais
résidant dans un quartier chic (« a borough all bankers revere »). Et c’est sur un ton
accusateur qu’Auden réunit ces deux mondes séparés par l’indifférence. Comment a-t-on pu
accepter et laisser faire cela ? La question soulevée par le poète, qui s’inclut parmi les
coupables indirects (« As we race though »), reste sans réponse. Les remarques de Steiner
exprimant son incompréhension face à l’absence de réaction de ceux qui savaient ce qui se
passait dans les camps abondent dans le sens d’Auden :
À l’instant précis où l’on achevait [les prisonniers] sous les coups, l’écrasante majorité des hommes, à
trois kilomètres de là dans les fermes polonaises, ou à huit mille au cœur de New York, dormaient,
mangeaient, allaient au cinéma, faisaient l’amour ou se tracassaient à cause d’une visite chez le dentiste.
C’est là que mon imagination se cabre. Ces deux expériences simultanées appartiennent à des ordres si
différents, tellement incompatibles avec les normes reconnues des valeurs humaines, leur coexistence
représente un paradoxe si horrible que je m’interroge sur le temps. Car enfin, si Treblinka a existé, c’est
que des hommes l’ont construit, mais aussi que le reste de l’humanité a fermé les yeux. 2
Dans The Sea and the Mirror, les entassements de corps échevelés, incontinents,
sanglotant, vomissant, pris dans une trame allitérative infernale (consonances en [t], [v], [w]
ou [g] relayées par de nombreuses sifflantes et chuintantes), sont autant de synecdoques d’un
univers tortionnaire où l’on a du mal à distinguer le bourreau de la victime :
Deliver us, dear Spirit, from the tantrum of our telephones and the whispers of our secretaries
conspiring against Man; deliver us from these helpless agglomerations of disheveled creatures with their
bed-wetting, vomiting, weeping bodies, their giggling, fugitive, disappointing hearts, and scrawling,
blotted, misspelt minds, to whom we have so foolishly tried to bring the light they did not want; (SM, p.
114)
Le tortionnaire apparaît ici sous la forme de secrétaires ou de créatures non identifiées
(« disheveled creatures ») devenant elles-mêmes les victimes d’atroces souffrances. La poésie
1
« a waif » signifie « un enfant abandonné, misérable », et l’expression « waif-like » caractérise souvent un
corps malade d’une extrême maigreur (« frêle », « squelettique »).
2
George Steiner. Langage et silence. Op. cit., pp. 154-155.
138
d’Auden annonce ici ce qu’Agamben définit, dans les termes de Primo Levi, comme la « zone
grise » :
La découverte qu’a faite Primo Levi à Auschwitz concerne un matériau réfractaire à tout établissement
d’une responsabilité ; il réussit à isoler quelque chose comme un nouvel élément éthique. Levi le
nomme la « zone grise ». En elle se déroule « la longue chaîne qui lie la victime aux bourreaux »,
l’opprimé y devient oppresseur, le bourreau y apparaît à son tour comme une victime. Alchimie
incessante et grise, où le bien et le mal, et avec eux tous les métaux de l’éthique traditionnelle atteignent
leur point de fusion.
Il s’agit donc d’une zone d’irresponsabilité et d’ « impotentia judicandi » (Levi, 2, p. 60) qui ne se situe
plus par delà le bien et le mal, mais se tient, dirait-on, en deçà de l’un comme de l’autre.1
Dans la poésie d’Auden, cette « zone grise » englobe diverses formes de bourreaux qui sont
aussi paradoxalement dépeints comme les héros de la cité, « elle ne connaît pas le temps et
investit tout lieu »2 :
But the new barbarian is no uncouth
Desert-dweller; he does not emerge
From fir forests; factories bred him;
Corporate companies, college towns
Mothered his mind, and many journals
Backed his beliefs. He was born here.
[…]
Inside the city.
(AA, p. 16)
Le « nouveau barbare » est un pur produit de la cité, et, comme le poète, il est éduqué et lit
beaucoup, ce qui rend d’autant plus terrifiante sa barbarie. Il est parfois présenté sous les traits
d’un brillant intellectuel estimé et reconnu par la presse :
… life after life lapses out of
Its essential self and sinks into
One press-applauded public untruth
And, massed to its music, all march in step
Led by that liar, the lukewarm Spirit
Of the Escalator
(AA, p. 35)
Le bourreau n’est donc pas uniquement le Nazi, mais toute figure s’éloignant de la Vérité par
le mensonge (« public untruth », « that liar »).
1
2
Giorgio Agamben. Ce qui reste d’Auschwitz. Trad. Pierre Alferi. Paris : Payot et Rivages, 1999, p. 24.
Ibid., p.30
139
Pour le désigner, Auden choisit une métaphore aux effets dévastateurs : « the
lukewarm Spirit / Of the Escalator ». En effet, « lukewarm » signifie « tiède, mitigé », c'est-àdire entre deux états, le chaud et le froid, et cet adjectif qualifie la forme informe qu’est le
spectre (« Spirit »), d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible, immatérielle et incernable.
L’escalier mécanique (« Escalator ») est une synecdoque de l’orgueil démesuré de l’homme
ici associé au capitalisme sans lois (on pense aux escalators des gratte-ciel en haut desquels
siègent les cadres dirigeants des cités ambitieuses). Comme l’escalier de New Year Letter (« a
staircase of events », vers 26, CP, p. 199), il évoque une ascension vertigineuse vers un but
non défini (absence de complément de nom après « Escalator »), et avance au rythme
frénétique d’un crescendo endiablé, pris dans une course aux consonances en [s] et [t] relayée
par un enjambement. On peut aussi y voir une satire des penseurs reconnus de l’après-guerre
(« Spirit »), dont, pour ne citer que lui, James Bryant Conant, qui fut doyen de l’université de
Harvard au lendemain de la guerre, et qui, aux yeux d’Auden, représentait la nouvelle figure
du mal. L’objectif de Conant était de moderniser Harvard en privilégiant la science et la
technologie (« the Escalator ») au détriment des sciences humaines dont il ne voyait pas
l’utilité. Voici comment Auden dresse son portrait lors d’une conversation avec Alan Ansen :
When I was delivering my Phi Beta Kappa poem in Cambridge (1946), I met Conant for about five
minutes. “This is the real enemy,” I thought to myself. And I’m sure he had the same impression
about me.1
Ainsi, dès The Age of Anxiety, Auden se pose en poète de l’après-Auschwitz, dans un monde
sans cesse menacé par le retour de l’horreur incarnée par de nouveaux agents du mal dont les
idées et le pouvoir menacent l’équilibre précaire de la cité renaissant à peine de ses cendres.
Dans d’autres passages, c’est la distinction entre les objets et les hommes qui devient
floue :
1
Alan Ansen. Op. cit., p. 11.
140
Extended objects appear to which events happen – old men catch dreadful coughs, little girls get their
arms twisted, flames run whooping through woods, round a river bend, as harmless looking as a dirty
old bearskin rug, (SM, p. 116)
Cette phrase complexe opère un étrange glissement du monde des objets (« Extended
objects ») vers celui des hommes (« old men », « little girls ») sans transition aucune si ce
n’est un simple tiret introduisant une liste. Suite à une série de flashs contenus dans des
propositions indépendantes très courtes évoquant la maladie (« dreadful coughs ») ou des
scènes de torture (« arms twisted »), l’humain est réifié sans explication, les hommes étant
réduits à un vieux tapis en peau d’ours (« a dirty old bearskin rug »). Là non plus, le bourreau
n’est pas identifié. Plus loin dans cet extrait du discours de Caliban, les os brisés sont les
synecdoques de corps morcelés et endoloris, devenus le cauchemar quotidien de l’homme :
And from this nightmare of public solitude, this everlasting Not Yet, what relief have you but in an ever
giddier collective gallop, with bison eye and bevel course, toward the grey horizon of the bleaker vision,
what landmarks but the four dead rivers, the Joyless, the Flaming, the Mournful, and the Swamp of
Tears, what goal but the Black Stone on which the bones are cracked… (SM, p. 118)
Les scènes de torture sont les nouveaux rituels des messes noires (« the Black Stone » est une
version dégradée de l’autel) célébrées dans les camps. Elles hantent l’humanité dans son
ensemble (« this nightmare of public solitude ») et infectent la prose et les vers du poète pour
le conduire, dans The Age of Anxiety, au bout du possible de l’écriture :
When bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens.
(AA, p. 100)
La comparaison des corps à de la vaisselle cassée entassée sur un tas d’ordures (« middens »)
est extrêmement troublante. Dans une comparaison classique, la conjonction rapproche deux
réalités distinctes tout en rappelant que l’une ne saurait être assimilée à l’autre. Lapaire et
Rotgé précisent d’ailleurs que « like » est plus séparateur que « as » :
141
Avec LIKE, la distance et la distinction entre les deux termes rapprochés sont clairement maintenues.
La similitude portée par LIKE, contrairement à ce qu’elle peut introduire chez AS, ne mène pas à
l’identité. LIKE ne franchit pas les limites de l’analogie.1
Or, dans la comparaison introduite par Auden, la conjonction n’opère plus vraiment sa
fonction de distanciation puisqu’elle présente une réalité historique : les corps des Juifs ont
bel et bien été réduits à un état de matière, de résidus, déposés en tas à l’extérieur des camps.
La comparaison évoque ainsi paradoxalement une assimilation dans un vers qui frise la
désagrégation:
Auden is not responsible for the assimilation of human beings into mere inanimate matter – the
monstrous work of the Nazi extermination camps. By putting this assimilation into poetic form – and
indeed, into the form of the startling simile for which he was known in the late 1930s – he sets this
terrifying historical event at the climax of The Age of Anxiety. Auden punctuates this moment with a
particularly dense poetic line that exactly doubles the standard alliterative pattern of repeating three
consonants: “Like cracked crocks onto kitchen middens.” Thus the moment of the poem touches on the
greatest terror, its line comes closest to inarticulate stuttering.2
Vouloir dire Auschwitz, c’est accepter, et même souligner les limites de la poièsis. Ici, les lois
du langage sont remises en cause, et le discours tourne au bégaiement. Par ailleurs, le présent
(« our bodies are chucked ») a une valeur double : il s’agit du présent atemporel de l’horreur
d’Auschwitz, celui de la sortie de l’Histoire, puisqu’il dit la destruction de l’homme ; mais
c’est aussi celui de tous les jours, de la réalité du mal devenu banal.
Auden utilise à plusieurs reprises les termes « common » ou « usual » pour désigner
l’horreur et les massacres :
If, on account of the political situation,
There are quite a number of homes without roofs, and men
Lying about in the countryside neither drunk nor asleep,
[…]
That is not at all unusual for this time of year.
(FTB, CP, p. 351)
1
Jean-Rémi Lapaire, Wilfrid Rotgé. Linguistique et grammaire de l’anglais. Toulouse : Presses Universitaires du
Mirail, 1991, p. 263.
2
Susannah Young-ah Gottlieb. Regions of Sorrow: Anxiety and Messianism in Hannah Arendt and W.H. Auden.
Op. cit., p. 128.
142
But now the radio, suddenly breaking in with its banal noises upon their separate senses of
themselves, by compelling them to pay attention to a common world of great slaughter and
much sorrow. (AA, p. 9)
Auden anticipe, à nouveau, la pensée de Hannah Arendt et ce qu’elle nomme « la terrible,
l’indicible, l’impensable banalité du mal1 »2. Comment expliquer la disproportion entre des
individus « ordinaires » et la monstruosité des crimes commis ? Comment expliquer cet
« arrêt de la pensée », qui nous fait sombrer dans le mal ? Arendt, comme Auden, ne justifie
rien, n’explique rien. Les deux intellectuels constatent l’inévitable présence de l’inhumain
dans l’humain, rendant banale, commune, l’horreur de tous les jours, pendant la guerre, et
même après. Dans The Age of Anxiety, la barbarie est un état du monde, dissociée du contexte
de la Seconde Guerre mondiale. Comme le note Susannah Young-ah Gottlieb, en occultant
l’armistice de son églogue pourtant publiée en 1947, Auden fait de la guerre un état de crise à
subir sans espoir d’issue, comme un ordre – ou désordre – des choses permanent et
atemporel :
A less subtle poet might have set the poem immediately after the war to suggest that, despite the
triumph of the Allied side, the world is still beset by anxiety – emphasizing that the hostilities of the war
have ceased, but the underlying tensions nevertheless remain unresolved. Something of this suggestion
can be heard in the vast outpouring of books on existentialism that appeared in English between 1947
and 1948. Despite their atmosphere of despair, primers on existentialism exhibit a triumphal spirit: the
darkness of these visions is the expression of disappointment, which is itself the consequence of
outsized hopes regarding the prospect of victory. The Age of Anxiety, by contrast, is utterly
nontriumphal. The odd – almost Brechtian – tone of the narrating voice is a measure of this
nontriumphalism: it reassures anxious bar owners that they need never “worry”, since there is no
possibility that failure and loneliness, which are the conditions under which the bar business
succeeds, will ever be overcome. By setting The Age of Anxiety not after but during the course of the
war, Auden indicates that war somehow inhabits anxiety. 3
Malgré la fin de la guerre, le sentiment de perte, de non-sens et d’absence d’ancrage
historique perdure, l’angoisse ne cessant d’habiter le monde d’après-guerre.
1
Les italiques sont de Hannah Arendt.
Hannah Arendt. « Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal » [1963]. Les Origines du
totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Op. cit., p. 1262.
3
Susannah Young-ah Gottlieb. Op. cit., pp. 69-70.
2
143
2 « The senses huddled like cattle »
Les détails, objets ou choses qui restent – la valise, les jouets cassés, les os brisés –
c’est, déjà dans l’œuvre d’Auden, un peu l’essence et la mémoire poétique d’Auschwitz : les
choses ayant appartenu à un inconnu qui, lui, a disparu. Didi-Huberman parle de « choses du
corps (cheveux, dents), choses sacrées (phylactères), choses-images (photographies), choses
écrites » 1 . Dans la poésie d’Auden, ils sont étrangement associés à l’échec amoureux,
notamment dans The Sea and the Mirror :
[…] deliver us from all the litter of billets-doux, empty beer bottles, laundry lists, directives, promissory
notes and broken toys, the terrible mess that this particularised life, which we have so futilely attempted
to tidy, sullenly insists on leaving behind it; translate us, bright Angel, from this hell of inert and ailing
matter, growing steadily senile in a time for ever immature, to that blessed realm. (SM, p. 114)
The Sea and the Mirror se déroule dans les coulisses d’un théâtre après une représentation de
The Tempest. Les acteurs n’ont pas encore quitté leur rôle, ou plutôt, ils jouent un double
rôle, le temps de se démaquiller : celui qu’ils incarnent dans la pièce de Shakespeare, et celui
qui correspond à leur propre vie, ancré dans une réalité historique non précisée. Dans la
troisième partie, « Caliban to the Audience », Caliban parle à la manière de Henry James.
Dans cet extrait, il s’adresse au public, et plus particulièrement à l’élite de la société (« that
other, smaller but doubtless finer group among you, important persons at the top of the
ladder », SM, p. 112) dont il imite le discours. Le style alambiqué de James permet à Auden
de multiplier les cibles de la satire. Tout d’abord, il reproche aux acteurs de la haute société
(hommes politiques, artistes, riches industriels) de ne pas avoir l’envergure de modèles
publics : si le monde est à la dérive, c’est parce que ceux qui ont le pouvoir sont immatures
(« for ever immature »), individualistes (« this particularised life ») et incompétents (« so
1
Georges Didi-Huberman. Images malgré tout. Op. cit., p. 64.
144
futilely attempted to tidy »). Cette critique se double également d’une auto-parodie, le poète
faisant allusion à sa vie avec Chester Kallman.
En 1941, Auden traversa une crise très grave dans sa relation avec son amant dont il
finit par accepter les nombreuses infidélités au prix d’une grande souffrance (« this hell of
inert and ailing matter »). Cela transparaît dans plusieurs parties de The Sea and the Mirror,
par exemple dans la section « Prospero to Ariel » (« Stay with me, Ariel, while I pack […] I
am glad I have freed you », SM, p. 24). Dans notre extrait, les objets du quotidien conjugal
(« billets doux, empty beer bottles, laundry lists ») sont les résidus (« litter ») d’une rupture
douloureuse difficile à oublier. Mais l’anéantissement de soi entraîné par la désillusion
amoureuse est ici étonnamment formulé dans les termes d’Auschwitz réduisant l’homme à
l’état de matière inerte (« this hell of inert and ailing matter »), les ordures (« litter »)
annonçant celles que mentionne ROSETTA (« kitchen middens ») dans The Age of Anxiety (p.
100). Ne s’agit-il pas là, dès 1944, du sens élargi du concept d’Auschwitz que Roland Barthes
porta à la connaissance du lecteur français de manière provocatrice lorsque, dans Fragments
d’un discours amoureux, il introduisit une comparaison entre l’échec amoureux et le sort des
prisonniers de Dachau ?
La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu’on a appelé, dans le champ psychotique, une
situation extrême, qui est « une situation vécue par le sujet comme devant irrémédiablement le
détruire » ; l’image en est tirée de ce qui s’est passé à Dachau. N’est-il pas indécent de comparer la
situation d’un sujet en mal d’amour à celle d’un concentrationnaire de Dachau ? L’une des injures les
plus inimaginables de l’Histoire peut-elle se retrouver dans un incident futile, enfantin, sophistiqué,
obscur, advenu à un sujet confortable, qui est seulement la proie de son imaginaire ?
Ces deux situations ont néanmoins ceci de commun : elles sont, à la lettre, paniques : ce sont des
situations sans reste, sans retour : je me suis projeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me
manque, je ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais. 1
Barthes, qui cite ici Bruno Bettelheim, pose en des termes simples et clairs le problème déjà
soulevé, de façon plus obscure, dans l’hypotaxe jamesienne de Caliban : dans quelle mesure
1
Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil, 1977, p. 60.
145
la comparaison entre Dachau (ou Auschwitz au sens large) et la perte de soi causée par la
rupture amoureuse est-elle légitime ?
Dans « Calypso » (CP, p. 266), poème de 1939, Auden avait anticipé l’anéantissement
de soi que pourrait entraîner le sentiment d’abandon :
Driver drive faster and make a good run
Down the Springfield Line under the shining sun.
Fly like an aeroplane, don’t pull up short
Till you brake for Grand Central Station, New York.
For there in the middle of that waiting hall
Should be standing the one that I love best of all.
If he’s not there to meet me when I get to town,
I’ll stand on the side-walk with tears rolling down.
C’est bien l’effet de « panique » dont parle Barthes qu’Auden exprime ici en s’inspirant du
« calypso », musique de carnaval à deux temps issue des Antilles, pour dire l’impatience du
locuteur qui, tel un enfant, est prêt à défier les lois de la mécanique (« drive faster », « fly like
an aeroplane »1) pour accélérer le temps afin de rejoindre au plus vite celui qu’il aime. À la
gaieté de la scène se mêle la hantise d’une absence. Le locuteur se projette, seul, effondré
(« tears rolling down »), si son amant n’est pas là pour l’accueillir à la gare (« Grand Central
Station »), la perte de soi engendrant, dans la rime, la dissolution de la cité toute entière
(« town / down »).
1
On notera l’influence de ces vers, et de l’ensemble du poème, sur la poésie d’Elizabeth Bishop (1911-1979),
notamment dans l’ouverture de « Invitation to Miss Marianne Moore » :
From Brooklyn, over the Brooklyn Bridge, on this fine morning,
please come flying.
In a cloud of fiery pale chemicals,
Please come flying,
to the rapid rolling of thousands of small blue drums
descending out of the mackerel sky
over the glittering grandstand of harbor-water,
please come flying.
(Elizabeth Bishop. The Complete Poems 1927-1979. New York: Farrar, Straus and Giroux, 1983, p. 82)
146
Par ailleurs, dès 1941 (après la trahison de Chester Kallman), Auden associe dans
« Love Letter »1la déception amoureuse à l’image étrange des « sens blottis les uns contre les
autres comme du bétail » (« The senses huddled like cattle »), métaphore du désespoir
empruntée au poème « No worst, there is none. Pitched past pitch of grief » de Hopkins2:
The movies and the magazines are all of them liars
Pretending that love has anything to do with pleasure,
With the bland Horatian life of culture and wines
And conversational friendship.
For love has a puritanical loathing of art and
Food, and even of sensible average people
Who are glad to tell him the time: for spiders and men
Love is a destroyer of cities.
Now, when my work is over, I sit at the window,
The senses huddled like cattle observing nothing,
Or run to the lavatory; in the net of the ribs
The heart flails like salmon.
Ces strophes d’ouverture donnent à voir un sujet prêt à renoncer aux plaisirs de la vie dont il a
perdu le goût à la suite d’une rupture. La catastrophe amoureuse entraîne une dégradation de
la santé de l’amant qui, pris de nausées, court aux toilettes pour vomir (« run to the
lavatory »). Cette perte des facultés physiques (« the senses huddled like cattle ») mène tout
droit à l’anéantissement du sujet (« I » disparaît dans les derniers vers cités) happé vers un
néant qui domine en fin de vers (« observing nothing »), avant que le texte ne bascule dans
des images confuses (« The senses huddled like cattle », « The heart flails like salmon »).
Comme Gerard Manley Hopkins, le poète semble vouloir se retirer du monde public en ruines
1
Ce poème n’apparaît pas dans les Collected Poems. On ne le trouve que dans l’anthologie de poésie
amoureuse suivante : John Fuller. The Chatto Book of Love Poetry. London: Chatto & Windus, 1990, p. 274.
2
No worst, there is none. Pitched past pitch of grief,
More pangs will, schooled at forepangs, wilder wring.
Comforter, where, where is your comforting?
Mary, mother of us, where is your relief?
My cries heave, herds-long; huddle in a main, a chief
Woe, world-sorrow; on an age-old anvil wince and sing –
Gerard Manley Hopkins (1844-89)
(The Oxford Anthology of English Literature Volume II. Op. cit., p. 1472)
147
(« Love is a destroyer of cities »), et pour mettre en relief les réminiscences hopkinsiennes
dont s’imprègnent ces vers, on s’appuiera sur les remarques suivantes de Jean-Marie Fournier:
[L’œuvre de Gerard Manley Hopkins est hantée] par le silence voulu d’une vocation jésuite dont la
sévérité extrême, recoupant le penchant qu’il avait pour la mortification – ce même mouvement qui le
conduisait à se punir en s’obligeant à ne rien regarder de la beauté du monde et à se promener les
yeux rivés au sol –, poussa Hopkins à renoncer à la poésie tout comme il renonçait au monde et à brûler
ses premiers essais poétiques au moment où il rejoignit l’ordre en 1868. Certes ce geste ne laissait d’être
ambigu, puisque Bridges avait reçu une copie des textes sacrifiés, ce grâce à quoi ils nous sont
parvenus ; il trahit cependant la dureté d’une volonté appliquée, dans la vacillation même qui
l’anime, à faire disparaître tout reste de mondanité : la fin de « Hurrahing in Harvest » dit en un
superbe repentir, au sens pictural que ce terme peut revêtir, cette impulsion contradictoire (« These
things, these things were here, and but the beholder / Wanting ; which two when they once meet, / The
heart rears wings bold and bolder / And hurls for him, O half hurls for him off under his feet », 12-14).
Ce dernier vers en effet, dans le rebond de son second hémistiche, répète en l’amplifiant et en le
modulant (« O half hurls for him ») le contenu sémantique du premier, dans la modalité mystérieuse
d’un « half » qui fait vaciller le sens, et conduit le vers à s’embrouiller, à s’embarrasser, dans une
série de phonèmes imprononçables d’où plus rien ne ressort que la confusion : là, comme dans
l’épisode des poèmes sacrifiés, se joue le drame de celui qui, renonçant au monde, ne peut pas
s’accommoder de son rejet.1
Si Auden désavoua « Love Letter », ce geste n’entraîna toutefois en rien son renoncement à la
poésie, et à la différence de celles de Hopkins, ses images, si confuses soient-elles, ancrent la
perte du locuteur dans la réalité de son époque, la métaphore du bétail faisant aussi allusion
aux déportés entassés dans des wagons à bestiaux (« huddled like cattle ») avant d’être
acheminés vers les camps.
On retrouve cette image dans For the Time Being où elle représente cette fois
l’angoisse face à l’avènement du mal :
As winter completes an age,
The eyes huddle like cattle, doubt
Seeps into the pores and power
Ebbs from the heavy signet ring;
(FTB, CP, p. 350)
La tonalité apocalyptique de ces vers (« completes an age ») est accentuée par un effet de
strabisme (« the eyes huddle ») brouillant le sens du monde. L’hypallage évoque, de façon
plus évidente encore que dans « Love Letter », les yeux hagards et tristes des prisonniers en
1
Jean-Marie Fournier. « “Traceries of the light” : modalités du lisible et de l’illisible dans l’œuvre de Gerard
Manley Hopkins ». Études anglaises 1/2004 (Tome 57), Paris : Klincksieck, 2004, p. 79.
148
les comparant à ceux du bétail conduit à l’abattoir (« huddle like cattle »). La chevalière
(« signet ring »), synecdoque du bourreau, rappelle inexorablement l’humanité du mal.
Quelques vers plus loin, Auden décrit ainsi l’anéantissement de l’humanité face à l’Horreur
(« this Horror ») :
I mean
That the world of space where events re-occur is still there,
Only now it’s no longer real; the real one is nowhere
Where time never moves and nothing can ever happen:
I mean that although there’s a person we know all about
Still bearing our name and loving himself as before,
That person has become a fiction,
(FTB, CP, p. 352)
La répétition de « I mean » prouve la difficulté de dire la perte de soi. Les chiasmes (« where /
real / real / nowhere ») et les nombreuses négations font éclater l’espace-temps réduit à un
anti-temps coupé de l’histoire (« nothing can ever happen »). Ils tracent une poétique spectrale
marquée par un dédoublement de soi, le passage de « I » à « that person » – la non-personne
par excellence –, témoignant de l’aliénation de l’homme, ou de sa « désidentité », pour
reprendre l’expression d’Évelyne Grossman1 : « la désidentité dirait ce lien incessant de la
forme aux mouvements qui la déforment. Alors l’identité est un théâtre [« That person has
become a fiction »]. L’inverse même de la représentation narcissique de soi, cette mise en
scène qui se joue sur la scène vide d’une psyché désertée »2. Les derniers vers rappellent
l’importance de l’amour dans la construction de soi, et assimile l’anéantissement de l’homme
face à l’horreur à ce que Barthes nomme la catastrophe amoureuse : « je me suis projeté dans
l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer :
je suis perdu, à jamais »3 – « our true existence / Is decided by no one and has no importance
to love » (FTB, CP, p. 352). Qu’il soit envahi par l’horreur ou terrassé par un échec
1
Évelyne Grossman. La Défiguration. Paris: Minuit, 2004, p. 113.
Ibid., pp. 114-15.
3
Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux.Op. cit., p. 60.
2
149
amoureux, le locuteur est frappé par ce que Barthes nomme le « désespoir violent »1 : « je
vois, dans un éclair coupant et froid, la destruction à laquelle je suis condamné »2. Il voit, dans
For the Time Being, « la scène vide d’une psyché désertée » :
That is why we despair […]
We are afraid
Of pain but more afraid of silence; for no nightmare
Of hostile objects could be as terrible as this Void.
This is the Abomination. This is the wrath of God.
(FTB, CP, p. 352)
De plus, les vers d’Auden laissent résonner une voix schizophrène (« I mean […] a
person […] bearing our name […] that has become a fiction »), une voix qui dit la schize, et
tente l’expérience de l’ultime, ce que Bataille appelle l’expérience intérieure. On pense à
Keats et aux propos d’Agamben 3 à partir de la lettre du 27 octobre 1818 que Keats adressa à
John Woodhouse, dans laquelle le poète fait état de ce qu’on pourrait appeler la schize
identitaire du sujet lyrique : le je poétique n’est pas un je – « it is not itself – it has no self – it
is everything and nothing, it has no character »4. Auden ici fait se rencontrer les paradigmes
de la poétique de l’horreur et de la désubjectivation :
Que l’acte de création poétique, et peut-être tout acte de parole, suppose quelque chose comme une
désubjectivation, voilà qui est compris dans l’héritage commun de notre tradition littéraire (« muse » est
le nom que les poètes ont toujours donné à cette désubjectivation) 5.
Mais en poésie, toute désubjectivation réaffirme aussi la survie d’un « je » lyrique spectral
sans lequel l’écriture n’est plus possible. La voix, toute morte qu’elle puisse sembler, obtient
malgré tout droit de cité dans le corps du texte. Le poème, et la voix poétique, survivent – « it
1
Ibid., p. 59
Ibid., p. 59.
3
Giorgio Agamben. Ce qui reste d’Auschwitz. Op. cit., pp. 146 sq.
4
« As to the poetical Character itself, (I mean that sort of which, if I am any thing, I am a Member; that sort
distinguished from the wordsworthian or egotistical sublime; which is a thing per se and stands alone) it is not
itself – it has no self – it is every thing and nothing – It has no character – it enjoys light and shade; […] A poet is
the most unpoetical of any thing in existence; because he has no Identity – he is continually in for – and filling
some other Body – The Sun, the Moon, the Sea and Men and Women who are creatures of impulse are poetical
and have about them an unchangeable attribute – the poet has none; » (John Keats. « Letter to Richard
Woodhouse, October 27, 1818 ». The Oxford Anthology of English Literature Volume II. Op. cit., p. 777)
5
Giorgio Agamben. Ce qui reste d’Auschwitz. Op. cit., p. 148.
2
150
survives, / A way of happening, a mouth » (CP, p. 248) – et échappent à la barbarie. Et pour
Auden, comme pour Celan, ils incarnent la sortie de l’impasse, la seule résistance possible
face à l’abomination du vide. Si Celan compose une poésie de la cendre, dont la « Fugue de
mort » est l’exemple le plus émouvant, Auden suit lui aussi, à travers des formes différentes et
inédites, la voie de l’art comme « promesse de bonheur à jamais brisée »1.
Dans ses poèmes dramatiques des années 1940, il choisit une esthétique de la
fragmentation en multipliant les formes, inspirées de l’héritage littéraire ou nouvelles, jusqu’à
remettre en cause l’unité du poème sans cesse menacée (à l’instar des reliquats de
personnages dans The Age of Anxiety et du fantôme du « je » lyrique dans For the Time
Being) d’éclatement total et de perte dans le non-sens et la folie :
And the great brain which began
With lucid dialectics
Ends in horrid madness
(AA, p. 105)
Malgré ces tensions extrêmes, le verbe subsiste, et augure du recommencement inépuisable de
l’art. Dans un article sur l’aporie, Catherine Bernard reconvoque la formule d’Adorno de la
manière suivante :
Lamento testamentaire qui, comme souvent dans les formules épigrammatiques d’Adorno, augure
autant du recommencement inépuisable de l’art que de sa fin […], la fragmentation de la forme
fait ainsi doublement signe puisqu’elle est tout à la fois symptomatique d’un univers en ruines et
porteuse d’une charge subversive dynamique. Tout à la fois métaphore par anticipation de la faillite
dystopique de la totalité et image d’une possible relève utopique par cette hétérogénéité même qui
malmène le système, […]. Seul l’art, lorsqu’il se détourne des chimères de la réconciliation, peut
dévisager la catastrophe et dans ce face à face faire advenir une forme encore impensée d’utopie.2
Dans l’œuvre d’Auden, le plus bel exemple de « promesse de bonheur à jamais brisée » est le
dernier discours de ROSETTA dans The Age of Anxiety qui voit les masques de l’illusion
1
« Art is the ever broken promise of happiness. » Theodor Adorno. Aesthetic Theory. [1970]. Tr. Robert HullotKentor. London: The Athlone Press, 1997, p. 136.
2
Catherine Bernard. « L’art de l’aporie: penser l’impensable avec Adorno et Benjamin ». Études Anglaises
1/2005 (Tome 58). Paris : Klincksieck, 2005, pp. 32-34.
151
tomber pour laisser advenir, au moment même où ROSETTA dit Auschwitz, « une forme
encore impensée » de sortie de l’impasse par le Verbe.
3 « We must try to get on / […] Though thousands tumble »
C’est par une longue tirade de ROSETTA (128 vers) que se clôt la cinquième partie de
The Age of Anxiety (AA, pp. 98-102). La scène a lieu chez elle, à Manhattan, et la fête est
terminée. QUANT et MALIN sont déjà partis en empruntant l’ascenseur (« they sank from
her sight», AA, p. 98) tandis qu’EMBLE est plongé dans un sommeil profond (« EMBLE had
gone into her bedroom and passed out »), au grand dam de ROSETTA qui attendait sans
doute autre chose… Dans « The Masque », comme dans l’ensemble de son œuvre, mais de
façon exacerbée, Auden multiplie les formes jusqu’à l’extrême, et le texte résiste à toute
classification générique. Masque élisabéthain, drame, pièce, poème dramatique, opéra
« seria », voire « buffa » (des personnages comme MALIN ou QUANT ayant l’étoffe d’un
Figaro ou d’un Leporello) : il se trouve à la croisée des genres, formant un tout hybride,
baroque au sens étymologique du portugais « barocco », à savoir « irrégulier, encore à l’état
brut ». Comme aimait à le dire Isherwood, Auden avait le cerveau d’une pie 1, et le tout que
forme « The Masque » est fait de bric et de broc, d’éléments disparates empruntés à différents
genres littéraires. Sur ce point, les remarques de Gérard Genette sur le baroque dans Moyse
sauvé de Saint-Amant sont aisément transposables à The Age of Anxiety :
Le propre du baroque est de n’avoir rien en propre et de pousser à leur extrême des caractères qui sont,
erratiquement, de tous les lieux et de tous les temps.2
1
« His magpie brain was a hoard of curious and suggestive phrases. » Christopher Isherwood. Lions and
Shadows. Op. cit., p. 191.
2
Gérard Genette. « D’un récit baroque ». Figures II. Paris : Seuil, 1969, p. 222.
152
Pour sortir de l’impasse de l’horreur, Auden choisit d’explorer un vaste chantier de formes au
sein duquel il tente de recréer un instrument signifiant capable de capter et d’exprimer, dans le
risque du poétique, une image de la cité déchue.
À ce stade de The Age of Anxiety, Auden met en scène la désubjectivation des
personnages annoncée dans For the Time Being. L’identité de chacun a été détournée par la
représentation, et chaque personnage se pose comme une fiction (« That person has become a
fiction », FTB, CP, p. 352). Ils jouent un rôle qui n’est pas le leur, et cela se voit. Ce sont des
« Hamlet re-dupliqués »:
I’ve probably failed to do what I wanted which is a difficult thing, namely to devise a rhetoric which
would reveal the great vice of our age which is that we are all not only ‘actors’ but know that we are
(re-duplicated Hamlets) and that it is only at moments, in spite of ourselves, and when we least expect
it that our real feelings break through. 1
Par ailleurs, comme le note Bernstein, fasciné par The Age of Anxiety qui lui inspira une
symphonie du même titre (composée entre 1948 et 1949), cette exacerbation de l’artifice dit,
sur le mode du contrepoint, la solitude et le désespoir des personnages qui se réfugient dans
l’alcool et dans la sur-représentation de soi pour oublier l’horreur de la guerre :
What happens in The Age of Anxiety is anything but optimistic. In the poem everyone is completely
drunk and trying desperately to have a good time. This feeling of desperation is there all the time and
they are having a good time but the kind of good time which one hour later is horrible. (Berlin Press
Conference, September 12, 1977)2
Puis vient l’heure du dégrisement (« disintoxication »), de la prise de conscience de ce
qu’Auden nomme « le grand vice de notre temps », dans la tirade de ROSETTA qui a comme
un éclair de lucidité inattendu et malgré elle (« in spite of ourselves and when we least expect
it ») en fin de soirée. Les « promesses de bonheur » entrevues au cours de la fête sont à jamais
« brisées » dans son monologue qui déconstruit l’artifice sur le mode de la désillusion et du
désenchantement. Le spectacle est terminé, et ROSETTA cesse de se voiler la face. Elle n’agit
plus, ne joue plus à la princesse, et se met à raisonner. Elle ne renie alors ni ses origines
1
2
Auden cité par John Fuller. W.H. Auden : A Commentary. Op. cit., p. 370.
On renverra aux sites suivants : http://www.leonardbernstein.com/works_anxiety.htm
http://www.good-music-guide.com/community/index.php?topic=12455.120
153
modestes (« the semi-detached / Brick villa in Laburnum Crescent », AA, p. 101) ni son père
qu’elle aime malgré son mauvais goût (« I shan’t be at peace / Till I really take your restless
hands, / My poor fat father. How appalling was / Your taste in ties », AA, p. 101), ni sa
condition angoissante de Juive toujours prête à s’exiler (« I sit waiting / On my light luggage
to leave if called / For some new exile », AA, p. 98), à mille lieues de l’idéal WASP auquel
EMBLE aspire (« You’ll build here, be / Satisfied soon [...] / Make your home / With some
glowing girl; forget with her what happens also », AA, p. 98). C’en est fini du conte
merveilleux : le lendemain EMBLE se réveillera avec la gueule de bois (« While your
headache lasts, and I won’t shine / In the sobering sun », AA, p. 98), et il ne désirera plus celle
qu’il élevait aveuglément (« blind on the bride-bed », AA, p.98) au statut de déesse. Le
mariage est avorté avant même d’avoir été consommé, et le monologue de ROSETTA
s’apparente à une veillée funèbre, le champ lexical de la mort venant sonner le glas de l’idylle
romantique :
But you’re handsome, aren’t you ? even now
A kingly corpse. I’ll coffin you up till
You rule again. Rest for us both and
Dream, dear one.
(AA, p. 98)
ROSETTA a su cerner le « Hamlet re-dupliqué » en EMBLE. Elle a compris que ses
sérénades et son jeu d’amant l’empêcheraient d’aimer authentiquement : il se complaît dans
son univers onirique et reste trop éloigné de la réalité (« too aloof to love », AA, p. 98), du
côté du poétique, de l’artifice, et au détriment de l’authentique. Il semble avoir anticipé la
leçon d’Auden de 1953 en usant du verbe pour séduire :
By all means sing of love, if you do,
Please make a rare old proper hullabaloo:
[...]
Be subtle, various, ornamental, clever,
« The Truest Poetry Is The Most Feigning », CP, p. 619.
154
Mais EMBLE n’est qu’un piètre poète, il ne sait pas feindre, et ROSETTA dénigre vite son
simulacre qu’elle déplore et dénonce en faisant allusion au deuxième livre des rois dans la
Bible :
As long as you live may your lying be
Poetic only. I’d hate you to think
How gentile you feel when you join in
The rowdy cries at Rimmon’s party.
(AA, p. 99)
Dans l’hypotexte, Rimmon est un dieu antique vénéré par les Araméens. Naamân, un des
chefs de l’armée araméenne, au temps où celle-ci venait de remporter une victoire sur le roi
d’Israël, est lépreux. Une jeune captive israélite lui parle des prodiges accomplis en Israël par
le prophète Élisée. Le roi d’Aram adresse au roi d’Israël son chef d’armée, muni de cadeaux
fastueux et d’une lettre où il lui demande de le guérir. Surpris et persuadé que c’est un
traquenard, Naamân se lamente. Mais Elisée intervient, réclame le malade, et lui commande
d’aller se baigner sept fois dans le Jourdain. Naamân cède et il sort purifié de son mal et de
son erreur. À peine sorti de l’eau, il confesse qu’il n’y a pas de dieu sur toute la terre si ce
n’est en Israël. Ainsi Naamân rejoint la foule des Gentils (« gentile ») qui se convertiront au
vrai dieu. Néanmoins, un scrupule le retient : il devra faire mine d’adorer le dieu Rimmon :
Que Yahvé pardonne ceci à ton serviteur : quand mon maître va au temple de Rimmon pour y adorer, il
s’appuie sur mon bras et je me prosterne dans le temple de Rimmon en même temps qu’il le fait ;
veuille Yahvé pardonner cette action à son serviteur. (2 R 5 :18)1
Une fois de retour au royaume d’Aram, Naamân sera réduit à jouer un rôle, à simuler lors des
cérémonies fastueuses en l’honneur de Rimmon.
Le monologue de ROSETTA entre aussi en correspondance avec le poème
« Rimmon » (1903) de Rudyard Kipling où la somptuosité baroque masque le malaise d’un
locuteur condamné à feindre :
Duly with knees that feign to quake –
Bent head and shaded brow, –
Yet once again, for my father’s sake,
In Rimmon’s House I bow.
1
La Bible de Jérusalem. Paris : Les Éditions du Cerf, 1994, p. 410.
155
The curtains part, the trumpet blares,
And the eunuchs howl aloud;
And the gilt, swag-bellied idol glares
Insolent over the crowd.
“This is Rimmon, Lord of the Earth –
“Fear Him and bow the knee”
And I watch my comrades hide their mirth
That rode to the wars with me.1
Dans le discours de ROSETTA, toutefois, c’est le dieu chrétien, celui d’EMBLE, qui
correspond à Rimmon, tandis que le vrai dieu est celui des Juifs. La jeune femme n’est pas
prête à s’engager avec un acteur qui ne cesse de feindre (« we are not only actors, but know
that we are »).
Par ailleurs, ROSETTA n’a-t-elle pas décelé en EMBLE une autre forme de simulacre
liée à son homosexualité latente ? Rappelons qu’Auden eut une liaison avec Rhoda Jaffe,
employée, elle aussi, au service achat d’un grand magasin, durant les mois où il composa The
Age of Anxiety. Selon la rumeur, ils étaient sur le point de se marier.2 Or Auden ne nia jamais
son homosexualité, et son affection pour Rhoda lui posa vite problème :
He foresaw the perils for women who “go around with a social group of queers. All right, the people are
more amusing, the conversation wittier, but it does terrible things for the girls’ egos because they find
themselves in a society where they are not really needed.”3
ROSETTA comprend très vite qu’elle n’aura jamais sa place à la fête païenne de Rimmon qui
a tout d’un bal masqué exclusivement masculin où les soldats sont nus (à l’exception d’une
feuille de figuier pour cacher les parties intimes) et souhaitent ne pas être dérangés tandis
qu’ils se meurent d’une petite mort érotique :
“ – Fasten your figleaf, the Fleet is in.
Caesar is sitting in solemn thought,
Do not disturb. I’m dying tonight with
The tragic poets – ”
(AA, p. 99)
1
Kipling, Rudyard. « Rimmon». The Five Nations.
http://ebooks.adelaide.edu.au/k/kipling/rudyard/five/#section28
2
« Auden was seriously enough involved with Rhoda Jaffe for a rumour of their impending marriage to appear
in a Winchell column. » John Fuller. W.H. Auden: A Commentary. Op. cit., p. 384.
3
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 245.
156
ROSETTA sait qu’EMBLE appartient à cette société secrète, interdite, où les corps séduisants
(« blond mausoleums ») sont « hors la loi » (« bandit »), et dans laquelle elle n’est pas
vraiment intégrée :
for you’ll trust them all,
Be at home in there where a host of creatures,
Shot or squashed, have insured good-luck to
Their bandit bodies, blond mausoleums
Of the inner life. How could I share their
Light elations who belong after
Such hopes end?
(AA, p. 99)
Elle invite alors, dans un élan de pure générosité, son bel amant endormi à accepter sa
nature et à jouir de sa vie de séducteur libertin en mettant un terme à ses mensonges :
So be off to the game, dear,
And meet your mischief. [...]
You’re too late to believe. Your lie is showing,
Your creed is creased. But have Christian luck.
Your Jesus has wept; you may joke now,
Be spick and span, spell out the bumptious
Morals on monuments, mind your poise
And take up your cues, attract Who’s-Who,
Ignore What’s-Not. Niceness is all and
The rest bores.
(AA, p. 99)
L’humour blasphématoire, dans ces vers, rappelle l’une des convictions d’Auden : « one can
only blaspheme if one believes » (FA, p. 472). Si dans For the Time Being le poète se projette
dans la description de Marie (« Mary may be pure, / But, Joseph, are you sure ? », FTB, CP,
p. 362) pour dénoncer l’infidélité de Chester Kallman avant de réaffirmer sa foi en parodiant
le texte biblique, dans The Age of Anxiety, il s’assimile à Jésus (« Your Jesus has wept »),
figure emblématique du pardon. Le locuteur-poète accepte les mœurs dissolues de l’amant et
lui pardonne ses égarements dans un regain de foi chrétienne (« have Christian luck »). Il le
soumet à l’épreuve du miroir qu’Hamlet tend à sa mère : « You go not till I set you up a glass
/ Where you may see the inmost part of you » (Hamlet, III, 4, 18-191), pour qu’il renaisse à
lui-même. Il s’agit du miroir des mots, du miroir de l’art au sens large, qui, comme le fait
1
William Shakespeare. Hamlet. Op. cit., p. 319.
157
Prospero avec Ariel dans The Sea and the Mirror (« Stay with me ; I am glad I have freed
you », SM, p. 24), libère les hommes de l’enfermement et de la désubjectivation dans laquelle
l’Histoire et la guerre les ont entraînés.
En outre, ce miroir désenchanteur redonne aux personnages un statut de sujet par le
biais de la douleur. On rappellera la formule de Julia Kristeva qui résume les enjeux de la
poétique de la barbarie : « la douleur est le lieu du sujet, là où il advient »1. Dans la tirade de
ROSETTA, c’est précisément au moment où la jeune femme se retrouve seule, face à ellemême, angoissée par le retour des images de mort à Auschwitz, qu’elle quitte son masque
pour accepter son mal-être :
We’ll point for Him,
[…]
to defend us now
When bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens
In the time He takes. We’ll trust.
(AA, p. 100)
Pour reprendre les mots de Kristeva, à lire ces vers, « on a l’impression qu’au commencement
était le malaise. La douleur [« bruised or broiled our bodies are chucked »] est le lieu du sujet,
là où il se différencie du chaos. Limite incandescente, insupportable entre dedans et dehors,
moi et autre. Saisie première, fugace : « douleur », « peur », mots ultimes visant cette crête où
le sens bascule dans les sens, l’« intime » dans « les nerfs ». L’être comme mal-être. »2 Et
c’est précisément au moment où la douleur est insoutenable que le texte laisse entrevoir une
sortie de l’impasse. Dans la lignée de Job ou d’Isaïe, toujours inébranlables malgré les
horreurs qui s’abattent sur leur peuple ou leur famille, ROSETTA déborde d’une foi
incomparable. Le dieu juif est là, en elle, il vient saturer son discours (« he » et « his »
apparaissent plus de vingt fois dans les quelques vers de la page 100). Malgré les camps de
concentration, l’exil, la peur, elle croit en lui en tant que principe organisateur de l’histoire :
1
2
Julia Kristeva. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris : Seuil, 1980, p. 165.
Ibid.
158
let history be.
Time is our trade, to be tense our gift
Whose woe is our weight, for we are his Chosen,
His ragged remnant with our ripe flesh
(AA, p. 100)
Comme dans le Psaume 139 1 , le dieu juif est omniprésent, omnipotent et il voit tout. Il
démasque les hommes, leurs égarements, et c’est, paradoxalement, ce qui les sauve :
He’ll be right there
With His Eye upon me. Should I hide away
My secret sins in consulting rooms,
My fears are before Him; He’ll find all,
Ignore nothing.
(AA, p. 100)
Ni ROSETTA ni Caliban dans The Sea and the Mirror ne cherchent à échapper à l’horreur
qu’ils intègrent tous deux dans leur discours :
[…] we are blessed with that Wholly Other Life from which we are separated by an essential emphatic
gulf. […] It is just here, among the ruins and the bones, that we may rejoice in the perfected Work
which is not ours. (SM, p. 126)
C’est lorsque les personnages sont entièrement dénudés, après avoir perdu leurs illusions
quant à l’existence d’un surhomme qui puisse les sauver (« a semi-divine stranger with
superhuman powers », AA, p. 83), qu’ils ressentent, au cœur de la cité en ruines (« among the
ruins and the bones »), la présence de Dieu.
Auden s’inscrit ici dans une ère post-tragique (« I’m dying tonight with / The tragic
poets », AA, p.99) où la mort est présentée comme fondamentalement non-héroïque. Si le
tragique se construit autour de la mort non-naturelle, accidentelle en quelque sorte, parce que
1
Si j’escalade les cieux, tu es là,
qu’au shéol je me couche, te voici.
Je prends les ailes de l’aurore,
je me loge au plus loin de la mer :
même là, ta main me conduit,
ta droite me saisit.
« Psaume 139 », La Bible de Jérusalem. Op.cit., p. 867.
159
nécessaire et prématurée, il s’emploie également à affirmer le statut héroïque du personnage
qui choisit, poussé par son hybris, d’aller au devant d’une mort qu’il sait certaine. Dans les
poèmes d’Auden des années 1940, les héros ont disparu. La mort est certes posée comme nonnaturelle, mais également réfractaire à l’idée de choix : elle est le produit d’une fabrication en
série au terme d’un processus de dégradation non-naturelle des corps (« like cracked
crocks »). ROSETTA n’est nullement une héroïne tragique, mais simplement, comme le dit le
narrateur dans The Age of Anxiety, et comme tous les hommes de l’après-Auschwitz, une
rescapée de l’horreur – « it seemed impossible that either of them could have survived so
long » (AA, p. 83). Elle compte parmi « ceux qui viennent après »1. Cet état de survie se
déploie dans une esthétique qui s’efforce de maintenir ensemble les contraires, de refuser tout
choix dialectique. Par exemple, dans le monologue de ROSETTA, comme le dit Bataille,
« l’érotisme ouvre à la mort »2, l’extase (« I’m dying tonight », AA, p. 99) côtoyant la mort à
haut débit (« our bodies are chucked », AA, p. 100). La voix poétique juxtapose les éléments
hétéroclites, l’intime et l’universel, le grivois et le morbide, la Bible et les débordements
orgiaques, la désillusion et la révélation divine, le judaïsme et le christianisme, le faste
baroque et le réalisme de guerre, avant de trouver son chemin au milieu des décombres –
« We must try to get on / […] Though thousands tumble » (AA, pp. 101-102). Comme le
constate Adorno, après Auschwitz, « en simulant l’état de réconciliation, en prenant le parti
du simple monde des choses, il [l’art] se renierait lui-même. […] La dignité de l’art
aujourd’hui ne se mesure pas à sa capacité d’échapper, par hasard ou par habileté, à cette
antinomie, mais à la manière dont il l’assume »3.
Auden est l’un des premiers à assumer pleinement cette antinomie face à l’aporie de
l’horreur, tout en réaffirmant, plus que jamais, la conscience de la séparation entre l’homme et
le Verbe. Contre l’illusion esthétique, et l’horreur qui envahit le monde, le Verbe est la seule
1
George Steiner, Langage et silence. Op. cit., p. 11.
Georges Bataille. L’Érotisme. Paris: Minuit, 1957, p. 31.
3
Theodor Adorno. Notes sur la littérature. Op. cit., p. 211.
2
160
« raison d’être », dit Caliban à la fin de son discours composé au moment même où
l’impensable se réalise à Auschwitz et dans les autres camps:
[…] as born actors, we have hitherto condescended to use as an excellent vehicle for displaying our
personalities and looks, but the real Word […] is our only raison d’être. Not that we have improved;
everything, the massacres, the whippings, the lies, the twaddle, and all their carbon copies are still
present, more obviously than ever; nothing has been reconstructed; […] only now it is not in spite of
them but with them that we are blessed by that Wholly Other Life from which we are separated. (SM, p.
126)
Le Verbe est le lieu de l’unité de l’Être et du moi recomposé dont le dernier mot de The Sea
and the Mirror, à la fin du discours qu’Ariel adresse à Caliban, se fait le symbole. Ce mot est
le pronom « I », point d’orgue repris en écho: « When our falsehoods are divided, / What shall
we become, / One evaporating sigh / … I » (SM, p. 130). Cependant, seule ROSETTA dans
The Age of Anxiety s’achemine, par la prière, vers ce « I » ayant retrouvé un statut de sujet
assumant pleinement la première personne. Comme le souligne Bernstein, après l’illusion du
masque, le réveil des autres personnages sera douloureux, et ils ne tarderont pas à
s’engouffrer à nouveau dans l’abîme de l’horreur et de la désubjectivation: « they are having a
good time but the kind of good time which one hour later is horrible »1. Ainsi, les conclusions
encore très incertaines auxquelles mènent l’écriture de The Age of Anxiety, œuvre ouverte s’il
en est, soulèvent une question majeure au lendemain de l’armistice : comment continuer à
écrire après Auschwitz ? De quelle cité les survivants ont-ils hérité ? Dans quel état la guerre
a-t-elle laissé la cité-monde ?
1
Leonard Bernstein (voir supra, p. 153).
161
DEUXIÈME PARTIE
Écrire après la guerre : variations autour de « City Without Walls »
162
“Still monied, immune, stands Megalopolis:
happy he who hopes for better,
what awaits Her may well be worse. …”
« City Without Walls », vers 101-103.
Bien qu’à ce jour il ne soit encore que très peu commenté 1, le poème « City Without
Walls » (1967, CP, p. 748) occupe une place de prédilection à la fois dans le recueil auquel il
a donné son titre (publié en 1969), et dans l’œuvre d’Auden dans son ensemble. Poèmetournant, poème-bilan, il s’inscrit dans le sillage des grandes méditations politiques dont
« Ode » (1931, CP, p. 70), Letter to Lord Byron (1936), New Year Letter (1940), les poèmes
dramatiques des années 1940, « The Fall of Rome » (1947, CP, p. 332), « Memorial for the
City » (1949, CP, p. 591), « The Shield of Achilles » (1952, CP, p. 596) ou « Ode to Gaea »
(1954, CP, p. 553), tout en s’en démarquant par la forme originale et inédite dont il se réclame
en toutes lettres dans les derniers vers (strophes 22 et 23, CP, p. 751) :
Thus I was thinking at three a.m.
in Mid-Manhattan till interrupted,
cut short by a sharp voice.
“What fun and games you find it to play
Jeremiah-cum-Juvenal:
Shame on you for your Schadenfreude.”
1
Dans Later Auden, Edward Mendelson consacre à peine une page à « City Without Walls » se résumant à
l’histoire de la genèse du poème : « [Auden] gave a novel twist to a more familiar style of alienation in the
vigorous jeremiad of “City Without Walls” in 1967. In its first typescript version this was an uninterrupted
complaint against a nightmare civilization, neither worldly nor sacred but vague and chimerical, with fantasies
of “flesh debased / by damage, indignities, dirty words” instead of “arcadian lawns where classic shoulders, /
baroque bottoms, make beaux gestes” – and perhaps doomed to even greater vaguenesses. […] But then,
before the poem was published, Auden stepped back from it, enclosed it in distancing quotation marks to
indicate its origin in an inner voice, and added five stanzas in which a second, sharp inner voice tells the first,
“Shame on you for your Schadenfreude,” followed by a third inner voice, which, “bored,” tells the first two to
go to sleep and feel better at breakfast. The three-person household of the finished poem is alienated even
from its alienation. » (Later Auden. Op. cit., pp. 487-488)
163
Ces strophes sont déroutantes car elles proposent plusieurs axes de lecture complémentaires et
contradictoires. Espiègle, le poète se joue du lecteur en lui laissant entendre qu’il lui livre des
clefs par le biais d’allusions précises à une forme de discours connue (la jérémiade1) ou à un
genre littéraire établi (la satire juvénalienne 2), avant de brouiller les codes, d’abord en les
recoupant à l’aide de la conjonction de coordination latine cum, pour ensuite les remettre en
question par le ton familier de la voix anonyme qui apostrophe le locuteur en pleine
méditation nocturne. Pour dire la perte de la cité, le texte hybride d’Auden s’inscrit également
dans le sillage des satires du XVIIIème siècle (Swift, Hogarth, Fielding, Sterne), des sombres
prophéties apocalyptiques de Blake où la cité est frappée par les fléaux de la misère et de la
peste :
1
Le livre des Lamentations est composé de cinq poèmes lyriques écrits par le prophète Jérémie après la
destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor II, roi de Babylone. Il dépeint la cité déchue, raillée, punie à
cause de l’abondance de ses transgressions, frappée par la misère et la famine, tout en annonçant, dès la
troisième lamentation, l’espoir en la miséricorde divine.
2
On adoptera la définition suivante de la satire juvénalienne :
Juvenalian satire : A type of formal satire, characterized by its harshness and pointed realism, that
denounces human vice and error in solemn tones. Juvenalian satire is named for the Roman satirist
Juvenal, noted for his dignified attacks on vice, which seek to evoke contempt or indignation from the
reader. Juvenalian satire is distinguished from Horatian satire, the other major type of formal satire, by
the latter’s witty, even indulgent, tone, which is aimed at evoking laughter rather than derision. (The
Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Op. cit., p. 182)
Juvénal est resté célèbre pour ses attaques virulentes. Incisifs, réalistes et crus, ses vers dénoncent le vice et le
mal sur un ton solennel. Par exemple, dans la troisième satire, Rome apparaît sale, corrompue, dangereuse,
envenimée de toutes parts :
Passons à une autre variété de dangers, ceux qu’on court la nuit : le trajet qu’une tuile
parcourt du faîte d’un toit jusqu’au crâne qu’elle assomme, la cadence à laquelle tombent des fenêtres
les vases fêlés et les pots de chambre, la griffe et l’impact que leur masse imprime sur le pavé
fracassé ! Tu peux passer pour imprévoyant et insoucieux des catastrophes si tu vas dîner intestat, tant
tes chances de trépas se mesurent au nombre des fenêtres ouvertes et éveillées sous lesquelles tu
passes en une nuit. Tiens-t’en donc à un vœu modeste, prie qu’elles se contentent d’épancher le
liquide de leurs cuvettes ! […]
Et encore ce n’est pas le pire. Dès qu’on a bouclé les maisons et que partout le silence a
succédé au bruit des chaînes qui claquent et des verrous des boutiques qu’on bloque, les détrousseurs
prolifèrent. Ça peut même être à l’occasion un rôdeur pressé qui fait ses affaires au couteau : pendant
qu’une garde armée fait régner l’ordre et la sécurité dans les marais Pontins et la pinède Gallinaire, de
là-bas ils rappliquent tous ici comme sur une garenne ! Quelle est la forge, quelle est l’enclume qui ne
produit pas de chaînes de forçats ? Quasiment tout le fer passe à fabriquer des menottes, à craindre
qu’on finisse par manquer de socs de charrue et que disparaissent les grattoirs et les hoyaux !
(Juvénal. Satires. Trad. Olivier Sers. Paris : Les Belles Lettres, 2011, pp. 51-53)
164
But most thro’ midnight streets I hear
How the youthful Harlot’s curse
Blasts the new born Infant’s tear
And blights with plagues the Marriage hearse.
« London », Songs of Experience, 17941
de l’étrange cité engloutie de Poe, baignée d’une ambiance fantastique macabre et mortifère,
où les frontières entre vie et mort, bien et mal, sont indistinctes, et où l’humain est à redéfinir :
Lo ! Death has reared himself a throne
In a strange city lying alone
Far down within the dim West,
Where the good and the bad and the worst and the best
Have gone to their eternal rest.
« The City in the Sea », Poems, 18452
de la cité spectrale de Baudelaire :
Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
« Les Sept Vieillards », Les Fleurs du mal, 18573
des paysages dévastés de The Waste Land d’Eliot :
Unreal City,
Under the brown fog of a winter dawn,
A crowd flooded over London Bridge, so many,
I had not thought death had undone so many.
« The Burial of the Dead », The Waste Land (1921-1922)4
ou encore de la cité décadente de Ginsberg où poètes et drogués se côtoient dans un monde
souterrain rappelant l’Enfer de Dante et où les repères entre folie et surnaturel, vie et mort,
ténèbres et lumière, se brouillent en une longue plainte inspirée du jazz :
1
William Blake. Chants d’Innocence et d’Expérience. Trad. Marie-Louise et Philippe Soupault. Paris : Quai
Voltaire / La Table Ronde, 2007, p. 124.
2
Edgar Allan Poe. Poems and Essays on Poetry. Manchester: Carcanet Press, 1995, p. 16.
3
Charles Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Paris : R. Simon, 1935, p. 144.
4
T.S. Eliot. La Terre vaine et autres poèmes. Op. cit., p. 64.
165
I saw the best minds of my generation destroyed by madness,
[…]
Who poverty and tatters and hollow-eyed and high sat up
smoking in the supernatural darkness of cold-water flats
floating across the tops of cities contemplating jazz,
« Howl », 19551
Aussi, le texte d’Auden voit-il advenir une forme jusque là inconnue, surgissant du silence
des points de suspension inauguraux qui viennent aussi clore le premier volet du texte laissé
comme en suspens (conclusion ouverte, point d’orgue, ou aposiopèse ?) sur une note
extrêmement pessimiste – « may well be worse. …” » (vers 103).
Ces ponctèmes, très rarement utilisés par Auden à la fois en position d’incipit et de
clausule, posent un cadre très ambigu tenant non seulement de la greffe textuelle qui a du mal
à prendre2 – faisant ainsi du poème la suite d’une longue jérémiade qui remonterait à la nuit
des temps, ou une variation sur le thème universel de la lamentation liée à l’avènement de
l’humanité –, mais également du mauvais rêve, de la vision cauchemardesque jaillissant du
chaos comme en un éclair poétique avant d’y retomber. Par ailleurs, les matériaux dont est
composée cette charpente linguistique, à l’instar des murailles de la cité, semblent friables. Il
n’en subsiste qu’un entre-deux informe, indéfini, simple ponctème à la frontière entre le
silence et le langage, l’origine et la fin du monde. Ainsi, les points de suspension annulent
d’emblée la fonction protectrice de la bordure qu’ils dessinent pourtant sur la page et que le
lecteur remarque avant même d’entamer la lecture. Ils servent de faux repères à un texte
défiant tous les genres, où la solennité juvénalienne côtoie le grotesque de Swift et l’absurde
beckettien, sans résolution aucune si ce n’est la dissolution dans le silence du sommeil (« Go
to sleep now for God’s sake ! », vers 114) … ou du néant.
Dans le second volet du poème, la gravité de la satire est tournée en dérision dans le
cadre d’une saynète orchestrée en quatre tercets réunissant trois citadins ordinaires qui
1
Allen Ginsberg. Howl, Kaddish and Other Poems. London: Penguin, 1956, p. 1.
On remarquera que le texte compte quatre points en tout : un point final, suivi d’un espace, puis de trois
points de suspension, ce qui introduit un doute au niveau de la cohérence de la ponctuation.
2
166
s’interpellent sur le mode de la conversation de tous les jours. L’effet d’étrangeté naît de la
juxtaposition de deux registres incompatibles : celui de la familiarité (« What fun and games
you find it to play », vers 107 ; « Shame on you », vers 109), assimilant Jérémie et Juvénal à
des camarades de sortie, et celui de la rigueur académique renvoyant à des concepts précis
cités dans leur langue d’origine (« Schadenfreude1 », vers 109). Les allusions métatextuelles
donnent ainsi paradoxalement de fausses pistes pour mettre une fois de plus en relief
l’impuissance du poète dans un monde qui ne fait plus sens. Les références, apportées en
langue étrangère (latin, allemand), opacifient le texte plus qu’elles ne l’éclairent, et cette
hybridation générique et linguistique témoigne du désarroi d’un créateur aux prises avec de
nouvelles formes qui échappent au sens et laissent peu d’espoir à toute reconstruction de la
cité plus de vingt ans après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Cité fantôme, cité
fantastique, peuplée de formes informes (« fantastic forms », vers 1) et de restes humains
(« human remant », vers 85) évidés de leur substance, la cité dans « City Without Walls » est
une mégalopole désincarnée.
L’absence du mot « city » dans le texte est éloquente : en 1967, le poète ne croit plus à
la rédemption de la cité des hommes. « City » est remplacée par « Megalopolis » (vers 101),
monstrueuse, composée de plusieurs agglomérations dont les banlieues et couronnes
périurbaines sont si vastes qu’elles finissent par se rejoindre en brouillant toutes les frontières
géopolitiques et humaines (« Without Walls »). La mégalopole2 s’impose néanmoins comme
un pur produit de l’homme et de son ambition démesurée : à la différence de « metropolis »3
1
Ce terme n’a d’équivalent ni en anglais ni en français. Il renvoie à une forme de complaisance ou de plaisir
dans le malheur et les souffrances d’autrui.
2
Dans son dictionnaire de géographie, Roger Brunet note que le terme de « mégalopole » est un néologisme
forgé en 1961 par le géographe Jean Gottman. Le terme de mégalopole désignait initialement les métropoles
de la côte est des États-Unis, aux banlieues si étendues qu’elles finissent par se rejoindre. La mégalopole
américaine en impose, englobant sur le couloir Baltimore-Boston (800 kilomètres) la Maison Blanche, la
Banque mondiale ou le FMI (à Washington), l’ONU et Wall Street (à New York) et un centre universitaire de
premier plan (à Boston). (Roger Brunet, Robert Farras et Hervé Théry (co-dir.). Les Mots de la géographie,
dictionnaire critique. Montpellier : Reclus-La Documentation Française, 1992, pp. 324-5)
3
Terme utilisé par exemple dans « Memorial for the City », CP, p. 596.
167
ou de « megapolis », le choix de « megalopolis » laisse entendre « megalomania ». Métaphore
de la guerre et de la destruction véhiculée par l’histoire de la cité grecque de Megalόpoli1,
Auden la féminise et l’allégorise à l’aide d’une majuscule (« Megalopolis », « Her ») pour en
faire le nouveau symbole de l’humanité déchue. Elle est ironiquement intronisée dans le tercet
de clôture de la première partie où elle occupe une place de choix, doublement mise à
l’honneur par l’anapeste final du premier vers et l’inversion syntaxique (verbe/sujet) qui
retarde son avènement – « Still monied, immune, stands Megalopolis ». L’équilibre de ce vers
relève d’une poétique du contraste des plus déstabilisantes qui voisine avec le sublime.
En effet, en un premier lieu, « stands Megolopolis » est un oxymore dans la mesure où
la taille démesurée de la mégalopole ne permet pas la vision en contreplongée qu’implique le
verbe « stand ». On ne saurait être étourdi (« awed ») par une mégalopole dressée sur une
hauteur (comme dans les nombreuses représentations de la Jérusalem céleste par exemple 2)
car la définition même de la mégalopole (qui envahit tout le territoire et s’étale sur des
centaines de kilomètres) est incompatible avec le sémantisme de « stand », et seule une vue
aérienne (qui inviterait un verbe comme « lie » ou « spread » sans altérer le schéma
prosodique) permettrait de l’englober dans sa totalité. Cette incohérence spatiale brouille la
vision du lecteur qui ne sait plus de quel point de vue (topographique ? géographique ?
allégorique ? par le haut ? par le bas ?) appréhender la ville.
En un second lieu, ces vers sont une réécriture dévastatrice de la vision de la Jérusalem
céleste dans la Bible, et plus précisément des versets suivants :
1
Mégalopolis ou Megalόpoli est une ville de Grèce située dans le Péloponnèse. Son histoire est faite de
destructions et de reconstructions : elle fut fondée entre -371 et -368 avant notre ère pour surveiller Sparte et
fut le siège de la ligue arcadienne. Plusieurs conflits avec Sparte entraînèrent sa destruction partielle ou totale,
notamment en -222 où elle fut anéantie par le roi Cléomène III de Sparte.
2
Dans l’iconographie médiévale, la Jérusalem céleste apparaît souvent à l’arrière plan, sur un mont ou dans le
ciel, et les personnages du premier plan la contemplent en levant la tête.
168
La Jérusalem céleste.
Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de
mer, il n’y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ;
elle s’est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. (Ap 21 : 1-2)1
Comme la Cité sainte, « Megalopolis » annonce une union en introduisant un serment de
mariage (« for better [… or for] worse », vers 102-103) entre « he » et « Her » qui évoquent le
couple du texte biblique (métaphore des nouvelles fiançailles de Jérusalem avec Dieu). Mais
dans la mégalopole d’Auden, ce mariage est tourné vers le pire (« may well be worse », vers
103) dans une dynamique fracassante qui déconstruit la vision de la Jérusalem Céleste dont
les splendeurs, les richesses et l’éclat 2 sont réduits à de l’argent évoqué par une structure
passive (« Still monied », vers 101) qui sonne le glas (« still », évoque aussi la mort) de la cité
des arts. « Immune », dont la diphtongue [ju] détonne par son unicité dans ce tercet, sonne
faux, et laisse entendre « inhuman » par paronomase. Si la Jérusalem céleste est protégée par
des remparts3 qui repoussent les forces du mal et l’ « immunise », l’adjectif « immune » n’a
plus de sens dans « City Without Walls » où toutes les barrières protectrices ont volé en
éclats. Le pessimisme de ces vers est troublant dans l’œuvre d’un poète chrétien qui, pourtant,
au début des années 1940, après le décès de sa mère, avait retrouvé la foi. Il témoigne d’une
crise que traverse Auden, portant à ses limites la poétique de la perte et du deuil des repères.
Si les textes les plus sombres des années 1940 laissaient encore poindre la possibilité d’une
reconstruction de la cité, « City Without Walls » se clôt sur une note beaucoup moins
optimiste.
À la fin des années 1960, après une décennie chargée en événements majeurs ayant
bouleversé les repères du monde occidental, l’heure est celle d’un bilan angoissé, marqué,
1
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1799.
Et les douze portes sont douze perles, chaque porte formée d’une seule perle ; et la place de la ville est de l’or
pur, transparent comme du cristal. (Ap 21 : 21, La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1800)
3
Puis il en mesura le rempart, soit cent quarante-quatre coudées. – L’Ange mesurait d’après une mesure
humaine. – Ce rempart est construit en jaspe, et la ville est de l’or pur, comme du cristal bien pur. (Ap 21 : 1718)
2
169
comme New Year Letter à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, du sceau de l’incertitude,
voire de la possibilité du pire. Après Auschwitz, le poète sait que « tout est possible »1, selon
la formule de son amie Hannah Arendt, et quelques années seulement avant sa mort, il semble
avoir perdu toute croyance en la sagesse humaine. Le monde est divisé par la Guerre froide, et
depuis la construction du mur de 1961, la situation est de plus en plus tendue à Berlin où
Auden, invité par la fondation Ford, était retourné de 1964 à 1965. Par ailleurs, en 1963, les
images de l’assassinat du président J. F. Kennedy bouleversèrent l’Amérique en pleine
indécision à propos de l’utilisation de la bombe atomique pour anéantir les Vietcongs.
Richard Davenport-Hines note combien Auden fut choqué par l’utilisation abusive, dans un
spot publicitaire, d’une citation erronée de « September I, 1939 »2 au cours de la campagne
électorale de Lyndon B. Johnson qui souhaitait bombarder le Vietnam :
Lyndon Johnson’s campaign ran a television advertisement which featured a little girl counting the
petals of a flower, then interrupted with a stern male voice counting down from ten to zero – when the
little girl was abruptly replaced on the screen by a nuclear explosion. This left viewers shaken. Before
they recovered, they heard Johnson’s voice intoning, “these are the stakes: to make a world in which all
of God’s children can live, or go into the dark. We must love each other or we must die”. The dark, and
the children, as well as Johnson’s misquotation, echo Auden’s “September I, 1939”. “One cannot let
one’s name be associated with shits”, Auden wrote shortly afterwards, “I pray to God I shall
never be memorable like that again”.3
Plus que jamais, le poète est convaincu de l’impuissance du poétique sur le politique, et il
redoute la corruption du langage (« tongues tattooed by the tribal jargon / of the vice », vers
24-25), notamment par les autorités politiques, à des fins de destruction de l’homme :
Political social history would be no different if Dante, Michelangelo, Byron had never lived. Nothing I
wrote against Hitler prevented one Jew from being killed… In the end, art is small beer. The really
serious things in life are earning one’s living so as not to be a parasite, and loving one’s neighbour… As
a poet, my only duty is to defend the language from corruption 4.
1
Hannah Arendt. Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Op. cit., pp. 786.
Lyndon Johnson reprend les derniers vers de la huitième strophe de « September I, 1939 » (EA, p. 246) :
There is no such thing as the State
And no one exists alone;
Hunger allows no choice
To the citizen or the police;
We must love one another or die.
3
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 319.
4
Humphrey Carpenter. Op. cit., p. 425.
2
170
Par ailleurs, lorsqu’il compose « City Without Walls », Auden est encore marqué par
la disparition de T.S. Eliot (1965), l’un de ses modèles littéraires, et le premier à avoir publié
ses poèmes. S’il a trouvé en Hannah Arendt une nouvelle amie et complice sur le plan
intellectuel1, son œuvre littéraire n’en demeure pas moins inclassable, et ce n’est qu’avec
beaucoup de distance qu’il encourage les poètes de la Beat Generation. Il ne participe
aucunement aux mouvements de contestation hippie, sans toutefois les dénigrer. Le poète, qui
vient d’avoir soixante ans, préfère se tenir à l’écart de toute forme de courant littéraire. À la
fin des années soixante, il se sent vieillir, et il le dit dans des déclarations touchantes, avec un
sens de l’humour bien à lui, teinté d’autodérision, qui masque un sentiment de profonde
détresse : « I am now getting an old fogey, the sort of old age one gets is a test of whether one
has lived one’s life properly » 2; « my face looks like a wedding cake left out in the rain »3. Il
vit dans des conditions presque insalubres qui reflètent la crise que traverse New York : « We
have a subway and bus strike (Jan 1966), my kitchen roof leaks, cockroaches abound. O New
York! »4 Quel bilan proposer, alors, en 1967, un an à peine après la publication de l’essai The
Fall of Rome dont le ton était à la fois catégorique, alarmiste et sans appel – « I have no idea
what is actually going to happen before I die except that I am not going to like it »5 ?
Nous reprendrons, dans cette partie, chaque vers de « City Without Walls » pour voir
comment il s’inscrit dans une poétique paradoxale du bilan et de l’éclatement des repères dans
la cité à l’aune de l’ensemble de l’œuvre. Cette étude nous invitera à relire de nombreux
poèmes composés après la guerre, voire quelques textes des années 1930, contenant déjà en
1
En témoignent ces propos prononcés juste après la parution de La Condition de l’homme moderne (1958) et
La Crise de la culture (1961) : « every now and then, I come across a book that gives me the impression of
having been especially written for me… it seems to answer precisely those questions I have been putting to
myself. » (Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 325)
2
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 318.
3
Humphrey Carpenter. Op. cit., p. 425.
4
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 324.
5
L’essai « The Fall of Rome » est publié dans Katherine Bucknell, Nicholas Jenkins. Auden Studies 3, ‘In solitude,
for company’ W.H. Auden after 1940. Op. cit., pp. 120-137. On trouve la citation (« I have no idea what is
actually going to happen… ») à la page 136.
171
puissance les enjeux esthétiques de « City Without Walls », texte majeur de la littérature du
XXème siècle, que l’on ne trouve pourtant dans aucune anthologie de poésie anglaise ou
américaine. Peut-on encore espérer regagner la Cité de Dieu ou la Byzance de Yeats après la
chute de la cité des années 1940 ? Y a-t-il encore des repères, politiques ou religieux, qui
servent de points d’ancrage et laissent poindre l’horizon d’une renaissance ? Quelles sont les
conclusions du poète quant à l’éventuelle reconstruction d’une cité juste plus de vingt ans
après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah ? En quoi « City Without
Walls » est-il le point d’aboutissement d’une réflexion sur l’action et la perte de la foi menée
dès les premiers écrits des années 1930 ? Dieu est-il mort dans ce poème ? Que reste-t-il de la
cité une fois remis en cause tous les points de référence garantissant son équilibre et son
harmonie ?
172
CHAPITRE III : De l’écroulement des murailles à la Sodome audenienne
« Ô bienheureux, ceux dont les murs déjà montent du sol ! »
Virgile, L’Énéide, livre I
Le choix du titre de « City Without Walls » est lourd de sens. Inédit, il pose un
programme poétique de la perte sans espoir de réparation si ce n’est celui de l’écriture qui
seule résiste et se plie aux lois du langage face à l’éclatement des repères de la cité-monde.
Au niveau phonétique, l’allitération en [w], couplée au choc phonique provoqué par la rupture
de la diphtongaison [au] (« without ») après trois voyelles brèves ([i] : « city with »), met en
lumière la notion même de perte et d’extériorité contenue dans la préposition « out ». Comme
sur la scène élisabéthaine (Hamlet, King Lear), la cité semble avoir perdu son primum mobile.
Ni centrifuge (qui impliquerait « within »), ni centripète, le monde est désaxé. Son centre a
volé en éclats. La crise inaugurant le poème est liée à la disparition des lois humaines, et les
jeux de mots (« walls » est presque l’anagramme de « laws ») et autres assonances et échos
textuels (« lawless ») annoncent le processus de régression à l’œuvre dans le poème et le
retour à une zone de non-droit indéfinie – « lawless marches » (vers 17).
Dans le monde latin, la muraille qui entoure la ville symbolise la ligne de démarcation
entre nature et culture. Lorsque Romulus trace un cercle autour de Rome, il érige la ville en
sanctuaire en la soustrayant à la vie naturelle et en la plaçant sous sa propre loi pour la
destiner au divin. Le monde façonné par l’homme est conditionné en profondeur par la
clôture, l’enceinte, la délimitation, censées garantir l’exercice du droit et la paix. La cité,
protégée par ses murailles, reflète alors la splendeur de la civilisation et témoigne de la
grandeur de l’homme. Lorsqu’il arrive à Carthage, Énée, accompagné d’Achate, est
émerveillé par le spectacle de la ville en cours de reconstruction :
173
Cependant, dociles au sentier, ils sont venus vivement au terme de leur route ; déjà ils
gravissent la colline qui de sa hauteur domine la ville et dont le sommet regarde en face la
citadelle. Énée admire cet ensemble, simple douar naguère ; il admire les portes, l’animation et le
dallage des rues. Les Tyriens travaillent avec ardeur : les uns prolongent des murailles, bâtissent la
citadelle, roulent à force de bras des pierres sur les pentes ; d’autres choisissent un lieu pour leur
maison et l’entourent d’un sillon ; ils se donnent des lois, des magistrats, un sénat vénérable. Ici les uns
creusent des ports, ici pour les théâtres d’autres mettent en place de profondes assises, ils taillent à
même le rocher des colonnes gigantesques, hautes décorations des scènes futures. […] « Ô
bienheureux, ceux dont les murs déjà montent du sol ! » dit Énée ; et il contemple, levant les yeux,
les toits qui couronnent la ville.1
Pour les philosophes antiques, les véritables murailles de la cité sont les lois qui, mieux que
l’enceinte, à la fois protègent et définissent les hommes qui y habitent : le peuple doit se battre
en faveur de la loi comme s’il s’agissait du rempart de la cité. De même, dans la Bible, la Cité
de David2 est protégée par plusieurs remparts, et dans le livre des Lamentations, Jérusalem
voit s’écrouler remparts et murs à la suite d’un châtiment divin, la cité perdant alors sa Loi :
Deuxième lamentation
[…]
Le seigneur a pris en dégoût son autel,
en horreur son sanctuaire ;
aux mains de l’ennemi il a livré
les remparts de ses palais ;
clameurs dans le temple de Yahvé
comme en un jour de fête !
Yahvé a médité d’abattre
le rempart de la fille de Sion.
Il a étendu le cordeau, ne retirant pas sa main
que tout ne soit englouti.
Il a endeuillé mur et avant-mur :
ensemble ils se désolent.
Ses portes sont enfouies sous terre,
il en a détruit et brisé les barres ;
son roi et ses princes sont chez les païens ;
plus de Loi !
Ses prophètes n’obtiennent plus
de vision de Yahvé.3
1
Virgile . Énéide, livre I. Trad. Jacques Perret. Paris : Gallimard, 1991, pp. 64-65.
« La Cité de David, forteresse de Sion, est pourvue sur trois côtés d’admirables défenses naturelles : à l’est,
par la vallée du Kédrôn, à l’ouest, par celle du Tyropéon, au sud par la jonction de ces deux vallées ; au nord, la
muraille reculera progressivement sous David et Salomon, jusqu’à englober toute la colline du Temple. »
(André-Marie Gérard. Dictionnaire de la Bible. Paris : Robert Laffont, 1989, p. 220)
3
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1229.
2
174
En outre, au Moyen Âge, selon un adage, « l’air de la ville rend libre » 1 . Alors que la
campagne peut être perçue comme un lieu naturellement contraignant, la ville se présente
volontiers comme le symbole de l’affranchissement et de la liberté. À la campagne, l’homme
semble encore exposé au despotisme de la nature et de ses cycles. En revanche, la ville se
présente comme le creuset de la liberté. Les serfs peuvent y acquérir leur liberté et entrer dans
la communauté des citoyens. La ville apparaît comme une société institutionnalisée, elle
obtient le droit de promulguer ses lois et d’établir ses tribunaux. L’ordre politique n’est plus
imposé du dehors, mais émane du dedans. Et c’est bien à cet ordre qu’aspirait le poète dans
New Year Letter, croyant encore, en 1939, à la reconstruction d’une cité juste.
I Vers une poétique de l’éclatement des repères
1 Ordre et désordre dans la cité avant « City Without Walls »
Dans New Year Letter, l’ordre est à maints égards le point d’aboutissement vers lequel
l’art et la vie devraient converger. Dès la première partie du poème, le locuteur conçoit les
tâches d’Éros et d’Apollon comme une « synthèse », à savoir l’élaboration (« thesis ») d’un
monde en commun (« sun » en grec signifie « avec », « ensemble ») régi par un ordre
universel qui serait l’aboutissement de l’humanité. Il s’agirait là d’un état de plénitude
inconscient, but ultime de l’homme libéré du poids du manque et du désir :
To set in order – that’s the task
Both Eros and Apollo ask;
For Art and Life agree in this
That each intends a synthesis,
That order which must be the end
That all self-loving things intend
Who struggle for their liberty,
Who use, that is, their will to be.
1
Max Weber. La Ville. Paris : Aubier, 1982, pp. 52-53.
175
Though order never can be willed
But is the state of the fulfilled,
NYL, vers 56-65, CP, p. 200.
Ces vers expriment toutefois, par le biais de l’hypotaxe, la complexité de la tâche à accomplir.
Si la cité idéale est ordonnée, le poète esquive volontairement le problème de l’autorité et de
la source même de l’ordre. Qui, quelle instance est en mesure de faire advenir l’ordre dans la
cité ? Ni Éros ni Apollon, qui se contentent d’un appel à l’ordre (« ask »), n’ont ce pouvoir.
L’ordre est posé comme un état de fait, et il est le sujet de verbes d’état (« must be », « never
can be willed ») excluant tout agent. Le poème met en lumière un paradoxe en associant par la
rime (willed / fulfilled) deux termes que la syntaxe rend incompatibles par la négation
(« never ») et par les conjonctions de subordination (« though ») et de coordination (« But ») :
aucun lien logique ne relie « willed », à savoir l’homme en tant qu’être de désir, à ce qui
devrait être son état accompli (« fulfilled »).
Et c’est bien là le paradoxe de la condition humaine : l’homme est incapable de désirer
l’objet de sa plénitude. En témoigne la longue liste, délibérément exhaustive, des vers qui
suivent (NYL, vers 99-232, CP, pp. 201-204) dans lesquels Auden montre que l’homme, dans
ses actes, se détourne de la voie tracée par les artistes vers la cité de l’ordre :
Great masters who have shown mankind
An order it has yet to find,
What if all pedants say of you
As personalities be true?
NYL, vers 99-102, CP, p. 201.
Les troubles de l’histoire (« the wild furies of the past », NYL, vers 113, CP, p. 201) rappellent
que l’homme choisit toujours de s’éloigner de l’ordre pour se laisser happer par le désordre :
Delayed in the democracies
By departmental vanities,
The rival sergeants run about
But more to squabble than find out,
Yet where the Force has been cut down
176
To one inspector dressed in brown,
He makes the murderer whom he pleases
And all investigation ceases.
Yet our equipment all the time
Extends the area of the crime
Until the guilt is everywhere,
And more and more we are aware,
However miserable may be
Our parish of immediacy,
How small it is, how, far beyond,
Ubiquitous within the bond
Of one impoverishing sky,
Vast spiritual disorders lie.
NYL, vers 249-266, CP, p. 205.
C’est ici le désordre qui est cyniquement posé comme un état des choses et du monde, à l’aide
d’un verbe d’état (« lie ») conjugué au présent simple de l’atemporalité. Il est introduit
comme une vérité générale et universelle que l’on ne peut que constater passivement. La
tension animant ces vers naît d’un rapprochement troublant entre le proche et le lointain hérité
de la scène élisabéthaine. Comme dans les tragédies de Shakespeare, le dérèglement de l’ici et
du maintenant (« Our parish of immediacy ») reflète un désordre cosmique (« far beyond »,
« one impoverishing sky », « Vast spiritual disorders »). Ces vers dialoguent avec les célèbres
tirades de Hamlet, dont celle, très sombre, de la première scène du troisième acte:
To sleep : perchance to dream: ay, there’s the rub;
For in that sleep of death what dreams may come
When we have shuffled off this mortal coil,
Must give us pause: there’s the respect
That makes calamity of so long life;
For who would bear the whips and scorns of time,
The oppressor’s wrong, the proud man’s contumely,
The pangs of despised love, the law’s delay,
The insolence of office and the spurns
That patient merit of the unworthy takes,
When he himself might his quietus make
With a bare bodkin?
Hamlet, III, 1, 65-76.1
Dans les deux textes, le « je » du locuteur disparaît pour se fondre dans un « nous » collectif
(« Our parish », « we are aware » ; « we have shuffled ») qui a tout d’un Everyman témoin
1
Hamlet. Op. cit., pp. 278-279.
177
des bouleversements de son temps. Le locuteur analyse le monde qui l’entoure dans un
discours complexe caractérisé par une syntaxe alambiquée (nombreuses complétives,
exclamatives et interrogatives directes et indirectes) et par la modalité épistémique (« may
be » ; « may come ») qui introduit un doute sur la cohérence de l’univers. Si le texte d’Auden,
tout comme celui de Shakespeare, jonglent sans cesse entre le personnel, l’intime et
l’universel, ce n’est que pour trouver un écho plus fort en chaque lecteur-spectateur. Il est
facile de s’identifier à Hamlet et au locuteur de New Year Letter dont les malheurs sont le lot
de tous : règne du mal, de la criminalité et de l’injustice (« He makes the murderer whom he
pleases », « area of the crime » ; « The oppressor’s wrong », « the law’s delay »), pauvreté et
misère (« miserable », « impoverishing » ; « calamity of so long life »), dans un contexte où
les repères sont brouillés, comme l’illustre la métaphore étrange et absurde de l’inspecteur
(« one inspector dressed in brown ») qui assimile volontiers Hitler à Sherlock Holmes, à
savoir le politique et l’historique à la fiction. La loi émane de forces incernables, anonymes,
multiformes, agissant à l’échelle individuelle (« departmental vanities », « the rival
sergeants », « one inspector dressed in brown » ; « The oppressor’s wrong, the proud man’s
contumely », « The insolence of office ») et universelle (« vast spiritual disorders » ; « the
whips and scorns of time »),… ou les deux à la fois, les « désordres spirituels » renvoyant à la
démesure des projets destructeurs d’Hitler engendrés par sa propre folie (« spiritual
disorders » est aussi synonyme de « mental disorders »).
2 Vers une cité juste ?
Le texte d’Auden, toutefois, annonce également dans ces vers de New Year Letter
l’avènement possible d’une cité juste qui se dessine en creux, à l’arrière-plan du désordre. En
effet, la culpabilité générale (« the guilt is everywhere ») et la paroisse (« Our parish of
178
immediacy »), synecdoque de la Cité de Dieu, témoignent d’une cité idéale d’avant la Chute
et l’invasion du mal. Par ailleurs, l’homonymie laisse entendre que la loi du désordre n’est
qu’une imposture, un mensonge («Vast spiritual disorders lie ») cherchant à se substituer à la
Loi de Dieu qui, elle, est Vérité. Aussi, ces quelques vers du début de New Year Letter sont-ils
moins sombres qu’ils n’y paraissent en ce qu’ils posent indirectement les jalons de la Cité
juste dont la reconstruction est encore envisageable pour Auden en 1939. L’écriture, et ici
l’hypotaxe, peuvent aussi être interprétées comme un acte de résistance face à la montée du
mal. Les lois du langage, si complexes soient-elles, subsistent, et la prosodie audenienne,
particulièrement travaillée dans cet extrait (trimètres iambiques, rimes plates, structures
anaphoriques des complétives introduites par « yet », « and » et « how », dissémination des
phonèmes du mot « order » dans plusieurs vers, nombreuses assonances en [i] ou [au] et
consonances, notamment en [m], tissant autant de réseaux internes) rappelle, par analogie,
l’harmonie de la Cité de Dieu. Bien qu’ils ne traitent aucunement du thème du paradis perdu
ou de la beauté, ces vers évoquent à leur manière, et en temps de crise, l’« état paradisiaque »
se profilant, selon Auden, à l’horizon de tout poème :
Every poem, therefore, is an attempt to present an analogy to that paradisal state in which Freedom
and Law, System and Order are united in harmony. Every good poem is very nearly a Utopia.
Again, an analogy, not an imitation; the harmony is possible and verbal only. […] The effect of beauty,
therefore, is good to the degree that, through its analogies, the goodness of created existence, the
historical fall into unfreedom and disorder, and the possibility of regaining paradise through repentance
and forgiveness are recognized. (DH, p. 71)
Dans New Year Letter, le rachat de la cité est encore pensable, et l’ordre politique et
personnel est associé à la polis :
We can at least serve other ends,
Can love the polis of our friends
And pray that loyalty may come
To serve mankind’s imperium.
NYL, vers 997-1000, CP, p. 224.
179
Ces vers proposent une cité idéale à travers la synecdoque du groupe d’amis intimes. La cité
des hommes (« mankind’s imperium ») devrait être à l’image du cercle amical. À l’inverse, le
noyau intime est désigné par un terme grec emprunté au lexique de la politique urbaine
publique : dans la Grèce antique, la polis désigne la cité-État, c’est-à-dire une communauté de
citoyens libres et autonomes. Dans la pensée grecque, la cité préexiste à l’homme : la cité
d’Athènes n’existe pas en tant que telle, c’est la cité des Athéniens. La polis recouvre trois
réalités superposables, à savoir une donnée sociale (une communauté d’ayants droit, le corps
des citoyens), une donnée spatiale (un site qui noue une ville à son territoire), et un État
souverain, doté de pouvoirs régaliens, qui joue un rôle sur la scène internationale. La polis
était entourée de remparts qui marquaient la limite entre agglomération et campagne, et,
comme le formule Aristote, elle était un groupe d’« animaux politiques » réunis par un choix
– proairésis – de vie commune (Politique, 1252-1254). En réunissant en l’espace de trois vers
le terme grec polis et le mot latin imperium privé de sa majuscule et de son adjectif
(l’Imperium Romanum désigne communément la partie du monde sur laquelle Rome régnait),
Auden cherche à désigner, sans toutefois avoir trouvé le terme adéquat, une cité universelle
idéale. Ni grecque, ni romaine, il s’agit d’une cité-monde où la seule loi est celle de l’amour
de son prochain qui unit les hommes dans la Vérité de Dieu :
O every day in sleep and labour
Our life and death are with our neighbour,
And love illuminates again
The city and the lion’s den,
NYL, vers 1703-1706, CP, p. 243.
Dans un autre passage de New Year Letter, Auden reprend l’expression de « Cité
juste » empruntée à Platon :
More even than in Europe, here
The choice of patterns is made clear
Which the machine imposes, what
Is possible and what is not,
180
To what conditions we must bow
In building the Just City now.
NYL, CP, vers 1519-1524, p. 238.
Dans La République, la Cité juste est une cité idéale où chacun est à sa place (et c’est en ce
sens qu’il faut entendre « être juste » : le citoyen juste est « celui qui est à sa place »), où les
philosophes commandent, les guerriers défendent et les artisans travaillent, dans un système
organique de solidarité des fonctions et de dépendance réciproque des couches sociales. On
rappellera toutefois que les poètes y sont censurés afin de ne pas menacer l’équilibre du
système où chaque citoyen a un rôle unique à jouer. Ainsi, par exemple, les gardiens ne
sauraient s’accoutumer à toute forme d’imitation ou d’art au sens large parce que, comme le
dit Socrate, dans la Cité juste, il n’y a point « d’homme qui soit un double, ni qui soit un
multiple de lui-même » (La République, Livre III, 397e), et l’honnête homme doit être
représenté sous une forme aussi austère que possible car, dans cette Cité, on vise à l’utilité :
Un homme ayant le pouvoir, conditionné par un talent, de se diversifier et d’imiter toutes choses, un tel
homme, s’il parvenait à entrer dans notre Cité avec l’intention d’y présenter au public et sa personne et
ses poèmes, nous lui ferions profonde révérence comme à un personnage sacré, hors pair, délicieux, et,
d’autre part, nous lui dirions qu’il n’y a pas chez nous d’homme comme lui dans la Cité, et qu’il
n’est point permis qu’il en vienne à s’y produire ; nous l’éloignerions en direction d’une autre
Cité, après avoir sur son chef répandu du parfum et l’avoir couronné de laine ! Nous autres, lui dirionsnous, c’est d’un poète plus sévère et moins aimable que nous aurions besoin, faiseur de fictions pour un
motif d’utilité. (La République, Livre III, 398a)1
Toute forme d’art relevant de la lamentation ou abordant le thème de la souffrance y est
effacée (387a). Ne doivent être admis dans la Cité juste que les artistes ou artisans qui
créeront de belles choses provenant nécessairement du Bien.
On comprend donc que le poète de New Year Letter n’y a pas sa place, d’où la version
dégradée qu’en propose Auden dans notre extrait. En effet, la Cité idéale y est présentée
comme un produit de consommation américain dont les fondations et les lois sont imposées
par la machine (« the machine imposes »). Copie frelatée de la Cité platonicienne, la cité
1
Platon. Œuvres complètes I. Op. cit., p. 951.
181
capitaliste américaine court-circuite l’homme contraint de se plier (« we must bow ») aux
schémas de production et de construction en série (« patterns ») hérités du fordisme et du
taylorisme. Ainsi, cet aperçu de la Cité juste n’est qu’un leurre, une fausse piste relevant de la
farce à la fois comique et satirique, digne des comédies de Charlie Chaplin comme City Lights
(1931) ou Modern Times (1936).
Cependant, le dernier vers (« In building the Just City now ») de cette strophe (qui en
compte 54 au total) est également remarquable en ce qu’il occupe une place de choix dans
l’économie globale de la lettre. Placée en position d’apodose dans la phrase, après un
enjambement qui retarde son introduction, la Cité juste apparaît en fin de vers et est mise en
valeur par un anapeste suivi d’un dactyle (« […]ding the Just City now ») venant rompre la
monotonie iambique. Isolé de son contexte immédiat, ce vers annonce le programme poétique
de la dernière partie de New Year Letter, celui de la reconstruction de la cité, programme déjà
contenu en puissance dans le vers de clôture de « Paysage Moralisé » composé six ans
auparavant – « And we rebuild our cities, not dream of islands. » (1933, CP, p. 120)
3 La Cité de Dieu
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, pour Auden, la seule cité capable de racheter
l’humanité doit être à l’image de la Cité de Dieu que le poète conçoit, à la suite de Saint
Augustin, comme composée d’éléments parfaits, rachetés par le Christ et revendiquant ce
rachat :
Nous revêtons l’image de l’homme terrestre par la transmission de la désobéissance et la mort qu’opère
en nous la génération. Mais nous revêtons l’image de l’homme céleste par la grâce du pardon et de la
vie éternelle que nous procure la régénération par l’unique médiateur, l’homme Jésus Christ. (Civitas
Dei, XIII, 13)
182
Dans La Cité de Dieu1, Augustin décrit une cité habitée par deux clans complémentaires, les
anges et les hommes :
Nous formons avec les anges une seule Cité… Une partie de la Cité de Dieu en nos personnes accomplit
son pèlerinage, l’autre présente dans les anges nous assiste. (X, 7)
Le clan des anges essaye d’attirer à lui celui des hommes ainsi aidés dans cette lutte entre la
cité terrestre et la Cité céleste, qui coexistent dans le siècle et dans le cœur de l’homme, à la
fois mêlées et distinctes :
Deux amours ont fait deux cités : l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste,
l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre. (XIV)
Comme le note Jean Servier, « il ne s’agit donc plus d’une nouvelle image de la stasis
platonicienne, de la lutte entre l’âme rationnelle et la folie du corps. Si l’image de l’homme
terrestre que nous revêtons est liée à la génération, l’image de l’homme céleste est
indépendante du développement de l’âme rationnelle par la musique, la gymnastique et
l’étude de la philosophie. Tous les hommes bénéficient également de la grâce du pardon. »2
Sur cette base, Saint Augustin cherche à dégager les grandes lignes d’une politique de
la Cité de Dieu que l’on se proposera de synthétiser essentiellement à partir des ouvrages de
Jean Servier (pp. 61-73) et Jean-Claude Eslin (pp. 67-99). Cette politique ne remonte pas aux
textes des philosophes, mais à l’enseignement biblique. Elle expose l’origine des deux cités et
leur développement au fil des siècles, en leur attribuant pour ancêtres fondateurs Caïn et
1
La Cité de Dieu (ou Civitas Dei) de Saint Augustin fut composé entre 410 et 427. C’est la première œuvre qui
mette explicitement en jeu la question de la confrontation de deux historicités : celle de l’empire romain et de
l’histoire temporelle, et celle du Royaume de Dieu. Comme l’explique Jean-Claude Eslin, « La Cité de Dieu opère
une distinction toujours active : l’opposition de deux cités, la Cité de Dieu et la cité terrestre. Il est difficile de
bien la comprendre. Elle est à la fois une catégorie littéraire et une doctrine. Ne s’opposent pas Rome et l’Église
comme un regard superficiel le fait croire, mais deux cités « idéales », quasi platoniciennes, dont les exemples
ne peuvent être que contingents, deux principes vitaux qui s’opposent, et donc aussi deux groupes d’hommes –
ceux qui vivent selon l’homme pour posséder et dominer, et ceux qui vivent selon Dieu dans la dilection –
« deux principes de vie que nous avons appelés mystiquement deux Cités » (Civitas Dei, XV, 1). […] La Cité de
Dieu est également une invitation à la conversion dans l’ambivalence du temps de l’histoire. La distinction
conceptuelle qui anime l’ensemble est aussi ce qui peut l’unifier. Un seul mouvement en anime et unifie les
deux parties si dissemblables : abandonner les dieux romains (livres I à X) pour s’approcher du Dieu unique et
vrai et entrer dans son dessein (livres XI à XXII). Réfuter patiemment les dieux de Rome et des philosophes,
c’est préparer les voies du Dieu vivant, déployer les étapes du pèlerinage de la Cité de Dieu. » (Jean-Claude
Eslin. Saint Augustin, L’homme occidental. Paris : Michalon, 2002, pp. 70-74)
2
Jean Servier. « La Cité de Dieu ». Histoire de l’utopie. Paris : Gallimard, 1967, p. 63.
183
Abel1. Pendant tout le temps de son exil ici-bas, la Cité de Dieu recrute des citoyens dans
toutes les nations, rassemble les siens sans s’occuper de la diversité des langues, des mœurs
ou des lois. Elle garde et observe tout ce qui tend à une seule et même fin dans les diverses
nations : maintenir la paix terrestre, à condition, toutefois, que de telles observances
n’entravent pas l’adoration de Dieu. Elle se profile donc sans contours précis, sans règles
fixes, sans division en classes. Le genre de vie choisi par les hommes importe peu à
l’harmonie de la Cité céleste, pourvu qu’ils se conforment aux préceptes divins, et qu’ils
apprennent, chaque jour, à dire la prière. Le bonheur est dans la paix, dit Saint Augustin, la
paix dans la justice, la justice dans l’amour. Il sait que sur cette terre les hommes ne
connaîtront pas la paix, puisqu’une paix temporaire n’est jamais qu’une trêve. La paix de la
Cité céleste, c’est la tranquillité de l’Ordre (XIX, 23). L’homme doit donc suivre, ou
retrouver, sa vocation qui l’attire vers Dieu pour jeter les fondements d’une cité terrestre,
sœur cadette de la Cité de Dieu, vase d’élection qui pourra accueillir la Cité de Dieu dans son
exil sur terre. La république, précise Saint Augustin, est par définition la « chose du peuple »,
et ce dernier est constitué d’êtres raisonnables associés, par leur participation dans la
concorde, aux biens spirituels. Interrogée sur la question du bien vivre et du souverain bien, la
Cité de Dieu répond sans hésiter : « Le juste vit dans la foi » (Romains 1 : 17).
On retrouve des traces de la Cité de Dieu dans la poésie d’Auden, essentiellement à
partir des années 1940, dans des textes qui, toutefois, laissent souvent planer un doute quant à
la capacité de la cité terrestre à l’accueillir. Elle apparaît davantage comme un mirage
poétique que comme un idéal dont le monde d’ici-bas tenterait de se rapprocher, comme
l’illustre cet extrait de New Year Letter :
1
Caïn bâtit une cité, et c’est là son crime, car il pense qu’il va trouver en ce monde, pour lui et les siens, une
demeure permanente. Il s’installe sur terre comme s’il devait y vivre à jamais, sans tenir compte de la mort qui
est la loi de toute chair. Abel, au contraire, est sur terre comme un étranger : il sait, ou il pressent, que la cité
des saints est au ciel, bien qu’elle ait ici-bas des citoyens en qui elle accomplit son pèlerinage en attendant le
règne de Dieu, à la fin des temps.
184
If it were easy to be good,
And cheap, and plain as evil how,
We all would be its [society’s] members now:
How readily would we become
The seamless live continuum
Of supple and coherent stuff,
Whose form is truth, whose content love,
Its pluralist interstices
The homes of happiness and peace,
Where in a unity of praise
The largest publicum’s a res,
And the least res a publicum;
NYL, vers 1586-1597, CP, p. 240.
L’extrême tension qui anime ces vers provient essentiellement de l’opposition entre le mode
indicatif (« form is truth », « The largest publicum’s a res »), celui du présent générique et
universel de la Vérité biblique, posée comme un état du monde, et le mode de l’irréel (prétérit
modal, conditionnel) faisant inexorablement basculer d’emblée la Cité de Dieu dans un
discours relevant du fantasme. Le texte réunit tous les principes garants de l’harmonie de la
Cité de Dieu augustinienne : la paix comme un état permanent du monde (« The homes of
happiness and peace »), dans la justice et dans l’amour (« supple and coherent stuff, / Whose
form is truth, whose context love »), dans une république composée de citoyens réunis dans et
par l’amour de Dieu (« We all would be its members now ») où toute chose est au peuple
(« the least res a publicum ») sans exclure aucune nation, ni aucun peuple (« The largest
publicum’s a res »). Dans ces vers, l’incompatibilité des deux modes (indicatif et irréel) ne
met que davantage en relief l’impasse dans laquelle se trouve le poète à la fin de New Year
Letter qui ne livre pas vraiment de clefs quant à la reconstruction de la Cité idéale. La seule
issue est la prière, et l’excipit est dominé par le mode impératif, celui de l’appel désespéré,
dans la veine des supplications des prophètes de l’Ancien Testament. Seul Dieu peut aider
l’homme à reconstruire la cité en édictant ses lois sur le monde déchu :
Instruct us in the civil art
Of making from the muddled heart
A desert and a city where
The thoughts that have to labour there
May find locality and peace,
185
And pent-up feelings their release,
Send strength sufficient for our day,
And point our knowledge on its way,
O da quod jubes, Domine.
NYL, vers 1676-1684, CP, p. 242.
Dans les poèmes dramatiques des années 1940 qui suivent New Year Letter, la Cité de
Dieu est associée à un regain de foi, condition sine qua non pour survivre dans la cité en
guerre où les lois de la société humaine sont devenues caduques. En témoigne le chœur de
clôture de For the Time Being :
He is the Way.
Follow Him through the Land of Unlikeness;
You will see rare beasts, and have unique adventures.
He is the Truth.
Seek Him in the Kingdom of Anxiety;
You will come to a great city that has expected your return for years.
He is the Life.
Love Him in the World of the Flesh;
And at your marriage all its occasions shall dance for joy.
FTB, CP, p. 400.
Cette note finale est baignée de la lumière de l’espoir, tournée vers l’avenir. Voici un
commentaire d’Auden lui-même sur ces vers de clôture adressé à Theodore Spencer :
I tried to introduce the sweeter note in the last section, i.e. if the light is to be seen again, it is by going
forward (to the Passion perhaps) and not by nostalgic reminiscence. One cannot be a little child; one has
to become like one, and to do that one has to leave home, to lose even what now seems most good. 1
Si l’homme s’est égaré, fourvoyé, cela n’implique nullement la destruction de la Cité idéale
dont les lumières brillent encore pour qui veut les voir. L’homme peut la rejoindre, il y a sa
place (« [it] has expected your return for years »), et il ne tient qu’à lui de se tourner vers
l’avenir et le devenir (« become ») pour retrouver un monde libéré du mal (« like a little
child » est à entendre dans ce sens). Ce cheminement de la foi est exprimé linguistiquement
1
« The Light may shine » : Letter to Theodore Spencer, 29 April 1943 (Havard University Archives).
186
par l’auxiliaire modal WILL (« You will come to a great city ») dont la valeur est double ici :
l’emploi épistémique exprimant la « quasi certitude tournée vers l’avenir » renforce la valeur
de « forte volonté du sujet » liée à l’étymologie de « will ». Ici, les deux sens de WILL sont
interdépendants : la reconstruction d’une cité des hommes à l’image de la Cité de Dieu n’est
possible que si le sujet souhaite et accepte de suivre le chemin de la foi. Avoir la foi, c’est
vouloir l’avoir, et refaire le pari pascalien1 par lequel l’homme a tout à gagner, y compris la
Cité céleste. La foi n’est pas une conviction rationnelle mais une conviction intime qui ouvre
le sujet vers l’Autre (« He ») qu’est Dieu. Les assonances en [i] relient Dieu (« He is »,
« Him ») à l’avenir de l’humanité (« will »), et les phonèmes associés à Dieu sont redistribués
dans la Cité idéale à venir : « You will come to a great city » concentre en un hémistiche le
[u] et le [t] de « Truth », le [i] de « He » et « Him », et le [w] et le [ei] de « Way ». L’écriture,
en célébrant Dieu – acte de foi s’il en est –, est également le vecteur de la réintégration de
l’homme dans la Cité de Dieu.
Auden reprend ici, comme dans l’ensemble de For the Time Being et The Age of
Anxiety, le cheminement de Kierkegaard : le sujet doit se soumettre à un questionnement
permanent fondé sur le passage dialectique par les trois sphères de l’existence : l’esthétique,
l’éthique et le religieux. Pour Kierkegaard comme pour Auden, l’esthéticien est clos sur luimême puisqu’il se considère comme son propre absolu, d’où, à la fin des années 1930, le rejet
catégorique d’une pensée esthétique qui ferait des poètes les garants de la reconstruction de la
Cité idéale (« the unacknowledged legislators of the world », selon la formule de Shelley).
L’échec de l’esthéticien étant inéluctable, sa tentative ne peut que se solder par le désespoir
ou par la foi. L’homme qui vit au sein de l’éthique s’est choisi dans sa valeur la plus haute car
il est parvenu à comprendre que les normes morales, pourvu qu’elles soient librement
1
Le pari de Pascal renvoie à un passage des Pensées où il met à plat le gain que l’on peut avoir en croyant en
Dieu : « Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. » (Blaise Pascal. Pensées.
Article III « De la nécessité du pari » (233). Op. cit., p. 136)
187
acceptées et voulues, élevaient l’homme au-dessus de son désespoir et lui découvraient un
monde de liberté valide pour tous. L’éthique représente donc le général, et s’opposer au
général signifie par conséquent entrer en conflit avec tous les hommes, comme le font les
héros tragiques (voir Crainte et Tremblement1, pp. 114-115). Au stade éthique, les hommes
s’en tiennent au devoir. Ils sont capables de grandes actions, mais la fin de leurs actions
demeure toujours générale. Ils n’agissent jamais pour l’absolu, et encore moins pour
l’expression supérieure de l’individualité.
Il est des hommes, toutefois, qui agissent en vertu d’une plus haute conception, ceux
qui sont au cœur du stade religieux : ce sont les chevaliers de la foi. Quand ils élèvent la lame,
à l’exemple d’Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac à Dieu, ils entrent en conflit avec le
général et doutent d’agir selon la morale. N’ayant plus, en guise de certitude, qu’une
effrayante angoisse, ils sont saisis de crainte et de tremblement. Tel est le cas d’Abraham,
Père de la foi selon Kierkegaard, au moment où il s’apprête à passer à l’acte, que Kierkegaard
nomme le « saut de la foi » :
La dialectique de la foi est la plus subtile et la plus extraordinaire de toutes ; elle possède une
élévation dont je puis me faire une idée, mais rien de plus. Je puis faire le grand saut de tremplin
dans l’infinité ; mon échine, depuis l’enfance, est tordue2, pareille à celle du saltimbanque : aussi le saut
m’est-il facile – une, deux, trois… et je puis me jeter tête baissée dans l’existence. Je ne puis toutefois
accomplir le saut suivant ; je ne puis faire celui qui est vraiment merveilleux, je ne puis que
demeurer devant lui, bouche bée. Oui, si Abraham, à l’instant où il sauta sur son âne, s’était dit : « À
présent, Isaac est perdu, aussi bien alors le sacrifier à la maison, plutôt que de parcourir le long chemin
vers Moriah » – je n’aurais point alors besoin d’Abraham, tandis que je m’incline maintenant sept fois
devant son nom et soixante-dix fois devant son fait. Qu’il ne se soit point livré à ces réflexions, je le
déduis de sa joie en recouvrant Isaac, une joie intime, sans apprêt aucun, sans délai pour se concentrer
sur le fini ou sur son bonheur. Si telle n’avait pas été la situation d’Abraham, il eût peut-être aimé Dieu,
mais il n’aurait point cru : car celui qui, sans la foi, aime Dieu, celui-là se réfléchit en lui-même,
tandis que celui qui aime Dieu, et qui croit, celui-là se réfléchit en Dieu.3
Que nous enseigne Kierkegaard dans cet extrait ? D’abord que c’est une chose de raconter
l’histoire d’Abraham en une minute et de dire : Abraham est le père de la foi ; et que c’est une
tout autre chose d’atteler soi-même un âne et refaire le voyage de trois jours vers le mont
1
Soren Kierkegaard. Crainte et Tremblement. Traduit du danois par Charles LeBlanc. Paris : Payot, 2000.
Kierkegaard souffrait d’une déviation de la colonne vertébrale.
3
Soren Kierkegaard. Crainte et Tremblement. Op. cit., pp. 81-82.
2
188
Moriah. Car durant le trajet, le voyageur est assailli de doutes, il reprend sans cesse en luimême les termes du Seigneur, il en éprouve la vérité. Il se demande s’il est devenu fou et,
lorsque l’ombre de la montagne fatidique le recouvre, il semble qu’elle le glace jusqu’à l’âme.
D’un point de vue objectif, sous l’angle du général et de la morale du stade éthique, fidèle au
devoir, la conduite d’Abraham est celle d’un meurtrier, même si le meurtre n’est pas
accompli, empêché par une force extérieure. Du point de vue moral, la conduite d’Abraham
s’exprime en disant qu’il voulut « tuer » Isaac et, du point de vue religieux, qu’il voulut le
« sacrifier ». Pourquoi cette différence ? Parce que la morale et la foi ne se superposent pas.
La foi est la passion par excellence, qui s’oppose au doute, passion du fini. Le chevalier de la
foi, l’homme qui a la passion de l’infini, comprend qu’il y a des situations où la morale, en
tant qu’organisation de la vie selon les normes du devoir, ne suffit pas. Il sait, comme
Abraham, qu’il y a des situations où il n’y a plus de devoir qu’envers Dieu. Cette exigence du
devoir absolu envers Dieu, qui prévaut sur la morale et en suspend les normes, Kierkegaard la
nomme « suspension téléologique de l’éthique »1.
L’homme qui, comme Abraham, et ROSETTA à la fin de « The Masque » dans The
Age of Anxiety, opte pour la foi, pour le rapport absolu avec l’absolu, répond à l’ordre divin au
risque d’entrer en rupture avec les autres hommes et avec la morale. En ce sens, on voit
comment le rapport de la subjectivité à l’absolu est un rapport privé, et comment cette rupture
avec le monde fait du religieux le domaine de la solitude et du silence :
Abraham ne peut parler ; car il ne peut prononcer le mot qui explique tout (c’est-à-dire de manière
qu’il soit compréhensible), il ne peut dire qu’il s’agit d’une épreuve et d’une épreuve telle, notez-le
bien, que, par elle, l’éthique est une tentation. Celui qui se trouve dans cette situation est un émigrant de
la sphère du général. Mais ce qui vient ensuite, il peut moins le dire encore. Abraham, en effet, on l’a
amplement montré, accomplit deux mouvements : le mouvement de la résignation infinie, par lequel il
renonce à Isaac, mouvement que nul ne peut comprendre car il s’agit d’une affaire privée ; mais de
plus, il accomplit le mouvement de la foi, et c’est là sa consolation. 2
1
2
Ibid., pp. 107-126.
Ibid., p. 196.
189
Les vers de conclusion de For the Time Being cités plus haut soulignent ce rapport privé à
l’absolu en répétant le signifiant du sujet (« You will », « your return », « your marriage ») et
en postulant que chacun est soumis à la conscience de l’inconnu de la mort (« the Land of
Unlikeness ») et donc à l’angoisse (« the Kingdom of Anxiety ») avant d’accomplir le saut de
la foi. Auden, dans la lignée de Saint Augustin et Kierkegaard, repousse l’idée d’une élection
divine. Pour rejoindre la Cité de Dieu (« You will come to a great city that has expected your
return for years »), il faut franchir le pas et faire un choix, métaphorisé par le saut de la foi
que l’on retrouve dans « Leap Before You Look » (1940, CP, p. 313), avec le même « will »
que dans le chœur final de For the Time Being :
The sense of danger must not disappear:
The way is certainly both short and steep,
However gradual it looks from here;
Look if you like, but you will have to leap.
Dans l’épilogue de The Age of Anxiety (1947), la citation de Paradise Lost1 de Milton
placée en exergue et les derniers vers de MALIN vont dans le sens du chœur final de
l’oratorio publié cinq ans plus tôt (1942) :
Some natural tears they drop’d, but wip’d them soon;
The world was all before them, where to choose…
John Milton, Paradise Lost
His Good ingressant on our gross occasions
Envisages our advance, […] in choosing how many
And how much they will love, our minds insist on
Their own disorder as their own punishment,
His Questions disqualifies our quick senses,
His Truth makes our theories historical sins,
1
Il s’agit des tout derniers vers de Paradise Lost qui mettent un terme définitif à toute illusion arcadienne d’un
retour au lieu de l’innocence :
Some natural tears they dropped, but wiped them soon;
The world was all before them, where to choose
Their place of rest, and Providence their guide:
They, hand in hand, with wandering steps and slow,
Through Eden took their solitary way.
(John Milton. Paradise Lost. Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 317)
190
It is where we are wounded that is when He speaks
Our creaturely cry, concluding His children
In their mad unbelief to have mercy on them all
As they wait unawares for His Word to come.
(AA, p. 108)
La reconstruction de la cité est tournée vers l’avenir (« The world was all before them »; « our
advance », « His Word to come ») et non vers une quête du paradis perdu. Ces vers sont
fortement inspirés de la Bible, et plus précisément des passages suivants 1 :
J’estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se
révéler en nous. Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la
vanité, – non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, – c’est avec l’espérance
d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des
enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail
d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous
gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. (Rm 8 : 18-23)2
En effet, de même que jadis vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps présent vous avez obtenu
miséricorde grâce à leur désobéissance, eux de même au temps présent ont désobéi grâce à la
miséricorde exercée envers vous, afin qu’eux aussi ils obtiennent au temps présent miséricorde. Car
Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. (Rm 11 : 30-32)3
Le désordre de la cité et les souffrances du temps présent annoncent le Salut qui n’est
possible, toutefois, que par la foi. L’étape ultime du rachat de la cité déchue, à savoir la
Rédemption, est Jésus Christ (le Rédempteur). Toujours fidèle, après de multiples rappels,
notamment par les châtiments (« where we are wounded »), Dieu envoie son propre fils pour
racheter l’homme et l’extirper de l’esclavage du mal (« our […] historical sins ») dans lequel
il retombe souvent. Par amour, Dieu rétablit l’homme dans sa liberté, car ce qu’il souhaite,
c’est recevoir de l’homme un hommage d’amour libre. Ce rachat est définitif et final, mais
encore faut-il que l’homme souhaite être racheté et recouvrer sa liberté. S’il le fait, c’est par la
foi en Jésus Christ :
1
Auden précise ses références dans une lettre adressée à Alan Ansen datée du 27 août 1947 : « Malin’s final
lines. The source is not Galatians but Romans VIII. 18-23, and XI. 30-32. ‘Their own disorder is their own
punishment’ comes almost verbatim from Augustine’s Confessions ». (AA, p. 143)
2
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1636.
3
Ibid., p. 1640.
191
Justice de Dieu par la foi en Jésus Christ, à l’adresse de tous ceux qui croient – car il n’y a pas de
différence : tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu – et ils sont justifiés par la faveur de sa
grâce en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus : Dieu l’a exposé, instrument de
propitiation par son propre sang moyennant la foi (Rm 3 : 22-25)1
À la différence de For the Time Being, The Age of Anxiety met toutefois en scène à plusieurs
reprises une crise de la foi qui bat en brèche l’espoir porté dans les vers de clôture de MALIN
(AA, p. 108) et brise l’illusion d’un accès possible à la Cité de Dieu par la foi. Par ailleurs,
étrangement, l’incipit de l’épilogue (AA, p. 103) commence par déconstruire le mythe de la
Cité idéale, invalidant ainsi d’emblée le discours final de MALIN, avant de voir resurgir de
nouvelles formes de la cité déchue.
II De Byzance à Sodome et Gomorrhe
1 La Byzance audenienne
Avant de regagner la Cité de Dieu, encore faudrait-il que l’homme puisse ériger une
cité terrestre à l’image de celle de Dieu, projet devenu impensable dans The Age of Anxiety,
comme le laissent entendre les tout premiers vers de l’épilogue :
When the Victory Powers convened at Byzantium,
The shiners declined to show their faces,
And the ambiences of heaven uttered a plethora
Of admonitory monsters which dismayed the illiterate.
(AA, p. 103)
Ce quatrain2 allie, sur le ton neutre d’un journal radiophonique relatant des faits de l’actualité
récente, des termes et des concepts chargés de sens, mais étranges, voire déplacés, dans ce
nouveau cadre. Par exemple, le terme de « Byzantium » est anachronique dans le contexte des
années 1940 puisqu’il s’agit d’une ancienne cité grecque (renommée Constantinople en 330
1
2
Ibid., p. 1629.
Il s’agit bien d’un quatrain, précédé et suivi de didascalies, et non de quatre vers extraits d’une tirade.
192
ap. J.C.). Or sous la plume d’Auden, Byzance devient le lieu d’un sommet politique
réunissant les forces alliées victorieuses (« the Victory Powers convened ») à la suite d’une
guerre qui évoque la Seconde Guerre mondiale, bien que l’arrière-plan historique ne soit pas
précisé.
En outre, Byzance, c’est aussi la cité idéale telle que la conçoit Yeats, dans « Sailing to
Byzantium », et surtout dans « Byzantium » dont on citera la dernière strophe qui aborde le
thème de la purification en face de la fange humaine en évoquant l’arrivée au port :
Astraddle on the dolphin’s mire and blood,
Spirit after spirit! The smithies break the flood,
The golden smithies of the Emperor!
Marbles of the dancing floor
Break bitter furies of complexity,
Those images that yet
Fresh images beget,
That dolphin-torn, that gong-tormented sea.1
Pourquoi Byzance ? Jacqueline Genet précise que bien qu’il ne fût jamais allé à Byzance,
Yeats avait été séduit par les mosaïques de Ravenne ou de Montreale, près de Palerme 2 .
Byzance tient une place importante dans sa poésie qui y situe l’apogée de la civilisation
environ au milieu du cycle de 2000 ans, lors de la pleine lune, à la phase 15 :
If I were left to myself I would make Phase 15 coincide with Justinian’s reign, that great age of building
in which one may conclude Byzantine art was perfected.3
Jacqueline Genet explique que « cette civilisation antithétique, contrairement à la nôtre qui est
primaire, est parfaitement unifiée : politique – l’empire –, religion – mysticisme –, pensée et
art y forment un tout harmonieux. Byzance a atteint l’Unité ; elle est la formulation concrète
de l’Eternité. »4 A Vision éclaire cette conception :
1
W.B. Yeats. The Poems. Op. cit., pp. 298-299.
Jacqueline Genet. La Poésie de William Butler Yeats. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion,
2007, p. 155.
3
W.B. Yeats. A Vision. London: Macmillan, 1937, p. 181.
4
Jacqueline Genet. La Poésie de William Butler Yeats. Op. cit., p. 155.
2
193
I think if I could be given a month of Antiquity and leave to spend it where I chose, I would spend it in
Byzantium a little before Justinian opened St Sophia and closed the Academy of Plato. I think I could
find in some little wine-shop some philosophical worker in mosaic who could answer all my questions,
the supernatural descending nearer to him than to Plotinus even.1
I think that in early Byzantium, maybe never before or since in recorded history, religious, aesthetic and
practical life were one, that architects and artificers – though not, it may be, poets, for language had
been the instrument of controversy and must have grown abstract – spoke to the multitude and the few
alike. The painter, the mosaic worker in gold and silver, the illuminator of sacred books, were almost
impersonal, almost perhaps without the consciousness of individual design, absorbed in their subject
matter and that the vision of a whole people. 2
Dans « Byzantium », la danse opère une purification : « Marbles of the dancing floor / Break
the bitter furies of complexity ». Les esprits (« Spirit after spirit ») arrivent au port en
chevauchant des dauphins avant de triompher des limites du corps (« mire and blood »).
Symboles du poète, ils suivent son mouvement qui, par son œuvre – dont le pavement de
marbre (« Marbles ») et les objets d’or de l’Empereur (« The golden smithies ») sont autant de
métaphores –, brise (« break » est répété deux fois pour insister sur la puissance de l’acte
poétique) les liens qui enchaînent l’homme et transporte son âme au royaume de Beau. La
marée, qui porte les âmes impures (« flood » rime avec « mire and blood ») au seuil de
l’éternité, est ici arrêtée par les forges de l’art : « The smithies break the flood ». Si Byzance
est le symbole de la Beauté de l’art – œuvre du mosaïste, de l’orfèvre ou du poète –, le poème,
« Byzantium », est aussi une méditation sur la mort et la contemplation de l’au-delà :
« Byzantium » est un poème sur l’art, sur la création poétique et les rapports entre l’œuvre et la nature.
Le poète se détache de celle-ci afin de créer un ouvrage immuable grâce au feu de l’inspiration. Mais il
ne peut s’en libérer complètement : c’est la marée des passions humaines qui le conduit à Byzance car
l’art se nourrit de cet univers de changement et de mort qui est nôtre. L’esprit est lié au corps. […]
« Byzantium » est une méditation sur la mort et la contemplation de l’au-delà. Cité de l’Art ou Cité
céleste, elle est l’un des multiples lieux d’évasion du poète dont elle a la luminosité et les reflets
chatoyants.3
Qu’en est-il de la Cité « sainte » de Yeats, celle qui permet d’atteindre l’univers
éternel de l’art et de l’esprit, dans The Age of Anxiety ? Son unité a éclaté pour céder la place à
une pluralité (« Powers », « shiners », « faces », « ambiences », « monsters ») d’autant plus
1
W.B. Yeats. A Vision. Op. cit., p. 279.
Ibid., pp. 279-280.
3
Jacqueline Genet. La Poésie de William Butler Yeats. Op. cit., pp. 117-178.
2
194
inquiétante qu’elle exclut certains groupes de la cité. Le peuple y est divisé entre les classes
gouvernantes (« Victory Powers ») et le bas peuple, à savoir les illettrés (« the illiterate »)
tenus dans l’ignorance. Par ailleurs, les plus pauvres, à l’exemple des cireurs de chaussures
(« shiners ») – assimilés, par polysémie, aux poètes, prophètes, artistes et autres vecteurs de la
lumière (« sunshine ») de l’art et de la foi –, refusent toute implication dans sa reconstruction :
« The shiners declined to show their faces ». L’absence de rimes et les consonances qui
ralentissent la diction (notamment en [m] et [d] dans le dernier vers) accentuent l’effet de
perte de l’harmonie yeatsienne. Le quatrain d’Auden profile un monde étrange (« admonitory
monsters ») où les anges du paradis (« heaven ») se manifestent sous la forme de monstres à
la fois bienveillants en ce qu’ils avertissent d’un danger à venir (sens premier de
« admonish ») et autoritaires (« admonish » signifie aussi « réprimander »). Les citoyens y
errent à mi-chemin entre le paradis (« ambiences of heaven ») et la jungle urbaine (l’illettré,
c’est aussi celui qui n’a pas accès à la première loi de la cité, à savoir celle du langage, et se
trouve ainsi contraint de vivre en hors-la-loi).
2 La perte des repères politiques
Dans l’épilogue de The Age of Anxiety, tous les repères de la Cité juste sont tournés en
dérision. Par exemple, les figures publiques gardiennes de la paix et de l’ordre sont adeptes de
l’hépatoscopie1: « But peace was promised by the public hepatoscopists » (AA, p. 104). Cette
allusion anachronique à un rite profane est à la fois comique et inquiétante. Clin d’œil à la
prolifération de sectes au lendemain de la guerre, cette nouvelle forme de pharisaïsme éloigne
les fidèles de la Loi de Dieu et annonce une crise de la foi intrinsèquement liée à la crise
politique mondiale exprimée en filigrane dans les vers suivants :
1
L’hépatoscopie est un art divinatoire pratiqué par les haruspices à partir de l’étude de foies animaux sacrifiés,
assez répandu, notamment dans les civilisations de la Mésopotamie antique, chez les Phéniciens, les Grecs,
puis les Étrusques avant que la Rome antique ne l’adopte.
195
As the Ministers met to remodel the Commonwealth
In what was formerly the Museum of Fashion and Handicrafts,
While husky spectres haunted the corridors.
(AA, p. 104)
Ces vers télescopent les champs lexicaux de la liturgie chrétienne et de l’histoire politique
contemporaine tout en les opposant. En effet, « minister » signifie à la fois « pasteur » et
« ministre », et « Commonwealth » renvoie d’abord au monde en tant que création divine et
Cité de Dieu (« Commonwealth of God »), mais aussi au Commonwealth britannique,
successeur de l’Empire, officialisé en 1931 comme une association de pays libres et égaux.
Dans cette citation, les sommets visant à redéfinir les programmes politiques (« remodel the
Commonwealth ») se tiennent dans un lieu aux contours mal définis, miroir réfléchissant d’un
monde en deuil de ses repères. Il ne s’agit ni d’un palais où siègent les autorités politiques,
comme celui de Whitehall, ni d’une église ou d’un temple, réplique humaine de la Cité de
Dieu, mais d’un ancien musée (« In what was formerly the Museum »), à savoir un espace qui
n’a plus de sens car plus de fonction dans la cité. Étrangement, ce bâtiment désaffecté est le
point de rencontre du fantastique gothique (« husky spectres haunted the corridors ») et de
l’historique, la date de parution de The Age of Anxiety coïncidant avec celle de la Partition de
l’Inde (1947). Le quatrain de QUANT verse dans le cynisme si l’on entend que les diverses
réunions traitant de l’indépendance des colonies (dont celle de l’Inde, avec les massacres qui
s’ensuivirent) et de l’avenir du Commonwealth se tinrent dans des espaces de type Victoria &
Albert Museum ou British Museum qui abritaient une partie des trésors culturels des pays
colonisés (« Fashion and Handicrafts »), souvent pillés par les explorateurs et collectionneurs
des puissances occidentales.
Ces quelques vers de The Age of Anxiety contiennent en puissance un autre poème très
peu commenté dans lequel Auden revient sur la Partition de 1947 et qu’il choisit d’intituler
« Partition » (1966, CP, p. 803). Délibérément court, ce texte concentre en vingt-cinq vers
l’histoire de l’indépendance de l’Inde. Texte mosaïque, en apparence monté à la hâte, il rend
196
l’urgence et la précipitation dans laquelle se trouvait Sir Cyril Radcliffe, architecte de
formation, lorsqu’il fut désigné par le gouvernement britannique pour tracer la frontière entre
l’Inde et le Pakistan actuels. En mélangeant les genres et en brouillant les voix, il donne à lire
un discours cynique sur l’absurdité de l’Histoire. L’incipit se veut neutre et factuel, retraçant
au prétérit simple, caractéristique de la presse historique ou du journal radiophonique,
l’arrivée de Radcliffe en Inde pour accomplir sa mission.
Unbiased at least he was when he arrived on his mission,
Having never set eyes on the land he was called to partition
Between two peoples fanatically at odds,
With their different diets and incompatible gods.
“Time,” they had briefed him in London, “is short. It’s too late
For mutual reconciliation or rational debate:
The only solution now lies in separation.
The Viceroy thinks, as you will see from his letter,
That the less you are seen in his company the better,
So we’ve arranged to provide you with other accommodation.
We can give you four judges, two Moslem and two Hindu,
To consult with, but the final decision must rest with you.”
Ces vers suivent à la lettre la règle que Brodsky formulera une vingtaine d’années plus tard :
In the beginning of every poem, a poet has to dispel that air of art and artifice that clouds the public’s
attitude to poetry. He has to be convincing, plain – the way, presumably, the public itself is. He has to
speak with a public voice, and all the more so if it is a public subject that he deals with. 1
Très vite, cependant, se manifestent les premiers signes du désarroi et de la colère du poète :
les adverbes et expressions adverbiales comme « never » (vers 2) ou « at least » (vers 1) sont
autant d’embrayeurs qui soumettent l’objectivité du genre journalistique à l’épreuve de la
subjectivité énonciative. La presse d’information bascule dès le premier vers dans la presse
d’opinion en soulevant la question suivante : comment le sort de plusieurs peuples a-t-il pu
être scellé si vite par un bureaucrate étranger qui connaissait mal son sujet et ne s’y intéressait
pas particulièrement (« Having never set eyes on the land », vers 2) ?
Le recours à la troisième personne (« he », « they ») a plusieurs effets contradictoires.
Rappelons d’abord que si le conflit indo-pakistanais était d’actualité en 1965 (suite à
1
Joseph Brodsky. Less than One. Selected Essays by Joseph Brodsky. Op. cit., p. 310.
197
l’invasion du Pakistan par l’Inde le 6 septembre), en 1966, date de parution du poème, plus
personne ne connaissait le nom de Sir Cyril Radcliffe, tombé dans les oubliettes de l’histoire
presque vingt ans après la Partition. L’introduction d’un « he » anonyme impose donc à tout
lecteur scrupuleux un travail d’exégète nécessaire pour mieux cerner le poème. Par ailleurs,
cette troisième personne, non-personne par excellence, introduit un sentiment de malaise :
comment a-t-on pu oublier le nom de l’un des principaux acteurs de l’histoire de la
décolonisation ? Qui est ce Radcliffe, pourquoi ne se souvient-on pas de lui ? Peut-être tout
simplement parce qu’à l’époque de la Partition, personne ne le connaissait. Nous comprenons
alors qu’Auden cherche à nous faire entrer dans les coulisses de l’histoire, notamment par le
biais du discours direct imitant la retranscription d’une bande sonore qui aurait été retrouvée
dans quelques archives. Ni les noms de Clement Attlee, Premier ministre de l’époque, de
Louis Mountbatten, vice-roi de l’Inde britannique en 1947, ni ceux des ministres impliqués ne
sont mentionnés, d’une part parce qu’ils sont évidents dans le cadre de la conversation intradiégétique entre guillemets, d’autre part parce que, paradoxalement, ce ne sont pas eux, mais
des figures mineures comme Radcliffe, qui ont pris des mesures historiques décisives. Le
lecteur est dans la position d’un espion qui découvre, interdit, les secrets de la politique. Le
poème donne à voir l’antichambre de l’Histoire, spectacle affligeant de lâcheté (« The
Viceroy thinks […] the less you are seen in his company the better », vers 8-9) où Radcliffe
est présenté comme un pion en position d’objet-victime (« provide you », vers 10 ; « give
you », vers 11) libérant les autres de toute culpabilité – « the final decision must rest with
you » (vers 12).
Enfin, le passage de la troisième personne (« he »), métaphore du citoyen ordinaire, au
« you » qui vient conclure la première strophe en position privilégiée de clausule, mis en
valeur par deux iambes qui retardent son introduction (« must rest with you »), sonne comme
une accusation indirecte. Tout lecteur acceptant de se prêter à une lecture verticale du texte se
198
sent visé dans la mesure où, si l’on retire les guillemets, ce « you » lui tend le miroir
réfléchissant de la satire. Dans « Partition », « he » et « you » sont tout un chacun, incluant
poète et lecteur, acteurs passifs de la chute de la cité et victimes, comme Radcliffe, d’un
engrenage politique infernal qui les domine. Le paradoxe de cette position est exprimé par le
choix de l’auxiliaire modal MUST répété deux fois (« the final decision must rest with you »,
vers 12 ; « as a good lawyer must », vers 24). Les linguistes s’accordent pour reconnaître que
« l’on considère habituellement qu’avec HAVE TO la pression exercée sur S (le sujet)
provient de circonstances extérieures, par contraste avec MUST qui « responsabilise » ou
« implique » l’énonciateur. […] Avec MUST l’on a explicitement un rapport intersubjectif
dans lequel l’énonciateur fait plus montre d’autorité : il pèse de tout son poids, soit pour dire
qu’il est à l’origine de la pression, soit pour souligner l’obligation qu’il rapporte. »1 Ainsi,
MUST dénonce la part de responsabilité de « you/he » dans l’erreur commise alors que
HAVE TO l’aurait davantage disculpé. Cependant, dans la première instance, « you » est en
position d’objet-agent (« with you »), l’obligation émanant d’une autorité politique évacuée
par la structure à valeur passive employant le verbe d’état « rest » (« must rest with you » est
une reformulation plus élégante de « must be taken by you »). Dans la deuxième instance, le
sujet est une fonction (« lawyer »), un masque social derrière lequel se protège le « you/he ».
Le poète joue avec les subtilités de la modalité radicale pour exprimer la complexité d’une
situation dans laquelle chacun est amené à réfléchir et à se remettre en cause, sans accusation
directe aucune. La grammaire met en relief l’incohérence d’un mécanisme politique détraqué,
comme infecté de l’intérieur – à l’image de la dysenterie qui abat Radcliffe (vers 20) –, et les
problèmes d’éthique que rencontre tout acteur politique pris dans les rouages d’un tel
système :
1
Jean-Rémi Lapaire, Wilfrid Rotgé. Linguistique et grammaire de l’anglais. Op. cit., pp. 505-506.
199
In ‘Partition’, [Auden] found an oblique way to write about power and the sacrifice of life by focusing
on an individual who represented human, secular failure. Perhaps significantly Radcliffe in 1951 had
given a notably intellectual series of Reith lectures broadcast by the BBC, entitled The Problem of
Power, and their publication as a book in 1958 had provoked an unusually astringent public discussion
on the ethics of power. The lawyer’s necessary belief that life is a series of hard cases that one must put
behind one was for Auden like a parable about the problem of power.1
Bien qu’ils soient séparés de vingt ans, The Age of Anxiety et « Partition » entrent en
correspondance à plusieurs niveaux, et les échos entre les deux extraits suivants sont
remarquables à cet égard :
Imperilled plotters plan in outline
Definitions and norms for new lives,
Half-truths for their times. As tense as these,
Four who are famous confer in a schloss
At night on nations.
(AA, p. 14)
Shut up in a lonely mansion, with police night and day
Patrolling the gardens to keep the assassins away,
He got down to work, to the task of settling the fate
Of millions. The maps at his disposal were out of date
And the Census Returns almost certainly incorrect,
But there was no time to check them, no time to inspect
Contested areas. The weather was frightfully hot,
And a bout of dysentery kept him constantly on the trot,
But in seven weeks it was done, the frontiers decided,
A continent for better or worse divided.
« Partition »
Ces vers témoignent d’une volonté de renouveler le genre de l’écriture de l’Histoire tout en
exprimant un sentiment de déjà-vu, comme si, après la Seconde Guerre mondiale, le poète
était condamné à réécrire des scènes où se répètent les mêmes maux. L’écriture donne toute sa
démesure à une politique absurde qui détruit l’humanité. Loin de s’effacer, le locuteur – qui
est-il ? le poète ? l’archétype du journaliste ? l’historien ? – s’impose en sélectionnant
soigneusement des détails apparemment anodins (« Four who are famous confer in a
schloss » ; « The maps at his disposal », « the Census Returns ») concernant les conditions
dans lesquelles sont prises les décisions. L’extrême précision, attestant un travail
1
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 321.
200
d’investigation scrupuleux, lui permet d’exprimer indirectement son indignation dans des
incises qui trahissent sa colère (« out of date », « certainly incorrect »). Les deux scènes
opposent deux groupes contrastés : quelques autorités politiques anonymes (« Four […] in a
schloss » ; « He ») protégées dans un lieu secret confortable (« a schloss » ; « a lonely
mansion ») et le peuple, apparaissant comme une masse compacte (« new lives » ;
« millions »), toujours en complément de noms introduits par des prépositions (« for » ;
« of ») qui renforcent sa position de victime passive. À l’image de la rhétorique des dirigeants
nazis ou des technocrates britanniques, l’écriture d’Auden favorise le rejet, notamment par
l’enjambement. Par exemple, dans « Partition », la versification présente l’humanité comme
superflue, « millions » n’ayant sa place ni en fin de vers, ni au début du vers suivant où il
vient pourtant clore maladroitement une phrase en précipitant une césure déplacée et insolite
qui ébranle l’harmonie prosodique
(« the fate / Of millions. »). Le rythme heurté, les
répétitions, les monosyllabes et les consonances en plosives (« Half-truths for their times. As
tense as these » ; « But there was no time to check them, no time to inspect / Contested
areas ») accélèrent la cadence du poème qui s’emballe dans la pression de l’urgence politique.
La scène historique vire alors au grotesque avec l’image de Radcliffe qui, ayant
contracté la dysenterie, se précipite aux toilettes. L’allusion aux sept jours de la création (« in
seven weeks it was done ») est aussi cynique que la parodie du serment de mariage (« A
continent for better or worse divided ») mise en relief par le seul pentamètre iambique du
poème. La juxtaposition hétéroclite de genres aussi divers que l’épopée narrant les exploits
d’un héros de l’Histoire sur un ton solennel (« The next day he sailed for England, where he
could quickly forget / The case, as a good lawyer must. Return he would not, »), l’héroïcomique ou le roman d’aventures, traduit poétiquement l’absurdité d’une situation pourtant
bien réelle où l’avenir de la cité est décidé par un homme perdu qui trace arbitrairement une
frontière sur une carte aux données erronées, accomplit sa mission en bon fonctionnaire avant
201
de passer à autre chose, dans une « société fonctionnelle », selon les termes de QUANT (« A
Confucian faith in the Functional Society », AA, p. 105), qui court-circuite l’humain au profit
du rentable.
3 Sodome et Gomorrhe
C’est bien à cette cité qui n’a plus de repères politiques qu’Auden associe Byzance
dans The Age of Anxiety (« the Victory Powers convened at Bynzantium ») ou dans « City
Without Walls » en démythifiant en quelques mots seulement l’idéal de Yeats fondé avant
tout sur l’unité du politique et du religieux dans un monde où chaque citoyen œuvre à la
construction d’un monde commun (« religious, aesthetic and practical life were one » 1). La
Byzance d’Auden est l’antithèse de celle de Yeats, et les échos intra-textuels ne tardent pas à
l’assimiler à Sodome et Gomorrhe :
our Zion is
A doomed Sodom dancing on its heart out
To treacly tunes, a tired Gomorrah
Infatuated with her former self
Whose dear dreams though they dominate still
Are formal faces which refresh no more.
(AA, p. 18)
. . .
“Those fantastic forms, fang-sharp,
bone-bare, that in Byzantine painting
were a short-hand for the Unbounded
beyond the Pale, unpolicied spaces
where dragons dwelt and demons roamed,
“colonized only by ex-worldlings,
Penitent sophists and sodomites
are visual facts in the foreground now,
« City Without Walls », vers 1-8.
Dans la Bible, Sion désigne la ville de Jérusalem et, par extension, tout ce qui personnifie la
présence et la bénédiction de Dieu. Montagne du Temple où Yahvé a établi sa demeure, c’est
1
W.B. Yeats. A Vision. Op. cit., pp. 279-280.
202
encore et surtout dans le livre des Psaumes, la « montagne sainte », inébranlable (Ps 48),
« montagne de Yahvé », qu’il a choisie, qu’il aime (Ps 132), « où il a fixé son séjour » et où
« il demeure » (Ps 74). Dans son Dictionnaire de la Bible, André-Marie Gérard précise que
« de Sion Yahvé envoie son secours et sa bénédiction ; de Sion sortiront les restes d’Israël, et
Yahvé y enseignera toutes les nations ; il y fera régner le Messie sur toute la terre, et luimême y régnera sur son peuple »1.
Dans la poésie d’Auden, l’homme s’est éloigné de la Cité de Dieu, vaguement
évoquée à travers la référence à Sion dans The Age of Anxiety et à l’esthétique byzantine (« in
Byzantine painting », vers 2) dans « City Without Walls », pour se fourvoyer non pas tant
dans le péché et les mauvaises mœurs, à l’instar des Sodomites et des Gomorrhéens de la
Bible, que dans la passivité. Sodome et Gomorrhe sont qualifiées par des adjectifs issus de
participes passés, « doomed » et « tired » témoignant d’un épuisement à la fois économique et
artistique. La monotonie du rythme iambique (« A doomed Sodom »), renforcée par un
trochée (« dancing ») suivi d’un anapeste (« on its heart ») qui éloigne les syllabes accentuées,
traduit une impression de léthargie, voire de stase dans le mièvre et le sirupeux (« treacly »).
Cette prosodie de l’essoufflement, métaphore de la crise du poétique, contraste avec l’énergie
vitale et sexuelle à laquelle sont traditionnellement associées Sodome et Gomorrhe.
Nullement débauchée, la Sodome audenienne est comme engourdie, et les consonances en [d]
et surtout en [t], couplées aux enjambements (« on its heart out / To treacly tunes »)
ralentissent la diction qui devient laborieuse, voire quasi impossible. Le texte a du mal à
respirer, il frise l’extinction en décrivant un monde tourné vers le passé (« Infatuated with her
former self ») sans espoir de renouveau, un monde de la négation (« refresh no more ») et de
l’enlisement (« dominate still »).
1
André-Marie Gérard. Dictionnaire de la Bible.Op. cit., p. 1289.
203
Dans les vers d’ouverture de « City Without Walls », ce sont également des figures
antihéroïques du passé (« Penitent sophists and sodomites », vers 7), ou des mondains sur le
retour (« ex-worldings », vers 6), qui s’imposent sur le devant de la scène politique (« in the
foreground now », vers 8), prêts à reconstruire une « anti-polis » affranchie de toute loi
(« Unbounded », vers 3 ; « unpolicied », vers 4), une zone de non-droit qui elle aussi, comme
le musée abandonné de The Age of Anxiety, relève du fantastique (« Those fantastic forms »,
vers 1). L’homme y est remplacé et anéanti par des dragons et des bêtes démoniaques d’un
autre âge («where dragons dwelt and demons roamed », vers 5). On pense à Grendel, introduit
dans un vers allitératif qui remonte à l’origine du mal en ravivant la langue de Beowulf, et
dont Michael Edwards dresse le portrait suivant :
Grendel n’est pas un monstre quelconque : on apprend qu’il est de la progéniture de Caïn. Il appartient à
la race des ogres, des géants, des elfes, des esprits malins, engendrés par le meurtre d’Abel, par la
violence primitive. Il représente une autre origine, celle du mal – ou plus précisément, du mal que l’on
fait aux autres – et semble figurer, dans l’économie du poème, comme sa mère et le dragon de la fin, la
dimension cauchemardesque du mal et du péché, l’horreur innommable d’une force écrasante qui existe,
qui rôde autour des citadelles éclairées des Danois et des Gètes comme autour de l’homme raisonnable,
et qui hante, dans l’imagination, les ombres, les lieux souterrains, les marécages, le fond des étangs. 1
Les frontières entre le fantastique, l’esthétique byzantine ou médiévale et le réalisme sordide
de la misère quotidienne (« bone-bare », vers 2, « nu jusqu’aux os », évoque aussi la famine
et la crise alimentaire qui frappe le Tiers monde dans les années 1960) deviennent poreuses.
Le poème hésite entre plusieurs formes, et la cité dépeinte a tout d’une Cité des arts
désaffectée où les poètes – à l’exception, bien sûr, de celui qui résiste et laisse résonner son
cri de détresse et de colère à l’ombre de chaque vers de « City Without Walls » – ont cédé la
place à des substituts incompétents (vers 89-94) :
in groups ruled by grandmothers,
hirsute witches who on winter nights
“fable them stories of fair-haired Elves
whose magic made the mountain dam,
of Dwarves, cunning in craft, who smithied
the treasure-hoards of tin-cans
[…]
1
Michael Edwards. Le Génie de la poésie anglaise. Paris : Librairie Générale Française, 2006, pp. 91-92.
204
On reprendra, pour éclairer ces vers, les commentaires de John Boly dans l’unique allusion à
« City Without Walls » de son ouvrage sur Auden :
It requires no great insight to see that these truly postmodern bards (the imaginary setting is the
aftermath of a nuclear war) are parodied as barbarous and derivative. The satire suggests the distinction
between an implicit (voiced) and explicit (represented) poet. The poetic voice of « City Without Walls »
scoffs at the image of more primitive successors, not because of their occupation (both ply the same
trade) but because of their incompetence. An adept professional, the performing poet regards the
portrayed figures as ludicrous amateurs. They adopt tactics, devise disciplines that at least by modern
standards do not work.1
Ainsi, la cité audenienne est aussi lugubre et sinistre que celle de The Waste Land,
notamment dans les vers d’ouverture de « The Fire Sermon » qui déplorent la disparition des
nymphes et des poètes :
The river’s tent is broken: the last fingers of leaf
Clutch and sink into the wet bank. The wind
Crosses the brown land, unheard. The nymphs are departed.
Sweet Thames, run softly, till I end my song.
The river bears no empty bottles, sandwich papers,
Silk handkerchiefs, cardboard boxes, cigarette ends
Or other testimony of summer nights. The nymphs are departed.2
Il plane sur les textes d’Auden et d’Eliot l’atmosphère délétère qui imprègne les tirades les
plus sombres des héros tragiques du théâtre élisabéthain, et le pessimisme qui envahit ces vers
en déclinant l’isotopie de l’abandon, de la destruction et de la négation à chaque instant, n’est
pas sans rappeler la détresse de Macbeth :
Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury
Signifying nothing.
Macbeth, V, 5, 24-28.3
dear dreams though they dominate still
Are formal faces which refresh no more.
(AA, p. 18)
1
John R. Boly. Reading Auden: the Returns of Caliban. Ithaca: Cornell University Press, 1991, p. 159.
T.S. Eliot. La Terre vaine et autres poèmes. Op. cit., p. 74.
3
William Shakespeare. Macbeth. (Oxford World’s Classics) Oxford: Oxford University Press, 1990, p. 204.
2
205
Dans sa poésie des années 1930, pourtant, Auden croyait en une forme d’action capable de
racheter la cité. Il était prêt à remettre en question tous les faux repères avant de repartir sur de
nouvelles bases, comme le suggère métaphoriquement ce chœur de Paid on Both Sides (1928,
EA, p. 12) :
To throw away the key and walk away
Not abrupt exile, the neighbours asking why,
But following a line with left and right
De toute évidence, entre 1928 et 1967, l’homme s’est égaré du chemin (« following a line »)
qui devait le conduire à la Cité juste. Que s’est-il passé ? Comment, et à partir de quand le
poète a-t-il perdu la foi en l’action ?
206
CHAPITRE IV : De la perte de la foi à la mort de Dieu
“Out of this house” – said rider to reader,
“Yours never will” – said farer to fearer
“They’re looking for you” – said hearer to horror
As he left them there, as he left them there.
« The Three Companions », 1931
Dès 1931, Auden manifestait son désir de réveiller un monde englué dans le passé
(« “Out of this house” ») en introduisant sur la scène poétique des formes nouvelles incarnant
un mouvement vital contre l’immobilisme et les forces conservatrices de son temps (« “Yours
never will” »). L’épilogue de The Orators, plus tard intitulé « The Three Companions »1 (CP,
p. 59), est sans doute l’exemple le plus probant de cette dynamique de renouveau
caractéristique de la fin des années 1930. Le lecteur entre in medias res dans le poème, une
ballade qu’il reconnaît à son ouverture familière :
“O where are you going?” said reader to rider,
“That valley is fatal where furnaces burn,
Yonder’s the midden whose odours will madden,
The gap is the grave where the tall return.”
Auden retravaille le topos de la ballade du folklore anglais qui prend aussi la forme d’une
chanson à répondre. Le rythme, guilleret à la première lecture, est contenu dans un mètre à
quatre temps forts où se fixent des sons redoublés, des allitérations et des paronomases. La
structure en écho coïncide avec celle d’un dialogue.
1
En reconduisant ce poème de livre en livre, Auden lui marque un attachement particulier. En effet, après sa
publication initiale en épilogue du The Orators (1932), il a successivement paru dans les recueils suivants :
Selected Poems (London : Faber, 1938) ; Some Poems (London : Faber, 1938) ; Collected Poetry (New York :
Random, 1945) où il figure dans la section intitulée « Songs » ; Collected Shorter Poems 1930-1945 (London :
Faber, 1950) où il est inclus dans un groupe intitulé « Five Songs » ; W.H. Auden : A Selection by the Author
(Londres : Penguin, 1958) où Auden l’intitule « The Three Companions » ; Collected Poems (op. cit.), édité par
Edward Mendelson (1976), où il figure à nouveau sans titre dans la section intitulée « Five Songs ».
207
Mais l’univers de la ballade est allégorique et surnaturel, peuplé de figures
inquiétantes (« that shape in the twisted trees », vers 10 ; « swiftly the figure comes softly »,
vers 11), celles-là mêmes qui se multiplieront dans l’ensemble de l’œuvre d’Auden et
envahissent les vers d’ouverture de « City Without Walls » (« Those fantastic forms, fangsharp », vers 1). La forme de « The Three Companions » est modelée sur celle de la chanson
« The Cutty Wren » (« O where are you going ? said Milder to Malder… ») qui est « une
vieille chanson de révolte paysanne », écrit Arnold Wesker 1 , et déjà une métaphore de la
révolte et du passage à l’action. La traductrice canadienne Annie Brisset note avec justesse
que la lecture du poème produit, dans les termes que Walter Benjamin applique à la poésie de
Baudelaire, un « effondrement de l’aura »2 :
La lecture produit […] un choc dialectique entre une forme conviviale, qui invite le lecteur à
entrer dans la danse, et l’univers inquiétant qui en fait immédiatement le protagoniste d’une
danse macabre. Tout ce qui va par deux et crée le tempo vivifiant va aussi par trois, le chiffre de la
mort. Trois quatrains déroulent un questionnement auquel répondent les trois premiers vers de la
dernière strophe. Trois paires de protagonistes et trois autres séries de paronomases
(« midden/madden » ; « looking/lacking » ; « swiftly/softly ») ainsi que les rimes internes
(« furnaces/burn/return » ; « path/pass/grass » ; « see/trees/disease ») soulignent la structure ternaire du
poème. »3
Cette architecture soutient un univers métaphysique tel qu’il est représenté dans
l’iconographie médiévale, celle, entre autres, de Dürer ou Uccello. On se rappelle la gravure
de 1513 intitulée « Ritter, Tod und Teufel » (« Le Chevalier, la Mort et le Diable ») où un
cavalier en armure, lance au poing, chemine de conserve avec la mort et le diable dans une
gorge rocailleuse hérissée d’arbres morts, les remparts de la ville apparaissant tout au fond,
sur un promontoire. On pense aussi à « Saint Georges terrassant le dragon »4, tableau de 1435
1
Arnold Wesker utilise « The Cutty Wren » dans une de ses pièces, Chips with Everything, pour dramatiser la
révolte des soldats contre leurs officiers (The Plays of Arnold Wesker. New York : Harper & Row, 1976, pp. 299358).
2
Walter Benjamin applique le terme d’« aura » à l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire
involontaire, vont se cristalliser autour d’un objet.
3
Annie Brisset. « Traduire le texte dans son projet. Le littéralisme est soluble dans la poésie moderne :
Auden », dans la revue TTR : traduction, terminologie, rédaction, Volume 12, numéro 2, 2e semestre, ed :
Association canadienne de traductologie, 1999, p. 41.
4
Musée Jacquemart-André, Paris. Il existe une autre version de ce tableau à la National Gallery de Londres.
208
évoquant l’histoire héroïque du chevalier Georges qui, monté sur un cheval blanc, délivre une
ville assiégée par un dragon dont Uccello profile les murailles et tours de guet à l’arrière plan.
Plus de trente ans plus tard, « City Without Walls » reconvoque cet univers avant de le
voir voler en éclats, tours et murailles s’étant effondrées pour laisser régner les bêtes
inquiétantes de « The Three Companions » sur le devant de la scène (« in the foreground
now », vers 8) en associant l’imaginaire médiéval à celui de la science fiction et du film
d’horreur. Dans « City Without Walls », le spectacle vire au morbide (« bone-bare », vers 2),
au macabre (la majuscule de « Pale », vers 4, évoque l’allégorie de la Mort), le surgissement
des crocs (« fang-sharp », vers 1) – ceux de Grendel ? du dragon d’Uccello ? – annonçant, par
synecdoque, le retour du Diable. À la différence de « The Three Companions », l’ouverture de
« City Without Walls » ne laisse plus aucun espoir de victoire sur le mal puisque les forces
adverses du bien (« rider » dans le poème de 1931, le chevalier chez Dürer et Uccello) se sont
elles aussi volatilisées. Comment la poésie d’Auden articule-t-elle ce passage de l’espoir en
l’action contre les forces du mal – espoir né dans les années 1930 et renforcé par un regain de
foi à partir des années 1940 – à l’absence de tout repère, y compris religieux, servant de pierre
angulaire de la cité idéale, à la fin des années 1960 ?
I De la foi en l’action à la perte de la foi
1 « “O where are you going?” »
« The Three Companions » met en scène un conflit et une tension continue entre
action et immobilisme. Les travaux de recherche (en vue d’une traduction) d’Annie Brisset
sur l’étymologie des mots désignant les personnages de ce texte fournissent un certain nombre
de clés :
209
« Reader » vient du vieil anglais readan qui a donné riddle (d’où la figure du lecteur
déchiffreur de l’énigme du poème) et signifie « discerner », « conseiller », en plus de « lire ». Le terme
s’oppose à « rider » dérivé de ridan qui a donné road, le chemin et la route. « Rider », le cavalier,
représente alors la bravoure, celui qui prend le risque d’emprunter de nouveaux chemins (ce qui le
rattache au chevalier désigné par ritter en allemand). C’est l’homme d’action confronté à l’intellectuel.
La sonorité est trop importante dans ce poème pour ne pas voir que le couple reader/rider en recouvre
un autre, reader/writer 1 qui reproduit la même dualité entre passif et actif, et dont les termes sont à la
fois complémentaires et permutables de part et d’autre d’une ligne qui, dans le poème, délimite les lieux
de la connaissance.
Le couple fearer/farer décline la même opposition au moyen de traits sémantiques voisins.
« Fearer », de faer qui a donné fare, incarne une inhibition d’ordre affectif, mais néanmoins fondée sur
une rationalisation : j’ai peur parce que je sais d’expérience ou par le travail de mon imagination. À la
pusillanimité de « fearer » s’oppose le goût de l’aventure et du risque de celui qui voyage, « farer », le
pèlerin.
Dans le troisième et dernier couple allégorique, « horror » est celui que la peur extrême
pétrifie, empêche à la fois de penser et d’agir. Il est contrasté avec « hearer », mot dérivé du vieil
anglais hyran ou heran (hearken, hark). « Hearer » représente celui qui écoute et ainsi reçoit la
connaissance. Il incarne l’obéissance, la soumission, la subordination. 2
Chacune des deux catégories de personnages fait apparaître une gradation. Du côté de
l’action, « rider » est l’homologue de « farer », mais l’action qui les caractérise diminue
d’intensité jusqu’à la troisième strophe où elle atteint son degré zéro avec « hearer », celui qui
écoute passivement et ne bouge plus. Inversement, « reader », celui qui raisonne sur les
dangers en puissance, manifeste le degré initial et neutre de la peur qui gagne « fearer » et qui
atteint son paroxysme avec « horror ». En comparant les deux catégories de personnages, on
voit que l’inaction culmine en même temps que la peur (« hearer/horror »). À l’homme de
réflexion, celui qui analyse les raisons de se confiner dans l’immobilisme, l’homme d’action
répond à chaque fois par une phrase elliptique, lapidaire, conforme à sa détermination que
rien ne saurait ébranler :
« Out of this house »
« Yours never will »
« They’re looking for you »
1
2
On notera que la prononciation américaine fait d’ailleurs de « rider » et « writer » des homophones.
Annie Brisset. Op. cit., p. 42.
210
La dernière réplique, toutefois, inverse les rôles (« They’re looking for you ») et
renvoie « hearer » aux limites de son argumentation. La réponse sonne comme un
avertissement avant de déboucher sur l’action finale (« As he left them there ») qui rassemble
tous les personnages en un seul « he »1, incarnation de l’homme dans sa dualité et dans la
multiplicité de ses comportements. L’unité finale implique le rejet de la division stérile (« left
them ») sans renier le principe de la connaissance par les contraires qui anime la progression
de l’ensemble du poème. On assiste alors à la naissance d’un sujet unique dans lequel poète
(« writer/rider ») et lecteur (à qui l’on donne aussi la parole : «said reader », «said hearer »)
se fondent pour passer dans le camp de l’action.
Si l’on a dit de The Orators, dont le sous-titre est An English Study, qu’il était le plus
anglais des ouvrages d’Auden, son épilogue doit également se lire dans un contexte moins
immédiatement lié à l’Angleterre. Le recueil paraît une dizaine d’années après la prise du
pouvoir par Mussolini et juste avant l’avènement d’Hitler. Sans souscrire à l’idée que le poète
doit assumer un rôle politique, Auden estime que sa tâche est « d’étendre notre connaissance
du Bien et du Mal » et « peut-être de rendre plus urgent le besoin de l’action et de faire
apparaître plus clairement sa nature »2. « The Quarry » (1932, CP, p. 120), dont les images
entrent en résonance avec celles de « The Three Companions », en fournit une illustration très
claire :
1
L’introduction de ce « he » final participe bien d’une dynamique de la réunification visant à renforcer la
cohérence du texte, contrairement à ce que laisse entendre Anthony Hecht dans The Hidden Law :
I think it could be claimed that there is at least one technical fault to be found with this poem, and it
has to do with pronouns. We may read the poem as presenting either six characters or two who play
multiple roles; which is to say that “rider,” “farer,” and “hearer” may be the same active figure or
three distinct and individual personages, and the same could be said of the passive figures of “reader,”
“fearer,” and “horror.” The problem arises only in the final line, which involves both singular and plural
pronouns. My guess is that Auden was caught short at discovering that he had more or less boxed
himself into writing “As they left them there, as they left them there,” in which the repetition of thirdperson plural pronouns would leave everyone grammatically bewildered. His not entirely satisfactory
solution was to incorporate “rider,” “farer,” and “hearer” into one symbolic hero-escapee while
leaving the impotent and terrified enemy divided and plural. (The Hidden Law. Op. cit., p. 455)
2
« Poetry is not concerned with telling people what to do, but with extending our knowledge of good and evil,
perhaps making the necessity for action more urgent and its nature more clear ». Cette citation est extraite de
« The Poet’s Tongue », PI, p. 108.
211
O where are you going? Stay with me here!
Were the vows you swore deceiving, deceiving?
No, I promised to love you, dear,
But I must be leaving.
Le paysage de «The Three Companions » est par ailleurs extrêmement dérangeant en
ce qu’il annonce avec clairvoyance l’horreur à venir et laisse entrevoir, dès 1931, ce que l’on
nommera par la suite « l’univers concentrationnaire ». En effet, les fourneaux qui
empoisonnent la vallée de leurs fumées délétères (« That valley is fatal where furnaces
burn ») ne sont pas tant le symbole de l’activité industrielle qu’une allégorie de la géhenne qui
rappelle la Première Guerre mondiale et anticipe la suivante en profilant déjà ses fours
crématoires. L’atmosphère médiévale qui baigne le poème donne une résonance particulière à
la tache sur la peau – la « peste brune », l’autre nom du fascisme ? –, signe de la maladie à
combattre (« The spot on your skin is a shocking disease »). Faut-il y voir la tache de sang de
Lady Macbeth1, celle de la culpabilité qui hante tous les acteurs de la chute de la cité, y
compris ceux qui n’ont rien fait et se sont enlisés dans l’inaction ? L’odeur de mort (« odours
will madden »), qui se diffuse au milieu d’une iconographie médiévale rappelant l’exposition
des cadavres (pendus et gibets au carrefour des chemins), c’est aussi, à ce moment de
l’histoire européenne, l’odeur des corps en décomposition sur les champs de bataille et dans
les charniers, que l’on retrouvera dans « September I, 1939 » et The Age of Anxiety. Enfin, les
visions mortifères et les oiseaux (« O what was that bird ») de mauvais augure de «The Three
Companions » servent de prélude troublant à la folie meurtrière qui hantera les textes à venir :
“That valley is fatal where furnaces burn,
Yonder’s the midden whose odours will madden,
That gap is the grave where the tall return.”
[…]
“O what was that bird,” said horror to hearer,
“Did you see that shape in the twisted trees?
« The Three Companions » (1932)
1
LADY MACBETH : Yet here’s a spot. […] Out damned spot – out I say. One – two – why then ‘tis time to do’t –
Hell is murky. Fie, my lord, fie, a soldier, and afeard? What need we fear who knows it, when none can call our
power to account? Yet who would have thought the old man to have had so much blood in him. (Macbeth, Act
I, scene 5, 30-38, The Oxford Shakespeare, op. cit., pp. 194-195)
212
The unmentionable odour of death
Offends the September night.
« September I, 1939 » (1939)
When we bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens
The Age of Anxiety, (1947) p. 100.
The crow on the crematorium chimney
And the camera roving the battle
Record a space where time has no place.
« Memorial for the City » (1949), CP, p. 592.
Sombre prophétie témoignant d’une acuité remarquable, « The Three Companions » augure
une poétique de l’horreur dont les fours et les fosses (« midden ») sont les nouveaux
emblèmes, et ce malgré l’espoir de rédemption par l’action véhiculé dans le dernier vers.
Qui plus est, dans l’épilogue de The Orators, le poète, tout en prônant l’action, se
garde bien de spécifier ce qu’il entend par « action ». La complexité formelle de « The Three
Companions », dont l’unité se trouve dans la multiplicité des genres qui se recoupent (ballade
populaire, parabole, vision apocalyptique, etc.) trahit l’incertitude d’une voix poétique en
quête de nouveaux repères. Le poète, qui n’a pas encore trouvé sa place dans la cité, s’abrite
et se cache derrière les formes qu’il explore pour ne s’engager que dans le champ de bataille
des mots. Dans le dernier vers, la répétition (« As he left them there, as he left them there »),
soutenue par les assonances ternaires en [e], participe d’une dialectique ambiguë de
l’ouverture et de la clôture. La régularité du rythme rappelle le tempo de la danse folklorique,
et la rime interne entre le « where » inaugural et le « there » final vient accentuer l’effet de
boucle typique de la ronde. Étonnamment, le refrain arrive à la fin, et appelle une suite qui
reste en suspens. Par ailleurs, la plosive [t] de « left », qui détonne par sa singularité parmi les
liquides ([l]) et les sifflantes ([ð]), ouvre une brèche dans l’économie forclose du texte, et
l’anapeste (« As he left ») fait ressortir le sémantisme de « leave ». L’espace textuel est ainsi
décloisonné et soudainement tourné vers un ailleurs indéfini… et à définir.
213
2 La perte de la foi
La littérature critique abonde sur les questionnements d’Auden vis-à-vis de la chose
politique dans les années 1930, et l’on sait que depuis la publication de « In Memory of W.B.
Yeats » (1939), toute définition de l’action est à dissocier catégoriquement du poétique –
« poetry makes nothing happen ». Toutefois, le débat sur la nécessité d’agir n’est aucunement
clos en 1939, et il revient souvent dans la poésie des années 1940. Il traverse notamment
l’épilogue de The Age of Anxiety en reposant les mêmes problématiques que « The Three
Companions », mais sur un mode différent. L’une des dernières méditations de MALIN
synthétise en quelques vers tous les enjeux de cette question cruciale dans l’œuvre d’Auden :
For the new locus is never
Hidden inside the old one
Where Reason could rout it out,
Nor guarded by dragons in distant
Mountains where Imagination
Could explore it; the place of birth
Is too obvious and near to notice,
Some dull dogpatch a stone’s throw
Outside the walls, reserved
For the eyes of faith to find.
(AA, p. 106)
Au niveau prosodique, ce texte contraste, par sa concision (dix trimètres) et sa simplicité, avec
l’esthétique de « The Three Companions ». L’absence de rimes témoigne d’un désir de se
libérer des contraintes structurelles qui opacifiaient le message à la fin de The Orators.
L’épilogue de The Age of Anxiety se doit d’être clair, et cette méditation tient de la
démonstration articulée par des liens logiques (« For »), voire de la conclusion formelle d’une
longue réflexion (celle d’Auden dans les années 1930 ?) qui, enfin, aboutit à une solution. Le
ton est catégorique : le locuteur fait une déclaration au présent simple qui a tout d’un présent
de vérité générale. Les arguments du débat sont les mêmes que dans « The Three
Companions » : pour reconstruire la cité (« the new locus »), l’homme doit se libérer du passé
214
(« never / Hidden inside the old one »), et dans les deux textes, les allégories de la raison
(« reader » et « Reason ») sont des forces adverses à l’action. On retrouve l’univers médiéval
avec les dragons qui cette fois-ci protègent illusoirement la cité interdite (« guarded by
dragons in distant / Mountains »). Symboles des phobies qui tiennent l’homme dans
l’inaction, les dragons sont des constructions imaginaires dans lesquels l’homme passif se
complaît, tout comme « hearer » se laissait happer par « horror ». De plus, Auden rappelle sur
le mode de l’allégorie que le poétique (« Imagination ») n’a aucun pouvoir sur le politique.
L’action n’est pas possible par la poïèsis qui ne saurait créer que des projections imaginaires
(« Imagination / Could explore it ») et non des structures politiques viables. Enfin,
contrairement à ce que laissait entendre « The Three Companions », la fuite vers un ailleurs
n’est plus une solution envisageable, la cité idéale étant proche (« near », « within a stone’s
throw ») et même contenue en chaque citoyen (« inside one » laisse résonner le deuxième
vers) qui a retrouvé la foi (« reserved / For the eyes of faith to find »). Auden donne donc une
réponse (déjà formulée dans New Year Letter et For the Time Being) à la question laissée en
suspens dans The Orators : seul l’acte de foi permettra la rédemption de la cité.
Cependant, l’introduction d’un terme aussi surprenant que « dogpatch » déclenche un
choc poétique qui remet entièrement en cause la conclusion de la courte méditation de
MALIN, et, par extension, celle de la poésie des années 1940. Cette allusion à l’univers de la
bande dessinée Li’l Abner1 détonne au cœur d’une méditation dont la solennité rappelle la
rhétorique du sermon. Contre toute attente, en juxtaposant « dogpatch » et « dragons », Auden
rapproche l’esthétique médiévale de la culture populaire des années 1940. Ce décalage
rappelle que la question de la foi est certes universelle, mais aussi extrêmement
contemporaine, et qu’elle devrait toucher tout le monde, à l’instar de Li’l Abner qui
rencontrait à cette époque un vaste lectorat, y compris parmi les plus pauvres et les plus
1
Dogpatch est la ville imaginaire pauvre où se déroule l’intrigue de la très populaire bande dessinée américaine
Li’l Abner, publiée de 1934 à 1977.
215
désespérés dont le quartier de Dogpatch est la métonymie. Par ailleurs, cette métaphore peu
réjouissante de la Cité de Dieu (« Some dull dogpatch ») repose de façon inattendue la
question essentielle de la volonté associée à la foi : qui, au lendemain de la guerre, est prêt à
faire le saut kierkegaardien de la foi pour regagner une vague (« Some ») Cité céleste à la fois
ennuyeuse (« dull ») et miséreuse (« dogpatch »), au risque de se faire dévorer par des chiens
(« dog ») , si l’on adore, comme Jézabel1, le mauvais dieu? Dans ce texte, le coup de théâtre
tire sa force de cette image inédite et dérangeante qui, pour la première fois dans l’œuvre
d’Auden, associe sans explication la Cité idéale à un terrain vague (« patch ») et non à un lieu
de désir ou à un ailleurs porteur d’espoir.
En découle un recul de la foi que The Age of Anxiety déplore sur plusieurs modes et
qui vient briser l’espoir véhiculé dans les prières de New Year Letter, The Sea and the Mirror
et For the Time Being. MALIN lui-même le constate dès le début de l’épilogue de l’églogue,
et sa méditation sur le nouveau lieu (« the new locus ») n’est qu’une reformulation faussement
progressive de la conclusion à laquelle il venait d’aboutir, non sans évoquer l’épilogue de The
Orators :
We would rather be ruined than changed,
We would rather die in our dread
Than climb the cross of the moment
And let our illusions die.
(AA, p. 105)
L’inaction est ici soutenue par l’anaphore (« We would rather »), les répétitions (« die ») et un
chiasme (« die / our / our / die ») qui libèrent un souffle mortifère sur ces quatre vers envahis
par les deux phonèmes de « die » ([d] revient huit fois et [ai] trois fois). Cette dynamique de
la stase entraîne le poème vers la paralysie qui caractérisait déjà les vers de « The Hollow
1
Dans le Livre des rois, la reine d’Israël Jézabel adore son Dieu Baal et non le vrai Dieu. Elle est accusée de tuer
les prophètes du Seigneur, et Élie la maudit. Elle et ses fils sont assassinés par Jéhu, et leurs corps sont mangés
par des chiens. (2 R 9)
216
men », présageant un retour terrifiant vers la cité fantôme d’Eliot où les hommes, évidés de
leur substance, ne sont plus que les ombres d’eux-mêmes :
We are the hollow men
We are the stuffed men
Leaning together
Headpiece filled with straw. Alas!
[…]
Shape without form, shade without colour,
Paralysed force, gesture without motion:
« The Hollow Men »1 (1925)
3 De la religion au mythe
Dans The Age of Anxiety, l’homme, paralysé par la peur et l’angoisse, se réfugie dans
l’immobilisme qui prend souvent la forme de fausses religions. Les parodies de cultes sont
autant de stratégies d’évitement du saut kierkegaardien de la foi. En témoigne la crise
orchestrée dans « The Masque » où les personnages, sous l’effet euphorisant de la fatigue et
de l’alcool qui ranime leur désir sexuel (« Alcohol, lust, fatigue, and the longing to be good,
had by now induced in them all a euphoric state », AA, p. 93) se mettent à invoquer toutes
sortes de divinités profanes. La soirée se déroule sous l’égide de Vénus (mentionnée par
MALIN, p. 89 et QUANT, p. 96), mais le serment de ROSETTA et EMBLE est prononcé
sous le regard bienveillant des trois Parques (« the Three / Grim Spinning Sisters »2, p. 90), et
de Castor et Pollux (« The Heavenly Twins »3, p. 91). Par la suite, QUANT appelle les esprits
du logis, dont la vitamine B3, dénommée familièrement « Vitamin PP » dans les années 1940,
1
T.S. Eliot. La Terre vaine et autres poèmes. Op. cit., p. 110.
Les Parques sont les divinités romaines de la destinée humaine. Elles sont généralement représentées comme
des fileuses mesurant la vie des hommes.
3
Castor et Pollux sont les fils de Léda, surnommés les Dioscures (comme fils de Zeus) et Tyndarides (comme fils
de Tyndare, roi de Sparte et époux de Léda). Ils furent transportés au ciel avant le siège de Troie, mais ils se
montrèrent quelques fois aux hommes.
2
217
le moulin à poivre, l’abat-jour, le robinet, les coliques (« collywobbles ») ou l’amour intéressé
(« cupboard love ») :
Ye little larvae, lords of the household,
Potty, P-P, Peppermill, Lampshade,
Funnybone, Faucet, Face-in-the-wall,
Head-over-heels and Upsy-Daisy
And Collywobbles and Cupboard-Love,
Be good, little gods, and guard these lives,
(AA, p. 92)
Parodie moderne des Pénates romains chargés de la garde du foyer et des biens, du feu servant
à la cuisine et du garde-manger, ces nouveaux dieux sont aussi un prétexte pour jouir de la
langue. Dans la veine de Lewis Carroll et Edward Lear (« nonsense poetry »), le poète
s’amuse en offrant à son lecteur un mélange baroque de mots issus de divers champs lexicaux
(la cuisine, bien sûr, mais aussi l’ameublement ou la médecine 1). Ces termes rarement utilisés
en poésie sont mis à l’honneur sur le mode ludique (« Funnybone » laisse résonner « fun » et
« funny ») dans une poétique qui redonne au signifiant une place de choix : le poète joue avec
les sonorités, assonances et consonances, celles-là mêmes qui, dans les comptines, éveillent la
curiosité des tout petits séduits par des mots nouveaux qu’ils aiment à entendre et réentendre
sans vraiment les comprendre. La longue suite nominale d’objets hétéroclites laisse sourdre
une langue de l’origine à la surface du texte, celle des balbutiements de l’enfant qui fait ses
premiers pas (« Upsy-Daisy » est une expression communément utilisée pour rassurer un
enfant lorsqu’il trébuche, ou lorsqu’on l’attrape, l’équivalent de « allez, hop ! » en français) et
tombe encore facilement à la renverse (« Head-over-heels »).
Ces vers rappellent aussi l’invocation des fées dans A Midsummer Night’s Dream:
I’ll give thee fairies to attend on thee ;
And they shall fetch thee jewels from the deep,
And sing, while thou on pressed flowers dost sleep:
And I will purge thy mortal grossness so,
That thou shalt like an airy spirit go.
1
« Funnybone » ou « petit juif », est le nerf ulnaire rendant la pointe du coude sensible aux chocs.
218
Peaseblossom! Cobweb! Moth! And Mustardseed!
[…]
Be kind and courteous to this gentleman.
A Midsummer Night’s Dream, Act III, scene 1, 150-157.1
Comme dans la forêt de Titania, dans l’appartement de ROSETTA le divin est tourné en
dérision. La cérémonie qui unit EMBLE et ROSETTA est une parodie qui verse dans le
grotesque lorsque QUANT utilise la lie de son verre vide comme offrande aux dieux
(« Quant poured out the dregs of the glass on the carpet as a libation », AA, p. 91). La
comédie, néanmoins, n’est ici nullement gratuite. Elle ne fait que mettre en valeur, de façon
indirecte, le malaise des personnages qui ont du mal à cerner et à nommer Dieu. Les
périphrases demeurent floues et témoignent d’un sentiment de confusion à l’égard de la
religion : qui est ce Propriétaire du monde vénéré par ROSETTA (« The Outer Owner, that
Oldest One whom / This world is with », AA, p. 91) ? Comme dans A Midsummer Night’s
Dream, les personnages, dans « The Masque », tendent à confondre mythe et religion, et faute
d’un dieu qui tarde à manifester sa présence, ils se réfugient temporairement dans le culte de
mythes, notamment celui de Vénus qui représente non seulement la déesse de l’amour
(« Heavenly Venus, / Mistress of motion, Mother of love », AA, p. 89) mais aussi la mère
protectrice et nourricière :
Venus has now
Agreed so gladly to guarantee
Plenty of water to the plants this year,
Aid to the beasts, to all human demands
Full satisfaction with fresh structures
For crucial reasons.
(AA, p. 95)
Les commentaires d’Auden sur A Midsummer Night’s Dream pourraient parfaitement éclairer
son propre texte :
1
William Shakespeare. A Midsummer Night’s Dream. (The Arden Shakespeare) Walton-on-Thames: Thomas
Nelson & Sons Ltd, 1997, p. 60.
219
Les adeptes de la modernité affichent leur scepticisme devant la mythologie. Ils pensent qu’on leur
demande de croire aux fées du Songe, ce qui n’est pas vrai. Une école minoritaire étudie le mythe dans
des articles savants, solennels et atrocement ennuyeux ; ces gens-là ne croient pas aux mythes mais s’en
servent comme d’un substitut de religion, le « beau mensonge » de Platon (La République, III, 414).
Cela sous-entend que nous n’avons pas besoin d’y croire, mais que c’est une très bonne chose pour les
gens incapables de pensée rationnelle. Il y a une différence entre le dogme religieux et le mythe. Les
jungiens férus de mythe disent que nous n’avons pas besoin de croire en quoi que ce soit. Mais le
dogme est un présupposé qu’il faut croire, même s’il reste impossible à prouver. Credo ut intellegam :
je crois pour être en mesure de comprendre. Il trouve sa confirmation dans le futur, dans le fait qu’il
change notre vie, et il sert d’étalon pour mesurer l’expérience qui nous est accordée. « Dieu est amour »,
par exemple, n’est pas une assertion dérivée de l’expérience mais un présupposé. Le mythe, en
revanche, est une proposition relative à l’expérience, dont la vérité doit être contrôlée par
l’expérimentation. L’histoire d’Adam et Eve dans leur jardin est un mythe, une histoire relatant une
expérience générale. L’important n’est pas de croire que le mythe a effectivement eu lieu. L’important,
c’est son aptitude à décrire correctement certaines de nos expériences. 1
Dans « The Masque », les quatre personnages perdus se servent précisément du mythe
comme d’un « substitut de religion », un « beau mensonge ». Encore sous le choc des
atrocités et des privations liées à la guerre, ils prient une déesse maternelle, Magna Mater qui
garantit et reproduit la vie (« Plenty of water to the plants this year, / Aid to the beasts »). Ils
se fourvoient dans un mythe rassurant, celui de la fusion amniotique avec la mère, au lieu de
croire à un dogme. Vouer un culte à Vénus, c’est repousser le saut kierkegaardien qui
implique une prise de risque. L’homme préfère s’éloigner du dogme en projetant ses attentes
sur des mythes qui le libèrent illusoirement de sa culpabilité.
II L’éloignement de Dieu
1 « Gott ist tot »
Il est également facile et pratique de vouer un culte à la société de consommation qui
happe l’humanité, la détourne de Dieu et l’aliène en la vidant de son essence :
1
« Le Songe d’une nuit d’été ». Shakespeare. Op. cit.,pp. 109-110.
220
this stupid world where
Gadgets are gods and we go on talking,
Many about much, but remain alone,
Alive but alone, belonging – where? –
Unattached as tumbleweed. Time flies.
(AA, p. 36)
“A Gadgeted Age, but as unworldly
as when the faint light filtered down
on the first men in Mirkwood,
waiting their turn at the water-hole
with the magic beasts who made the paths.
« City Without Walls », vers 60-65.
Ces vers traduisent poétiquement la pensée de Nietzsche, et l’on pourrait les lire comme des
variations autour de la célèbre déclaration « Gott ist tot » (« Dieu est mort »1) qui résonne par
consonances en [g] et [t] et assonance en [ᴐ] dans « Gadgets are gods ». Dieu est mort, et c’est
l’homme qui l’a tué en le remplaçant par des gadgets. Que faire suite à la « mort de Dieu » ?
Soit l’homme lui-même se prend pour Dieu, comme le déplore Auden dans « City Without
Walls » en faisant allusion à la multiplication des sectes dans les années 1960 (« wards are
full of / gents who believe they are Jesus Christ », vers 68-69), sectes qu’il assimile à des
asiles de fous par le truchement du mot « ward » qui désigne souvent une salle d’attente dans
un hôpital. Soit Dieu est remplacé par des ersatz, à l’exemple de « General Mo » (vers 88)
faisant l’objet d’un culte étrange (« worshipping a ju-ju General Mo ») qui relève de la
sorcellerie 2 . Auden dénonce ici le pouvoir aliénant des grandes figures du paternalisme
capitaliste et l’emprise des trusts américains comme General Motors qui conditionnent la vie
de leurs employés en les prenant en charge de la naissance à la mort.
1
« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous,
meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a
saigné sous notre couteau ; ... qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles
expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte est trop grande pour nous.
Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l’air dignes d’elle ? » Friedrich Nietzsche. Le
Gai savoir. [1882] Trad. Alexandre Vialate. Livre III. Paris : Gallimard, 1950, p. 170.
2
« Ju-ju » est un terme désignant les amulettes utilisées dans les rites religieux des pays de l’Afrique noire. Le
terme désigne également les pouvoirs surnaturels associés à ces objets.
221
Ces faux dieux évident la société de sa substance pour la rendre aussi « creuse » que
les personnages de « The Hollow Men »1 d’Eliot:
In this last of meeting places
We grope together
And avoid speech
Gathered on this beach of the tumid river
Sightless, unless
The eyes reappear
As the perpetual star
Multifoliate rose
Of death’s twilight kingdom
The hope only
Of empty men.
Here we go round the prickly pear
Prickly pear prickly pear
Here we go round the prickly pear
At five o’clock in the morning.
Certains vers de « City Without Walls » dialoguent avec ceux de « The Hollow Men » 2 à
plusieurs niveaux. Le poème d’Eliot met en scène une crise du divin et une perte de la foi
entraînant la déshumanisation de l’homme (« empty men») réduit à un spectre, un entre-deux
indéfini, errant entre l’ombre et la lumière (« twilight kingdom » ; « faint light » vers 62 dans
« City Without Walls »), dans un espace inspiré de la forêt obscure de Dante, dont
l’équivalent dans « City Without Walls » est la forêt de Mirkwood (vers 63) où les repères
humains sont brouillés (« unworldly », vers 60) et où, comme dans le Seigneur des anneaux
de Tolkien, les frontières entre l’humain, l’animal, le réel, le fantastique et le merveilleux
1
T.S. Eliot. La Terre vaine et autres poèmes. Op. cit., p. 114.
Comme le note George Williamson, le titre « The Hollow Men » est inspiré de plusieurs textes : « To the
derivation of this title from a combination of « The Hollow Land » by William Morris and « The Broken Men »
by Kipling, Eliot himself has lent countenance. But it is easier to believe that it may have come from
Shakespeare’s Julius Caesar (IV. ii):
2
When love begins to sicken and decay,
It useth an enforced ceremony.
There are no tricks in plain and simple faith;
But hollow men, like horses hot at hand,
Make gallant show and promise of their mettle;
But when they should endure the bloody spur,
They fall their crests, and, like deceitful jades,
Sink in the trial.
(George Williamson. A Reader’s Guide to T.S. Eliot. London: Thames and Hudson, 1955, pp. 154-155)
222
(« magic beasts », vers 65) sont perméables. Dans le poème d’Eliot, c’est la mort qui règne
sur ce royaume dont elle est, paradoxalement, la seule force vitale. Les personnages assis sur
la plage du fleuve (« Gathered on this beach of the tumid river ») sont inspirés de L’Enfer de
Dante, et plus particulièrement du troisième chant où certains humains sont incapables de
traverser le premier cercle de l’enfer car ils se sont trop éloignés de Dieu qu’ils ne craignent
plus :
Et comme je regardais au-delà,
je vis des gens sur le bord d’un grand fleuve ;
[…] ces ombres qui étaient lasses et nues,
changèrent de couleur et claquèrent des dents
[…] Puis elles s’amassèrent toutes ensemble,
en pleurant fort, sur la rive mauvaise
qui attend les humains qui ne craignent pas Dieu.1
À la différence du texte de Dante, où le poète et son guide restent en observateurs de l’autre
côté du fleuve, ce qui implique une possibilité de rédemption, dans « The Hollow Men »
locuteur et personnages se fondent dans la masse des « hommes vides » (« We grope
together ») qui ont perdu la foi et dont le rachat n’est plus possible. Comme dans le texte
d’Auden, ils vénèrent des divinités étranges, des faux dieux (« prickly pear ») qui n’ont plus
de sens à force d’être répétés dans une ritournelle qui tourne à la ronde macabre sans issue
possible (« prickly pear / Prickly pear prickly pear »). La métaphore de l’aveuglement
(« sightless unless / The eyes reappear »), qui revient plusieurs fois dans le poème2, exprime
un refus de se tourner vers la lumière divine, et Auden la file sur un autre mode dans les vers
suivants de « City Without Walls » :
1
2
Dante. L’Enfer. Trad. Jacqueline Risset. Paris: Flammarion, 2004, pp.45-47.
The eyes are not here
There are no eyes here
In this valley of dying stars
In this hollow valley
« The Hollow Men » (p. 114)
223
now newsprint and network are needed most.
“What they view may be vulgar rubbish,
what they listen to witless noise,
but it gives shelter, shields them from
Sunday’s Bane, the basilisking
glare of Nothing, our pernicious foe.
“For what to Nothing shall nobodies answer?
« City Without Walls », vers 40-46.
Ces vers dénoncent l’appauvrissement intellectuel de la cité (« newsprint and network are
needed most ») et l’aveuglement de l’homme par la bêtise (« witless noise ») et la vulgarité
(« vulgar rubbish ») des nouveaux médias (multiplication des chaînes de télévision et de radio
à la fin des années 1960). Le citoyen ordinaire (« they ») est tenu dans l’ignorance par un
discours d’autant plus dangereux qu’il est rassurant et protecteur en apparence (« shelter,
shields »). Ces nouvelles forces aliénantes garantissent illusoirement la sécurité dans la cité et
dominent tous les esprits (elles sont reliées à tous les verbes actifs : « view », « listen »,
« gives », « shields »). Elles satisfont les attentes du citoyen (et du consommateur) qui trouve
en elles un bon prétexte pour s’écarter du chemin de la foi, comme l’illustre le rejet des rites
tels la messe du dimanche devenue un fléau qui « empoisonne la vie » (« Sunday’s Bane »).
Cette stratégie de l’aveuglement permet d’éviter la question du divin et de la « mort de Dieu »
tué par les hommes, question qui ressurgit néanmoins dans l’expression « the basilisking /
glare of Nothing ».
Si le divin est indéfini et comme nié (« Nothing » : un néant, une « non-chose »), il
n’en demeure pas moins actif et menaçant par son regard à la fois coléreux et sombre
(« glare »), associé à la créature terrifiante du basilic, reptile au venin mortel souvent décrit
comme un mélange de coq et de serpent. Ce monstre évoque les serpents venimeux que Dieu
envoie sur ceux qui vouent un culte à des divinités étrangères dans le Livre de Jérémie :
224
– Oui, voici que j’envoie contre vous
des serpents venimeux,
contre lesquels il n’existe pas de charme,
et ils vous mordront. (Jr 8 : 17)1
Dans le poème d’Auden, « Nothing » est très ambigu en ce qu’il pose paradoxalement un
principe divin d’emblée nié par le sémantisme de « nothing » et pourtant présent, voire
omniprésent puisqu’il est répété deux fois (vers 45 et 46). Il en émane une force destructrice
et aliénante qui évide la cité de son humanité et réduit les citoyens à des non-entités
(« nobodies »), dans la lignée directe des « hommes creux » d’Eliot. Cette déshumanisation
reflète à l’échelle de la cité la perte de tout repère cosmique. Et c’est bien ainsi qu’il faut
entendre la déclaration « Dieu est mort » de Nietzsche : Dieu n’est plus la source
fondamentale des codes moraux ou théologiques :
Quand on renonce à la foi chrétienne, on s’ôte du même coup tout droit à la morale chrétienne. Celle-ci
ne va pas tout simplement de soi : c’est un point qu’on ne doit pas se lasser de mettre en lumière, n’en
déplaise aux esprits plats d’Angleterre. Le christianisme est un système, toute une vision cohérente
et totale des choses. Si l’on en arrache une idée fondamentale, la foi en Dieu, on démolit du même
coup tout l’édifice : et l’on ne tient plus alors entre ses doigts rien qui ait la moindre nécessité propre. 2
2 « No one cares what his neighbor does »
La mort de Dieu, et la crise de la foi telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre d’Auden,
sont une manière de dire que l’être humain n’est plus capable de croire en un ordre cosmique,
un primum mobile, du fait de l’impossibilité même de penser un tel ordre. Si poétiquement il
en découle la naissance de formes insoupçonnées, d’œuvres ouvertes inclassables qui battent
en brèche tous les codes et tous les genres de la représentation, d’un point de vue théologique,
le poète exprime la difficulté d’une reconstruction de la cité dont les bases sont la foi et le
ciment, l’amour de son prochain. À la différence de New Year Letter, For the Time Being et
1
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1172.
Friedrich Nietzsche. Le Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau. [1889] Trad. JeanClaude Hemery. Paris : Gallimard, 1974, p. 87.
2
225
The Sea and the Mirror, l’épilogue de The Age of Anxiety donne à lire cette crise de la foi en
articulant une crise du discours et un décalage entre les paroles des personnages et leurs actes.
On peut considérer l’ensemble de l’œuvre comme une série de monologues intérieurs qui
mettraient un terme à toute forme de dialogisme. Cependant, le cadre narratif est là pour
rappeler que les personnages se parlent. Mais comme le note Rainer Emig, la nécessité
d’introduire un récit-cadre et des didascalies trahit indirectement une crise de la
communication :
One could [think] that the poem is indeed on the right track, that the age it depicts shares common
problems and the feeling of crisis. However, the fact that the characters are mere facets of a common
problem rather undermines the need for a merger that the text pretends to achieve and illustrate.
Another indication of a short circuit that prevents the rather grandiose project of a poem for the
age from succeeding is therefore the absence of real dialogue – something that The Sea and the
Mirror and even For the Time Being achieved. Another case in point is the clumsy framing of the
monologues in explanatory prose. […] In The Age of Anxiety, the prose explains that which the
poetry is meant to deliver. […] The framing is not dialogic, as in The Sea and the Mirror, but
reinforces the attempted didactic monologue of the text. Needless to say, the poem does not live up to
the generalizations outlined in its prose prologue. It is still too poetic, too open, and full of
contradictions for this.1
Dans l’épilogue, par exemple, les actes de MALIN sont en totale contradiction avec
son discours (étudié plus haut), profession de foi s’il en est (« The new locus is […] / For the
eyes of faith to find », AA, p. 106). En effet, la dernière partie de The Age of Anxiety s’ouvre
sur la séparation de MALIN et QUANT qui se quittent dans l’indifférence, sans intention
aucune de se revoir :
Meanwhile in the street outside, QUANT and MALIN, after expressing their mutual pleasure at having
met, after exchanging addresses and promising to look each other up some time, had parted and
immediately forgotten each other’s existence. (AA, p. 103)
1
Rainer Emig. W.H. Auden: Towards a Postmodern Poetics. Op. cit., p. 166.
226
Cette didascalie brise en quelques mots l’espoir de rédemption par l’amour du prochain,
espoir véhiculé dans les vers cités plus haut de New Year Letter1 ou dans les célèbres vers de
« September I, 1939 » (EA, p. 246) :
There is no such thing as the State
And no one exists alone;
Hunger allows no choice
To the citizen or the police;
We must love one another or die.
The Age of Anxiety montre, par ses incohérences formelles, qu’au lendemain de la guerre
l’homme n’est pas prêt à reconstruire la Cité juste. L’unité que semblaient former ROSETTA,
MALIN, QUANT et EMBLE à la fin de la deuxième partie2 éclate dans « The Masque » et
dans l’épilogue, chacun n’ayant cure du sort de l’autre. « No one exists alone » disait Auden
en 1939 ; pourtant, en 1947, c’est MALIN, l’homme de foi (ou tout du moins qui se pense
comme tel) qui choisit, lui aussi, la solitude, et l’indifférence à l’autre. Les contradictions
internes de l’épilogue sont les prémices de la poétique de l’éclatement à l’œuvre dans « City
Without Walls » où les voix anonymes, désincarnées, reprennent sur le ton de la jérémiade le
thème de la perte de la foi en l’amour chrétien :
1
We can at least serve other ends,
Can love the polis of our friends
And pray that loyalty may come
To serve mankind’s imperium.
NYL, vers 997-1000, CP, p. 224.
O every day in sleep and labour
Our life and death are with our neighbour,
And love illuminates again
The city and the lion’s den,
NYL, vers 1703-1706, CP, p. 243.
2
« So it was now as they sought that state of prehistoric happiness which, by human beings, can only be
imagined in terms of a landscape bearing a symbolic resemblance to the human body. The more completely
these four forgot their surroundings and lost their sense of time, the more sensitively aware of each other
they became, until they achieved in their dream that rare community which is otherwise only attained in
states of extreme wakefulness. » (AA, p. 46)
227
“The week-end comes that once was holy,
free still, but a feast no longer,
just time out, idiorhythmic,
when no one cares what his neighbor does:
« City Without Walls », vers 36-39.
Auden revient souvent sur le précepte de l’amour du prochain, notamment dans A Certain
World (publié en 1970, trois ans seulement après la composition de « City Without Walls ») :
We are not commanded (or forbidden) to love our mates, our children, our friends, our country because
such affections come naturally to us and are good in themselves, although we may corrupt them. We are
commanded to love our neighbor because our “natural” attitude toward the “other” is one of either
indifference or hostility. (CW, p. 283)
Selon cette définition, a priori, l’homme n’aime pas son prochain, et l’amour du prochain
n’est pas naturel, mais relève d’un choix par défaut.
Les vers de « City Without Walls » orchestrent une désacralisation de la cité (« that
once was holy », vers 36) et le retour à l’indifférence « naturelle » de l’homme. À la
communion des hommes dans la Cité de Dieu, le citoyen de « City Without Walls » préfère
l’idiorythmie, à savoir la « solitude interrompue de façon réglée ». Si le terme
« idiorhythmic » (vers 38) appartient au départ au vocabulaire religieux (en renvoyant au
rythme de vie de certains moines, rattachés à un monastère, mais vivant seuls, en marge de la
communauté), il est également évidé de sa dimension sacrée dans ce contexte qui l’associe,
par apposition, aux sorties dominicales profanes (« just time out », vers 38). Ce processus de
réduction ne tarde pas à l’assimiler à une simple routine mettant un terme à toute forme de
lien communautaire qui soit le reflet d’un ordre divin.
228
3 « Memorial for the City »
La cité dépeinte dans « City Without Walls » est l’antithèse de la Cité juste qu’Auden
posait comme aboutissement de la société des hommes dans son introduction de Poets of the
English Language :
Perhaps history is forcing the intellectual, whether scientist or artist, into a new conception of himself as
neither the respectable bard nor the anarchic aesthete, but as a member of the loyal opposition,
defending, not for his own sake only but for all, the inalienable rights of the individual person against
encroachment by an overzealous government, with which, nevertheless, even though the latter deny it,
he has a bond, their common love for the Just City.1
Comme le note Edward Mendelson, après la Seconde Guerre mondiale, la poésie d’Auden
n’est plus vraiment tournée vers la reconstruction d’une Cité juste, et « Memorial for the
City » (1949, CP, p. 591) marque une première étape ambiguë quant aux attentes du poète :
“Memorial for the City” also looked toward a vision of the Just City of the future, but it devoted most
of its attention to the unjust cities of the present and past. The poem as a whole seems so craggy and
various that readers and critics have largely ignored it, but its experimental ambitions make it one of
Auden’s richest and most memorable works. It is another instance of the “fair notion fatally injured,” in
the phrase he used to describe an earlier miscellaneous work, The Orators.2
« Memorial for the City » est le premier poème d’Auden de l’après-guerre à évoquer une cité
détruite par les bombardements, comme l’illustre cet extrait de la première section :
The crow on the crematorium chimney
And the camera roving the battle
Record a place where time has no place.
On the right a village is burning, in a market-town to the left
The soldiers fire, the mayor bursts into tears,
The captives are led away, while far in the distance
A tanker sinks into a dedolent sea.
That is the way things happen; for ever and ever
Plum-blossom falls on the dead, the roar of the waterfalls covers
The cries of the whipped and the sighs of the lovers
And the hard bright light composes
A meaningless moment into an eternal fact
Which a whistling messenger disappears with into a defile:
One enjoys glory, one endures shame;
He may, she must. There is no one to blame.
1
2
Cité par Edward Mendelson dans Later Auden. Op. cit., p. 321.
Ibid., p. 322.
229
S’il a vu les villes allemandes anéanties par la guerre en 1945, juste après l’armistice, dans le
cadre d’une mission visant à rendre compte des conséquences de la guerre 1, ce n’est que
quatre ans plus tard qu’Auden décrit de façon explicite les ravages de la guerre. Comme dans
The Age of Anxiety, tout en étant évidents, les repères spatio-temporels demeurent flous :
l’isotopie de la guerre et le paradigme d’Auschwitz s’imposent dans des termes lourds de sens
(« crematorium chimney », « the captives are led away ») malgré l’absence de référents
précis. S’agit-il d’une ville allemande, polonaise, ou des forces alliées ? L’action a-t-elle lieu
pendant la guerre (comme le suggère le présent de « The soldiers fire ») ou après
l’armistice (comme le suggère la date d’écriture : 1949)? Le paysage urbain reste vague. À
nouveau, le présent simple utilisé est celui de la sortie de l’histoire. La guerre est là, comme
un état du monde, qui hante le chronotope audenien, et la violence destructrice (« fire »,
« bursts »), la douleur et la souffrance (« tears », « the cries of the whipped ») sont les
nouvelles composantes de la cité.
L’esthétique de la photographie de guerre, qui fige l’instant dans l’éternité (« A
meaningless moment into an eternal fact »), rejoint le paradigme de l’absurde
(« meaningless ») suivant une logique traumatisante faisant de l’horreur le nouvel état
permanent et absolu de l’histoire (« an eternal fact »). Le ton se veut neutre, inspiré du
photoreportage (« the camera roving the battle ») dans lequel l’appareil photo capture des
scènes en focalisation externe, sans aucune complaisance subjective dans le pathos. Emprunté
à Dos Passos 2 et Christopher Isherwood 3 , ce style est d’autant plus incisif qu’il se veut
objectif et détaché. Le texte semble inspiré d’une photo qu’un locuteur-spectateur situé horschamp décrirait à l’aide de plusieurs prépositions spatiales (« on », « on the right », « to the
1
Voir annexe II.
Nombreux sont les exemples d’écriture inspirée du montage photographique dans USA, notamment les
sections intitulées « The Camera Eye ».
3
« I am a camera, with its shutter open, quite passive, recording, not thinking », lance le narrateur de Goodbye
to Berlin, compilation de plusieurs nouvelles d’Isherwood, qui fut adapté au théâtre par John Van Druten sous
le titre I am a Camera en 1951. (Christopher Isherwood. The Berlin Novels : Mr Norris Changes Trains, Goodbye
to Berlin. [1935] [1939]. London: Random House, 1992, p. 243)
2
230
left », « far in the distance ») fonctionnant comme un écran linguistique qui met la scène à
distance tout en l’esthétisant pour la rendre soutenable. Comme le souligne Susan Sontag, le
cadre photographique, toutefois, n’est que faussement protecteur :
Découvrir dans une activité de photographe que la vie est « réellement un drame », comprendre que
l’appareil photographique est une arme agressive, impliquent l’éventualité d’une issue mortelle… Selon
une conception ancienne de la destinée hasardeuse de l’artiste, quiconque est assez téméraire pour
passer une saison en enfer court le risque de n’en pas revenir vivant ou d’en ressortir
psychiquement infirme. 1
Dans « Memorial for the City », Auden transpose sur le plan poétique une expérience
rappellant celle du photographe de guerre, dont il ne ressortit pas indemne. En témoigne ce
récit poignant de James Stern avec qui Auden était parti en mission en Allemagne en 1945:
At the time when I was closest to him (in both senses of that word) and he was little short of
forty, hardly a wrinkle of strain had begun to show on that face. During these months we were
continually together, under circumstances about which I was to write a book but of which Wystan in the
years to come would very rarely be persuaded to speak. He did, however, while awaiting my arrival,
write to Tania2 in May 1945:
Somewhere in Germany
The town outside which we live was ninety-two per cent destroyed in thirty minutes. You
can’t imagine what that looks like unless you see it with your own eyes. We are billeted in
the house of a Nazi who committed suicide and also poisoned his wife, children and
grandchildren. […] The work is very interesting but I’m near crying sometimes.
One morning on the Starnberger See, where we had to work en masse in a vast room and sleep en masse
in dormitories, I rose very early in order to finish in peace the writing of a long interview of the
previous day. I had hardly settled down at the typewriter when I felt the unmistakable sensation that I
was not alone. I glanced up, and there in the furthermost corner, beyond rows of empty desks and
chairs, with his back to me but his head turned, sat Wystan – his face a study of anguish fighting with
fury. I was already out of the room, I think, before realizing fully that I had disturbed him in
prayer.3
S’il s’efface, le locuteur de « Memorial for the City » ne disparaît toutefois jamais
entièrement. Comme dans les sections intitulées « The Camera Eye » de USA, il s’impose
même paradoxalement par sa discrétion.
Dans ce texte, Auden soumet au lecteur une réflexion posée comme évidente qui,
pourtant, ne va pas de soi : « There is no one to blame ». Cette déclaration, qui occupe une
1
Susan Sontag. La Photographie. Trad. Gérard-Henri et Guy Durand. Paris : Seuil, 1979, p. 51.
Tania Stern, épouse de James Stern.
3
Témoignage recueilli par Stephen Spender dans Auden : A Tribute. Op. cit., pp. 126-127.
2
231
place privilégiée en fin de strophe, tombe comme un couperet : personne n’est-il coupable de
la destruction de la cité, ou pire, cet anéantissement est-il normal, dans la logique des choses ?
La formule déstabilise parce qu’elle prend cyniquement le contrepied de la poétique de
résistance d’Auden souvent animée par un sentiment de colère et de rage face à l’injustice et à
la montée des forces du mal, symbolisées ici par le corbeau (« crow »1). Le ton péremptoire
est provocateur et laisse entendre précisément le contraire de ce qui est dit : bien sûr qu’il y a
des coupables, ou, pour le dire avec Edward Mendelson :
To the camera’s modern eye and the crow’s impersonal one – as dedolent (ungrieving, insensible,
callous) as the sea – there is no one to blame. But the moral argument of Auden’s whole career, and the
explicit argument of the later sections of this poem, is that someone is to blame. The suffering the
camera records might have been otherwise, had someone chosen otherwise.2
Auden l’affirmait déjà dans « A Walk After Dark » (1948, CP, p. 346) : « Somebody chose
their pain, / What needn’t have happened did ».
Les vers de clôture de la première section de « Memorial for the City » ne font que
confirmer le mensonge induit par l’appareil photo :
The steady eyes of the crow and the camera’s candid eye
See as honestly as they know how, but they lie.
The crime of life is not time. Even now, in this night
Among the ruins of the Post-Virgilian City
Where our past is a chaos of graves and the barbed-wire stretches ahead
Into our future till it is lost to sight,
Our grief is not Greek:
Si l’Enéide construit le mythe de Rome comme symbole de l’éternel triomphe de l’empire
romain, la cité « post-virgilienne » est marquée du sceau de la culpabilité liée à l’entrée dans
l’ère chrétienne. Dans la cité chrétienne, la destruction n’est plus associée au fatum romain ou
aux caprices et lubies de dieux furieux comme dans l’Antiquité (« Our grief is not Greek »),
elle est d’abord le propre de l’homme :
1
« Crow » : « corbeau » ou « corneille », a acquis une symbolique plutôt négative à partir du XIXème siècle et
avec la naissance de la psychanalyse. Vu en rêve, le corbeau est censé être un oiseau de mauvais augure, et les
romantiques voient surtout en lui l’oiseau qui vole au-dessus des champs de bataille pour se nourrir des
cadavres. Le texte d’Auden évoque à l’évidence cet aspect charognard qui est ici diabolisé.
2
Edward Mendelson. Later Auden. Op. cit., p. 323.
232
The experience of Christian time teaches that even the disasters [that plague the city] have
meaning because someone chose them, that they are human acts subject to judgment, that our
pain is felt as punishment, not abandonment. (As Auden noted in his contribution to a Partisan
Review symposium on “Religion and the Intellectuals” in 1950, Christianity found ingenious ways to
ignore its own lesson. With a glance at Karl Barth, he wrote of a “too easy acceptance of the Doctrine of
Original Sin” in modern religion, a conviction of absolute human helplessness which “is, of course, not
Christianity at all, but simply another variant of the pessimism we find in Homer.”)1
Aussi, la cité détruite par l’homme peut-elle être jugée par Dieu, et si sévères les châtiments
célestes soient-ils, ils témoignent en creux d’une justice divine et donc de l’avènement
possible d’une Cité juste :
Toute l’histoire du Salut est celle de l’exercice de la justice de Dieu […]. Justice qui épargne,
encourage, récompense les hommes justes, mais punit les peuples, fût-ce Israël même, ou les individus,
lorsqu’ils violent les droits d’autrui ou le droit universel de Dieu : on la nommera Colère divine. Justice
qui tient avec rigueur les promesses faites, et respecte inébranlablement les engagements de l’Alliance
pris pour l’accomplissement du plan divin : elle se fait Fidélité. Justice aussi qui, dans l’amour de Dieu
pour ses créatures d’élection bénéficiaires de son propre dessein, leur distribue gratuitement
consolations ou dons d’allégresse, et pardonne aux coupables repentis : elle devient Miséricorde. 2
Dans les tout derniers vers de « Memorial for the City » (CP, p. 596), c’est bien cette justicelà qu’attend le locuteur :
As for Metropolis, that too-great city; her delusions are not mine.
Her speeches impress me little, her statistics less; to all who dwell on
the public side of her mirrors, resentments and no peace.
At the place of my passion her photographers are gathered together;
but I shall rise again to hear her judged.
« Memorial for the City » reste tourné vers l’avenir (« I shall ») et vers la reconstruction de la
cité déchue (« Metropolis ») par le Salut et la justice divine. Ce poème de 1949, l’un des
premiers à tenter de dire l’indicible, c’est-à-dire l’anéantissement de la cité de l’après-guerre,
est encore animé d’un espoir chrétien de renouveau qui laisse poindre l’avènement d’une cité
terrestre à l’image de la Cité de Dieu. Qu’en est-il de ce jugement presque vingt ans plus
tard, en 1967? Qu’est devenue la « Metropolis » de « Memorial for the City » dans « City
Without Walls »? De toute évidence, elle n’a toujours pas été jugée, et plus personne ne
semble se soucier du verdict de Dieu.
1
2
Ibid., p. 324.
André-Marie Gérard. Dictionnaire de la Bible. Op. cit., p. 749.
233
4 Fin de partie ?
La saynète finale de « City Without Walls » court-circuite le jugement divin en
invalidant la jérémiade et la satire juvénalienne au moment même où elle les pose comme
sources d’inspiration. En effet, pour Juvénal, la satire est utile dans la mesure où elle dénonce
afin d’agir, de prendre des mesures pour redresser le déséquilibre de la cité. À la différence
d’Auden, le poète romain est aussi un acteur politique. Or dans « City Without Walls », le
poétique est tourné en dérision, réduit à un jeu inutile – « What fun and games you find it to
play / Jeremiah-cum-Juvenal » (vers 107-108). En outre, dans la Bible, le livre des
Lamentations est là pour rappeler la présence, la grandeur et la bonté de Dieu. Malgré les
dérives de l’humanité, l’homme ne perd jamais espoir :
Yavhé est bon pour qui se fie à lui,
pour l’âme qui le cherche,
il est bon d’attendre en silence
le salut de Yahvé.
« Troisième lamentation » (Lm 3 : 25)1
Voilà pourquoi notre cœur est malade,
voilà pourquoi s’obscurcissent nos yeux :
c’est que la montagne de Sion est désolée,
des chacals y rôdent !
Mais toi, Yahvé, tu demeures à jamais ;
ton trône subsiste d’âge en âge !
Pourquoi nous oublierais-tu pour toujours,
nous abandonnerais-tu jusqu’à la fin des jours ?
Fais-nous revenir à toi, Yahvé, et nous reviendrons.
Renouvelle nos jours comme autrefois,
si tu ne nous as tout à fait rejetés,
Irrité contre nous sans mesure.
« Cinquième lamentation » (Lm 5 : 17-22)2
1
2
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1232.
Ibid., p. 1238.
234
Or Dieu ne se manifeste plus dans « City Without Walls », et les prières des dernières
lamentations de Jérémie sont cyniquement réduites à un juron blasphématoire (vers 113-115) :
Thereupon, bored, a third voice:
“Go to sleep now for God’s sake!
You both will feel better by breakfast time.”
Les tercets de clôture sont baignés d’une atmosphère sombre beaucoup plus proche de
la cité apocalyptique de « Howl » 1 que de la morale juvénalienne. Les trois personnages
réunis au milieu de la nuit semblent tout droit tirés de l’univers nocturne et décadent de
Ginsberg où se rencontrent des âmes égarées et aliénées par les forces destructrices de la cité :
Thus I was thinking at three a.m.
in Mid-Manhattan till interrupted,
cut short by a sharp voice.
« City Without Walls », vers 140-106.
who wandered around and around at midnight in the railroad
yard wondering where to go, and went leaving no broken hearts,
who lit cigarettes in boxcars boxcars racketing through
snow toward lonesome farms in grandfather night,
« Howl »2
Le texte d’Auden verse dans le grotesque en rassemblant des personnages anonymes reflétant
à la fois l’élite intellectuelle et culturelle new-yorkaise par le biais de mots savants
(« Jeremiah-cum-Juvenal », « pococurante »3) et la face cachée de la cité, celle des rencontres
1
Si Ginsberg admirait Auden et le considérait à maints égards comme un mentor (on renverra sur ce point à
l’ouvrage d’Aidan Wasley, The Age of Auden. Princeton : Princeton University Press, 2011, pp. 39-48), Auden,
en retour, appréciait également la poésie de son cadet, notamment « Howl ». Voici les propos d’Auden
rapporté par son ami Charles Miller suite à une discussion animée avec Kallman à propos de Ginsberg : « Of
course Allen has contributed to literature. « Howl » does have much to say, and Allen may well grow to even
larger achievements. Give him time ». (Charles Miller. Auden: An American Friendship. Op. cit. p. 146)
2
Allen Ginsberg. Howl, Kaddish and Other Poems. Op. cit., pp. 2-3.
3
pococurante : celui qui ne se soucie de rien. Ce mot fut créé par Voltaire qui en a fait un nom propre (« On
parle, dit Candide, du seigneur Pococurante qui demeure dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez
bien les étrangers ; on prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu de chagrin.» Candide ou l’optimiste)
235
sexuelles nocturnes ou des soirées de débauche des années 1950 et 1960, où circulaient tous
types de drogues, et auxquelles Ginsberg fait abondamment allusion dans « Howl ».
La scène finale de « City Without Walls » relève également d’un théâtre aux accents
beckettiens. Comme En Attendant Godot (1952) ou Fin de partie (1957), ces vers orchestrent
un dialogue absurde menacé par le silence des points de suspension… aposiopèse tendant vers
le « zéro, […] mortibus, […] néant »1 de Fin de partie. Aux tout premiers mots d’Estragon
(« Rien à faire »), le troisième personnage surgi de nulle part de « City Without Walls »
répond : « Go to sleep for God’s sake ! ». Le monde est désaxé, et il n’y a plus rien à faire...
Les voix désincarnées disent la perte de direction et la difficulté de l’homme à trouver une
place dans la cité, et dans l’univers en général. Le locuteur a tout d’un pitre (« What fun and
games you find it to play ») ou d’un fou shakespearien, figure qu’Auden tenait en haute
estime :
Le fou est en un sens le plus intéressant de tous les personnages [du Roi Lear]. On ne peut pas vraiment
dire qu’il a une nature ou une passion. Il est un talent, sa vocation de fou, rien d’autre. Le talent ? Se
servir de l’humour comme d’une protection contre le sentiment tragique. Edgar et lui s’apparentent
à Hamlet et Thersite. Il défend les faits bruts et s’exprime par conséquent sans beauté poétique mais en
vers de mirliton, forme d’humour protecteur. […] Dans la comédie, le bouffon proteste contre la
convention, et il est non conformiste. Le fou proteste contre la violence des folies individuelles en
énonçant le cas général dans son ampleur. 2
L’humour, dans « City Without Walls », est précisément cet « humour protecteur » qui
soulage une tension extrême. Dans un essai sur le Roi Lear (« Le Roi Lear, autrement dit Fin
de partie »), Jan Kott déclare que « La tragédie est le théâtre des prêtres, le grotesque, le
théâtre des pitres. »3 Outre les personnages de la saynète finale, c’est tout l’univers de « City
Without Walls » qui est contaminé par la déformation grotesque : genre poétique
indéfinissable, mélange hybride de jérémiade et de conversation de comptoir, méditation
politique tournée en dérision et traitée sur le mode comique, etc.. Comme dans le théâtre de
1
Samuel Beckett. Fin de partie. Paris : Les Éditions de Minuit, 1957, pp. 44-46.
W.H. Auden. Shakespeare. Op. cit., p. 345.
3
Jan Kott. Shakespeare notre contemporain. Trad. Anna Posner. Paris : Payot, 1993, p. 119.
2
236
Beckett, les catégories esthétiques que sont la comédie et la tragédie coexistent dans ce poème
qui fait rire de la chute de la cité pour mieux protéger le lecteur du spectacle effroyable qui lui
est proposé.
À cet égard, « City Without Walls » voisine avec le tragi-comique shakespearien et
beckettien, genre que Patrice Pavis définit de la manière suivante :
Le genre tragi-comique répond à trois critères essentiels :
a) Les personnages appartiennent aux couches populaires et aristocratiques, effaçant ainsi la frontière
entre comédie et tragédie ;
b) L’action, sérieuse voire dramatique, ne débouche pas sur une catastrophe et le héros ne périt pas ;
c) Le style connaît « des hauts et des bas » : langage relevé et empathique de la tragédie et niveaux de
langue quotidienne ou vulgaire de la comédie.1
Malgré le spectacle désolant de décadence et d’autodestruction qu’offre le poème, aucun des
personnages ne meurt à la fin, ils vont juste se coucher en espérant que tout ira mieux le
lendemain. La langue fait alterner les registres : le solennel se mêle au démotique, voire à
l’argotique (« dirty words », vers 75), pour revivifier le poétique en mettant le grotesque
verbal à l’honneur, notamment dans des néologismes comme « Jeremiah-cum-Juvenal ». Pour
Jan Kott, « le grotesque est situé dans le monde tragique. […] L’échec du héros tragique est la
confirmation et la reconnaissance de l’absolu ; l’échec du héros grotesque, c’est l’absolu
tourné en dérision et désacralisé. […] La tragédie conduit à la catharsis ; le grotesque
n’apporte aucune consolation »2. Comme le fou du Roi Lear, le locuteur de « City Without
Walls » tient du pitre grotesque qui dit la ruine de la cité sans espoir de reconstruction.
L’absolu (l’autre de nom de la transcendance) est bien évoqué, mais sur le mode ironique du
blasphème (« for God’s sake »), non sans rappeler l’exclamation paradoxale de Hamm dans
Fin de partie : « Le salaud ! Il n’existe pas ! »3.
Nihiliste donc ? La saynète finale de « City Without Walls » a des airs de fin de partie
dans un monde où tous les repères ont éclaté et où il n’y a plus rien à attendre. Le comble,
1
Patrice Pavis. Dictionnaire du théâtre. Paris : Messidor/Éditions sociales, 1987, p. 423.
Jan Kott. Op. cit., p. 112.
3
Samuel Beckett. Fin de partie. Op. cit., p. 74.
2
237
c’est que cela fait rire. Pire, il n’y a même que ce nihilisme là qui puisse faire rire dans la cité
déchue après la diatribe juvénalienne – ou pour le dire dans les mots de Ionesco : « le
comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le
comique n’offre pas d’issue »1. Nihiliste, pourtant, Auden ne l’était pas, et l’on sait que sa
poésie, à partir des années 1940, est animée d’un regain de foi qui l’aide à traverser les
périodes les plus troubles de sa vie et de l’histoire. Où est Dieu dans « City Without Walls » ?
S’il semble absent, c’est d’une part parce que, comme dans The Age of Anxiety, les hommes
(et non le poète) ont perdu la foi et se sont éloignés du divin ; et d’autre part peut-être tout
simplement parce que Dieu lui-même a perdu la foi en l’homme :
It is generally agreed among theologians that in giving men freedom of will, freedom to reject His love
and defy His commandments, God has, in a sense, chosen to limit His omnipotence. But unless, at the
same time, He has chosen to limit His omniscience, the Calvinist doctrine of predestination is an
inevitable conclusion. May it not be that, just as we have to have faith in Him, God has to have faith in
us and, considering the history of the human race so far, may it not be that “faith” is even more
difficult for Him than it is for us? (CW, p. 173)
Que devient alors la cité lorsque Dieu a perdu la foi en l’homme ? Quelles sont les nouvelles
forces qui la régissent quand Dieu a décidé de s’absenter ?
1
Cité par Jan Kott. Op. cit., p. 113.
238
CHAPITRE V : La cité hors la loi
“A key to the street each convict has,
but the Asphalt Lands are lawless marches
where gangs clash and cops turn
robber-barons: reckless he
who walks after dark in that wilderness.
« City Without Walls »
Les termes choisis par Auden dans la quatrième strophe de « City Without Walls »
pour tenter de dire l’état de la cité abandonnée par Dieu sont ambigus. On pourrait penser que
la « cité sans murs » donne à voir le spectacle d’un retour à l’état de nature, l’homme « hors la
loi » (« without laws ») retrouvant son instinct animal dans un espace vierge non domestiqué
(« Unbounded », vers 3 ; « unpolicied spaces », vers 4). Ceci, toutefois, impliquerait le terme
géographique de « marshes » et non celui, militaire – et donc relié à l’humain –, de
« marches ». À une consonne près, Auden aurait pu faire basculer la cité déchue dans le
monde animal. Mais le texte résiste, dans sa littéralité même, et la différence entre « lawless
marshes » et « lawless marches » est lourde de signification. En effet, l’état de nature en soi
importait peu à Auden, et ses réflexions sur la nature sont toujours recentrées sur la cité dans
une perspective anthropocentrique. Dans la poésie d’Auden, dire la nature, c’est toujours, en
creux, déplorer la perte de la cité. Nous nous attacherons, dans ce chapitre, à cerner ce
qu’Auden entendait par « état de nature » pour mesurer ensuite la portée du choix de
l’expression « lawless marches ».
239
I Un retour à l’état de nature ?
1 De Natura Rerum
La pensée de Hannah Arendt – et notamment les concepts de « monde », de « nature »
et de « cité » tels qu’ils sont posés dans Condition de l’homme moderne (1958) – rejoint en
plusieurs points celle d’Auden qui admirait la philosophe dont les essais répondaient à
nombre de questions qu’il s’était déjà posées et qu’il avait exprimées sous diverses formes
dans sa poésie. Voici comment Richard Davenport-Hines résume la relation complice qui se
tissa entre eux :
They never were intimate friends, but she saw much of him after 1958. In the following year he
reviewed Arendt’s The Human Condition for Spender’s magazine Encounter. ‘Every now and then,’
he announced, ‘I come across a book that gives me the impression of having been especially
written for me. […] It seems to answer precisely those questions which I have been putting to
myself.’ He wrote to her and telephoned about the book, and tried to initiate a friendship by inviting her
to his birthday party in February 1960. He afterwards often visited the apartment where she lived with
Heinrich Blücher, ‘talking and staying so long that a dinner invitation was usually extended’. She
visited his place only once, ‘for a dinner party to which T.S. Eliot and an odd assortment of Auden’s
young friends had come’; but she ‘mothered him – once taking him off to Saks and forcing him to buy a
second suit’. She admired him deeply, thought him capable of many forms of perfection, but came to
regard his life as, in many ways, abysmal. 1
En un sens, « City Without Walls » synthétise les réflexions sur la distinction entre cité et
nature menées dans plusieurs poèmes précédents et rend hommage à la philosophie de
Hannah Arendt en orchestrant poétiquement un débat alimenté par les grands concepts
développés dans Condition de l’homme moderne.
Pour Hannah Arendt, il n’y a que les hommes qui aient un monde. La philosophe
opère une distinction cruciale entre « le monde » d’une part et « la nature », ou « la terre »,
d’autre part. La nature abrite et perpétue la vie. Sa finalité est « le processus vital ». Pour
rendre compte du processus biologique inhérent à la nature, Hannah Arendt emprunte à la
1
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 325.
240
physiologie le concept de « métabolisme » désignant la propriété, commune à tous les vivants,
de prélever dans leur environnement et d’intégrer à leur organisme de quoi maintenir leur
vitalité. Aussi toute la nature est-elle vue comme un vaste processus d’assimilation
métabolique. Elle use tout ce qu’elle produit pour prolonger indéfiniment le cycle vital. Elle
ne conserve rien, n’a pas de passé et le présent s’y abîme dans la continuité du processus 1. On
reprendra la définition qu’elle donne du travail naturel, inspirée de celle de Marx :
Quand Marx définissait le travail comme le « métabolisme de l’homme avec la nature », processus dans
lequel « le matériau de la nature est adapté par un changement de forme aux besoins de l’homme », de
sorte que « le travail s’est incorporé à son sujet », il indiquait clairement qu’il « parlait
physiologiquement » et que travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la
vie biologique. Ce cycle a besoin d’être entretenu par consommation, et l’activité qui fournit les moyens
de consommation, c’est l’activité de travail. Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé
presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital,
produit – ou plutôt reproduit – une nouvelle « force de travail » nécessaire à l’entretien du corps. Du
point de vue des exigences du processus vital, de la « nécessité de subsister », comme disait Locke, le
travail et la consommation se suivent de si près qu’ils constituent presque un seul et même mouvement
qui, à peine terminé, doit se recommencer.2
Ces remarques sur les cycles vitaux corroborent et complètent la conception qu’avait Auden
de la nature, sous-entendue par paronomase (« lawless marshes »)
dans « City Without
Walls », et exprimée dès les années 1930 sur le mode de la tautologie :
L’animal vit sa propre nature, et cette adhésion de soi à soi se répète à l’infini : « birds who chirp / Not
for effect but because chirping / Is the thing to do » (« Homage to Clio », CP, p. 610). C’est en vertu de
cette innocence que « Bird Language » (CP, p. 780) associe le chant de l’oiseau à la « joie », en tant que
plénitude non problématique, état qui a pour nom « tautologie », état fascinant pour un poète, pris
dans le vertige de l’indéfinissable identité. Le premier sonnet de « In Time of War » (CP, p. 183), qui
introduit sommairement l’image de l’abeille, offre un autre point de vue sur cette question : « Bee took
the politics that make a hive, / Fish swam as fish, peach settled into peach ». Auden reprend ici le thème
valéryen et rilkéen de la perfection de l’insecte ou du fruit, qui sont sans intention, sans existence. Seule
la tautologie (« peach settled into peach ») peut rendre compte de l’être des créatures naturelles,
ce qu’Auden exprime également dans le jeu de mots dickinsonien du troisième vers : l’abeille
(« bee ») adhère totalement à son lieu (« hive ») car son être (be) et son avoir (have) se confondent.
La nature, de plus, se situe hors de toute dynamique historique : il n’y a pas d’événement dans son
monde, mais simplement des retours attendus et cycliques, « For nothing can happen to birds that has
not / happened before : we though are beasts with a sense of / real occasions, of beginnings and
endings » (« Lines to Dr Walter Birk », CP, p. 770).3
1
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne (chap. III). Op. cit., pp. 180-190.
Ibid., pp. 145-146.
3
Pascal Aquien. W.H. Auden : de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., p. 120.
2
241
En outre, la distinction première entre l’humain et l’animal est liée au fait que l’homme est un
être de langage, et qu’il est conscient de ses actes et de ses pensées, alors que la nature est
dans l’inconscience : « No chimpanzee / Thinks it thinks » (AA, p. 7).
Par ailleurs, le poète – être de langage s’il en est –, se trouve d’emblée confronté à un
paradoxe dès lors qu’il tente de dire la nature puisqu’il n’a d’autres moyens que les mots pour
ce faire. Dire la nature, c’est relever un défi impossible car il s’agit de mettre en mots ce qui
échappe, par essence, au langage et à l’humain. Comme le note Rainer Emig, face à cette
aporie, Auden fait le choix d’une esthétisation de la nature privilégiant une approche
anthropocentrique :
Auden’s aversion to Romantic idealism, especially the Shelleyan mingling of spiritual
sublimation and political radicalism, is well documented. His nature images also reject Romantic
models. For the Romantics, nature provided an imaginary framework enabling the self to overcome
alienation. ‘Nature’ bridged the gap between childhood and adulthood as a quasi-religious power
enabling the self to enter a higher plane than that of a mundane reality where actual, physical nature was
increasingly sacrificed to the Industrial Revolution. In Auden, images of nature are always manmade constructs.1
Rainer Emig, toutefois, ne précise pas que cette dynamique est très souvent rattachée à un
contexte urbain dans la poésie d’Auden qui évoque volontiers la nature là où l’on ne s’y
attend pas, au hasard d’une promenade citadine ou au détour d’une rue perdue dans le dédale
de la mégalopole.
2 Perspectives anthropocentriques
L’un des premiers poèmes à s’inscrire dans une perspective anthropocentrique est
« 1929 » (CP, p. 45), dont voici les premiers vers :
1
Rainer Emig. « Auden and Ecology ». The Cambridge Companion to W.H. Auden. Cambridge: Cambridge
University Press, 2004, p. 212.
242
It was Easter as I walked in the public gardens,
Hearing the frogs exhaling from the pond,
Watching traffic of magnificent cloud
Moving without anxiety on open sky –
Season when lovers and writers find
An altering speech for altering things,
An emphasis on new names, on the arm
A fresh hand with fresh power.
But thinking so I came at once
Where solitary man sat weeping on a bench,
Hanging his head down, with his mouth distorted
Helpless and ugly as an embryo chicken.
Plusieurs images évoquent les topoï de la nature telle que la concevaient certains poètes
romantiques. On retrouve, par exemple, la figure du promeneur solitaire absorbé par la beauté
des forces terrestres qui, à la différence de l’homme, se contentent d’être, dans un état libéré
du poids de la chute et de la culpabilité – « traffic of magnificent cloud / Moving without
anxiety on the open sky ». L’odeur et le chant peu envoûtants des grenouilles dans leur mare
(« Hearing the frogs exhaling from the pond ») introduisent toutefois une note discordante qui
brise, non sans humour, l’idéal de l’ermite (« solitary man »). Ainsi, Auden annonce, dès
1929, qu’il ne sera pas le nouveau chantre de la nature, mais bien un poète de la cité.
Le cadre urbain est clairement mis en relief en position de choix à la fin du premier
vers : le sujet de la nature est abordé depuis un jardin public de centre-ville – « in the public
gardens ». Le terme de « traffic », essentiellement utilisé dans un contexte citadin, annonce
que le poème traitera avant tout de l’humain (« lovers and writers », « altering speech »,
« new names »), en accord avec les remarques du poète à propos de l’œuvre de Robert
Frost (1936, PI, pp. 137-138):
The term « Nature poetry » could not have been used as a critical label before the development
of an industrial economy, that is to say, before the social life of the town and that of the country had
become so specialized and so divergent in their interests as to seem separate fields of experience.
Before such a point is reached, there may be other divisions – there may be poetry by the
learned, and popular poetry, the court poet and the ballad vendor – but not between the town and the
country. There is no lack of reference in Homer or Dante or Shakespeare to natural objects and
natural scenery, but these are not introduced as something special, but as a proper background to
normal human activities. Man is naturally anthropocentric and interested in his kind and in
things or animals only in so far as they contribute to his life and sustain him; he does not interest
himself in things to the exclusion of people till his relations with the latter have become difficult or have
broken down.
243
Nature poetry is a sign of social specialization and social strain:
The world is too much with us, late and soon
Getting and spending we lay waste our powers
If men were as much men as lizards are lizards
They’d be worth looking at.
À l’instar de Robert Frost, lorsqu’Auden évoque la nature, ce n’est que pour mieux dépeindre
l’activité humaine et la façon dont l’homme, observé au cœur de la cité (« as I walked in the
public gardens »), s’est détourné de sa nature dont il est devenu indigne (« If men were as
much men as lizards are lizards / They’d be worth looking at », dit Frost), dans un monde qui
l’a changé en monstre : « with his mouth distorted / Helpless and ugly as an embryo
chicken ». « 1929 » bouleverse les codes de l’écriture de la ville pour mettre en scène le
surgissement d’une vision « monstrueuse » (au sens étymologique de « mostrare » : la bête de
foire que l’on « montre » sur la place publique), retardée à la fin de la première strophe, dans
une apposition introduite sans virgule dans la tension d’un enjambement.
En cela, dans la lignée de Baudelaire, Auden se pose en poète de la cité déchue, et les
remarques de Karlheinz Stierle à propos des poèmes sur Paris dans les Fleurs du Mal
pourraient s’appliquer à l’incipit de « 1929 » :
La nature aussi, que Baudelaire célèbre, est nature en tant qu’expérience, contenu de conscience
du citadin. Le lecteur, auquel s’adresse fraternellement le poète au début des Fleurs du mal, est marqué
comme lui par l’héroïsme de la vie moderne. Il est sous le signe de l’allégorie d’une fin des temps qui
s’imprime dans tous les phénomènes de la ville moderne de Paris.1
Afin d’introduire une correspondance entre « 1929 » et les « Tableaux parisiens », on
reprendra les commentaires de Stierle sur le titre choisi par Baudelaire :
Le titre « Tableaux parisiens » sous lequel Baudelaire regroupe ses poèmes sur la grande ville, et qui en
fait ressortir la pleine signification – centrale pour les Fleurs du mal –, a une valeur programmatique. Le
titre lui-même renvoie au genre de la description simple et sans artifice de la ville dans ses
manifestations les plus modernes. Le tableau de Paris rend le moment fugitif de la présence actuelle
dans cette ville qui engendre par excellence de l’actualité. […] Dans la forme littéraire
rudimentaire qui naît de l’actualité de la grande ville réside la chance d’une nouvelle poésie qui
prélève sur le fugitif ce que la configuration de l’œuvre peut avoir de durable et qui, en même
1
Karlheinz Stierle. La Capitale des signes, Paris et son discours. [1993] Traduit de l’allemand par Marianne
Rocher-Jacquin. Paris : Fondation Maison des sciences de l’homme, 2001, pp. 447-448.
244
temps, montre ce qui, dans le fugitif du moment historique le plus actuel, est durable dans la condition
humaine et ne fait que se détacher de plus en plus nettement. 1
À la suite de celui des « Tableaux parisiens », le flâneur de « 1929 » s’aventure au cœur d’une
ville « simple et sans artifice ». Comme beaucoup de citadins au printemps (« It was Easter »),
il profite des jardins publics lors d’une journée banale de 1929, comme l’indique le titre. Il
souffle toutefois sur ce poème un vent de liberté associé aux nouveaux plaisirs qu’offre
Berlin2, et John Fuller rapproche la mare et les grenouilles du mythe de Narcisse, lié, chez
Auden, à l’expression de l’homosexualité 3 . L’anonymat (« lovers and writers ») permet au
jeune homme fraîchement débarqué (« a fresh hand ») de multiplier les rencontres sexuelles
(« A fresh hand with fresh power ») à une saison où la nature en éveil – à l’exemple des
1
Karlheinz Stierle. Op. cit., p. 451.
Le tableau urbain servant de toile de fond à « 1929 » évoque la ville de Berlin où Auden séjourna, en
compagnie, entre autres, de Christopher Isherwood, non seulement pour s’imprégner de la culture berlinoise,
mais également pour vivre son homosexualité dans un contexte où il se sentait beaucoup plus libre qu’en
Angleterre. On reprendra, pour mieux cerner l’atmosphère dans laquelle baignait Berlin à la fin des années
1920, les remarques de Samuel Hynes dans The Auden Generation (op. cit., p. 177) :
2
Why Berlin ? Because for Isherwood and his friends Berlin meant liberation. ‘One of my chief motives
for wanting to visit Berlin,’ Isherwood later wrote, ‘was that an elderly relative had warned me against
it, saying that it was the vilest place since Sodom.’ And certainly it seemed to have some customs in
common with Sodom: in the last years of the Weimar Republic there were said to be 132 homosexual
cafés in Berlin, all registered with the police. But Berlin offered more than sexual freedom: to be
intimate with Germans was to cast off the emotions and rhetoric of the First World War, and so to
reject childhood and become free and adult. And once the young English writers were there, they
discovered that Berlin also offered a contemporary literature, and particularly drama, that was at once
avant-garde and highly political, as England’s was not.
3
[Auden] had something of a habit of writing Easter Day poems. Since he needs here to suggest a mysterious
interrelationship of various cycles of change – personal, bodily, social and psychological – it is small wonder
that the Resurrection finds a place. The poem’s opening and closing paragraphs focus simultaneously on two
myths that provide a sexual and spiritual framework for the poem: the death of Jesus and the death of
Narcissus.
For Auden, the latter had become a convenient shorthand for the impasse whereby in the process of
inescapable identification with the mother the homosexual falls in love with images of himself. At Oxford he
had attempted to exorcise his love for the heterosexual William McElwee with the poem ‘Narcissus’ (July
1927), which identified the love object with the poet’s image in the pool (‘my sterilized left-handed lover’), the
pool itself representing the barrier between them, primarily a barrier of the will. […] Continuing to feel that
‘homosexuality is an unnecessary form of narcissism, an attempt to complete oneself’ (1929 journal), Auden
gave his new poem a similar setting to ‘Narcissus’, with its abject grief and solitariness and its frogs exhaling
from a pond. (John Fuller. W.H. Auden : A Commentary. Op. cit., pp. 60-61)
245
grenouilles poussant de longs gémissements (« the frogs exhaling ») – est propice à des
ravissements « fugitifs » exprimés dans des sous-entendus obscènes (« I came at once »)1.
Le cadre, cependant, n’a rien d’extraordinaire, et comme dans les « Tableaux
parisiens », l’apparition du personnage solitaire éploré (« solitary man sat weeping ») est
introduite dans un lieu quelconque. Ce spectacle inattendu rappelle les images choc
caractéristiques de la poésie de Baudelaire :
Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant.
[…]
Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,
M’apparut.
« Les Sept Vieillards » (1859)2
Là s’étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
[…]
« Le Cygne » (1860)3
But thinking so I came at once
Where solitary man sat weeping on a bench,
Hanging his head down, with his mouth distorted
Helpless and ugly as an embryo chicken.
« 1929 », CP, p. 45.
1
Dans Lions and Shadows, Christopher Isherwood cite Auden évoquant avec autodérision son appétit sexuel de
cette époque : « Insufficient weaning… I must have something to suck » (Lions and Shadows. Op. cit., p. 193).
2
Charles Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Op. cit., p. 144.
3
Ibid., p. 141.
246
Ces trois extraits sont autant d’instantanés, tour à tour sublimes et grotesques, évoquant
l’esthétique des caricatures de Hogarth ou Goya. L’apparition – spectre ou fantôme –, est
monstrueuse en ce qu’elle oscille entre les catégories (humain / animal ; comique / sordide), et
parce qu’elle est en soi un écart par rapport à tout ce qui est familier. C’est une réalité au sein
de laquelle les différences catégorielles, qui seules peuvent garantir une réalité, n’ont plus
cours. Le locuteur et le lecteur voient s’effondrer toutes les frontières stabilisatrices. En effet,
la situation comique (le vieillard en guenilles jaunes, le cygne égaré en plein Paris, le citoyen
comparé à un embryon de poulet) déclenche un rire qui ne tarde pas à se figer en une vision
terrifiante où la détresse se mêle à la souffrance : « Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant
le bec » ; « his mouth distorted / Helpless and ugly ». À la suite du vieillard et du cygne, le
personnage « aussi laid qu’embryon de poulet » offre une pantomime, perçue dans
l’exagération cinglante d’un regard habitué à la caricature grotesque. Chez Auden, comme
chez Baudelaire, la vision devient une expérience sidérante car le sublime et le ridicule
s’allient si intimement en elle qu’elle ne peut être ni évacuée du côté du ridicule ni dissoute
dans le sublime – « Ridicule et sublime » dit Baudelaire dans « Le Cygne » (vers 53). La
mémoire (« So I remember », vers 13) fixe alors l’image dans l’exactitude outrancière de la
scène monstrueuse.
Par ailleurs, comme le note Stierle, le locuteur est « ce passant de la grande ville à qui
se donnent à voir les phénomènes et qui leur répond avec le calme et la curiosité du regard
philosophique. »1 Le « je » lyrique flâneur, point de fuite des saynètes dépeintes, est sous la
tension psychique d’une excitabilité permanente qui, sous le coup du choc, se décharge de
façon convulsive (« I came at once »). La brutalité de l’apparition impose un travail psychique
qui ne cesse qu’après s’être objectivé dans la figure poétique. Les adverbes de temps et de lieu
– « tout à coup », « Là », « at once » – marquent l’irruption soudaine du totalement autre dans
1
Karlheinz Stierle. Op. cit., p. 511.
247
le monde de la quotidienneté familière. Paradoxalement, ils font éclater les repères spatiotemporels de la cité pour introduire une nouvelle approche de son essence :
L’essence de la ville réside dans une double destination : être le lieu d’une immense foule et le lieu de
rêves solitaires, le lieu de la présence aiguë du réel et de la perte de la réalité. Il peut arriver à tout
moment que, dans l’altérité immémoriale, les fantasmes de l’intérieur prennent corps et se
manifestent avec la violence d’un choc. En plein jour, le plus lointain, le plus impensable prend
soudain, dans la ville, la figure réelle de la proximité. La ville est le lieu absolu où s’abolissent les
frontières, où proximité et lointain se rejoignent en une coprésence imaginaire, où les images
intérieures de la solitude se dressent soudain devant le passant comme les silhouettes d’une
présence immémoriale.1
Ainsi, le personnage d’Auden a des affinités avec les spectres de Baudelaire. Embryon
de poulet, forme difforme (« distorted »), il relève de la caricature du cygne poussée à son
comble. Il est l’antithèse du cygne de Rilke, symbole mystérieux de grâce poétique, idéal de
beauté vivante et source de métaphores renouvelant les topoï de la poésie amoureuse :
Un cygne avance sur l’eau
Tout entouré de lui-même,
Comme un glissant tableau ;
Ainsi à certains instants
Un être que l’on aime
Est tout un espace mouvant.2
On peut aussi voir en l’image de l’embryon de poulet une version dégradée, avortée, des
cygnes sauvages de Yeats dans « The Wild Swans at Coole »3 (1917) :
I have looked upon those brilliant creatures,
And now my heart is sore.
All’s changed since I, hearing at twilight,
The first time on this shore,
The bell-beat of their wings above my head,
Trod with a lighter tread.
Unwearied still, lover by lover,
They paddle in the cold
Companionable streams or climb the air;
Their hearts have not grown old;
Passion or conquest, wander where they will,
Attend upon them still.
But now they drift on the still water,
Mysterious, beautiful;
[…]
1
Ibid., p. 508.
http://lecygne.free.fr/Art52.html
3
W.B. Yeats. The Poems. Op. cit., p. 180.
2
248
Défi au temps et à la mort, les cygnes de Yeats sont la métaphore d’une énergie vitale
extraordinaire. Introduits dans un système de correspondances éternelles qui voient se refléter
dans l’eau les battements d’ailes orientés vers le ciel, ils incarnent la force et la beauté. À
l’opposé, le cygne de Baudelaire et l’embryon de poulet d’Auden sont des symboles de déclin
et d’échec1.
On remarquera néanmoins que l’image de l’embryon porte en elle la possibilité d’un
renouveau. Comme le cygne de Baudelaire, elle annonce discrètement la renaissance d’un
sujet égaré (« évadé de sa cage » ; « weeping on a bench ») qui, tel un embryon, pourrait
toutefois se développer et retrouver sa voie. Symboles d’un monde en latence, le cygne des
« Tableaux parisiens » et l’embryon de poulet de « 1929 » incarnent donc aussi une forme
inédite de l’expérience de l’exil, celle-là même que fait le « je » avec la ville contemporaine.
Comme le souligne Stierle, « l’expérience de l’exil est tout simplement l’expérience d’une vie
dans un monde étranger, où les images du pays natal reviennent devant l’œil du souvenir » :
So I remember all of those whose death
Is necessary condition of the season’s putting forth,
Who, sorry in this time, look only back
To Christmas intimacy, a winter dialogue
Fading in silence, leaving them in tears.
And recent particulars come to mind;
« 1929 », vers 13-18.
Comme un éclair soudain, le surgissement de l’embryon de poulet ou du cygne « en exil »2
rappelle (« So I remember », « recent particulars come to mind »), dans la violence du choc,
l’exil essentiel de l’homme et de l’humanité : « solitary man » (vers 10), dit Auden, en
choisissant de ne pas utiliser d’article indéfini pour donner à son personnage une dimension
1
Voici ce que note John Fuller à propos de cette image énigmatique : « the phrase ‘like an embryo chicken’ was
used in the 1929 journal about John Layard after he had shot himself in the face, and it is Layard’s analysis of
his own failure that is referred to » (W.H. Auden: A Commentary. Op. cit., p. 61).
2
« Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, / Comme les exilés, ridicule et sublime,[…] » (« Le
Cygne », vers 34-35)
249
allégorique – « Everyman ». Dans l’analyse pascalienne de l’existence, l’expérience de
l’étranger et de l’égarement devient une expérience anthropologique fondamentale :
L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le
pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables. 1
Dans « 1929 », lorsqu’Auden s’essaye à dire la nature en convoquant un bestiaire personnel,
composé de grenouilles en rut et autres embryons de poulet, ce n’est donc que pour mieux
recentrer le poème sur l’égarement de l’homme au cœur de la cité. Le poète renoue avec les
symbolistes pour dire, à travers des images à caractère anthropomorphique, la perte et la
détresse de l’homme.
3 Du symbolique au réel
Dans plusieurs autres poèmes, Auden fait le choix de la personnification et de
l’allégorisation pour s’employer à dire la nature. Par exemple, dans « Venus Will Now Say a
Few Words » (1929, CP, p. 43) la nature apparaît sous la forme de la déesse Vénus pour
rappeler à l’homme, et plus précisément à l’amant fougueux (« Making the most of firelight,
of hours of fuss ») l’aspect éphémère des plaisirs de la jeunesse. Auden ravive le topos de la
vanité sur le mode de l’apostrophe pour dire la mortalité de l’homme et le caractère transitoire
de la culture humaine toujours vouée à l’extinction :
You in the town now call the exile fool
That writes home once a year as last leaves fall,
Think – Romans had a language in their day
And ordered roads with it, but it had to die:
Your culture can but leave […]
À nouveau, le thème de la nature sert de prétexte pour dire l’exil de l’homme au cœur de la
cité qu’il a pourtant construite : « You in the town now call the exile fool ». Ces vers
1
Blaise Pascal. Pensées. Article VII « La Morale et la doctrine » (427). Op. cit., p. 177.
250
réunissent deux forces contradictoires qui résistent l’une à l’autre : d’une part le cycle de la
nature, rythmé par l’éternel retour des saisons (« once a year as last leaves fall ») ; et d’autre
part, celui du progrès de l’humanité, incarné par l’image de la ville (« You in the town ») et
par la domestication de la nature (« ordered roads »). Auden recoupe les deux paradigmes au
point de les confondre en utilisant des structures synonymiques interchangeables : pour dire le
cycle des saisons, il emploie paradoxalement le champ lexical de la mort et de la chute (« as
the last leaves fall »), celui-là même qu’il reprend pour exprimer la perte de l’humanité (« it
had to die »). En outre, le chiasme (« leaves […] but / but leave ») renforce l’idée de
confusion, comme si nature et culture, toutes deux prises dans un cycle infernal soutenu par
les nombreux échos (répétition de « you/your », « had » ; assonances en [ai] assimilant
l’écriture (« writes ») à l’exil (« exile ») et la mort (« die ») ; saturation de consonances en [t]
et [d]), étaient in fine animées d’une seule et même force destructrice. Le poète se cache sous
le masque de Vénus pour tenter de tenir à distance, par la maîtrise du langage, cette force
dévastatrice qui pourtant donne également un nouveau souffle à sa poésie.
Composé plus de vingt ans après « Venus Will Now Say a Few Words », « Ode to
Gaea » (1954, CP, p. 553) est à maints égards le point d’aboutissement de la réflexion
d’Auden sur l’écriture de la nature dans ses rapports avec l’humain et la cité des hommes. Les
deux premières strophes donnent un exemple accompli de la dynamique anthropocentrique à
l’œuvre dans la poésie d’Auden :
From this new culture of the air we finally see,
far-shining in excellence, what our Mother, the
nicest daughter of Chaos, would
admire could she look in a glass,
and what, in her eyes, is natural: it is the old
grand style of gesture we watch as, heavy with cold,
the top-waters of all her
northern seas take their vernal plunge,
251
Le paysage proposé est d’emblée sur-esthétisé. Les premiers mots posent un cadre bien défini
et rattaché à la sphère de la cité par le terme même de « culture ». Le point de vue sera
assurément urbain et culturel : celui d’un passager installé dans un avion, voire, plus tard,
dans une navette spatiale 1 , observant le paysage depuis un hublot. Il invite le lecteur à
imaginer une vision globalisante en plongée du globe terrestre. Si la perspective en grand
angle est nouvelle car associée à l’avancée des transports aériens devenus accessibles au
grand public dans les années 1950, le procédé, qui vise à isoler une partie de l’espace par le
biais d’un cadre (dont l’équivalent linguistique est la préposition de lieu « from » guidant le
regard du spectateur), ne fait que renouer avec la tradition picturale du paysage. La démarche
du poète s’apparente à ce qu’Alain Roger nomme, à la suite de Montaigne, le processus
d’« artialisation ». À travers cette notion, le philosophe français explore les mécanismes
artistiques par lesquels le pays se transforme en paysage. Il distingue deux manières
d’« artialiser » la nature : soit directement, par le travail des jardiniers et paysagistes qui
cultivent la nature selon des modèles artistiques (il parle alors d’ « artialisation in situ ») ; soit
indirectement, comme le fait le locuteur dans « Ode to Gaea », à distance, par l’intermédiaire
de nos regards imprégnés de modèles artistiques (« artialisation in visu ») :
Notre regard, même quand nous le croyons pauvre, est riche, et comme saturé d’une profusion de
modèles latents, insoupçonnés : picturaux, littéraires, cinématographiques, télévisuels, publicitaires,
etc., qui œuvrent en silence pour, à chaque instant, modeler notre expérience, perceptive ou non. Nous
sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout
ce qui, en nous, provient de l’art. 2
« Ode to Gaea » propose un bel exemple de saturation de modèles esthétiques latents, et ce
dès le titre qui renvoie à l’évidence à l’ode horatienne dont voici une définition :
Horatian ode: Named for the Roman poet Horace, an ode that is usually composed of equal-length
stanzas having the same rhyme scheme and meter. The term Horatian is sometimes also applied to
writing with a “Horatian” – that is, meditative, quiet, and informal – tone like that found in Horace’s
odes.3
1
Comme souvent, le poète anticipe d’une dizaine d’années les progrès scientifiques qui permettront les
premiers vols spatiaux dès 1966 et le premier pas sur la Lune le 21 juillet 1969, auxquels Auden fait allusion
dans « Moon Landing » (1969, CP, p. 843).
2
Alain Roger, Alain. Court traité du paysage. Paris : Gallimard, 1997, p. 15.
3
The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms. Op. cit., pp. 158-159.
252
Le genre même de l’ode est en contradiction avec le thème de la nature au sens où, à la
différence du vers libre, par exemple, il renvoie à une forme prosodique extrêmement
travaillée. Pour Nietzsche, l’ode horatienne est la quintessence de l’art poétique :
Jusqu’à présent, je n’ai trouvé dans aucun poète ravissement artistique comparable à celui que me donna
d’emblée une ode d’Horace. Dans certaines langues, il est même impossible de vouloir ce qui, là, est
obtenu. Cette mosaïque de mots, où chaque mot, par sa sonorité, sa place, sa signification, rayonne sa
force, à droite, à gauche et sur l’ensemble, ce minimum de signes, en étendue et en nombre, atteignant à
ce point à un maximum dans l’énergie des signes – tout cela est romain, et, si l’on veut m’en croire,
aristocratique par excellence. Tout le reste de la poésie paraît en comparaison vulgaire – simple
sentimentalité bavarde … 1
Aussi, le titre du poème d’Auden pose-t-il un horizon d’attente des plus codés, et le lecteur
d’espérer un tour de force poétique qui fasse entrer le poème dans la cité des arts, dans le
sillage des odes latines.
Le titre annonce une esthétique romaine, voire néo-classique, dont l’équivalent
pictural est le Grand Genre (« it is the old / grand style of gesture we watch ») qui recouvre
les domaines les plus nobles de la peinture : la peinture d’histoire, religieuse, ou
mythologique. Ces références implicites écartent tout traitement romantique de la nature pour
donner lieu à une méditation d’ordre politique sur l’évolution de la planète. Pour aborder son
sujet, le poète emprunte à la mythologie grecque la déesse Gaia 2 qu’il humanise et allégorise
(« Mother »), … avant d’imaginer la scène improbable et comique de la belle en train de
s’admirer narcissiquement dans son miroir (« would / admire could she look in a glass »). Le
poème bascule alors dans l’héroï-comique, la figure mythique étudiée ayant également un air
de ressemblance avec la reine, méchante et jalouse, qui interroge son miroir dans BlancheNeige, le conte des frères Grimm de 1812, et son adaptation cinématographique de 1937,
Blanche-Neige et les sept nains. Auden porte ici à son paroxysme l’« artialisation » du
paysage qu’offre la Terre vue du ciel en multipliant les repères esthétiques, pour finir par
1
Friedrich Nietzsche. Le Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau. Op. cit., p. 144.
Dans la mythologie grecque, Gaia est une déesse primordiale ou « Déesse Mère ». Elle est l’ancêtre
maternelle des races divines, mais enfante aussi de nombreuses créatures. Elle est largement évoquée dans la
Théogonie d’Hésiode. Chez les Latins, on trouve l’équivalent en Terra Mater.
2
253
perdre de vue son sujet. La sur-esthétisation brouille la vision et rend toute approche objective
de la nature impossible.
Quel est le thème du poème : la Terre, ses représentations mythologiques, l’art de la
représentation ? La question reste ouverte, et le poète lui-même, dans un tour de passe-passe,
d’y répondre par une autre question implicite qu’il s’ingénie à intégrer dès l’incipit comme
pour se jouer du lecteur – « what, in her eyes, is natural » ? La typographie de chaque strophe
trahit visuellement l’esthétique complexe qui caractérise le poème. Les deux premiers
décasyllabes forment un bloc solidement placé contre la marge de gauche et clairement
inspiré du pentamètre iambique shakespearien. Puis le troisième vers rompt l’effet de
régularité et par la réduction du nombre de pieds (hexasyllabe) et par l’alinéa qui le projette
soudain vers la droite. Enfin, le dernier vers est recentré sur la gauche, sans toutefois
reprendre la même position que les deux premiers. La ligne crénelée qui se dessine sur la
gauche de la page est à l’image du reflet que renvoie la Terre vue d’en haut : tour à tour
rassurante car ancrée dans la marge et dans le connu, et fuyante, sans cesse en mouvement.
Analogue à la forme de l’anneau de Möbius, toujours identique à lui-même, et pourtant
incernable dans sa globalité, la forme de l’ode illustre l’impasse dans laquelle se trouve tout
artiste lorsqu’il s’agit de dire l’essence de la nature (CP, p. 553) :
Now that we know how she looks, she seems more mysterious
than when, in her partibus infidelibus,
we painted sizzling dragons
and wizards reading upside down,
[…]
On proposera un commentaire inspiré du concept de « spécularité » tel que l’entend
Lacan pour éclairer ces vers. La « spécularité » renvoie à « la propriété des objets communs
de posséder, à l’instar du corps propre, une image en miroir inversée par symétrie et pouvant
254
de ce fait en être distinguée »1. Plus particulièrement, il s’agit de la propriété de la partie du
corps propre qui investit de libido son image spéculaire, par opposition à la partie qui ne s’y
investit pas, l’objet a, non spéculaire, marquant cette image d’un manque qui en fait
généralement la brillance et le prix. Le terme spéculaire est d’abord appliqué à l’image du
personnage dans le miroir, à savoir dans notre poème le reflet de Gaia (« could she look in a
glass »). Cette forme ou moi idéal n’est donnée au sujet « que comme Gestalt, c’est-à-dire
dans une extériorité où […] elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige »2. Lacan fait
valoir la dimension de leurre spatial de cette image (« Now that we know how she looks, she
seems more mysterious ») ainsi que sa puissance aliénante. La fonction de méconnaissance
que Lacan attribue au moi (« she seems more mysterious », « what, in her eyes, is
natural [?] ») est attachée à cette condition d’aliénation primordiale à l’image spéculaire.
C’est au cours du Séminaire de 1959-1960, Le Désir et son interprétation, que Lacan en vient,
avec l’intervention de l’objet a, à distinguer de cet imaginaire spéculaire un imaginaire non
spéculaire propre au fantasme inconscient. Pour Lacan, l’objet a, cause véritable du désir,
n’est aucunement réductible aux objets de la connaissance 3 , il échappe aux lois de
l’esthétique :
Au départ la prégnance de l’image spéculaire, démontrée par le stade du miroir, semble en faire l’objet
du désir. D’ailleurs, dans la formule du fantasme, Lacan, par la lettre a, désigne d’abord cette image
fascinante. Cependant, très vite, a viendra supporter non plus cette image elle-même mais la cause
inaperçue qui la rend désirable, la présence d’un manque dans cette image. L’objet qui doit
manquer à l’image spéculaire est celui-là même qui se trouve dans le fantasme inconscient avec sa
topologie propre. Lacan postule en effet que si cet objet – que seule la psychanalyse a identifié comme
tel – a toujours échappé à la connaissance spéculative, ce ne peut être qu’en raison de propriétés
distinctes de celles de l’espace ordinaire.4
1
Roland Chemama, Bernard Vandermersch. Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Larousse, [1995] 2007, p.
402
2
Ibid.
3
Voir le chapitre VI de l’ouvrage de Paul-Laurent Assoun sur Lacan (Lacan. Paris : PUF, 2003, pp. 70-77).
4
Roland Chemama, Bernard Vandermersch. Dictionnaire de la psychanalyse. Op. cit., p. 402.
255
Dans le texte d’Auden, les magiciens et les dragons entourés de flammes (« sizzling dragons /
and wizards »), tout droit sortis des premières mappemondes où ils occupaient les zones
encore inconnues de la planète, traduisent poétiquement l’objet a lacanien. Ils renvoient
précisément à ce qui échappe à la connaissance spéculative et à l’image spéculaire.
Paradoxalement, ils ressurgissent de l’inconscient au moment même où le spéculaire est
redéfini par les nouvelles technologies qui permettent de donner une image plus fidèle du
globe terrestre. Au miroir que tend la science à la nature s’opposent ces formes fantastiques,
métaphores du désir insatiable de connaissance absolu de cet Autre qu’est la Terre.
Si la science a changé la donne en matière de géographie et de cartographie, la nature
n’en demeure pas moins rattachée au « réel » éternellement autre et incernable :
and Earth, till the end, will be Herself. She has never been moved
except by Amphion, and orators have not improved
since misled Athens perished
upon Sicilian marble: what,
to Her, the real one, can our good landscapes be but lies, […]?
« Ode to Gaea », CP, p. 556.
L’adjectif « real » tel que l’emploie Auden dans ces vers de conclusion est à rapprocher du
concept lacanien de « réel » :
Selon Lacan, le réel ne se définit que par rapport au symbolique et à l’imaginaire. Le symbolique l’a
expulsé de la réalité. Il n’est pas cette réalité ordonnée par le symbolique, appelée par la philosophie
« représentation du monde extérieur ». Mais il revient dans la réalité à une place où le sujet ne le
rencontre pas, sinon sous la forme d’une rencontre qui réveille le sujet de son état ordinaire. Défini
comme l’impossible, il est ce qui ne peut être complètement symbolisé dans la parole ou l’écriture
et, par conséquent, ne cesse pas de ne pas s’écrire. 1
Cette définition permet de préciser ce que, par rapport au langage, le réel signifie. Le
signifiant, support du symbolique, permet d’inscrire la castration symbolique qui constitue le
cadre de la perception de la réalité. La place du réel est toujours manquée par le sujet, et
l’impossible, en tant que réel, n’est plus, comme dans la philosophie aristotélicienne, ce qui
1
Ibid., pp. 359-360.
256
ne peut pas être. Avec le discours psychanalytique, le réel (la nature dans le poème d’Auden)
est ce qui était déjà là (« in her partibus infidelibus 1», dit Auden). Il est manifeste pourtant
qu’il est précisément ce qui échappe à la prise totale du symbolique, et surtout à l’art qui est la
forme la plus aboutie du symbolique. Si le réel se tait habituellement, c’est parce qu’il se
maintient au-delà du symbolique qui l’a fait taire. Le symbolique – et le poétique dans le
cadre de « Ode to Gaea » –, véhiculés par les signifiants, ne sont qu’une série de mensonges
(« our good landscapes be but lies ») permettant d’expulser du champ de la représentation ce
réel déjà là. Mais Lacan retient de cette mise hors champ du réel par le symbolique une
définition qui insiste sur le retour et l’existence irréductible de ce réel, même tenu en lisière :
« le réel est ce qui revient toujours à la même place, à cette place où le sujet en tant qu’il
cogite ne le rencontre pas » (Le Séminaire IX, 30 mai 1962)2. Lacan a soin de préciser que
l’accent est à mettre sur « revient » :
Le réel est donc ce retour, cette (ré)itération, comme indifférente à toute position subjective. Il se notifie
comme répétition insistante. On pourrait dire que le réel s’appelle « revient ». Il faut en prendre la
mesure sur le plan de la théorie de la connaissance : « Le réel n’est pas de ce monde. Il n’y a aucun
espoir d’atteindre le réel par la représentation ». C’est en ce sens l’« im-monde ». 3
Lacan définit donc, à côté de ce qui « ne cesse pas de s’écrire », nécessité d’une première
inscription symbolique, un réel qui, lui, « ne cesse pas de ne pas s’écrire » pour avoir été mis
en place par le symbolique même : un réel sous-jacent à toute symbolisation.
Tel est bien l’enjeu de « Ode to Gaea », poème qui déploie les formes les plus
travaillées du symbolique (artialisation, mythification, etc.) pour manquer, c’est-à-dire pour
« ne pas cesser de ne pas écrire » le « réel » de la Terre et de la nature. Autrement dit, tenter
de dire la nature, c’est aussi, dans l’échec, construire la cité qui, elle, relève à l’évidence du
1
In partibus infidelibus (« dans des contrées infidèles ») est une variante de la locution In partibus infidelium
signifiant « dans les contrées des infidèles ». Autrefois, cette expression était utilisée pour désigner un diocèse,
ou siège épiscopal, se trouvant encore (ou déjà) en terres non chrétiennes. Sans être officiellement supprimé,
le diocèse n’existait plus comme communauté chrétienne locale. Dans « Ode to Gaea », l’expression, rattachée
à la Terre, est une belle illustration du réel lacanien, déjà là et pourtant non encore nommé et échappant à
l’emprise du symbolique qui, en le manquant, libère les formes fantastiques des dragons et des magiciens.
2
Cité par Paul-Laurent Assoun. Lacan. Op. cit., p. 56.
3
Ibid.
257
symbolique. Si la nature résiste à l’homme, elle l’amène, en retour, à construire un « monde »
au sens arendtien du terme. Et c’est précisément cette construction symbolique qui empêche
l’homme de s’engouffrer dans le réel – comme l’aurait impliqué le choix lexical de « lawless
marshes » dans « City Without Walls ». Rater le réel, c’est construire la cité-monde.
Pour Hannah Arendt, le monde est marqué par la durée, la stabilité, voire la
permanence de toutes ses composantes. Déjà dans A Certain World Auden opposait ce
concept à celui de nature en citant le philosophe américain George Santayana : « repetition is
the only form of permanence that nature can achieve » (CW, p. 279). Hannah Arendt appelle
« monde » toutes les créations et fabrications qui échappent, au moins en partie, au processus
destructeur de la nature. Le monde est fabriqué par « l’homo faber » afin de résister à la
nature. Alors que la condition de « l’animal laborans » mobilise le corps, à la fois comme
source de besoins et force de travail pour les satisfaire, « l’homo faber » met plutôt en œuvre
la main qui entretient un rapport privilégié à l’esprit, à l’instar du poète qui, faute de cerner
l’essence de la Terre, laisse derrière lui une œuvre durable, à savoir le poème. L’élaboration
du monde implique de facto la construction de la cité :
It is our sorrow. Shall it melt? Then water
Would gush, flush, green these mountains and these valleys,
And we rebuild our cities, not dream of islands.
« Paysage Moralisé », 1933, CP, p. 120.
Un monde spécifiquement humain (« we rebuild our cities ») n’est possible que dans et par la
cité, avec ses lois qui protègent les hommes et opposent ses constructions, ses artefacts, à la
consommation immédiate et dévorante qu’imposent les cycles naturels vitaux (« water /
Would gush, flush ») qui eux, toujours « déjà là », relèvent du « réel » lacanien:
La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de
choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même en puissance que la vie de
leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de
réification, et les choses produites qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins dumonde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde. 1
1
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. Op. cit., p. 108.
258
Une ville est toujours du-monde – non une émanation de la nature – et la subsistance dont font
preuve ses artefacts suffit déjà à les qualifier de culturels (par opposition à naturel ou
« réel »). En installant l’homme dans un milieu à part, elle constitue le phénomène culturel le
plus exemplaire.
Pourtant, étrangement, dans « City Without Walls », le « réel » qu’Auden associait à la
nature dans « Ode to Gaea », ressurgit au cœur même de la cité, comme s’il était l’une des
constructions symboliques de l’homme:
“Those fantastic forms, fang-sharp,
bone-bare, that in Byzantine painting
were a short-hand for the Unbounded
beyond the Pale, unpolicied spaces
where dragons dwelt and demons roamed,
[…]
are visual facts in the foreground now,
real structures of steel and glass:
« City Without Walls », vers 1-9.
En brouillant les frontières entre symbolique, réel et imaginaire, ces vers offrent la mise en
scène d’un retour dévastateur du réel là où l’homme ne s’y attend pas, c’est-à-dire au cœur de
la ville qu’il a bâtie. Le réel précède l’imaginaire qui surgit, comme dans « Ode to Gaea »,
sous la forme des dragons et autres bêtes mythiques dans lesquels se projette une certaine
angoisse (« dragons dwelt and demons roamed ») contenue dans le symbolique (ici, le
poétique). Mais à la différence de « Ode to Gaea », après la phase symbolique, le réel revient
sur le devant de la scène dans le hic et nunc (« in the foreground now ») de ce que l’on
pourrait nommer un hoquet ou un bégaiement poétique. Le rythme saccadé, étayé par une
allitération en [st] (« structures of steel ») qui appelle les mots « stammer » ou « stutter »
(dont les phonèmes sont disséminés dans « structures »), conduit le vers aux confins du
dicible devant quoi tous les mots s’arrêtent : « l’objet d’angoisse par excellence »1, dit Lacan
pour définir la rencontre du réel dans le symbolique. Paradoxe ultime, ce réel terrifiant est le
1
Cité dans Roland Chemama, Bernard Vandermersch. Dictionnaire de la psychanalyse. Op. cit., p. 360.
259
pur produit de l’homme, et il s’impose parmi les structures symboliques (« real structures of
steel and glass »1) censées au départ contribuer à la construction de la cité-monde.
La « cité sans murs » n’a donc rien de commun avec un retour à l’état de nature. Il
s’agit d’une construction humaine qui, pourtant, ne permet pas à l’homme de se préserver.
L’expression « lawless marches », à la différence de « lawless marshes », tient de l’oxymore.
En effet, toute « marche », qu’elle soit militaire ou autre, implique – à l’exemple du vers et du
langage, uniques forces de résistance face à la perte dans « City Without Walls » – un système
symbolique de règles et de lois (cadence, démarche, etc.) pour pouvoir être posée comme
telle. Ici, l’adjectif « lawless » invalide ce système. Par ailleurs, si la nature est et se contente
d’être, elle ne saurait servir de modèle à l’homme :
But trees are trees, an elm or oak
Already both outside and in
And cannot, therefore, counsel folk
Who have their unity to win.
« Reflections in a Forest », CP, p. 670.
La construction de la cité nécessite la mise en place de lois pérennes. Or, ce que donne à voir
« City Without Walls » n’est pas tant l’absence de lois (« lawless ») qu’une crise du
symbolique qui voit de nouvelles lois (« marches »), aliénantes et destructrices bien
qu’humaines – trop humaines –, entraîner un évidement de l’humain et un retour angoissant
du réel au cœur de l’humain, retour dont l’une des premières métaphores, dans la poésie
d’Auden, est la laideur urbaine.
1
On retrouve ces structures imposantes dans l’œuvre de grands photographes américains comme Walker
Evans (on pense à plusieurs prises en contreplongée de Brooklyn Bridge de 1929 où les câbles du pont tissent
un réseau qui brouille la vision au premier plan, voir annexe III). De même, les gros plans, plongées et
contreplongées des gratte-ciel de Manhattan de Berenice Abbott (dans le cadre de son projet le plus connu,
Changing New York, 1935-1939) produisent un effet de vertige comparable à celui que ressent le lecteur dans
« City Without Walls » (voir annexes IV et V).
260
II « Lawless marches » ou la zone de non-droit
1 Laideur urbaine et perte de soi
Pour Auden, le verre et l’acier des immeubles des mégapoles américaines (« real
structures of steel and glass ») symbolisent la concrétisation oppressante de l’inhumain dans
l’humain :
By heredity and temperament, I think of the Romans with distaste. The only classical Latin poet I really
like is Horace. I find their architecture, even in ruins, as oppressive and inhuman as the steel-andglass buildings of to-day. I prefer ‘the rolling English road’ made by ‘the rolling English drunkard’ to
the brutal straight line of the Roman road or the thru-way.1
Auden s’inscrit en faux contre Whitman qui fait souvent l’éloge de la splendeur de la cité
américaine en pleine croissance à la fin du XIXème siècle :
I was asking for something specific and perfect for my city,
Whereupon lo! upsprang the aboriginal name.
Now I see what there is in a name, a word, liquid, sane, unruly, musical,
self-sufficient,
I see that the word of my city is that word from of old,
Because I see that word nested in nests of water-bays, superb,
Rich, hemm’d thick all around with sailships and steamships, an island
sixteen miles long, solid-founded,
Numberless crowded streets, high growths of iron, slender, strong, light,
splendidly uprising toward skies,
[…]
City of hurried and sparkling waters!
city of spires and masts!
City nested in bays! My city!
« Mannahatta », Leaves of Grass, 1881.2
Sans couler sa rhétorique dans un moule rigide, Whitman choisit le vers libre pour dire, dans
un mouvement hyperbolique de vagues successives, la force et la beauté de la cité moderne.
Anaphores et épiphores (le mot « city » revient quatre fois dans les trois derniers vers), suites
1
« The Fall of Rome », publié dans Katherine Bucknell, Nicholas Jenkins. Auden Studies 3, ‘In solitude, for
company’ W.H. Auden after 1940. Op. cit., p. 120.
2
Walt Whitman. Leaves of Grass. Op. cit., p. 474.
261
d’adjectifs mélioratifs mis en relief par anacoluthes (par exemple par apposition après le nom
qu’ils qualifient : « slender, strong, light »), rythme enlevé avec protase enflammée
(« Numberless crowded streets, high growths of iron, slender, strong, light, ») et apodose
rejetée après enjambement et mise à l’honneur par les alinéas (« splendidly uprising towards
skies ») visent à glorifier la cité-déesse. L’esthétique de Whitman, qui fait des structures
métalliques de Manhattan (« high growths of iron ») les symboles de la puissance et de
l’énergie vitale que dégage la cité (« growths » est une métaphore de la fertilité empruntée à la
nature), est aux antipodes de celle d’Auden dans « City Without Walls ».
À l’image du citadin esseulé dans le jardin public de « 1929 » (« Helpless and ugly »,
CP, p. 45), la ville moderne, pour Auden, comme pour G. K. Chesterton cité dans A Certain
World, est laide, et ses structures de verre et d’acier incarnent l’égoïsme de la société
matérialiste :
The modern city is ugly, not because it is a city, but because it is confused and anarchic, and surging
with selfish and materialistic energies. (CW, p. 78)
Pour García Lorca, Crane ou Ginsberg, dont les poèmes sur New York résonnent dans « City
Without Walls », cette laideur urbaine est étroitement liée à une détresse qui pousse le sujet
jusqu’à l’anéantissement de soi. Voici comment Christopher Maurer introduit le recueil Poeta
en Nueva York paru de manière posthume en 1940 à la suite d’un séjour que fit Lorca à New
York entre 1929 et 1930 :
Poet in New York is both a condemnation of modern urban civilization – the spiritual emptiness
epitomized by New York – and a dark cry of metaphysical loneliness. García Lorca once considered
entitling the book Introduction to Death, and the “death” alluded to is both spiritual and physical, both
that of the poet and that of the world around him. […] The title Poet in New York was meant to sound
paradoxical: how could a poet survive there?1
1
Introduction de Christopher Maurer au recueil suivant : Federico García Lorca. Poet in New York. Translated
by Greg Simon and Steven F. White [1988] 1998. New York: Farrar, Straus and Giroux, pp. xxi-xxii.
262
Christopher Maurer cite ensuite des extraits d’entretiens que Lorca accorda à divers
journalistes littéraires entre 1931 et 1936 :
New York is something awful, something monstrous. I like to walk the streets, lost, but I recognize
that New York is the world’s great lie. New York is Senegal with machines. […] Besides black art,
there is only automation and mechanization.1
Pour Lorca, l’architecture new-yorkaise, avec ses formes pures, rectilignes, contient en
puissance une force poétique qui allie terreur et angoisse dans une nouvelle forme de sublime
urbain. Sa propre introduction à l’un de ses poèmes intitulé « Vuelta de paseo »2 qu’il choisit
de lire lors d’une conférence donnée à New York (Columbia University) en octobre 1929
préfigure la vision angoissante du réel urbain qui hante le texte d’Auden – « visual facts in the
foreground now, / real structures of steel and glass » :
The two elements the traveler first captures in the big city are extrahuman architecture and
furious rhythm. Geometry and anguish. At first glance, the rhythm may be confused with gaiety, but
when you look more closely at the mechanism of social life and the painful slavery of both men and
machines, you see that it is nothing but a kind of typical, empty anguish that makes even crime and
gangs forgivable means of escape.
The sharp edges rise to the sky with no desire for either clouds or glory. The angles and edges
of Gothic architecture surge from the hearts of the dead and buried, but these climb coldly
skyward with a beauty that has no roots and reveals no longing, stupidly complacent and utterly
unable to transcend or conquer, as does spiritual architecture, the perpetually inferior intentions of the
architects. There is nothing more poetic and terrible than the skyscrapers’battle with the heavens
1
2
Ibid., p. xxii.
Voici la traduction anglaise que proposent Greg Simon et Steven F. White (Poet in New York. Op. cit., p. 5) :
After a Walk
Cut down by the sky.
Between shapes moving toward the serpent
and crystal-craving shapes,
I’ll let my hair grow.
With the amputated tree that doesn’t sing
and the child with the blank face of an egg.
With the little animals whose skulls are cracked
and the water, dressed in rags, but with dry feet.
With all the bone-tired, deaf-and-dumb things
and a butterfly drowned in the inkwell.
Bumping into my own face, different each day.
Cut down by the sky!
263
that cover them. Snow, rain, and mist highlight, drench, or conceal the vast towers, hostile to mystery
and blind to any sort of play, shear off the rain’s tresses and shine their three thousand swords through
the soft swan of the fog. […] In the following little poem, I wandered alone, exhausted by the rhythm of
the huge electric billboards in Times Square. I fled from the great army of windows, where not a single
person has the time to watch a cloud or converse with one of those delicate breezes stubbornly sent by
the unanswered sea. Poem: “Cut Down by the Sky” [“After a Walk”]. 1
On retrouve les forces contradictoires à l’œuvre dans la poétique de Lorca (fascination
pour le rythme régulier de la mécanisation du monde, à la fois destructeur et source
d’angoisse, déracinement libérant la voix poétique – « a beauty that has no roots » –, perte de
soi dans la foule anonyme et retour à soi parmi les éléments naturels – « to watch a cloud or
converse with one of those delicate breezes ») dans la poésie de Hart Crane, notamment dans
le recueil The Bridge (1933) dont l’atmosphère glaciale et délétère baigne les vers de « City
Without Walls ». Voici, par exemple, comment Hart Crane évoque la puissance poétique du
pont de Brooklyn dans « To Brooklyn Bridge » 2 dont on citera les cinquième et dixième
strophes :
Out of some subway scuttle, cell or loft
A bedlamite speeds to thy parapets,
Tilting there momently, shrill shirt ballooning,
A jest falls from the speechless caravan.
[…]
Under thy shadow by the piers I waited;
Only in darkness is thy shadow clear.
The City’s fiery parcels all undone,
Already snow submerges an iron year…
Dans ces vers, les structures métalliques du pont de Brooklyn sont non seulement associées
par hypallage à la crise économique des années 1930 et à la période d’austérité qui s’ensuivit
(« an iron year »), mais également à la perte de soi dans l’anonymat de foule pressée (« some
subway scuttle ») conduisant tout droit à l’anéantissement de soi par suicide. Hart Crane bat
en brèche la symbolique du pont, d’ordinaire reliée à la thématique de la réunion, de la
1
2
Federico García Lorca. Poet in New York. Op. cit., pp. 188-189.
Hart Crane. The Complete Poems. New York: Liveright Publishing Corporation, [1933], 2001, pp. 43-44.
264
réconciliation et de la continuité, pour ouvrir le poème vers un nouvel horizon sublime défiant
les codes de la représentation et de la logique par le biais d’expressions antinomiques –
« Only in darkness is thy shadow clear ». Le pont devient une figure paradoxale, faussement
protectrice des âmes en détresse (« Under thy shadow … in darkness ») qu’elle attire tel un
aimant (les consonances en [s] accentuent l’effet de course à la mort évoquée à deux reprises
dans « scuttle » et « speeds ») jusque vers un parapet dont la fonction de garde-fou est
détournée puisqu’il sert précisément de point de repère au fou (« A bedlamite ») pour se jeter
dans l’East River. Sublime, donc, le pont fascine et happe jusqu’à la destruction de soi, et telle
est bien la menace latente qui pèse sur « City Without Walls » où tous les points d’ancrage
(parapets et murs) ont par ailleurs disparu.
Dans la poésie de Ginsberg, la laideur de la cité et la froideur de ses structures
métalliques servent toujours de toile de fond pour dire – comme chez Lorca et Crane, au
demeurant –, la solitude du antihéros homosexuel dans un monde où, marginalisé et exclu de
la cité, il est contraint de fréquenter les cinémas pornographiques, ou, à l’instar du locuteur de
« To Brooklyn Bridge » (« by the piers I waited »), les quais sinistres de Manhattan :
I saw the best minds of my generation destroyed by madness,
[…]
who faded out in vast sordid movies, were shifted in dreams,
woke on a sudden Manhattan, and picked themselves up
out of basements hungover with heartless Tokay and
horrors of Third Avenue iron dreams & stumbled to
unemployment offices,
who walked all night with their shoes full of blood on the
snowbank docks waiting for a door in the East River to
open to a room full of steamheat and opium,
who created great suicidal dramas on the apartment cliff-banks
of the Hudson
« Howl »1
Le battement, engendré par le schéma répétitif de la syntaxe (structurée par une longue suite
de propositions relatives introduites par « who » dont l’antécédent est « the best minds ») et
1
Allen Ginsberg. Howl, Kaddish and Other Poems. Op. cit., pp. 4-5.
265
inspiré du rythme saccadé du jazz, rappelle la tonalité de la plainte lancinante, voire de la
jérémiade, marquée par une colère déjà contenue dans le titre, « Howl » : le hurlement du loup
sous la lune, celui du poète indigné et révolté, celui, aussi, du citoyen désespéré, avant son
suicide dans l’anonymat de la ville (« great suicidal dramas »). C’est bien ce cri qui retentit
dans « City Without Walls », pour dénoncer, entre autres, la perte des valeurs artistiques au
profit de la pornographie,
[…] their lewd fancies are of flesh debased
by damage, indignities, dirty words:
« City Without Walls », vers 74-75.
dans un monde désérotisé où l’on consomme le sexe comme l’alcool et la drogue placés au
même rang que n’importe quel loisir :
an invisible realm
of hobbies, sex, consumption,
« City Without Walls », vers 54-55.
Les commentaires les plus pertinents de ces vers sont sans nul doute les remarques d’Auden
lui-même dans son essai sur la chute de Rome, remarques transférables à la poésie de
Ginsberg et aux enjeux esthétiques de la « Beat Generation », d’ailleurs évoquée dans une
parenthèse cocasse témoignant toutefois discrètement d’une prise de distance par rapport au
mouvement hippie :
Like the third century the twentieth is an age of stress and anxiety. In our case, it is not that our
techniques are too primitive to cope with new problems, but the very fantastic success of our technology
is creating a hideous, noisy, over-crowded world in which it is becoming increasingly difficult to
lead a human life. In our reactions to this, one can see many parallels to the third century. Instead of
Gnostics, we have existentialists and God-is-dead theologians, instead of neo-platonists, devotees of
Zen, instead of desert hermits, heroin addicts and beats, (who also, oddly enough, seem averse to
washing); instead of mortification of the flesh, sado-masochistic pornography.1
1
« The Fall of Rome », publié dans Katherine Bucknell, Nicholas Jenkins. Auden Studies 3, ‘In solitude, for
company’ W.H. Auden after 1940. Op. cit., p. 136.
266
Perdu au cœur d’une cité des arts désenchantée, le poète est nostalgique du mythe de
l’harmonie cosmique :
[…] few now applaud a play that ends
with warmth and pardon the word to all,
as blessed, unbamboozled, the bridal pairs,
rustic and oppidan, in a ring-dance,
image the stars at their stately bransles:
« City Without Walls », vers 76-80.
« City Without Walls » sonne le glas de la discordia concors1, chère à la scène élisabéthaine,
qui réunit les principes antagonistes, par exemple la cité (« oppidan ») et la nature (« rustic »),
pour les fondre en une unité harmonieuse à l’image du cosmos (« image the stars »). Dans La
République, le mythe d’Er fixe cette symbolique en montrant les Sirènes accompagnant le
départ des âmes de leur musique, la musique des sphères. Les Sirènes se tiennent sur huit
anneaux de la spire cosmique et entraînent les mortels dans une rotation reflétant l’harmonie
du cosmos :
La rotation du fuseau se faisait « sur les genoux » de la Nécessité, les cercles étant surmontés, chacun,
d’une Sirène qui en accompagnait la révolution et qui émettait un unique son, c’est-à-dire une note
unique, l’ensemble de ces huit sons donnant un accord consonant. Il y avait encore, assises en rond,
toutes trois à égale distance, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Parques, tout de blanc
vêtues, la tête couronnée de bandelettes : Lachésis, Clôthô, Atropos ; répondant à l’harmonie des
Sirènes, elles chantaient, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l’avenir ; en outre, Clôthô, de sa
main droite posée dessus, aidait à la révolution cicrculaire du cercle extérieur du fuseau, en observant
des intervalles de temps ; autant en faisait de son côté Atropos, avec sa main gauche, pour les cercles
intérieurs ; quant à Lachésis, elle contribuait, de l’une et de l’autre main, alternativement imposées, à
l’une et l’autre révolution. La République, Livre X (617b-d)2
Dans les comédies de Shakespeare, et dans nombre de pièces et opéras au dénouement
heureux, la danse finale (« a ring-dance », « bransles ») qui suit la cérémonie de mariage
(« the bridal pairs ») reproduit les mouvements circulaires des corps célestes. Comme le
précise Auden lors de l’une de ses conférences sur Shakespeare, c’est dans cette danse que
Rosalind entraîne le spectateur dans la scène de clôture de As You Like It :
1
2
L’expression est tirée des Épitres (1, 12, 19) d’Horace.
Platon. La République, Livre X. Œuvres complètes I. Op. cit., pp. 1235-1236.
267
La civilisation est une danse entre l’océan de la barbarie, qui est une unité, et le désert de
l’insignifiance, qui est multiple. Il faut préserver un équilibre dialectique, et garder en même
temps sa foi dans l’exercice de la volonté, et son humour par l’intelligence. Jacques n’a que la
seconde, mais Rosalind a l’une et l’autre, grâce à quoi elle obtient des exilés prêts au retour qu’ils
participent au rite de la danse.
C’est la même danse où Alice entraîne Tweedledum et Tweedledee dans À travers le miroir :
Elle saisit aussitôt leurs deux mains : l’instant d’après ils dansaient en formant une
ronde. Cela semblait tout à fait naturel (elle s’en souvint après coup), et elle ne fut
même pas surprise d’entendre de la musique : les sons semblaient venir de l’arbre sous
lequel ils dansaient et ils étaient produits (autant qu’elle pouvait en juger) par le
frottement des branches l’une contre l’autre, comme des violons et leurs archets. 1
On pourrait penser que la forme régulière de « City Without Walls » mime les rondes d’Alice
ou de Rosalind selon une logique de compensation de la perte par le poétique, mais ce n’est
pas tout à fait le cas. En effet, la suite harmonieuse et uniforme que dessinent les vingt
premiers quintils sur la page est soudain brisée par l’introduction de tercets (à partir du vers
101), et ce sans logique discursive puisque ce changement se manifeste avant même la fin
(vers 103) de la jérémiade placée entre guillemets. Sur la scène en crise de « City Without
Walls », le citoyen n’a cure (« few now applaud ») des correspondances entre microcosme
terrestre et macrocosme. Plus personne ne danse, et la télévision trône au cœur d’une cité des
arts désaffectée :
As for our public entertainments, the fare offered by television is still a shade less brutal and vulgar than
that provided by the amphitheater, but only a shade, and may not be for long. 2
Miroir réfléchissant d’une crise de la culture, la télévision donne à voir l’appauvrissement de
l’art dans une société courant à sa perte où les œuvres d’art, à l’exemple du poème, ne
sauraient que dépeindre un futur sans espoir (« all has gone phut in the future we paint », vers
81) dans un monde porté au bord de l’éclatement :
I think a great many of us are haunted by the feeling that our society, and by ours I don’t mean just the
United States or Europe, but our whole world-wide technological civilization, whether officially labeled
capitalist, socialist or communist, is going to go smash, and probably deserves to.3
1
« Comme il vous plaira ». Shakespeare. Op. cit., p. 241.
« The Fall of Rome », publié dans Katherine Bucknell, Nicholas Jenkins. Auden Studies 3, ‘In solitude, for
company’ W.H. Auden after 1940. Op. cit., p. 136.
3
Ibid.
2
268
Dans l’œuvre d’Auden, dont « City Without Walls » propose une belle synthèse, l’errance
urbaine du poète désenchanté prend alors les allures d’une descente aux Enfers1.
2 L’enfer urbain
Plus que celui de Dante, « City Without Walls » évoque l’enfer urbain de Ginsberg,
dans « Howl », bien sûr, mais aussi dans d’autres poèmes comme « New York Blues »2 :
I live in an apartment, sink leaks thru the walls
Lower Eastside full of bedbugs. Junkies in the halls
House been broken into. Tibetan Tankas stole
Speed freaks took my statues, made my love a fool
Speed freaks took my statues, made my love a fool
Days I came home tired nights I needed sleep
Cockroaches crawled in bed with me my brain began to creep
My work was never done, my rest’ll never begin
I’ll be dead and buried and never pleasure win
I’ll be dead and buried and never pleasure win
On retrouve dans « City Without Walls » le champ lexical de la précarité caractéristique du
paysage new-yorkais des années 1950 et 1960 que Ginsberg décline au rythme d’un blues
réaliste pour traduire musicalement et poétiquement la misère des citadins (« sink leaks thru
the walls », « House been broken into », « Cockroaches crawled in bed »). Ces accents
ginsbergiens scandent le poème d’Auden pour profiler à la surface du texte un décor de
bidonvilles insalubres dans une cité où l’air est pollué et vicié :
numbered caves in enormous jails,
[…]
and mean cafés to remain open, / […] in bad air
[…]
Adam hunts an easy dollar:
[…]
1
Ce poème contient également en puissance les enjeux esthétiques de toute une génération d’écrivains à venir
déplorant la perte de leurs personnages dans l’anonymat ou les bas-fonds de New York. On pense à Hubert
Selby, Jr dans Last Exit to Brooklyn (1964) et Requiem for a Dream (1978), à James Baldwin dans Just Above my
Head (1979), à Paul Auster dans City of Glass (1985) ou Moon Palace (1990), mais également à Don DeLillo dans
Underworld (1997) ou Cosmopolis (2003), ou Toni Morrison dans Jazz (1998), parmi tant d’autres.
2
Alan Ginsberg. Selected Poems, 1947-1995. New York: Penguin Classics, [1996] 2001, p. 226.
269
vast and vacant, venomous areas
[…]
tin-cans / they flatten out for their hut roofs,
« City Without Walls », vers 11, 26-27, 33, 82, 94-95.
Le personnage d’Adam réduit au statut de clochard (« Adam hunts an easy dollar ») est aussi
une projection de l’image du poète au cœur de la cité, métaphore récurrente dans les œuvres
des écrivains de la « Beat Generation » qui se disaient déracinés et se retrouvaient volontiers
dans la figure du sans-abri (« hobo ») relégué à la marge de la société. Si Auden restait distant
vis-à-vis de cette contreculture qui faisait du vagabond 1 le nouveau modèle d’une Amérique
contestataire libérée des conventions sociales de son époque, il n’en demeure pas moins qu’il
lui rend indirectement hommage dans « City Without Walls », et que lui-même, à partir des
années 1950, vivait dans des conditions comparables à celles des « clochards célestes » de
Kerouac. En témoigne ces observations poignantes de Hannah Arendt publiée en 1974 après
la disparition du poète :
I met Auden in the autumn of 1958, but I had seen him before, in the late forties, at a publisher’s party.
Although we did not exchange a word on that occasion, I still remembered him quite well – a nicelooking, well-dressed, very English gentleman, friendly and relaxed. I would not have recognized him
more than ten years later, for now his face was marked by those famous deep wrinkles as though
life itself had delineated a kind of face-scape to make manifest the ‘heart’s invisible furies’. If you
listened to him, nothing could be more deceptive than this appearance. Time and again, when to all
appearances he could not cope any more, when his slum apartment was so cold that the water no
longer functioned and he had to use the toilet in the liquor store at the corner, when his suit – no
one could convince him that a man needed at least two suits so that one could go to the cleaner or
two pairs of shoes so that one pair could be repaired, a subject of an endlessly ongoing debate
between us throughout the years – was covered with spots or worn so thin that his trousers would
suddenly split from top to bottom, in brief, whenever disaster hit before your very eyes, he would begin
to kind of intone an utterly idiosyncratic, absurdly eccentric version of ‘count your blessings’.2
Locataire d’un appartement miteux de St. Mark’s Place dans l’East Village, Auden se
considérait toutefois comme l’un de ces heureux élus (« count your blessings ») que les forces
1
On pense aux personnages de Kerouac dans On the Road (1957), mais aussi à ceux de The Dharma Bums
(1958), les « clochards célestes », bohèmes américains, écrivains et poètes, en guerre contre les conventions,
grands voyageurs désargentés.
22
Hannah Arendt. « Remembering Wystan H. Auden ». Cet hommage est publié dans Stephen Spender. W.H.
Auden : A Tribute. Op. cit., p. 182.
270
maléfiques de la cité n’avaient pas encore aliénés, à la différence des nombreux citoyens
noyés dans la masse qu’il évoque dans « City Without Walls » (vers 14-15) :
factories in which the functional
Hobbesian Man is mass-produced.
Dans le deuxième vers, la puissance des consonances en [m] et [s] tend à gommer les autres
consonnes, dont [n] facilement évacué dans une lecture rapide pour laisser résonner les
phonèmes [maz] (concentration phonique de [man iz]), évoquant vaguement une forme
indéfinie, entre l’humain ([man]) et la masse compacte ([mas]). La référence au Léviathan1 de
Hobbes revient dans plusieurs poèmes. Par exemple, dans « Talking to Myself », Auden
assimile la société hobbesienne à une masse informe et monstrueuse (« for human
congregations, though, as Hobbes perceived, / the apposite sign is some ungainly monster »,
1971, CP, p. 872) et dans « Address to the Beasts », il fait de Hobbes une nouvelle figure du
mal (1973, CP, p. 890):
If you cannot engender
a genius like Mozart,
neither can you
plague the earth
with brilliant sillies like Hegel
or clever nasties like Hobbes.
Dans l’un de ses essais de 1966, Auden associe clairement le monstre biblique au Léviathan
pour en faire la nouvelle incarnation du mal social, qu’il nomme la « bête sociale »,
métaphore de la foule réunie sans aucune logique:
1
Dans le Léviathan (1651), Hobbes discute la thèse d’un contrat social et de règles émanant d’un souverain.
Selon Hobbes, les hommes à l’« état de nature » cherchent uniquement à survivre, à assurer leur propre
préservation. Le philosophe explique que dans un tel cas, la société est en situation de chaos et de guerre
civile. Aussi, pour éviter ces dérives, un solide gouvernement central est-il nécessaire. Hobbes développe alors
une théorie du gouvernement qui est capable de contrer cet état de nature et de garantir la préservation de
tous ses membres et de leurs biens en cas de menace, que l’ennemi soit interne ou étranger au système. Le
gouvernement, pour Hobbes, doit découler d’un pacte de chacun envers chacun, où tous cèdent au souverain
leur droit de gouverner eux-mêmes et leur liberté, afin que la volonté du souverain ramène les volontés de
tous les individus à une volonté unique.
271
When the New Testament speaks of “The Prince of this World”, it certainly does not mean the Prince of
the Cosmos nor assert that, so long as they are on earth, human souls have no option but to obey the
orders of the Devil. By this world is meant, I should guess, Leviathan, the Social Beast. One may or
may not hold the Devil responsible, but, when one considers the behavior of large organized social
groups throughout human history, this much is certain; it has been characterized neither by love
nor by logic. (FA, p. 43)
Par ailleurs, dans « City Without Walls », Auden relie le fléau social qu’est la foule
(« the Social Beast », « large organized social groups ») à la société de consommation, en
accord avec la pensée de Hannah Arendt qui, dans Condition de l’homme moderne, énonce les
risques d’un système visant à faciliter le travail de l’homme par automatisation et
mécanisation (« the functional […] man », vers 14-15) :
Une consommation sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne
ferait que l’accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de l’effort et du
labeur serait libre de « consommer » le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle
voudrait consommer. […] Le danger de l’automatisation future est bien moins la mécanisation tant
déplorée de la vie naturelle que le fait qu’en dépit de son artificialité toute la productivité
humaine serait aspirée par un processus vital énormément intensifié et en suivrait
automatiquement, sans labeur et sans effort, le perpétuel cycle naturel.1
Auden propose un bel exemple de perte de l’humain happé par « un processus vital
énormément intensifié » par la société de consommation avec le personnage d’Ève qui
apparaît comme automatisé (vers 31-32):
Every work-day Eve fares
forth to the stores her foods to pluck,
Parfaite illustration de l’animal laborans, Ève, aspirée par les forces du processus vital,
produit (« Every work-day ») et consomme (« fares /forth to the stores ») dans un monde où la
facilité de la consommation est rendue poétiquement par l’allitération en [f] prise dans un
enjambement qui mime la robotisation à l’œuvre au vers 50 : « engines do better what biceps
did ».
1
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. Op. cit., pp. 182-183.
272
Aliénante, cette routine mécanique rappelle par correspondances textuelles la
déshumanisation telle qu’elle se manifeste dans « The Fall of Rome » (1947, CP, p. 332):
The piers are pummeled by the waves;
In a lonely field the rain
Lashes an abandoned train;
Outlaws fill the mountain caves.
Fantastic grow the evening gowns;
Agents of the Fisc pursue
Absconding tax-defaulters through
The sewers of provincial towns.
Private rites of magic send
The temple prostitutes to sleep;
All the literati keep
An imaginary friend.
[…]
Caesar’s double-bed is warm
As an unimportant clerk
Writes I DO NOT LIKE MY WORK
On a pink official form.
Dans ce texte, c’est d’abord la ville qui est présentée comme vide. Terre vaine, cité fantôme,
elle apparaît comme un amoncellement de structures creuses mises en relief et par le champ
lexical de la perte (« lonely », « abandoned », « imaginary ») et par les marqueurs
linguistiques de la négation (« Out » dans « Outlaws » ; « un » dans « unimportant » ;
« NOT ») délimitant un décor où le réalisme du quotidien (« Agents of the Fisc », « a pink
official form ») voisine avec le fantastique (« fantastic grow ») pour faire éclater tous les
repères. Les oxymores associent le religieux au profane dans sa version la plus dégradée
(« temple prostitutes ») dans une cité vidée de son essence, métonymie de l’« homme creux »
qui l’habite et dont l’identité se réduit à sa fonction professionnelle (« Agents of the fisc »,
« an unimportant clerk »). Comme dans les romans de Fitzgerald, notamment The Great
Gatsby (1925), l’employé de bureau, aliéné par la routine de son emploi sans intérêt, a une vie
creuse, sans avenir si ce n’est une solitude consternante traduite par les effets de répétition :
273
At the enchanted metropolitan twilight I felt a haunting loneliness sometimes, and felt it in others –
poor clerks who loitered in front of windows waiting until it was time for a solitary restaurant dinner
– young clerks in the dusk, wasting the most poignant moments of night and life. 1
Dans « The Fall of Rome », les effets de miroir entre cité et citoyens sont effroyables : le [w]
de « waves » appelle celui de « work » pour assimiler les cycles de la nature (ici, le
mouvement répétitif des vagues) au travail humain, dans une dynamique régressive faisant de
l’employé un animal laborans menacé, à l’instar des jetées du premier vers, de destruction par
usure (« pummel » indique un battement régulier relativement violent). Dans « City Without
Walls » (vers 66-68), cette autodestruction du salarié prend la forme d’un cancer inéluctable,
métaphore cynique de l’avancement de carrière :
Small marvel, then, if many adopt
cancer as the only offered career
worth while,
Le terme « adopt » détonne ici, et introduit un malaise dans la mesure où il correspond
d’ordinaire à une démarche voulue. Dans « City Without Walls », l’homme est pensé par un
système qui brouille les frontières entre le bon (la bonne santé) et le mal (le cancer que l’on
souhaite désormais « adopter »).
Dans « The Fall of Rome », le choix des majuscules et de l’italique de « I DO NOT
LIKE MY WORK » – choix somme toute extrêmement rare dans la poésie d’Auden –, exprime
visuellement une forme de détresse sans issue. À nouveau, Auden réintroduit le sublime au
cœur de l’urbain et du quotidien en juxtaposant la figure anachronique et grotesque de César
confortablement installé dans un lit deux places et celle d’un employé de bureau en pleine
crise de nerf sur son lieu de travail 2 . En imitant la technique du collage pour simuler
1
Francis Scott Fitzgerald. The Great Gatsby (chapitre 3). Ware: Wordsworth Editions Limited, [1925] 1993, p.
37.
2
Il est tentant de rapprocher « The Fall of Rome » de la prose de Saul Bellow qui, au début de Herzog (1964),
publié quelques années avant « City Without Walls », dresse le portrait d’un vendeur devenu aigri et irascible.
Habitué à la suffisance et à l’impolitesse des clients qui fréquentent sa boutique, ce dernier manque de
courtoisie envers Moses Herzog venu essayer une redingote. Voici le mot que le héros éponyme rédige à son
intention :
274
l’introduction d’un document authentique au cœur du poème, il rend la scansion difficile :
quel est le schéma métrique du vers « Writes I DO NOT LIKE MY WORK » ? Est-il composé
du huit pieds correspondant aux huit monosyllabes, rendant ainsi la lecture besogneuse et
ralentissant considérablement le rythme du poème pour permettre son articulation ? Ou est-il
composé d’un trochée (« Writes I ») suivi d’un iambe (« DO NOT »), accentuant ainsi la mise
en relief de « NOT » qui apparaît sous sa forme pleine en milieu de vers (et non dans la forme
contractée de la négation de l’auxiliaire, « don’t », qui serait également possible mais mettrait
davantage l’accent sur « LIKE »), suivi d’un anapeste (« LIKE MY WORK ») ? Les majuscules
traduisent typographiquement un état d’extrême nervosité, voire de « burnout », inspirant au
lecteur un sentiment d’effroi. Ici, l’acte d’écriture (« an unimportant clerk / Writes […] / On a
pink official form ») peut être interprété de deux façons contradictoires : soit il libère et
exorcise, par le langage, la colère et la lassitude de l’employé qui, en s’exprimant verbalement
pourra, à l’exemple du poète, survivre dans la cité ; soit il indique les derniers mots précédant
un suicide, griffonnés à la hâte sur un bordereau ou autre formulaire administratif avant le
passage à l’acte.
On trouve une autre version de cet évidement de l’humain dans la dixième strophe de
« City Without Walls » qui offre une parodie grotesque du surhomme nietzschéen :
For what to Nothing shall nobodies answer?
Still super-physiques are socially there,
frequently photographed, feel at home,
but ordinary flesh is unwanted:
Dear Mack. Dealing with poor jerks every day. Male pride. Effrontery. Conceit. Yourself obliged to be
agreeable and winsome. Hard job if you happen to be a grudging, angry fellow. The candor of people
in New York! Bless you, you are not nice. But in a false situation, as we all are. Must manage some
civility. A true situation might well prove unendurable to us all. From civility I now have some pain in
my belly. As for gabardines, I realize there are plenty of beards and gabardines just around the corner,
in the diamond district. O Lord! he concluded, forgive all these trespasses. Lead me not into Penn
Station. (Saul Bellow. Herzog. New York: Penguin Books, [1964] 1992, p. 24)
275
La satire aux accents juvénaliens vise ici les nouveaux médias qui érigent au statut d’icônes, à
grand renfort d’images placardées sur les murs de la cité et répandues dans les magazines
(« frequently photographed »), des hommes et femmes au physique « extra-ordinaire »
(« super-physiques ») assimilés à des non-entités (« nobodies »). On pense aux égéries de la
mode en première page de magazine, mais également aux adeptes du culturisme pris dans
l’engrenage d’une course aux records aboutissant à des formes dont les photos de Diane
Arbus 1 saisissent le caractère monstrueux. Certains clichés de Diane Arbus pris dans les
années 19602, et les commentaires qu’en fait Patrick Roegiers, rejoignent le cynisme audenien
tel qu’il se manifeste dans l’expression « super-physiques » :
Le perfectionnisme obsessionnel du culturiste masque une faille narcissique qui l’entraîne
à lutter contre ses imperfections, non pas en les gommant, mais en les développant pour acquérir
l’apparence d’un surhomme. Ainsi, un modeste pompiste aux muscles d’acier se mue-t-il en éphèbe,
en se taillant sur mesure un corps-cuirasse, équivalant à celui d’Apollon ou d’Adonis. Rien n’est
pourtant naturel dans ce corps hypertrophié aux jambes galbées, aux reins cambrés, aux abdominaux
rétractés, visuellement mis en forme non pas à partir d’une perception intérieure, mais façonné en salle
spécialisée, devant une glace, par des machines à muscler. Souscrivant aux critères du corps grec ou
académique, l’athlète, en modelant une image idéale de lui-même, ne vise ni plus ni moins qu’à être sa
propre matière.
Dans une civilisation de Narcisse et d’exaltation du moi, où le body-building ne connaissait pas
la vogue qui est la sienne aujourd’hui, Arbus refusait bien évidemment de sacrifier à la sacralisation des
« Messieurs Univers ». […] Dans Un candidat au titre de Monsieur Muscle (New York, 1968), le
concurrent est montré en pleine activité. Traçant des hyperboles et des volutes, soignant ses poses,
tournoyant, ondulant, arrêtant ses mouvements, il se mire et se pâme dans le miroir de la salle. En
accomplissant sa pantomime tragique et silencieuse, le saltimbanque de la graisse érigée en
muscle, à la virilité ultra-bandée, peut nourrir l’illusion de se croire un autre. Primé, récompensé,
il devient ainsi le héros provisoire d’un conte inventé de toutes pièces. Car, au repos, le corps huilé et
luisant de sueur, boursouflé par l’effort d’une gymnastique abrutissante, n’est plus que la projection
grotesque et dérisoire d’un rêve morcelé, discrédité par la chimère d’avoir cru vivre « en pleine
beauté ».3
Ainsi, les super-héros de la cité se trouvent démythifiés dans l’œuvre d’Auden qui, comme la
photographie de Diane Arbus, donne à voir des images dérangeantes sans faire de
commentaire.
1
Auden et Diane Arbus se connaissaient, comme l’atteste un portrait du poète aux côtés de Marianne Moore
datant de 1964 (voir annexe VI).
2
Voir annexes VII et VIII.
3
Patrick Roegiers. Diane Arbus ou le rêve du naufrage. Paris : Perrin, 2006, pp. 146-147.
276
Victimes des forces aliénantes de la consommation de masse qui les a séduits, les
citoyens se sont fourvoyés dans un narcissisme qui rend leur vie futile :
Le danger est qu’une telle société, éblouie par l’abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement
béat d’un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité – la futilité d’une vie qui ne
se fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui dure après que son labeur est passé. 1
Déshumanisés, les antihéros errent sans but dans l’enfer de la cité sans murs (« without
walls ») et sans lois (« without laws »), à l’instar de la femme-fantôme de « In Schrafft’s »
(CP, p. 334) :
Having finished the Blue-plate Special
And reached the coffee stage,
Stirring her cup she sat,
A somewhat shapeless figure
Of indeterminate age
In an undistinguished hat.
Dépoétisée et désérotisée, cette femme sans contours et sans être (Auden accumule les
préfixes et suffixes privatifs : « shapeless », « indeterminate », « undistinguished »)
symbolise la nouvelle condition de l’homme dans l’anti-cité moderne. Indifférents au sort de
leur prochain, les citoyens-fantômes s’avèrent impuissants quand il s’agit de contrer les forces
du mal qui, pourtant, reviennent au rythme effréné de marches destructrices (« lawless
marches ») dans une cité où les nouvelles lois sont celles de la jungle humaine. Quand la cité
traverse une crise d’ordre politique, les autorités publiques étant incapables d’assurer le bienêtre et la sécurité des citoyens (« unpolicied spaces », vers 4), c’est le mal, et non la nature,
qui a droit de cité.
1
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. Op. cit., p 186.
277
3 La cité du mal
La démarche du locuteur de « City Without Walls » est comparable à celle de Poe
dans The Man of the Crowd. Comme le note Karlheinz Stierle dans La Capitale des signes,
Paris et son discours, le personnage littéraire du détective, auquel Auden portait un intérêt
tout particulier, est une invention de Poe. The Man of the Crowd (paru en 1840) fait partie des
grands textes sur la ville. Il relate l’histoire d’une rencontre énigmatique dans les abîmes de
Londres, telle que seul le monde anonyme de la grande ville peut en occasionner. Voici
comment Stierle résume l’expérience du narrateur dont Auden suivra la trace en explorant
bas-fonds de la cité new-yorkaise des années 1960 :
Si, dans les histoires policières ultérieures, toute énigme devient un texte lisible pour le héros qui
analyse, dans The Man of the Crowd le moi-narrateur vit le choc de l’illisibilité. La citation
allemande : « Es läßt sich nicht lesen » 1 , figure au début et à la fin de l’histoire pour définir la
perspective qu’ouvre l’ébranlement profond et durable provoqué par les abîmes cachés de
l’humanité qui se révèlent soudain au narrateur.2
On rapprochera également « City Without Walls » des scènes de traque relatées par Saul
Bellow, notamment dans les premières pages de Mr. Sammler’s Planet (composé à la même
période que « City Without Walls ») où le héros découvre les zones dangereuses de New
York en suivant un pickpocket :
With the pickpocket we were in an adjoining region of recklessness. He knew the man was
working the Riverside bus. He had seen him picking purses, and he had reported it to the police. The
police were not greatly interested in the report. It had made Sammler feel like a fool to go immediately
to a phone booth on Riverside Drive. Of course the phone was smashed. Most outdoor telephones
were smashed, crippled. They were urinals, also. New York was getting worse than Naples or
Salonika. It was like an Asian, an African town, from this standpoint. The opulent sections of the
city were not immune. You opened a jeweled door into degradation, from hypercivilized Byzantine
luxury straight into the state of nature, the barbarous world of color erupting from beneath. It might well
be barbarous on either side of the jeweled door.3
1
« Il n’est pas possible de le lire ».
Karlheinz Stierle . Op. cit., p. 341.
3
Saul Bellow. Mr. Sammler’s Planet. New York: Penguin Classics, [1970] 1995, p. 4.
2
278
Comme dans le roman de Bellow, dans « City Without Walls », le locuteur-détective explore
les abîmes de la pègre et du crime organisé dans une cité où les repères s’ébranlent, les horsla-loi ayant droit de cité (« A key to the street each convict has », vers 16) tandis que le
quotidien des honnêtes citoyens est étrangement assimilé à celui des bagnards (« hermits […]
with numbered caves in enormous jails », vers 10-11).
Il s’ensuit (vers 17-20) une série de saynètes urbaines révélant la face obscure de
l’humanité :
but the Asphalt Lands are lawless marches
where gangs and cops turn
robber-barons: reckless he
who walks after dark in that wilderness.
Le thème de la corruption est ici traité sur le mode de l’oxymore (« lawless marches ») et de
l’antinomie réunissant les ennemis (« gangs and cops ») dans une poétique inspirée de
l’esthétique du film noir (« Asphalt Lands » fait clairement allusion au film de John Huston
de 1950, The Asphalt Jungle). Ainsi, le lecteur-spectateur se trouve dans une position
contradictoire dans la mesure où la jouissance esthétique qu’implique la scène (par exemple,
le rythme saccadé des monosyllabes associés aux consonances en [k] et [g] séduit l’oreille
non sans évoquer les fusillades et autres règlements de comptes des célèbres scènes de
Scarface1 ou The Maltese Falcon2, pour ne citer que quelques exemples) engendre également
un sentiment de malaise. Le texte brouille les limites entre fiction et réalité, lois de la nature
(« wilderness », « marshes » par paronomase) et forces destructrices du mal (« marches »,
« wildness », que l’usage associe davantage à l’humain, mais contenu dans « wilderness »,
relié à la nature). La scène en clair-obscur qui suit (vers 21-25) est remarquable en ce qu’elle
pose la loi du mal comme nouvelle loi de la cité :
1
2
Howard Hawks, 1932.
John Huston, 1941.
279
But electric lamps allow nightly
cell-meetings where sub-cultures
may hold palaver, like-minded,
their tongues tattooed by the tribal jargon
of the vice or business that brothers them;
Le poème progresse grâce au coordonnant « But ». Pierre Cotte note qu’en employant « but »,
« l’énonciateur prend acte d’une réalité, il la concède et lui en oppose une seconde à laquelle
il donne la préférence »1 . Ici, la première réalité est celle de la zone de non-droit (« that
wilderness ») à laquelle le coordonnant oppose la réalité d’un monde souterrain, ou repaire,
qui devient étrangement « autorisé » («electric lamps allow »), les gangsters et autres parrains
de la mafia ayant désormais droit de cité. « But » opère une coupure dans un rapport
adversatif qui défie les règles de la cité. En effet, à la place de « but », Auden aurait pu choisir
un adverbe (par exemple « yet » ou « however ») voire un subordonnant (qui donnerait lieu à
une phrase du type « although it may seem strange, electric lights allow … »). Or
coordonnants, subordonnants et adverbes impliquent un rapport différent entre les
propositions p et q qu’ils relient :
Although et les subordonnants synonymes déterminent la proposition concédée (p). l’élément déictique
dans though signifie que celle-ci est acquise. Même si la reprise l’intensifie (je vous la concède autant
que vous voudrez) elle reste à l’arrière-plan et elle laisse le premier plan à la proposition q. […] La
conjonction de coordination et l’adverbe ne subordonnent pas la proposition p ; ils permettent que p et q
soient focalisés successivement et ils demandent que la proposition valorisée soit à la fin. Ils marquent
la réaction adversative dans cette dernière proposition, mais différemment. But oppose q à p
directement et cela crée le lien de la conjonction. However le fait indirectement en commentant
une anaphore de p dans q et il diminue la solidarité énonciative de ces propositions. 2
En choisissant « But », le locuteur de « City Without Walls » se détache de la scène qu’il
donne à voir pour introduire une solidarité énonciative entre deux systèmes de lois : celui,
caduc, d’un état policé qui condamne le mal ; et celui du crime organisé, qui obéit aux lois du
mal. L’absence de commentaires de la part de l’énonciateur (qu’aurait introduit « Yet » sans
altérer le schéma prosodique) accentue l’embarras du lecteur placé en position de témoin
1
2
Pierre Cotte. L’Explication grammaticale de textes anglais. Paris : PUF, 1996, p. 148.
Ibid., pp. 149-150.
280
impuissant face au retour des forces du mal. Les pluriels de l’anonymat (« lamps », « cellmeetings », « sub-cultures », « tongues ») associés au lexique du langage (« palaver »,
« tongues », « jargon ») relancent la dynamique de déshumanisation en visant cette fois-ci le
poétique. Les forces du mal entament les règles du langage menacé de régression (« the tribal
jargon »), phase ultime du délitement de l’humain au cœur de la cité. La rencontre des
paradigmes du poétique et du vice dans les groupes nominaux (« tongues tattooed », « jargon /
of the vice ») est inquiétante, rappelant en creux le devoir du poète dans la cité :
As a poet, my only duty is to defend the language from corruption. 1
The corruption of language terrifies me. I try by my personal example to fight it ; and I say it’s a poet’s
role to maintain the sacredness of language.2
Auden avait déjà choisi le coordonnant « but » dans « The Shield of Achilles » (CP, p.
596, 1952) pour articuler de façon neutre et détachée la perfection de la Cité grecque à la
destruction de la cité moderne :
She looked over his shoulder
For vines and olive trees,
Marble well-governed cities
And ships upon untamed seas,
But there on the shining metal
His hands had put instead
An artificial wilderness
And a sky like lead.
« The Shield of Achilles » s’articule sur une série d’antithèses en faisant alterner des strophes
de tétramètres et de trimètres (le regard de Thétis, mère d’Achille, inspiré du chant XVIII de
l’Iliade 3 où la Néréide contemple le bouclier que forge Héphaïstos pour son fils) et des
1
Humphrey Carpenter. Op. cit., p. 425.
Richard Davenport-Hines. Op. cit., p.328.
3
« [Héphaestos] commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. Il
met autour une bordure étincelante – une triple bordure au lumineux éclat. Il y attache un baudrier d’argent.
Le bouclier comprend cinq couches. Héphaestos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers. […] Il y
figure aussi deux cités humaines – deux belles cités. Dans l’une, ce sont des noces, des festins. Des épousées,
au sortir de leur chambre, sont menées par la ville à la clarté des torches, et, sur leurs pas, s’élève,
innombrable, le chant d’hyménée. De jeunes danseurs tournent, et, au milieu d’eux flûtes et cithares font
entendre leurs accents, et les femmes s’émerveillent, chacune debout, en avant de sa porte. Les hommes sont
sur la grand-place. Un conflit s’est élevé et deux hommes disputent sur le prix du sang pour un autre homme
tué. L’un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à
2
281
strophes de pentamètres (la cité contemporaine déchue). À trois reprises, c’est « but » qui
embraye sans transition une poétique du désenchantement et de la désillusion. Le texte oppose
le monde épique dans lequel l’homme et la nature, tout comme le corps et l’âme, sont en
harmonie dans la cité où les autorités politiques appliquent les lois (« well-governed cities »),
à la zone de non-droit où l’homme contemporain est l’acteur de sa propre perte exprimée dans
l’antinomie « artificial wilderness ». La lecture que propose Pascal Aquien de ce poème, et
plus précisément de la quatrième strophe1, éclaire la crise esthétique qui sous-tend également
« City Without Walls » :
La quatrième strophe illustre ainsi la fin d’un ordre esthétique, symbolisée par la totale
séparation du modèle et de sa réalisation. Le poète fait implicitement référence à « On a Grecian
Urn » de Keats, dont il reprend certains termes, pour en constater l’altération. Les représentations sont
immobiles sur l’urne comme sur le bouclier, et, dans les deux poèmes, le lexique est sensiblement le
même, avec les mots « sacrifice », « altar », « heifer », « garland » ; de plus, des traces phoniques de
l’hypotexte keatsien se retrouvent chez Auden. Que signifient ces emprunts, et quel sens accorder à la
déception de Thétis ? On comprendra que le modèle classique de l’urne, pour Auden l’une des
meilleures représentations possibles de l’art, est définitivement aboli, et qu’il va falloir non
seulement vivre mais encore écrire autrement, mettre en place un nouveau rapport entre le
créateur (Héphaïstos), l’art (le bouclier) et le lecteur (Thétis).2
Face à la perte du modèle classique, celui de l’urne ou de l’épopée, le poète se voit contraint
d’innover une poétique inédite qui, dans « City Without Walls », renoue avec la satire
juvénalienne couplée au cri de colère ginsbergien lui-même hérité de la jérémiade, poétique
amorcée dans « The Shield of Achilles » et explorée sous toutes diverses formes par la suite.
En un sens, « City Without Walls » est déjà contenu en puissance dans « The Shield of
Achilles », et l’on notera que les multiples échos (« without », par exemple, revient quatre fois
un juge pour avoir une décision. Les gens crient en faveur, soit de l’un, soit de l’autre, et, pour les soutenir,
forment deux partis. Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont assis sur des pierres polies, dans un
cercle sacré. Ils ont dans les mains le bâton des hérauts sonores, et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et
prononcent, chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or ; ils iront à celui qui, parmi eux,
dira l’arrêt le plus droit. [...] » (Homère. Iliade. Trad. Paul Mazon. Paris: Gallimard, 1975, pp. 386-387)
1
She looked over his shoulder
For ritual pieties,
White flower-garlanded heifers,
Libation and sacrifice,
But there on the shining metal
Where the altar should have been,
She saw by his flickering forge-light
Quite another scene.
2
Pascal Aquien. W.H. Auden: de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., pp. 89-90.
282
dans « The Shield of Achilles » qui compte aussi les mots « cities », « wilderness »,
« march », « mass », « shoulder », ainsi que de nombreux marqueurs de la négation comme
« nowhere », « nothing » ou « no one » préfigurant les « nobodies » de « City Without
Walls ») tissent un réseau de signifiants établissant une correspondance entre les deux textes.
La tonalité juvénalienne est par ailleurs introduite dès l’avant dernière strophe de « The Shield
of Achilles »:
A ragged urchin, aimless and alone,
Loitered about that vacancy; a bird
Flew up to safety from his well-aimed stone;
On rapprochera ces vers de la troisième satire de Juvénal :
Un bagarreur saoul qui d’aventure n’a corrigé personne souffre le martyre, il passe la nuit
d’Achille pleurant Patrocle, il se tourne et retourne à plat ventre, à plat dos, il ne pourra décidément pas
dormir autrement, il y en a à qui la boxe sert de somnifère. Mais malgré l’insolence de sa jeunesse
pétillante de vin pur il n’ira pas se frotter à celui qu’un manteau d’écarlate, une procession interminable
d’accompagnateurs, force torches et même un lampadaire de bronze protègent des importuns. Moi
qu’ordinairement la lune raccompagne, ou la courte lueur d’une chandelle dont je règle la mèche à
l’économie, je ne compte pas. Oyez donc le prologue d’un lamentable combat (s’il y a combat
quand l’autre cogne tandis que je me contente d’encaisser). Il se plante contre moi : « Stop ! »
Bien obligé d’obéir, que faire coincé par un cinglé, et avec ça plus costaud ? Il aboie : « D’où tu
viens ? Chez qui tu t’es bourré de piquette et de purée de fèves ? Avec quel marchand de savates
tu as mangé de la tête de mouton bouillie au poireau ? Tu ne réponds pas ? Ou tu parles, ou c’est
un coup de tatane ! Crache où tu prends ta planque pour faire la manche, dans quelle synagogue
on te trouve ! »
Que tu essaies de dire quelque chose ou une marche arrière discrète, ça revient au même : ils
cognent comme des furieux, après ça ils t’envoient les attendre au tribunal. Le choix du pauvre bougre,
le voilà : bousculé, il demande dignement la permission de s’en tirer avec un minimum de dents intactes
– roué de coups il l’implore. 1
Les deux textes dénoncent sur le ton neutre du reportage une violence gratuite infligée à des
victimes innocentes (« A ragged urchin », « a bird ») dans une cité où les autorités sont
impuissantes face à la propagation terrifiante du mal. À l’instinct animal de protection («a
bird / Flew up to safety ») s’oppose l’intelligence du mal calculé (« well-aimed ») et pourtant,
comme le laisse entendre une lecture verticale par rimes internes, sans but (« aimless ») : le
mal pour le mal. Symbole de la perte s’il en est, l’enfant en haillons, dont le portrait décline
l’isotopie du vide (que ce soit dans le suffixe privatif « less », dans l’adjectif « alone » ou
1
Juvénal. Satires. Op. cit., pp. 51-53.
283
dans le nom « vacancy »), augure le spectacle de désolation qu’offre la scène dévastée de
« City Without Walls » – « vast and vacant, venomous areas », vers 82 –, scène qui dit la
perte de l’humain en l’homme (« they […] died as men before their bodies died »1). Ce que
donne à voir le poète contemporain, c’est l’envers du monde, l’immonde, dans ce qu’il a de
plus banal, et rapporté au quotidien… « visual facts in the foreground now ».
Se pose alors la question de la survie de l’homme, ou ce qu’il en reste (« human
remnant », vers 85), dans la cité sans murs. Menacé à tout moment d’auto-anéantissement et
de retour à l’état de vapeur, comme le rappelle le locuteur de « Address to the Beasts » (1973,
CP, p. 891) dans une métaphore évoquant la bombe nucléaire,
Indeed, one balmy day,
we might well become,
not fossils, but vapour.
l’homme peut être tenté de redevenir animal et de vivre selon ses instincts qui semblent
paradoxalement plus sensés que les agissements humains,
Instinct is commonly said
to rule you : I would call it
Common Sense.
« Address to the Beasts », CP, p. 890.
et qui, en cas d’attaque, sont les seuls à pouvoir protéger son intégrité dans un monde où,
selon l’adage, l’homme est un loup pour l’homme :
Some thirty inches from my nose
The frontier of my Person goes,
And all the untilled air between
Is private pagus or demesne.
Stranger, unless with bedroom eyes
I beckon you to fraternize,
Beware of rudely crossing it:
I have no gun, but I can spit.
« The Birth of Architecture », CP, 1962, p. 688.
1
« The Shield of Achilles », CP, p. 597.
284
Ces huit tétramètres iambiques érigent avec une précision métrique (« thirty inches »)
empreinte de beaucoup d’humour les barrières symboliques protectrices (« The frontier ») qui
ont éclaté dans « City Without Walls ». Le réflexe d’autodéfense relevant de l’instinct (« I can
spit ») s’inscrit dans une logique de la compensation suite à la perte des repères garantissant
l’intégrité de l’homme. Lorsque le symbolique s’effondre, à l’image des murailles de la cité,
seul l’instinct, hors langage (« spit »), peut encore assurer la défense de l’homme. La formule
laconique, extraite de la conversation de tous les jours (« I have no gun » est beaucoup plus
familier et oral que « I don’t have any gun »), composée d’une suite de monosyllabes au
rythme parfaitement régulier (quatre iambes) (« I have no gun but I can spit »), est sans appel
et tombe comme un couperet en position de clausule. Solution ultime, elle laisse un soupçon
d’espoir à quiconque est menacé d’aliénation par la grossièreté humaine (« rudely crossing »).
Une autre solution, moins radicale, consiste à se replier dans une solitude choisie, celle
du misanthrope aigri et revêche,
Lonely he may be
But, each time he bolts his door
The last thing at night,
His heart rejoices: “No one
Can interfere with me now.”
« Marginalia », 1965-1968, CP, p. 800.
ou dans l’égoïsme, comme le conseille le poète à son médecin, le docteur Walter Birk, lors de
son départ à la retraite, dans un discours qui imite précisément celui du médecin bienveillant
et soucieux du bon rétablissement de ses patients :
Henceforth, the First of October
shall be special for you and us, as the Once when
you quit the Public
Realm to private your ways and snudge in a quiet
you deserve. Farewell, and do not wince at
our sick world: it is genuine in age to be
happily selfish.
« Lines to Dr Walter Birk on his Retiring From General Practice », 1970, CP, 770.
285
Pour tout médecin ayant consacré sa vie à ses patients, le départ en retraite est un moment
difficile. Afin de soulager la tristesse qui accompagne les adieux à la vie active, ces vers de
clôture parodient le style journalistique de l’hommage rendu à une légende des arts du
spectacle qui vient de tirer sa révérence, notamment en isolant par enjambement et alinéa le
vers « you quit the Public ». Cette mise en scène tour à tour grandiloquente et comique du
départ à la retraite est d’autant plus touchante qu’elle réunit les sphères de l’intime et du
public à plusieurs reprises. Le poète exploite les ressources de la polysémie (« Public »
renvoie à la fois au monde public et aux patients du médecin) et de l’hypallage (« our sick
world ») pour évoquer, dans l’image de la crise mondiale, la profession admirable de celui qui
soigne les maux (« sick[nesses] ») au sens littéral. Le tout dernier vers (« happily selfish ») est
déroutant en ce qu’il contrecarre le principe de l’amour du prochain sur lequel Auden fonde
toute sa réflexion chrétienne. Il pose la question de l’authenticité (« genuine ») des rapports
humains, l’égoïsme (« selfish ») relevant davantage de la résignation et du choix par défaut,
suite à toute une vie dédiée à alléger les souffrances des autres, que du principe de vie. Choisir
l’isolement, c’est aussi choisir la paix (« “No one / Can interfere with me now” ») pour enfin
(« in age ») profiter (« His heart rejoices », « happily ») de la vie.
Version déroutante du carpe diem horatien, le repli sur soi sert de contrepoint à la
danse dans laquelle se réfugient les noceurs pour oublier leur mal-être :
The desires of the heart are as crooked as corkscrews,
Not to be born is the best for man;
The second-best is a formal order,
The dance’s pattern; dance while you can.
« Death’s Echo », 1936, CP, p. 154.
Ces quatre vers contiennent en puissance la poétique de la fête qui anime l’œuvre d’Auden
afin de soulager le sentiment de perte devenu insoutenable dans « City Without Walls ».
Baroques, insolites (« crooked as corkscrews »), ils profilent un théâtre de l’abondance et du
286
débordement suggéré dans les répétitions (« dance ») et les nombreuses consonances en
plosives et bilabiales. Ils s’inscrivent également dans la quête d’un idéal (« The dance’s
pattern ») – celui de la ronde de « City Without Walls » (« in a ring-dance, / image the stars at
the stately bransles ») –, au risque de voir se briser les illusions en poussant l’homme au bout
de ses limites (« dance while you can »). Tout en invitant le lecteur à explorer des paradis
artificiels (« corkscrews » est aussi une synecdoque de l’alcool), ils rappellent combien sont
douloureuses les phases de dégrisement. En effet, dès « Death’s Echo », c’est-à-dire dès 1936,
la rime n’associe-t-elle pas les échappées festives possibles («dance while you can ») au
malheur de l’homme (« Not to be born is the best for man ») et à sa chute ?
287
TROISIÈME PARTIE
De la cité en fête à la solitude urbaine
288
Dance, dance, for the figure is easy,
The tune is catching and will not stop;
Dance till the stars come down from the rafters;
Dance, dance, dance till you drop.
« Death’s Echo »
Quelles que soient leurs formes (fêtes publiques, soirées privées, retrouvailles intimes
ou cabaret burlesque), les fêtes, dans la cité audenienne, relèvent toutes, à l’instar de
« Death’s Echo » (CP, p. 154), de la danse macabre. Excès de joie, trop-plein de vie, elles
révèlent toujours une perte, un vide qu’aucun morceau de bravoure ou d’ivresse poétique ne
saurait combler. Séduisante et envoûtante (« the figure is easy, / The tune is catching »), la
poétique de la fête est soutenue par une esthétique de la crise qu’elle reconvoque
immanquablement à l’endroit même où le poète voulait la conjurer. Dire la fête, dans
l’univers audenien, ce n’est in fine que réécrire la chute de la cité, en libérant toutefois des
formes inédites, tour à tour comiques et tragiques, bucoliques ou grossières, pour ne cesser de
célébrer la poièsis au cœur de la cité désenchantée.
Dans le droit fil de la danse macabre médiévale, l’œuvre d’Auden entraîne le lecteur
dans des rondes funèbres brisant toute illusion de réunion harmonieuse dans une Cité de la
joie. Si les pièces des années 1930 proposent, en dialoguant avec la prose de ces grands
chantres de la fête de la défaite que sont Dos Passos, Fitzgerald, Waugh ou Isherwood, au
hasard des tribulations urbaines des personnages, des scènes de liesse, de rue en délire, ce
n’est que pour battre en brèche les mythes fondateurs d’un capitalisme sauvage qui conduit
l’homme à sa perte, dans un monde où surabondance et ostentation servent de repoussoir à
l’évidement de l’humain et à son aliénation par les machines à rêves. Pris dans les rouages
d’une course effrénée au bonheur factice et aux paradis artificiels, l’homme finit par s’épuiser
– « Dance, dance, dance till you drop » –, et lorsque l’heure de la chute arrive, la sentence est
289
sans appel. Tel le maillet du commissaire priseur, elle tombe, pour laisser retentir, dans l’élan
et la joie de la vente, une perte irrévocable – « Going, going, gone !Hurrah !» (RP, III, 1, p.
78)
Qu’il orchestre des fêtes publiques ou des soirées privées, avec tout ce qu’elles
promettent de délices pour les sens et autres carnavals des formes, Auden finit toujours par
explorer une poétique du deuil sans précédent. Paradoxalement, écrire la fête, c’est avouer un
échec, certes à demi-mot, dissimulé sous de multiples masques dignes des chefs d’œuvre de
l’art baroque, mais non moins douloureux lorsqu’il surgit au détour d’un vers morbide, d’une
métaphore fulgurante ou d’une cabalette vertigineuse.
Et même lorsque le poète cherche à renouer avec une poésie de l’intime qui célèbre le
refuge du foyer comme une nouvelle forteresse au sein de la « cité sans murs », l’horreur
revient, sur le mode de la hantise, elle affleure, badine, se love au creux de vers pourtant
censés la congédier. À l’exemple de la Mort dans la danse macabre, la solitude devient
enivrante et se joue, tel un malin génie, de la détresse de ses victimes.
290
CHAPITRE VI : Fêtes publiques et tragédies urbaines
Have you thought about the crowds in the streets down
there, and the loud-speakers and the posing and the
photographing and the hack-written articles you’ll be paid
thousands to sign? Have you smelt the smell of their
ceremonial banquets?
The Ascent of F6, II, 1
Rares sont les évocations de grandes fêtes urbaines publiques dans l’œuvre d’Auden,
si vaste soit-elle, et les quelques scènes joyeuses de son théâtre des années 1930, souvent écrit
en collaboration avec Christopher Isherwood, s’avèrent plus tragiques que festives. Dans The
Orators : An English Study (1932), The Dog Beneath the Skin (1935) ou The Ascent of F6
(1937), pièces à la croisée des genres (théâtre, poésie, charade, parabole), les scènes de fête
publique sont souvent associées à la célébration d’un héros dans une société en quête de
repères, et elles sont presque toujours, tout comme dans The Rake’s Progress, soutenues par
une poétique du deuil et de la perte.
Dans divers essais de 1932, Auden (qui avait lu Freud, Groddeck, Homer Lane et D.H.
Lawrence) explique la complexité de la relation des citoyens au pouvoir et le rôle nécessaire,
bien qu’illusoire, d’un leader dans la reconstruction du monde en crise de l’entre-deuxguerres :
Before a man wants to understand, he wants to command or obey instinctively, to live with others in a
relation of power. (PI, p. 26)
Voici, en outre, ce que le poète précise dans un article critique publié à la suite de la parution
d’un ouvrage de Bertrand Russell sur les problèmes liés à l’éducation au début des années
1930 :
291
The trouble is that Mr Russell refuses to admit that man’s nature is dual, and that each part of him has
its own conception of justice and morality. In his passionate nature man wants lordship, to live in a
relation of power with others, to obey and to command, to strut and to swagger. He desires
mystery and glory. In his cerebral nature he cares for none of these things. He wants to know and be
gentle; he feels his other passionate nature is frightening and cruel. (PI, p. 28)
Ces réflexions résument parfaitement la question du rapport de l’homme public des années
1930 au pouvoir telle qu’elle est posée dans The Ascent of F6 (1937).
I La rue en délire
1 Fantasme de cité en liesse
Le personnage principal de The Ascent of F6, Michael Ransom, jeune alpiniste sans
prétention, se retrouve malgré lui à la tête d’une expédition sponsorisée par la presse et le
gouvernement britanniques. Il s’agit d’atteindre le mont F6, situé à la frontière entre une
colonie britannique et le pays imaginaire d’Ostnia. Très vite, le défi à relever prend une
ampleur démesurée aux yeux du jeune héros qui aspire au succès et à la gloire nationale (ou,
pour reprendre les mots d’Auden : « [he wants] to obey and to command, to strut and to
swagger »).
Cette ascension relève de l’exploit et requiert les qualités d’un « sur-homme », non
seulement au sens physique, mais également en tant que seigneur de légendes ou contes de
fées :
The white man who first reaches the summit of F6, will be lord over both the Sudolands, with his
descendants, for a thousand years. (F6, I, 2, p. 302)1.
Qui conquiert F6 triomphe du mal symbolisé par le troll qui habite au sommet (« The troll
who lives on the summit devours all human beings who dare approach », F6, I, 2, p. 304). Le
1
Pour les références à The Ascent of F6, on renverra à l’édition suivante : The Complete Works of W.H. Auden.
Plays, 1928-1938. Op. cit.
292
héros vainqueur peut alors espérer être acclamé en tant que sauveur d’une cité qui court à sa
perte, comme le suggère ironiquement la question d’un abbé du monastère où les membres de
l’expédition se reposent quelques jours : « you wish to conquer the Demon, and then to save
mankind. Am I right ? » (F6, II, 1, p. 327).
Dès l’ouverture de la pièce, la plupart des personnages sont perdus et à la recherche de
repères. Les tout premiers mots de Michael Ransom décrivent un monde déchu, sur le ton
grave du désespoir et de la désillusion :
[We are] all swept and driven by the possessive incompetent fury and the disbelief. O, happy the
foetus that miscarries and the frozen idiot that cannot cry “Mama”! Happy those run over in the street
to-day or drowned at sea, or sure of death tomorrow from incurable diseases! They cannot be made a
party to the general fiasco. For of that growth which in maturity had seemed eternal it is now no tint of
thought or feeling that has tarnished, but the great ordered flower itself is withering; its life-blood
dwindled to an unimportant trickle, stands under heaven now a fright and ruin, only to crows and larvae
a gracious refuge…. (F6, I, 1, p. 296)
Ce discours parodie certains monologues de King Lear ou de Hamlet. Le monde ne fait plus
sens, c’est le « fiasco général », « tout se disloque »1. La « furie incompétente » renvoie certes
aux troubles de l’entre-deux-guerres (crashs boursiers, montée du nazisme), mais aussi à The
Waste Land d’Eliot dépeignant une Angleterre malade. Une mise en perspective de la pièce au
regard des œuvres précédentes, notamment The Orators, redonne à l’adjectif « incompetent »
toute sa portée : l’atmosphère étouffante qui pèse sur la jeunesse dans The Ascent of F6 est
aussi délétère que dans les textes composés cinq ans plus tôt. Faute d’autorités publiques
« compétentes », rien n’a changé, et malgré les espoirs de renouveau, les remarques de
Samuel Hynes à propos de The Orators sont encore d’actualité lors de la parution de The
Ascent of F6 :
Like The Waste Land, [the play] creates its own atmosphere, its ‘world’: a sick England with a sick
people, its industries closed and its workers idle; the middle classes fearful and defensive, afraid of
change, afraid of life; and the young, feeling the need for action, for a journey beyond the border of
the familiar into a new life, but uncertain and afraid, and wanting a leader. 2
1
2
« The time is out of joint », dit Hamlet, I-5, vers 196.
Samuel Hynes. The Auden Generation. Op. cit., p. 89.
293
Néanmoins, dans cette ouverture de The Ascent of F6, le contexte historique se trouve
vite mis à distance par une suite d’images morbides d’avortement et de destruction (« happy
the foetus that miscarries », « those run over in the street to-day or drowned at sea », « sure of
death tomorrow from incurable diseases ») dans lesquelles le personnage semble se
complaire. Le style ampoulé, piètre imitation en prose des tirades de héros shakespeariens ou
des évocations sordides d’Eliot, lui donne peu de crédibilité. De même, la parodie des
Béatitudes (Mat. 5 : 1-16) accentue le caractère grotesque de son discours. La scène donne à
voir un personnage qui surjoue son rôle, à grand renfort de métaphores éculées qui, à l’instar
de celle de la fleur qui fane (« the great ordered flower itself is withering »), confinent au
cliché. Faut-il lire dans ces lourdeurs délibérées une forme d’auto-parodie ? Auden et
Isherwood font-ils, à travers Michael Ransom, la satire d’une génération de jeunes écrivains
maladroits issus de la bourgeoisie anglaise qui aspirent à changer le monde alors même qu’ils
n’ont pas encore quitté le confort du foyer familial ? Le discours peu convaincant du jeune
premier faussement désenchanté trahit l’immaturité d’un personnage non encore construit et
en quête de lui-même. Tout comme la génération qu’il incarne, celle qui a grandi pendant la
Grande Guerre sans en être victime directement, Michael Ransom se cherche, et n’hésitera
pas, pour se trouver, à accepter une folle mission, prouvant par là même qu’il est, malgré ce
que laisse entendre son discours, plein d’espoir et confiant.
Gravir le mont F6, c’est réintroduire la foule en liesse dans les rues de la cité, redonner
de la joie à un peuple frappé par la crise et l’angoisse :
By early 1933, the hunger and oppression, and the chaos and despair, were worsening, both in
England and abroad. In England unemployment had reached its highest point in mid-1932, and
remained there. Hunger marches demonstrated in London that autumn and fought with mounted police
in Hyde Park. In November, Sir Oswald Mosley announced the formation of the British Union of
Fascists, and his followers began to appear in the streets in their black shirts. Meanwhile, across the
Channel there were riots in Poland and an anarchist uprising in Barcelona; and in January 1933, Hitler
became Chancellor of Germany, the Reichstag burned, and the persecution of Jews and leftists began. 1
1
Ibid., p. 99.
294
C’est dans ce contexte de misère et de tensions croissantes que Michael Ransom fantasme,
avant même sa victoire, son retour en héros adulé dans un débordement de joie urbaine au
cours d’un dialogue avec David Gunn, l’un des membres de l’expédition :
Ransom.
Gunn [laughs].
Ransom.
Gunn.
Ransom.
Gunn [scared].
Tell me, David; what is it that makes you so keen to climb this mountain?
What is is that makes one keen to climb any mountain?
F6 is not like any mountain you have ever climbed.
Why not? It’s got a top, hasn’t it ? And we want to get to it, don’t we? I don’t see
anything very unusual in that.
You’ve thought enough about the ascent of F6 no doubt; about the couloirs and the
north buttress and the arête. … Have you thought about the descent, too: the descent
that goes down and down into the place where Stagmantle and my brother and all their
gang are waiting? Have you thought about the crowds in the streets down there,
and the loud-speakers and the posing and the photographing and the hackwritten articles you’ll be paid thousands to sign? Have you smelt the smell of
their ceremonial banquets? Have you loathed them, and even as you were loathing
them, begun to like it all? [Becomes hysterically excited.] Have you? Have you?
M.F., what on earth do you mean?
F6, II, 1, p. 329.
Michael Ransom se représente sa victoire dans une prolepse délirante. Son discours n’est
nullement spontané, et le recours au « present perfect », temps du bilan par excellence (« have
you thought », « have you smelt »), prouve qu’il a déjà tout anticipé. Avant même d’avoir
atteint le sommet du mont F6, il fait le bilan de son statut de héros une fois de retour sans
hésiter à utiliser le présent (« all their gang are waiting ») ou le futur (« you’ll be paid ») pour
planter le décor de son succès. Son coéquipier, surpris et effrayé (« [scared] ») par son
assurance et son enthousiasme, rétorque par une question qui restera sans réponse (« what on
earth do you mean ? »). La tension tragique qui anime cette scène naît du contraste entre la
mise en scène imaginaire grandiloquente qu’orchestre Michael, scandée par les anaphores
(« Have you » revient six fois), l’accumulation du coordonnant « and » reliant les spectateurs
(« my brother and all their gang », « the crowds in the streets ») aux objets du décor fastueux
de la fête urbaine (« the loudspeakers », « the smell of their ceremonial banquets »), et la
concision des réponses de Gunn. En outre, la multiplication des questions qui restent en
suspens (dix dans cet extrait) contrecarre le ton enflammé de Michael et annonce déjà,
stylistiquement, sa perte.
295
La fête, dans ce passage, est esquissée en quelques mots seulement, essentiellement
des noms au pluriel ou des verbes nominalisés par –ING ayant une valeur de pluriel (« crowds
in the street », « the loud-speakers », « the posing and the photographing », « ceremonial
banquets »). Cette suite métonymique rappelle le style de la presse populaire, une série de
clichés suffisant à déchaîner les passions de lecteurs entichés d’un nouveau héros. Par ailleurs,
les pluriels renforcent le caractère impersonnel de la liesse urbaine qui oppose le héros
glorieux à la masse anonyme. La foule en joie représente également un public dépersonnalisé,
que l’on peut retrouver dans n’importe quelle ville, à n’importe quelle époque, prêt à faire le
sacrifice de son identité pour se vouer entièrement à une seule personne qu’elle idolâtre, …
faisant ainsi de Michael une figure comparable à celles d’Hitler ou de Mussolini qui
galvanisaient déjà les masses au début des années 1930.
Michael Ransom lui-même, pourtant, sait qu’il s’agit là d’une forme d’héroïsme facile,
permettant de manipuler les autres et non de les sauver, et lorsque son frère, James, lui avait
proposé de relever le défi de F6, au tout début de la pièce, voici ce qu’il avait répondu :
You told me quite enough. I know your propositions, James: they are all alike. They are exceedingly
convincing. They contain certain reservations. They are concerned with prestige, tactics, money and the
privately pre-arranged meanings of familiar words. I will have nothing to do with any of them. Keep
to your world. I will keep to mine. (F6, I, 3, p. 310)
Mais malgré sa lucidité et le ton catégorique de son refus, Michael tombe très vite dans le
piège, comme beaucoup d’autres, et il fait la une des journaux avant même d’avoir pris sa
décision :
Voices. Michael Forsyth Ransom
Eight stone six. Aged twenty-eight years.
Short and blue-eyed.
His first experiences the rectory elms and the garden quarry.
Kept a tame rook. Was privately educated,
By a Hungarian tutor.
Climbed the west buttress of Clogwyn Du’r Arddu
While still in his teens. The late Colonel Bow said:
“That boy will go far.”
F6, I, 3, p.315.
296
Son portrait est dressé en quelques phrases dont la syntaxe elliptique (absence de verbe ou de
sujet) rappelle celle des titres de magazines. Les médias le projettent sur le devant de la scène
avant que l’expédition ne soit lancée, et son histoire est réécrite sous la forme d’une
biographie condensée et tracée d’avance par des forces extérieures étouffantes qui lui
échappent et le tentent en même temps, ou, pour le dire avec E.M. Foster :
The play is not easy to focus, you need at least four pairs of spectacles to read it, the heroic, the politicoeconomic, the character-test, the psychoanalytic. Yet all these perspectives resolve into one when the
play is read as a parable of the fate Auden had avoided, the fate of the indifferent redeemer destroyed
by a public role his private terrors tempted him to accept.1
2 Mythes et joies vécus par procuration
Qu’apportent de tels héros fictifs, construits de toutes pièces par les médias, à la
cité en crise? Pourquoi les hommes ont-ils besoin de personnages comme Michael Ransom,
dont le sort est comparable à maints égards à celui de Rudolph Valentino, idole créée par le
cinématographe au cours des années 1920 et dont le parcours est retracé par John Dos Passos
dans The Big Money (publié pour la première fois en 1933, puis sous sa forme complète en
1936), troisième tome de sa trilogie USA ? Les enjeux esthétiques de The Ascent of F6
rejoignent en plusieurs points ceux de The Big Money, notamment sur la question de l’écriture
du mythe et de la démythification.
Les trois auteurs partent d’un constat qu’ils expriment en imitant le style journalistique
(pastiche dans la pièce d’Auden et Isherwood, collage dans The Big Money) : les citoyens
s’ennuient et vivent dans un monde marqué par l’échec et le désespoir. Ils ont perdu leur joie
de vivre:
1
Cité par Edward Mendelson. Early Auden. Op. cit., p. 286.
297
Mrs A. I read the papers; there is nothing there
But news of failure and despair:
The savage train-wreck in the dead of night,
The fire in the school, the children caught alight,
The starving actor in the oven lying,
The cashier shot in the grab-raid and left dying,
The young girl slain upon the surgeon’s table,
[…]
F6, I, 3, p. 314.
Newsreel LIV
there was nothing significant about the morning’s trading. The first hour consisted of general
buying and selling to even up accounts, but soon after eleven o’clock prices did less fluctuating and
gradually firmed
TIMES SQUARE PATRONS LEFT HALF SHAVED
Will Let Crop Rot In Producers’Hands Unless Prices Drop
RUSSIAN BARONESS SUICIDE AT MIAMI
The Big Money1
Si chez Dos Passos la crise qui frappe les États-Unis dans les années 1930 est évoquée par le
truchement de titres ou sous-titres originaux directement empruntés à la presse et présentés
sous forme de polices de caractères différentes pour imiter typographiquement la technique du
collage, chez Auden et Isherwood, ce sont la parataxe et les suites de phrases nominales
courtes qui évoquent le style journalistique, voire radiophonique. Dans les deux cas, la
concision des formules témoigne du pouvoir aliénant de la presse qui, pour aller à l’essentiel
de l’information à livrer, déshumanise la cité sur le mode de l’ellipse (absence de noms
propres, absence de déictiques dans le texte de Dos Passos ; absence d’auxiliaires dans celui
d’Auden, mettant en relief les participes passés – « caught », « shot », « slain » – dans un
monde où les acteurs sont changés en victimes anonymes passives).
Le couple A, dans The Ascent of F6, dont le nom reste anonyme (A pour
« Anonymous » ?), représente M. et Mme Tout-le-monde. Il s’agit d’un couple désabusé pris
1
John Dos Passos. The Big Money, USA. Op. cit., p. 882.
298
dans le cercle vicieux d’une routine aliénante. Mrs A reproche à son mari de ne plus la faire
rêver, de ne plus vouloir changer sa vie :
Mrs A. Why do you never take me abroad ?
[…]
You don’t really care;
If you did, we shouldn’t be here.
Why don’t you do something, something that pays;
Not be a clerk on a dreary little screw –
Can’t you find something proper to do?
But you don’t care, it’s the same to you
Whether I live or whether I die.
I wish I were dead!
F6, I, 2, p. 305.
Mrs A projette toutes ses attentes sur son mari sans jamais songer à agir par elle-même. Les
auteurs font ici la satire d’une société bourgeoise extrêmement passive qui se repose sur les
autres, un Autre, un héros qui vienne les sauver de leur vide existentiel. Et pour laisser
entrevoir une lueur d’espoir à sa femme, Mr A ne trouve rien d’autre que la lecture d’un
article sur un futur héros national, Michael Ransom : « [Enter Mr A with evening paper] Mr
A : Look, Mary! Read this! » (F6, I, 3, p. 315)
Le héros est avant tout celui qui permet d’oublier la morosité du quotidien. Il pallie
l’inaction, les faiblesses et l’impuissance de la masse. Au lieu de se faire violence pour naître
enfin à eux-mêmes (et pouvoir avoir un véritable patronyme), les citoyens ordinaires comme
Mr et Mrs A vivent une forme de bonheur par procuration en la personne d’un héros factice
créé par les journaux. Des personnages emblématiques comme Michael Ransom ou Rudolph
Valentino représentent une échappatoire, une solution habile, mais illusoire, pour panser leur
malaise sans jamais chercher à le traiter. Auden, Isherwood et Dos Passos dénoncent, dans des
parodies d’autant plus virulentes qu’elles sont dépourvues de toute critique directe, ces
nouvelles machines à mythes que sont les médias et Hollywood – autant de marchands de
rêves visant à éclipser, le temps d’une expédition ou d’un film, le mal-être de la condition
299
humaine. Sur ce point, les remarques de Samuel Hynes sur le contexte dans lequel la pièce fut
achevée sont éclairantes :
While the climb in F6 is a fable based on a ’thirties myth of heroism, it is also close to reportage. In the
summer of 1936, while Auden and Isherwood were finishing their play, a British and American
expedition was attempting Nanda Devi, a Himalayan peak on the border of India and Tibet, and its
progress was being extensively reported. In some details, for example the choice of two to make the
final ascent, the action of the play is close to the actual Nanda Devi climb, and the whole treatment of
the effort echoes press coverage of the expedition. But press coverage of such a gesture of public
heroism is itself a kind of myth-making, and so even reportage becomes fable. This process is
expressed in the play in the news broadcasts that report and interpret the climb to the British
public, represented by Mr and Mrs A., exploiting the climbers in order to exploit the nation.1
Le tour de force des textes d’Auden, Isherwood et Dos Passos tient en ce qu’ils présentent
simultanément les mythes de leur temps et l’artifice qui a permis de les construire. En d’autres
termes, tout en posant les mythes, ils les démythifient sur le ton faussement neutre de la satire.
La poétique à l’œuvre dans The Big Money, notamment dans les portraits consacrés aux
grandes figures des États-Unis (Rudolph Valentino, bien sûr, mais aussi Henry Ford, William
Randolph Hearst, Isadora Duncan, etc.) est très proche de celle d’Isherwood et Auden qui,
dans un texte mosaïque, mélangent les genres et brouillent les voix pour donner à lire un
discours truqué sur le truquage, un objet fabriqué à partir de faits réels et élevé au statut de
mythe à force de battage médiatique.
La joie et le bonheur engendrés par ces nouveaux héros sont surfaits, et les scènes
d’adoration versent très vite dans l’hystérie, comme l’illustre cet extrait de The Big Money à
propos du succès démesuré de Rudolph Valentino:
He was always getting into limousines or getting out of limousines,
or patting the necks of fine horses.
Wherever he went the sirens of the motorcyclecops screeched ahead of him
flashlights flared,
the streets were jumbled with hysterical faces, waving hands, crazy eyes; they stuck their
autographbooks, yanked his buttons off, cut a tail off his admirablytailored dress suit; they stole his hat
and pulled at his necktie; his valets removed young women from under his bed; all night in nightclubs
and cabarets actresses leching for stardom made sheepeyes at him under their mascaraed lashes.
He wanted to make good under the glare of the milliondollar searchlights.2
1
2
Samuel Hynes. The Auden Generation. Op. cit., p. 237.
John Dos Passos. The Big Money, USA. Op. cit., pp. 883-884.
300
Star du cinéma muet, Valentino est l’incarnation même du mythe du rêve américain. Petit
immigrant italien parti de rien, il connaît rapidement la gloire et devient la première idole du
grand écran. Cependant, loin de faire l’éloge de ce nouveau héros de la fin des années 1920, le
texte de Dos Passos met en accusation le mythe même de la réussite hollywoodienne.
Discours sur l’être (« He wanted ») et le paraître ( « under the glare of the […] searchlights »),
sur l’image privée – si tant est qu’elle puisse encore exister – face à l’image publique, sur le
dedans (« getting into limousines ») et le dehors (« out of limousines »), il présente une starvictime réduite à un objet de désir,… ou pire encore, à de simples accessoires dont la seule
présence aiguise la convoitise (« buttons », « tail », « hat », « necktie »). L’écriture
désarticulée, déstructurée, presque schizophrène, à l’image de celui qu’elle décrit et de la
foule aliénée à tous les sens du terme (« hysterical faces, waving hands, crazy eyes »), défie
les critères habituels de la lisibilité (ponctèmes, majuscules, etc.) et favorise le rejet par les
coupures arbitraires. Les nombreux blancs sont autant de vides qui ponctuent la toile du texte
pour introduire des pauses, certes, mais aussi des points de fuite annonçant l’anéantissement
du sujet. Dos Passos multiplie les compositions en retirant les traits d’union pour créer des
conglomérats verbaux (« motorcyclecops », « admirablytailored dress suit ») conduisant ses
phrases au bord du non-sens. Le rythme heurté, qui soudain s’emballe au gré de consonances,
notamment en [t], [s] et [f] ( « Wherever he went the sirens of the motorcyclecops screeched
ahead of him / flashlights flared »), accompagne le crépitement saccadé des flashs, celui-là
même que Michael Ransom rêve d’entendre (« Have you thought about […] the loudspeakers and the posing and the photographing », F6, II, 1, p. 329), pour rappeler que ce
monde de l’artifice (« mascaraed lashes ») n’a d’existence que dans l’instant du flash, au
moment où l’objectif (« the camera eye ») saisit sa proie avant qu’elle ne s’éclipse dans le
néant.
301
Dos Passos, dont la trilogie USA compte cinquante et une sections intitulées « The
Camera Eye », et Isherwood étaient tous deux fascinés par le rapport entre l’écriture et la
photographie, et dans The Berlin Stories (recueil de nouvelles d’Isherwood publié en 1939,
mais composé au début des années 1930), le narrateur revendique une écriture inspirée des
techniques photographiques :
I am a camera with its shutter open, quite passive, recording, not thinking. […] Some day, all this will
have to be developed, carefully printed, fixed. 1
Pour les deux auteurs, la photographie révèle une autre réalité du monde, inaccessible à l’œil
humain, de l’ordre d’un « inconscient optique », pour reprendre les termes de Walter
Benjamin :
La nature qui parle à l’appareil photographique diffère de celle qui s’adresse à l’œil ; elle est autre,
avant tout parce qu’au lieu d’un espace consciemment élaboré par des hommes, c’est un champ
tramé par l’inconscient. Il n’est a priori pas rare que l’on puisse rendre compte de la démarche des
gens par exemple, ne serait-ce que grossièrement. Or, pour autant, on ne sait rien, précisément de leur
mouvement à la fraction de seconde où ils « allongent le pas ». Grâce à ses moyens d’action – ralentis,
agrandissement – , la photographie met en évidence pour la première fois cet inconscient optique,
comme la psychanalyse nous familiarise avec l’inconscient pulsionnel. 2
C’est bien cet inconscient optique, cette antichambre du film à succès ou de la presse à
scandale, que dévoile, tel un repoussoir, l’écriture photographique de The Big Money ou The
Ascent of F6. À la lumière aveuglante et presque mortifère des projecteurs (« flashlights »,
« glare ») s’oppose, par échos intra-textuels, celle de la satire (« searchlights ») qui explore
(« search ») le langage pour démonter la mécanique bien huilée de cette « usine à rêves »
qu’est l’Amérique de Hollywood où l’on ne sait plus vivre que par procuration.
Toute cette mythologie habite, hante et grise Michael Ransom qui s’est déjà auto-érigé
au rang des idoles dignes de Valentino avant même d’avoir commencé l’ascension du mont
F6. Comme beaucoup d’autres jeunes gens de sa génération conditionnés par des images et un
discours rabâchés au quotidien dans la presse populaire, il rêve de célébrité, d’argent,
1
Christopher Isherwood. The Berlin Novels : Mr Norris Changes Trains, Goodbye to Berlin. Op. cit., p. 243.
Walter Benjamin. Petite histoire de la photographie. [1931] Traduit de l’allemand par Lionel Duvoy. Paris :
Éditions Allia, 2012, pp. 17-18.
2
302
d’adulation et de pouvoir. Méprisant et condescendant (« Have you loathed them, and even as
you were loathing them, begun to like it all? », F6, II, 1, p. 329), il sait que la foule aveugle le
suivra, libérée de la peur de devoir penser et agir par elle-même. Cette forme d’anti-héroïsme,
vertigineuse et terrifiante, l’abbé du monastère la dénigre en pointant l’orgueil de Ransom
sans pour autant parvenir à le convaincre de renoncer à la folie de son ambition :
Abbot. Your temptation, Mr Ransom, is written in your face. You know your powers and your
intelligence. You could ask the world to follow you and it would serve you with blind
obedience; for most men long to be delivered from the terror of thinking and feeling for
themselves. And yours is the nature to which those are always attracted in whom the desire for
devotion and self-immolation is strongest.
F6, II, 1, p. 327.
Symbole de la clairvoyance et de la raison, l’abbé tient du sage antique capable de cerner les
maux qui enveniment la cité, et ses remarques sonnent comme un avertissement qui, toutefois,
restera vain. Par ailleurs, l’abbé est également une figure parodique du psychanalyste et même
du poète, son discours reflétant la conception qu’avait Auden de la psychologie et de l’art
dans les années 1930. En effet, comme le poète, l’abbé fait un simple état de la situation et de
la condition de Michael en se gardant bien de lui donner le moindre conseil. Il constate, sans
jugement, pour éclairer le héros en le laissant libre de ses choix, et donc, aussi, libre de se
fourvoyer dans ses illusions :
The task of psychology, or art for that matter, is not to tell people how to behave, but by drawing
their attention to what the impersonal unconsciousness is trying to tell them, and by increasing their
knowledge of good and evil, to render them better able to choose, to become increasingly morally
responsible for their destiny. […] You cannot tell people what to do, you can only tell them
parables; and that is what art really is, particular stories of particular people and experiences, from
which each according to his immediate and peculiar needs may draw his own conclusions. (PI, p. 103)
3 De l’hystérie collective au deuil public
La foule, cependant, ne peut pas suivre ses idoles, ou du moins, pas longtemps, car ils
s’autodétruisent dans leur quête de gloire. Rudolph Valentino meurt très rapidement, à trente
303
et un ans, en 1926, et ses obsèques entraînent encore plus de débordements que toutes ses
apparitions publiques. Sa dernière fête ne peut avoir lieu car les hordes sont déchaînées dans
la cité :
Rudolph Valentino was only thirtyone when he died.
His managers planned to make a big thing of his highly-publicized funeral but the people in the
streets were too crazy.
While he lay in state in a casket covered with a cloth of gold, tens of thousands of men,
women, and children packed the streets outside. Hundreds were trampled, had their feet hurt by
policehorses. In the muggy rain the cops lost control. Jammed masses stampeded under the clubs and
the rearing hoofs of the horses. The funeral chapel was gutted, men and women fought over a flower, a
piece of wallpaper, a piece of the broken plateglass window. Showwindows were burst in. Parked cars
were overturned and smashed.1
La manifestation urbaine vire ici à l’anarchie (« the cops lost control », « women fought »), et
le texte, saturé en participes passés renvoyant au champ sémantique de la destruction
(« trampled », « hurt », « Jammed masses », « gutted », « broken », « overturned and
smashed »), braque les projecteurs linguistiques sur la désintégration de la foule. Ce spectacle
évoque la violence des répressions les plus sanglantes visant à mater et assujettir une masse
incontrôlable. Sur les troubles publics occasionnés par les premières idoles du grand écran, on
renverra au portrait que Roland Barthes dresse de Greta Garbo dans Mythologies :
Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules dans le
plus grand trouble, où l’on se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où
le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on ne pouvait ni atteindre ni abandonner.
Quelques années avant, le visage de Valentino opérait des suicides ; celui de Garbo participe
encore du même règne d’amour courtois, où la chair développe des sentiments mystiques de
perdition.2
Aucunement rédempteur, le héros-idole devient fauteur de trouble malgré lui, et tous les
espoirs projetés en lui renforcent paradoxalement le sentiment de malaise que les citoyens
cherchaient à fuir. Vivant ou mort, l’idole enflamme des foules hystériques et donne lieu à des
scènes qui ne sont jamais véritablement festives.
1
2
John Dos Passos. The Big Money, USA. Op. cit., p. 885.
Roland Barthes. Mythologies. Paris: Seuil, 1957, p. 65.
304
Ironiquement, le sort de Michael Ransom est différent – et sans doute plus tragique
encore – dans la mesure où il meurt avant même d’être devenu un héros. La fête publique
donnée en son honneur n’aura pas lieu, et son dernier monologue, inspiré de la deuxième
scène du troisième acte de King Lear, le pose en antihéros misanthrope animé de pulsions
meurtrières :
Blow, winds, and crack your cheeks! Rage, blow!
You cataracts and hurricanes, spout
Till you have drenched our steeples, drowned the cocks!
You sulfurous and thought-executing fires,
Vaunt-couriers of oak-cleaving thunderbolts,
Singe my white head! And thou, all-shaking thunder,
Smite flat the thick rotundity o' th' world,
Crack nature’s molds, all germens spill at once
That make ingrateful man!
King Lear, III, 2, 1-9.1
O senseless hurricanes,
That waste yourselves upon the unvexed rock,
Find some employment proper to your powers,
Press on the neck of Man your murdering thumbs
And learn real gratitude!
F6, II, 4, pp. 344-345.
Dans un dernier sursaut de rage, Michael Ransom apostrophe les forces de la nature (« O
senseless hurricanes ») et se pose ainsi, comme Lear, en Prométhée arrogant prêt à rivaliser
avec les puissances divines, avant que la parodie du texte de Shakespeare ne le ridiculise.
Idole déchue avant même d’avoir connu son heure de gloire, Michael finit seul et plus fou
encore que le roi Lear. Il agonise sur un mont qui reste sans nom, réduit à une lettre et un
simple chiffre (F6 2), version administrative dévoyée du Golgotha ou du Mont Caucase où
Zeus condamne, enchaîne et torture Prométhée. Rongé par son orgueil, il meurt dans une
1
William Shakespeare. King Lear. Trad. Armand Robin. Paris : Flammarion, 1995, p. 222.
F6 est un mont fictif inspiré du K2 qui, lui, a également d’autres noms (Qogir Feng, mont Godwin-Austen,
Chogori ou Dapsang). C’est le deuxième plus haut sommet du monde après l’Everest.
2
305
indifférence totale, sa disparition étant annoncée par des voix anonymes qui ne mentionnent
pas même son nom une fois le rideau tombé :
CURTAIN
[The STAGE-BOXES remain darkened. A voice from each is heard, in duet. They are like people
speaking in their sleep.]
Left Box.
No news
Right Box.
Useless to wait
Too late
Their fate
We do not know
Snow on the pass
Alas
Nothing to report
Caught in the blizzard
Fought through the storm;
Warm in our beds we wonder
Thunder and hail
Will they fail? Will they miss their success?
Yes. They will die
We sigh. We cannot aid
They fade from our mind
They find no breath
But death.
F6, II, 4, p. 345.
Cet enchaînement stichomytique de répliques à caractère minimaliste contraste avec la prose
hypotactique foisonnante de Dos Passos lorsqu’il évoque les funérailles de Valentino. Les
deux textes traitent le même thème à la même époque, mais ils abordent la question de la mort
et du deuil de l’idole publique de façons antithétiques et complémentaires. Alors que la satire
de Dos Passos cible l’effet aliénant du mythe sur la foule, celle d’Auden et Isherwood
s’attache à dire l’indifférence générale au sort d’autrui. Michael Ransom est noyé dans
« they » référant à l’ensemble des membres de l’expédition, et l’annonce de sa mort est
dépourvue de tout versement dans le pathétique. Inspiré des formules lapidaires, antiélégiaques, des télégrammes, le dialogue est neutre, purement informationnel, sans toutefois
occulter le point de vue cynique des dramaturges qui transparaît derrière des remarques aussi
anodines que « Warm in our beds we wonder » ou « They fade from our mind ». La rapidité
306
avec laquelle le héros sort de la scène publique est sidérante et laisse le spectateur sans voix.
La résolution de la pièce déroute par son aspect abrupt et son traitement anti-dramatique :
aucunement mise en scène, la mort est désincarnée (on ne voit pas le corps de Michael),
évacuée hors-scène et expédiée en quelques mots provenant des coulisses et retentissant sans
émotion aucune sur un rideau baissé.
Étonnamment, le thème du deuil public revient dans l’épilogue de la pièce (acte II,
scène 5) qui a déstabilisé plus d’un spectateur et d’un metteur en scène dans la mesure où il
s’agit d’une suite imaginaire, d’un rêve faisant revenir tous les morts disparus au cours de
l’expédition. Le fantôme de Michael Ransom se retrouve auprès de sa mère dans un fantasme
étrange où c’est son frère, James, et non lui, qui fait l’ascension du mont F6. James, toutefois,
ne meurt pas au cours de l’expédition, mais à la suite d’une altercation avec Michael luimême durant d’une partie d’échecs :
James.
Ransom.
James.
Ransom.
James.
Chorus.
Check !
[looking for the first time towards the summit and seeing the Figure].
Look!
Mate ! I’ve won !
[The Figure shakes its head.]
[his eyes still fixed upon it]. But was the victory real?
[half rises to his feet, totters; in a choking voice]. It was not Virtue – it was not
knowledge – it was Power! [Collapses]
What have you done ? What have you done?
You have killed, you have murdered her favorite son!
F6, II, 5, p. 349.
Cette mort est comique, et les indications scéniques sont claires (« [(They) behave in general
like the Marx brothers] », F6, II, 5, p. 349) : la scène relève de la farce et rappelle l’humour
absurde, parfois teinté de burlesque, des frères Marx. Le personnage qui prend la forme du
démon (« the Figure ») est une caricature grotesque de l’inconscient de Michael qui, dans son
rêve, tue son frère dont il était jaloux (« her favorite son ») pour retrouver un rapport
fusionnel avec sa mère. Auden et Isherwood s’amusent ici avec les concepts de la
psychanalyse qu’ils s’ingénient à tourner en dérision. L’écriture du deuil verse ensuite dans le
307
tragi-comique, non sans évoquer le cynisme de Dos Passos dans son évocation des obsèques
de Valentino :
Stagmantle.
The whole of England is plunged into mourning for one of her greatest sons ; but it
is a sorrow tempered with pride, that once again Englishmen have been weighed in the
balance and not found wanting.
Isabel.
At this hour, the thoughts of the whole nation go out to a very lonely woman in a
little South country cottage; already a widow and now a bereaved mother.
F6, II, 5, p. 349-50.
Lord Stagmantle et Lady Isabel Welwyn sont des caricatures de la classe dirigeante anglaise
conservatrice qui tient le pays dans l’inertie et prône des valeurs désuètes aux yeux des jeunes
intellectuels des années 1930. Leur discours, qui parodie à outrance la rubrique nécrologique
des journaux populaires, est aux antipodes de l’annonce de la mort de Michael dans la scène
précédente. Leur prose verse dans un patriotisme ronflant et facile (« The whole of England »,
« the whole nation », « a sorrow tempered with pride ») témoignant en creux du sentiment de
supériorité d’une aristocratie dont les ambitions impérialistes restaient élevées dans la période
de l’entre-deux-guerres, malgré le déclin de l’empire. On citera, pour éclairer ce point, les
conseils de mise en scène que Yeats avait donnés au Group Theatre pour mettre davantage en
accusation les prétentions de l’establishment anglais :
Yeats, who as an Irishman was acutely aware of the imperialist implications of Ransom’s venture,
suggested to Rupert Doone that the Group Theatre’s production should make Mrs Ransom
appear in the final tableau as ‘Britannia from the penny’: an excellent stage image which would
have connected the play’s ‘private’ fantasy of the powerful, devouring mother with the ‘public’
imperialist iconography of Britannia, the Mother Country who rules the waves by sacrificing her
sons.1
Or c’est précisément dans le cadre de cette satire virulente, véhiculée par le
truchement de parodies qui basculent volontiers dans le burlesque, qu’apparaît pour la
première fois, à la suite de la mort imaginaire de James, le poème le plus célèbre d’Auden –
1
Janet Montefiore. Men and Women Writers of the 1930s. London: Routledge, 1996, pp. 90-91.
308
ou tout du moins ses deux premiers quatrains1 –, poème mentionné aujourd’hui dans presque
toutes les anthologies de poésie anglaise sous le titre de « Song » ou « Funeral Blues » :
[A Blues. Monks enter with a stretcher, James’ body is carried in slow procession round the
stage and away into darkness.]
Stagmantle and Isabel.
Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.
Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message: He is dead.
Put crepe bows round the white necks of the public doves.
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.
F6, II, 5, p. 350.
Les critiques oublient souvent que ce poème n’est au départ qu’une parodie de funérailles
publiques en grande pompe. Ces vers héroï-comiques trahissent la prétention de Stagmantle et
d’Isabel qui souhaitent organiser des obsèques publiques (« the public doves », « Scribbling
on the sky the message : He is dead ») dignes de celles d’une grande figure nationale (un roi
ou une personne célèbre comme Valentino) pour un personnage sans importance, mort
sottement au cours d’une partie d’échecs. Le bon déroulement de l’événement est assuré par
la présence de la police elle-même en deuil (« policemen wear black »). Cette anti-élégie
confine au grotesque avec les pigeons en nœud papillon (vers 6) et l’introduction d’images
aussi insolites et antipoétiques que l’os à moelle que l’on donne aux chiens pour les empêcher
d’aboyer (vers 2). Les agents de la circulation déguisés en pleureuses (« black cotton
gloves ») ajoutent une touche carnavalesque à l’ensemble.
Les nombreuses injonctions autoritaires des deux représentants de la classe dirigeante
(« Stop », « cut off », « Prevent », « Silence », « Bring out », « Put ») rappellent la rhétorique
des autorités politiques ou des dictateurs qui mènent leur pays d’une main de fer et pensent
même, dans la folie de leur hybris, pouvoir contrôler le temps (« Stop all the clocks ») et
1
Ce texte fut ensuite publié sous sa forme definitive dans Another Time en 1940.
309
dominer le monde public pour satisfaire leurs lubies (« Let aeroplanes circle moaning
overhead »). Bien évidemment, libéré de ce contexte, ce poème devient extrêmement
émouvant en ce qu’il exprime la peine et la perte d’un locuteur endeuillé, incapable de dire sa
douleur si ce n’est par le biais d’images absurdes télescopant le public et le privé dans un
monde qui ne fait plus sens puisque tous ses repères étaient associés à l’être aimé disparu
(« He was my North, my South, my East and West / My working week and my Sunday rest,
[…] », CP, p. 141). Mais dans le cadre de The Ascent of F6, ces quatrains dénoncent
indirectement l’indifférence et l’égoïsme de l’establishment. Ces vers ne rendent en rien
hommage au défunt dont le nom n’est pas mentionné, et dont aucune qualité, physique ou
morale, n’est évoquée. Ils pourraient servir pour n’importe quel enterrement, trahissant ainsi
l’hypocrisie d’une classe dirigeante qui traite ses citoyens comme des biens de consommation,
y compris lors de leurs obsèques où tout est calculé et calibré dans une perspective de
rendement maximal :
And Gunn, of course, will drive the motor-hearse :
None could drive it better, most would drive it worse.
He’ll open up the throttle to its fullest power
And drive him to the grave at ninety miles an hour.
F6, II, 5, p. 351.
II Money, Money, Money
1 Fêtes mécaniques
Si les fantasmes de fête publique donnent paradoxalement lieu à une poétique nouvelle
et déroutante, voire comique, du deuil dans The Ascent of F6, dans The Dog Beneath the Skin
(1935), les débordements festifs évoquent en toile de fond les soirées faussement joyeuses des
310
grands romans de l’entre-deux-guerres de Francis Scott Fitzgerald ou Evelyn Waugh. Aussi,
certaines scènes de la pièce d’Auden et Isherwood méritent-elles d’être étudiées en parallèle
avec des extraits de The Great Gatsby (1926) ou Vile Bodies (1930) afin de mieux cerner les
enjeux paradoxaux d’une poétique inédite de la fête toujours soutenue par une esthétique de la
crise et annonçant en filigrane la catastrophe imminente de la Seconde Guerre mondiale.
Toute fête a un coût, et certains ne lésinent pas sur les moyens pour organiser de
somptueuses soirées. The Dog Beneath The Skin1 (1935) relate les tribulations d’un villageois,
Alan Norman, parti à la recherche d’un certain Sir Francis Crewe. La quête du personnage
introuvable sert de fil conducteur d’une revue à sketches qui fait le tour de la situation en
Europe. Au début du troisième acte, après un long périple, ce campagnard accompagné de son
chien arrive dans une ville («[A man and a dog entering a city : They are approaching a
center of culture] », DBS, p. 117) en pleine effervescence capitaliste. Les vitrines décrites par
le chœur juste avant la première scène reflètent l’aisance dans laquelle se complaît la société
de consommation :
They have passed up the parade, the site of shops:
Goods are displayed: behind plate glass
One satin slipper austerely arranged
On an inky background of blackest velvet:
A waxen sandboy in skiing kit
Dumb and violet among vapour lamps.
High in the air, in empty space,
Five times a minute a mug is filled
And in ten-foot letters, time after time,
Words are spelt out and wiped away.
DBS, III, chorus, p. 118.
Ces quelques vers servent de mise en abyme proleptique de la fête qui aura lieu au Nineveh
Hotel juste après (III, 1). Ils posent le décor et introduisent le ton des réjouissances à venir.
Les produits dernier cri de la cité moderne sont mis en valeur en focalisation externe, et les
voix passives (« are displayed », « arranged », « is filled », « are spelt and wiped away») sans
1
On utilisera l’édition suivante: W.H. Auden, Christopher Isherwood. The Dog Beneath the Skin or Where is
Francis?. London: Faber, [1935], 1968.
311
complément d’agent sonnent comme des didascalies étranges dans un monde en train de se
mécaniser, où l’homme est relégué hors-scène. La syntaxe est simple, essentiellement
paratactique, et les suites nominales sont autant de mises en relief stylistiques de chaque
produit de luxe (« One satin slipper », « A waxen sandboy in skiing kit », « a mug ») présenté
dans une vitrine digne des boutiques les plus chics de Bond Street, Sloane Square ou Fifth
Avenue. L’aspect étrange, voire dérangeant, de cette description, tient au fait que les topoï du
merveilleux sont associés à une esthétique du deuil et de la perte. La magie du monde
moderne, celle de l’électricité et des nouveaux systèmes mécaniques facilitant le quotidien des
ménagères (« Five times a minute a mug is filled »), est vantée non comme dans une publicité,
mais dans un cadre figé (« plate glass », « waxen », « Dumb ») dont l’austérité (« austerely »)
et les couleurs sombres (« blackest velvet ») évoquent la solennité d’une veillée funèbre.
Symbole d’une crise au cœur de la cité des arts, le marchand de sable est changé en un
mannequin de cire (« A waxen sandboy »). D’ordinaire associé à la joie (« as happy as a
sandboy »), et à l’émerveillement, ce personnage fabuleux qui, dans les contes pour enfants,
laisse tomber du sable sur les yeux des gens pour les endormir, est ici grotesquement affublé
d’une combinaison de ski qui détonne dans ce contexte. Version dégradée et comique du
poète, il augure une esthétique de la crise et de l’évidement (« empty space ») qui affecte la
cité jusqu’au cœur du langage (« Words are spelt out and wiped away »), esthétique
caractéristique de l’œuvre de Fitzgerald, comme l’illustre ce court extrait dépeignant les
préparatifs des soirées somptueuses de Gatsby :
Every Friday five crates of oranges and lemons arrived from a fruiterer in New York – every Monday
these same oranges and lemons left his back door in a pyramid of pulpless halves. There was a machine
in the kitchen which could extract the juice of two hundred oranges in half an hour if a little button was
pressed two hundred times by a butler’s thumb.
At least once a fortnight a corps of caterers came down with several hundred feet of canvas and
enough coloured lights to make a Christmas tree of Gatsby’s enormous garden. On buffet tables,
garnished with glistening hors-d’oeuvre, spiced baked hams crowded against salads of harlequin
designs and pastry pigs and turkeys bewitched to a dark gold. In the main hall a bar with a real brass rail
was set up, and stocked with gins and liquors and with cordials so long forgotten that most of his female
1
guests were too young to know one from another.
1
Francis Scott Fitzgerald. The Great Gatsby. Op. cit., p.26.
312
Écrit sous le signe du trop, du trop-plein, ce passage s’inscrit dans l’ordre et le
désordre du pluriel, de la multitude indifférenciée. Qui dit surabondance et surenchère, dit
aussi accumulation, empilement et entassement (« crowded », « stocked ») dans une économie
de l’étalage, voire du catalogue des biens et des richesses comme exposés en vitrine. D’où les
marqueurs du pluriel (« oranges and lemons », « buffet tables », « hams », « pastry pigs and
turkeys », « gins and liquors », etc.) et les chiffres (« five crates », « two hundred oranges »,
« several hundred feet ») que l’on retrouve dans l’évocation de l’hôtel de luxe où débarque
Alan dans The Dog Beneath the Skin :
And now they reach the Nineveh Hotel ;
Consider this hotel: its appointments and fittings:
Five hundred bedrooms, with h and c,
Three hundred bathrooms: 375 W.Cs.:
Inspect the dining-hall: seating 2000:
The waiters scuttling from side to side
Like goldfish feeding the valuable people:
Admire the shining silver and cutlery
DBS, III, chorus, p. 119.
Auden et Fitzgerald choisissent une syntaxe simple, articulée par les coordonnants « and » ou
« with » visant à privilégier l’additif. Les énumérations et accumulations prennent ici les
dimensions d’une véritable incantation à Mammon. La mise en scène des fêtes de Gatsby est
mécanique, scandée par les marqueurs de la répétition (« Every Friday », « every Monday »,
« once a fortnight ») et met en avant un spectacle de mauvais goût (« spiced baked hams
crowded against salads of harlequin designs ») où le merveilleux côtoie le grotesque (« a
Christmas tree of Gatsby’s enormous garden ») ; spectacle déroutant que l’on retrouve
également dans les comparaisons d’Auden (« The waiters scuttling from side to side / Like
goldfish »). L’esthétique de l’éclat et du vernis (« glistening hors-d’œuvre » ; « shining silver
and cutlery», vers 8) véhicule la satire d’une cité sans valeurs où les magnats du capitalisme
(« the valuable people », vers 7) dominent un monde terne (« pulpless ») qui s’évide, à
313
l’image des oranges et citrons pressés en masse pour alimenter les soirées de Gatsby et que
l’on retrouve sous forme d’écorces vides, entassées en pyramide (« a pyramid of pulpless
halves ») devant l’entrée de service le lundi matin, après les festivités. Comme dans la vitrine
évoquée par le chœur dans The Dog Beneath the Skin, la modernité et la magie de l’électricité
sont introduites dans des structures passives inspirées du fordisme et du taylorisme (« a mug
is filled », vers 8 ; « a little button was pressed two hundred times by a butler’s thumb ») qui
disent le délitement de l’humain (soit omis, soit réduit par synecdoque à un membre du corps
mécanisé : « thumb ») au cœur d’une cité où même les fêtes sont les produits de mécanismes
bien huilés, ou, pour le dire avec Adorno :
Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui
veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. Mais
l’automatisation a pris en même temps un tel pouvoir sur l’homme durant son temps libre et sur
son bonheur, elle détermine si profondément la fabrication des produits servant au
divertissement, que cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la
reproduction du processus du travail lui-même. Le prétendu contenu n’est plus qu’une façade
défraîchie ; ce qui s’imprime dans l’esprit de l’homme, c’est la succession automatique d’opérations
standardisées. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter
pendant les heures de loisirs.1
Le discours d’Auden et de Fitzgerald se fait alors moralisateur et ne cherche qu’à
stigmatiser une société pervertie, inscrite sous le signe d’une bacchanale permanente, non
sans rappeler le climat de désespoir qui pèse sur les nombreuses parties de Vile Bodies où la
rhétorique de la fête à répétition, posée comme « succession automatique d’opérations
standardisées », selon la formulation d’Adorno, présage funestement de la Seconde Guerre
mondiale. On relira l’un des extraits les plus célèbres du roman d’Evelyn Waugh :
‘… I don’t know if it sounds absurd,’ said Adam, ‘but I do feel that a marriage ought to go on – for
quite a long time, I mean. D’you feel that too, at all?’
‘Yes, it’s one of the things about a marriage!’
‘I’m glad you feel that. I didn’t quite know if you did. Otherwise it’s all rather bogus, isn’t it?’
‘I think you ought to go and see papa again,’ said Nina. ‘It’s never any good writing. Go and
tell him that you’ve got a job and are terribly rich and that we’re going to be married before Christmas!’
‘All right. I’ll do that.’
1
Theodor Adorno. Kulturindustrie. [1947] Traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz. Paris : Allia, 2012, pp. 4142.
314
‘… D’you remember last month we arranged for you to go and see him the first time? … just
like this … it was at Archie Schwert’s party …’
‘Oh, Nina, what a lot of parties.’
(… Masked parties, Savage parties, Victorian parties, Greek parties, Wild West parties,
Russian parties, Circus parties, parties where one had to dress as somebody else, almost naked parties in
St John’s Wood, parties in flats and studios and houses and ships and hotels and night clubs, in
windmills and swimming-baths, tea parties at school where one ate muffins and meringues and tinned
crab, parties at Oxford where one drank brown sherry and smoked Turkish cigarettes, dull dances in
London and comic dances in Scotland and disgusting dances in Paris – all that succession and repetition
of massed humanity … Those vile bodies …) 1
C’est ici dans le cadre d’une parenthèse que le narrateur omniscient cumule les groupes
nominaux complexes, les pluriels et les répétitions (le mot « parties » revient douze fois dans
la parenthèse), dans une suite qui se veut interminable et mime stylistiquement les cercles de
l’Enfer de Dante, pour dire la perte des deux antihéros, Adam Fenwick-Symes et Nina – et
dire, au sens large, la perte de la jeunesse dorée (« Bright Young Things ») de l’entre-deuxguerres. Paradoxalement, la rhétorique de l’accumulation exprime le vide et l’angoisse d’un
monde qui ne fait plus sens, dans lequel les valeurs, à l’exemple de celles du mariage, sont
remises en question (« ‘… I don’t know if it sounds absurd,’ said Adam, ‘but I do feel that a
marriage ought to go on – for quite a long time, I mean.’ »).
Comme l’illustre le rythme effréné de la phrase de Waugh qui s’emballe en crescendo,
la fête n’est qu’une échappatoire trompeuse relevant de l’esquive et happant la jeunesse dans
un monde qui sonne faux (« bogus »). Tout n’est que simulacre, y compris les fêtes qui, in
fine, n’ont rien d’authentiquement festif, ni même de dépravé. Si le titre du roman fait
référence à la bassesse et à la dégradation du corps dans le péché2, les critiques s’accordent
sur le fait que les corps des personnages de Waugh n’ont rien de vil, et Richard Jacobs
précise, dans son introduction au roman, que la plupart des fêtes y sont d’un ennui
incommensurable :
1
Evelyn Waugh. Vile Bodies. London: Penguin, 1930, p. 104.
Le titre fait allusion à l’épître au Philippiens dans la Bible : « Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux,
d’où nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ, qui transfigurera notre corps de
misère pour le conformer à son corps de gloire » (Ph 3 :21, La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1698).
2
315
The title suggests titillation (albeit, more mutedly, serious matters like the burial service) and the
impression the novel has generated since its first reception is of a welter (Waugh’s word) of
unconstrained hedonism. But even allowing for sexual standards obtaining then in novels there is
remarkably little sex in Vile Bodies. […] These aren’t vile – indeed they seem curiously childlike,
presexual.
And the parties. Waugh’s diaries, recording parties he attended back visiting Oxford as well as
London, make it clear that these featured the kind of physical, sweaty unpleasantness that is signally
absent from the novel. […] The Vile Bodies parties record people not really partying, or partying
just out of camera-angle. Boredom or affected boredom is characteristic. The novel’s first party
(there are, in fact, very few) is ‘repulsive’ according to gossip-columnist guest. The novel’s main male
character notably falls asleep during it – twice. […] Copious quantities of drink are consumed – but
only one character is more or less permanently drunk and he is by definition not a bright young partygoer.1
Cette même esthétique de la fête dévoyée, du masque figé dans l’ennui, imprègne les salons
du Nineveh Hotel dont les clients et le personnel semblent parfois tout droit tirés de certaines
scènes de Vile Bodies.
2 Nineveh Hotel : un joyeux bordel ?
Dans la deuxième scène du troisième acte de The Dog Beneath the Skin, la première
didascalie plante le décor d’une fête se déroulant dans la salle de restaurant du Nineveh Hotel
et incluant un spectacle de cabaret (« [The restaurant of the Nineveh Hotel. In the foreground
are tables with diners: including Alan and the Two Journalists. In the background is a small
stage for cabaret.] », DBS, p. 124). Cependant, la tonalité festive est d’emblée contrariée par
la suite de la didascalie qui fait avorter tout espoir de scène de joie (« [The entire setting of
this scene should convey an impression of brutal, noisy vulgarity and tasteless
extravagance] », DBS, p. 124), et le meilleur adjectif pour qualifier l’ensemble de cette scène
est à l’évidence celui qui revient si souvent sous la plume d’Evelyn Waugh dans Vile Bodies :
« bogus » (« simulacre », « faux-semblant », « succédané »). La joie est « fausse » au Nineveh
Hotel que l’argent a changé en un triste bordel.
1
Evelyn Waugh. Vile Bodies. Op. cit., pp. xix, xx.
316
À son tour, le Nineveh Hotel devient vite la vitrine vulgaire du capitalisme sauvage de
l’entre-deux-guerres. Aucun thème ne fédère le déroulement de la soirée qui manque souvent
de tomber dans le registre de l’absurde. Les indications scéniques sont claires : les
personnages sont réduits à des voix (« Voices », DBS, p. 124), et le spectateur ne peut capter
que quelques bribes de leurs remarques insipides déclamées avec emphase (« What I say is :
damn a man with holes in his pyjamas ! / Darling, you look wonderful tonight », DBS, p.
124). L’accent ici est celui, emprunté, de la haute société britannique et européenne, et les
repères sont ceux des aristocrates ou des nouveaux riches qui affichent leur fortune en parlant
de leurs investissements (« I bought five yards », p. 126 ; « I wanted to ask your advice about
a picture I’ve just bought », p. 129 ), de leurs voyages (« I’m flying next week to the
Bahamas », p. 124 ; « The customs officer was perfectly sweet about it », p. 126) ou de leurs
lieux de villégiature (« Le Touquet was lousy this year », p. 124). Ces quelques répliques,
empreintes d’un humour caustique1 proche de celui d’Evelyn Waugh ou d’Edith Wharton qui
dénigre l’ignorance grossière de l’élite financière, suffisent pour comprendre qu’Alan est
entouré des magnats du capitalisme, et il ne parle plus car il ne maîtrise pas les codes des
« grands de ce monde ».
Personne n’écoute le chant patriotique mièvre et ronflant de Madame Bubbi dont les
sous-entendus grivois explicites (« He may be rough and tough / But he surely is hot stuff /
And he’s tender, to-me-tender, / He’s my only joy », pp. 125-126) servent d’introduction à la
représentation grotesque des « Nineveh Girls ». Cette scène de cabaret surprend en raison du
décalage qui s’instaure entre les didascalies et le contenu des paroles des diverses chansons.
1
On citera l’un des passages les plus comiques de cette scène (DBS, p. 130) :
A.E. [standing up, evidently very much excited]. Do you know, Mr, er Desmond … it’s a very remarkable thing,
very remarkable indeed … this picture is a Rembrandt!
Desmond. Are you sure of that?
A.E. Quite positive. There can be no doubt whatever.
[…]
Desmond. Do you think Mr Rembrandt would paint me another one like it?
A.E. [smiling]. No, he couldn’t, I’m afraid. He’s dead.
Desmond. Oh, he’s dead, is he? I am sorry! I must send some flowers. What did he die of?
317
Le mythe de la fille de joie qui procure mille plaisirs est brisé par la forme du spectacle. En
effet, le décor est exempt de toute forme de sensualité, la lumière est crue, la musique criarde
(« [Crude lighting. Rowdy music] », p. 126), et les filles désérotisées sont comparables aux
mannequins de cire (« a waxen sandboy », p. 118) et aux automates de la vitrine décrite dans
la scène précédente (« [All that is mechanical, shallow, silly, hideous and unbearably
tragic] », p. 126). L’effet est troublant : les « Nineveh Girls », elles aussi, sont des biens de
consommation que l’on pourrait facilement choisir dans un catalogue :
Old girls, bold girls,
Shy girls, fly girls,
Kiss-girls, sis-girls,
Lean girls, do-you-get-what-I-mean-girls, you
Only have to choose.
DBS, III, 2, p. 127.
La joie – et ici le sexe – se consomment comme n’importe quel produit, non sans ravir les
clients potentiels venus faire leur marché, qui ne manquent pas d’applaudir ce numéro :
[Applause. A solitary Diner with an eye-glass beckons the Waiter.]
Diner.
Waiter.
Diner.
Waiter !
At once, sir !
You want, sir ?
Bring me the third girl from the right.
DBS, III, 2, p. 127.
Le poète pastiche ensuite le style des slogans ou spots publicitaires vantant les qualités d’un
article :
We lift our legs for your masculine inspection,
You can admire us without our correction, we
Do this nightly,
We hope you’re not unsightly
Or all our labours are vain!
La satire est d’autant plus cinglante que les nouveaux riches n’ont plus aucun sens de
l’éthique. La prostitution est incluse dans les services proposés par l’hôtel, et l’un des clients,
tout de suite intéressé, fait son choix dans le menu proposé par le serveur :
318
Waiter. Will you have her roast, sir,
Or on Japanese Toast, sir?
With Sauce Allemagne, sir,
Or stewed in white wine, sir?
DBS, III, 2, p. 128.
La métaphore culinaire est à la fois comique et d’un goût douteux, et la scène est grotesque en
ce qu’elle participe de plusieurs genres qui se recoupent (comédie musicale, opéra bouffe,
farce, satire, tragédie) pour donner naissance à un tout informe où l’argent déshumanise et
aliène les hommes dans un hôtel devenu le centre névralgique de la cité moderne.
Le comportement des clients concupiscents et vulgaires du Nineveh Hotel rappelle par
ailleurs celui des hommes d’affaires allemands ralliés au nazisme après l’incendie du
Reichstag de février 1933, dont Isherwood dénonce l’arrogance et la suffisance dans certaines
scènes en focalisation externe (« I am a camera ») de ses nouvelles berlinoises:
They smiled approvingly at these youngsters in their big, swaggering boots who were going to upset
the Treaty of Versailles. They were pleased because it would soon be summer, because Hitler had
promised to protect the small tradesmen, because their newspapers told them that the good times were
coming. They were suddenly proud of being blonde. And they thrilled with a furtive, sensual
pleasure, like schoolboys, because the Jews, their business rivals, and the Marxists, a vaguely defined
minority of people who didn’t concern them, had been satisfactorily found guilty of the defeat and the
inflation, and were going to catch it. 1
Dans Mr Norris Changes Trains (1935), au moment même où l’on commence à traquer les
Juifs et les communistes, certaines prostituées, dont un exemple est le personnage d’Olga,
spécialisée dans les services sadomasochistes, échappent à la persécution grâce à leurs clients
nazis haut placés :
So many of them were dead or in the concentration camps. […] I asked what had become of Anni. Otto
didn’t know. He’d heard she was with Werner Baldow again. What else could you expect ? He wasn’t
even bitter ; he just didn’t care. And Olga ? Oh, Olga was doing finely. That remarkable business
woman had escaped the clean-up through the influence of one of her customers, an important
Nazi official. Others had begun to go there now. Her future was assured. 2
1
2
Christopher Isherwood. The Berlin Novels : Mr Norris Changes Trains, Goodbye to Berlin. Op. cit., p. 222.
Ibid., p. 227.
319
Il plane sur le Nineveh Hotel l’atmosphère délétère et sordide d’un bordel berlinois fréquenté
par de riches clients nazis pris dans les rouages d’une machine infernale qui consomme
l’humanité avant de l’anéantir.
Ces derniers nababs du capitalisme (pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de
Fitzgerald, The Last Tycoon) seraient-ils les descendants de Sanchérib, roi d’Assyrie – dont la
capitale était Ninive (« Nineveh ») –, et ennemi de Dieu ? Dans la Bible, Ninive, comme
Babylone, représente tout ce qui est corrompu, puissant et opposé à Dieu :
La parole de Yahvé fut adressée à Jonas, fils d’Amitaï : « Lève-toi, lui dit-il, va à Ninive, la grande
1
ville, et annonce leur que leur méchanceté est montée jusqu’à moi. » (Jonas 1:2)
Les Ninivites ont perdu tout sens du bien et du mal, et Jonas est envoyé pour les inciter à se
repentir. Ils le font et Dieu leur accorde sa miséricorde :
Et moi, je ne serais pas en peine pour Ninive, la grande ville, où il y a plus de cent vingt mille êtres
humains qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, ainsi qu’une foule d’animaux. (Jonas, 4 : 11)2
Mais dans The Dog Beneath The Skin, Alan Norman n’est qu’une version frelatée de Jonas, et
il ne cherche aucunement à entraîner les clients de l’hôtel sur la voie de la repentance. Il
profite du luxe avant de s’éclipser sans payer la note (pp. 153-154). Rien ne changera dans
cette cité fictive, nouvelle Babylone capitaliste – « la grande, la mère des prostituées et des
abominations de la terre » (Apocalypse 17 : 5) 3 –, préfigurant dès 1935 la Sodome
désincarnée, sordide et terrifiante de « City Without Walls ».
1
La Bible de Jérusalem. Op. Cit., p. 1357.
Ibid., p. 1359.
3
Ibid., p. 1795.
2
320
III « Going, going, gone ! Hurrah! »
1 « I have devised a marvellous machine »
Si l’argent corrompt et détourne la fête dans The Dog Beneath The Skin, dans The
Rake’s Progress (1951), il incarne, au départ, la foi en la vertu de la philanthropie. Le héros,
Tom Rakewell, espère réintroduire la joie au cœur de la cité en inventant une machine
extraordinaire qui lui permettrait de devenir le bienfaiteur du genre humain :
O Nick, I’ve had the strangest dream. I thought –
How could I know what I was never taught
Or fancy objects I have never seen? –
I have devised a marvellous machine,
An engine that converted stones to bread
Whereby all peoples were for nothing fed.
I saw all want abolished by my skill
And earth become an Eden of good-will.
RP, II, 3, p. 72.
En un tour de magie, son serviteur, Nick Shadow, exauce son vœu. Objet théâtral d’une rare
concentration symbolique, cette machine qui change les pierres en pain représente l’espoir
d’une émancipation par la technologie moderne. Tom est enthousiaste, l’ambiance est à la
fête. La scène tient de la foire, de la fête foraine, avec ses prestidigitateurs et ses marchands
de rêves. L’artifice est grossier, les truquages sont perceptibles («[(…) the audience see that
the mechanism is the crudest kind of false bottom] », RP, II, 3, p. 71), et seul Tom, naïf, se
laisse berner par l’illusion d’une utopie qui aurait sa place dans un conte pour enfants.
Dans une étude détaillée de la partition de Stravinski, Jean-Michel Vaccaro souligne
« la grande virtuosité rythmique du brillant finale »1 du deuxième acte. Le tempo rapide et la
tonalité (mi bémol majeur) rendent vivant le duo de Tom et Shadow (de « Thanks to this
1
J. Jacquot, J.-M. Vaccaro, M. Chimènes. The Rake’s Progress : Un opéra de Hogarth, Auden, Kallman et
Stravinsky. Paris : Éditions du CNRS, 1990, p. 108.
321
excellent device » à « the folly that pays dividents », RP, p. 73). Tom, « très exalté » 1 ,
s’emballe, il développe ses projets délirants de restauration du paradis perdu et de règne
éternel de la félicité (RP, p. 73) :
This engine Adam shall excite
To hallelujahs of delight
And ecstasy extreme
[…]
In secular abundant bliss.
Sous la baguette de Riccardo Chailly2, le cliquetis des rouages de la machine résonne tel un
tintement de clochettes un jour de fête3. Ces sonorités naïves et joviales abondent dans le sens
du champ lexical de la joie décliné sous toutes ses formes dans le livret (« excite »,
« hallelujahs of delights », « ecstasy extreme », « abundant bliss ») pour proposer une parodie
de l’Alléluia de la musique liturgique qui, ici, sonne faux. Musique et paroles se recoupent
pour railler l’immaturité et l’ingénuité du antihéros.
2 La débâcle
La machine à changer les pierres en pain n’est qu’une copie frelatée de la pierre
philosophale et du grand œuvre des alchimistes. Elle rappelle la double satire de l’imposture
des inventeurs de projets chimériques et de la crédulité de leurs victimes qui était déjà bien
établie sur la scène au temps d’Élisabeth I, et qui, un siècle plus tard, n’avait rien perdu de son
actualité si l’on en juge par la description des laboratoires de l’Académie de Lagado dans
Gulliver’s Travels :
In these Colleges, the Professors contrive new Rules and Methods of Agriculture and Building, and
New Instruments and Tools for all Trades and Manufactures, whereby, as they undertake, one Man shall
do the Work of Ten; a Palace may be built in a Week, of Materials so durable as to last for ever without
repairing. All the Fruits of the Earth shall come to Maturity at whatever Season we think fit to chuse,
1
En français dans le livret, RP, p. 73.
Ricardo Chailly, chef d’orchestre italien contemporain, a monté et enregistré The Rake’s Progress en 1984.
3
Stravinsky. The Rake’s Progress (Riccardo Chailly, London Sinfonietta). London: Decca, 1984.
2
322
and increase an Hundred Fold more than they do at present; with unnumerable other happy Proposals.
The only Inconvenience is, that none of these Projects are yet brought to Perfection; and in the mean
time, the whole Country lies miserably waste, the Houses in Ruins, and the People without food or
Cloaths.1
Dans cet extrait, les projets économiques et scientifiques ambitieux des académiciens
conduisent tous à une situation catastrophique, qui voit l’humanité régresser (« the whole
Country lies miserably waste ») en dépit des efforts menés pour faciliter la vie quotidienne
(« one Man shall do the Work of Ten »). La démesure fait de l’espèce humaine la race la plus
pernicieuse que la nature ait créée, ou, pour reprendre la diatribe virulente du roi de
Brobdingnag : « the most pernicious Race of odious Vermin that Nature ever suffered to
crawl upon the Surface of the Earth »2. En 1951, six ans seulement après l’armistice de la
Seconde Guerre mondiale, ces aberrations résonnaient à toutes les oreilles, la machine à pain
pouvant aussi évoquer, sur le mode du cynisme, les fours crématoires utilisés pour anéantir
une partie de l’humanité.
The Rake’s Progress est inspiré de l’art et de l’histoire de XVIIIème siècle et, plus
précisément, des gravures de William Hogarth qui servirent de base à l’élaboration du livret.
Le scénario de Tom renvoie également aux projets extravagants de mise en valeur des
ressources naturelles (comme par exemple l’extraction de l’huile des radis) qui conduisirent à
la débâcle financière de la Compagnie des Mers du Sud et à la ruine de nombreux actionnaires
britanniques en 1720. À l’époque, l’affaire fit scandale, et une gravure de Hogarth de 1721
consacrée à l’événement 3 condamne une société marchande où les valeurs morales sont
sacrifiées aux appétits et aux caprices du hasard. Cette tragédie nationale, tristement célèbre,
vient spontanément à l’esprit de qui veut évoquer le climat des années 1720, et c’est en ce
sens que les librettistes s’y réfèrent, tout en le replaçant dans une perspective historique plus
vaste pour en faire le modèle de toute catastrophe financière (crise de 1929, ou même crise de
1
Jonathan Swift. Gullivers’ Travels. [ed Paul Turner], London : Oxford University Press, [1971] 1994, p. 169.
Ibid., p. 121.
3
Hogarth, « L’Affaire des Mers du Sud », British Museum, Londres.
2
323
2008-2012). Les mises en scène les plus récentes, notamment celle de David Lescot 1 ,
s’attachent par exemple à rapporter le désir de surenchère de bonheur qui conduit Tom à sa
perte au contexte de l’Amérique individualiste et consumériste contemporaine. Voici
comment David Lescot explique ses choix pour la représentation de l’œuvre de Stravinsky à
l’opéra de Lille en octobre 2011 :
À la fin des années 1940, Stravinsky et Auden sont comme désenchantés. Le plus grand des
cataclysmes est passé par là, a ruiné les utopies sociales. […] C’est comme si le compositeur et le poète
se méfiaient à présent de l’idée de modernité, en art comme en tout. Car la modernité a été récupérée.
Elle est maintenant, dans les sociétés occidentales inspirées par les États-Unis d’Amérique, un mode de
vie. Et l’idée du bonheur est devenue un produit, comme l’est l’idée de réussite. Et tout le monde
achète. Rien qui résonne plus aujourd’hui que ce constat désabusé d’un monde désormais voué au
seul triomphe de l’individu, à la seule loi de l’accomplissement et du bien-être personnels. 2
3 La valse des enchères
Afin de maintenir le rythme soutenu qui anime l’ensemble de l’opéra, les librettistes
choisissent de ne pas évoquer la faillite de Tom Rakewell. Ainsi, la transition entre les
deuxième et troisième actes est brutale, l’ellipse de la chute du héros accélérant la cadence de
sa destinée tragique. C’est le chœur qui résume la banqueroute en trois mots, avant même le
lever du rideau : [Before the curtain rises a great choral cry of « Ruin. Disaster. Shame. » is
heard from behind it.] (RP, III, 1, p. 74). Dépouillée de toute forme de pathos, l’ambiance
générale est celle de la fanfare, de la fête bourgeoise ([When the curtain rises two groups of
the Crowd of Respectable Citizens are examining the objects.], p. 74) dans les beaux quartiers
de Londres. Jean-Michel Vaccaro précise que « l’unité musicale de l’ensemble est assurée par
un motif d’orchestre en mi majeur (même tonalité que la scène de la machine à pain) associé à
l’agitation de la foule des acheteurs et à l’ambiance surexcitée qui règne, soutenue par un
mouvement perpétuel de doubles-croches conjointes ou répétées, mêlées au ressassement du
1
David Lescot a signé la mise en scène de The Rake’s Progress à l’affiche de l’opéra de Lille en octobre 2011.
Entretien avec David Lescot publié dans la brochure distribuée avant les représentations de The Rake’s
Progress à l’opéra de Lille en octobre 2011. Propos recueillis par Sophie Roughol (www.opera-lille.fr).
2
324
mouvement de quarte si-mi-si. C’est le matériau exact du prélude en fanfare qui ouvre l’opéra
sur ce ton d’extrême animation »1. Cette musique revient plusieurs fois, et conclut la scène au
tomber du rideau. La tonalité de mi majeur de ce scherzando bourdonnant constitue l’axe
principal de l’ensemble.
Au cœur de la scène ont lieu les trois enchères visant à liquider les biens de Tom et
menées avec brio par Sellem, le commissaire-priseur. Cette « contre-fête », ou fête de la
défaite, est paradoxalement la plus réussie et la plus enjouée de l’opéra. Le chœur commence
par examiner avec curiosité et avidité les objets hétéroclites qui seront vendus. Les
exclamatives se multiplient (« What squalor ! What detail ! […] O fantastic ! Let us buy! »,
RP, p. 75) dans ce monde sans pitié où la misère des uns fait le bonheur des autres. Sellem
fait précéder son office d’une justification philosophique où, avec l’onction du prédicateur de
la paroisse, il conforte les assistants dans l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes :
Truly there is a divine balance in Nature : a thousand may gain; and you who are the fortunate are so
not only in yourselves, but also in being Nature’s very missionaries. You are her instruments for the
restoration of that order we all so worship, and it is granted to, ah! so few of us to serve. (RP, p. 76)
Les préceptes chrétiens sont remplacés par les lois de la fortune et le goût de l’argent.
Le décor est chargé, et les objets les plus insolites sont mis à l’honneur. La collection
de pièces curieuses et disparates de Baba, personnage excentrique que Tom a épousé à
Londres, est étalée sur scène : animaux empaillés (un brochet, un pingouin) ou conservés dans
du formol, végétaux, pierres précieuses, buste en marbre, … qui semblent tout droit sortis des
gravures de Hogarth. Par exemple, dans Le Mariage à la mode, et plus précisément dans le
« Le Petit déjeuner » (planche II), le dessus de la cheminée est couvert de bibelots et de
figurines exotiques, tandis que dans « Le lever de la comtesse » (planche IV), le sol est jonché
de poteries et de magots qui proviennent d’une vente aux enchères ; et dans le tableau assez
sinistre de la visite du comte chez le charlatan (planche III), l’officine où celui-ci exerce a
1
J. Jacquot, J.-M. Vaccaro, M. Chimènes. The Rake’s Progress : Un opéra de Hogarth, Auden, Kallman et
Stravinsky. Op. cit., p. 110.
325
l’aspect d’un musée d’anatomie ou d’un cabinet d’histoire naturelle. Tous ces « trésors »
témoignent d’une tendance répandue au XVIIIème siècle qui visait à étendre la connaissance
de la nature et de l’homme. Jean Jacquot souligne que « pour en retrouver l’origine, il faudrait
remonter au moins jusqu’à Francis Bacon qui a stimulé cet esprit collectionneur en plaidant
pour l’avancement du savoir et en recommandant de constituer à cet effet des répertoires
d’objets et d’observations »1. En acquérant ces objets, les riches investisseurs pensent acheter
une forme de savoir qui les aidera à mieux dominer le monde et, pris dans la frénésie de la
vente, ils n’hésitent pas à surenchérir.
Cette scène d’opéra bouffe est menée à un train d’enfer par Sellem dont la parole
incantatoire entretient les acquéreurs dans un état de transe :
Look at this – [holding up the stuffed auk]
What is it? – Wit
And Profit: no one, no one
Could fail to conquer, fail to charm,
Who had it by
To watch. And who could not be
A nimble planner, having this [holding up a mounted fish]
Before him? Bid
To get them, get them, hurry!
RP, III, 1, p. 77.
Sellem sait se mettre en scène et créer tout un mystère autour d’objets somme toute
quelconques, voire de mauvais goût (« the stuffed auk », « a mounted fish »). Maître en
matière de rhétorique, ses formules lapidaires, ainsi que ses questions et injonctions enlevées,
libèrent une tension poétique qui semble ajouter de la valeur aux bibelots qu’il vend. Il joue
sur l’attente et le suspens, jongle avec les mots brefs, pour faire apparaître une caverne d’Ali
Baba purement verbale :
Wonderful. Yes, yes. And now for the truly adventurous…
An unknown object draws us, draws us near.
A cake? An organ? Golden Apple Tree ?
A block of copal? Mint of alchemy?
Oracle? Pillar? Octopus ? Who’ll see ?
1
J. Jacquot, J.-M. Vaccaro, M. Chimènes. The Rake’s Progress : Un opéra de Hogarth, Auden, Kallman et
Stravinsky. Op. cit., p. 68.
326
O you, whose houses are in order, hear!
Be brave! Perhaps an angel will appear.
RP, III, 1, p. 78.
Substitut du poète versé dans l’art du leurre, Sellem fait travailler l’imaginaire de son public
tout en le manipulant. Faire monter les prix, c’est aussi acheter sa place au paradis: « This
may be salvation. Poof ! go high ! » (RP, p. 78). L’air des enchères, répété trois fois, consiste
en trois épisodes : Sellem vante la marchandise (note répétée à la trompette progressant par
paliers), puis appelle à l’enchère, et les premières offres sont lancées (petite valse des chiffres
en sol majeur), avant l’escalade vertigineuse des prix (montée chromatique de do à mi bémol
sur les trémolos des violons, culminant sur un « Hurrah » éclatant après le coup de maillet de
l’adjudication). Plus que les objets, ce sont les mots qui sont en fête. La vente aux enchères
est aussi, et surtout, un prétexte pour fêter la langue doublement mise à l’honneur et par le
poète et par la musique de Stravinsky. Les paroles, la diction du ténor 1 et le jeu d’acteur du
commissaire-priseur confèrent aux objets de pacotille convoités une valeur illusoire, le poète
et le compositeur célébrant avant tout la force et la beauté du langage lorsqu’il est porté par la
musique.
4 La célébration des phonèmes et des syllabes
Dans l’un des essais qu’il a dédiés à Stravinsky 2 , Auden réunit l’essentiel de ses
réflexions sur le rôle du librettiste. Il part de la constatation que le personnage d’opéra est
avant tout une voix et insiste sur l’aspect artificiel du spectacle. La musique est actualisation
immédiate de la passion ou des transports, elle procure du plaisir même lorsque les actions
1
De plus en plus de chefs d’orchestre choisissent exclusivement des chanteurs anglo-saxons pour le rôle de
Sellem afin de s’assurer de la clarté de leur prononciation et de la précision de leur diction, qualités essentielles
dans la scène de la vente aux enchères.
2
« Notes on Music and Opera », DH, pp. 465-474.
327
mises en scène sont abjectes, viles ou immorales. Dans cette scène, le spectateur ne peut que
se délecter, avec Sellem et la foule de la salle des ventes, de la chute du héros. Les acteurs
s’emballent, puis disparaissent. Il résulte de cette conception que la poésie en tant que telle est
difficilement compatible avec la composition d’un livret d’opéra dans la mesure où elle est un
art de la réflexion et non de l’expression spontanée. Auden distingue deux modes de
coexistence possible de la poésie et de la musique. Soit la musique est subordonnée aux
paroles et s’adapte aux rythmes du vers, soit elle est libre, et la beauté de la mélodie est alors
souvent acquise au prix d’une distorsion de l’harmonie du vers et d’une perte du sens des
paroles. Or ce qui fait la réussite de The Rake’s Progress tient d’un compromis entre ces deux
options. D’un côté le poète, dans la lignée de Dryden, s’attache à choisir des mots, des
images, des tournures qui se prêtent à des effets musicaux ; de l’autre, le compositeur
s’inspire du texte, des mots, des syllabes qui stimulent son imagination et déterminent sa ligne
mélodique. Les mots ornent le chant et vice versa. Musique, paroles et décor se nourrissent
réciproquement, ou, pour le dire avec Tzvetan Todorov :
Le compositeur Stravinsky ne cherche pas à effacer le poète Auden mais à le mettre en valeur ; le poète
n’aspire pas à faire oublier le peintre Hogarth, son inspiration initiale, mais à l’enrichir ; et le peintre luimême ne fait pas écran devant ses prédécesseurs – peintres, musiciens, poètes – mais joue avec eux. Ne
pourrait-on pas voir dans cette générosité une suggestion adressée aux futurs metteurs en scène ?1
Le numéro bouffe inauguré par Sellem offre l’un des meilleurs exemples de la
collaboration fructueuse qui réunit Auden, Kallman et Stravinsky. La jonction entre le
récitatif introductif (RP, p. 76) accompagné à l’orchestre et l’air des enchères se fait par la
juxtaposition de deux dessins identiques, l’un vocal sur le mot « mineral » et l’autre
instrumental (aux violons) imitant le précédent. Les sonorités du mot, de l’aigu du [i] aux
voyelles plus neutres ([]), son accentuation trochaïque (« mineral ») et ses consonnes fluides
([m], [n], [r], [l]) déclenchent une mélodie très vive (peut-être celle de l’éclat de la pierre
1
Tzvetan Todorov. « Le Concert des arts », article publié dans The Rake’s Progress. Paris : Opéra National de
Paris, 2008, p. 56.
328
précieuse, « mineral ») avec sept variations en decrescendo et une chute accélérée des aigus
vers les graves, typique de la musique endiablée des films à suspens des années 1940 et 1950
(films d’Hitchcock, The Big Sleep, The Maltese Falcon, …) reprise à la fin des enchères juste
après « Hurrah ». La tension monte avant que le maître des cérémonies n’ouvre le bal :
La ! come bid.
Hmm! come buy.
Aha! the auk.
Witty, lovely, wealthy. Poof! go high!
La! Some more.
Hmm! Come on.
Aha! the pike.
RP, III, 1, p. 77.
Le rythme ternaire du vers d’Auden suit alors celui de la valse joyeuse de Stravinsky. Les
sonorités de chaque syllabe sont mises en valeur non seulement par un réseau de rimes
internes, mais également par les reprises allitératives (« come bid / come buy ») et une
surabondance de plosives ([k], [p]) et de bilabiales ([m], [b]) qui renforcent l’idée de joie. Les
onomatopées sont autant de pauses qui relancent la cadence. Et au-delà des mots, ce sont les
syllabes et les phonèmes qui retrouvent toute leur puissance musicale.
Lors de la création de Perséphone (dont la composition du livret avait été confiée à
André Gide), Stravinsky avait déclaré que l’union de la poésie et de la musique
s’accomplissait non dans le mot « qui canalise la pensée éparse et fait aboutir le sens
discursif », mais dans la syllabe : « Le mot, plutôt qu’il ne l’aide, constitue pour le musicien
un intermédiaire encombrant. Je ne voulais pour Perséphone que des syllabes, de belles et
fortes syllabes »1. Cette mission n’est-elle pas parfaitement accomplie dans la petite valse des
enchères ? Les deux modes d’expression sont ici joints par ce qu’ils ont de commun, et leur
union s’opère au niveau du son, et non du sens. Stravinsky revient souvent sur ses souvenirs
de Valéry (vivement critiqué, mais très souvent cité par Auden), précisant que les mots
1
Stravinsky (Memories and Commentaries) cité et traduit par jean Jacquot dans The Rake’s Progress : Un opéra
de Hogarth, Auden, Kallman et Stravinsky. Op. cit., p. 28.
329
perdent dans leur combinaison une partie des rapports de rythme et de sonorité qu’ils
possédaient entre eux, mais qu’en échange ils en acquièrent de nouveaux. Les mots, eux aussi,
sont aux enchères, et le maestro, en les célébrant en musique, révèle leurs trésors cachés.
La scène est clôturée par les notes éclatantes des trompettes, dignes d’une marche
triomphale, qui redonnent toute sa force vocalique à la structure figée « going, going,
gone ! ». Ici, l’effet scénique est double et contrasté : l’exaltation des phonèmes du verbe
« go » va étrangement de pair avec la mise en relief de son participe passé (« gone ») qui,
isolé en fin de vers, reprend son sens premier de perte. Le glissement opéré par la réactivation
de la catachrèse introduit une dimension tragique au moment le plus intense de la fête. La
petite valse, modèle réduit de l’ensemble de l’opéra, glorifie les syllabes tout en chantant la
perte du héros (« gone ! »), métaphore d’un monde déchu régi par les seules valeurs de
l’économie capitaliste. Ce passage de l’opéra donne un bel exemple de la poétique de la fête à
l’œuvre dans les textes d’Auden, poétique toujours animée de tensions tragiques qui ressortent
étrangement au moment où les mots sont célébrés dans des morceaux de bravoure d’une rare
intensité.
5 Le bal de l’indifférence
Au cœur de la fête des enchères, personne, parmi la foule, ne se soucie du sort de Tom
Rakewell, et les hommes n’ont plus vraiment leur place dans ce royaume où seule compte la
valeur marchande des objets. L’assistance de la salle de l’hôtel particulier où se déroule la
vente reste anonyme, et dans une adaptation à l’écran réalisée en 19951, les visages sont tous
cachés derrière le même masque vénitien. Hommes et femmes sont vêtus de la même façon, et
le choix de la prise de vue en plongée offre un spectacle où s’agitent des têtes, ou plutôt des
1
The Rake’s Progress, avec Barbara Hendricks et Greg Fedderly, Esa-Pekka Salonen (chef d’orchestre), Swedish
Radio Symphony Orchestra. Film réalisé par Inger Aby, (1995 Sveriges Television AB, under exclusive licence to
NVC ARTS, a Warner Music Group company).
330
perruques blanches à la mode du XVIIIème siècle, avec de longs nez aquilins. Tels des
poules, ils se précipitent sur quelques objets lancés par Sellem comme un fermier jette du
grain dans sa basse-cour. D’autres metteurs en scène, notamment John Cox 1 , préfèrent
représenter un chœur immobile et indifférent :
[Dans la mise en scène de John Cox], le rideau se lève beaucoup plus tôt que ne l’indique la partition,
sur un véritable tableau vivant : la foule, divisée en trois groupes, rigoureusement immobiles, est
plongée dans la contemplation de journaux largement déployés. Alors que d’après la partition, le chœur
doit chanter en coulisse, John Cox le met en scène immédiatement, mais le fait chanter dans
l’immobilité totale (« Ruin, Disaster, Shame »). Dès qu’ils cessent de chanter, les choristes bougent
légèrement, puis ils s’immobilisent à nouveau quand ils recommencent à chanter. 2
Cette absence de mouvement et de toute réaction tend à déshumaniser les acheteurs réduits à
des automates mus par les seules règles de la vente, non sans rappeler les personnages
étranges de « Casino » (1936, CP, p. 146) :
Only their hands are living, to the wheel attracted,
are moved, as deer trek desperately towards a creek
through the dust and scrub of a desert, or gently,
as sunflowers turn to the light
Au casino aussi, les corps sont figés, et seules les mains bougent. Dans cette strophe,
les comparaisons (« as deer », « as sunflowers ») deviennent inopérantes, et leur juxtaposition
brouille le sens plus qu’il ne l’éclaire. Dès l’ouverture du poème, le spectacle verse dans le
grotesque avec des personnages informes, à la croisée des genres. Entre la vie et la mort
(« Only their hands are living »), ils tiennent à la fois du robot automatique (« to the wheel
attracted »), de la bête sauvage guidée par son instinct de survie, et du tournesol
(« sunflowers ») qui s’oriente naturellement vers le soleil. Comme à la salle des ventes, la
force qui les magnétise est inextricablement liée à l’argent et au gain. La scène s’apparente à
une messe noire, les adeptes anonymes se retrouvant la nuit (« remains the night », vers 7)
dans le lieu sacré du jeu (« the / great room », vers 7-8) où l’autel est la roue (« the wheel »,
1
En 1975, une production de The Rake’s Progress voyait le jour à l’opéra de Glyndebourne, sous la direction
musicale de Bernard Haitink, avec des décors de David Hockney et une mise en scène de John Cox. Cette
production devait être reprise à la Scala de Milan en 1979 et à Paris en 1980 au Theâtre des Champs-Elysées.
2
Myriam Chimènes. The Rake’s Progress : Un opéra de Hogarth, Auden, Kallman et Stravinsky. Op. cit., p. 173.
331
vers 1). Ils prient («their prayers », vers 8) avant d’entamer un rituel mystérieux (« in a rite of
disbelief are joined », vers 10). Leur religion est celle de la fortune, ils ne croient qu’en la
chance (« deeper in these hands is grooved their fortune », vers 21) et n’ont de foi qu’en la
négation de la vie (vers 23-24):
and what was god-like in this generation
was never to be born.
La fête est sinistre dans la mesure où la vie (« the wholly living », vers 13), l’amour (« their
trysts », vers 14), la musique, la gaieté et la joie (« birds, / deep in the greens […] sing », vers
14-16) sont niés par la préposition « Without » (vers 13) qui ouvre la quatrième strophe.
Au casino, comme au Nineveh Hotel ou à la salle des ventes, la fête est dévoyée,
pervertie par l’argent. Les joueurs sont isolés, esseulés (« self-invited », vers 9), ils agissent
dans l’indifférence (« it is possible that none was loved », vers 22), et la passion du jeu les
entraîne dans leur dernière fête (« To a last feast of isolation », vers 9). Faut-il alors, en
dernier recours, se rendre au parc d’attractions, nouveau foyer de la fête populaire dans la cité
de l’après-guerre, pour espérer s’amuser sans être déshumanisé et réduit à un spectre
effroyable ?
V Le champ de foire
1 About « Fairness »
Dans un poème peu commenté intitulé « Fairground » (1966, CP, p. 804), Auden
aborde une nouvelle fois la thématique de la fête urbaine publique en s’intéressant au parc
d’attractions. Le choix du titre est lourd de sens : le poète aurait pu opter pour « Funfair » ou
« Amusement Park » au lieu de « Fairground », terme plus neutre qui court-circuite, avant
même la lecture du texte, les notions de plaisir, de joie ou d’amusement. Le titre pose la
332
question de la définition de l’espace, du terrain (« ground ») soumis au regard critique du
poète. Le mot « fair », par sa polysémie, introduit un doute : l’acception de « fairground » au
sens de « champ de foire », « fête foraine », est-elle bien légitime (« fair ») ? Peut-on affirmer
à juste titre que ce lieu est celui de la fête par excellence ? De quel type de foire (« fair »)
s’agit-il au juste (« to be fair ») ?
Les grands parcs d’attractions se développent à la fin des années 1940 aux États-Unis,
et c’est, par exemple, le 17 juillet 1955 que Walt Elias Disney inaugure son premier parc,
Disneyland, en Californie. En 1964, il présente quatre attractions à l’exposition universelle de
New York qui ont un grand succès et intéressent les investisseurs pour un projet en Floride.
En outre, Steeplechase Park est de plus en plus populaire à Coney Island, et son attraction
principale, le saut en parachute du haut d’une structure métallique, attire les foules. Les NewYorkais sont émerveillés par de nouvelles expériences qui donnent le vertige (« a ground
sacred to the god of vertigo », vers 5), comme l’illustre ce souvenir de Charles Denson,
célèbre journaliste américain des années 1950 et auteur d’un ouvrage sur Coney Island :
They hooked us in and my father put his arm around me to keep me from falling out...and we began the
ascent. The sounds gradually faded away and all we could hear was the wind in the cable. When it hit
the top the parachute exploded. It had shock absorbers on the bottom and when it hit the shock
absorbers you would bounce and swing like a marionette. I wasn't terrified at all. It was a dream come
true.1
Néanmoins, comme le note Auden, non sans ironie, au parc d’attractions, le vertige est
contrôlé par une technologie de pointe qui annule toute forme de démesure (vers 6-8) :
here jeopardy,
panic, shock, are dispensed in measured doses
by fool-proof engines.
La foire aux manèges ne laisse aucune place aux émotions spontanées. Tout y est mesuré (« in
measured doses ») et anticipé, y compris les sensations fortes (« panic, shock »). La foule
devient une masse informe, visqueuse (« the riding mob melts », vers 14) qui se conforme aux
1
Denson, Charles. Coney Island : Lost and Found. Berkeley: Ten Speed Press, 2002, p. 84.
333
lois de la mécanique parfaite du manège mise en relief par la répétition de l’adjectif
« perfect » (« the perfect shape performing / the perfect motion », vers 15). Les nombreuses
structures passives du poème (« are dispensed », vers 7 ; « mopped and mowed at », vers 17 ;
« caressed », vers 18) renforcent le processus de réification à l’œuvre dès les premiers vers
qui voient les hommes se muer en choses, en « objets passifs » (vers 9-10) :
As passive objects, packed tightly together
on Roller-Coaster or Ferris-Wheel,
La foule se laisse volontiers (« volitional joys », vers 11) aliéner par les machines à
sensations. Comme le dit Adorno, « l’amusement est un bain vivifiant que l’industrie du
divertissement prescrit continuellement : elle fait du rire l’instrument du trafic frauduleux du
bonheur. »1
Ce phénomène, si visible dans les photos de Weegee 2 , illustre parfaitement les
caractéristiques paradoxales des rassemblements festifs modernes mises au jour par le
sociologue Michel Maffesoli :
[…] L’air du temps me paraît être à la viscosité : on aime coller à l’autre. Les gens ont envie d’être
ensemble, pour peu qu’il y ait promesse d’effervescence festive, débridement. A certains moments de
l’année, tout est bon pour bouger et se rassembler. Peu importe l’occasion. La théâtralité de ces
rassemblements instaure et conforte la communauté. Dans la masse, on se croise, se frôle, se touche,
des interactions s’établissent, des cristallisations s’opèrent et des groupes se forment. Curieusement, au
cœur de ces bouillonnements, l’affirmation de la personnalité s’enracine dans le mimétisme. Pendant
plusieurs siècles, les individus ont cherché à se distinguer les uns des autres. Aujourd’hui, ils veulent se
rassembler pour se ressembler, suivre les lois de l’imitation qui privilégient la tribu : je suis pensé
plus que je ne pense.3
Ces remarques abondent dans le sens des propos de l’abbé dans The Ascent of F6 lorsqu’il
dénigre le caractère veule de la foule dans la rue en délire en comparant Michael Ransom à
une attraction :
You could ask the world to follow you and it would serve you with blind obedience; for most men long
to be delivered from the terror of thinking and feeling for themselves. And yours is the nature to
which those are always attracted in whom the desire for devotion and self-immolation is strongest. (F6,
p. 327)
1
Theodor Adorno. Kulturindustrie. Op. cit., p. 49.
Voir annexes IX et X.
3
Michel Maffesoli. « Pourquoi fait-on la fête ? », propos recueillis par Jean-Claude Raspiengas, Télérama, 11
août 1999.
2
334
Cependant, dans « Fairground », l’expression « the riding mob melts » (avec tout ce que le
sémantisme de « melt » charrie de décomposition et de promesses de mort) entraîne le
processus de réduction de la foule encore plus loin, en laissant résonner les vers suivants de
« Nones » (1950, CP, p. 634), dans le sillage de The Waste Land d’Eliot :
A crowd flowed over London Bridge, so many,
I had not thought death had undone so many.
« The Burial of the Dead »1
The faceless many who always
Collect when any world is to be wrecked,
Blown up, burnt up, cracked open,
Felled, sawn in two, hacked through, torn apart,
Have melted away.
« Nones »
Dans leurs évocations de la foule, Auden et Eliot assimilent les citadins à des morts vivants ou
les associent à des scènes de torture rendues insoutenables par l’accumulation de participes
passés (au nombre de neuf juxtaposés dans quatre vers seulement dans « Nones »), … comme
si, à la suite de Dante, ils venaient de passer la porte de l’enfer pour la première fois:
Et moi qui regardais j’aperçus une enseigne
qui en tournant courait si vite
qu’elle semblait indigne de repos ;
et derrière elle venait si grande foule
d’humains, que je n’aurais pas cru
que mort en eût défait autant.2
Dans « Fairground », les échos intertextuels accentuent la dynamique régressive déjà
suggérée, avant même la lecture, par la forme de la strophe sapphique qui voit trois
hendécasyllabes (ou « grands saphiques ») céder la place à un quatrième vers beaucoup plus
court (vers adonique de cinq syllabes), comparable, ici, à un hémistiche laissé comme en
suspens, au bord d’un vide matérialisé par un blanc sur la page. Ce poème invite le lecteur à
1
2
T. S. Eliot. La Terre vaine et autres poèmes. Op. cit., p. 64.
Dante. L’Enfer. Op. cit., p. 43.
335
repenser l’écriture de la fête foraine en proposant une version cynique et macabre de la
« disneyfication » de l’Amérique des années 1960.
2 « Disneyfication » et démythification
Les attractions, dans le poème d’Auden, fascinent les individus au point de les
« disneyfier » en les changeant en héros d’une nouvelle tribu qui les formate : « grinning
initiates emerge into daylight / as tribal heroes » (vers 19-20). On rapprochera « Fairground »
de l’œuvre de Diane Arbus, en pensant notamment à une photo représentant un train fantôme
à Coney Island (1961)1, manège que l’on retrouve aux vers 17 et 18 :
Mopped and mowed at, as their train worms through a tunnel,
by ancestral spooks, caressed by clammy cobwebs,
Auden et Arbus choisissent tous deux de dévoiler l’envers du décor de l’attraction en faisant
disparaître le public. Paradoxalement, dans leurs œuvres respectives, les fantômes sont bien
présents et visibles, dans toute leur matérialité d’automates (« Mopped and mowed at […]/ by
ancestral spooks »), alors que la foule est réduite à une ombre (Auden éclipse les sujets et les
auxiliaires des structures passives). Comme dans Invisible Man (1952) de Ralph Ellison, dont
le prologue résonne dans ces vers, c’est l’homme qui devient invisible, et non le fantôme,
dans un monde où l’humain se délite :
I am an invisible man. No, I am not a spook like those who haunted Edgar Allan Poe; nor am I one of
your Hollywood-movie ectoplasms. I am a man of substance, of flesh and bone, fibre and liquids – and I
might be said to possess a mind. I am invisible, understand, simply because people refuse to see me.
Like the bodiless heads you see sometimes in circus sideshows, it is as though I have been
surrounded by mirrors of hard, distorting glass.2
Dans le poème d’Auden comme dans l’incipit d’Ellison ou la photo d’Arbus, la distinction
n’est pas claire entre l’humain, le monstrueux et la bête de foire (« the bodiless heads you see
1
2
Voir annexe XI.
Ralph Ellison. Invisible Man. London : Penguin, [1952] 1965, p. 7.
336
sometimes in circus sideshows »). L’absence de déictiques dans les vers d’Auden (« Ø
grinning initiates » ; « Ø tribal heroes ») participe d’une logique qui fait éclater les normes et
brouille les codes de la fête en rendant interchangeables les participants (le public, le lecteur)
et les éléments de décor du train fantôme. Comme chez Ellison, le monstrueux, sur qui se
braque l’œil accusateur du narrateur, se trouve du côté du spectateur (« people refuse to see
me », dans Invisible Man), de la foule informe (« the riding mob », vers 14), et non sur la
scène du spectacle réduite à quelques objets (« ancestral spooks », « clammy cobwebs »).
Garant d’une poésie du « désenchantement », comme il aime à le répéter, Auden, dans
« Fairground », entraîne le lecteur dans les coulisses de la fête. Il propose un tableau lugubre
des attractions des grands parcs américains en mettant en lumière les accessoires dépourvus
de poésie qui d’ordinaire restent dans l’obscurité : les balais à franges qui frôlent les passagers
du train (« mopped »), les revenants en cire ou en carton-pâte (« spooks »), les fausses toiles
d’araignée (« clammy cobwebs »). Auden, comme Diane Arbus dans ses clichés sur
Disneyland, adopte la focalisation externe, et les deux artistes montrent une « maison des
horreurs » en dehors du petit train fantôme qui transporte à bas prix les foules avides de
frayeurs factices. Ce point de vue extérieur, celui d’Orphée qui s’est retourné pour voir l’enfer
artificiel où s’agitent squelettes, hiboux, sorcières et survivants, crée une distance entre le
lecteur-voyeur et le public de la foire. Locuteur et photographe sont hors scène, et le
sentiment de malaise vient de ce décalage : ils voient et montrent ce que l’on ne devrait pas
voir. Ils démythifient la magie de la fête pour dévoiler l’autre face du monde de Disney. On
reprendra sur ce point les remarques de Patrick Roegiers à propos d’une photo de Diane
Arbus représentant un château de Disneyland en Californie1 :
[Diane Arbus] a photographié Un château à Disneyland (Californie, 1962) non pour exalter un lieu
d’émerveillement, mais pour tailler en pièces l’illusion et en donner une image de désenchantement.
Les châteaux et les palais sont, on le sait, les demeures des rois. Incarnation du désir et de l’enlèvement,
ils sont par définition le lieu d’un songe clos, qui invite à l’accomplissement d’un rêve inassouvi.[…] À
première vue, le château photographié par Arbus est une métaphore idéale de cette image romantique.
1
Voir annexe XII.
337
Or, le château photographié à Disneyland n’est justement qu’une image, l’image même d’une
image commerciale et touristique, évoquant pour un large public un merveilleux de pacotille dans
un parc d’attractions gigantesque où tout est conçu en trompe l’œil, où rien n’est à dimension, où
chaque architecture est réduite au moins d’un cinquième, où rien n’est à la véritable échelle, où le rêve
même est la copie d’un rêve. Autrement dit, une féérie artificielle qui fait de cette fausse forteresse aux
murailles éclairées par de puissants projecteurs, conçue pour être visitée, un rêve horrifiant de cartonpâte.1
Dans « Fairground », la démythification de la scène est renforcée par la complexité des
strophes saphiques, soutenues par tout un réseau saturé en consonances ([b], [k] et [s] : « by
ancestral spooks, caressed by clammy cobwebs »), qui mettent en avant tous les rouages de
l’artifice prosodique. Tel une machine à illusion, le vers est verrouillé de toutes parts, dur à
réciter, parfait, à l’image des manèges (« perfect shape », « perfect motion »), mais au bord de
l’éclatement. Le présent simple est déstabilisant en raison de sa double fonction : le présent de
narration fige la scène en un instantané, comme si l’action se déroulait hic et nunc sous le
regard du spectateur, avant de prendre une valeur de présent générique qui standardise le
décor comme dans « un rêve horrifiant de carton-pâte », selon la formulation de Patrick
Roegiers. La poétique de la fête libère alors des formes étranges, cauchemardesques, à travers
lesquelles ressurgissent les images angoissantes de textes composés vingt ans plus tôt, en
temps de guerre (New Year Letter, For the Time Being, The Age of Anxiety).
3 Le champ de bataille
Dans « Fairground », la perfection technique, tant au niveau du fond (perfection des
manèges ») que de la forme, est d’autant plus inquiétante qu’elle laisse résonner un
grondement destructeur dans les gutturales et les plosives (« Thumping », « panic »,
« shock », « packed tightly together »), au gré d’un rythme parfois si régulier qu’il en devient
solennel (par exemple dans la suite iambique du vers 14 « of Right and Left ; the riding
mob ») et rappelle des souvenirs de guerre. Le poème ne tarde pas à verser dans le cynisme si
1
Patrick Roegiers. Diane Arbus ou le rêve du naufrage. Op. cit., pp. 137-138.
338
l’on accepte de le relire à l’aune des textes publiés dans les années 1940. En effet, on retrouve
dans « Fairground » les mêmes signifiants que dans les passages les plus sombres de The Age
of Anxiety. Ce sont les mêmes images (soulignées dans les citations : visions de foule
entassée, trains, hommes comparés à des objets), les mêmes mots (« engine », « packed »,
« train ») et les mêmes phonèmes (notamment ceux des mots « shock » et « packed ») qui
tissent un réseau reliant ce texte de 1966 et l’églogue de 1947 :
here jeopardy,
panic, shock, are dispensed in measured doses
by fool-proof engines.
As passive objects, packed tightly together
on Roller-Coaster or Ferris-Wheel,
[…] the tiding mob melts into
one spinning sphere,[…]
Mopped and mowed at, as their train worms through a tunnel,
[…]
« Fairground »
The smelting mill
We broke into had a big chimney
And huge engines;
(AA, p.24)
Hawthorn-hedges, long hospital trains
Smoothly slide with their sensitized freight
Of mangled men,
(AA, p.13)
To be young means
To be all on edge, to be held waiting in
A packed lounge for a Personal Call
(AA, p. 34)
When bruised or broiled our bodies are chucked
Like cracked crocks onto kitchen middens
(AA, p. 100)
Les mots sont chargés de mémoire dans l’œuvre d’Auden, et dans « Fairground », les échos
macro-textuels couplés aux comparaisons intra-textuelles transforment vite le champ de foire
339
en champ de bataille : « manœuvre, / like war » (vers 31-32). Une lecture verticale de ce texte
voit même se profiler un univers concentrationnaire dans le contexte de la guerre du Vietnam
(1966). En effet, le train fantôme est aussi un train de la mort (« Mopped and mowed at, as
their train worms through », vers 17), le sémantisme de « mow » évoquant non seulement la
tonte des prisonniers des camps, mais aussi des scènes de torture (« mow » signifie également
« abattre, écraser »), et la trame allitérative en [m] (« Mopped », « mowed », « mob »,
« melts ») accélère le processus d’anéantissement contenu dans « melt ». De plus, l’horreur
s’installe au creux des mots associés à la fête (« Fairground », « Roller-Coaster ») qui
déclinent, par jeux polysémiques, le champ lexical de la torture (« ground » est aussi le
participe passé de « grind », et « roller » évoque le rouleau compresseur). Des scènes de
panique surviennent au détour des vers (« panic, shock », vers 7), et les échos internes,
notamment les assonances en [Ɔ], les relient à « mob » ou « objects » avant d’appeler
« crocks » qui, dans The Age of Anxiety, était utilisé pour dire la destruction massive des Juifs
entassés dans des fosses comme des pots cassés (« cracked crocks onto kitchen middens »).
Par ailleurs, les attractions sont extrêmement contrôlées, le temps du divertissement est
minuté (« all hours of amusement counted », vers 27), et les enfants qui fréquentent le parc
d’attractions sont surveillés comme des prisonniers (« all routes of escape are spied on », vers
26) dans un monde carcéral où même la joie et le vertige sont réglementés (« in measured
doses »), comme sous l’emprise d’un régime totalitaire.
L’ambiance n’est plus du tout festive dans les dernières strophes qui rappellent, avec
l’image à la fois comique et désolante des parents soulagés de pouvoir confier leur
progéniture aux organisateurs du parc pour enfin avoir la paix (« Those with their wanderyears behind them, who are rather / relieved / […] keep away », vers 25-29), combien il est
important de divertir les hommes pour maintenir l’ordre dans la cité. La foire y est présentée
comme une tactique de contrôle – « requiring / caution, agenda » (vers 27-28). Le ton détaché
340
et cynique, dans les vers de clôture, s’apparente à celui de la satire juvénalienne, les parcs
d’attractions n’étant qu’une forme modernisée de l’arène, épicentre de la cité romaine, dont
les autorités politiques se servaient pour asservir le peuple en lui donnant du pain et des jeux
(panem et circenses) :
Et la horde des fils de Remus ? Comme d’habitude elle ratifie les jugements du sort et conspue
les condamnés. La même populace, si Nortia s’était déclarée pour son Toscan, si le vieil imbécile
heureux avait été renversé, en ce moment même elle proclamerait Séjan empereur. Depuis qu’elle n’a
plus à vendre ses suffrages, il y a belle lurette qu’elle a largué tout souci. Elle qui distribuait jadis les
grades, les charges, les commandements, tout, elle en a rabattu. Son souci, son angoisse, c’est d’avoir
deux choses : du pain, des jeux.
Juvénal, Satire X1
Loin de servir d’échappatoire à la crise qui frappe l’ensemble de l’œuvre d’Auden, la
fête publique telle qu’elle apparaît dans les textes de l’entre-deux-guerres, de l’après-guerre,
ou même des années 1960, n’est ainsi qu’un nouveau prétexte pour dire, dans une poétique
fracassante de la désillusion, la perte de l’homme et la chute de la cité. Auden brise tous les
espoirs de fête urbaine fédératrice et démythifie la magie du champ de foire avant de le
changer en champ de bataille. Il développe, dans ses derniers poèmes, une esthétique
terrifiante du retour de l’horreur et de la hantise. La guerre revient en filigrane, au creux des
mots, dans des images qui affleurent là où l’on voulait les conjurer… comme pour dire
l’impossibilité de reconstruire le monde après le voyage au bout du possible de l’homme des
années 1940. Restent alors les paradis artificiels … et la danse, dans le cadre de fêtes plus
intimes où le désir de congédier l’horreur libère des formes jusque-là inexplorées, qui ravivent
le carnavalesque médiéval et élisabéthain pour tenter d’insuffler un nouvel élan de joie au
cœur de la cité en deuil de ses repères … « Dance, dance, for the figure is easy, / The tune is
catching and will not stop » (CP, p. 154).
1
Juvénal. Op. cit., p. 197.
341
CHAPITRE VII: Soirées privées et détresse carnavalesque
O loyal subjects, girl and boy,
Your carnal motions now employ;
Dance as the Muses bid,
In chains like daisies, hand in hand;
Do as you would be done by, and
Be done by as you did.
The Queen’s Masque
Une nouvelle esthétique de la fête reliée à la sphère privée émerge dans l’œuvre
d’Auden à la fin des années 1930, après son installation à New York (1939). Les scènes
évoquant des soirées se multiplient après la rencontre de Chester Kallman qui initia le poète
au milieu de la nuit new-yorkaise. Sur ce point, les informations livrées par l’ouvrage de
Dorothy Farnan, amie très proche de Kallman, puis du couple Auden-Kallman, sont
précieuses :
In spite of the struggle to earn a living, these were happy days. Chester took us everywhere. He took
us to Staten Island on the ferry, to Hoboken on the ferry, to the Empire State Building, to Central Park
and the zoo. […] If Chester had changed Wystan’s life back in 1939, he also changed the lives of
Mary and me in 1943 and the years that followed. When one took up with Chester, it was not difficult to
exclude everyone else from one’s life. Chester absorbed not only all your days but most of your
evenings, for he made everything that happened exciting. […] Chester loved New York then, and he
took us to places we had never expected to see in our lives. […] He took us to dinners at various
inexpensive ethnic restaurants and to Greenwich Village bars. If we paid the check, we did not
mind. When David Protetch and Billy Vinson came to town, we all went dancing on Saturday night
in Village bars or in German cafés in Yorkville until the early hours of the morning, when we
limped home in our high-heeled shoes, happy and warm with wine.1
Comment l’ambiance festive de Manhattan et de l’Amérique des années 1940 est-elle
retranscrite dans la poésie d’Auden ?
1
Dorothy J. Farnan. Auden in Love. Op. cit., pp. 96-97.
342
Les « chaînes de pâquerettes » du chœur final de The Queen’s Masque (« In chains
like daisies », QM 1 , p. 429) – à moins qu’il ne s’agisse des cortèges (« chains ») de
Marguerite, … ou de Daisy, … ou de toutes les nouvelles reines de la nuit – sont une belle
métaphore de la poétique de la fête telle qu’elle se déploie dans des œuvres aussi hétéroclites
que The Age of Anxiety, « Pleasure Island » ou « The Love Feast », sans oublier The Rake’s
Progress. Invitations à entrer dans la danse (« Dance as the Muses bid »), promesses de
plaisirs (« Your carnal motions now employ »), diverses formes improbables aux accents
bucoliques et grivois donnent à voir, à lire et à entendre des mises en scène savoureuses du
désir (« daisies » / « desire »). Pris dans les chiasmes d’une ronde (« Do as you would be done
by, and / Be done by as you did »), personnages et lecteurs s’abandonnent sans résistance
(« be done by »), ravis et enivrés par une langue carnavalesque revivifiée à chaque syllabe et
célébrée jusque dans ses phonèmes. Cependant, dans les masques audeniens, l’euphorie est
éphémère, et le réveil toujours douloureux, relayé par une dynamique insoupçonnée du
dégrisement aux effets dévastateurs.
I Soirées intimes et mises en scène du désir
1 L’appartement de ROSETTA
Dans la poésie d’Auden, le contexte des soirées privées est toujours insolite. Par
exemple, dans The Age of Anxiety, le narrateur précise dans le récit cadre qui précède la
cinquième partie (« The Masque ») que les quatre noceurs, ROSETTA, QUANT, EMBLE et
MALIN vont finir la soirée chez ROSETTA :
1
The Queen’s Masque est publié dans The Complete Works of W.H. Auden: Libretti and Other Dramatic
Writings, 1939-1973. Op. cit., pp. 424-429.
343
But now the cab stopped at ROSETTA’s apartment house. As they went up in the elevator,
they were silent but each was making a secret resolve to banish such gloomy reflection and become, or
at least appear, carefree and cheerful. (AA, p. 86)
Si cette conclusion de la quatrième partie pose le décor d’une petite soirée entre amis,
plusieurs détails amorcent une poétique du simulacre, non sans évoquer l’ambiance pesante
qui plane sur les fêtes de Vile Bodies de Waugh. Le silence et la tristesse (« gloomy
reflection ») qui envahissent l’ascenseur, couplés au champ lexical du faux-semblant
(« appear ») contrecarrent d’emblée la tonalité légère et festive annoncée (« carefree and
cheerful »).
De plus, une fois dans l’appartement de ROSETTA, les convives se trouvent
contraints de tout organiser eux-mêmes dans un décor sobre et sommaire :
ROSETTA had shown the men where everything was and, as they trotted between the kitchen and
the living room, cutting sandwiches and fixing drinks, all felt that it was time something exciting
happened and decided to do their best to see that it did. (AA, p. 87)
Cette atmosphère est aux antipodes du luxe et de l’abondance des soirées de Gatsby
organisées dans sa villa de Long Island, ou dans les appartements cossus de Manhattan où le
riche Tom Buchanan reçoit sa maîtresse Catherine :
We went on, cutting back again over the Park towards the West Hundreds. At 158 th Street the cab
stopped at one slice in a long white cake of apartment-houses. […] The apartment was on the top floor –
a small living-room, a small dining-room, a small bedroom and a bath. The living-room was crowded
to the doors with a set of tapestried furniture entirely too large for it, so that to move about was to
stumble continually over scenes of ladies swinging in the gardens of Versailles. 1
Nulle tapisserie baroque chez ROSETTA, nul étalage de richesse dans un décor, certes de
mauvais goût chez Tom Buchanan, mais propice aux soirées libertines : dès l’ouverture de
« The Masque », le cadre de la fête n’a rien d’un lieu de désir.
Dans The Age of Anxiety, la joie n’est pas naturelle, mais forcée (« [they] decided »).
Comme au Nineveh Hotel, mais cette fois-ci dans le contexte intime d’un appartement newyorkais, l’ensemble sonne faux – « bogus », pour reprendre l’adjectif employé dans Vile
1
Francis Scott Fitzgerald. The Great Gatsby. Op. cit., pp. 19-20.
344
Bodies1. Tout lecteur d’Auden averti et imprégné de la poésie des années 1930 peut ainsi
s’attendre à voir se déployer, à nouveau, une triste fête. Il ne se passe rien dans ce poème
dramatique, et c’est sans doute pour cela que toute mise en scène du texte relève du défi2.
Dans « The Masque », l’intrigue est dépouillée à l’extrême : les personnages boivent, puis
MALIN et QUANT s’en vont (AA, p. 96) avant qu’EMBLE ne s’endorme (AA, p. 98).
Comme dans Vile Bodies, ils sont rapportés à un stade présexuel dans des didascalies qui
battent en brèche tout espoir de débordement orgiaque en associant le désir sexuel à l’extrême
fatigue : « Alcohol, lust, fatigue, and the longing to be good, had by now induced in them all a
euphoric state » (AA, p. 93). Ni obscène, ni érotique, « The Masque » offre le spectacle d’une
bacchanale dévoyée où les noceurs épuisés sont comparables à des enfants se faisant une
fierté de rester sages (« longing to be good »). Dans d’autres textes, néanmoins, le cadre
moins sinistre des festivités entre amis incite le lecteur à se joindre aux invités en aiguisant sa
curiosité.
1
Voir supra, pp. 314-315.
The Age of Anxiety fut mis en scène par le chorégraphe Jerome Robbins sur la musique de Bernstein. La
première
représentation
du
ballet
eut
lieu
le
27
février
1950
à
New
York
(http://www.leonardbernstein.com/works_ballet.htm). Dans un entretien accordé à Nicholas Jenkins, Lincoln
Kirstein rapporte qu’Auden n’aimait pas ce ballet (http://www.audensociety.org/07newsletter.html):
2
N.J. : What did he think of the ballet that Leonard Bernstein and Jerome Robbins did from The Age of
Anxiety?
L.K.: He hated it: it was all wrong from start to finish. Except for a teenage dancer of some allure called
Jacques d’Amboise, whom he admired from a very great distance. I suggested that I should give
Jacques a copy of The Age of Anxiety but Wystan discouraged me, saying “It would only put ideas in his
head”.
Par ailleurs, le compositeur clarinettiste et saxophoniste Norman Symonds a adapté The Age of Anxiety en une
pièce radiophonique incluant dix instruments de jazz en 1959.
345
2 Invitations à la fête
Dans « The Love Feast » (1948, CP, p. 613), la fête se déroule dans une pièce située à
l’étage (« In an upper room », vers 1), … promesse d’une soirée paradisiaque (dans
l’iconographie religieuse, le paradis se situe toujours en haut) au cœur de la nuit (« at
midnight », vers 1). Cependant, l’adresse et le contexte précis ne sont pas indiqués, ce qui
attise l’intérêt du lecteur avide d’en savoir plus, tout en conférant à la scène un caractère
clandestin1. Seuls les initiés sont en mesure de comprendre de quel type de rassemblement il
s’agit.
La soirée a réuni des amis qui semblent bien se connaître et s’apprécier (« us gathered
on behalf / Of love », vers 2-3), et le poème mentionne une dizaine de prénoms, sans aucun
nom. L’effet est double et contrasté : d’une part la scène reste anonyme, très privée, ce qui ne
fait que susciter le désir d’un lecteur qui se laisse facilement prendre au jeu des ragots et
autres mélodrames, et aimerait enquêter – mais en vain – pour en savoir plus :
Lou is telling Anne what Molly
Said to Mark behind her back;
Jack likes Jill who worships George
Who has the hots for Jack.
1
Cette clandestinité est à replacer dans le contexte d’une Amérique puritaine qui, dans les années 1940 et
pendant l’ère McCarthy, condamnait activement l’homosexualité. Auden et Kallman connaissaient bien le
milieu homosexuel new-yorkais, et si Auden n’a jamais caché son homosexualité (à la différence de beaucoup
d’autres personnalités, dont l’exemple le plus connu aujourd’hui est John Edgar Hoover, directeur du FBI de
1924 à 1972), il n’en demeurait pas moins conscient de la sévérité de la répression à l’encontre des
homosexuels. Bien sûr, on rappellera que pendant la Seconde Guerre mondiale, la scène new-yorkaise voit se
développer un monde d’intellectuels homosexuels réunis autour du mécène Lincoln Kirstein, dont le salon
reçoit entre autres Auden, Glenway Wescott, Monroe Wheeler et le peintre Paul Cadmus ou le compositeur
Leonard Bernstein (voir Charles Kaiser. The Gay Metropolis : 1940-1996. Boston : Houghton Mifflin, 1997, pp.
89-120), mais Richard Davenport-Hines note aussi que dans les années 1940 la censure interdisait la
publication de certains écrits abordant le thème de l’homosexualité et qu’il était illégal de servir dans un
établissement public toute personne soupçonnée d’avoir des rapports homosexuels : « Auden’s experiments in
neighbourhood and sexuality and his submission to the duty of happiness were occurring in a puritan
environment. In 1946 the literary editor of The New York Times was forbidden to publish a favorable review of
Edmund Wilson’s novel Memoirs of Hecate County, bookstores stocking it were raided, and it was suppressed
after a prosecution in the New York courts. In New York there were legal sanctions against a bar-tender serving
alcohol to any man suspected of homosexuality. » (Richard Davenport-Hines. Op. cit., p. 246)
346
D’autre part, l’absence de tout référent spatio-temporel précis invite le lecteur à entrer plus
facilement dans l’intimité de la soirée, comme s’il était, lui aussi, de la fête. Le présent de
narration vise à gommer toute distance entre le temps de la lecture et celui de la fiction, et en
un tour de passe-passe grammatical, le lecteur entre dans la danse et vit la scène comme en
direct, et de l’intérieur, aux côtés du locuteur. Cette stratégie du leurre introduit plus de
complicité entre le poète et le lecteur qui, faisant désormais partie des proches, n’a plus besoin
de savoir où et quand la fête a lieu puisqu’il y est intégré in medias res par l’acte même de la
lecture. Séducteur (« The Truest Poetry Is the Most Feigning », CP, p. 619), le poète nous
laisse insidieusement croire que nous sommes dans la confidence.
Si toute tentative de recherche sur le contexte de « The Love Feast » (de quel
appartement s’agit-il ? les personnages font-ils référence à l’entourage d’Auden ?) s’avère peu
fructueuse et inutile pour cerner les enjeux esthétiques du poème, dans The Queen’s Masque,
quelques informations sur la vie privée d’Auden livrent des indices essentiels à la
compréhension du texte. Ce masque fut composé pour célébrer le vingt-deuxième
anniversaire de Chester Kallman le 7 janvier 1943. Auden, ne pouvant assister à la
représentation, avait envoyé le manuscrit à Strowan Robertson, président de l’université
Michigan à Ann Arbor où Kallman faisait ses études. Edward Mendelson indique que la pièce
fut interprétée par les amis de Kallman, quasiment tous homosexuels, dans l’appartement de
Robertson1. Voici comment sont présentés les personnages :
1
Libretti. Op. cit., p. 422.
347
The Queen’s Masque
BY
BOJO, THE HOMO
To be
Presented at 803 South State Street
on
January 7th 1943
by
Kallman’s Klever Kompanions
under
the direction of
Mr Strowan Robertson
L’œuvre, à la croisée des genres, entre le masque élisabéthain, le théâtre, l’opéra bouffe et
l’opérette, n’a jamais été publiée du vivant du poète, et elle reste difficilement accessible
encore aujourd’hui, n’apparaissant en annexe que dans une édition de luxe (« hardback »)
rassemblant les livrets d’opéra d’Auden et de Kallman (Libretti and Other Dramatic Writings,
1939-1973).
Ici, donc, la publication posthume met en lumière la face secrète d’un texte au départ
réservé à une minorité réunie en coterie très exclusive. Nullement complice du locuteur, en
abordant The Queen’s Masque le lecteur se trouve dans une position gênante qui frise le
voyeurisme dans la mesure où il a accès à un texte qui au départ ne lui était pas destiné. Il
s’invite clandestinement dans l’intimité du poète et se trouve dérouté face à un document
d’archive et non à une œuvre littéraire en tant que telle … ce qui, bien sûr, stimule au plus
haut point son désir d’en savoir plus …
348
3 Lieux de plaisir, lieux de désir
D’autres poèmes composés à la même période que The Queen’s Masque, à l’exemple
de « Pleasure Island » (1948, CP, p. 343) ou du discours de QUANT évoquant un voyage
imaginaire sur l’île de Vénus dans The Age of Anxiety (AA, pp. 28-29), se prêtent à une étude
philologique visant à éclairer certains passages obscurs. Les titre et premiers vers des deux
poèmes respectifs ouvrent un horizon d’attente augurant un retour de la fête au cœur de la
cité, sous les auspices de Vénus, déesse de l’amour et des plaisirs sensuels. Cependant, le lieu
des réjouissances n’est pas mentionné. Si les îles dépeintes sont purement imaginaires, la date
de publication des deux textes (1944 et 1948) autorise toutefois le lecteur à penser qu’Auden
avait trouvé son inspiration sur Fire Island. Dans Auden in Love, Dorothy Farnan évoque non
sans une certaine nostalgie l’ambiance carnavalesque qui régnait l’été sur cette île située au
large de la côte sud de Long Island, où Auden aimait se réfugier en temps de canicule :
In the 1940s Cherry Grove was a mecca, as it is today, for the homosexual crowd, which spent
vacations and weekends there during the summer. It was in those days quite primitive, consisting of a
moderately sized frame hotel with a very active bar, a general store and post office, and row upon row
of wooden shacks set on stakes beside wooden boardwalks built a foot or so above the sand. The houses
were for summer use only. 1
Les références au paysage de Cherry Grove apparaissent en toile de fond dans la tirade de
QUANT dépeignant « Venus Island » (« the savage shore », vers 5 ; « pushing through
brambles » vers 12) et sont encore plus explicites dans « Pleasure Island » (vers 7-10):
a huddle of huts related
By planks, a dock, a state
Of undress and improvised abandon
Upon unshadowed sand.
1
Dorothy J. Farnan. Op. cit., p. 116.
349
Qui plus est, Fire Island était, et est encore, un haut lieu de la fête où tous les interdits sont
levés (« nothing is wicked », vers 23). L’île a gardé sa réputation sulfureuse et fantasque1, et
lors des soirées à thème, les joyeux fêtards y revêtent les costumes les plus insolites pour
oublier, l’espace de quelques heures, la morosité du quotidien :
In Cherry Grove the homosexual crowd was free to act out its fantasies without interference, and
almost every member of the Auden-Kallman circle of the forties, homosexual or not, found himself in
Cherry Grove at one time or another. On weekends everyone dressed up as he pleased. Often young
men appeared in the latest Paris creations designed for ladies on the beach – pink silk beach
pajamas and wide brimmed sun hats. There even appeared a bikini from time to time, most daring in
those days. The event of the season was at least one masquerade given in July. In 1947 Wystan
went as Ronald Firbank’s Cardinal Pirelli, with Chester and Ann Arbor friend Billy Vinson as his
acolytes.2
Pourquoi alors ne pas avoir opté pour le titre « Fire Island », comme dans « Ischia »
(composé à la même période, en 1948, CP, p. 543), poème sur l’île italienne où Auden et
Kallman avaient choisi de passer leurs étés à la fin des années 1940 ? L’omission du
toponyme dans la tirade de QUANT et dans « Pleasure Island » a plusieurs effets : tout
d’abord, elle réintroduit une notion d’interdit, et donc, de clandestinité, faisant ainsi de l’île un
lieu de désir. Tout lecteur averti aura reconnu Fire Island sous le masque du titre, mais
l’absence du nom propre, avec toutes ses connotations festives et orgiaques, laisse planer un
souffle de scandale et l’ombre menaçante d’éventuelles mesures de répression, le sujet de la
fête homosexuelle étant encore tabou dans les années 1940. Auden avait-il peur d’une
possible censure ? Il n’en avait cure. Cependant, en introduisant le nom de l’île, dans le titre
ou dans le poème, il en aurait d’une part considérablement réduit le sens ; et d’autre part, il
1
On renverra sur ce thème, entre autres, au roman d’Andrew Holleran, Dancer From the Dance, qui relate la
déchéance d’un jeune new-yorkais qui, à la fin des années 1970, danse dans les bras de tous les garçons de
New York, goûte à toutes les drogues et se perd dans les orgies extravagantes de Fire Island. Dans un passage
poignant de la fin du roman, Holleran cite Auden pour dire la perte et la solitude de son personnage sur une île
qu’Auden ne reconnaîtrait plus tant elle est associée aujourd’hui aux paradis artificiels les plus dangereux :
Comme l’a dit Auden, nous ne voulons pas seulement être aimés, nous voulons être seuls à l’être. […]
L’amour n’est après tout, mes chéris, qu’attente fiévreuse et imagination, et quand ils se seraient enfin
rencontrés, ils ne se seraient dit que des choses parfaitement terre à terre ! Beaucoup trop terre à
terre. C’est à peu près à quoi se résume toute l’histoire de Fire Island. L’histoire de l’Île dangereuse.
(Le Danseur de Manhattan. (1978) Traduit de l’américain par Pascal Loubet. Paris: Belfond, 2003, pp.
240-241)
2
Dorothy J. Farnan. Op. cit., pp. 116-117.
350
aurait brisé le tabou, levé une partie de l’interdit, et donc diminué la notion de plaisir
découlant de la transgression. L’île aux plaisirs doit rester mystérieuse, secrète, pour décupler
l’intensité des sensations de qui veut bien entreprendre son exploration.
II Du carnavalesque audenien
1 L’alcool
Dans la poésie des années 1940, les références à l’alcool deviennent de plus en plus
fréquentes, et Leonard Bernstein fut particulièrement frappé par les proportions que prend la
beuverie dans The Age of Anxiety :
In the poem everyone is completely drunk and trying desperately to have a good time. This feeling
of desperation is there all the time and they are having a good time but the kind of good time which one
hour later is horrible. The piece deals a great deal with alcohol…[…] And it is through alcohol that
they begin to search out these semi-conscious, really unconscious, adventures which are going back to
their roots. […] So they get to Rosetta’s apartment, they drink, they dance, and they have this crazy
scherzo. (Berlin Press Conference, September 12, 1977)1
L’alcool est présent dans toutes les scènes orchestrant une fête privée, et toujours relié à
l’isotopie du trop et du débordement, à l’exemple du bar dans « Pleasure Island » (CP, p.
344):
The sunset happens, the bar is copious
With fervent life that hopes
To make sense,
ou de la saoulerie évoquée dans « The Love Feast » (CP, p. 613) :
Someone vomits, someone cries.
[…]
Drunken absent-minded fingers
Pat a sinless world.
1
http://www.good-music-guide.com/community/index.php?topic=12455.120
351
Ces exemples s’inscrivent en faux contre la poétique de l’ivresse des années 1930 dont
le poème « Prothalamion » (1930)1 offre un bel exemple :
It’s not only this we praise, it’s the general love:
Let cat’s mew rise to a scream on the tool-shed roof,
Let son come home tonight to his anxious mother,
Let the vicar lead the choirboy into a dark corner.
The orchid shall flower tonight that flowers every hundred years,
The boots and the slavey be found dutch-kissing on the stairs:
Fill up glasses with champagne and drink again.
[…]
Dans ces vers destinés à être récités au cours d’un mariage, ce sont le champagne (qui revient
dans le refrain : « Fill up glasses with champagne and drink again », vers 7, 14, 21, 28, 35 et
42) et les effets poétiques enivrants qui posent les jalons des renversements carnavalesques à
venir. Les nombreuses anaphores, apostrophes ou injonctions (« You who return », vers 1;
« You who have », vers 3; « O Chef, employ», vers 10; « O give to the coward», vers 41;
« Let cat», vers 23; « Let son», vers 24; « Let the vicar », vers 25; …), et le rythme
incantatoire étayé par un réseau d’assonances et de consonances complexe, contribuent à
griser le lecteur qui s’échappe vers le monde naïf des contes de fées où les lois sont
chamboulées. L’élan de réconciliation qui anime cet extrait rejoint la définition du
carnavalesque tel que le conçoit Mikhaïl Bakhtine : « le carnaval est le triomphe d’une sorte
d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition
provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous.» 2 Le soir du
mariage, plus rien n’est pervers (« Let the vicar lead the choirboy into a dark corner », vers
25), les criminels sont graciés (« Let the thief’s explanation of the theft be taken, / The boy
caught smoking shall escape the usual whipping », vers 32-33), chacun oublie ses petites
misères (« This once let the uncle settle his nephew’s bill », vers 30), et les faibles deviennent
forts (« Tonight the asthmatic clerk shall dream he’s a boxer », vers 39; « O give to the
1
Ce poème n’est publié que dans le recueil suivant : As I Walked Out One Evening. London : Faber, 1995, p. 4. Il
a été écrit en 1930 pour la pièce The Fronny, non publiée, et dont le manuscrit n’a pas été retrouvé.
2
Mikhaïl Bakhtine. L’Œuvre de François Rabelais. Paris : Gallimard, 1970, p. 18.
352
coward now his hour of power », vers 41). Le mariage est ici présenté comme une seconde vie
libérée de toutes contraintes et codes sociaux, ou, pour le dire avec Bakhtine :
Tout au long de la fête, on ne peut vivre que conformément à ses lois, c’est-à-dire selon les
lois de la liberté. Le carnaval revêt un caractère universel, il est un état particulier du monde entier : sa
renaissance et sa rénovation auxquelles chaque individu participe. Tel est le carnaval dans son essence
même, et tous ceux qui participent aux réjouissances le ressentent de la manière la plus vive.
L’idée du carnaval a été perçue et s’est manifestée de la façon la plus sensible dans les
saturnales romaines, senties comme un retour effectif et complet (quoique provisoire) au pays de
l’âge d’or. Les traditions des saturnales sont demeurées vivaces dans le carnaval du Moyen Age qui,
plus pleinement et purement que les autres réjouissances de cette époque, a incarné l’idée de la
rénovation universelle. 1
Dans « Prothalamion », le maître des cérémonies est un locuteur-magicien dont les paroles
font illusion en projetant le lecteur vers une seconde vie imaginaire. Il s’agit toutefois de vers
légers (« light verse »), d’un jeu poétique visant presque à parodier le carnavalesque et frisant
la caricature. Le poème est sans importance, et si Auden n’a pas choisi de l’intégrer dans les
Collected Poems, c’est peut-être parce qu’il ne s’agissait que d’un simple exercice de style
peu représentatif de la poétique de la fête telle que le poète l’envisage véritablement dans
l’ensemble de son corpus.
Dans The Age of Anxiety, « Pleasure Island » et « The Love Feast », l’évocation de
l’ivresse est moins stylisée et plus complexe. Les vers de « Pleasure Island » sont
remarquables en ce qu’ils articulent une crise poétique par le biais d’une hypallage prise dans
deux enjambements successifs qui menacent l’harmonie prosodique du poème (« the bar is
copious / With fervent life that hopes / To make sense ») pour dire l’absurdité d’un monde
auquel on cherche à redonner un sens (« To make sense ») à travers l’enivrement.
L’esthétique du trop plein (« copious ») dit en creux la perte d’une société encore en deuil de
ses repères juste après la guerre, et prête à se fourvoyer dans l’excès pour masquer la solitude
et la détresse. Par ailleurs, dans ce poème, l’alcool est étrangement associé à l’iconographie de
la pénitence (montée au Calvaire, Saint Jérôme pénitent, etc.) :
1
Ibid., p. 15.
353
namely this
Place of a skull, a place where the rose of
Self-punishment will grow.
The sunset happens, the bar is copious
With fervent life that hopes
To make sense, but down the beach some decaying
Spirit shambles away,
Kicking idly at driftwood and dead shellfish
And excusing itself
To itself with evangelical gestures
For having failed the test:
La parodie du chemin de croix est ici grotesque, le Christ apparaissant sous les traits d’un
personnage aux contours mal définis (« some decaying / Spirit »), spectral (« Spirit ») et
dépossédé de ses facultés (« shambles away / Kicking idly ») sous l’effet de l’alcool (Auden
joue sur la polysémie du mot « spirit »). Cette vision est à la fois comique car elle montre un
touriste fraîchement débarqué sur l’île et non habitué au rythme soutenu de la fête, avec tout
ce qu’elle implique de consommation excessive (« having failed the test »), et angoissante en
ce qu’elle esquisse une variante de la vanité rappelant au lecteur sa mortalité (« Place of a
skull », « The sunset », « some decaying spirit », « driftwood and dead shellfish ») au moment
même où il s’attendait à une scène beaucoup plus réjouissante. Comme dans The Sea and the
Mirror, le poème sert ici de miroir tendu au lecteur pour lui rappeler ses failles, et le terme
même de la dérive (« there is nothing to be done with such a ship of fools, adrift on a
sugarloaf sea », SM, p. 114) revient discrètement dans « Pleasure Island » (« driftwood »)
pour annoncer un réveil douloureux après l’ivresse.
De même, la répétition du pronom indéfini « someone » dans « The Love Feast »,
intégré dans un vers qui se suffit à lui seul (« Someone vomits, someone cries. »), est
saisissante en ce qu’elle montre, sans pathos, voire avec une pointe de cocasserie, la triste
condition des noceurs anonymes. Dès la troisième strophe, la fête tourne mal (« vomits »,
« cries »), et l’ivresse entraîne un carnaval de la détresse, celui-là même qui hantait déjà le bar
de The Age of Anxiety où l’alcool masque une profonde solitude :
354
Looking up from his drink, QUANT caught the familiar eye of his reflection in the mirror behind the
bar and wondered why he was still so interested in that tired old widower who would never be more
than a clerk in a shipping office near the battery. (AA, p. 4)
Watching the bubbles rise in his glass, MALIN was glad to forget for a few days of leave the uniform
of the Canadian Air Force he was wearing and the life it represented. (AA, p. 4)
EMBLE, on the other hand, put down his empty glass and looked about him as if he hoped to read in
all those faces the answer to his own disquiet. (AA, p.5)
Dans cette scène, l’alcool est systématiquement associé à la détresse déclinée sous diverses
formes (vieillesse et fatigue : « tired old widower » ; lassitude du quotidien : « glad to
forget » ; angoisse : « his own disquiet »). À l’instar du miroir accroché derrière le bar,
l’alcool sert de repoussoir au désespoir dans une scène imprégnée de l’atmosphère pesante des
tableaux de Hopper. On pense à « Night Hawks » (1942) où quatre personnages, dont trois
accoudés au comptoir d’un bar, apparaissent esseulés et tristes, une lumière crue provenant du
plafond situé hors-champ pour faire ressortir leur teint blafard; mais également à « Automat »
(1927) qui représente une femme seule dans un bar de nuit, la tête penchée sur son verre. La
position du lecteur dans The Age of Anxiety est comparable à celle du spectateur face à
« Night Hawks » : le regard est orienté de l’extérieur vers l’intérieur, comme si l’on observait
un aquarium ou une vitrine.
Un tel spectacle de désolation rappelle aussi certaines nouvelles de Fitzgerald
(notamment « An Alcoholic Case » ou « Three Hours Between Two Planes ») qui disent
l’abandon et la perte de soi dans l’alcool. Fitzgerald est d’ailleurs l’un des premiers écrivains
à traiter de l’alcoolisme féminin, par exemple dans l’extrait suivant :
At the end of a curved drive he saw a dark-haired little beauty standing against the lighted door, a glass
in her hand. Startled by her final materialization, Donald got out of the cab, saying:
‘Mrs Gifford?’
She turned on the porch light and stared at him, wide-eyed and tentative. A smile broke
through the puzzled expression.
‘Donald – it is you – we all change so. Oh, this is remarkable!’
As they walked inside, their voices jingled the words ‘all these years’, and Donald felt a
sinking in his stomach. […]
‘Have a highball?’ she asked. ‘No? Please don’t think I’ve become a secret drinker, but this
was a blue night.’1
1
Francis Scott Fitzgerald. « Three Hours Between Two Planes ». The Collected Short Stories. London: Penguin
Classics, 2000, p. 574.
355
Dans cet extrait, le narrateur saisit une scène intime relevant de l’esthétique de Hopper. Mrs
Gifford est seule, dans l’embrasure de la porte d’entrée de sa maison, et comme prise en
flagrant délit (« a glass in her hand »). Très vite, elle a honte (« Please don’t think I’ve
become a secret drinker »), et pour justifier un acte qui n’a pourtant rien de condamnable, elle
évoque sa tristesse (« this was a blue night »). Auden tenait en haute estime la prose de
Fitzgerald, notamment Tender is the Night (1934) qu’il avait lu durant l’été 1947, comme en
témoigne cet entretien avec Alan Ansen :
The one thing I read this summer that really impressed me was Fitzgerald’s Tender Is the Night. I
think it’s even better than The Great Gatsby. Yes, it’s a later work.1
Si Tender is the Night impressionna tant Auden, c’est sans doute parce que cette œuvre lui
apporta des réponses aux questions qui le préoccupaient à cette époque, notamment sur le
traitement littéraire de la thématique de l’alcool. Dans un article sur Fitzgerald, Roland Tissot
note que Tender is the Night « met en scène tout un théâtre de la cruauté, une exploration de
la Peste noire, des abîmes intérieurs, tout un itinéraire désespéré, voire des surplaces
disloquants, avec une stridence et une énergie bien particulières. »2 Ce désespoir plane sur
tous les poèmes d’Auden des années 1940, et les personnages désaxés de Fitzgerald, dérivant
au gré de leurs voyages tels des épaves de galions mélancoliques (« wrecks of galleons »3),
annoncent dès 1934 ceux de The Age of Anxiety (« everybody is reduced to the anxious status
of a shady character or a displaced person », AA, p. 3). Les antihéros de Tender is the
Night sont des exilés de la Génération perdue de l’entre-deux-guerres qui ne croient plus en
rien (« believed in nothing »4) et s’abandonnent à des nuits d’ivresse qui les conduisent vers
1
Alan Ansen. Op. cit., p. 69.
Roland Tissot. « Pour une nouvelle carte du tendre de Francis Scott Fitzgerald ». De la littérature à la lettre.
Études rassemblées par Adolphe Haberer et Josiane Paccaud-Huguet. Lyon : Presses Universitaires de Lyon,
1997, p. 149
3
Francis Scott Fitzgerald. Tender is the Night. [1934] London: Penguin Books, 1966, p. 94.
4
Ibid., p. 176.
2
356
des non-lieux, des espaces non définis (« not yet here »1 ) – un café autrichien, un bordel
parisien où, au petit déjeuner, le haschisch se combine aux flocons d’avoine 2 –, avant qu’ils
ne s’abîment dans l’alcool, mot-clef du roman :
Dans Tendre est la nuit, un singulier anagramme réfléchit l’union des corps-à-cœurs pendant un autre
voyage au pays du Tendre, qui est de noces : Dicole3. Je n’en dirais pas plus, si à chaque fois que la
situation devenant critique pour Abe North, amoureux éconduit de Nicole et sombrant dans le whisky,
on ne faisait jouer ce dernier aux anagrammes, jeu sur les lettres, voyage par excellence dans le logos,
dans les torsions et les expansions de l’écriture. Vous vous souviendrez qu’au plus désespéré de la nuit
de l’amour impossible, le musicien raté Abe, ivre-mort, demande de l’aide. Avec une fulgurance
fitzgeraldienne, l’amoureux transi et malheureux est prié de jouer au scrabble, à la seule condition de ne
jamais écrire le mot : alcool. Jeux de maux, feux de mort, nuits d’ivresse, croix de l’interdit de tout
ce qui s’entend entre les mots, alcool est le mot-fatum puisqu’il est à la fois le terme d’une
déchéance, l’initiale de l’origine d’un prénom archiaméricain et que sa finale rime
douloureusement avec le prénom de la seule femme qu’il ait jamais aimée. C’est alors qu’au terme
du voyage sur cette carte si peu tendre, le nom commun Alcohol devient propre comme Dicole,
déictique pur chargé du secret de l’Être comme les marques visibles de sa torture. 4
C’est en ce sens que le mot « alcohol » résonne dans l’œuvre d’Auden, « mot-fatum » qui dit
la perte et la déchéance, mais aussi le désir d’être Autre pour échapper, dans l’euphorie, à la
torture aliénante du quotidien – « Alcohol, lust, fatigue, and the longing to be good, had by
now induced in them all a euphoric state » (AA, p. 93).
2 Masques et mascarades
La poésie d’Auden renoue avec le carnavalesque en libérant des formes qui entraînent
les personnages vers un monde parallèle, comme en témoignent les renversements à l’œuvre
dans « The Masque ». Le temps d’une soirée new-yorkaise, les quatre noceurs de The Age of
Anxiety ôtent leurs masques sociaux pour revêtir d’autres rôles, plus proches de ce qu’ils
voudraient être. Le monde de l’églogue baroque est alors bouleversé suivant une logique
1
Ibid., p. 224.
Ibid., p. 82.
3
« Dicole » est une contraction des prénoms de Dick et Nicole Diver, mari et femme, et personnages principaux
du roman.
4
Roland Tissot. Op. cit., pp. 160-161.
2
357
originale des choses « à l’envers » exprimée dans une « langue carnavalesque » au sens où
l’entend Bakhtine :
Au cours de siècles d’évolution, le carnaval du Moyen Age, préparé par les rites comiques antérieurs,
vieux de milliers d’années (y compris, à l’étape antique, les saturnales), a donné naissance à une langue
propre chargée d’exprimer les formes et symboles du carnaval, d’une extrême richesse et apte à
traduire la perception carnavalesque du monde unique, mais complexe du peuple. Cette
perception, hostile à tout ce qui est prêt et achevé, à toutes prétentions à l’immuable et à l’éternel,
nécessitait pour s’exprimer des formes d’expression dynamiques changeantes (protéennes),
fluctuantes et mouvantes. C’est pourquoi toutes les formes et tous les symboles de la langue
carnavalesque sont imprégnés du lyrisme de l’alternance et du renouveau, de la conscience de la
joyeuse relativité des vérités et autorités au pouvoir. Elle est marquée, notamment, par la logique
originale des choses « à l’envers », « au contraire », des permutations constantes du haut et du bas
(« la roue »), de la face et du derrière, par les formes les plus diverses de parodies et
travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons. La
seconde vie, le second monde de la culture populaire s’édifie dans une certaine mesure comme une
1
parodie de la vie ordinaire, comme « un monde à l’envers ».
Dans « The Masque », le lecteur-spectateur est surpris de voir la scène de l’églogue se
métamorphoser. Tous les rôles s’inversent, les personnages changent de comportement et de
discours avant d’entrer dans une « seconde vie » qui évacue le quotidien.
Le statut des personnages est particulièrement difficile à cerner dans The Age of
Anxiety, et toute définition catégorielle devient impossible dans « The Masque ». Pour John
Fuller, les quatre noceurs représentent des abstractions incarnant quatre facultés psychiques :
The principal idea of the work (that of representing the four faculties of the fragmented psyche by four
different characters) was not a new one for Auden. What he seems to have done here is to elaborate a
hint from For the Time Being where a morality-play personification of these four faculties allowed him
to demonstrate how the Fall destroyed the wholeness of man’s personality, and how the separate
faculties allow him only glimpses of the redeemed life which his fallen nature denies him. In The Age of
Anxiety, this Christian application is not stressed. Auden is much more interested in the complex
relationship between the four faculties indicated by Jung’s t’ai chi t’u, a diagrammatic
representation of the processes of the psyche and in embodying this relationship in the thoughts of
the four ‘real’ characters who represent the faculties.2
Selon John Fuller, MALIN représente la pensée (« thinking ») et ROSETTA les sentiments
(« feeling »). Pour Jung, ce sont les facultés qui permettent de raisonner et d’évaluer. Quant à
EMBLE et QUANT, ils représentent réciproquement les sensations et l’intuition, du côté de
1
2
Mikhaïl Bakhtine. Op. cit., p. 19.
John Fuller. W.H. Auden: A Commentary. Op. cit., p. 369.
358
l’irrationnel et de la perception. Dans Auden : A carnival of intellect , Edward Callan suggère
l’interprétation suivante des quatre noms :
MALIN from the French « malin », meaning « clever », « mischievous » ; ROSETTA from the Rosetta
Stone1, suggesting, through the link with the mouth of the Nile and prehistory, the feminine principle,
the past, the unconscious; QUANT from “quantum”, referring to the intuitive perception of things as
wholes; EMBLE from “emblem”, a device which makes concepts manifest to the senses (as in emblem
books, characteristic of baroque literature).2
Dans « The Masques », cependant, ces distinctions sont invalidées par un retournement qui
contrarie tous les rôles. En effet, la raison (« thinking ») a basculé au dessous de la ceinture,
MALIN étant obsédé par ses désirs homo-érotiques inavoués. Son discours est truffé de
métaphores érectiles relevant de la sensation (et qui devraient donc être associées à EMBLE),
doublées d’anagrammes laissant entendre, entre autres, le mot « cock »:
And out of the blue
Come bright boys with bells on their ankles
To tease with roses Cartesian monks
Till their heads ache.
(AA, p. 89)
Belong to his journey:
O rest on his rock in your red dress,
His youth and future.
(AA, p. 92)
On ne manquera pas de rappeler qu’Auden était friand de jeux de mots grivois (anagrammes,
calembours, contrepèteries), comme l’illustrent ces extraits de Shorts3 (1929-1931) :
Willy, finding half a soul,
Went abroad to find the whole.
He went by land, he went by sea
But never found it: Thomas Cook
For every effort that he took
Received the customary fee.
*
The pleasures of the English nation:
Copotomy and Sodulation.
1
La pierre de Rosette est un fragment de stèle gravée de l'Égypte ancienne portant trois versions d'un même
texte qui a permis le déchiffrement moderne des hiéroglyphes. L'inscription qu'elle comporte est un décret
promulgué à Memphis en 196 av. J.-C. au nom du pharaon Ptolémée V. Le décret est écrit en deux langues
(égyptien et grec ancien) et trois écritures : égyptien en hiéroglyphes, égyptien en écriture démotique et
alphabet grec.
2
Edward Callan. Auden: a Carnival of Intellect. New York: Oxford University Press, 1989, p. 214.
3
Les extraits cités n’ont pas été publiés du vivant du poète. On les trouve dans W.H. Auden: As I Walked Out
One Evening. Op. cit., pp. 12-13.
359
Dans le discours de MALIN, les sous-entendus obscènes révèlent, dans ce que l’on pourrait
nommer un « inconscient du texte », une autre facette de l’officier bien rangé de l’armée de
l’air canadienne.
Par ailleurs, les sentiments de ROSETTA (« feeling ») sont exagérés dans des tirades
qui confinent à une parodie de Romeo and Juliet où ce n’est pas le chant de l’alouette qui
annonce le destin des amants1, mais de vulgaires aboiements :
What barking then
As you stride the stiles to startle one
Great cry in the kitchen when you come home,
My doom, my darling.
(AA, p. 90)
Version grotesque de Juliette, ROSETTA (dont le prénom partage les phonèmes [et] avec le
personnage de Shakespeare) joue à l’héroïne romantique, priant Dieu de bien vouloir
témoigner de son amour fusionnel pour EMBLE :
The Outer Owner, that Oldest One whom
This world is with, be witness to our vows.
(AA, p. 91)
Mais cet élan est démesuré et elle s’en rend compte. C’est alors elle qui se met à raisonner et à
analyser avec lucidité la situation dans laquelle elle se trouve à la fin de la soirée, pendant
qu’EMBLE ronfle :
1
It was the lark, the herald of the morn,
No nightingale.
[...]
I must be gone and live, or stay and die.
Romeo and Juliet, Act III, scene 5, 6-11.
(William Shakespeare. Romeo and Juliet. Oxford: Oxford University Press, 2000, p. 286)
360
Blind on the bride-bed, the bridegroom snores,
Too aloof to love. Did you lose your nerve
And cloud your conscience because I wasn’t
Your dish really? You danced so bravely
Till I wished I were. Will you remain
Such a pleasant prince? Probably not.
(AA, p. 98)
QUANT ne fait pas véritablement preuve d’intuition : il a trop bu, et il se cantonne à
un rôle de prêtre, ou de pasteur, qui célèbre une messe de mariage profane en invoquant les
« esprits locaux » (AA, p. 92) qui ne sont autres que des objets rangés dans la cuisine de
l’appartement. EMBLE, enfin, n’incarne ni les sens ni la sensualité. Sa prière rhétorique (AA,
pp. 89-90), qui compte beaucoup de mots d’origine latine (« direction », « expressions»,
« consolation », « credulous »), n’est en rien spontanée. La syntaxe de sa tirade est complexe,
à l’exemple de la deuxième phrase, très longue (13 vers), qui contient cinq propositions
indépendantes à l’impératif, chacune incluant une ou deux subordonnées. Le style
pétrarquisant est ampoulé et les métaphores héroïques (« the Giants’ Graves, Titanic tombs »)
ou épiques (« Or face me and fight for a final stand / With a brave blade in your buffer
states ») sont stéréotypées.
« The Masque » tourne donc très vite à une parodie de bacchanale. Il s’apparente à un
carnaval bien arrosé où le comportement inattendu des personnages surprend, bien qu’ils aient
gardé leurs vêtements et apparence de tous les jours. Les facultés psychiques sont brouillées,
et les masques sociaux deviennent eux aussi problématiques. En effet, comment deviner ici
que MALIN est médecin dans l’armée de l’air canadienne, que ROSETTA travaille au service
achat d’un grand magasin, qu’EMBLE est un jeune soldat de la marine américaine et QUANT
un expéditionnaire ? Cette mascarade met en relief la velléité de chacun d’échapper à son
quotidien et à son moi social. Les masques ne tombent pas, mais tendent plutôt à se
superposer. La scène carnavalesque met d’abord en avant des hommes et des femmes qui
361
jouent, s’inventent d’autres vies, se dédoublent, pour vivre une expérience proche de la
schizophrénie.
Dans « The Masque », tout n’est que jeu de rôle. La réalité est reniée, masquée sous
les discours de princes et princesses. Les personnages, comme dans la définition que donne
Jaques de la vie dans As You Like It, se mettent en scène et s’éblouissent les uns les autres
avant de s’essouffler :
All the world’s a stage,
And all the men and women merely players.
They have their exits and their entrances,
And one man in his time plays many parts.
As You Like It, Act II, scene 7, 139-142.1
Leur statut se rapproche alors de la définition que le poète lui-même donne des personnages
d’opéra dans The Dyer’s Hand. En effet, les acteurs ne se doivent pas ici de simuler
l’authenticité en entrant dans la peau de leur personnage. Au contraire, et c’est bien là toute la
force de la mise en abyme carnavalesque, ils s’attachent à montrer qu’ils jouent un rôle,
notamment en chantant à plusieurs reprises (AA, pp. 88, 89, 96 et 97). Ainsi, comme à l’opéra,
des sentiments nobles, dignes d’une tragédie antique, comme la passion qui anime EMBLE et
ROSETTA, peuvent affecter des individus ordinaires (un soldat de la marine, une employée
du service achat d’un grand magasin) qui retirent temporairement leur masque social :
Shaw and Beethoven are both wrong, I believe, and Mozart right. Feelings of joy, tenderness and
nobility are not confined to “noble” characters but are experienced by everybody, by the most
conventional, most stupid, most depraved. It is one of the glories of opera that it can demonstrate this
and to the shame of the spoken drama that it cannot. Because we use language in everyday life, our style
and vocabulary become identified with our social character as others see us, and in a play, even a verse
play, there are narrow limits to the range of speech possible for any character beyond which the
playwright cannot go without making the character incredible. But precisely because we do not
communicate by singing, a song can be out of place but not out of character; it is just as credible
that a stupid person should sing beautifully as that a clever person should do so. (DH, p. 470)
1
William Shakespeare. As You Like It. Op. cit., pp. 55-56.
362
Ce sont alors les sentiments et la volonté qui priment, au détriment de l’épaisseur
psychologique. Les personnages agissent avec brio, ils sont action (« actuality »), à l’instar
d’EMBLE qui fanfaronne tel Don Giovanni devant Donna Anna 1, puis s’éclipsent :
If music in general is an imitation of history, opera in particular is an imitation of human
willfulness; it is rooted in the fact that we not only have feelings but insist upon having them at
whatever cost to ourselves. Opera, therefore, cannot present character in the novelist’s sense of the
word, namely, people who are potentially good and bad, active and passive, for music is immediate
actuality and neither potentiality nor passivity can live in its presence. This is something a librettist
must never forget. [...] The quality common to all the great operatic roles, e.g., Don Giovanni, Norma,
Lucia, Isolde, Brünnhilde, is that each of them is a passionate and willful state of being. In real life
they would all be bores, even Don Giovanni. (DH, p. 470)
En outre, cette succession de jeux de rôles, tout en autorisant les personnages à goûter, le
temps d’une envolée lyrique, à l’intensité d’une « seconde vie » (« a passionate and willful
state of being »), libère des formes nouvelles qui bousculent les frontières entre poésie, théâtre
et opéra. D’abord explorées dans le cadre de fêtes privées comme la célébration de
l’anniversaire de Chester Kallman, elles seront ensuite reprises dans The Rake’s Progress qui
en propose une version beaucoup plus aboutie.
3 The Queen’s Masque
On n’insistera jamais assez sur le fait qu’à l’origine The Queen’s Masque (1943)
n’était pas voué à être publié, et l’on notera que très peu de critiques se sont risqués à tout
commentaire de ce texte. Outre le plaisir que procure cette saynète à tout lecteur désireux de
1
Ordonnez : mes alliés, mes parents,
cette main, cette épée, mes biens vous sont acquis ;
(avec beaucoup d’ardeur) mon sang
je répandrai pour vous servir :
mais vous, belle Donna Anna,
pourquoi pleurez-vous ainsi ?
qui fut le cruel qui osa
troubler la paix de votre vie…
Don Giovanni, acte I, scène 11 (trad. Jacques Fournier)
Cette citation est extraite de la page 131 du livret intégré au CD suivant : Mozart : Don Giovanni (Nikolaus
Harnoncourt, Royal Concertgebouw Orchestra, Amsterdam). Teldec Classics International, 1991.
363
s’informer davantage sur le contexte des fêtes privées auxquelles assistaient Auden et
Kallman dans les années 1940, il est indéniable que ce masque présente des qualités littéraires
non négligeables, et d’autant plus précieuses qu’elles amorcent une poétique carnavalesque
dont les formes parachevées reviendront dans plusieurs textes publiés au cours des années
1940, dont The Age of Anxiety et The Rake’s Progress.
The Queen’s Masque célèbre une certaine reine Anastasia qui a tout d’un « Seigneur
du désordre » (« Lord of Misrule ») inspiré des comédies de Shakespeare et de la scène
élisabéthaine, dont C.L. Barber résume ainsi les fonctions :
In the customs which center on a Lord of Misrule, the rougher pleasures of defiance and mockery
are uppermost; Abuse predominates over Invocation, though both gestures are usually present, in
varying degree, when a holiday group asserts its liberty and promotes its solidarity. The formal Lord
of Misrule presided over the eating and drinking within-doors in the cold season. But the title was
also applied to the captain of summer Sunday drinking and dancing by the young men of a parish,
a leader whose role was not necessarily distinct from the Robin or King of Maying. The winter lord of
the feast reigns chiefly at night: the Duchess of Malfi, rallying her husband Antonio when he insists on
staying with her overnight, says “you are a Lord of Misrule,” and he answers with a wry reference to
his clandestine role, « True, for my reign is only in the night. »1
Dans The Queen’s Masque, c’est Anastasia qui trône en reine de la nuit inspirée du
personnage autoritaire de La Flûte enchantée de Mozart2, et son règne s’étend sur tout le
campus universitaire d’Ann Arbor :
Ella.
She alone commands
The uniquely moulded, and the common stamp
And rules the courthouse,
Mabel.
And the campus
Ella.
(QM, p. 425)
And the camp.
Si ce texte est avant tout extrêmement drôle, c’est parce qu’il explore presque tous les ressorts
de la parodie dont Yen-Mai Tran-Gervat propose la définition suivante :
Nous entendons par parodie littéraire la réécriture ludique d’un système littéraire reconnaissable (texte,
style, stéréotype, norme générique …), exhibé et transformé de manière à produire un contraste
comique, avec une distance ironique ou critique. 3
1
C. L. Barber. Shakespeare’s Festive Comedy. Princeton: Princeton University Press, 1959, p. 24-25.
Auden et Kallman ont traduit La Flûte enchantée en 1955 (voir Libretti. Op. cit., pp. 127-187).
3
Yen-Mai Tran-Gervat. « Pour une définition opérationnelle de la parodie littéraire: parcours critique et enjeux
d'un corpus spécifique ». Cahiers de Narratologie, N°13, mis en ligne le 1 septembre 2006,
URL: http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=372
2
364
Le titre joue sur les stéréotypes en évoquant non seulement la figure de la reine, Élisabeth I,
bien sûr, mais également toutes les femmes de pouvoir, dont quelque Grande-Duchesse russe
prénommée Anastasia1, ou peut-être la Grande-Duchesse de Gerolstein d’Offenbach, charmée
par la beauté virile des militaires2, voire la fille du régiment, célèbre personnage de l’opéra de
Donizetti3, ou encore toutes les grandes dames, divas ou stars (Lotte Lenya, Marlene Dietrich,
ou Marianne Oswald4, mentionnée dans le texte) que Chester Kallman aimait singer5. Le mot
1
Ce prénom fait peut-être référence à la Grande-Duchesse Anastasia de Russie (Anastasia Nikolaevna
Romanova, 1901-1918).
2
Le chant du fantôme en français dans le texte (Blues [à la Marianne Oswald]) n’est pas sans rappeler le style
vivant et léger des livrets d’opéra d’Offenbach, notamment La Grande-Duchesse de Gérolstein, où les rimes en
[pa] et [es] ainsi que les répliques courtes accroissent la tension dramatique :
La reine a de belles fesses,
Anastase, m’a fait
Beaucoup, beaucoup de promesses
Au lit là-bas
[…]
Anastase a promis au cœur
Qu’elle lui donnerait
Un coup, Dimanche, à sept heures.
Minuit s’en va :
Le ventre attend son hullo, mais
Elle ne téléphone PAS.
(QM, pp. 427-428)
Rondeau
Ah, que j’aime les militaires,
[…]
Quand je vois là mes soldats,
Prêts à partir pour la guerre,
Fixes, droits, l’œil à quinze pas,
Vrai dieu ! J’en suis toute fière.
[…]
Déclaration
Dites-lui que s’il ne veut pas
Mon trépas,
Dites-lui – je parle pour elle –
Dites-lui qu’il répondra.
Oui, dites-lui que je l’aime et que je suis belle !
Fritz
Et de tout mon cœur je m’empresse…
De lui rendre sa politesse.
La Grande Duchesse de Gérolstein, rondeau.
Le manuscrit de The Queen’s Masque conservé à la Berg Collection (Public Library, New York) indique
« Donizetti » juste avant la réplique de la reine de l’ennui.
4
Fille d'émigrés juifs polonais, Marianne Oswald a commencé sa carrière dans les cabarets berlinois des années
1920, avant de partir pour la France, suite à l'avènement du IIIème Reich. À Paris, elle a interprété les chansons
de Bertolt Brecht et Kurt Weil, comme « La Fiancée du pirate », « La Complainte de Mackie » ou « Le Chant des
canons ». Jean Cocteau a écrit pour elle « Anna la bonne » et « La dame de Monte-Carlo », en 1934. Avec Agnès
Capri, elle reste une des premières interprètes de Jacques Prévert et Joseph Kosma, avec des chansons comme
« Chasse à l'enfant » et « Les Feuilles mortes ».
5
Dans Auden in Love, Dorothy Farnan indique que Kallman se plaisait volontiers à imiter les divas et les
stars dont il connaissait la vie par cœur : « Chester loved the movies, of course, and would often go to see the
same one again and again. I think we must have seen Naughty Marietta four or five times. It was high camp to
him. We would rock in hysterics during the most romantic love scenes at his sotto voce comments until an
usher would stand over us with a stern eye, suggesting that we either be silent or leave. If Chester saw a movie
3
365
« Queen » (« folle », en argot) renvoie, bien évidemment, aussi, à l’image caricaturale du
personnage homosexuel type qui se plaît à imiter la gestuelle féminine avec emphase pour
amuser la galerie.
Ici, la cible de la parodie est double. En un premier lieu, l’image de toutes ces
princesses et icones de beauté est vite dégradée par le reflet grotesque qu’en donne Anastasia,
et une représentation de ce masque impliquerait 1 la mise en scène d’acteurs masculins
déguisés en femmes dont les mimiques et les manières caricatureraient à outrance celles des
héroïnes de Chester Kallman. En ce sens, on peut considérer les personnages de The Queen’s
Masque comme une première ébauche de Baba la Turque, riche et célèbre femme à barbe
dont on ne sait si elle est un chef d’œuvre ou un monstre de la nature, dans The Rake’s
Progress. Dans une mise en scène récente (opéra Garnier, mars 2008) de l’opéra d’Auden et
Kallman, Olivier Py a opté pour une caricature à l’extrême qui va dans le sens du personnage
d’Anastasia. La taille imposante de Baba la Turque, sa perruque blond platine et sa robe de
sirène à paillettes argentées signée Pierre-André Weitz en font la version grotesque d’une
Marilyn Monroe sur le retour.2
En second lieu, la parodie raille, sur un ton léger, tour à tour moqueur et affectueux, la
personne à qui le masque est dédié, à savoir Chester Kallman. Le destinataire de cette saynète
est dépeint comme un bouffon dans la lignée directe des « jesters » et « clowns » de la scène
élisabéthaine, toujours évoqué au féminin dans des expressions délibérément stéréotypées
(« Belle of Brooklyn », « Maid of Michigan », « La reine a de belles fesses », « j’ai léché le
cul de Madame ») qui l’érigent au statut de précieuse ridicule, au rang des belles vaniteuses de
he particularly liked, and you had not seen it, he would dramatize every important scene and then go to see
the movie again with you. It never turned out to be so interesting as Chester’s version of it. […] When Chester
shared with you his love of music, it somehow overflowed from him to you and pervaded your life. […] He
would regale you with opera gossip, acting in detail the scenes as he saw them of the various love affairs of the
divas. He used to say that Flagstad was his mother. » (Dorothy J. Farnan. Op. cit., pp. 97-100)
1
The Queen’s Masque, rapidement tombé dans l’oubli, n’a jamais été rejoué depuis le 7 janvier 1943.
2
Voir annexe XIII.
366
Vanity Fair de Thackeray (le texte joue sur la polysémie du mot « camp » désignant en argot
une gestuelle et des manières efféminées).
En outre, le jeu de genres se double d’un travestissement textuel qui assimile
Anastasia à une version héroï-comique de la sublime Cléopâtre de Shakespeare. Dans
Anthony and Cleopatra, la reine d’Égypte est une icône de sensualité qui attire et charme tous
les habitants de la cité venus se délecter de sa beauté sur les rives du Cydnus:
The barge she sat in, like a burnished throne
Burned on the water. The poop was beaten gold;
[…]
From the barge
A strange invisible perfume hits the sense
Of the adjacent wharfs. The city cast
Her people out upon her; and Anthony,
Enthroned i’th’market-place, did sit alone,
Whistling to th’air, which, but for vacancy,
Had gone to gaze on Cleopatra too,
And made a gap in nature.
Antony and Cleopatra, II, 2, 201-228.1
Dans The Queen’s Masque, c’est Anastasia qui enivre des foules d’hommes et les
« anesthésie » (« Anastasia » / « anaethesia ») avant qu’ils ne cèdent, sans se faire prier bien
longtemps, à la tentation des plaisirs interdits :
Mabel. From coast to coast at mention of Her name,
Cold faggots kindle to a genial flame,
Excited fairies down their steeples slide,
And savage wolves are glad to give a ride.
Ella.
For her the burly driver stops his truck
And goes down on his knees to beg – for luck.
Mabel. Trunkless, the agitated coastguard stands
To do Her service.
(QM, p. 425)
Le choix du pentamètre, que l’on retrouve dans les tragédies de Shakespeare lorsqu’il décrit
les actes valeureux des héros mythiques, accentue l’effet comique de la parodie. Les allusions
grivoises sont plus qu’explicites (polysémie de « faggot », métaphores de l’érection :
« steeples », « truck / trunk », « stands »), et Anastasia est élevée au statut de divinité lubrique
par le simple truchement de la paronomase : « to beg – for luck / suck / fuck ». L’humour
1
William Shakespeare. Anthony and Cleopatra. Cambridge: Cambridge University Press, 1990, pp. 124-125.
367
vient également du décalage entre les topoï du conte de fées et de la littérature pour enfants
(« From coast to coast », « fairies down their steeple », « savage wolves ») et la façon dont ils
sont détournés pour décrire la grande putain dans toute sa gloire.
La saynète dresse ainsi un portrait peu flatteur du jeune étudiant d’Ann Arbor. Ce
bourreau des cœurs, qui a séduit Willy et Jack (« And from Willy and Jack arriving both at
once», QM, p. 429) parmi tant d’autres, fait encore pleurer le poète déguisé en Merlin
l’enchanteur :
’Tis even whispered that Her beauty’s spell
Bewitched self-loving Merlin in his well.
He weeps, they say.
(QM, p. 425)
Le masque, baroque dans son extravagance et ses emprunts à divers genres littéraires, exprime
aussi, sous les déguisements et autres travestissements grotesques, la douleur de la trahison et
de l’amour non partagé. Il est important de rappeler qu’il fut composé après 1941, c’est-à-dire
après la première infidélité de Kallman. Dans ce texte, la figure du poète-amant abandonné
revient sous la forme du fantôme, parodie burlesque de Don Juan et Hamlet, qui rappelle à
Anastasia ses promesses non tenues. Le poète se dissimule sous quatre masques superposés :
le personnage du fantôme (premier masque purement théâtral, associé à un rôle), qui
interprète une parodie de blues de cabaret (deuxième masque d’ordre méta-dramatique : le
fantôme joue un rôle), d’abord en allemand1 (troisième masque d’ordre linguistique), puis en
1
On proposera la traduction suivante du blues chanté en allemand :
Un jour de printemps, quand les rhumes d'hiver se posent mouillés dans le mouchoir
et que des queues bruyantes grandissent dans le pantalon,
le fils de Madame Minne (amour courtois) est en visite chez moi.
Comment va, espèce de vieux sac? Quoi de neuf,
un amour, par exemple sans détresse et sans vengeance?
Seul le monde sait ce qui se passe, ou dit-on une nouvelle fois
"cela n'a aucun sens, c'est ainsi"?
Il a quelque chose, ce gros, l'homo Cupidon, n'est-ce-pas?
Bien qu'il soit un peu idiot. Mais bon
enfant, on l'a baigné un peu trop chaud,
espèce de garnement insolent, que fais-tu donc là?
368
français, « à la Marianne Oswald » (quatrième masque). Cette sur-esthétisation du fantôme
tend à opacifier le sens de la scène. Elle relève d’une stratégie de l’esquive visant à détourner
le message de l’expéditeur pour qu’il épargne son destinataire, Kallman. Ce message,
pourtant, après avoir traduit le texte allemand et le texte français, est des plus clairs : il s’agit
d’une déclaration d’amour, assurément surprenante – et inédite dans l’histoire de la poésie
amoureuse –, mais non moins touchante :
Pass auf, Mensch ; dass ist mein Herz den Du frisst.
Das kommt nicht im Frage: es schmeckt nicht gut.
Die Anastasia hat es vergiftet. Es is allerhand,
Und geht nie vorbie, das Leid sie mir tut.
(QM, p.426)
Pour Anastase j’ai perdu mon âme,
Elle m’a tué.
J’ai léché le cul de Madame ;
Hélas, hélas.
Je veux lui dire Merde, Merde,
Mais je ne peux PAS.
(QM, p.428)
La grossièreté et le caractère antiromantique et antipoétique de ces paroles de blues soulignent
la sincérité de l’amour exprimé sur le mode du contrepoint. Tel un enfant qui ne parvient pas
à verbaliser un sentiment qu’il souhaite conjurer, le poète recourt à des stratagèmes aussi
saugrenus que les « gros mots » (« Je veux lui dire Merde, Merde ») et le glissement vers des
langues étrangères, au risque de se fourvoyer dans des maladresses et des fautes de
grammaire1, sans pour autant atteindre ses objectifs (« Mais je ne peux Pas »). Célébrer un
anniversaire, dans le cadre intime d’une fête entre amis, n’est-ce donc pas aussi, comme dans
le masque de The Age of Anxiety, dire une détresse, à demi-mot, certes, et dans des langues
Fais gaffe, c'est mon cœur que tu bouffes-là.
Il n'en est pas question: il n'est pas comestible.
Anastasia l'a empoisonné. C'est un peu fort
et la souffrance qu'elle m'impose ne passera jamais.
1
Dans The Queen’s Masque, l’allemand et le français d’Auden sont souvent très approximatifs.
369
que les convives ne maîtrisent pas forcément – pour ne pas trop jouer les trouble-fête –, mais
qui s’impose entre les lignes aux oreilles de qui veut bien l’entendre ?
Les tensions liées au thème de l’échec amoureux qui sous-tendent l’ensemble de The
Queen’s Masque sont néanmoins vite soulagées et canalisées par le chœur final qui annonce
la « danse des pâquerettes » que l’on retrouve dans l’évocation de « Venus Island » dans The
Age of Anxiety :
O loyal subjects, girl and boy,
Your carnal motions now employ;
Dance as the Muses bid,
In chains like daisies, hand in hand;
Do as you would be done by, and
Be done by as you did.
(QM, p.429)
burghers mixed
With light-fingered ladies and louche trade,
Dancing in serpents and daisy chains
To mad music.
(AA, p. 29)
Ces deux extraits mêlent curieusement la fièvre des soirées universitaires d’Ann Arbor – et
new-yorkaises – à la tradition bucolique du folklore élisabéthain (« morris-dances », « sworddances », etc.), avant de proposer une variation inédite sur le thème du carpe diem horatien.
Les cortèges (« chains ») de pâquerettes ou marguerites sont autant d’invitations au plaisir, et
un appel à la consommation sexuelle (« Your carnal motions now employ ») relayé par les
allitérations en [s] et [z] – « Dancing in serpents and daisy chains » – qui convoquent les mots
« senses » et « sex ». L’art se doit d’être frivole, pour oublier … peut-être, ou pour rien…,
l’art pour l’art, pour fêter la création artistique, même – et surtout – en temps de crise.
370
III La fête de la poièsis
1 « Make me chaste, Lord, but not yet. »
Au cours des années 1930, Auden s’est beaucoup intéressé à plusieurs ouvrages
spécialisés dans diverses théories sur l’inconscient, plus ou moins obscurs et toujours très
complexes, dont ceux de D.H. Lawrence, Homer Lane ou John Layard (les deux derniers
étant aujourd’hui tombés dans l’oubli). Ces lectures ont donné lieu à une poétique du conflit,
fondée sur des tensions entre désir et répression, qui se manifeste sous diverses formes dans
les textes des années 1940. Pour Lane, il était moral de libérer ses instincts, et Layard
associait volontiers tout désir physique à Dieu et toute répression des désirs au diable :
Layard went further than Lane in declaring that the term ‘God’ really means our physical desires, the
inner law of our own nature, and that the real ‘Devil’ is in fact the conscious control of these desires
– something that we should avoid at all costs. The only sin, declared Layard, is disobedience to
God (our desires) and obedience to the Devil (conscious control). This disobedience results from
early ‘moral’ education, as a result of which we regard God as unreasonable and the Devil as right. We
should in fact reject what our educators have told us are the ‘right’ kinds of feelings – meekness,
forbearance, consideration for others, self-sacrifice, even pity – if these have been merely consciously,
and thus falsely, induced in us. If we allow our desires to take charge, we will achieve a growth in
real spirituality and pureness of heart.1
Layard ne fait que reprendre la thèse développée dans Fantasia of the Unconscious de D.H.
Lawrence (1922) qui dénonce les préférences de l’humanité pour la vie de l’esprit au
détriment de l’instinct et des désirs impulsifs :
It is the impulse we have to live by, not the ideals or the idea … The Ideal is always evil, no matter what
ideal it may be … ‘Be yourself’ is the last motto.2
Dans l’œuvre d’Auden, l’influence de cette théorie de la libération des désirs transparaît dans
des vers qui parodient des rites et des cultes religieux en ravivant les formes carnavalesques
du renversement :
1
2
Cité par Humphrey Carpenter. Op. cit., p. 87.
Ibid.
371
Le principe comique qui préside aux rites du carnaval les affranchit totalement de tout dogmatisme
religieux ou ecclésiastique, du mysticisme, de la piété, ils sont en outre entièrement dénués de caractère
magique ou incantatoire (ils n’exigent rien et ne demandent rien). Mieux encore, certaines formes
carnavalesques sont une véritable parodie du culte religieux. 1
Le poème « The Love Feast » (CP, p. 614), dont le titre travestit le mot grec « agapè »
désignant un « repas célébré dans l’amour fraternel », remet en cause non seulement les codes
de bonne conduite (« Someone vomits ; someone dies »), mais également les conventions et le
discours judéo-chrétien imposant, par exemple, une forme de respect à l’endroit des aînés
(vers 13-16) :
Willy cannot bear his father,
Lilian is afraid of kids;
The Love that rules the sun and stars
Permits what He forbids.
L’originalité du poème tient en ce qu’il juxtapose deux discours : d’une part, celui de Layard
et D.H. Lawrence qui invite à lever les interdits (« Permits what He forbids »); et d’autre part,
celui de la morale chrétienne, le premier profanant le second. Contre toute attente, pour
évoquer la soirée new-yorkaise, le poète mobilise un champ lexical propre à la fête religieuse,
avec des allusions à la Bible (« In an upper room », vers 1, fait référence aux préparatifs du
repas pascal, Marc 14 :152 ; « the gospel / Of the radio-phonograph », vers 3-4, évoque les
Évangiles), à la Divine Comédie (« The Love that rules the sun and stars », vers 15, est adapté
du dernier vers du Paradis3), ou à Saint Augustin (« The Love that made her out of nothing »,
1
Mikhaïl Bakhtine. Op. cit., p. 15.
« Le premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : ‘ Où veux-tu que nous allions
faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?’ Il envoie alors deux de ses disciples, en leur disant : ‘Allez à
la ville ; vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le, et là où il entrera, dites au
propriétaire : ‘Le Maître te fait dire : Où est ma salle, où je pourrai manger avec mes disciples ?’ Et il vous
montera à l’étage, une grande pièce garnie de coussins, toute prête ; faites-y pour nous les préparatifs.’» (La
Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 1476)
3
Ici la haute fantaisie perdit sa puissance
mais déjà il tournait mon désir et vouloir
tout comme roue également poussée,
l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles.
2
(Dante. Le Paradis. Traduction de Jacqueline Risset. Paris : Flammarion, 2004, p. 315)
372
vers 23). En outre, le sacrement de la Confirmation est profané et changé en un rite
d’initiation aux plaisirs charnels (vers 9-11):
Catechumens make their entrance ;
Steep enthusiastic eyes
Flicker after tits and baskets;
Ces vers confrontent simultanément le religieux, le pseudo-religieux, le profane et le
blasphéme, non sans dérouter le lecteur qui ne peut se raccrocher à aucune grille de lecture
préétablie. Le monde est à l’envers, et l’on s’y perd : d’un côté la débauche et le péché
(« Someone vomits », « Drunken absent-minded fingers », « Who is Jenny lying to / By longdistance telephone ? ») deviennent presque sacralisés par le discours religieux qui les encadre;
de l’autre, la parodie des préceptes chrétiens aiguise la satire de la jeunesse égarée des années
1940 qui ne sait plus aimer de façon authentique (vers 2-4) et se fourvoie dans les travers de
l’hypocrisie et des commérages futiles (« Lou is telling Anne what Molly / Said to Mark
behind her back », vers 5-6).
Le locuteur est discrètement introduit dans la première strophe (« See us gathered »),
puis réapparaît dans les derniers vers. Il semble avoir pris une certaine distance critique par
rapport à ce monde frivole. Le ton de l’avant-dernier quatrain est plutôt moralisateur : toute
cette soirée n’est que mensonge et décadence, et mieux vaut rentrer chez soi (vers 21-24):
Who is Jenny lying to
By long-distance telephone?
The Love that made her out of nothing
Tells me to go home.
Cependant, alors même qu’il s’apprête à partir, le poète croise une certaine Miss Number…
Ce « sacré numéro » (l’une des définitions que donne l’OED de « number » est « a person,
usually a woman »), cette demoiselle qui pourrait bien être un jeune loup (le terme de
« Miss » est fréquemment utilisé de façon familière pour désigner un jeune homme
373
homosexuel), remet en question toutes ses bonnes résolutions, … et il va certainement
s’attarder un peu (vers 25-28):
But that Miss Number in the corner
Playing hard to get …
I am sorry I’m not sorry…
Make me chaste, Lord, but not yet.
La mise en scène comique du dilemme rappelle, sur un ton enjoué, que le poète est rompu à
l’exercice de l’autocritique, et qu’il est capable d’autodérision. Pour se libérer de tout
sentiment de culpabilité, il s’en tire habilement en citant l’exemple de Saint Augustin 1. Cette
pirouette poétique est néanmoins peu convaincante, et l’expression « but not yet » est plus en
accord ici avec la théorie de libération de soi de Layard et D.H. Lawrence qu’avec le concept
d’amour selon Saint Augustin. Rester à la soirée, c’est « obéir à la loi de ses désirs »,
s’accorder une aventure supplémentaire, sans doute sans lendemain, en n’ayant cure de la
morale judéo-chrétienne. Le terme « number » trahit également l’anonymat de cette
saynète dans laquelle la « conquête » (dont le nom est déjà oublié) est « une » parmi d’autres,
comme le soulignait déjà le locuteur désabusé du quatrain suivant extrait de Shorts (19291931, CP, p. 53):
I am beginning to lose patience
With my personal relations.
They are not deep
And they are not cheap.
Dans « The Love Feast », le poète, à l’instar de Tom Rakewell dans le joyeux bordel de
Mother Goose, ne peut que constater la faiblesse de sa nature face à une Miss Number
tentatrice qui ébranle en un regard tous ses idéaux de sagesse et de chasteté, … et il en rit.
1
Le dernier vers est une parodie des Confessions de Saint Augustin: « For many of my years (perhaps twelve)
had passed away since my nineteenth, when, on the reading of Cicero’s Hortentius, I was aroused to a desire
for wisdom; and still I was delaying to reject mere worldly happiness, and to devote myself to search out that
whereof not the finding alone, but the bare search, ought to have been preferred before the treasures and
kingdoms of this world, though already found, and before the pleasures of the body, though encompassing me
at my will. But I, miserable young man, supremely miserable even in the very outset of my youth, had
entreated chastity of Thee, and said, ‘Grant me chastity and continency, but not yet’. » (Confessions, Book VIII,
chapter VII, paragraph 17)
374
L’humeur badine de ces vers annonce l’atmosphère qui planera sur les scènes les plus
licencieuses de The Rake’s Progress.
2 Le joyeux bordel de Mother Goose
Lorsque l’on suit à la lettre les principes de Layard et D.H. Lawrence (« Be Yourself is
the last motto »), il est facile de tomber dans la débauche si l’on perd de vue l’objectif ultime
de la quête, à savoir une forme de pureté de cœur et d’esprit (« spirituality and pureness of
heart »). Quand il se retrouve au bordel de Mother Goose, Tom Rakewell n’a aucunement
l’intention de céder à la tentation de la chair. Il s’est déplacé à Londres dans le seul but de
signer les papiers qui lui permettront de toucher l’héritage de son oncle avant de retrouver
celle qu’il aime. Il est déterminé, et son discours est le même que celui de Layard quand
Shadow lui demande quel est son devoir (RP, I, 2, p. 56) :
Shadow.
Rakewell.
What is thy duty to thyself ?
To shut my eyes to prude and preacher
And follow Nature as my teacher.
Au départ, sa nature le porte vers Anne, puisque c’est elle qu’il désire. Cependant, Tom est
manipulé sans le savoir. Ses nouveaux professeurs ne sont pas la nature (« Nature as my
teacher »), mais Shadow et Mother Goose qui sont en train de l’initier aux rites du Temple des
Délices (« the Temple of Delight », RP, I, 2, p. 57), autrement dit à la perte de sa virginité.
Cette scène aussi, comme « The Love Feast », est une parodie de la Confirmation. Shadow y
joue le rôle du parrain (« my duties as a godfather », RP, p. 56) qui a prononcé pour son
catéchumène les vœux de baptême. Mother Goose assume la fonction de l’évêque (« My Lady
Bishop of the game », RP, p. 56) qui l’oint du saint chrême et lui confère le Saint Esprit.
Shadow et Mother Goose interrogent le néophyte qui récite, en bon élève, son catéchisme du
plaisir en oubliant son but initial (RP, p. 56) :
375
Mother Goose.
Rakewell.
Mother Goose.
What is Pleasure then ?
The idol of all dreams, the same
Whatever shape it wear or name;
Whom flirts imagine as a hat,
Old maids believe to be a cat.
Bravo!
À la fin de la scène, Tom est happé par le charme des prostituées et cède sans transition à la
tentation des plaisirs charnels.
Si le comportement de Tom montre qu’Auden se distancie, à la fin des années 1940,
des théories de Layard, il n’en demeure pas moins que sa réflexion sur la libération du désir a
ouvert la voie à la création de formes inédites dans l’histoire de l’opéra. Les metteurs en scène
rivalisent d’originalité quand ils orchestrent la scène du bordel, et ce précisément parce que
rien dans le livret n’est obscène : tout est suggéré, et donc, à représenter. Mother Goose
évoque d’abord l’ambiance des maisons closes du XVIIIème siècle, décrites, entre autres,
dans Moll Flanders, ou dépeintes dans des gravures de Hogarth, par exemple dans la planche
III de « The Rake’s Progress » (qui représente l’intérieur de la taverne de la Rose à Drury
Lane), et dans la planche I de « A Harlot’s Progress » (où apparaît Mother Needham,
personnage ayant réellement existé, qui instruisait de jeunes paysannes fraîchement
débarquées afin de les mettre au service d’un vieux débauché). Dans un article sur la
production de 1975 à Glyndebourne, qui a fait date dans l’histoire de The Rake’s Progress,
Myriam Chimènes note que David Hockney (décors et costumes) et John Cox (mise en scène)
se sont largement inspirés de l’univers de Hogarth 1. Pour John Cox, la scène du bordel était un
défi :
Pour la scène du bordel, je voulais affirmer un centre visuel fort. C’est une scène qui, comme celle de
l’asile, peut échapper à tout contrôle, c’est pourquoi je suggérai un grand lit double, tel un « trône »
pour Mother Goose. Je ressentais aussi très fortement qu’il n’y a pas d’érotisme dans la musique,
juste une innocence pervertie, d’une délicieuse naïveté, avec le catéchisme et le folk song côtoyant
une comptine.2
1
J. Jacquot, J.-M. Vaccaro, M. Chimènes. The Rake’s Progress : Un opéra de Hogarth, Auden, Kallman et
Stravinsky. Op. cit., pp. 162-163.
2
Ibid. (trad. M. Chimènes)
376
Hockney calque son décor sur celui de la gravure « The Lottery », avec un lit surélevé. Il
reprend les mêmes costumes que les personnages de la gravure ainsi que quelques objets, et
garde la disposition triangulaire, mais la figure allégorique (Britannia) est remplacée par une
femme nue. Enfin, pour introduire davantage d’érotisme, il emprunte quelques éléments d’une
autre gravure, « The Masquerade Ticket » (publiée à l’occasion de la nomination du Suisse
Heidegger comme intendant des Menus Plaisirs du Roi), à savoir les deux « lubricomètres »
qui encadrent le décor, à l’avant scène. Il en décalque quasiment la forme et recopie
textuellement les inscriptions (sur celui de gauche : « Expectation, Hope, Hot Desire, Moist,
Sudden Color » ; sur celui de droite : « Cool, Warm, Dry, Change, Hot, Moist »). Sur les murs
droit et gauche des décors, Hockney peint plusieurs tableaux, dont l’un s’inspire de la Vénus
masquée installée dans la niche représentée à droite dans « The Masquerade Ticket ».
Dans une mise en scène plus récente (2008), beaucoup plus épurée, de Robert Lepage 1,
Mother Goose « trône » à nouveau sur un grand lit, cette fois en forme de cœur, recouvert
d’un immense drap en satin rouge carmin aux plissés mouvants. La toile de fond est
également rouge et sans motifs. L’érotisme vient de la tenue légère (décolleté plongeant,
gaine ornée d’un bouillonné de tulle rouge, porte-jarretelles, bas noirs et bottes en cuir rouge à
talons aiguilles), du maquillage outrancier et de la position lascive de la soprane. Les
chanteuses du chœur ont toutes un boa rouge autour du cou et un costume rappelant celui des
danseuses de French cancan. L’acte sexuel est suggéré par la disparition de Tom et Mother
Goose qui glissent sous la scène en entraînant avec eux le drap par une fente en forme de
vulve, avant de laisser à découvert le matelas éventré installé juste au-dessus d’une trappe.
Pour ce qui concerne cette scène, Olivier Py (Opéra Garnier, 2008) choisit une esthétique
clairement homo-érotique davantage dans le ton de The Queen’s Masque 2 . En plus des
membres du chœur, il met sur scène des danseuses du Crazy Horse, et utilise des cages en
1
Voir le DVD suivant : Stravinsky. The Rake’s Progress (musical director : Kazushi Ono ; stage director : Robert
Lepage), enregistré et filmé au théâtre de la Monnaie, Opus Arte, 2008.
2
Voir annexe XIV.
377
hauteur où apparaissent des acrobates, des jongleurs et des danseurs à demi-nus mimant
diverses positions sexuelles.
Ainsi lorsque le novice choisit d’obéir aux lois de ses désirs, l’imaginaire des metteurs
en scène regorge de formes carnavalesques tour à tour érotiques, grotesques et obscènes,
garantes de la puissance d’une poétique de la suggestion faisant de The Rake’s Progress un
modèle d’œuvre ouverte. Le bordel de Mother Goose, toutefois, sert aussi de préambule à une
scène de détresse poignante au cœur de la cité. En effet, juste après l’orgie, on entend
résonner la voix inquiète d’Anne (double du poète ?) qui, au cours d’une nuit de pleine lune
automnale, ne parvient pas à trouver le sommeil à l’idée que Tom puisse être en danger. Son
angoisse et sa tristesse sont associées au thème de la ville comme lieu de déperdition (RP, I, 3,
p. 59) :
Anne.
No word from Tom. Has Love no voice, can Love not keep
A Maytime vow in cities?
Une cabalette1 virtuose, la plus belle, peut-être, de tout l’opéra, culminant sur un contre-ut
aigu, exprime sa décision : elle affrontera les dangers de Londres pour soustraire Tom aux
griffes du mal. La force d’Anne n’est pas sans rappeler celle de ROSETTA à la fin du masque
de The Age of Anxiety, symbole de résistance et de vertu au moment où le monde s’écroule et
où l’on commence à exterminer les Juifs (« We must try to get on / […] Though thousands
tumble », AA, pp. 101-102). Aucune de ces deux héroïnes, cependant, ne parvient à triompher
du mal. Sur fond de carnaval joyeux, les accords stridents de Stravinsky, qui sonnent parfois
presque faux, laissent cruellement retentir un échec, et, comme dans The Queen’s Masque
(mais à travers une forme artistique pleinement aboutie), une profonde douleur liée à la perte
de l’être aimé. On reprendra sur ce point les conclusions lumineuses de Tzetan Todorov :
Le sens global de l’histoire ne pointe pas dans la même direction chez Auden que chez Hogarth ;
pourtant l’un et l’autre visent une moralité. Celle de l’épilogue de l’opéra est répartie entre plusieurs
personnages, mais Tom, Nick et Baba convergent dans leurs conclusions. Le mal n’a pas besoin d’un
1
Cabalette : terme de musique. Pensée musicale légère et mélodieuse, dont le rythme bien marqué se grave
facilement dans la mémoire. (Émile Littré, édition de 1876)
378
diable pour s’incarner, il est l’effet inévitable de la faiblesse humaine (c’est l’ombre, shadow, de chacun
de nous). […] La leçon que tire Anne est plus originale et plus sombre. Tout au long de l’histoire
elle croyait que l’amour pouvait arracher à l’enfer sa proie. Même à l’asile, elle pense encore qu’il
n’est pas trop tard et que son amour peut sauver Tom. Mais il n’en est rien ; l’amour rédempteur
reste un rêve et un délire. L’amour ne peut vaincre la mort. The Rake’s Progress de Hogarth
raconte l’échec de l’insouciant Tom ; celui d’Auden décrit l’échec de la fidèle Anne.1
Dans The Rake’s Progress, le carnavalesque est donc inexorablement associé à une perte
irrémédiable. Les masques, mascarades et débordements orgiaques dissimulent une détresse
qui, à l’opéra, se manifeste dans des instants scéniques d’une extrême intensité, dans des
cabalettes qui enivrent, donnent des vertiges, avant de retomber dans le silence de la peine.
Dans d’autres textes, ces mêmes vertiges se retrouvent « fixés », pour filer la métaphore
d’Arthur Rimbaud2, à l’horizon de vers d’une puissance poétique étourdissante.
3 Vertiges fixés
Le tableau que propose QUANT de l’île de Vénus dans la deuxième partie de The Age
of Anxiety offre un bel l’exemple de la façon dont le poète tente de « noter l’inexprimable » à
la suite de Rimbaud. Mésestimé par la critique, ce texte peu connu, qui ne figure dans aucune
anthologie, n’en demeure pas moins « vertigineux », tant par sa forme que par le
foisonnement d’images qui en émanent. Carnaval des sens, ravissement poétique, il entraîne
le lecteur dans une « danse des marguerites » insolite (« Dancing in serpents and daisy
chains », vers 21) semblable à celle de The Queen’s Masque (« Dance as the muses bid, / In
1
2
Tzetan Todorov. « Le concert des arts ». Op. cit., p. 55.
L’expression vient du poème « Alchimie du verbe » de Rimbaud publié dans Une Saison en enfer :
À moi. L’histoire d’une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les
célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes,
enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de
nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
[…]
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des
vertiges.
Arthur Rimbaud. Une Saison en enfer. [1873] Paris: Gallimard, 1965, pp. 139-140.
379
chains like daisies »), dont il ne sortira pas indemne. Cette célébration de Vénus est inspirée
de la description de Cléopâtre sur sa barge (déjà parodiée en 1943 pour l’anniversaire de
Kallman) qu’Auden considérait comme le plus beau passage de Anthony and Cleopatra :
On n’entend pas vraiment de poésie avant la tirade où Enobarbus décrit la première rencontre d’Antoine
et Cléopâtre : « Le navire où elle était assise, tel un trône resplendissait… » (II, ii, 196 sq.). Enobarbus
dit à Mécène et Agrippa quelque chose qu’ils ont besoin de savoir. Sa somptueuse description traduit la
force de l’attachement entre Antoine et Cléopâtre, à la manière dont lui voit la chose. Antoine et
Cléopâtre offre dans l’ensemble plus d’excellente poésie que n’importe quelle autre pièce du canon,
mais pas un vers qu’on puisse détacher du contexte tant de la scène où il intervient que de la pièce dans
son ensemble.1
Les textes d’Auden et Shakespeare sont deux épiphanies érotiques, l’une décrivant l’éveil
sexuel de QUANT au moment de l’adolescence (le troisième âge dans « The Seven Ages »),
l’autre le coup de foudre d’Antoine subjugué par Cléopâtre, impératrice des sens. Ils vibrent,
tels des corps enflammés par le désir, en proie aux coups de sang et autres syncopes venant
somatiser les émois intérieurs :
Since the neighbors did,
With a multitude I made the long
Visitors’ voyage to Venus Island,
Elated as they, landed upon
The savage shore where old swains lay wrecked
Unfit for her fable, followed up
The basalt stairway bandying jokes with
The thoughtless throng …
I will tell you
The barge she sat in, like a burnished throne
Burned on the water. The poop was beaten gold;
Purple the sails, and so perfumed that
The winds were lovesick with them. The oars were
silver,
Which to the tune of flutes kept stroke, and made
The water which they beat to follow faster,
As amorous of their strokes.
Antony and Cleopatra, II, 2, 200-2072.
Le rythme est vif, fougueux, marqué par de nombreuses inversions du schéma iambique
classique :
Unfit (iambe) for her fable (anapeste) followed up (trochée)
Burned on the water […] / Purple the sails (trochée / iambe)
Il prend son envol au gré des enjambements et allitérations, puis s’essouffle dans un
decrescendo presque solennel (scandé par une suite iambique, « The thoughtless throng »,
1
2
Shakespeare. Op. cit., p. 353.
William Shakespeare. Anthony and Cleopatra. Op. cit., 124.
380
dans le texte d’Auden, et anapestique, « as amorous of their strokes », dans celui de
Shakespeare). Le phonème [f] entraîne une course effrénée de bilabiales ([b], [w]) et de
plosives ([k], [t]) qui frise l’explosion rythmique, puis la tension se relâche avec les sifflantes
([], [s]) :
and made
The water which they beat to follow faster,
As amorous of their strokes.
followed up
The basalt stairway bandying jokes with
The thoughtless throng.
Le texte respire tel un corps, il prend « une forme humaine, c’est une figure, un anagramme
du corps ? Oui, mais de notre corps érotique »1, dirait Roland Barthes. Et cet état de frénésie
textuelle éveille le désir du lecteur impatient de découvrir Vénus.
Ce dernier, cependant, tout comme le locuteur, se retrouve vite en position de voyeur,
car la fête est interdite à quiconque ne s’est laissé enivrer par la reine du carnaval. Pour
l’entrevoir, il faut transgresser les lois de l’île en se cachant dans les buissons (vers 8-13):
avoiding
The great gate where she gives all pilgrims
Her local wine, I legged it over
A concrete wall, was cold sober as,
Pushing through brambles, I peeked out at
Her fascination.
Le faste est suggéré par un décor foisonnant (« primroses, peacocks and peachtrees made / A
fair foreground », vers 27-28) inspiré des grands peintres baroques dont, entre autres,
Boticcelli (« La Naissance de Vénus »), Bosch (« Le Jardin des délices »), ou Le Lorrain,
avec ses paysages portuaires grouillants de vie (« a multitude », vers 2 ; « the savage shore
where old swains lay wrecked », vers 5). Mais c’est une icône bien étrange que l’on aperçoit,
baroque au sens de « bizarre, hétéroclite, disparate » : la Vénus dépeinte est anamorphique,
tantôt déesse ou Vierge, tantôt catin. Elle est appréhendée au moyen d’expressions
1
Roland Barthes. Le Plaisir du texte. Paris : Editions du seuil, 1973, p. 26.
381
antithétiques – madone lubrique, déesse du sexe en gloire –, dans des vers où les allitérations
en [s] et [z] traduisent phonétiquement sa lascivité (vers 29-32):
An early Madonna’s face
And lissom limbs, delighting that whole
Degraded glen, the Goddess herself
Presided smiling; a saucy wind,
[…]
Par ailleurs, le portrait des personnages à l’arrière-plan est à la fois comique et
terrifiant, à l’image des caricatures de Hogarth 1 ou Goya (par exemple, « Les Vieilles »2 )
représentant des dames enlaidies par la vieillesse et la luxure (vers 22-26) :
In the mid-distance
On deal chairs sat a dozen decayed
Gentlewomen with dejected backs
And raw fingers morosely stitching
Red flannel scivvies3 for heroic herms4.
Au cours de ce pèlerinage, le sublime (« I peeked out at / Her fascination », vers 12-13) côtoie
le grotesque, avec des cupidons baroques qui pètent du haut de leurs échasses (« cupids on
stilts / Their beautiful bottoms breaking wind », vers 14-15). Le poète s’amuse, il badine avec
les formes, convoque divers genres littéraires pour les parodier, selon une logique
carnavalesque où le haut ne cesse d’être rabaissé vers le bas.
« Venus Island », à son tour, est un joyeux bordel (« With light-fingered ladies and
louche trade », vers 20), une version poétique de « Fire Island », avec ses plages fréquentées
par une foule d’homosexuels venus se pavaner (« their beautiful bottoms », vers 15) avant de
se cacher dans les fourrés (« Pushing through brambles, I peeked out », vers 12) pour
espionner – tels les vieillards dans les nombreuses représentations de Suzanne au bain5, David
1
Dans le cinquième tableau de la série The Rake’s Progress, le jeune roué épouse une riche douairière qui
cache les symptômes de la syphilis derrière les mouches de son visage.
2
Ce tableau a été peint entre 1810 et 1812 (musée des beaux-arts de Lille).
3
Les « scivvies » désignent des caleçons portés par les marins.
4
« Herm » fait référence à une représentation du dieu Hermès en érection.
5
De nombreux peintres ont représenté Suzanne au bain (Daniel 13: 1-64), notamment Albrecht Altdorfer (en
1526) dans un tableau où les vieillards se cachent derrière les frondaisons de quelques arbres pour pouvoir
admirer de plus près la belle jeune femme, mais aussi Le Tintoret (en 1555), Artemisia Gentileschi (en 1610) ou
Lorenzo Lotto (en 1571).
382
observant Bethsabée1, ou Actéon surprenant Artémis – leurs futures conquêtes, … et peut-être
plus. L’ambiance est fiévreuse, et tous, comme dans The Queen’s Masque2, entrent dans cette
curieuse file de pâquerettes mêlées ici à des serpents : « Dancing in serpents and daisy
chains » (vers 21). Les sens sont en éveil, et l’on voit même se dessiner à la surface des vers
de clôture, dans un dernier frisson d’érotisme, par jeux anagrammatiques, l’expression
« cocksucker » :
a saucy wind,
Plucking from her thigh her pink wrapper
Of crêpe-de-chine, […]
On retrouve ce terme familier dans deux autres textes publiés à titre posthume, dont
« Aubade », (1964, CP, p. 747) :
Happy,
but sleepily wondering
how many away is the night
when an ecto-endomorph
cock-sucker must put on
The Window’s Cap.
L’autre texte est une épitaphe venant clore « The Platonic Blow » 3 , le seul poème
pornographique qu’Auden ait écrit, dans les années 1940, sans souhaiter le publier4. Cette
parodie d’épopée décrit avec beaucoup de précision et non sans humour un rapport sexuel
entre deux inconnus qui viennent de se rencontrer dans la rue. Afin de mettre en évidence
l’énergie sexuelle qui plane sur « Venus Island », on citera les trois dernières strophes
correspondant à la phase de l’orgasme précédé d’une fellation, ainsi que « My Epitaph » :
1
On pense à des représentations de cette scène (2 Samuel 11-12) par Véronèse (1575) ou Rembrandt (1654).
Les deux textes ont été composés à quelques mois d’intervalle, entre 1943 et 1944.
3
W.H. Auden. The Platonic Blow and My Epitaph. Washington: Orchises, 1985, pp. 3-7.
4
Voici ce que précise l’éditeur dans l’avertissement au lecteur: « In circles where he felt comfortable, W.H.
Auden was open about his sexual preference. He did not, however, intend that this poem be published as
Orchises is doing now, even urging the daughter of a close friend and fellow poet, “Promise me, my dear, that
you will never read it.” When the editors of the magazine Avant Garde printed the poem, Auden refused their
offer of payment and wrote them an admonishing letter. But given Auden’s own delight in personal
information about artists […], Orchises feels justified in offering it now, hoping that it will be read in a properly
appreciative and respectful spirit. »
2
383
I plunged with a rhythmical lunge, steady and slow,
And at every stroke made a corkscrew roll with my tongue.
His soul reeled in the feeling. He whimpered “Oh!”
As I tongued and squeezed and rolled and tickled and swung.
Then I pressed on the spot where the groin is joined to the cock,
Slipped a finger into his arse and massaged him from inside.
The secret sluices of his juices began to unlock.
He melted into what he felt. “O Jesus!” he cried.
Waves of immeasurable pleasures mounted his member in quick
Spasms. I lay still in the notch of his crotch inhaling his sweat.
His ring convulsed round my finger. Into me, rich and thick,
His hot spunk spouted in gouts, spurted in jet after jet.
My Epitaph –
A cocksucker, yes.
A poet? I believe.
Good. And a Christian ?
On sait, toutefois, que dans l’œuvre d’Auden, les scènes festives, si grivoises soientelles, servent toujours de repoussoir à une crise, et le carnaval de « Venus Island » ne fait pas
exception à la règle : la révélation qu’a QUANT à la fin de son pèlerinage vire sans transition
au cauchemar. Le texte introduit brutalement une vision d’horreur s’apparentant à une
épiphanie noire :
the Goddess herself
Presided smiling; a saucy wind,
Plucking from her thigh her pink wrapper
Of crêpe-de-chine, disclosed a very
Indolent ulcer.
L’apparition de l’« ulcère indolent » est inattendue, et d’autant plus frustrante que le lecteur
était en mesure d’espérer une apothéose érotique. Cette conclusion entraîne un choc poétique :
la singularité de l’ulcère contraste non seulement avec les nombreux pluriels qui animent le
texte (« dejected backs », « raw fingers », « flannel scivvies », « heroic herms », « primroses,
peacocks and peachtrees », …) ; mais elle est également mise en relief dans un vers très court
(deux pieds), comme inachevé, dont la régularité iambique (« Indolent ulcer ») est pour le
moins surprenante à la suite du scherzo endiablé qui rythme le corps du poème. De plus, cette
métaphore morbide du vagin de Vénus réintroduit le temps, par le biais de la maladie, dans
384
une scène jusque-là atemporelle, tout en démythifiant la déesse au corps endolori, marqué par
les premiers stigmates de la mort.
Comme « Pleasure Island », ces vers de clôture ont des affinités avec l’esthétique de la
vanité, et l’on pourrait les rapprocher de certains chefs d’œuvre de l’art baroque. À la
National Gallery de Londres, par exemple, un tableau de Frans Hals (1580) représente un
jeune homme en pleine adolescence, coiffé d’un béret à large plume et drapé de velours ; sur
son visage passe un sourire fugitif et inquiet : il soulève de la main gauche un crâne et
l’expose d’un geste démonstratif. Comme QUANT dans « The Seven Ages », il semble
recevoir de la mort (est-ce son double ?) un avertissement. L’âge baroque présente le
paradoxe d’être le moment où un élan vital aux expressions exubérantes s’inverse en une
contemplation pessimiste de la vie. Les poètes baroques abordent fréquemment les thèmes de
la maladie et de la mort devenue hideuse, comme en témoigne cet extrait des Stances
d’Agrippa d’Aubigné, dans lequel le locuteur entrouvre son estomac ulcéré :
J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante
De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et vois au fond mon cœur parti en deux,
Et mes poumons gravés d’une ardeur violente.
Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme,
Mes os secs de langueur en pitoyable point,
Mais considère aussi ce que tu ne vois point,
Le reste des malheurs qui saccagent mon âme. 1
L’angoisse se matérialise dans des images mortifères qui rappellent à l’homme ses limites et
sa finitude. Dans les vanités, comme dans le dernier vers de « Venus Island », la présence
insolite d’une tête de mort, d’un os ou d’une plaie ouverte, exposée parmi les beautés et les
richesses terrestres (« her pink wrapper / Of crêpe-de-chine »), rappelle brutalement l’égalité
de tous devant la mort dans un monde où tout n’est que vanité :
1
Cité dans l’anthologie suivante : Vincent Vivès. La Poésie baroque. Paris : Gallimard, 2004, p. 94.
385
Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l’homme à toute la
peine qu’il prend sous le soleil ? …
L’Ecclésiaste 1 : 2-41
Néanmoins, contrairement à la vanité baroque, le texte d’Auden est dépourvu de tout
message moral visant à entraîner l’homme sur le chemin de l’humilité. Si l’ulcère rappelle le
moment de la mort, memento mori, ce n’est pas sans une certaine complaisance
baudelairienne2. Le vers de clôture de « Venus Island » dialogue avec plusieurs poèmes des
Fleurs du mal, dont « Chant d’automne », « Remords posthume » ou « Une Charogne » :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ;
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.3
[…]
Comme le texte d’Auden, « Une Charogne » propose un voyage, ou plus précisément une
promenade amoureuse bucolique (vers 1-3), qui conduit toutefois très vite à une vision
morbide : « une charogne infâme » (vers 3). Dans les deux poèmes, ce n’est pas un corps figé
ou desséché après un arrêt brutal qui est donné à voir, mais le résultat d’une lente corruption
1
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 935.
John Fuller rapporte que lors d’une conversion, Auden confia à son ami Ansen qu’il y avait « du Baudelaire »
dans le discours de QUANT (W.H. Auden : A Commentary. Op. cit., p. 376).
3
Charles Baudelaire. « Une Charogne ». Les Fleurs du Mal. Op. cit., p. 59.
2
386
(« a very / Indolent ulcer »), avec tous les effets repoussants propres à l’opération : l’odeur
(« exhalaisons »), la putréfaction (« ventre putride ») et son accompagnement de parasites.
Les deux corps sont troués au niveau du sexe (« ulcer » ; « ouvrait […] son ventre »). La mort
et la maladie sont ainsi sexualisées et présentées dans une pose lascive (« a saucy wind,
plucking from her thigh » ; « les jambes en l’air, comme une femme lubrique »), voire dans
une fausse couche repoussante (« ce ventre putride / D’où sortaient de noirs bataillons / De
larves »). Continuant la tradition de la vanité, Baudelaire et Auden dramatisent la mort en la
mettant en spectacle non plus sous une forme allégorique (comme dans le topos ancien de la
jeune fille et la mort), mais réaliste : la mort est matérialisée dans le corps malade (l’ulcère)
ou pourrissant. Cependant, la poésie ne peut plus, comme à l’époque baroque, se satisfaire de
constater l’usure du temps et la vanité humaine. Elle doit prendre acte de l’angoisse et de la
corruption généralisée de son époque. Si la charogne de Baudelaire est une allégorie du vice
moral, et de façon générale, du mal présent dans le monde, l’ulcère d’Auden devient le
symptôme de la condition angoissée d’une société marquée par les horreurs de la guerre.
Ainsi, dans la poésie d’Auden des années 1940, ni les soirées intimes entre amis, ni les
carnavals baroques organisés à Manhattan ou sur une île improbable ne célèbrent
véritablement le retour de la joie. La poétique de l’ivresse et du ravissement révèle toujours in
fine une crise latente qu’aucune esthétique ne saurait conjurer. Vouloir écrire la fête, c’est,
paradoxalement, ne pas cesser de dire la perte et le retour fracassant de l’horreur, avec tout ce
que cela implique de visions morbides. Si les temples de la fête sont de faux refuges en temps
de crise, seul le foyer peut alors servir de repli. À partir des années 1950, Auden fait l’éloge
de la sphère privée et de l’intimité du « chez-soi » qu’il considère comme les seuls repères
viables garantissant l’intégrité et le bonheur des citoyens égarés dans la cité sans murs, dans
des textes qui trahissent toutefois souvent la fragilité de ces forteresses personnelles.
387
CHAPITRE VIII: De la célébration de la forteresse à la solitude
I’m glad the builder gave
our common-room small windows
through which no observed outsider can observe us:
every home should be a fortress,
« The Common Life »
En 1959, Auden achète une petite maison sans prétention (« a toft-and-croft», CP, p.
690) dans la petite ville autrichienne de Kirchstetten, non loin de Vienne. Pour la première
fois de sa vie, il devient propriétaire, ce qui lui confère un nouveau statut dont il est fier.
Jusqu’alors, le barde avait toujours vécu en transit1, passant d’un logement à un autre. Enfin il
trouve un foyer où il s’installe, avec Chester Kallman, avant d’entamer la composition d’un
nouveau recueil, About the House (1966), conçu comme un « monde parallèle », ou « monde
secondaire », qui reflète poétiquement sa vie de tous les jours. L’enjeu est de taille : il s’agit,
comme il le confie à son ami Gorer, d’exprimer le sens du quotidien, même dans ce qu’il a de
plus banal (« what worldliness really means »2 ). La vie et l’œuvre du poète se recoupent
encore plus étroitement que dans les autres recueils, et sa poésie devient ouvertement
autobiographique. Dans une lettre adressée à Howard Griffin, Auden avoue même assumer
entièrement le recours à la première personne : « for the first time I felt old enough to speak in
the First Person »3. Ainsi, dans une suite d’éloges de la routine journalière, le poète s’emploie
à redéfinir, refigurer un monde dans lequel l’homme puisse vivre heureux, protégé des
menaces qui planent sur la cité.
1
« In Transit », 1950, est le titre de l’un de ses poèmes (CP, p. 540).
Citation mentionnée par John Fuller. W.H. Auden: A commentary. Op. cit., p. 484.
3
Ibid.
2
388
Tout part d’un constat clairement énoncé dès le prologue : le monde auquel nous
appartenons n’est pas satisfaisant, et le poète doit œuvrer à une reconstruction – « a world has
still to be built »1. Mais comment bâtir une nouvelle cité-monde ? Quelles solutions Auden
envisage-t-il pour laisser advenir un monde plus habitable, plus authentique ? Qu’entend-il
lorsqu’il déclare que chaque foyer devrait être une forteresse – « every home should be a
fortress » (CP, p. 715) ? Les nouvelles valeurs louées dans la poésie des années 1960, telles
que l’honnêteté, l’intégrité ou l’amitié, parviendront-elles à s’imposer comme autant de
remparts invincibles visant à contrer les forces du mal ?
I Le retour au foyer
1 « Every home should be a fortress »
Le recueil About the House peut se lire comme une série de variations autour du
proverbe « an Englishman’s home is his castle ». Pour Auden, à partir de la fin des années
1950, seul le foyer peut servir d’antre – « an antre […] our lonely dens »2, « the lair »3 –, de
repaire, d’habitat qui abrite l’homme et le protège des agressions extérieures. L’espace intime,
celui de la maison comme celui du texte, accueille le réfugié et le pare – ou du moins, tente de
le faire – contre toute menace de déshumanisation et d’aliénation, menace tant redoutée par le
couple juif de « Refugee Blues » (1939, CP, p. 266) contraint à l’exil, et sans espoir de
retrouver un jour une adresse fixe :
Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors;
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.
1
« Prologue: the Birth of Architecture », CP, p. 687.
« The Cave of Making », CP, pp. 691-694.
3
« Down There », CP, p. 697.
2
389
Dans About the House, la maison sert de rempart contre le temps et les troubles de l’Histoire –
« for half an hour / it is wise to forget the time / our daily peril »1. Pour Auden, elle doit être
une forteresse qui assure la survie de l’homme et pose les jalons de la reconstruction d’une
cité heureuse : « I’m glad / […] every home should be a fortress »2.
Tel était déjà l’enjeu de la poésie de Yeats, notamment dans le recueil The Tower dont
les vers habitent ceux de About the House. Abri contre l’hostilité du monde extérieur, la tour
de Yeats est comparable à une citadelle, comme l’illustre cet extrait de « A Prayer for My
Daughter » (1919) :
I have walked and prayed for this young child an hour
And heard the sea-wind scream upon the tower,
And under the arches of the bridge, and scream
In the elms above the flooded stream;3
Mise en relief en fin de vers, la tour s’impose face à la montée des tensions en Irlande et dans
le monde, symbolisées par des images de déluge (« flooded stream ») et des hurlements
(« scream ») qui se font écho par la rime et sont porteurs de mort (« flood » laisse entendre
« blood »). Érigée contre le passé, elle s’oriente vers l’avenir en protégeant l’enfant qui vient
de naître (« this young child »). Jacqueline Genet souligne toutefois l’ambiguïté de la
symbolique de la tour dans The Tower et The Winding Stair où elle apparaît à la fois
invincible et pourtant vulnérable :
En ruine au sommet, comme la vie du poète qui s’achemine vers la mort, elle est l’image de la
situation politique en Irlande et dans le monde. La tour de « Leda and the Swan » qui se consume
dans les flammes sonnait déjà le glas d’une autre civilisation. La tour est également présente dans The
Winding Stair. […] On comprend que « Blood and the Moon » hausse la tour au niveau de symbole
sacré :
Blessed be this place,
More blessed still this tower.4
Tour et escalier en colimaçon apparaissent surtout dans les deux recueils auxquels ils donnent un titre,
contribuant à les rapprocher. Leurs multiples occurrences tissent aussi des liens entre les poèmes. Mais
1
« Encomium Balnei », CP, p. 703.
« The Common Life », CP, p. 715.
3
W.B. Yeats. The Poems. Op. cit., p. 236.
4
Ibid., p. 287.
2
390
ils ne disparaissent pas des volumes postérieurs. La tour de « The Black Tower », son dernier poème,
écrit une semaine avant sa mort, est la demeure des défenseurs de la tradition. Contre le chaos
extérieur, image de la désintégration de la civilisation, cette tour dresse un rempart derrière
lequel s’abritent le poète et la garnison, fidèle à un ordre social. 1
Dans About the House, Auden ne mentionne toutefois aucune tour. La maison évoquée est
modeste (« a toft-and-croft », CP, p. 690), ce qui témoigne du désir du poète de se détacher de
l’univers yeatsien hérité de l’iconographie médiévale.
Dans « Thanksgiving For A Habitat » (CP, p. 689), la propriété est délibérément
introduite dans un contexte contemporain :
I, a transplant
from overseas, at last am dominant
over three acres and a blooming
conurbation of country lives, few of whom
I shall ever meet, and with fewer
converse.
Auden s’ingénie ici à parodier le discours du seigneur régnant sur ses terres (« dominant /
over three acres ») avant de le fondre dans celui du géographe-urbaniste avec des mots
comme « conurbation » ou « acres » pour faire du locuteur un propriétaire de son temps, un
parmi tant d’autres (« country lives »), habitant un village entouré de plusieurs bourgades2
(d’où le terme de « conurbation »). Le poète est un citoyen du monde ayant enfin (« at last »)
un repère spatial, un lieu qui lui soit propre. Sa maison est simple et ne révèle aucun désir de
fuite vers un ailleurs fantastique ou merveilleux digne, entre autres, des projets les plus
fantaisistes de personnages aussi excentriques que William Randolph Hearst (ou Gatsby dans
le domaine de la fiction) :
1
Jacqueline Genet. La Poésie de William Butler Yeats. Op. cit., pp. 270-271.
Entouré par Böheimkirchen et Neulengbach, Kirchstetten est situé à 15 km au sud-est de Sankt Pölten, la plus
grande ville des environs, dans le nord-est de l’Autriche.
2
391
Only a press lord
could have built San Simeon1: no unearned income
can buy us back the gait and gestures
to manage a baroque staircase,2
En désapprouvant l’extravagance de l’architecture néobaroque (« a baroque staircase »), avec
tout ce qu’elle implique de lourdeur et d’orgueil démesuré lorsqu’elle est revisitée par les
grands magnats du capitalisme, le poète rappelle son goût pour la sobriété. Il vante les mérites
d’un domicile sans artifice, l’essentiel étant qu’il se sente « libre d’y entrer ou de le quitter »
quand il le souhaite :
not a cradle,
a magic Eden without clocks,
and not a windowless grave, but a place
I may go both in and out of.3
Si anodins puissent-ils paraître à la première lecture, ces vers de clôture de « Thanksgiving
For A Habitat » invitent le lecteur à repenser la notion de « home » en s’interrogeant sur le
sens que lui donne le poète.
Ils témoignent en premier lieu d’un refus catégorique de toute tentative de fuite vers
un ailleurs imaginaire situé en dehors du temps (« not […] a magic Eden without clocks »), de
type Utopie ou Arcadie, permettant de survivre en se coupant délibérément du monde. En
outre, ces vers remettent en question la symbolique de la tour de Yeats à laquelle on peut
penser qu’Auden fait ironiquement allusion dans l’image de la tombe sans fenêtres (« a
windowless grave »). En effet, plus qu’un lieu de vie, dans l’œuvre de Yeats, la tour est
1
Hearst Castle était le domaine somptueux du magnat de la presse William Randolph Hearst, situé à San
Simeon, dans le comté de San Luis Obispo, sur la côte centrale de Californie, entre Los Angeles et San Francisco.
Il fut construit entre 1919 et 1947 par l'architecte Julia Morgan pour Hearst et sa maîtresse, l'actrice Marion
Davies. Hearst a servi de modèle au personnage de Charles Forster Kane interprété par Orson Welles dans
Citizen Kane (1941). Le palais de San Simeon est évoqué dans le film sous le nom de Xanadu. Il est à la
démesure des palais mythiques de l'antiquité, transposés au cœur de la Californie. Hearst Castle était presque
une petite ville, avec 56 chambres à coucher, 61 salles de bains, 19 salons, 51 hectares de jardins, des piscines
d'intérieur et extérieures, des courts de tennis, une salle de cinéma, un terrain d'aviation, et le plus grand zoo
privé du monde.
2
« Thanksgiving For A Habitat », CP, p. 688.
3
Ibid., p. 691.
392
essentiellement un symbole de permanence et de victoire sur le temps et la mort. « Dans cette
tour qu’il revendique comme symbole de son identité, il situe sur l’escalier l’aristocratie
intellectuelle de l’Irlande du XVIIIème siècle dont il se dit héritier »1:
I declare this tower is my symbol; I declare
This winding, gyring, spiring treadmill of a stair is my ancestral stair;
That Goldsmith and the Dean, Berkeley and Burke have travelled there. 2
Entre sa tour et son œuvre, Yeats établit un rapport étroit :
I like to think of that building as a permanent symbol of my work plainly visible to the passer-by.
As you know, all my art theories depend on just this – rooting of mythology in the earth.3
Symbole statique, la tour de Yeats s’anime « grâce à la dynamique ascensionnelle de
l’escalier en colimaçon qui permet d’accéder à des degrés plus élevés de spiritualité. C’est là
que Yeats s’efforce, par l’introspection et l’étude, d’accéder à la sagesse. »4 Dans About the
House, Auden réprouve toute sortie de l’Histoire par le poétique et le mythique, et il rend
caduques les constructions symboliques de Yeats en les réduisant à un tombeau. Auden ne
cherche pas à faire de sa maison de Kirchstetten un symbole personnel : son nouveau lieu est
ancré dans le temps, intégré dans la cité des hommes, et il ne diffère en rien du foyer dont
devrait jouir chaque citoyen du monde : « every home should be a fortress » (CP, p. 715).
Par ailleurs, le caractère lapidaire de la définition qu’il donne du foyer est surprenant :
« a place / I may go both in and out of ». Auden tenait beaucoup à cette formulation
empruntée au roman Lilith de l’écrivain George MacDonald dont il cite un extrait dans
Forewords and Afterwords et dans A Certain World (p. 184) :
“The only way to come to know where you are is to begin to make yourself at home.”
“How am I to begin that when everything is so strange?”
“By doing something.”
“What?”
“Anything; and the sooner you begin the better! For until you are at home, you will find it as
difficult to get out as it is to get in. … Home, as you may or may not know, is the only place where
you can go out and in. There are places you can go into, and places you can go out of; but the one
place, if you do but find it, where you may go out and in both, is home.” (FA, p. 273)
1
Jacqueline Genet. Op. cit., pp. 269-270.
W.B. Yeats. « Blood and the Moon ». The Poems. Op. cit., p. 287.
3
W.B. Yeats and T.Sturge-Moore, Their Correspondance 1901-1937, cité par Jacqueline Genet. Op. cit., p. 270.
4
Jacqueline Genet. Op. cit., p. 270.
2
393
Les critiques restent perplexes face à cette définition de « home »1 qui, pourtant, prend tout
son sens si l’on accepte de la relire à l’aune de la poésie des années 1930 et 1940. Dans
« Refugee Blues » (CP, p. 265), par exemple, les personnages peuvent certes entrer dans un
lieu de résidence ou en sortir, mais ils ne sauraient faire les deux librement (le mot le plus
important du vers final de « Thanksgiving For A Habitat » est « both ») sans risquer leur vie :
Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.
L’ombre des poèmes exprimant le quotidien des Juifs traqués ou des immigrés clandestins
plane sur About the House, publié en pleine Guerre froide et une dizaine d’années seulement
après la fin du maccarthysme, période durant laquelle beaucoup de citoyens ne pouvaient
précisément pas « aller et venir » entre leur domicile et l’extérieur sans être surveillés ou
suivis. Le tout dernier vers n’est pas facile à scander : soit il s’agit d’un tétramètre (« I may go
both in and out of ») qui détonnerait par rapport aux trimètres qui closent les strophes
précédentes ; soit il s’agit d’un trimètre qui trouve un équilibre instable sur le mot « both »
apparaissant comme superflu dans le schéma prosodique qui pourrait parfaitement en faire
l’économie en reportant le second accent sur « in » (« I may go both in and out of » / « I may
go in and out of »). Dans les deux cas, le schéma métrique met « both » en évidence. Sans ce
mot pivot, le sens du vers basculerait très vite du côté du refuge clandestin (« I may go in ») et
de la fuite (« out of »), voire de l’emprisonnement ou de l’exclusion.
Avec ce vers dont l’harmonie rythmique pose problème, le poète rappelle que ce qui
semble évident ne l’était pas quelques décennies auparavant, tout en annonçant le poème
« Grub First, Then Ethics » (CP, p. 706) dans lequel des sans-papiers errent encore dans la
cité :
1
Voici, par exemple, ce que note John Fuller, sans vraiment reprendre la citation dans sa littéralité : « What the
quote does not say, but which Auden may well have had in mind (significantly in the context of a poem about
certain death and illusory Edens) is that the one place that you only come out of is the womb, and the one
place you only go into is the tomb. » (W.H. Auden : A Commentary. Op. cit., pp. 486-487)
394
The houses of our City
are real enough but they lie
haphazardly scattered over the earth,
and Her vagabond forum
is any space where two of us happen to meet
who can spot a citizen
without papers.
Ces vers orchestrent un conflit entre, d’une part, un élan vers une reconstruction de la Cité
juste (« City » est introduit avec une majuscule) que chaque citoyen peut s’approprier (« The
houses of our City ») ; et d’autre part, la menace d’une crise associée aux faux-semblants par
le double sens de « lie » (« are real enough but they lie ») et au désordre (« haphazardly
scattered »). Qui plus est, la contradiction introduite par « but » mène droit à des oxymores
qui remettent en cause les piliers de la cité : le forum, qui n’est plus un centre fixe
(« vagabond forum »), et le citoyen sans papier (« a citizen / without papers ») dont le statut, à
l’image du vers coupé par l’enjambement, devient flou, indéfinissable, dans un monde où l’on
notera que le mot « home » a déjà disparu pour laisser la place à « house » dont seule la
matérialité est tangible (« The houses […] / are real enough »). Pouvoir dire « home », et
pouvoir entrer chez soi et en sortir librement, c’est d’abord avoir un statut de citoyen,
appartenir à une patrie que l’on peut quitter (« go out of ») et où l’on peut revenir (repatriare)
quand on est en règle (« with papers »). About the House célèbre donc un mot, « home », dont
le poète rappelle la valeur en évoquant le sort de ceux qui, relégués au ban de la cité, ne
peuvent pas se l’approprier.
Enfin, en employant « should » dans la déclaration « every home should be a
fortress », Auden laisse penser que même ceux qui ont un toit ne sont pas entièrement
protégés d’éventuelles menaces. L’auxiliaire de modalité prouve que la relation entre
« home » et « fortress » est loin d’être acquise. Les linguistes parlent volontiers de « noncongruence »1 entre sujet et prédicat, alors que dans le proverbe (« an English man’s home is
his castle ») l’indicatif valide automatiquement la relation entre « home » et « castle ». La
1
Voir Jean-Rémi Lapaire, Wilfrid Rotgé. Op. cit., pp. 490-491.
395
réécriture du proverbe introduit un doute sur ce que l’on aurait pu considérer comme allant de
soi.
2 Le logis sous tension
Une fois retrouvé, le foyer n’en reste pas moins vulnérable, et les tensions entre
l’intime et le politique qui sous-tendent l’ensemble du recueil About the House évoquent
certes les ouvertures de New Year Letter1 et For the Time Being2, mais également certains
poèmes de The Tower de Yeats, notamment les vers dans lesquels il décrit sa maison (« My
House »), que l’on étudiera en parallèle avec quelques strophes de « For Friends Only » (CP,
p. 707) :
MY HOUSE
An ancient bridge, and a more ancient tower,
A farmhouse that is sheltered by its wall,
An acre of stony ground,
Where the symbolic rose can break in flower,
Old ragged elms, old thorns innumerable,
The sound of the rain or sound
Of every wind that blows;
The stilted water-hen
Crossing stream again
Scared by the splashing of a dozen cows;
A winding stair, a chamber arched with stone,
A grey stone fireplace with an open hearth,
A candle and written page.3
FOR FRIENDS ONLY
In a house backed by orderly woods,
Facing a tractored sugar-beet country,
Your working hosts engaged to their stint,
You are unlike to encounter
Dragons or romance: were drama a craving,
You would not have come.
1
Voir supra, pp. 48-49.
Voir supra, pp. 117-119.
3
W.B. Yeats. The Poems. Op. cit., p. 247.
2
396
Books we do have for almost any
Literate mood, and notepaper, envelopes,
For a writing one (to “borrow” stamps
Is a mark of ill-breeding):
Between lunch and tea, perhaps a drive;
After dinner, music or gossip.
Should you have troubles (pets will die,
Lovers are always behaving badly)
And confession helps, we will hear it,
Examine and give our counsel:
Dans le sillage de Yeats, Auden dépeint un espace clos et protégé par des lignes clairement
délimitées (« sheltered by its wall » ; « backed by orderly woods »). Là où Yeats s’inspire de
l’esthétique pittoresque1, Auden choisit un paysage encore plus stable (« orderly woods ») où
la nature est entièrement dominée par l’homme (« a tractored sugar-beet country »).
Toutefois, dans les deux textes, l’équilibre du logis est menacé par une violence qui affleure
dans des verbes comme « break » ou « splash » dans le poème de Yeats, qui voit se dessiner
des lignes courbes et tortueuses (« winding », « arched ») ; et dans l’isotopie de l’angoisse qui
revient sur le mode de la négation et de l’allégorie (« You are unlike to encounter /
Dragons ») dans un monde où elle est toujours latente (« Should you have troubles »), dans
les vers d’Auden. Mais c’est surtout l’irrégularité prosodique caractéristique de ces deux
poèmes (le texte d’Auden alterne trimètres et tétramètres) qui laisse poindre l’horizon d’un
éclatement possible là où le poète cherche précisément à reconstruire une forteresse poétique,
et les remarques de Carle Bonafous-Murat sur la prosodie yeatsienne dans « My House »
pourraient s’appliquer aux vers de « For Friends Only » :
1
On reprendra sur ce point les remarques suivantes de Carle Bonafous-Murat à propos de « My House » : « In
this apparently objective, matter-of-fact description, made up mostly of noun clauses with very few verbs, one
might recognize some of the defining characteristics of the type of landscape aesthetics known as the
picturesque since William Gilpin’s Three Essays on Picturesque Beauty (1794) and Sir Uvedale Price’s An Essay
on the Picturesque (1794). The phrase “ragged elms” in particular recalls Price’s remark that one is more likely
to derive pleasure from an irregular landscape with, for instance, a few elms shattered by storm or sheep with
ragged fleeces, than by looking at a lofty, well-proportioned building. […] The picturesque was a way of
acknowledging the fascination exerted by untamed nature while preserving the stability of the viewer’s
perception.» (Selected Poems, W.B. Yeats. Op. cit., p. 66)
397
More importantly, it is through the unequal length of the lines, mostly alternating between
trimeters and pentameters, that the new Yeatsian aesthetics emerges. Compared with the massive,
almost daunting regularity of the eight-line stanzas used by Yeats in the first section of “Meditations in
Time of Civil War” (“Ancestral Houses”), the broken line-pattern of section II seems more attuned to
the mind of the speaker and to his perception of outside reality as a world at once poised on the
brink of violence and providing a keener sense of intimacy (“sheltered by its wall”).1
Dans le poème d’Auden, les vers plus courts introduisent souvent les nouvelles règles d’une
civilitas reliée à l’intime (« After dinner, music or gossip », « Examine and give our
counsel », « We shall not be nosey »), tandis que les tétramètres contiennent des éléments qui
pourraient perturber la quiétude de l’ensemble (« Should you have troubles (pets will die, /
Lovers are always behaving badly »).
Les tensions menaçant l’harmonie du logis sont portées à leur paroxysme dans
« Encomium Balnei » (CP, p. 700), poème consacré à la salle de bains. Ce texte fait l’éloge
d’une pièce propice à l’isolement et présentée comme un sanctuaire (« sacrosanct », p. 702),
où l’homme peut se retrouver et se régénérer dans la solitude (« the unclassical wonder of
being / all by oneself », p. 702). Cet îlot au cœur de la cité (« a square in the Holy City », p.
703) est surprotégé et inviolable dès lors que l’on a verrouillé la serrure intérieure de la porte :
though our dwellings may still have a master
who owns the front-door key
a bathroom
has only an inside lock
belongs to-day to whoever
is taking a bath
Dans ce poème, Auden emprunte à William Carlos Williams sa répartition du vers en trois
mouvements. Il n’y a plus ici de structure strophique, et le poète supprime même la
ponctuation et les majuscules pour mimer la liberté retrouvée dans l’intimité de la salle de
bains. Le vers, marqué par des pauses, suit la respiration du récitant (la fin de chaque unité
correspond à la retombée de l’intonation), et chaque mot, apparemment jeté çà et là, prend du
relief dans la langue parlée. Le mot « bathroom », par exemple, est mis à l’honneur, projeté à
1
Carle Bonafous-Murat. Selected Poems, W.B. Yeats. Op. cit., p .66.
398
droite et entouré de blancs qui forment un premier cadre protecteur comparable à une marielouise dans le domaine pictural. Il ressort sur la page, isolé au milieu des autres vers qui le
précèdent et le suivent en dessinant un deuxième cadre analogue aux remparts d’une
forteresse verbale et graphique. En outre, le poète insiste sur le fait que, dans la salle de bains,
l’isolement est délibéré (« an inside lock ») et non subi. Non sans humour, le locuteur se
compare aux saints prêchant dans le désert, à l’instar d’Antoine l’Ermite (« St Anthony and
his wild brethen », p. 701) qui, paradoxalement, ne prônaient aucunement la toilette (« for
them ablutions were tabu », p. 701) et devaient sentir aussi mauvais que les grands hommes
de l’histoire mentionnés en début de poème (« Shakespeare probably stank / Le Grand /
Monarque certainly did », p. 701).
Le thème de « Encomium Balnei » n’est donc pas tant celui de la salle de bains que
celui de l’espace sacré, inspiré du désert biblique. Réintroduit au centre du logis, il représente
le lieu où l’homme est mis à nu, à tous les sens du terme, pour se recueillir et renaître à soi au
quotidien (« good for the soul / once in the twenty-four hour cycle of her body »), chaque fois
qu’il prend son bain. Libéré de tous ses masques sociaux (« be neither Parent / Spouse nor
Guest », p. 702), le moi y est en paix avec lui-même (« where else shall the Average Ego /
find its peace », p. 702) et peut enfin retrouver une forme de légèreté, voire une joie de vivre,
en offrant, par exemple, un lied à l’auditoire attentif de ses orteils, sans craindre le jugement
d’autrui :
be silly without shame
present a Lieder Abend
to a captive audience of his toes
Ces moments de bonheur sont cependant toujours éphémères, et le poète souligne que la fête
du bain ne saurait durer plus d’une demi-heure :
for half an hour
it is wise to forget the time
our daily peril
and each other
399
Ce vers (ou s’agit-il de quatre hémistiches ?), en suspension, frisant l’éclatement,
réintroduit une violence jusque-là tenue à l’écart, mais sur le point d’envahir tout le poème –
« a world at once poised on the brink of violence and providing a keener sense of intimacy »,
dit Carle Bonafous-Murat à propos de « My House » de Yeats. Le temps et l’histoire (« half
an hour ») sont associés aux forces du mal rapportées au quotidien (« our daily peril »), qui
ressurgissent dans un segment isolé, dans la même position que « a bathroom » quelques vers
plus haut, créant ainsi une tension verticale et visuelle sur la page. Cette violence latente
conduit tout droit à « the War Path » propulsé encore plus à droite, en position de victoire,
dans les vers de clôture. Étonnamment, la rime interne en [ᴂƟ] relie « bathroom » à « War
Path », l’horreur de la guerre affleurant à nouveau là où le locuteur souhaitait l’exorciser par
le rite de la toilette.
3 La maison mère hantée
Plusieurs titres des poèmes de About the House, dont « The Birth of Architecture » ou
« The Geography of the House », annoncent la création (« Birth ») d’un foyer dans lequel
l’homme serait en harmonie avec son milieu naturel. Le terme « habitat » dans
« Thanksgiving For A Habitat » est à entendre au sens premier de « lieu d’habitation d’une
espèce animale ou végétale ; milieu dans lequel cette espèce se développe ». Aussi peut-on
espérer assister à la poièsis d’un lieu qui serait celui d’une plénitude retrouvée au sein d’une
maison mère victorieuse des forces du mal, après les décennies apocalyptiques traversées par
le poète toujours en quête de bonheur et de douceur de vivre.
Les pièces de la maison, telles qu’elles sont présentées dans le recueil, se prêtent
facilement à une redéfinition de l’espace poétique au sens où l’entend Bachelard. En effet,
400
dans La Poétique de l’espace, le philosophe note que « la maison est le premier monde de
l’être humain »1 :
La maison, dans la vie de l’homme, évince des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité.
Sans elle, l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les
orages de la vie. Elle est corps et âme. Avant d’être jeté au monde, l’homme est déposé dans le
2
berceau de la maison.
La maison est un abri, une matérialisation de l’instinct primitif de survie de l’homme.
L’« habitat », représente avant toute chose un espace qui garantit la subsistance de l’espèce:
« habiter », c’est se créer un antre, une tanière, un repaire (« an antre […] our lonely dens »3,
« the lair » 4 ). Dans About the House, la maison fait corps avec son propriétaire
(« homebody »5), et l’espace habité n’est autre qu’une extension du corps humain. Le foyer
vit et vibre comme un corps dont les fonctions (manger, déféquer, dormir, travailler, …) sont
parfois appréhendées dans une succession d’euphémismes qui introduisent un décalage
comique, voire grotesque, entre le besoin primaire et la façon dont il est intellectualisé et
articulé dans la langue, notamment dans « The Geography of the House » (CP, p. 698),
hommage surprenant rendu aux toilettes :
Seated after breakfast
In this white-tiled cabin
Arabs call The House where
Everybody goes,
Even melancholics
Raise a cheer to Mrs
Nature for the primal
Pleasures she bestows.
Par ailleurs, la maison renvoie également à l’image que l’homme a de son propre corps:
« someone’s idea of the body / that should have been his, as the flesh / Mum formulated
shouldn’t »6.
1
Gaston Bachelard. La Poétique de l’espace. Paris: PUF, 1957, p. 26.
Ibid.
3
« The Cave Of Making », CP, pp. 691-694.
4
« Down There », CP, p. 697.
5
Ibid.
6
« Thanksgiving For A Habitat », CP, p. 689.
2
401
La maison, dans le recueil d’Auden, sert aussi de prétexte pour célébrer le corps de la
mère. « Le foyer devrait être une enveloppe maternelle » (« Home should be enveloping like a
womb »1), déclarait Auden à son amie Dorothy Farnan en 1945. Le logis incarne une mère
mythique d’où l’on sort et vers laquelle on retourne, terre-mère et Magna Mater : « a place / I
may go both in and out of » (CP, p. 691) est aussi à entendre dans ce sens. Les métaphores
associées à la maternité sont omniprésentes dans About the House : douceur amniotique du
bain (« what Eden is there for the lapsed / but hot water / snug in its caul ? »2) ; mère fière des
premiers exploits (les selles) de sa progéniture (« Infants from their mothers / Hear their first
impartial / Words of worldly praise »3) ; mère protectrice et nourricière (« deep in Mother
Earth […] In barrels, bottles, jars, we mew her kind commons »4), etc.. Et l’espace poétique,
tout imprégné du souvenir de la mère, « s’approfondit [«Down There »] au point qu’un
domaine immémorial s’ouvre pour le rêveur du foyer au-delà de la plus ancienne mémoire »5.
Avec l’évocation de la mère, c’est aussi l’enfance qui fait retour, remonte des caves de
la mémoire pour affleurer dans le présent. « Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une
maison nouvelle », dit Bachelard. « La maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le
fil d’une histoire. Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent et
gardent les trésors des jours anciens »6, ceux, par exemple, de l’Angleterre édouardienne du
petit Wystan : « since my infantile entrance / at my mother’s bidding into Edwardian
England »7 . Grenier et cave deviennent alors des cavernes d’Ali Baba magnifiées dans la
langue par des suites nominales au pluriel, prises dans une frénésie de consonances ([b], [g] et
plosives) louant un monde de la plénitude et de l’abondance :
1
Auden cité par Dorothy Farnan. Auden in Love. Op. cit., p. 116.
« Encomium Balnei », CP, p. 702.
3
« The Geography of the House », CP, p. 698.
4
« Down There », CP, p. 697.
5
Gaston Bachelard. Op. cit., p. 25.
6
Ibid., p. 25.
7
« The Cave of Nakedness », CP, p. 711.
2
402
In barrels, bottles, jars, we mew her kind commons
Wine, beer, conserves and pickles, good at all seasons.1
Up there, under the eaves, in bulging boxes,
Hats, veils, ribbons, galoshes, programmes, letters
Wait unworshipped2
« Quand dans la nouvelle maison reviennent les souvenirs des anciennes demeures », poursuit
Bachelard, « nous allons au pays de l’Enfance Immobile. Nous avons des fixations. Des
fixations de bonheur ». Le poète se réconforte en revivant, au présent simple de
l’atemporalité, du souvenir immémorial (« no clock recalls it »3 ), les scènes heureuses de
l’enfance où, tel un brave chevalier, il descendait affronter et vaincre, avec fierté, les créatures
fantasmatiques de la cave : « ashamed to whimper, hearts pounding, / They dare the dank
steps, re-emerge with proud faces »4.
Dans « Down There » (CP, p. 696), la cave, c’est, pour l’enfant, « l’être obscur »5 de
la maison qui participe aux profondeurs souterraines. En y rêvant, on s’accorde à
l’irrationalité des profondeurs. Explorer la cave, c’est « descendre dans l’inconscient »6 : elle
est habitée par des êtres lents, mystérieux (« creepy-crawlies or a ghost », vers 14). Vision et
rationalisation n’y sont jamais définitives. Dans les autres pièces, l’expérience de la lumière
rassure et peut toujours effacer les angoisses de la nuit (« lamp-lit, we dine at street level »,
vers 8). En revanche, à la cave, les ténèbres demeurent jour et nuit (« light and heat can never
spoil what sun ripened », vers 10). L’enfant y retrouve la mère (« deep in Mother Earth », vers
9) tout en prenant conscience de la mort dans sa matérialité la plus brute (« its flag-stoned
vault », vers 14). Remonter de la cave, c’est renaître, plus fort (« re-emerge », vers 18) après
une première victoire enfantine sur la mort, … avant d’aller se réfugier dans le confort des
étages supérieurs (« our warm and windowed quarters upstairs », vers 2).
1
« Down There », CP, p. 697.
« Up There », CP, p. 697.
3
Ibid.
4
« Down There », CP, p. 697.
5
Gaston Bachelard. Op. cit., p. 35.
6
Ibid., p. 36.
2
403
Dans « Up There » (CP, p. 697), la rêverie des combles abrite des souvenirs de
protection, de repaires impénétrables, inviolables, et ce même « quand Mère est en colère » :
« Now an eyrie for two excited sisters, / Where, when Mother is bad, her rage can’t reach
them » (vers 15-16). L’aire (« eyrie ») de l’enfance se met alors à inspirer les songes. « La
maison protège le rêveur »1 qui laisse l’espace-temps se dilater dans une fuite imaginaire à
bord d’une goélette (vers 17-18) :
Now a schooner on which a lonely only
Boy sails North or approaches coral islands.
L’ultime refuge, celui qui permet l’évasion, la régénération de soi par l’envolée lyrique, n’est
autre que le poème. À travers les images d’un ailleurs merveilleux, où les îles de corail sont
associées à la pureté des paysages nordiques, le texte ravive les rêves les plus intimes.
Cependant, dans About the House, les « fixations de bonheur » sont aussi
inévitablement hantées par un retour de l’horreur, et les vers évoquant des scènes heureuses
recèlent au creux des mots les passages les plus sombres des textes composés en temps de
guerre. Comme dans le salon de For the Time Being (« this Horror starting already to scratch
Its way in », CP, p. 352) ou dans les chambres de New Year Letter,
But up the staircase of events
Carrying his special instruments,
To every bedside all the same
The dreadful figure swiftly came.
NYL, vers 26-29, CP, p. 199.
une horreur destructrice, innommable, s’infiltre sournoisement dans les pièces de la maison.
Elle vient habiter le logis en convoquant, dans « Down There » par exemple, par échos
intertextuels, les tribus guerrières de l’ouverture de « The Masque » dans The Age of Anxiety,
ou l’atmosphère délétère et meurtrière de Richard III, pièce à laquelle Auden emprunte
plusieurs mots (soulignés dans les extraits qui suivent):
1
Gaston Bachelard. Op. cit., p. 26.
404
A providential shelter when the Great Cold came,
[…]
But, deep in Mother Earth, beneath her key-cold cloak,
Where light and heat can never spoil what sun ripened,
In barrels, bottles, jars, we mew her kind commons,
Wine, beer, conserves and pickles, good at all seasons.
« Down There », CP, p. 697.
We present a series of savage selections
By brutal bands from bestial tribes,
The Quaraquorams and the Quaromanlics,
The Arsocids and the Alonites,
The Ghuzz, the Guptas, the gloomy Krimchaks,
The Timurids and Torguts, with terrible cries,
« The Masque », AA, pp. 87-88.
And if King Edward be as true and just
As I am subtle, false and treacherous,
This day should Clarence closely be mewed up,
About a prophecy, which says that G
Of Edward’s heirs the murderer shall be.
Richard III, I, 1, 36-40.
Poor key-cold figure of a holy king!
Pales ashes of the house of Lancaster!
Thou bloodless remnant of that royal blood!
Be it lawful that I invocate thy ghost
To hear the lamentations of poor Anne,
Richard III, I, 2, 5-9.1
Dans la poésie d’Auden des années 1960, l’horreur est d’abord suggérée dans le martèlement
des plosives ([p], [t], [k]), des bilabiales ([b]) et des gutturales ([g]) qui tissent au sein de
l’œuvre un réseau souvent relié à la guerre et aux bombardements. La cave évoque aussi l’abri
urbain souterrain d’où l’on entend retentir les explosions des obus (« A providential shelter
when the Great Cold came »). De plus, les rimes internes (« Great Cold », « key-cold ») et les
correspondances intertextuelles font de la cave le nouveau royaume de la Mort qu’Auden
allégorise par le biais des majuscules (« Great Cold ») tout en la décontextualisant. « Down
There » est envahi d’un froid universel terrifiant : on pense au corps mort du roi défunt dans
Richard III (« Poor key-cold figure of a holy king ! ») ; aux meurtres commis de sang froid
1
William Shakespeare. Richard III. Op. cit., pp. 42 et 52.
405
(« in cold blood »), qui se multiplient dans Richard III ; à la froideur du métal (« key-cold »)
associé aux armes, au meurtre et au champ de bataille ; à des scènes de torture (qui avaient
parfois lieu dans des caves pendant la Seconde Guerre mondiale) ou de conspiration
(évoquées à travers le verbe-fatum « mew »1); ou à la pierre tombale (« flag-stoned vault »).
La cave dans About the House n’a donc en fin de compte plus rien d’une caverne
bachelardienne qui « fixerait des moments de bonheur ». Les promesses d’abondance et de
délices (« Wine, beer, conserves and pickles, good at all seasons ») sont vite anéanties par la
menace d’une violence latente.
About the House voit également revenir le mal sous la forme d’une autre allégorie
dans « The Common Life », celle du Seigneur des Ténèbres – « the Dark Lord » (CP, p.
715) :
every home should be a fortress,
equipped with all the very latest engines
for keeping Nature at bay,
versed in all ancient magic, the arts of quelling
the Dark Lord and his hungry
animivorous chimaeras. (Any brute
can buy a machine in a shop,
but the sacred spells are secret to the kind,
and if power is what we wish
they won’t work.) The ogre will come in any case:
so Joyce has warned us.
Le « Dark Lord » reconvoque et synthétise tous les symboles du mal qui hantent les textes des
années 1930 et 1940, dont, entre autres, For the Time Being et New Year Letter (« this
Horror », FTB, CP, p. 352 ; « the dreadful figure », NYL, vers 29, CP, p. 199 ; « the Devil »,
NYL, vers 528, CP, p.212 ; « the evil Aryan », NYL, vers 291, CP, p. 206 ; « the bleeding
1
L’utilisation de ce verbe en anglais est extrêmement rare. Le nom, « mews », est beaucoup plus courant. Il
désigne un lieu étroit (une ruelle ou venelle) ou un espace confiné et généralement sans lumière (des écuries,
un petit appartement aménagé dans une ancienne remise). En l’utilisant comme verbe dans « Down There »,
Auden accentue l’effet d’enfermement déjà présent dans le poème en l’associant à la conspiration de Richard,
duc de Gloucester, qui va faire assassiner son frère Clarence (« mewed up », I, 1, 38) pour pouvoir accéder au
trône.
406
tyrant », NYL, vers 293, CP, p.206 ; « one inspector dressed in brown », NYL, vers 254, CP, p.
205 ; « the Prince of Lies », NYL, vers 383, CP, p. 209 ; Nick Shadow dans The Rake’s
Progress ; etc.). Dans « The Common Life », la figure du Seigneur des Ténèbres est toutefois
inédite et se démarque des formes précédentes. En effet, ce poème orchestre un jeu poétique
relevant du duel entre le « Dark Lord » et le locuteur tentant de bâtir sa forteresse. On notera
que le locuteur part en position de faiblesse dans la mesure où il exprime la nécessité d’ériger
un fort (« every home should be a fortress ») dans le dernier vers de la quinzième strophe
alors qu’une telle déclaration placée en ouverture de strophe, voire de poème, lui aurait assuré
une position beaucoup plus solide. En outre, l’espace séparant les quinzième et seizième
strophes retarde l’annonce des diverses stratégies à mettre en place pour construire cette
citadelle, et laisse ainsi planer un doute sur la méthode employée. Le poète propose ensuite
des solutions peu crédibles comme la technologie de pointe (« the very latest engines »), la
magie (« ancient magic ») ou la comédie (« the arts of quelling »), qui se contredisent et
témoignent, dans leur superposition, d’une impasse face à la menace du mal. Le « Dark
Lord », quant à lui, est mis en valeur et par l’enjambement et par la juxtaposition de deux
syllabes accentuées dans une rupture du schéma iambique (un iambe suivi d’un trochée : « the
Dark Lord and »). Il envahit l’espace avec ses chimères (« animivorous chimaeras ») projetées
dans un enjambement qui bouscule le lecteur vers la strophe suivante sans respecter la pause
et la retombée de l’intonation normalement attendues à ce stade du poème. Le poète se doit
alors de constater un échec articulé par le coordonnant « but » et la forme négative (« they
won’t work »).
Aucune force (« if power is what we wish ») ne saurait dompter ou amadouer le
« Dark Lord ». Face au mal, il ne reste qu’une issue possible : la fuite vers le merveilleux,
avec l’ogre, figure récurrente des contes de fées (« The ogre will come »). Ce refuge vers le
symbolique permet de tenir un moment l’horreur à distance en lui donnant une forme connue,
407
celle du monstre des histoires pour enfants. Mais la référence à James Joyce (« so Joyce has
warned us ») laisse entendre que tout jeu, y compris poétique, a une fin, et que l’échappée
vers le merveilleux qui esthétise et édulcore le mal n’est qu’un leurre. On reprendra sur ce
point les commentaires de Christopher Lauer à propos de la citation de Joyce :
In response to her reservations about Finnegans Wake, James Joyce wrote to Harriet Weaver in 1936:
I know that it is no more than a game but it is a game that I have learned to play in my own
way. Children may just as well play as not. The ogre will come in any case (Letters III, 143).
Joyce’s ludic metaphor here is one with which he had been working throughout his career; his art is a
game and is about games. He found adumbrated in the play of children all the conflicts, energies, and
patterns of human interaction. He observed, as did Lewis Carroll before him, that these patterns of game
and life are subject to periodic destruction and renewal: in Finnegans Wake, the sister momentarily
enters Alice’s world: “I am a quean. Is a game over? The game goes on” (FW 269.21). The ogre that
threatens the play-world is perhaps puberty, the death of innocence, but is ultimately Death
himself who makes room for a new set of players.1
À la suite de Joyce, Auden rappelle que le duel entre le mal et le poète est perdu d’avance. Le
« Dark Lord » n’est qu’une allégorie de plus dans un discours qui, à nouveau, contourne sa
cible sans parvenir à la maîtriser. Aucune formule, ni magique (« ancient magic »), ni
poétique (« the arts of quelling »), ne peut vaincre le mal. La forteresse que le poète veut bâtir
au cœur de la cité comptera toujours des fissures, des brèches par lesquelles le « Seigneur des
Ténèbres » peut s’introduire à tout moment : « The ogre will come in any case ». Par exemple,
dans « The Cave of Making » (CP, p.691), la menace du mal survient inopinément au cours
d’une méditation sur le thème de l’amitié, au vers 45 :
More than ever
life-out-there is goodly, miraculous, loveable,
but we shan’t, not since Stalin and Hitler,
trust ourselves ever again: we know that, subjectively,
all is possible.
1
Christopher Lauer. « A Certain Element of Play in Joyce’s Work ». James Joyce Quarterly, vol. 12, No. 4. Tulsa:
University of Tulsa, 1975, p. 423.
408
4 Tout est possible
La déclaration « all is possible », qui clôt la deuxième strophe de ce poème de juillet
1964, écrit en hommage à Louis MacNeice (décédé le 3 septembre 1963), est lourde de sens.
Elle remplit un hémistiche qui n’aura pas de suite. Les deux trochées laissent place à un
silence angoissé et angoissant qui appelle à une forme de recueillement au cœur de l’élégie.
Le ton est grave et solennel : « tout est possible », même – et surtout – le pire. Les deux amis,
nés juste avant la Première Guerre mondiale (« Born so, both of us / became self-conscious at
a moment / when locomotives were named after knights in Malory », vers 36-38), en sont
pleinement conscients. Le bilan que propose Auden sur le mal, thème qui finit toujours par
hanter ses plus grands textes, est à la fois extrêmement lucide et peu rassurant. À la fin des
années 1930 et au début des années 1940, le « tout possible » était encore à venir, et
l’angoisse des poètes s’exprimait sous forme de prophéties apocalyptiques inspirées du
contexte historique et véhiculées par de nombreuses structures répétitives et chiasmiques :
Thought I heard the thunder rumbling in the sky ;
It was Hitler over Europe, saying: “They must die”;
We were in his mind, my dear, we were in his mind.
« Refugee Blues », 1939, CP, p. 265.
I am not yet born; O hear me,
Let not the man who is beast or who thinks he is God
come near me.
I am not yet born; O fill me
With strength against those who would freeze my
humanity, would dragoon me into a lethal automaton,
would make me a cog in a machine, a thing with
one face, a thing, and against all those
who would dissipate my entirety, would
blow me like thistledown hither and
thither or hither and thither
like water held in the
hands would spill me.
Louis MacNeice, « Prayer Before Birth », 1944.1
1
Louis MacNeice. Selected Poems. London: Faber, 1988, p. 93.
409
Au moment où Auden rend hommage à son ami-poète (1964), l’histoire a montré que les plus
horribles cauchemars d’aliénation et de destruction pouvaient se révéler réalité. Le pire n’est
donc plus à conjuguer au conditionnel (« would freeze my / humanity, would dragoon me »),
mais au passé :
both watched with mixed feelings
the sack of Silence, the churches empty, the cavalry
go, the Cosmic Model
become German.
« The Cave of Making », CP, p. 692.
Ni visionnaire ni prophétique, le poème tient désormais du témoignage : le pire a eu lieu, et
peut encore avoir lieu, d’où le présent atemporel de la déclaration « all is possible ». Le poète
constate, résigné et envahi d’effroi, dans une formule lapidaire et sans appel, que le mal est
toujours contenu en puissance à l’ombre de chaque vers.
Par ailleurs, le paradigme d’Auschwitz hante également ce vers central dans la mesure
où Auden reprend l’un des énoncés les plus abondamment commentés par Hannah Arendt –
« tout est possible » – dans Les Origines du totalitarisme (1951) :
Les camps de concentration et d’extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la
conviction fondamentale du totalitarisme que tout est possible se trouve vérifiée. En comparaison
de celle-ci, toutes les autres expériences sont secondaires – y compris celles qui touchent au domaine
médical, et dont les horreurs figurent en détail dans les minutes des procès intentés aux médecins du
IIIème Reich. […] Les camps ne sont pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la
dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des
conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du
comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose
que même les animaux ne sont pas. […] Ce qui heurte le sens commun, ce n’est pas le principe
nihiliste du « tout est permis » que l’on trouvait déjà au XIXème siècle dans la conception
utilitaire du sens commun. Ce que le sens commun et « les gens normaux » refusent de croire,
c’est que tout est possible (le premier à comprendre cela fut David Rousset 1 dans son Univers
concentrationnaire, 1946). Nous essayons de comprendre des faits, dans le présent ou dans
l’expérience remémorée, qui dépassent tout simplement nos facultés de compréhension. Nous
essayons de classer dans la rubrique du crime ce qu’aucune catégorie de ce genre, selon nous, ne fut
jamais destinée à couvrir. Quelle est la signification de la notion de meurtre lorsque nous nous trouvons
en face de la production massive de cadavres ? Nous essayons de comprendre du point de vue
psychologique le comportement des détenus des camps de concentration et de S.S., alors que nous
devons prendre conscience du fait que la psyché peut être détruite sans que l’homme soit, pour autant,
physiquement détruit. […] Cela aboutit en tout cas à l’apparition d’hommes sans âmes, c’est-à-dire
d’hommes dont on ne peut plus comprendre la psychologie. 2
1
David Rousset (1912-1997), résistant et déporté, a publié deux ouvrages sur les camps de concentration,
L’Univers concentrationnaire (1946) et un roman, Les Jours de notre mort (1947).
2
Hannah Arendt. Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Op. cit., pp. 786-787.
410
Au début de cet extrait, Hannah Arendt insiste sur le fait que les camps des régimes
totalitaires doivent être conçus comme la mise à l’épreuve d’une croyance de ces régimes, à
savoir que « tout est possible ». C’est là le caractère principal de ces camps, qu’ils soient de
concentration (nazisme, bolchevisme) ou d’extermination (nazisme). Elle précise que la
finalité des camps est d’expérimenter l’annulation de la liberté humaine. Il s’agit de réduire
les hommes à des choses. Sa démonstration se tourne alors vers le caractère incompréhensible
de ce qui se passe dans les camps des régimes totalitaires du point de vue du bon sens. Celuici peut accepter le principe du nihilisme, selon lequel il n’y a aucune valeur absolue, ce qui
implique que rien n’est interdit. En revanche, il ne peut comprendre la croyance totalitaire
selon laquelle rien n’est impossible. Il n’est pas possible de comprendre psychologiquement
les comportements des hommes dans les camps puisque justement, c’est la « destruction » de
toute psyché, même lorsque le corps est toujours vivant, qui en est l’effet. Ces questions
insolubles, qui hantaient déjà la poésie des années 1930 et 1940 d’Auden et de MacNeice,
reviennent dans About the House. Le vers-pivot de « The Cave of Making » – « all is
possible » –, donné à lire sans commentaire, force le lecteur à s’interroger, tout en laissant
entendre, dans une perspective antihistoriciste, que le « tout possible » menace encore le
monde, à chaque instant, chaque fois qu’émerge un régime totalitaire.
On notera toutefois aussi que dans le poème d’Auden, l’énoncé « all is possible » est
étroitement lié aux personnages du poème, à savoir le locuteur et son ami disparu : « we
shan’t […] / trust ourselves ever again : we know that, subjectively, / all is possible »). Les
vers rapprochent les sujets du poème sémantiquement (« ourselves », « subjectively ») et
phonétiquement, notamment dans les consonances en [l], [s] et [z] qui opèrent facilement un
glissement entre « ourselves » et « all is possible ». Le « tout possible » sommeillerait-il aussi
en chacun de nous ? Telle était bien, déjà, la hantise de Louis MacNeice dans ces vers de
« Prayer Before Birth » qui résonnent dans « The Cave of Making » :
411
I am not yet born; forgive me
For the sins that in me the world shall commit, my words
when they speak me, my thoughts when they think me,
my treason engendered by traitors beyond me,
my life when they murder by means of my
hands, my death when they live me.1
Pour commenter cet extrait, on s’appuiera sur la lecture qu’en propose Adolphe Haberer :
More significant, maybe, than the fear of being variously wronged, maltreated, tortured and put
to death, is the fear of alienation insistently expressed in verse 4. The speaker begs to be forgiven in
advance, not for the sins and the wrongs he will commit, but for those that others will systematically
commit through him. The syntax shows that “they” will always be the agents of actions in which the
speaker will be involved in spite of himself. The rather obscure and paradoxical last item (“forgive me /
For […] my death when they live me”), which can possibly be accounted for merely as the ultimate
variation in the discursive expansion of the verse, is also made acceptable, I believe, in the suggested
2
terms of total alienation.
Il est tentant de relire ces vers de MacNeice à la lumière de la pensée de Hannah Arendt dans
la mesure où ils formulent précisément la crainte d’une aliénation terrifiante, avec un sujet
dont « la psyché [serait] détruite sans qu’il ne soit pour autant détruit physiquement » : « my
death when they live me ». Le locuteur de « Prayer Before Birth » est terrorisé à l’idée de
faire le mal malgré lui après avoir été aliéné par des forces maléfiques qui, par la suite,
continuent d’agir à travers lui (« my treason engendered by traitors beyond me »). Auden
exprime et développe la même angoisse sous une autre forme dans « Thanksgiving For A
Habitat » (CP, pp. 689-690), en évoquant sa peur des araignées :
Arachnids give me the shudders, but fools
who deface their emblem of guilt
are germane to Hitler: the race of spiders
shall be allowed their webs.
Au départ, les araignées sont liées à une phobie (« Arachmids give me the shudders »), et dans
« Plains » (1953, CP, p. 567), le poète les associait au paysage fantastique et
cauchemardesque de la plaine:
1
2
Louis MacNeice. Selected Poems. Op. cit., p. 94.
Adolphe Haberer. « Otherness Refused ». La Lyre du larynx. Paris: Didier Érudition, 1998, p. 206.
412
As it is, though, I know them personally
Only as a landscape common to two nightmares:
Across them, spotted by spiders from afar,
I have tried to run, knowing there was no hiding and no help;
Dans un décor anxiogène rappelant ceux d’Hitchcock, ces vers mettent en scène une phobie
qui voit le sujet menacé dans son intégrité et dans son unité par les négations (« no hiding and
no help ») ainsi que par une forme d’éclatement phonétique, le [ai] du Je (« I know ») étant
disséminé dans « nightmares », « spiders », « tried » et « hiding ». Par ailleurs, le sujet
grammatical « I » est soit éclipsé dans une voix passive (« spotted »), soit relié à un verbe
présageant un échec (« I have tried »). Les araignées sont reliées au mal et à un système
totalitaire décontextualisé où le locuteur est traqué (« spiders » laisse entendre « spied » qui
devient alors presque synonyme de « spotted », l’effet angoissant de redondance se trouvant
décuplé par la double allitération en [sp]). Par ailleurs, le sujet « I » est en position de
faiblesse face aux araignées introduites au pluriel (« spiders »). Il est sous le contrôle d’un œil
médusant (« spiders » contient aussi les mots « eye » et « eyed ») capable de le pétrifier. Cette
sur-esthétisation de la phobie traduit indirectement un désir de maîtrise, par le biais d’une
jouissance textuelle qui tient les araignées à distance, dans l’acte d’écriture.
Dans « Thanksgiving For A Habitat », la perspective est tout autre. En effet, le mal
n’est plus du côté des araignées, mais lié à la phobie elle-même. La tension provient de l’idée
terrifiante que le sujet (dans une situation analogue à celle du locuteur de « Prayer Before
Birth ») peut être amené à commettre le mal à cause d’une phobie qui lui fait perdre la raison :
« fools / who deface their emblem of guilt / are germane to Hitler ». Au lieu de traiter nos
phobies, qu’Auden relie à une faute et à un sentiment de culpabilité (« guilt »), il nous est
facile de détruire (« deface ») l’objet (« emblem ») sur lequel nous les projetons
(« Arachnids ») et que nous associons sans fondement, arbitrairement, au mal, … et l’on sait
la « solution finale » où peut conduire cette stratégie (« germane to Hitler »). On notera qu’en
employant le terme scientifique « Arachnids », Auden fait aussi allusion au sort d’Arachné
413
dont l’histoire est relatée dans les Métamorphoses d’Ovide. Or dans la mythologie grecque,
comme dans « Thanksgiving For A Habitat », l’araignée est bien la victime, et non la force
maléfique. Ovide décrit Athéna comme une déesse jalouse d’Arachné, princesse lydienne
connue pour son talent de tisseuse. Lorsqu’Athéna voit qu’Arachné a représenté sur une
tapisserie les aventures amoureuses des dieux de l’Olympe d’une manière si parfaite que la
déesse elle-même n’aurait pu la surpasser, elle déchire cette tapisserie et métamorphose la
princesse en araignée (Métamorphoses, VI, 1-145). Pour ne pas reproduire l’injustice
d’Athéna, et afin d’exorciser son arachnophobie tout en soulageant les tensions menaçant
l’équilibre du poème 1 , le poète déclare alors, avec beaucoup d’humour, et en mimant le
discours performatif d’un homme politique annonçant une nouvelle loi, que les araignées ont
désormais retrouvé leur droit de cité : « the race of spiders / shall be allowed their webs ».
Plus que jamais conscient des forces du mal qui ne cessent de hanter le monde et sa
poésie, même vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, le poète reste extrêmement lucide
dans About the House : il sait, et montre dans chaque vers, que toute tentative d’élaborer une
forteresse personnelle s’avèrera vaine. Des forces aliénantes et destructrices hanteront
toujours la cité de l’intérieur et de l’extérieur. Fort de ce constat, il s’attache néanmoins à
renforcer les murailles en revenant à des valeurs fondamentales et en consolidant des repères
tels que l’honnêteté ou l’amitié, sans perdre de vue l’espoir d’un retour de la joie de vivre qui
avait disparu dans les soirées faussement festives des années 1940.
1
Le sujet « fools », par exemple, est séparé de son verbe (« are ») par deux enjambements successifs et un
blanc entre les deux strophes venant menacer la cohérence de la syntaxe.
414
II Les nouveaux remparts
1 Un nouvel art de vivre inspiré de l’œuvre d’Horace
Dans Later Auden, Edward Mendelson résume l’un des objectifs majeurs de About the
House en citant un extrait de conversation entre Auden et James Michie, traducteur d’Horace :
« I tried to write what I think Horace might write, were he alive today and were English his
mother-tongue »1. L’ensemble du recueil honore le poète latin dont les valeurs servent de
rempart encerclant une cité trop souvent menacée. Dans son introduction aux Œuvres
d’Horace, François Richard rappelle combien fut simple et modeste la vie de ce citoyen qui,
même à Rome, essayait de satisfaire son goût pour une existence ordinaire et sans tapage :
À ma fantaisie, je vais me promener seul, je demande le prix des légumes, du blé ; je vais et viens au
grand cirque, parmi les charlatans, et, sur le soir, je flâne au forum : je m’arrête aux diseurs de bonne
aventure ; puis je reviens chez moi, où je trouve un plat de poireaux et de pois chiches et quelques
gâteaux frits. (Satires I, VI, III)2
Horace aimait se réfugier dans sa campagne de la Sabine pour y célébrer la tranquillité de son
petit domaine, sa maison modeste – « a toft-and-croft », dirait Auden –, son jardin, et la vie
sans prétention qu’il y menait. C’est là seulement qu’il trouvait assez de calme pour méditer :
loin de la cité, il n’était troublé ni par les devoirs mondains, ni par des fâcheux qui lui
faisaient perdre son temps et excitaient sa bile, ni par le spectacle du ridicule et des vices.
De même, Auden se protège des tumultes citadins à Kirchstetten. S’il est enthousiasmé
par sa nouvelle demeure (« I am enchanted and so is Chester with our Austrian house, it’s just
like Beatrix Potter »3), le décor n’en reste pas moins réduit à l’essentiel :
1
Edward Mendelson. Later Auden. Op. Cit., p. 454.
Horace. Œuvres. Traduction de François Richard. Paris: Flammarion, 1967, p. 164.
3
Humphrey Carpenter. Op. cit., p. 389.
2
415
It was a businesslike house, with few concessions to comfort. There were no carpets, but merely rugs
on bare boards, and only three pictures of note: drawings of Stravinsky and Richard Strauss, and an
Augustus John etching of Yeats. In the living room stood a large radiogram littered with records. The
guest bedroom contained just two plain iron bedsteads and a large crucifix on the wall; while Auden’s
workroom – the upper room, reached by the outside staircase, and always shown proudly to visitors –
was similarly bare, with piles of books (no bookcases), a desk on a raised platform by the window, and
a portable typewriter.1
La vie y est discrète, sans faste, sans débordements, aux antipodes de celle des clients du
Nineveh Hotel, des noceurs de The Age of Anxiety ou de Tom Rakewell lorsqu’il débarque à
Londres dans The Rake’s Progress, et ce même lors des réceptions :
For authentic
comity the gathering should be small
and unpublic:
at mass-banquets where flosculent speeches are made
in some hired hall
we think of ourselves or nothing.
« To-Night at Seven-Thirty », CP, p. 708.
Ces vers célèbrent une fête discrète (« the gathering should be small ») fondée sur la sincérité
des sentiments qui unissent les convives (« authentic / comity »). À l’individualisme (« we
think of ourselves ») caractéristique des soirées évoquées dans la poésie des années 1930 et
1940, ils opposent clairement, dans des énoncés concis et précis, des valeurs essentielles
mises en relief par des adjectifs qui riment : « authentic » / « unpublic ». L’artifice des grands
rassemblements est exprimé au moyen d’une syntaxe plus complexe (à l’image des discours
mentionnés : « flosculent2 speeches »), dans une phrase qui ne tient pas en un seul alexandrin
et impose un enjambement (de « made » à « in some ») pour mieux dénoncer le caractère
fallacieux d’un monde creux (« nothing ») et anonyme (« mass-banquets ») – celui de Gatsby,
Vile Bodies ou du Nineveh Hotel par exemple.
1
Ibid., p. 390.
« Flosculent » est un terme délibérément obscur ici. Auden l’emprunte au domaine de la chimie : « une
floculation consiste à rassembler des particules en suspension dans une substance colloïdale ». Cet adjectif
témoigne de la confusion caractéristique des soirées anonymes dans lesquelles les invités ne se soucient pas
des autres dont ils ne comprennent pas les paroles.
2
416
Par ailleurs, à l’instar d’Horace, Auden vénère plus que tout deux valeurs
fondamentales : l’honnêteté et l’indépendance. Dans « The Horatians » (CP, p. 771-73), écrit
en 1968, une dizaine d’années après About the House, Auden évoque à nouveau, sur le ton de
la révérence, les valeurs d’Horace et de ses disciples. Ces derniers, dont la plupart sont
tombés dans l’oubli, peu soucieux de laisser leur trace dans l’histoire (« most / make no
memorable impact », p. 773), n’aspiraient ni à la gloire ni à la richesse (« neither truckle nor
thrasonical but softly / certain », p. 772 : « ni flagorneurs, ni fanfarons, mais doucement /
assuré »1), et s’employaient à fustiger toute forme d’inauthenticité ou de malhonnêteté au sein
de la cité:
What the Capital
holds out as a lure, a chance
to get into Society,
does not tempt you, who wry from crowds, traffic noises,
blue-stockings and millionaires.2
Le bon citoyen n’aspire qu’à « une part décente de la terre » (« a genteel sufficiency of land »,
CP, p. 772) dont il est responsable. L’accès à la propriété lui permet de recouvrer un statut de
citoyen du monde, pour avoir sa place sur la planète : « Territory, status, / and love, sing all
the birds, are what matter »3. Et pour préserver ce privilège, il suffit d’être honnête, loyal et
respectueux, en payant, par exemple, ses factures :
the homes I warm to,
though seldom wealthy, always convey a feeling
of bills promptly settled
with cheques that don’t bounce.4
1
W.H. Auden. Poésies choisies. Trad. Jean Lambert. Op. cit., p. 184.
« The Horatians », CP, p. 772.
3
« Thanksgiving For A Habitat », CP, p. 690.
4
« The Common Life », CP, p. 714.
2
417
Qui plus est, celui qui ne doit rien à personne garde son indépendance, et c’est peutêtre là la clef de toute la force poétique de l’œuvre d’Horace qui a traversé tant de siècles.
François Richard insiste sur son importance :
C’est chez lui, et surtout dans sa maison de la Sabine, qu’Horace se sentait vraiment à son aise,
mangeant et buvant ce qui lui plaisait, seul ou avec quelques amis. Aussi bien, était-ce là seulement
qu’il pouvait vraiment jouir de sa liberté. Il n’estimait rien tant que son indépendance, et jamais
il ne consentit à en aliéner la moindre parcelle. Tout en donnant à de jeunes amis d’excellents
conseils sur la façon de se conduire avec les grands, il eut à cœur de défendre, même avec âpreté, ce
bien qui, pour lui, était supérieur à tous les autres ; Auguste fit longtemps de vains efforts pour le
conquérir, et c’est seulement dans la dernière partie de sa vie qu’Horace consentit à lui adresser un de
ses poèmes, cette première épître du livre second où poliment, il explique sa réserve par le désir de ne
pas faire perdre son temps à l’empereur. C’est surtout vis-à-vis de Mécène qu’il sut garder son
indépendance avec une fermeté d’autant plus méritoire qu’il lui devait ce bien-être auquel il
tenait tant. Mais l’esclavage, même doré, n’était pas son fait, et il ne prend, pour le dire, aucune
circonlocution.1
N’en va-t-il pas de même pour Auden qui refusa toujours toute forme de parrainage, et qui,
précisément en 1962, alors qu’il travaillait à la composition de About the House, fit le choix,
en accord avec les valeurs prônées dans sa poésie, de l’honnêteté intellectuelle, quitte à voir
s’anéantir toute chance d’obtenir un jour le prix Nobel de littérature, et la somme conséquente
que cela impliquait ? En effet, après avoir traduit le journal spirituel de Dag Hammarskjöld2,
Secrétaire Général suédois des Nations Unies assassiné en 1961, il en fit une présentation
assez critique dans laquelle il déplorait une forme de « délire messianique » de la part de
l’auteur. Tout en sachant parfaitement que les membres de l’Académie suédoise faisaient
partie du jury du prix Nobel, et après plusieurs invitations à revoir son introduction, il décida
de ne rien changer. « Well, there goes the Nobel Prize » 3 , s’exclama-t-il le soir de la
publication de sa traduction. Ce choix confirme néanmoins la cohérence du poète et le fait
qu’il assume pleinement le « je » de About the House (« for the first time I felt old enough to
speak in the First Person »4) dans une poésie qui coïncide avec l’art de vivre qu’il adopte et
qu’il propose au lecteur. Non seulement il loue les valeurs d’Horace dans sa poésie des années
1
Horace. Op. Cit., pp. 11-12.
Dag Hammarskjöld (1905-1961) fut secrétaire général des Nations Unies de 1953 à 1961. En 1961 le prix
Nobel de la paix lui fut attribué à titre posthume.
3
Richard Davenport-Hines. Op. Cit., p. 304.
4
Ibid.
2
418
1960, mais ses actes, ses choix personnels, prouvent également qu’elles lui servent de ligne de
conduite dans sa vie de tous les jours. Et les correspondances entre la vie et la poésie sont tout
aussi étroites dans le rapport qu’Auden entretient avec ses amis, et avec l’amitié de façon
générale.
2 De l’amitié
About the House explore le thème de l’amitié de façon inédite dans l’œuvre d’Auden.
Les hommages y sont multiples et prennent des formes très variées. Par exemple, les amis à
qui chaque poème est dédié viennent de tous horizons : un peintre, Neil Little (à qui est dédié
« Encomium Balnei »), rencontré à Ischia dans les années 1950 ; les amis de longue date
comme Anne et Irving Weiss (« Down There » et « Up There ») que Kallman avait rencontrés
à l’université ; et les intimes, qui tous ont rendu visite au poète à Kirchstetten (Christopher
Isherwood, pour « The Geography of the House » ; John et Teckla Clark pour « For Friends
Only »).
En outre, Auden fait l’éloge de ses amis-poètes de façon à la fois directe et indirecte.
« Encomium Balnei », par exemple, rend hommage, sans citer son nom, à William Carlos
Williams. Le poème renvoie plus particulièrement à « Asphodel, That Greeny Flower »,
hymne au mariage publié pour la première fois dans le recueil Journey to Love (1955) et
considéré par Auden comme « l’un des plus beaux poèmes d’amour de langue anglaise »1. En
voici un extrait sélectionné dans A Certain World (pp. 254-255) :
Of asphodel, that greeny flower,
I come, my sweet
to sing to you!
My heart rouses
Thinking to bring you news
of something
that concerns you
1
Information mentionnée par Edward Mendelson. Later Auden. Op. cit., p. 453.
419
and concerns many men. Look at
what passes for the new.
You will not find it there but in
despised poems.
It is difficult
to get the news from poems
yet men die miserably every day
for lack
of what is found there.
Hear me out
for I too am concerned
and every man
who wants to die at peace in his bed
besides.
Le souffle de la poésie de Williams anime l’espace d’« Encomium Balnei » en témoignant
d’un bel hommage indirect et d’une reconnaissance sans pareille, beaucoup plus élogieuse que
tout article dithyrambique publié dans une revue littéraire. Auden célèbre en premier lieu une
métrique pleinement aboutie dans l’œuvre de Williams à partir des années 1950 et fondée sur
le concept de « mesure » dont Hélène Aji analyse ainsi l’évolution :
Dans « On Measure », [Williams] explique que le rythme ne peut en fait être mesuré. Pourtant, qui dit
mesure dit qu’il y a quelque chose à mesurer. Cette mesure dépend dès lors pour Williams d’une
appréhension qui dépasse les aspects techniques de la composition poétique. Il ne s’agit plus de
discuter de la notion de « pied variable », ni de la question du « vers triadique », mais de trouver
une mesure qui ordonne l’ensemble de l’univers :
Ce que je veux souligner, c’est que je ne considère aucun de mes écrits comme définitif. Il y
aura d’autres expériences, mais toutes seront orientées vers la découvertes d’une nouvelle
mesure, je répète, d’une nouvelle mesure qui ordonnera nos poèmes et nos vies. 1
Le « pied variable » impliquait la fusion entre la conception néoromantique d’un vers organique et la
conception mécaniste d’un vers limité par la durée relative de chaque pied. Mais l’expression même est
un oxymore. La théorie développée dans « On Measure » est plus vague, mais, en définitive, la mesure
de Williams est avant tout un phénomène que le lecteur perçoit. Cette mesure « défie la scansion
ou la notation parce qu’elle naît de la voix qui lit le poème »2. La mesure de Williams n’est ni un
pied variable, ni une triade de vers isochrone, mais une notion qui tient compte de la lecture
comme acte de parole et de visualisation du poème sur la page.3
Par ailleurs, comme le précise Ann Fisher-Wirth, « Asphodel, That Greeny Flower » fut
composé au cours de l’une des périodes les plus difficiles de la vie de Williams :
1
William Carlos Williams. « On Measure-Statement for Cid Corman ». Selected Essays (1954). New York: New
Directions, 1969, p. 340.
2
Mike Weaver. William Carlos Williams : The American Background. Cambridge: Cambridge University Press,
1971, p. 77.
3
Hélène Aji. Ezra Pound et William Carlos Williams : pour une poétique américaine. Paris : L’Harmattan, 2001,
p. 96.
420
« Asphodel, That Greeny Flower » came into existence during a time of nearly overwhelming
crisis in Williams’life. Originally he thought of it as the fifth book of Paterson, gave it the working
title « The River of Heaven », and planned for it to include « everything left over that wasn’t done or
said – at ease ». He began the poem in March 1952, on a hotel menu in New York City, and worked on
it for nearly two years. During those years his health, which had begun to break with his attack in 1948
and strokes in 1949 and 1951, continued to deteriorate. He suffered another major stroke in August
1952, and knew that he could expect further strokes – any one of them possibly fatal – at any time from
then on. His mental condition was likewise precarious. A bout with depression was exacerbated both by
the recent stroke and by the injustices surrounding Williams’ appointment as Poetry Consultant to the
Library of Congress. The position was first offered, then withdrawn owing to allegations of Communist
sympathizing, then offered again contingent upon further loyalty investigations, which were conducted
but never evaluated, so that the year’s term was up before Williams was able to serve. The situation
tormented him with feelings of rage, powerlessness, and humiliation. On 21 February 1953, he was
admitted to a private mental hospital in Queens, where he underwent psychiatric treatment until his
release on 18 April. 1
Aussi, « Asphodel, That Greeny Flower » est-il un hymne à l’amour et à l’imagination comme
actes de résistance face au passage du temps, à la maladie et à l’approche de la mort :
If a man die
it is because death
has first
possessed his imagination.
But if he refuse death –
no greater evil
can befall him
unless it be the death if love
meet him
in full career.
Then indeed
for him
the light has gone out.
But love and the imagination
are of a piece,
swift as the light
to avoid destruction.
So we come to watch time’s flight
as we might watch
summer lightning
or fireflies, secure,
by grace of the imagination.2
En outre, Williams composa son poème dans un contexte de crise politique où la menace de la
bombe atomique était prégnante et plongeait les hommes dans le silence :
1
http://www.writing.upenn.edu/~afilreis/88/asphodel.html
William Carlos Williams. « Asphodel, That Greeny Flower ». Collected Poems II. Manchester: Carcanet, 2000,
p. 334.
2
421
We come to our deaths
in silence.
The bomb speaks.
All suppressions,
from the witchcraft trials at Salem
to the latest
book burnings
are confessions
that the bomb
has entered our lives
to destroy us.1
Le poème résiste aux nouvelles percées scientifiques pouvant anéantir l’homme et, comme le
souligne Hélène Aji, le texte de Williams rappelle la puissance de la poièsis comme « produit
de l’intelligence » permettant une approche différente des notions de connaissance et de
progrès :
Après Hiroshima, il va de soi que les applications destructrices des théories d’Einstein ou des
expérimentations des Curie sur la radioactivité compromettent la position de Williams et l’obligent à
dévoiler les enjeux véritables de son utilisation des progrès de la science dans l’élaboration de sa
poétique : alors que la bombe atomique plonge les hommes « dans le silence », qu’elle seule « parle »
dans « Asphodèle, cette fleur verdâtre », elle est aussi la preuve du triomphe de la créativité et de
l’imagination. L’exclamation « Seule l’imagination est réelle ! » semble un peu dérisoire face à la
gravité des faits qui sont ainsi évacués, mais elle est aussi la radicalisation de la démarche finalement
pseudo-scientifique de Williams. Ce que la relativité lui permet de formaliser, c’est avant tout
l’importance des textes poétiques comme produits de l’intelligence, comme traces pertinentes
d’une exploration des champs de la connaissance et comme processus de délimitation du
connaissable. Alors que les objets du monde sont opaques et que les fonctionnements de cet
univers restent à découvrir, certains gestes de l’imagination permettent d’en entrevoir les rouages
secrets et de découvrir ce qui se cache sous la surface. 2
En s’installant dans la métrique de Williams, Auden véhicule indirectement les mêmes
messages que son aîné, et « Encomium Balnei » est une invitation à relire « Asphodel, That
Greeny Flower » dans l’espoir de voir advenir une cité où les armes ont été anéanties par
l’homme et non l’inverse :
[…] a square in the Holy City
that what was wrong has been put right
as if Von Hügel’s
hoggers and lumpers were extinct
thinking the same as thanking
all military hardware
already slighted and submerged
« Encomium Balnei », CP, p. 703.
1
2
Ibid., p. 324.
Hélène Aji. William Carlos Williams. Paris : Belin, 2004, p. 35.
422
Comme le texte de Williams, « Encomium Balnei » célèbre l’imagination poétique qui, ici, à
travers la référence à von Hügel1, inscrit le poème dans une dialectique du dépassement des
conflits pour laisser se profiler une civitas harmonieuse à l’image de celle de Dieu – « a
square in the Holy City ».
« The Cave of Making » (CP, p. 691) rend hommage à la mémoire d’un autre poète,
Louis MacNeice, disparu le 3 septembre 1963. Cette élégie, qui chante la perte d’un repère de
toute une vie, concentre en quelques vers les principaux fondements d’une amitié durable.
Elle commence par rappeler que l’amitié ne va pas de soi : on n’est pas amis spontanément,
on le devient, « en s’apprivoisant »2, dit Saint-Exupéry dans Le Petit Prince (1943)3, par choix
personnel (« Friends we became by personal / choice », vers 26-27), « Par ce que c’estoit luy ;
parce que c’estoit moy », dans les mots de Montaigne :
Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accointances et
familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames
s’entretiennent. En l’amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l’une en l’autre, d’un
mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse
de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Parce ce
que c’estoit luy ; parce que c’estoit moi.4
De plus, l’ami est, tout simplement, celui qui manque, et à qui le poète continue à s’adresser
sur le ton de la conversation (« I wish you hadn’t / caught that cold, but the dead we miss are
1
Le baron Friedrich von Hügel (1852-1925) était un philosophe, théologien et écrivain catholique austroanglais. Sa réflexion théologique s’articule autour de trois éléments: historique, scientifique et mystique. L’élan
mystique est, selon lui, un des trois éléments qui constitue, avec les deux autres, la complexité de l’existence.
Pour von Hügel, toute vie consiste en une lutte patiente entre des inconciliables. Ces conflits tendent toutefois
vers l’unification progressive d’éléments qui ne correspondront jamais parfaitement. Dans « Encomium
Balnei », l’élément scientifique (« hoggers and lumpers » renvoient aux mécaniciens de locomotives et aux
débardeurs qui chargent et déchargent des bateaux ou camions) et les conflits historiques (évoqués à travers
les armes : « military hardware ») sont dépassés (« were extinct ») dans un élan mystique qui achemine le
poème plus près de la Cité de Dieu (« Holy City »).
2
« Si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée », Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Paris :
Gallimard, [1946] 1999, p. 72.
3
Si naïve puisse-t-elle sembler, la référence à Saint-Exupéry s’impose dans toute étude sur le concept d’amitié
chez Auden qui aimait beaucoup cet auteur dont il citait souvent la définition suivante de l’amour : « Liés à nos
frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l’expérience
nous montre qu’aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même
direction ». (Terre des hommes. Op. cit., pp. 169-170)
4
Montaigne, Michel de. Les Essais. Livre I, chapitre XXVIII. Paris : Quadrige / PUF, 1965, p. 188.
423
easier / to talk to », vers 55-56) ; celui à qui l’on aime ouvrir ses portes, dévoiler son jardin
secret et les petits riens de tous les jours (« I wish, Louis, I could have shown it [my study]
you / while you were still in public, / and the house and garden », vers 18-20) ; celui dont le
point de vue et l’œil critique comptent (« from your perspective you’d notice / sights I
overlook », vers 21-22), et à qui l’on peut apporter en retour (« and in turn take a scholar’s
interest / in facts I could tell you », vers 22-23), comme le remarquait déjà Goethe qu’Auden
cite dans A Certain World (p. 170) : « Our friends show us what we can do ; our enemies
teach us what we must do ». L’ami-poète est complice, il cerne instinctivement l’œuvre de
son pair dans son rapport à la création (« you know our mystery / from the inside », vers 111112). Sa lecture est peut-être la seule qui importe vraiment et qui rassure dans les moments de
doute :
Every writer would rather be rich than poor, but no genuine writer cares about popularity as such. He
needs approval of his work by others in order to be reassured that the vision of life he believes he has
had is a true vision and not self-delusion, but he can only be reassured by those whose judgment he
respects. (DH, p. 14)
C’est aussi ce regard et ce jugement qu’Auden cherche vainement à prolonger en
apostrophant une dernière fois son ami sur le ton familier de la conversation de tous les jours,
dans des vers où l’humour teinté d’autodérision ne met que davantage en relief la tristesse
éprouvée (vers 119-124) :
you won’t think me imposing if
I ask you to stay at my elbow
until cocktail-time: dear shade, for your elegy
I should have been able to manage
something more like you than this egocentric monologue,
but accept this for friendship’s sake.
L’amitié s’entretient jusqu’à la fin, et les témoignages, non seulement l’hommage littéraire,
mais aussi les attentions les plus anodines en apparence, recèlent tous les secrets de sa durée.
About the House peut se lire comme un traité sur l’amitié dans la veine de celui de
Montaigne. On y apprend, par exemple, dans « For Friends Only » (CP, p. 706), comment
424
bien recevoir ses amis. Auden commence par louer ces petits riens qui font tout : l’attente
(« This room awaits […] you », vers 4), matérialisée par la préparation de la chambre avant
une visite de quelques jours (« Come when you can : / Your room will be ready », vers 3536) ; les gestes attentionnés, comme la bouteille d’eau minérale posée sur la table de chevet
(vers 42), les timbres achetés pour ceux qui en auront besoin (« to ‘borrow’ stamps / Is a mark
of ill-breeding », vers 15-16), les livres proposés à ceux qui le souhaitent (« Books we do
have for almost any / Literate mood », vers 13-14), ou les promenades prévues (« Between
lunch and tea, perhaps a drive », vers 17). Accueillir un ami, c’est également lui prêter une
oreille attentive (« [If] confession helps, we will hear it », vers 21), se montrer compréhensif
en évitant toute forme d’indélicatesse ou d’indiscrétion (« If to mention [your troubles] hurts
too much / We shall not be nosey », vers 23-24). Le secret de l’amitié tient en ce qu’elle ne
suit aucune règle. Son langage ne relève d’aucun genre littéraire (vers 27-30):
Very difficult to speak well, a tongue
With no cognates, no resemblance
To the galimatias of nursery and bedroom,
Court rhyme or shepherd’s prose,
Affranchie de toute loi, elle présente un perpétuel défi pour qui souhaite la préserver. Dans
« For Friends Only », le poète remet en cause le vieil adage « amis pour la vie » en affirmant
que sans témoignages réguliers, l’amitié ne tarde pas à s’essouffler : « unless often spoken,
soon goes rusty » (vers 31). La relation amicale n’est jamais acquise une fois pour toutes, et
chaque retrouvaille est une nouvelle rencontre, une re-découverte de l’autre (« re-meeting »,
vers 34) dans toute son altérité.
« Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde »1, dit le
renard dans Le Petit Prince. Comme le déclare Schiller, qu’Auden cite dans A Certain World,
l’ami n’a pas de double (« In friendship, nobody has a double », CW, p. 170), il est
1
Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Op. cit., p. 72.
425
irremplaçable. Les vers de conclusion de « For Friends Only » insistent sur l’unicité de la
relation amicale en mettant en relief les mots de Schiller en position de clausule :
within the circle of our affection
Also you have no double.
Les propos de Montaigne sur ce sujet sont particulièrement éloquents, et ils résonnent dans
tous les poèmes de About the House:
Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible : chacun se donne si entier à son amy, qu’il ne
luy reste rien à departir ailleurs ; au rebours, il est marry qu’il ne soit double, triple, ou quadruple, et
qu’il n’ait plusieurs ames et plusieurs volontez pour les conferer toutes à ce subjet. Les amitiez
communes, on les peut départir : on peut aymer en cettuy-cy la beauté, en cet autre la facilité de ses
mœurs, en l’autre la libéralité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste ; mais
cette amitié qui possede l’ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit
double.1
Dans le monde déshumanisé de « The Fall of Rome » (CP, p. 333), l’ami était réduit à un
objet virtuel: « All the literati keep / An imaginary friend » (CP, p. 333). Or, à la différence
des biens de consommation, les amis ne sont ni reproductibles, ni interchangeables, et
« comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis »2, dit SaintExupéry, ou seulement « un ami imaginaire ». Entretenir une amitié sincère, c’est donc aussi
œuvrer à la reconstruction d’un monde durable recentré sur l’humain. En réintégrant l’ami au
cœur du foyer, Auden pose l’une des premières pierres de l’édifice à bâtir. L’amitié est un
repère essentiel : « Tant que je serai sain d’esprit, je ne saurais rien comparer à un ami
agréable », déclarait Horace dans ses satires3 ; et cet « ami agréable », ce compagnon de vie,
est précisément le sujet de « The Common Life ».
1
Montaigne. Op. cit., p. 191.
Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Op. cit., p. 73.
3
« Nil ego contulerim jucundo sanus amico ». Montaigne cite cette déclaration d’Horace dans son essai sur
l’amitié. Op. cit., p. 193.
2
426
3 La vie commune
Dans About the House, Auden utilise à plusieurs reprises le pronom « nous » pour
faire référence à un couple. Dans « The Common Life » (CP, p. 714), le sujet « we » est
employé six fois ; l’objet « us », trois fois ; l’adjectif possessif « our », quatre fois ; et le
pronom possessif « ours », deux fois. Cependant, si le « je » inclus dans cette nouvelle unité
est clairement autobiographique, le « tu » reste très ambigu. Le lecteur pense, bien
évidemment, à Chester Kallman (à qui « The Common Life » est dédié), bien que le nom de
ce dernier ne soit mentionné dans aucun poème du recueil. Ce « we » renvoie essentiellement
à un idéal de la vie de couple. En effet, il implique une entente parfaite et complice entre les
deux partenaires, qui se reflète, par exemple, à travers le choix de leurs amis communs
(« someone we like » 1 ), ou dans leur comportement prouvant qu’ils partagent les mêmes
valeurs altruistes (« Should you have troubles […], we will hear it », « we shall not be
nosey »2). Par ailleurs, l’unité du « nous » n’est aucunement fusionnelle. Au contraire, elle
intègre, sans les altérer, l’identité et l’unicité de chacun des deux membres de la relation.
Dans « The Common Life », les premières lignes posent d’emblée la problématique d’une
unité double en redécomposant « we » en « you / (Thou, rather) and I » (CP, p. 714). « Nous »
ne saurait être la simple somme d’une addition :
There’s no We at an instant,
only Thou and I, two regions
of protestant being, which nowhere overlap:
a room is too small, therefore,
if its occupants cannot forget at will
that they are not alone.
Cet idéal du couple s’inscrit en parfaite opposition avec celui de la passion qui voit les amants
s’abandonner et se fondre l’un dans l’autre : « the more I give to thee, / The more I have, for
1
2
« For Friends Only », CP, p. 707.
Ibid.
427
both are infinite »1, dit Juliette dans la tragédie de Shakespeare. Dans le poème d’Auden,
chacun préserve son espace (« nowhere overlap ») et reste soi-même. Les deux compagnons
sont en osmose, et non en symbiose.
Mais qui est ce « Thou », ou « you » ? Un ami plus proche que les autres ? Un amant ?
Un partenaire de vie ? « A cater-cousin » 2 (CP, p. 715) ? Le texte est d’autant plus évasif
qu’il esquive toute référence à une relation amoureuse, et n’intègre aucun des termes
affectueux (comme « my coney » ou « dear ») qui reviennent si fréquemment dans la poésie
des années 1930. Bien qu’il soit toujours hasardeux de rapprocher la biographie d’un artiste
de son œuvre, on notera, à la suite de Richard Davenport-Hines3, qu’il manque une pièce dans
la maison que propose About the House, … qui n’est autre que la chambre où Chester
Kallman recevait ses amants. Cette omission, qui introduit un malaise dans le recueil, laisse
planer un doute sur la notion de couple et sur le sens à donner au pronom « we » dans « The
Common Life ». Elle permet également de mieux cerner les tensions qui animent les vers de
« The Cave of Nakedness » (CP, p. 710), avant-dernier poème consacré à la chambre :
Some perks belong, though,
to all unwilling celibates: our rooms are seldom
battlefields, we enjoy the pleasure of reading in bed
(as we grow older, it’s true, we may find it prudent
to get nodding drunk first), we retain the right to choose
our sacred image.
Ces quelques remarques, noyées dans la masse des 85 vers, trahissent le poète précisément là
où il s’attache à mettre littéralement entre parenthèses (de « as » à « first ») une angoisse liée
au passage du temps et à l’approche de la vieillesse (« as we grow older »). Les champs
lexicaux de la chance (« perks ») et de la joie de vivre (« we enjoy the pleasure ») servent
paradoxalement de repoussoir à une tristesse que le locuteur cherche à dissimuler en se
1
Romeo and Juliet, II, 1, 177-178. Op. cit., p. 215.
Le nom composé « cater-cousins » est étrange et intraduisible. Il implique une relation à la fois familiale
(« cousin »), intime et complice, tout en laissant planer un doute sur la limite entre l’amitié et l’amour.
3
Richard Davenport-Hines. Op. Cit., p. 299.
2
428
masquant derrière le pronom « we » (alors que dans les vers qui suivent et précèdent
immédiatement, il utilise et assume le « I » : « I know nothing », vers 36 ; « I often start »,
vers 42). Son discours est hésitant, marqué par des pauses (l’adverbe de contradiction
« though » est placé entre virgules) qui retardent, sans pouvoir l’éviter, l’introduction d’une
expression-punctum 1 – « unvilling celibates » – qui détonne dans le contexte (ou studium)
d’une médiation de tonalité enjouée, voire grivoise2, sur le thème de la chambre à coucher.
Sur fond de légèreté, « The Cave of Nakedness » met en scène le mal-être d’un poète refusant
(« unwilling ») d’exprimer une solitude subie (« unwilling ») et non choisie, qui pourtant finit
par s’affirmer dans l’anonymat du pluriel (« all […] celibates »).
Dans ces vers, l’élan d’enthousiasme, dont l’artifice est soutenu par un rythme
solennel et presque pompeux imitant celui d’une déclaration publique (anapeste suivi d’un
iambe et de deux anapestes : « we enjoy the pleasure of reading in bed »), est vite brisé par la
parenthèse. Cet aparté, qui se voulait avant tout annexe, révèle en fin de compte une crise
d’ordre intime. L’absence de tout épanchement larmoyant ou de toute plainte lancinante ne
1
À l’origine, Roland Barthes emploie le terme de punctum dans un essai consacré à la photographie, mais il est
souvent tentant de le reprendre dans une analyse textuelle. Voici comment Barthes définit le punctum dans La
Chambre claire en l’opposant au studium :
C’est par le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme
des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques. […] [Un]
élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le chercher (comme
j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme une
flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette
marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de
ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même
mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce
second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est
aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo,
c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).
Roland Barthes. La Chambre claire. Note sur la photographie. (chapitre 10) Paris : Éditions de l’Étoile, Gallimard,
Le Seuil, 1980, pp. 48-49.
2
On citera les vers d’ouverture (CP, p. 710) pour illustrer ce point :
Don Juan needs no bed, being far too impatient to undress,
nor do Tristan and Isolda, much too in love to care
for so mundane a matter, but unmythical
mortals require one, and prefer to take their clothes off,
if only to sleep.
429
fait que souligner un manque, comblé tant bien que mal par la lecture (« reading in bed ») ou
la consommation d’alcool, solution ultime (« as we grow older ») ironiquement présentée
comme conseil avisé (« we may find it prudent / to get nodding drunk »).
« It is impossible. We live, as we dream – alone »1, déclare Conrad dans Heart of
Darkness, et le locuteur de New Year Letter de lui répondre : « Aloneness is man’s real
condition » (vers 1542, CP, p. 238). Plus de vingt ans après New Year Letter, le poète ne peut
que confirmer cette définition de la condition humaine dans le cadre personnel d’une
description de sa chambre. Dans « The Cave of Nakedness », les seuls compagnons qui
garantissent le rêve et une bonne nuit sont les « quatre saints » et les somnifères (« As a rule,
with pills to help them, the Holy Four / exempt my nights from nuisance », vers 72-73).
Choisir de placer « The Cave of Nakedness » avant « The Common Life » dans le recueil,
c’est donc prendre le risque d’annuler d’emblée l’espoir d’une vie commune tel qu’il est
présenté dans le poème de clôture. Entre les deux derniers textes, la tension est extrême, et le
rempart le plus solide contre les forces hostiles (« exempt my nights from nuisance ») est à
l’évidence le barbiturique qui l’emporte largement sur l’idéal du couple (qui s’en tient
précisément à cela : un idéal poétique) car son effet soporifique est toujours assuré (« As a
rule »).
1
Heart of Darkness est entièrement publié dans John Hollander, Frank Kermode. The Oxford Anthology of
English Literature Volume II. Op. cit.. On trouve cette citation à la page 1638.
430
III La solitude : ultime rempart ?
1 De l’idéal du mariage à la désillusion
Comme le souligne Arthur Kirsch, Auden croyait au mariage tel que le conçoivent
Denis de Rougemont et Soren Kierkegaard:
Auden especially praises de Rougemont’s defense of the Christian doctrine of marriage, which
Auden says will offend both the hedonist and the romantic. Auden honored the state of marriage. His
poetry in the early 1940s is frequently preoccupied with the sacrament of matrimony and its
capacity to unite husband and wife in one flesh; and he sought out and was close friends with many
married couples and their families throughout his life. 1
Le poète citait souvent les propos de Kierkegaard sur le mariage dont voici un exemple extrait
de Ou bien … ou bien mentionné lors d’une conférence sur Romeo and Juliet2 :
L’amour romantique peut excellemment être représenté dans le moment, mais non l’amour
conjugal ; car l’époux idéal n’est pas celui qui l’est une fois dans sa vie, mais bien chaque jour.
Quand je veux représenter un héros qui conquiert des États et des royaumes, je le peux fort bien dans le
moment, mais un croisé qui porte sa croix chaque jour n’est jamais reçu dans la poésie ou dans l’art :
son fardeau quotidien est en effet ce qui le caractérise. 3
Voici également ce qu’il note dans A Certain World (p. 248) :
Like everything which is not the involuntary result of fleeting emotion but the creation of time and will,
any marriage, happy or unhappy, is infinitely more interesting and significant than any romance,
however passionate.
On retrouve cet idéal dans « In Sickness and in Health » (1940, CP, p. 319) dont le titre est
une variante des vœux échangés entre les futurs époux (« pour le meilleur et pour le pire »), et
qui conçoit le mariage comme une union scellée par l’amour réciproque de l’autre :
1
Arthur Kirsch. Auden and Christianity. Yale: Yale University Press, 2005, p. 84.
Shakespeare. Op. cit., p. 103.
3
On notera que le traducteur de Shakespeare, Dominique Goy-Blanquet, a pris le soin de citer la traduction
française de Kierkegaard en indiquant les références suivantes : « La valeur esthétique du mariage »,
L’Alternative [Ou bien ou bien], deuxième partie, dans Œuvres complètes, vol. IV, pp. 120-122.
2
431
Rejoice, dear love, in Love’s peremptory word;
All chance, all love, all logic, you and I,
Exist by grace of the Absurd,
And without conscious artifice we die:
So, lest we manufacture in our flesh
The lie of our divinity afresh,
Describe round our chaotic malice now,
The arbitrary circle of a vow.
Auden imagine ici un amour absolu (« dear love », « all love ») sous l’égide de Dieu qui luimême est Amour (« in Love’s peremptory word »).
Sur cette conception de l’amour idéal, on reprendra les remarques de Pascal Aquien
dans un chapitre de son livre intitulé « Agapè » :
Agapè, pour Auden qui se réclame autant de la philosophie grecque que du christianisme, ne s’oppose
pas à Éros, il en est simplement une autre forme. Le poète s’emploie ainsi à dénoncer ce qu’il appelle le
contresens d’une conception anti-érotique d’Agapè, et il ne veut ni de l’amour sublimé de Tristan
[strophe 5 de « In Sickness and in Health », p. 318], ni de la fuite en avant de Don Juan [strophe 6, p.
318]. Ce qu’il défend est la possibilité d’un Éros stable, fondé sur un simple constat : puisque Dieu
s’est incarné, c’est qu’il ne rejette pas le corps, ce qui signifie que tout homme peut suivre la voie
d’un amour accompli non marqué par la culpabilité.1
Aimer l’autre, c’est donc aimer Dieu à travers lui et élever Éros et le corps amoureux à un état
qui le rende digne de Dieu, et c’est dans ce sens qu’il faut lire la onzième strophe de « In
Sickness and in Health » :
Force our desire, O Essence of creation,
To seek Thee always in Thy substances,
Till the performance of those offices
Our bodies, Thine opaque enigmas, do,
Configure Thy transparent justice too.
Le symbole de ce mariage avec l’être aimé qui réintroduit le couple dans la Cité de Dieu est
l’alliance, métaphorisée par la lettre O et témoin, dans la fidélité à l’autre, de la fidélité à
Dieu (vers 97-99):
That this round O of faithfulness we swear
May never wither to an empty nought
Nor petrify into a square,
1
Pascal Aquien. W.H. Auden : de l’Éden perdu au jardin des mots. Op. cit., p. 168.
432
Étonnamment, cette prière contient en puissance la catastrophe pouvant découler d’une
désillusion amoureuse, au sens étymologique de « tour » ou « chute » (strophê) vers le bas
(katá). Il anticipe l’infidélité de l’autre (si la lettre « O » représente l’anneau échangé lors des
vœux, elle évoque aussi en contrepoint le risque d’une annulation avec le O de zéro,
« nought »,
analogue
au
préfixe
négatif
« un »
de
« unfaithfulness »)
entraînant
l’anéantissement du sujet et du monde (« an empty nought ») dans une extrême souffrance
(« petrify »). Or c’est bien ainsi qu’Auden vécut les premières infidélités de Chester
Kallman qui bouleversèrent tous ses idéaux de mariage et de communion amoureuse dans la
Cité de Dieu, et remirent en question les enjeux esthétiques et religieux de « In Sickness and
in Health »:
I was forced to know in person what it is like to feel oneself the prey of demonic powers, in both the
Greek and the Christian sense, stripped of self-control and self-respect, behaving like a ham actor
in a Strindberg play. 1
La violence de cette désillusion est retranscrite poétiquement dans la deuxième partie
de The Sea and the Mirror (SM, p. 62), dans la tirade de Sebastian :
The arrant jewel singing in his crown
Persuaded me my brother was a dream
I should not love because I had no proof,
Yet all my honesty assumed a sword;
To think his death I thought myself alive
And stalked infected through the blooming day.
Ces vers mettent en scène le personnage de The Tempest désireux de s’emparer de la
couronne de son frère, Alonso, roi de Naples, en s’apprêtant à l’assassiner. Possédé par les
forces du mal (« And stalked infected »), Sebastian est sur le point de passer à l’acte.
L’intertexte shakespearien masque un sous-texte autobiographique dans lequel l’amant trahi
est hanté par des idées de meurtre (« To think his death »). Le locuteur tient les pulsions
destructrices à distance en les présentant sous la forme d’un rêve (« my dream / Where
Prudence flirted with a naked sword », vers 1-2 ; « murder a dream », vers 23) qui est aussi
1
Auden cité par Dorothy J. Farnan. Auden in Love. Op. cit., p. 53.
433
une métaphore de la sublimation de la pulsion de mort dans l’acte poétique. Écrire sur le mal
et sur les démons qui nous possèdent, c’est s’employer à mieux les maîtriser, tout en libérant
des formes nouvelles visant à exprimer une angoisse associée au désir de destruction :
One might say that Kallman’s English lover of 1941 is parabolically represented by Antonio, the
usurping Duke of Milan. […]; but that would miss the point of The Sea and the Mirror. It is not
‘about’ Auden’s private life or his homicidal feelings. ‘On account of you,’ Auden wrote to Kallman
in 1941, ‘I have been, in intention, and almost in act, a murderer.’ His homicidal impulses against the
Englishman, or his gesture in pressing his thick fingers round the throat of the sleeping Kallman, were
real experiences which he turned into symbolic forms of violence. These experiences were
necessary for him to write about destructiveness in new ways.1
Le choix de la sestine, avec ses règles strictes, abonde dans le sens d’un désir de contrôle. Si
le poète s’expose dans son œuvre (« O blessed be bleak Exposure », vers 25) dans le cadre
d’une confession à demi voilée par l’hypotexte, c’est dans le but d’exorciser les démons qui
l’ont envahi à la suite d’une déception amoureuse. Ainsi, la tirade de Sebastian peut se lire
comme un discours sur la puissance de l’acte d’écriture par lequel tout poète – et tout être de
langage – se libère de la hantise d’un possible passage à l’acte (meurtre ou suicide) réel ou
virtuel (mais non moins culpabilisant : « In dream all sins are easy », vers 37), en exprimant
sa honte (vers 29-30):
I smile because I tremble, glad to-day
To be ashamed, not anxious, not a dream.
Le locuteur retrouve une forme de bonheur (« glad to-day ») en verbalisant son effroi (« I
smile because I tremble »), au sens où l’entend Kierkegaard :
Dread is a desire for what one fears, a sympathetic antipathy; dread is an alien power which takes
hold of the individual, and yet one cannot extricate oneself from it, does not wish to, because one is
afraid, but what one fears attracts one. Dread renders the individual powerless, and the first sin
always happens in a moment of weakness.
The Concept of Dread2
Dire son effroi et sa honte, c’est aussi reconnaître sa faiblesse, et témoigner simultanément
d’une maîtrise des pouvoirs démoniaques par le langage (« I was […] the prey of demonic
powers », déclarait Auden à la suite de la trahison de Kallman), alors que celui qui passe à
1
2
Richard Davenport-Hines. Op. cit., pp. 222-223.
Kierkegaard cité par Auden dans The Enchafèd Flood (p. 70).
434
l’acte, hors langage, ne ressent plus aucun effroi et agit sans « trembler ». Ainsi, après avoir
survécu à l’échec amoureux, le poète choisit de se réfugier dans son art qu’il conçoit comme
un rempart symbolique, avant de composer de conserve avec la solitude – « that dream / Of
solitude and silence where no sword / Will ever play (vers 10-12) –, devenue sa nouvelle
muse, complice et rivale.
2 « Loneliness »
Le poème « Loneliness » (1971, CP, p. 866) est remarquable en ce qu’il s’inscrit, dès
son titre, dans le sillage de grands textes sur la solitude (mis en musique, entre autres, par
Henry Purcell ou John Dowland), tout en évoquant la tonalité mélancolique de l’œuvre de
Baudelaire :
O ! Solitude, my sweetest choice
Places devoted to the night,
Remote from tumult, and from noise
How you my restless thoughts delight!
Katherine Philips (1631-1664)1
In darkness let me dwell; the ground shall sorrow be,
The roof despair, to bar all cheerful light from me;
The walls of marble black, that moist’ned still shall weep;
My music, hellish jarring sounds, to banish friendly sleep.
Thus, wedded to my woes, and bedded in my tomb,
O let me dying live, till death doth come, till death doth come.
John Dowland (1563-1626)2
Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire unique,
– La conscience dans le Mal !
« L’Irrémédiable », Charles Baudelaire3
1
http://www.lyricsvip.com/Henry-Purcell/O-Solitude-Lyrics.html
http://allpoetry.com/poem/8467937-In_Darkness_Let_Me_Dwell-by-John_Dowland
3
Charles Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Op. cit., p. 133.
2
435
Gate-crashing ghost, aggressive
invisible visitor,
tactless gooseberry, spoiling
my tête-à-tête with myself,
[…]
hard it is to endure you.
« Loneliness »
Ces quatre extraits sont imprégnés d’une humeur triste caractéristique de la mélancolie qui,
comme le note Yves Bonnefoy dans sa préface à La Mélancolie au miroir de Jean
Starobinski, est « peut-être ce qu’ont de plus spécifique les cultures de l’Occident »1 :
Née de l’affaiblissement du sacré, de la distance qui croît entre la conscience et le divin, et réfractée et
reflétée par les situations et les œuvres les plus diverses, [la mélancolie] est l’écharde dans la chair de
cette modernité qui depuis les Grecs ne cesse de naître mais sans jamais en finir de se dégager de
ses nostalgies, de ses regrets, de ses rêves. D’elle procède ce long cortège de cris, de gémissements,
de rires, de chants bizarres, d’oriflammes mobiles dans la fumée qui passe par tous nos siècles,
fécondant l’art, semant la déraison – celle-ci déguisée parfois en raison extrême chez l’utopiste ou
l’idéologue.2
« La mélancolie fut la compagne intime de Baudelaire »3, qu’Auden cite si souvent dans son
œuvre. Par exemple, dans Les Fleurs du Mal, le poème liminaire « Au Lecteur » dresse en
majesté la grotesque et repoussante figure de l’Ennui, et la plus tardive « Épigraphe pour un
livre condamné » (1861) est plus explicite encore :
Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.4
Jean Starobinsky note toutefois qu’à partir du XIXème siècle, les poètes utlisent peu le terme
de « mélancolie » qu’ils semblent éviter pour privilégier d’autres vocables :
Sans doute le nom même de la mélancolie, et son descendant direct, l’adjectif mélancolique, étaient-ils
devenus difficiles à prononcer en poésie : ces mots souffraient d’usure. On les avait trop associés à la
contemplation solitaire, dans un paysage d’escarpements et de ruines. Les formules de la tendresse
triviale y avaient aussi bien recours. […] Dire la mélancolie, sans trop prononcer le mot mélancolie :
cela oblige à recourir aux synonymes, aux équivalents, aux métaphores. C’est là un défi au travail
poétique. Il faut opérer des déplacements. Et d’abord dans l’ordre lexical. Le mot spleen, venu de
l’anglais, qui l’avait formé à partir du grec (splên, la rate, siège de la bile noire, donc de la
mélancolie), désigne le même mal, mais par un détour qui fait de lui une sorte d’intrus, à la fois
élégant et irritant.5
1
Jean Starobinski. La Mélancolie au miroir. Paris: Julliard, 1989, 1997, p. 7.
Ibid., pp. 7-8.
3
Ibid., p. 15.
4
Charles Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Op. cit., p. 218.
5
Jean Starobinski. Op. cit., pp. 15-16.
2
436
Comme Katherine Philips, John Dowland et Baudelaire, Auden, dans « Loneliness », met en
scène un personnage ayant choisi une solitude qu’il semble, au départ, apprécier: « O !
Solitude, my sweetest choice » ; « In darkness let me dwell » ; « Tête à tête sombre et
limpide » ; « my tête-à-tête with myself ». Si aucun des extraits cités ne contient le mot
« mélancolie », leur tonalité n’en demeure pas moins mélancolique au sens où elle présente
une humeur sombre.
Anne Juranville précise que « le mélancolique est un exilé, pétrifié dans un désert de
solitude ou dans un décor de dévastation universelle »1, et c’est bien dans ce sens qu’abondent
les vers suivants : « Places devoted to the night, / Remote from tumult, and from noise » ;
« the ground shall sorrow be, / The roof despair, to bar all cheerful light from me » ; « Tête à
tête sombre et limpide / […] Où tremble une étoile livide » ; ou ces extraits de
« Loneliness » :
befouling
fair fancies, making the mind
a quagmire of disquiet,
weakening my will to work,
[…]
blotting out Nature’s beauties,
grey mist between me and God,
Ces vers corroborent les remarques d’Anne Juranville lorsqu’elle rappelle que l’état
mélancolique est « caractérisé par des manifestations d’anxiété »
2
(« a quagmire of
disquiet »), avant d’ajouter que le délire mélancolique « s’organise autour du thème de la nonexistence, universelle, systématique : négation des organes, du corps tout entier, de l’âme
[« making the mind / a quagmire of disquiet »], de Dieu [« grey mist between me and God »],
de l’entourage [« blotting out Nature’s beauties »], de la capacité de penser [« weakening my
1
2
Anne Juranville. La Femme et la mélancolie. Paris: PUF, 1993, p. 33.
Ibid., p. 34.
437
will to work »] »1. On soulignera également que le personnage mélancolique se complaît dans
cet état :
Un seul point d’accrochage pourtant, au sein de cette anesthésie généralisée : la complaisance à
cultiver la douleur, à mener jusqu’au bout une entreprise de destruction de soi. Le mélancolique se
livre à une « opération de nettoyage par le vide » dans laquelle se concentrent toutes les forces de l’être
acharnées à la « tactique de la terre brûlée » appliquée à sa propre existence.2
Or, si l’on trouve cette complaisance dans les exclamatives de Katherine Philips (« O !
Solitude, my sweetest choice / […] How you my restless thoughts delight! »), dans les
apostrophes de John Dowland (« In darkness let me dwell ») et dans la poétique du contraste
véhiculée par les oxymores chez Baudelaire (« sombre et limpide », « clair et noir », « étoile
livide », « grâces sataniques »), le poème d’Auden s’en détache clairement en rejetant toute
forme de plaisir associé à la solitude : « hard it is to endure you » (vers 21).
L’incipit de « Loneliness » est trompeur dans la mesure où il pose un horizon d’attente
rattaché aux topoï de la mélancolie avant de s’en détourner pour proposer au lecteur
désorienté une réflexion nouvelle sur le thème de la solitude. En effet, si dans les chants de
Purcell et Dowland cette dernière est érigée en ultime rempart (« Remote from tumult »)
protégeant un personnage triste souhaitant se couper du monde (« to bar all cheerful light
from me »), dans « Loneliness », il n’en est rien. Comme dans « The Cave of Nakedness »
(« unwilling celibates », CP, p. 711), l’isolement y est subi (et non voulu), et résolument
pesant. Auden choisit délibérément le terme de « loneliness » à la fois pour rompre avec ses
prédécesseurs, et parce qu’en anglais le mot « solitude » est connoté positivement :
Loneliness :
1 The condition of being alone or solitary ; isolation.
2 The condition of being unfrequented; desolateness.
3 Sadness at being alone; dejection arising from lack of friends or company.3
1
Ibid.
Ibid.
3
Oxford English Dictionary (2002), p. 1628.
2
438
Solitude :
The state of being or living alone, solitariness. Later also, absence of life or
disturbance (ex: Sir W. Scott: The solitude of the early morning; H. James: the
agreeable sense of solitude, of having the house to herself; Bacon: Princes find a
solitude, in regard of able men).1
Solitude:
Solitude is the state of being alone, especially when this is peaceful and pleasant.2
Dès les premiers vers de « Loneliness », le locuteur allégorise la solitude pour la poser en
rivale afin de mieux la vaincre, tout en la mettant presque sur un pied d’égalité avec la Mort, à
la suite de Dag Hammarskjöld qu’il cite dans A Certain World :
Loneliness is not the sickness-unto-death. No, but can it be cured except by death? And does it not
become the harder to bear the closer one comes to death? (CW, p. 348)
Plusieurs portraits photographiques révèlent la solitude qui habita Auden à la fin de sa
vie. On pense, par exemple, à une photo prise à Oxford en 1972 3 où le poète est cadré en plan
américain dans la cour intérieure de Christ Church où il avait étudié et vécu de 1925 à 1928.
L’arrière-plan est désert, et les lignes droites et symétriques caractéristiques de l’architecture
des collèges d’Oxford accentuent l’effet de vide entre Auden et la pelouse parfaitement
entretenue qui s’étend derrière lui jusqu’aux corps de bâtiments. Le regard fixé vers l’objectif,
le poète n’esquisse aucun sourire. Il se dégage de son visage marqué une impression de
tristesse. Le meilleur commentaire de cette photo (dont l’auteur n’est pas indiqué) pourrait
être cet extrait de « I Am Not a Camera » (1969, CP, p. 841) :
Instructive it may be to peer through lenses:
each time we do, though, we should apologise
to the remote or the small for intruding
upon their quiddities.
Tout lecteur contemplant ce portrait attentivement (« peer[ing] through ») peut avoir le
sentiment de s’immiscer (« intruding ») dans l’intimité du sujet dont le photographe dévoile
en partie l’essence (« quiddities »), à savoir, ici, une solitude devenue insupportable à
1
Ibid., p. 2916.
Cobuild (1995), p. 1588.
3
Voir annexe XV.
2
439
l’approche de la mort (« does it not become the harder to bear the closer one comes to
death? »).
Pourtant, dès les premiers vers de « Loneliness », composé quelques mois seulement
avant le tirage de cette photo, le locuteur s’acharne à essayer de conjurer son ennemie qu’il
invective dans une diatribe au rythme enlevé et énergique. Dans la première strophe, qui ne
compte qu’une seule phrase développée sur 21 vers, Auden fait le choix de l’hypotaxe et des
structures d’inversion pour retarder le plus possible l’introduction du « you » final mis en
position d’accusé à la fin du dernier vers : « hard it is to endure you ». Les répétitions
syntaxiques (apostrophes comportant un ou deux adjectifs suivis d’un nom, nombreuses
formes en –ING), les multiples adjectifs dépréciatifs visant à vilipender la solitude
(« aggressive », « ungenerous », « dirty », etc.), les nombreux enjambements et les
allitérations participent d’une économie de l’additif et de l’excès qui tient la solitude à
distance pour mieux la dominer. L’agressivité verbale, étayée par le martèlement des
monosyllabes, évoque un conflit relevant du duel entre la solitude et le locuteur qui reconnaît
cependant une forme d’échec en soulignant par inversion l’adjectif « hard » placé en début de
vers (« hard it is »). Le locuteur a beau multiplier, dans son réquisitoire, les accusations les
plus véhémentes (« blackmailing brute », « dirty devil », « pestilent problem ») ou les plus
insolites, voire comiques (« tactless gooseberry »), il n’en demeure pas moins que le « je » est
exclu de la première strophe qui, paradoxalement, en cherchant à exorciser verbalement la
solitude, ne cesse de rappeler sa force et sa présence envahissante.
Nullement lancinant ou langoureux, le rythme est aux antipodes des tonalités
mélancoliques des chants de Purcell ou Dowland. Dans son combat contre la solitude, le
locuteur retrouve même la vigueur et la verve du jeune premier, celle, par exemple de Roméo
qui défie la mort dans la dernière scène de Romeo and Juliet :
440
Shall I believe
That unsubstantial death is amorous,
And that the lean abhorrèd monster keeps
Thee here in dark to be his paramour?
For fear of that I still will stay with thee,
And never from this pallet of dim night
Depart again. Here, here will I remain
With worms that are thy chambermaids.
Romeo and Juliet, V, 3, 102-109.1
Le ton, dans la deuxième strophe de « Loneliness », est aussi déterminé que dans la tirade de
Roméo. Les deux textes personnifient l’ennemi en l’associant au spectre de la mort
(« unsubstantial death » ; « aggressive / invisible visitor ») pour mieux le décrier (« abhorrèd
monster » ; « blackmailing brute »). Comme le jeune Montaigu, le locuteur de « Loneliness »
est prêt à user de tous les stratagèmes pour vaincre sa rivale:
Routine is the one technique
I know of that enables
your host to ignore you now:
while typing business letters,
laying the table for one,
gobbling a thoughtless luncheon,
I briefly forget you’re there,
Les deux textes sont autant de mises en scène de l’acte de résistance (« I still will stay »,
« here will I remain » ; «Routine is the one technique […] to ignore you », « I briefly forget
you’re there »), et la fougue verbale qui anime « Loneliness » redonne une forme de jeunesse
au locuteur qui n’a rien d’un vieillard se morfondant dans une plainte mélancolique. Tel un
jeune héros shakespearien, il entre dans un tête-à-tête endiablé avec la solitude qui tient de la
danse macabre ou de la valse2 avec la mort (« shadow without shape or sex », vers 15) dont
on connaît cependant l’inexorable issue.
La dernière strophe tente de soulager la tension tragique qui sous-tend ce poème en
introduisant, comme dans les contes de fées, un sauveur censé libérer le locuteur de l’emprise
de la solitude : « Chester, my chum, will return » (vers 36). Tout est orchestré pour un
1
2
William Shakespeare. Romeo and Juliet. Op. cit., p. 344.
« Loneliness » est essentiellement composé de trimètres dont le rythme ternaire rappelle celui de la valse.
441
« happy ending » dans lequel le prince charmant réintroduit la joie et la fête au cœur de la
cité : « We’ll merry-make your cadence / with music, feasting and fun » (vers 39-40). Mais le
ton est trop assuré, et un peu trop naïf, … non sans évoquer celui d’un enfant qui, impuissant
face à adversaire beaucoup plus fort que lui, fait appel à un tiers (son père ou son grand frère).
La nécessité de « Chester » pour vaincre la solitude témoigne donc, indirectement, de l’échec
du locuteur, et le « will » qu’il emploie quatre fois dans la dernière strophe met davantage
l’accent sur le désir de ne plus être seul que sur la satisfaction de ce désir qui aurait été
exprimée par un indicatif validant la relation prédicative (de type « Chester is back. / So you
are through »). L’issue de la lutte entre la poète et la solitude est ainsi loin d’être évidente, et
les vers de clôture s’apparentent plus à l’épilogue d’un conte merveilleux qu’à une conclusion
vraisemblable.
3 Prendre la ville dans ses bras
La solitude du locuteur de « Loneliness » et la mise en scène de l’attente d’un sauveur
rappellent les poèmes sur la ville de Bruxelles composés plus de trente ans plus tôt en
décembre 1938 (« The Capital », CP, p. 177 ; « Brussels in Winter », CP, p. 178 ; « Musée
des Beaux Arts », CP, p. 179 ; « Gare du Midi », CP, p. 180). À l’exception des titres
contenant des toponymes (« Brussels », « Gare du Midi »), ces textes sont décontextualisés et
évoquent un univers à la fois anonyme et pourtant étrangement connu. Le décor est sombre
(« Dim-lighted restaurant », p. 177 ; « unlighted streets », p. 177) et glacial (« The strictness
of winter », p. 177 ; « frozen », p. 178 ; « through the cold streets », p. 178 ; « in the frost », p.
178 ; « snow is falling », p. 180), et les formes indistinctes voisinent avec celles de la
littérature fantastique : personnages non identifiés introduits par des articles indéfinis
(« lovers eat each other », p. 177 ; « a boy », p. 179 ; « a face », p. 180) ou à la troisième
442
personne, c’est-à-dire la « non-personne » (« He walks », p. 180) ; formes informes,
indéfinissables (« fortuitous shapes », p. 177 ; « Its formula escapes you », p. 178 ; « A
nondescript express », p. 180) ; foules anonymes dans la gare (« Crowds round the ticket
barrier », p. 180). Certains comportements étranges accentuent la tension véhiculée par des
images de dévoration (« restaurants where lovers eat each other », p. 177) ou de torture
(« rooms where the lonely are battered », p. 177). Les voix passives mettent en relief un
processus de mécanisation de l’humain (« Factories where lives are made for a temporary
use », p. 177) au cœur d’une ville où l’atmosphère est délétère et angoissante (« the
shuddering city », p. 178 ; « He walks out briefly to infect a city », p. 180).
Comme dans « The Cave of Nakedness », pour dire sa solitude, le locuteur n’assume
plus la première personne du singulier qu’il masque derrière la première personne du pluriel
(« soon you betray us », p. 177), la deuxième personne du pluriel (« you hide away », p. 177)
ou la troisième personne du singulier en position d’objet et non de sujet actif (« in his arms »,
p. 178). Cette disparition du « je » lyrique (doit-on y voir, ici aussi, une stratégie d’esquive ?)
a plusieurs effets. Tout d’abord, elle permet, paradoxalement, au locuteur de se confier et de
dire ce qu’il est difficile de reconnaître à la première personne, à savoir le recours à des
services sexuels tarifés :
In unlighted streets you hide away the appalling;
Factories where lives are made for a temporary use
Like collars or chairs, rooms where the lonely are battered
Slowly like pebbles into fortuitous shapes.
« The Capital », vers 13-16.
A look contains the history of man,
And fifty francs will earn a stranger right
To take the shuddering city in his arms.
« Brussels in Winter », vers 12-15.
Un sous-texte met ici en scène, dans le cadre des usines bruxelloises, des âmes esseulées
(« the lonely ») se rendant dans des rues obscures (« in unlighted streets ») qui ne sont autres
443
que des lieux de prostitution (« lives are made for a temporary use » ; « fifty francs will earn a
stranger right ») sinistres et anonymes (« a stranger »). Caché (« you hide ») derrière plusieurs
sujets (« you », « the lonely »), le locuteur donne à voir le spectacle d’une solitude urbaine
effroyable (« appalling »), hypallages et métonymies faisant de la détresse du passant la
condition de la cité tout entière : « To take the shuddering city in his arms ». Les vers de
« The Capital » et « Brussels in Winter » ne sont ni érotiques ni grivois : ils présentent au
lecteur des citadins en quête de contact et de chaleur humaine (« To take […] in his arms ») et
désespérés au point de devoir payer (« fifty francs ») pour oublier temporairement (« for a
temporary use ») leur solitude. Les frissons (« shuddering ») évoquent certes l’acte sexuel
éphémère, mais également l’angoisse qui envahit la ville (« shuddering city ») et ne présage
rien de rassurant pour l’avenir : « a city / Whose terrible future may have just arrived »
(« Gare du Midi », p. 180).
Le thème de la prostitution associée à la solitude est également abordé de façon
beaucoup plus directe presque trente ans plus tard dans trois textes (« Glad », « Aubade » et
« Minnefield », CP, pp. 746-748) composés entre 1964 et 1967, dans lesquels le poète assume
pleinement le « je ». Les personnages ont cette fois-ci un nom (Hugerl, Bert), et leurs services
sont présentés, non sans humour, comme une bénédiction :
Hugerl, for a decade now
My bed-visitor,
An unexpected blessing
In a lucky life,
For how much and how often
You have made me glad.
[…]
Glad, though, we began that way,
That our life-paths crossed,
Like characters in Hardy,
At a moment when
You were in need of money
And I wanted sex.
« Glad »
444
When one is lonely (and You,
My Dearest, know why,
as I know why it must be),
steps can be taken, even
a call-boy can help.
To-night, for instance, now that
Bert has been here, I
listen to the piercing screams
of palliardising cats
without self-pity.
« Minnelied »
Le ton de ces vers est beaucoup plus enjoué que celui des poèmes sur Bruxelles. Toujours sur
fond de solitude (« When one is lonely »), le poète introduit une note joyeuse, le terme
« glad » servant, par exemple, de titre au premier poème et d’amorce mise en relief par
inversion au tout début des strophes 2, 3, 4 et 5. En outre, « Glad » déploie le champ lexical
de la félicité (« we enjoy / Mutual pleasure », vers 7-8 ; « our worlds of enchantment », vers
13) en parodiant la rhétorique des Béatitudes (Matthieu, 5 : 3-12). Le cadre de ces deux textes
est chaleureux et humain (le locuteur reçoit chez lui : « My bed-visitor » ; « Bert has been
here »), et le rapport sexuel ne laisse place à aucun sentiment de vide ou d’angoisse après le
départ du « call-boy ».
Dans « Minnelied », cependant, le locuteur a du mal à assumer sa solitude, et il
commence par utiliser un « one » générique avant d’apostropher un « You » énigmatique –
Chester Kallman ? le lecteur ? – servant de repère, voire de témoin, pour se justifier (ou se
disculper ?) dans la mesure où les deux interlocuteurs connaissent les raisons du recours à la
prestation sexuelle (« know why » est répété deux fois, mais sans plus d’explicitation, ce qui
renforce la complicité entre « you » et « I »). Le thème du poème n’est introduit qu’à la fin de
la première strophe, à l’aide d’un auxiliaire de modalité (« can ») qui vient relativiser la
validité de la déclaration – « a call-boy can help » –, et rappelle qu’il s’agit d’une solution par
défaut, de l’ordre du « dépannage » (« help »), et non d’une nouvelle règle de conduite (qui
aurait impliqué un ton beaucoup plus catégorique et une affirmation à l’indicatif de type « a
445
call-boy is helpful indeed »). Cette subtilité grammaticale témoigne de la prudence avec
laquelle le poète aborde son sujet (ces textes n’ont pas été publiés du vivant d’Auden) avant
de mettre en évidence la solitude qui imprègne les vers. La tonalité faussement légère ne
souligne que davantage le manque affectif d’un locuteur beaucoup plus âgé que dans
« Brussels in Winter » et contraint de se satisfaire de solutions de fortune pour oublier sa
tristesse le temps d’un moment de plaisir – « I / listen to the piercing screams /of palliardising
cats / without self-pity. ».
Dans les poèmes sur la ville de Bruxelles, le cadre de la solitude urbaine est beaucoup
moins intime, et chaque personnage représente la cité dans sa totalité, comme l’illustrent ces
vers de « The Capital » (CP, p. 178) où « you » est à la fois le locuteur, le personnage qui
« illumine » ses nuits, et la ville dont les lueurs éclairent la campagne belge:
But the sky you illumine, your glow is visible far
Into the dark countryside, enormous and frozen,
[…]
Dans « Musée des Beaux Arts » (CP, p. 179), poème inspiré d’un tableau de 1560 de Bruegel
l’Ancien représentant la chute d’Icare1, c’est le personnage d’Icare qui symbolise la solitude
humaine. Les vers irréguliers et la simplicité du lexique de la description tendent à
dédramatiser et désesthétiser la scène qui devient presque banale, de l’ordre du quotidien
relaté comme un fait divers :
In Brueghel’s Icarus, for instance: how everything turns away
Quite leisurely from the disaster; the ploughman may
Have heard the splash, the forsaken cry,
But for him it was not an important failure; the sun shone
As it had to on the white legs disappearing into the green
Water; and the expensive delicate ship that must have seen
Something amazing, a boy falling out of the sky,
Had somewhere to get to and sailed calmly on.
Icare est englouti dans l’indifférence générale, ironiquement exprimée par des adverbes
faussement neutres tels que « leisurely » ou « calmly » qui contrastent avec la brutalité de la
1
Collection permanente du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.
446
chute mortelle. Cette strophe recèle une tension extrême entre l’horizontalité de la scène (celle
du laboureur qui continue de tracer son sillon, métaphore de l’histoire de l’homme qui avance
inexorablement sans se soucier du sort de son prochain ; ou celle du navire conduit par des
lois économiques interdisant tout détour – « Had somewhere to get to ») et la verticalité qui
associe par la rime le ciel à la douleur et au cri de détresse (« cry » / « sky »).
En outre, dans « Musée des Beaux Arts », l’isotopie de la chute et du désastre (« the
disaster », « the splash », « the forsaken cry », « failure », « disappearing into the green /
Water », « a boy falling out of the sky ») profile un autre tableau en toile de fond : « La
Melencolia » (1514) d’Albrecht Dürer. En effet, la gravure de Dürer représente bien, elle
aussi, un désastre (au sens étymologique de l’italien « disastro », la « mauvaise étoile »), avec
un personnage tombé du ciel qui, à la différence d’Icare, ne meurt pas dans sa chute. L’ange
dont les ailes, comme celles d’Icare, sont faites pour voler vers les hauteurs sublimes et
éthérées de la contemplation des choses divines, est assis, abattu, le regard brûlant tourné avec
désolation vers l’inaccessible : « ce génie femme avec des ailes qu’elle ne déploiera pas, avec
une clef qui n’ouvre rien, avec des lauriers au front, mais sans nul sourire de victoire »1. La
gravure de Dürer compte plusieurs objets qui, comme le bateau ou la charrue dans le tableau
de Bruegel et le poème d’Auden, n’aident en rien le personnage central déchu : scie inerte aux
pieds de l’ange, meule ébréchée, inutile, contre le mur, livre clos sur les genoux, sphère à
terre, compas glissant entre les doigts, dénonçant l’inanité des choses. Dans The Enchafèd
Flood, Auden note que tous ces objets sont autant de métonymies d’une cité harmonieuse
dont l’unité a éclaté avant de se dissoudre dans un désordre mélancolique, et ses propres
remarques sur le tableau de Dürer permettent de mieux cerner les enjeux esthétiques de
« Musée des Beaux Arts » :
1
L’ouvrage de référence concernant « La Melencolia » de Dürer est le suivant : R. Klibansky, E. Panofsky et F.
Saxl. Saturne et la mélancolie. Trad. F. Durand-Bogaert et Louis Evrard. Paris : Gallimard, 1989. La citation
renvoie à la page 497.
447
[Dürer’s Melancholia] sits unable to sleep and yet unable to work, surrounded by unfinished works
and unused tools, the potential fragments of the city which she has the knowledge but not the will
to build, tormented by a batlike creature with a board, bearing figures, and, behind her, a dark sea, a
rainbow and a comet.
What is the cause of her suffering? That, surrounded by every possibility, she cannot find
within herself or without the necessity to realize one rather than another. Urban society is, like the
desert, a place without limits. The city walls of tradition, mythos and cultus have crumbled. (EF,
p. 40)
La souffrance mélancolique, celle des grands maîtres de « Musée des Beaux Arts » (« About
suffering they were never wrong, / The Old Masters ») est intrinsèquement liée à l’éclatement
des murs de la cité (« The city walls […] have crumbled ») laissant les survivants sans repères
et sans limites. Dans les chefs d’œuvre de Dürer et Bruegel comme dans le poème d’Auden,
la mer symbolise la perte et la dissolution (« disappearing into the green / Water ») tandis que
le ciel garde la trace d’un monde harmonieux et d’une vérité cachée derrière les apparences.
Dans la gravure de Dürer, il s’agit d’un soleil noir, tandis qu’à l’arrière-plan du tableau de
Bruegel le soleil forme un disque (« the sun shone », dans « Musée des Beaux Arts ») qui
irradie et unit le violet du ciel à l’émeraude de la mer. Le port, à l’horizon – vestige de la Cité
idéale – est baigné d’une lumière rose pale qui le rend irréel. Le tableau de Bruegel et le texte
d’Auden dépeignent en filigrane un autre monde – celui d’avant la Chute, où les hommes
vivaient en communion et non isolés ou exclus comme Icare –, que les citoyens sont
désormais condamnés à attendre :
Quarter of pleasures where the rich are always waiting,
Waiting expensively for miracles to happen,
« The Capital », vers 1-2.
How, when the aged are reverently, passionately waiting
For the miraculous birth, there always must be
Children who did not specially want it to happen,
« Musée des Beaux Arts », vers 5-7.
Dans ces deux extraits, le présent (« are always waiting » ; « are reverently, passionately
waiting ») fait de l’attente la nouvelle condition de survie dans la cité.
448
4 De l’attente au brouillard
Dans The Enchafèd Flood, Auden note que lorsque les repères de la cité se sont
effondrés, à l’image du décor dévasté de « La Melencolia » de Dürer, le rescapé peut encore
faire le choix d’une solitude et d’un isolement volontaires pour éviter l’aliénation et la
dissolution dans la masse :
If a community so dissolves, the societies, which remain so long as human beings wish to
remain alive, must, left to themselves, grow more and more mechanical. And such real individuals as
are left must become Ishmaels, ‘isolatoes, not acknowledging the common continent of men, but
each isolato living in a separate continent of his own’; Hamlet is at the mercy of reflection and
melancholia.
What it feels like to be such an isolato, who cannot take the crowd way and become a grain of
the desert sand, but is left standing there alone in the wide waste, is described by most of them. (EF,
p. 39)
Acte de résistance, ce repli exprime un refus de se conformer aux normes de sociétés
inadéquates (« the societies which remain […] grow more and more mechanical »), avant de
commencer à ériger un contre-monde privé relevant de l’utopie – « each isolato living in a
separate continent of his own ». Par ailleurs, les textes cités dans The Enchafèd Flood pour
illustrer la figure de l’« isolato » profilent des « mondes secondaires » dont on trouve des
réminiscences dans le recueil posthume Thank You Fog, et plus particulièrement dans le
poème éponyme de 1973 (CP, p. 886) :
A grief without a pang, void, dark, and drear,
A stifled, drowsy, unimpassioned grief,
Which finds no natural outlet, no relief,
In word, or sigh, or tear –
[…]
And still I gaze – and with how blank an eye!
And those thin clouds above, in flakes and bars,
That give away their motion to the stars;
Those stars, that glide behind them or between,
Now sparkling, now bedimmed, but always seen:
Yon crescent Moon, as fixed as if it grew
In its own cloudless, starless lake of blue,
I see them all so excellently fair,
I see, not feel, how beautiful they are!
Samuel Taylor Coleridge, « Dejection »1
1
Ce poème est cité par Auden dans The Enchafèd Flood, p. 39.
449
– Désormais tu n’es plus, o matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux !
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !
Charles Baudelaire, « Spleen »1
Grown used to New York weather,
all too familiar with Smog,
You, Her unsullied Sister,
I’d quite forgotten and what
You bring to British winters:
now native knowledge returns.
Sworn foe to festination,
daunter of drivers and planes,
volants, of course, will curse You,
but how delighted I am
that You’ve been lured to visit
Wiltshire’s witching countryside
for a whole week at Christmas,
that no one can scurry where
my cosmos is contracted
to an ancient manor-house
and four Selves, joined in friendship,
Jimmy, Tania, Sonia, Me.
« Thank You Fog », vers 1-18.
Ces trois textes dépeignent des paysages incluant des personnages désireux de se couper du
monde et reclus dans des espaces non identifiés (« Oublié sur la carte ») ou perdus dans une
campagne mythique en dehors du temps (« Wiltshire’s witching countryside »), la menace des
tumultes de l’histoire restant toutefois prégnante (« entouré d’une vague épouvante » ; « the
global gloom / cast by the Daily Papers », dans « Thank You Fog », vers 46-47).
Dans les vers de Coleridge, les oxymores et les contradictions (« A grief without a
pang », « unimpassioned grief ») élèvent la souffrance (« grief ») au statut de nouvelle
condition de l’homme, et les marqueurs de la négation (« without », « un ») annulent les
émotions (« pang », « passion ») reliées à l’instant, et donc à l’histoire, pour poser la douleur
comme un état des choses permanent et irrémédiable. Chez Baudelaire, le locuteur se compare
à un sphinx démythifié à qui plus personne ne rend visite pour tenter de résoudre son énigme
1
Ibid., p. 40.
450
(« Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux »), tandis que les vers d’Auden amorcent un
repli fœtal (« now native knowledge returns ») que l’on retrouve dans le même recueil dans
« Lullaby » (CP, p. 875) où la berceuse a également des accents de veillée funèbre :
Your daily round is done with,
[…]
Now you have licence to lie,
naked, curled like a shrimplet,
jacent in bed, and enjoy
its cosy micro-climate:
Sing, Big Baby, sing lullay.
Nostalgiques d’un idéal d’avant la Chute, les trois poètes s’emploient alors à revisiter les
symboles de la brume et des nuages à partir desquels ils envisagent une fuite vers un espace
utopique visant à compenser, par le verbe, le mal-être du monde qu’ils habitent et où ils n’ont
aucun avenir heureux – « Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ». Métaphore de l’entredeux s’il en est, le brouillard est d’abord, par définition, un symbole flou ressortissant à la fois
à l’esthétique de la mélancolie avec ce qu’il implique de grisaille et de morosité (« Sworn foe
to festination »), d’isolement ou d’exclusion (« Sahara brumeux »), voire d’aveuglement
(« and with how blank an eye! / And those thin clouds above »), et à l’utopie au sens où il sert
de rempart délimitant un îlot qu’il protège des menaces extérieures (« no one can scurry
where / my cosmos is contracted / to an ancient manor-house »).
Si les trois poèmes sont baignés d’une humeur mélancolique, ils proposent également,
en explorant les ressources de la brume et des nuages, une échappée vers un lieu libéré du mal
(« unsullied », dans « Thank You Fog »), où l’homme retrouve sa place sans être menacé
d’aliénation à chaque instant : « four Selves, joined in friendship, / Jimmy, Tania, Sonia,
Me ». Le « Sahara brumeux » de Baudelaire est aussi un espace plus fertile que le reste du
désert aride, et l’on notera que le vieux sphinx déchu se remet à chanter précisément au
moment où tombe la brume, à savoir au coucher du soleil – « Ne chante qu’aux rayons du
soleil qui se couche ». Dans les vers de Coleridge, les nuages voilent et dévoilent en même
451
temps, et ils opèrent une transition entre le monde d’ici-bas et un au-delà d’avant la Chute
symbolisé par les étoiles qui brillent éternellement (« And those thin clouds above, in flakes
and bars, / That give away their motion to the stars; / Those stars, that glide behind them or
between »). Paradoxalement, c’est le brouillard, écran-cadre, qui ouvre la voie vers un contremonde – « my cosmos », dit Auden – régi par les lois du Beau : « I see, not feel, how
beautiful they are ! », s’exclame le locuteur de « Dejection ». Le poète est témoin (« I see »)
d’un ailleurs harmonieux entrevu à travers les nuages (« that glide behind them or between »),
vers lequel ses vers tentent de conduire le lecteur. Comme le note Auden dans Secondary
Worlds (p. 136), c’est par les mots, et non dans le silence de la contemplation, que l’homme
peut espérer se rapprocher de la Vérité et de la Cité de Dieu :
One might say that for Truth the word silence is the least inadequate metaphor, and that words can
only bear witness to silence as shadows bear witness to light. Sooner or later, every poet discovers
the truth of Max Picard’s remark:
The language of the child is silence transformed into sound: the language of the adult is sound that
seeks for silence. (SW, p. 136)
Dans sa quête du silence de la Vérité, le poète est amené à explorer tous les possibles du
langage (« sound that seeks for silence ») pour retrouver les traces d’une Cité idéale où
l’homme n’aurait plus besoin des mots (qui, par essence, divisent), pour vivre comme en
Utopie, dans un état de plénitude éternelle.
452
QUATRIÈME PARTIE
De l’utopie à la cité des mots
453
Emerging from
Forest to foothills, our fears increased,
For roads grew rougher and ridges were
Congested with gibbets. We had just reached
The monastery bridge; the mist cleared;
I got one glimpse of the granite walls
And the glaciers guarding the Good Place.
(A giant jawbone jutted from that ice;
Condors on those crags coldly observed our
Helpless anguish.)
The Age of Anxiety
À l’instar des personnages de The Age of Anxiety, et de l’homme en général, la poésie
d’Auden est à la recherche de royaumes imaginaires paisibles, protégés du mal – « the Good
Place » (AA, p. 39). Le poète est en quête de contre-mondes, ou « mondes secondaires », vers
lesquels se tourne tout artiste :
The relation between those secondary worlds which we call works of art and the primary world of
our everyday social experience is a problem which concerns every artist. (SW, p. 12)
Ces contre-cités de mots permettent de survivre dans le monde d’ici-bas marqué au quotidien
par l’angoisse (« our / Helpless anguish »). Mondes parallèles, contemplés ou entrevus
furtivement (« I got one glimpse ») au détour de vers qui tentent – souvent en vain – d’en
cerner l’essence, ces « lieux bons » relèvent tous du fantasme utopien. Reprenant le titre d’une
nouvelle de Henry James (« The Great Good Place », 1900), Auden appelle à plusieurs
reprises cet espace de plénitude et de bien-être « the Good Place », notamment dans On the
Frontier1 (« This is the good place / Where the air is not filled with screams of hatred », OF,
p. 388; « The place of love, the Good Place », OF, p. 417), dans « The Prophets » (« And later
when I hunted the Good Place / Abandoned lead-mines let themselves be caught », CP, p.
255), dans The Age of Anxiety , où il est aussi nommé « le royaume apaisé » (« desiring like
us / The Quiet Kingdom », AA , p. 46), ou encore dans « A Voyage » (CP, p. 174) où il
1
Pour les citations de On the Frontier, on utilisera l’édition suivante : The Complete Works of W.H. Auden.
Plays, 1928-1938. Op. cit.
454
métaphorise la rencontre, sur le mode d’une retrouvaille, de ce qui fait sens pour soi – objets
que l’on a aimés ou roches trouvées au hasard d’un chemin :
Where does this journey look which the watcher upon the quay,
Standing under his evil star, so bitterly envies,
As the mountains swim away with slow calm strokes
And the gulls abandon their vow? Does it promise a juster life?
Alone with his heart at last, does the fortunate traveler find
In the vague touch of a breeze, the fickle flash of a wave,
Proofs that somewhere exists, really, the Good Place,
Convincing as those that children find in stones and holes?
Le parcours pour atteindre ce lieu idéal est toujours semé d’embûches (« roads grew tougher
and ridges were / Congested with gibbets», AA, p. 39), et l’espace entr’aperçu prend diverses
formes (paysages de la petite enfance, îles paradisiaques, jardins baroques de l’amour, etc.),
chacune ayant des affinités avec la cosmologie utopienne.
À l’adjectif « utopique » (« qui constitue une utopie, chimérique, imaginaire,
irréalisable, irréaliste »1), on préfèrera « utopien » qui renvoie directement à l’archétype de
l’Utopie de Thomas More, œuvre écrite en latin en 1516. Le sens du néologisme forgé par
More est double : Utopia est composé soit de la préposition négative grecque ou et du mot
topos qui signifie « lieu » (faisant de l’utopie un « non lieu », un « lieu qui n’est pas » ou
« lieu qui ne se trouve nulle part ») ; soit du préfixe eu (notamment dans l’édition de Bâle de
1518), que l’on retrouve dans « euphorie », et qui signifie « bon » (faisant de l’utopie un
« lieu bon »). Michael Edwards choisit même d’employer le terme d’« eutopie » pour mieux
préciser le concept :
L’ici est toujours, pour notre bien, une fiction en partie humaine. Sa fin est de devenir, non pas une
utopie (qui n’est que le rêve d’un lieu idéal dont l’inexistence est indiquée par la forme même du mot,
ou-topos, qui signifie non-lieu), mais une eutopie, un lieu bon qui commence à trouver son bien-être
en étant changé en lui-même. Milton imagine l’eutopie qui, pour lui, a réellement existé, l’Éden qui
est perdu ; Rousseau a une vision très brève de l’eutopie possible dans un monde déchu et en attente.
Nous tous, je suppose, avons aperçu l’eutopie, à certains moments où un être, un paysage, une
rue, un objet, une lumière paraît soudain étrange, et l’art existe, j’en suis convaincu, pour sonder
l’eutopie et pour nous en rendre conscients.2
1
2
Le Nouveau Petit Robert de la langue française, 2010, p. 2666.
Michael Edwards. Le Bonheur d’être ici. Paris: Fayard, 2011, pp. 36-37.
455
L’espace idéal qui se profile chez Auden relève de l’« eutopie » telle que la définit Michael
Edwards, tout en s’inscrivant dans le sillage de tous les grands textes d’inspiration utopienne
largement influencés par l’œuvre de More. On pense, par exemple, aux Essais de Montaigne,
dont on trouve des réminiscences dans l’île imaginée par Gonzalo dans The Tempest (II, 1),
mais aussi à Gulliver’s Travels, sans oublier « Kubla Khan » de Coleridge, ou, un peu plus
tard, la Byzance de Yeats. Sous quelles formes la poésie d’Auden entre-t-elle en
correspondance avec cet héritage littéraire? Avant de nous attarder plus en détail sur les divers
obstacles rencontrés par les voyageurs en quête d’une Cité idéale dans les textes d’Auden,
puis sur la cosmologie des espaces de plénitude dont ils s’émerveillent, nous reviendrons
succinctement sur le modèle de l’île d’Utopie de More, lieu de désir s’il en est.
456
CHAPITRE IX: De Thomas More à Auden
Everybody wishes that this world were not like that, that he
could live in a world where desires would conflict neither
with each other nor with duties nor with the laws of nature,
and a great number of us enjoy imagining what such a
world would be like.
The Dyer’s Hand
Alain Bony rappelle que « l’utopie et la satire ont des rapports de mutuelle
implication. Si la satire dénonce la réalité du monde, c’est au nom de ses valeurs, de ses
normes »
1
. Ces valeurs, l’utopie les montre, fictionnellement, telles qu’elles sont
effectivement appliquées dans des sociétés idéales, mais présentées comme possibles, du
moins pensables, puisqu’on peut les décrire : « a great number of us enjoy imagining what
such a world would be like » (DH, p. 409). L’utopie est ainsi comme l’envers de la satire. Elle
est « la positivité dont se nourrit la négativité dénonciatrice de la satire »2. Le livre de Thomas
More, Utopia, a une structure emblématique de cette binarité : la première partie est consacrée
à une véhémente dénonciation des dysfonctionnements de la société contemporaine, tandis
que la seconde décrit l’état idéal d’Utopie, et montre comment on pourrait (ou aurait pu)
éviter de tels errements. Ce n’est en effet, en dépit du titre, que dans la seconde moitié du livre
de More qu’est décrite l’île d’Utopie, et cette description ne trouve sa légitimité que dans le
constat catastrophique qui est fait de la première partie. De façon générale, toute évocation
utopienne est soutenue par un sentiment d’insatisfaction face aux réalités concrètes de la
société : « Everybody wishes that this world were not like that ». Elle est toujours une
compensation imaginaire au malheur d’exister, qu’elle se situe ailleurs, dans le passé le plus
lointain, ou dans l’avenir de l’humanité.
1
Alain Bony. « Le non-lieu de la Vérité : les Voyages et le désir ». Discours et vérité dans Les Voyages de
Gulliver de Jonathan Swift. Lyon: PUL, 2002, p. 147.
2
Ibid.
457
I En quête d’utopies
1 Les sources de l’utopie
Le critique américain Robert Elliott note que l’utopie a des affinités avec diverses
attitudes compensatrices bien caractérisées. Il s’agit notamment des rites par lesquels la
communauté cherche à retrouver la perfection des origines, à remonter le cours du temps,
jusqu’au moment d’avant le temps où tout a commencé à se dégrader. Robert Elliott donne
l’exemple des rites du retour périodique liés à l’an neuf, mimant une sorte de nouveau départ,
dans la saturnale latine qui abroge le temps en inversant les valeurs et les rôles sociaux, et
dont la « fête des fous » médiévale, celle du « Lord of Misrule » en Angleterre, puis le
carnaval, perpétuent la tradition désormais laïcisée sous forme de « April Fools’Day »1. Ces
rites communautaires sont la transposition collective d’une aspiration inhérente au mal-être
existentiel, comme le suggère le « Prologue » des Canterbury Tales : au printemps, au
moment de la renaissance de la nature, et pour être à nouveau en phase avec elle, les hommes
éprouvent le besoin d’une purification, et se retrouvent sur le chemin du pèlerinage comme
purgation de l’âme. De cette recherche du renouveau, on trouvera de nombreuses traces dans
les visions utopiennes de la poésie d’Auden.
Par ailleurs, l’utopie se rapproche aussi des rêves de perfection qui se formalisent dans
la culture en prenant des configurations variées : l’Âge d’Or, le jardin d’Éden comme paradis
perdu, les îles Fortunées2, voire le Pays de Cocagne. Telle est déjà l’évocation de la Terre
Promise, rêve de nomades, dans l’Ancien Testament :
1
Voir Robert C. Elliott. « Saturnalia, Satire, and Utopia ». The Shape of Utopia. Studies in a Literary Genre.
Chicago: The University of Chicago Press, 1970.
2
Dans la mythologie grecque, les îles Fortunées, ou îles des Bienheureux, sont un lieu des Enfers où les âmes
vertueuses goûtent un repos parfait après leur mort.
458
Les tentations de la Terre Promise.
Mais Yahvé ton Dieu te conduit vers un heureux pays, pays de cours d’eau, de sources qui
sourdent de l’abîme dans les vallées comme dans les montagnes, pays de froment et d’orge, de vigne, de
figuiers et de grenadiers, pays d’oliviers, d’huile et de miel, pays où le pain ne te sera pas mesuré et où
tu ne manqueras de rien, pays où il y a des pierres de fer et d’où tu extrairas, dans la montagne, le
bronze. Tu mangeras, tu te rassasieras et tu béniras Yahvé ton Dieu en cet heureux pays qu’il t’a donné.
(Deutéronome 8 : 7-10)1
La description de l’Âge d’Or par Hésiode dans Les Travaux et les jours (vers 106-201) peut
être considérée comme le texte archétypique de cette tradition que l’on retrouve dans la vision
de Gonzalo dans The Tempest (II, 1), elle-même inspirée d’une description célèbre des
prétendus « barbares » d’Amérique chez Montaigne :
[…] il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse, non seulement
toutes les peintures dequoy la poïesie a embelly l’age doré, et toutes ses inventions à feindre une
heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n’ont
peu imaginer une nayfveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience ; ny n’ont peu croire
que nostre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudeure humaine. C’est une nation,
diroy je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle
science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de supériorité politique ; nul usage de service, de
richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations
qu’oysives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul métal ; nul
usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation,
l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. Combien trouveroit il la republique qu’il a imaginée,
esloignée de cette perfection.2
L’utopie de Montaigne, comme toutes les utopies, est d’abord la négation (dont Montaigne
cumule les marqueurs) du monde tel qu’il est. L’ailleurs vers lequel est projeté l’imaginaire de
l’homme en souffrance se profile toujours dans le cadre d’une définition en négatif, comme le
rappelle Auden dans ses propres essais : « everybody wishes that this world were not like
that » (DH, p. 409).
Le mythe hésiodique des cinq races de l’humanité (les âges d’or, d’argent, de bronze,
des héros et de fer) donne la clef thématique de ce qui est en jeu dans le rêve d’utopie : cette
succession par paliers de plus en plus catastrophiques est une métaphore explicite de
corruption et de dégénérescence, appliquée à l’histoire collective. Ainsi, le lieu de l’utopie est
désigné dans un passé fantasmatique, un passé d’avant le temps, d’avant la chute dans
1
2
La Bible de Jérusalem. Op. cit., p. 212.
Montaigne. Les Essais. Livre I, chapitre XXXI. Op. cit., pp. 206-207.
459
l’histoire humaine, avec ce que la temporalité implique de dégradation inexorable,
d’opacification discursive, de désillusion, de promesse de décrépitude et de mort. L’utopie,
comme l’Âge d’Or, est le refuge de la Vérité en exil, chassée hors du monde par ceux qui
devraient en être les garants, à savoir les philosophes, comme le dit Swift en 1707 dans A
Critical Essay Upon the Faculties of the Mind :
But the various Opinions of the Philosophers, have scattered through the World as many Plagues of the
Mind, as Pandora’s Box did those of the Body: only with this Difference, that they have not left Hope
at the Bottom. And if Truth be not fled with Astraea, she is certainly as hidden as the Source of the
Nile, and can be found in Utopia.1
Dans la poésie d’Auden, le passé anté-historique recherché est aussi bien celui de l’individu
(rêve de permanence fusionnelle dans le sein maternel) que celui de l’humanité (fantasme de
retour au jardin d’Éden). Le poète, en donnant forme à des fantasmes inspirés par
l’imagination, vise à compenser l’insatisfaction de l’existence individuelle et collective en
posant que les choses auraient pu être différentes (rêve arcadien, selon la terminologie
audenienne) ou pourraient encore l’être, pourvu qu’on s’en donne la peine (rêve utopien) :
Our dream pictures of the Happy Place where suffering and evil are unknown are of two
kinds, the Edens and the New Jerusalems. Though it is possible for the same individual to imagine
both, it is unlikely that his interest in both will be equal and I suspect that between the Arcadian whose
favorite daydream is of Eden, and the Utopian whose favorite daydream is of New Jerusalem
there is a characterological gulf as unbridgeable as that between Blake’s Prolifics and Devourers.
In their relation to the actual fallen world, the difference between Eden and New Jerusalem is a
temporal one. Eden is a past world in which the contradictions of the present world have not yet
arisen; New Jerusalem is a future world in which they have at last been resolved. (DH, p. 409)
Nombreux sont les textes d’Auden qui visent, sans jamais vraiment l’atteindre, la
Vérité en exil que recherchent les personnages de More ou Swift, dans des quêtes utopiennes
tour à tour arcadiennes ou visionnaires. Mais le seul lieu de ces quêtes, qu’elles soient celles
d’un Éden perdu ou d’une Nouvelle Jérusalem à venir, ne saurait être que celui du discours,
verbalisé par un marin imaginaire (Hythloday, Gulliver, …). Comme le voyage qui y conduit,
l’utopie n’a de lieu que discursif, et en ceci elle s’apparente au mythe comme discours
1
The Prose Works of Jonathan Swift, Volume I. Ed. Herbert Davis et al., Oxford: Blackwell, 1939-68, p. 248.
460
explicatif susceptible de donner sens rétrospectivement (fantasmatiquement) à ce qui dans la
cité ne fait pas, ou plus, sens. La quête utopienne n’est in fine que celle d’un sens caché, que
le texte laisse parfois entrevoir dans des épiphanies poétiques, avant de rappeler au lecteur
sous le choc de la vision le désastre de la chute.
Ce dont parle, en dernière instance, l’utopie, ce n’est pas tant de ce qu’il aurait fallu
faire ou de ce qu’il faudrait faire, que de la nature humaine et du malheur d’exister. Chez
Auden, les visions utopiennes, tout comme les scènes festives, entraînent inexorablement le
désenchantement des locuteurs et des lecteurs, en accord avec sa conception de la poésie : « In
so far as poetry, or any other of the arts, can be said to have an ulterior purpose, it is, by
telling the truth, to disenchant and disintoxicate » (DH, p. 27). Le voyageur d’utopie, qui
cherche à retrouver une Vérité qu’il a vue sans pouvoir la rejoindre, ne peut échapper à son
humanité dans tout ce qu’elle implique d’angoisse et de culpabilité. Comme dit Céline :
« C’est naître, qu’il aurait pas fallu » 1 , fantasme utopien ultime également exprimé dans
« Prayer before Birth » de Louis MacNeice (« I am not yet born ; O hear me » […] « I am not
yet born, console me » 2) et dans plusieurs textes d’Auden :
The desires of the heart are as crooked as corkscrews,
Not to be born is the best for man;
The second-best is a formal order,
« Death’s Echo », CP, p. 153.
I’ve tried to be good. I brush my teeth every night. I haven’t had sex for a month. I object. I’m a liberal.
I want everyone to be happy. I wish I had never been born.
For the Time Being, CP, p. 394.
1
2
Louis-Ferdinand Céline. Mort à crédit. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard (1962) 1974, p. 541.
Louis MacNeice. Selected Poems. Op. cit., p. 93.
461
2 L’île introuvable
Dans Le Banquet, Diotime décrit l’Amour comme un daïmon (« Un grand Démon »,
202d), enfant de la Pauvreté (Penia) qui séduit l’Expédient (Poros) pour produire des images
de beauté conduisant progressivement à la contemplation de Beau en soi :
Et maintenant, voici en quelle fortune Amour se trouve placé, en tant qu’il est fils d’Expédient et de
Pauvreté. En premier lieu, toujours il est pauvre, et il s’en fait de beaucoup qu’il soit délicat et beau
comme la plupart des gens se l’imaginent ; mais, bien plutôt, il est rude, malpropre ; un va-nu-pieds qui
n’a point de domicile, toujours couchant à même la terre et sans couvertures, dormant à la belle étoile
sur le pas des portes ou dans les rues ; tout cela parce que, ayant la nature de sa mère, il fait ménage
avec l’indigence ! Mais, en revanche confortmément à la nature de son père, il guette, embusqué, les
choses qui sont belles et celles qui sont bonnes, car il est vaillant, aventureux, tendant toutes ses forces ;
chasseur habile, ourdissant sans cesse quelque ruse ; curieux de pensée et riche d’idées expédientes,
passant toute sa vie à philosopher ; (203 c-d)1
Ce mythe platonicien est celui de toute quête d’absolu, et peut décrire le mode d’accès à tous
les transcendentia de la métaphysique ou de la théologie (l’Être, l’Un, le Bien, le Vrai, etc.)
comme dialectique de l’absence (penia) et de la ressource (poros), du manque et du détour.
Ainsi en est-il de la quête de la Vérité déclenchée par le désir d’utopie utilisant les ruses du
discours pour parvenir, au travers des figures de l’argumentation, des images comme celles de
la caverne, de toutes ces vérités partielles et obscures, à l’idée même de Vérité devant laquelle
la parole se fond dans le silence. Le marin en quête d’utopie cherche à trouver dans l’absolu
de la Vérité le comblement ultime de son désir. Sa folie est de vouloir substituer au
desiderium, au manque qui le jette en errance, la sidération contemplative, et donc de refuser
d’accepter l’insistance du désir, qui est le propre de la condition humaine. Sa quête est
purement imaginaire, et les îles qu’il a visitées et qu’il décrit à son retour ne sont que les
projections fantasmées d’un idéal à jamais perdu ou inaccessible, qu’aucun autre marin ne
pourra retrouver, si expérimenté soit-il.
L’île d’Utopie chez Thomas More se trouve aux antipodes du monde du lecteur : dans
l’hémisphère sud et dans l’océan Pacifique, soit doublement dans l’envers du monde connu.
1
Platon. Le Banquet. Œuvres complètes I. Op. cit., pp. 736-737.
462
Cependant, à son retour, lorsqu’il relate ses aventures, Raphaël Hythloday (dont le nom vient
de deux mots grecs signifiant « bavardage » et « adroit », c’est-à-dire « habile à raconter des
histoires ») oublie précisément de dire où se trouve son île, et ses interlocuteurs ne pensent
pas à le lui demander. Cette lacune dans son discours fait disparaître à jamais l’indication du
lieu d’Utopie. Le héros de Swift, quant à lui, accuse l’imprimeur de s’être trompé dans les
longitudes et les latitudes ainsi que dans les dates du voyage dont on ne peut retrouver la
trace :
I find likewise, that your Printer hath been so careless as to confound the Times, and
mistake the Dates of my several Voyages and Returns; neither assigning the true Year, or the true
Month, or Day of the Month: And I hear the original Manuscript is all destroyed, since the
Publication of my Book. Neither have I any Copy left.1
L’accident discursif ou typographique gomme l’information et laisse sur les cartes un blanc
qui est le seul lieu où puissent prospérer les cités, îles ou contrées utopiennes.
De même, dans la poésie d’Auden, le flou est délibérément entretenu quand il s’agit de
situer et nommer les différentes utopies entr’aperçues au gré des vers. Dans plusieurs poèmes
évoquant des îles, Auden évite le recours à tout toponyme précis en rappelant par là-même
que le texte est avant tout un discours sur un lieu fantasmé et non la simple description d’un
lieu existant. Par exemple, dans les recueil et poème intitulés « On this Island » (CP, p. 130),
le poète s’emploie à défier les lois de la deixis pour brouiller les codes entre le familier et
l’imaginaire. À la première lecture, le titre se veut rassurant en renvoyant, par le truchement
de « this », à du connu. Dans le cadre d’une analyse psycho-grammaticale de THIS et THAT,
Jean-Rémi Lapaire et Wilfrid Rotgé soulignent que le morphème TH- récapitule un travail
mental complexe et variable situé en amont de l’énonciation :
TH- participe d’un mouvement anaphorique puisque ce marqueur porte l’esprit vers l’arrière,
c’est-à-dire vers des opérations antérieurement effectuées, qu’il s’agisse d’opération de
détermination, d’évaluation situationnelle ou de toute autre activité cérébrale ayant un impact sur le
message verbal dans lequel il figure. TH- confère donc une « dimension déjà » à THIS/THAT, ou si
l’on préfère, une orientation mémorielle vers l’avant. L’on saisit d’emblée la raison pour laquelle le
1
Jonathan Swift. Gulliver’s Travels. Op. cit., p. xxxv.
463
segment contenant l’un ou l’autre de ces opérateurs s’interprète nécessairement en fonction d’un déjà
posé / perçu / entendu / énoncé, etc. […] TH- interpose toujours le psychique entre les mots et ce qu’ils
désignent : trace vive de la mémoire des opérations, ce marqueur agit en tant que relais
(« intermédiaire ») psycho-grammatical entre le référent et l’expression qui le contient.1
Or dans le titre d’Auden, le « relais » est inopérant dès lors que le référent, à savoir le
toponyme (l’Angleterre) n’est jamais mentionné dans le poème. Le déictique agit ici comme
un leurre afin d’attirer le lecteur vers un espace rassurant car « déjà posé, perçu », celui de la
Grande-Bretagne ou mère-patrie, pour ensuite le dérouter avant de l’introduire en position
d’étranger (« Look stranger ») dans un espace discursif inconnu et utopique qui n’est autre
que celui du poème. Enfin, le poète choisit THIS et non THAT pour ouvrir davantage l’espace
textuel. Pour les linguistes, THIS est le déictique de le « non-clôture anaphorique » 2 . Il
exprime le refus de traiter comme clos l’acquis opérationnel marqué par TH-, parce que cet
acquis est l’objet d’une exploration, d’une réévaluation (pour « soi » ou pour « l’autre »). La
non-clôture est alors synonyme de réouverture, annonçant ici l’utopie à venir dans le poème.
À la différence de THAT qui orienterait le lecteur vers un espace clos renvoyant au passé,
THIS est associé à un présent immédiat (« Look, stranger, on this island now »), celui d’un
maintenant atemporel qui se déploie simultanément dans l’imaginaire du lecteur, et ce à
chaque lecture :
Look, stranger, on this island now
The leaping light for your delight discovers,
Stand stable here
And silent be,
That through the channels of the ear
May wander like a river
The swaying sound of the sea.
Si les déictiques (« this » et « the ») et les adverbes de lieu (« here ») laissent espérer un décor
insulaire connu, déjà vu, les repères sont vite brouillés par l’absence de tout référent spatiotemporel. Comme dans le texte de More, l’espace évoqué ne s’inscrit dans aucune
1
2
Jean-Rémi Lapaire, Wilfrid Rotgé. Linguistique et grammaire de l’anglais. Op. cit., pp. 63-65.
Ibid., p.64.
464
temporalité. Au mode indicatif, celui de l’enchaînement historique des événements, se
substituent l’impératif (« look », « stand », « be ») et l’irréel de l’auxiliaire modal MAY. L’île
ici est pur discours, et les bases verbales situées hors du temps visent à libérer l’imaginaire du
lecteur qui recrée son propre espace-temps.
De même, le titre de « Pleasure Island » (CP, p. 343), autre poème consacré à une île,
ouvre plusieurs espaces possibles. Le lecteur reconnaît Fire Island, mais « pleasure » inscrit
également dès son ouverture le poème dans la veine des îles Fortunées, des îles
bienheureuses, et, par paronomase, de l’Île au trésor (Treasure Island) et des récits d’aventure
des XVIIIème (Defoe, Robinson Crusoe) et XIXème siècles (Robert Louis Stevenson), sans
oublier le « Pleasure-Dome » de « Kubla Khan » 1 . Dans « Pleasure Island », le vers
d’ouverture invite le lecteur à se projeter directement sur l’île et non à l’appréhender de loin
comme dans « On this Island » :
What there is as a surround to our figures
Is very old, very big,
Very formidable indeed.
À nouveau, le choix du localisateur spatial (THERE) vient duper le lecteur à qui l’on fait
croire qu’il regagne un espace connu. En effet, THERE marque une rupture avec HERE
implicitement posé comme point de référence (« lieu-origine »2). Or, dans le poème, toute
référence à un HERE introduit au préalable est court-circuitée : tout se passe comme si le
point de repère avait été introduit en amont pour permettre au lecteur d’entrer in medias res
dans une relation complice avec le locuteur et d’autres personnages intradiégétiques (« our
figures »). Mais cette stratégie de séduction narrative s’avère illusoire dès lors que l’on
1
In Xanadu did Kubla Khan
A stately Pleasure Dome decree,
[…]
Coleridge, « Kubla Khan », vers 1-2.
(on trouve ce texte dans l’anthologie suivante : John Hollander, Frank Kermode. The Oxford Anthology of
English Literature Volume II. Op. cit., p. 256)
2
Jean-Rémi Lapaire, Wilfrid Rotgé. Linguistique et grammaire de l’anglais. Op. cit., p. 252.
465
constate l’absence de points d’ancrage linguistiques (marqueurs spatio-temporels) ou
géographiques. L’île de « Pleasure Island » est donc posée d’emblée comme une utopie dans
la mesure où c’est « un lieu qui n’est pas ». Comme dans « On this Island », le marqueur THrenvoie à une antériorité (mentale, perceptive ou autre) qui reste inconnue, un « HERE » qui
n’existe pas, ouvrant à l’infini les horizons du poème. Ici aussi, le point de repère non posé
devient multiple et libère l’imagination du lecteur contraint de compenser le manque de
référent en convoquant les hypotextes rattachés à la littérature insulaire et utopienne, avant
qu’il ne recrée son propre espace insulaire mental.
Dans The Age of Anxiety, les évasions vers un ailleurs utopique sont toujours
rapportées à un espace purement discursif sans tentative d’effet de réel qui brouillerait les
frontières entre fiction et réalité. Par exemple, dans le prologue, le texte insiste doublement
sur le fait que les îles évoquées par ROSETTA sont des constructions mentales, d’abord avec
les didascalies (« ROSETTA was thinking », AA, p. 7 ; « ROSETTA thought », AA, p.13),
puis dès les premiers mots des tirades qui annoncent des rêveries éveillées : « From Seager’s
Folly1 / We beheld what was ours » (AA, p. 7) ; « I see in my mind a besieged island » (AA,
p. 13). De même, dans « The Seven Ages », ROSETTA relate un fantasme utopien passé en
insistant sur son caractère irréel :
In my sixteenth year
Before sleeping I fancied nightly
The house on the headland I would own one day.
(AA, p. 27)
QUANT, dans la même section, entrevoit un espace joyeux qu’il associe à Vénus en le
nommant « Venus Island » (AA, p. 28) dès le troisième vers. L’île est ainsi directement reliée
à un mythe, et le texte annonce, en invoquant la déesse de l’amour, que toute tentative de
recherche géographique sera vaine : « Venus Island » n’existe pas, c’est une projection
1
Sur ce nom propre, on renverra à la note suivante d’Alan Jacobs (AA, p. 123) : « Seager’s Folly » : The name
seems to be fictional, but Robert Forsythe is convinced that the scene described matches quite closely « the
view west over [Auden’s] York birthplace from the 807 foot high Garrowby Hill ».
466
imaginaire, du même ordre que le mythe de l’Atlantide repris par Auden dans le poème
« Atlantis » (1941, CP, p. 315).
Telles celles de More ou de Swift, les utopies audeniennes n’apparaissent sur aucune
carte, et les rares fois où le poète fait explicitement référence à une île précise, comme dans
« Ischia » (CP, p. 543), c’est pour remettre en cause sa dimension utopienne. En effet, ce
poème est certes une ode à l’île ensoleillée et chaleureuse où Auden séjournait l’été à la fin
des années 1940, mais c’est aussi une méditation descriptive ancrée dans la réalité sociale de
l’Italie post-mussolinienne, marquée par la pauvreté et l’angoisse face à un avenir incertain :
Not that you lie about pain or pretend that a time
of darkness and outcry will not come back; upon
your quays, reminding the happy
stranger that all is never well,
sometimes a donkey breaks out into a choking wail
of utter protest at what is the case or his
master sighs for a Brooklyn
where shirts are silk and pants are new.
« Ischia », vers 53- 60.
Ces vers font la satire d’une littérature naïvement utopique – celle, entre autres, des guides
touristiques – qui occulte volontiers les problèmes socio-économiques des destinations prisées
pour répondre aux attentes de lecteurs en quête d’ailleurs paradisiaques. Il serait facile pour
un touriste étranger de ne voir que les aspects plaisants de l’île d’Ischia, mais Auden prend le
soin de remarquer, non sans ironie, qu’à la fin des années 1940, certains habitants d’Ischia
cherchaient à quitter leur terre pour vivre le rêve américain en regagnant New York devenue
leur utopie à eux : « Brooklyn / where shirts are silk and pants are new ». Si ensoleillée et
douce soit-elle, aucune île identifiable à la surface du globe terrestre ne saurait être une
véritable utopie, en accord avec la pensée de Wittgenstein qu’Auden cite dans ses vers :
« utter protest at what is the case ». Pour le philosophe autrichien, « le monde est tout ce qui
467
arrive »1(« Die Welt ist alles, was der Fall ist », formule traduite en anglais par « The world is
everything that is the case »). Dans le Tractatus logico-philosophicus (1918), Wittgenstein
montre les limites du langage et de la faculté de connaître l’homme, le seul discours pourvu
de sens étant celui qui exprime des faits, la logique ne pouvant que se montrer et non se dire.
En citant Wittgenstein, Auden choisit ainsi de tenir l’utopie à distance pour en rappeler les
failles. Si le sens du monde, qui n’est pas de la nature d’un fait, échappe, selon Wittgenstein, à
tout discours, alors il échappera aussi, inévitablement, au discours utopique.
3 Porté par un vent favorable …
Alain Bony précise que c’est souvent par hasard que le voyageur d’utopie parvient à se
transporter, métaphoriquement, sur place :
Le plus souvent, c’est par hasard, ou par grâce, que l’on tombe sur l’utopie. Le discours d’utopie
est forcé à n’être pas trop regardant sur la jointure problématique du passage du relatif (du monde
« normal », où un marin n’est jamais seul, quelles que soient les vicissitudes du voyage) à l’absolu, puis
du passage en retour de l’absolu au relatif. Cet hiatus, le voyageur d’utopie cherche à l’euphémiser,
au point de se leurrer lui-même, en restant discret (ou improbable, ou oublieux) sur les conditions
du passage, dans les deux sens, aller et retour, de manière à préserver la puissance poïétique d’un
discours qui s’affranchit de la mimétique du récit de voyage. 2
Dans Erewhon (1872) de Samuel Butler, c’est en ballon que l’on arrive en utopie : par la voie
des airs, ce qui permet de ne pas avoir à chercher des chemins qui n’existent pas. Le voyageur
de la Cité du Soleil (1623) de Campanella et celui de la Nouvelle Atlantide (1622) de Bacon
font purement et simplement l’impasse sur la question. Hythloday lui-même reste on ne peut
plus évasif sur les modalités de son arrivée en Utopie. Quant à Gulliver, il lui faut des
circonstances chaque fois extraordinaires qui le désignent, entre tous ses camarades de
voyage, pour être le seul à survivre à la tempête, à l’attaque des pirates, ou à la mutinerie. Par
ailleurs, au début du livre I de Gulliver’s Travels, Gulliver est pris d’un accès de sommeil en
deux temps qui sert de transition entre le monde de l’expérience commune à tous les marins et
1
2
Tractatus Logico-Philosophicus, proposition 1. 29.
Alain Bony. Op. cit., p. 163.
468
celle qui lui est réservée (« I found my self much inclined to sleep »1, puis « I slept about
eight Hours as I was afterwards assured »2, sommeil auquel fait écho l’endormissement du
retour « [I] went to my Rest. I slept well, and as I conjecture at least six Hours »3), et les
caprices du vent permettent aux navires de franchir en quelques heures des distances
prodigieuses, comme s’ils se trouvaient transportés dans une autre dimension, dans un autre
espace-temps. « Le passage du relatif existentiel à l’absolu utopien est discursivement
négociable, sinon plausible, et le traumatisme est léger et vite surmonté »4.
Comment arrive-t-on dans les utopies audeniennes ? Comme dans Gulliver’s Travels,
c’est le vent de la providence qui a conduit le locuteur et ses amis sur l’île d’Ischia (CP, p.
543):
I am presently moved
By sun-drenched Parthenopeia, my thanks are for you,
Ischia, to whom a fair wind has
brought me rejoicing with dear friends
from soiled productive cities.
« Ischia », vers 17-21.
L’action de ce vent est ici double en ce qu’elle relativise l’espace géographique en faisant
l’impasse sur les modalités d’accès à l’île, avant d’introduire le lecteur dans un espace sacré
libéré du péché associé aux villes contemporaines (« soiled productive cities »). Dans ces
vers, la métaphore du vent laisse bruire de nombreux intertextes et élargit considérablement
les horizons du poème. En citant Melville, Auden fait d’abord de l’île un foyer (« home »)
enfin retrouvé après des années d’égarement passées à braver les tempêtes de la vie et de
l’histoire :
1
Jonathan Swift. Gulliver’s Travels. Op. cit., p. 7.
Ibid. p. 11.
3
Ibid., p.66.
4
Alain Bony. Op. cit., p. 164.
2
469
‘Here !’ cried Starbuck, seizing Stubb by the shoulder, and pointing his hand towards the weather bow,
‘markest thou not that the gale comes from the eastward, the very course Ahab is to run for Moby Dick?
… The gale that now hammers at us to stave us, we can turn it into a fair wind that will drive us
towards home.’ (ch. 119)1
En outre, ce vent favorable est aussi celui qui ramène le vieux marin de Coleridge chez lui,
après sa repentance, et symbolise la grâce divine, ou, pour reprendre les remarques d’Auden
dans The Enchafèd Flood :
The wind is always a force which the conscious will cannot cause or control. In the works we are
considering which were written before the advent of the steamship, it is also the source, good or bad,
of all the movements of life.
In The Ancient Mariner there are four winds described.
[…]
4. Finally, when [the Mariner’s] repentance is complete, so that he can even look away from the dead
men (the proof of his sin), then comes the gentle wind which fans his cheek and leads the ship back
home, i.e., the powers of grace and blessing. (EF, pp. 70-71)
Le texte fait également écho à l’ouverture du Prélude de Wordsworth :
Oh there is blessing in this gentle breeze,
A visitant that while it fans my cheek
Doth seem half-conscious of the joy it brings
From the green fields, and from yon azure sky.
Whate'er its mission, the soft breeze can come
To none more grateful than to me; escaped
From the vast city, where I long had pined
A discontented sojourner: now free,
Free as a bird to settle where I will.
What dwelling shall receive me? in what vale
Shall be my harbour? underneath what grove
Shall I take up my home? and what clear stream
Shall with its murmur lull me into rest?
The earth is all before me. With a heart
Joyous, nor scared at its own liberty,
I look about; and should the chosen guide
Be nothing better than a wandering cloud,
I cannot miss my way. 2
Le locuteur de Wordsworth découvre, comme celui d’« Ischia », qu’un « lieu bon » s’étend
devant lui. Tous deux avancent, le cœur joyeux (« the joy it brings », « With a heart joyous »
dans le texte de Wordsworth ; « my gladness » (vers 17), « me rejoicing » (vers 20) dans
« Ischia »), en choisissant pour guide le vent doux et favorable qui souffle sur un nouveau
1
Ce passage de Moby Dick est cité par Auden dans The Enchafèd Flood, p. 72.
On trouve ce texte dans l’anthologie suivante : John Hollander, Frank Kermode. The Oxford Anthology of
English Literature Volume II. Op. cit., p. 188.
2
470
monde, celui du poème, et propose un nouveau rapport au monde, tout « en sondant le
bonheur de l’ici », selon la formulation de Michael Edwards1 :
How well you correct
our injured eyes, how gently you train us to see
things and men in perspective
underneath your uniform light.
« Ischia », vers 21-24.
Le souffle (« fair wind ») suscite la création d’un poème qui offre un nouveau paysage
insulaire et littéraire. La lecture invite à déchiffrer le monde de façon différente (« to see /
things and men in perspective »), en rappelant, dans des vers savamment architecturés2, que le
Beau et le Bon (« underneath your uniform light ») restent accessibles à quiconque accepte de
suivre la voie de l’art et de la poièsis (« you train us ») pour les retrouver malgré les blessures
du temps et de la vie (« our injured eyes »).
« Ischia » renvoie aussi à un sonnet de Keats dont voici les premiers vers :
To one who has been long in city pent,
‘Tis very sweet to look into the fair
And open space of heaven, - to breathe a prayer
Full in the smile of the blue firmament.
Who is more happy, when, with heart’s content,
Fatigued he sinks into some pleasant lair
Of wavy grass, and reads a debonair
And gentle tale of love and languishment?3
Le déplacement sur l’île est un acte de purification, un transfert de l’espace urbain souillé
(« soiled ») et cloisonné (« pent ») post-édénique vers une utopie qui rappelle la grandeur des
paysages bibliques baignés de lumière divine (« sun-drenched » ; « the fair / And open space
of heaven », « blue firmament »). Dans les deux textes, le vent est à la fois une métaphore de
la prière articulée par le souffle humain (« to breathe a prayer ») et adressée à Dieu en
remerciement du don de l’espace sacré, et la métaphore du souffle divin lui-même qui apporte
1
Michael Edwards. Le Bonheur d’être ici. Op. cit., p. 42.
Les dix-sept strophes comptent chacune quatre vers de respectivement treize, douze, sept et huit syllabes.
3
John Keats. « Sonnet 10 », Poems (1817). The Complete Poems and Selected Letters of John Keats. London:
Vintage, 2009, p. 42.
2
471
la joie divine incarnée dans chaque personnage (« me rejoicing with dear friends » ; « more
happy » , « with heart’s content »). Le vent, relayé phonétiquement par une saturation en
fricatives, sifflantes et chuintantes (« I am presently moved / By sun-drenched Parthenopeia,
my thanks are for you, / Ischia, to whom a fair wind has / brought me rejoicing with dear
friends / from soiled productive cities »), libère et purifie le locuteur en l’éloignant de l’espace
dégradé de la cité déchue. Ce déplacement est, dans le cadre du poème, purement discursif, et
embrayé par la sifflante [f] qui opère un glissement phonologique de la perte et de la souillure
(« from soiled ») vers la rédemption (« fair wind ») dans le don de soi et la prière (« for
you »).
En revanche, « Pleasure Island » (CP, p. 343) ne mentionne pas l’arrivée sur l’île du
locuteur qui semble y vivre depuis toujours et décrit un espace bien connu et non à découvrir
en explorateur. Ce dernier adopte d’emblée le point de vue d’un insulaire coupé du reste du
monde et pour qui la côte et le continent ne font plus sens – « The coast is a blur and without
meaning » (vers 19) –, avant que le texte n’introduise un intrus :
Sometimes
A visitor may come
With notebooks intending to make its quiet
Emptiness his ally
In accomplishing immortal chapters,
« Pleasure Island », vers 25-29.
Bercé d’illusions, le visiteur étranger, intellectuel urbain, sans doute new-yorkais, arrive dans
l’espoir de profiter d’un espace vierge et calme, propice à la réflexion et à l’inspiration
(« accomplishing immortal chapters »). Le locuteur l’observe de loin, sans l’apostropher, et
son comportement est prévisible. Le modal MAY laisse entendre que ce touriste va vite se
fourvoyer, et le langage affecté des vers 28 et 29, associant des mots d’origine latine à des
consonances en plosives qui ralentissent la diction (« Emptiness his ally / In accomplishing
immortal chapters »), renforce la tonalité ironique de l’ensemble. Ainsi, les prétentions
472
artistiques du poète fraîchement débarqué sont vite tournées en dérision – en autodérision ? –
par la forme même du poème. Le nouveau venu cèdera rapidement à de nouvelles tentations,
et il ne frappera pas les touches de sa machine à écrire bien longtemps :
But the hasty tap-tap-tap
Of his first day becomes by the second
A sharp spasmodic peck
And by the third is extinct.
« Pleasure Island », vers 30-34.
Le présent simple a ici une valeur ironique de présent générique, celui de la loi de l’île, à
laquelle est soumis le visiteur – et non l’inverse. « Pleasure Island » est une utopie de la
paresse et de l’oisiveté, et si, à la différence de l’Utopie de More ou des utopies
gullivériennes, elle assimile le voyageur étranger, cela n’est possible qu’en le dépouillant de
tout ce qui le rattache à la modernité et au confort urbain du continent (livres, musique,
véhicules à roues, électricité, etc.) :
the dozing
Afternoon is opposed
To rhyme and reason and chamber music,
The plain sun has no use
For the printing press, the wheel, the electric
Light,
« Pleasure Island », vers 35-40.
Pour survivre en contrée utopienne, il faut accepter de se conformer aux nouvelles règles de
l’île, mais sur « Pleasure Island », tout comme à Brobdingnag où Gulliver se laisse choyer par
sa jeune nourrice qui le dorlote comme un bébé, il est bien facile de céder aux lois du
farniente :
soon he gives in, stops stopping
To think, lets his book drop
And lies, like us, on his stomach watching
[…]
« Pleasure Island », vers 41-43.
473
Beaucoup d’autres voyageurs, cependant, ont du mal à se rendre en contrée utopique,
comme en témoigne le poème « Atlantis » (CP, p. 315) dans lequel Auden revisite le mythe
de l’Atlantide tout en s’inspirant de l’île apparaissant dans Paradise Lost (XI : 829-35), quand
l’archange Michel apprend à Adam que le Mont du Paradis (« Mount of Paradise ») va être
emporté par un déluge et se transformer en île aride :
then shall this mount
Of Paradise by might of waves be moved
Out of his place, pushed by the hornèd floud,
With all his verdure spoil'd, and trees adrift
Down the great river to the opening gulf,
And there take root an island salt and bare,
The haunt of seals and orcs, and seamews’ clang. 1
Milton, en brisant le mythe ancien des îles Fortunées, inscrit l’île dans une problématique
utopienne largement développée dans « Atlantis » qui déplore la perte de l’Atlantide, ou, du
moins, son inaccessibilité. En effet, des conditions météorologiques « anormales » (« gales of
abnormal force », vers 6), métaphore d’un monde dont la violence dépasse l’entendement,
vont rendre le voyage jusqu’en Atlantide quasi-impossible à quiconque possède toutes ses
facultés mentales. On rapprochera ces rafales de celles qui entraînent le bateau du vieux marin
de Coleridge sur une mer dangereuse où les icebergs bloquent le passage, et dont Auden
propose l’analyse suivante dans The Enchafèd Flood (p. 70) :
The tyranous strong wind […] chases the ship down to the dangerous land of icebergs, mist and snow,
against her will.
With sloping masts and dipping prow,
As who pursued with yell and blow
Still treads the shadow of his foe,
And forward bends his head,
The ship drove fast, loud roared the blast,
And southward aye we fled.
Man, that is, is driven on by an irresistible rush of creative powers which he did not expect and
which frighten him because he does not know where they are carrying him except that it is
probably into a state of dread. The powers, however, are not necessarily evil. They only, as it turns
out, drive him into temptation, for the icebergs represent that state of dread which Kierkegaard
describes as the necessary precondition for the Fall.
1
John Milton. Paradise Lost. Op. cit., pp. 296-297.
474
Dans « Atlantis », cependant, l’effroi n’est pas lié à la Chute, qui a déjà eu lieu, mais à la folie
des passagers de la nef, métaphore inquiétante de l’humanité perdue et prête à sombrer dans
les pires atrocités. Étrangement, il faut se faire passer pour fou (« Behave absurdly enough »,
vers 9) pour être admis dans la Nef des Fous (« the Ship of Fools », vers 4) et garder un espoir
de gagner un jour l’Atlantide :
Being set on the idea
Of getting to Atlantis
You have discovered of course
Only the Ship of Fools is
Making the voyage this year.
Dans la première strophe de « Atlantis », Auden s’inspire de La Nef des fous (Das
Narrenschiff) de Sébastien Brant, poète satirique humaniste (1457-1521) qui fustige les
travers de ses contemporains :
You
Must therefore be ready to
Behave absurdly enough
To pass for one of The Boys,
At least appearing to love
Hard liquor, horseplay and noise.
L’une des meilleures illustrations de ces vers pourrait être le tableau intitulé « La Nef des
fous » (1491) de Bosch, scène d’une humanité déchue révulsante et effroyable, dont François
Cheng propose le commentaire suivant:
Ce tableau contribue à affirmer le style si original de Bosch, lequel s’amplifiera dans d’autres œuvres
majeures qui le rendront célèbre – un style sombre, dense, parfois grotesque jusqu’à la caricature.
L’artiste y fait vivre sa vision pessimiste d’une humanité rongée par la débauche et la violence : un
monde grouillant de corps déformés, de visages grimaçants et de monstres étranges qui s’accouplent ou
s’entredévorent. L’intention critique et morale, sous forme d’allégories, n’en est jamais absente.
[…] Le peintre y dénonce la folle conduite des hommes, y compris du clergé, qui ne songent qu’à boire
et à manger, qu’à s’adonner aux vices, sans se soucier de leur salut. La nef qui les transporte a l’air
stable ; elle est en fait en perdition, comme le montrent les deux hommes nus dans l’eau s’accrochant
à elle. […] Contrairement à certains tableaux de Bosch où le monde infernal est complètement clos,
apparemment sans issue, celui-ci comporte dans sa partie supérieure un paysage clair et paisible. Le
peintre voulait-il donner une ouverture, ou une note d’espoir, à ce monde corrompu par les
concupiscences humaines ? À moins qu’il n’ait voulu s’adresser directement à ces damnés et leur
dire : « Regardez comme la Création a été belle. Regardez ce que vous en avez fait ! ».1
1
François Cheng. Pèlerinage au Louvre. Paris : Musée du Louvre Éditions / Flammarion, 2008, p. 132.
475
Dans le poème d’Auden, la référence à Brant et à l’esthétique de Bosch est à la fois comique,
grotesque, et bien peu rassurante, voire terrifiante, dans la mesure où elle laisse aussi entendre
que seuls ceux qui ont perdu la raison, ceux-là mêmes qui entraînent la perte de l’humanité en
pleine guerre mondiale, pourront rejoindre la Cité Idéale, parfaite – avec toutes les dérives
totalitaires que l’on sait –, à laquelle ils aspirent. Ainsi ce poème semble annoncer, dès 1941,
les horreurs découlant des fantasmes utopiens qui marqueront l’histoire de l’humanité
quelques mois seulement après sa publication, et sur lesquels Auden revient dans The Dyer’s
Hand :
Even Hitler, I imagine, would have defined his New Jerusalem as a world where there are no Jews, not
as a world where they are being gassed by the million every day in ovens, but he was a Utopian, so the
ovens had to come in. (DH, p. 410)
Dans les premières strophes de « Atlantis », le voyageur se fourvoie dans divers
périples métaphoriques, d’abord dans la logique (« in some old harbour-city / Of Ionia », vers
15-16), celle des philosophes d’Éphèse, de Milet ou de Smyrne, puis dans l’exploration du
mythe d’une Thrace dionysiaque ou de l’hédonisme de Corinthe. Les différentes Atlantides
qu’il explore ne sont que des leurres, de pales imitations, des « contrefaçons » (« You become
acquainted now / With each refuge that tries to / Counterfeit Atlantis », vers 45-47) qui
l’éloignent de son but premier, et le locuteur ne cesse de lui rappeler que sa quête restera
illusoire et vaine (vers 33-36) :
Unless you are capable
Of forgetting completely
About Atlantis, you will
Never finish your journey.
L’utopie ne se dévoile qu’au bout d’un parcours semé d’obstacles : « l’utopie, c’est
toujours l’île qui est au-delà de la dernière île connue, la contrée qui s’étend derrière une
chaîne infranchissable ou dans la lune (Cyrano) ou dans une planète de notre système
cosmique, notre monde même, peut-être, mais dans un passé qui n’a pas laissé de souvenir
476
sinon comme fantasme, ou dans un avenir qui ne hante nos esprits que comme un rêve ou
cauchemar (science-fiction) »1. Dans le poème d’Auden, le chemin qui mène à l’Atlantide est
long et douloureux, relevant à la fois de la traversée du désert (« The terrible trek inland /
Through squalid woods and frozen / Tundras », vers 51-53), du chemin de croix et de la
Montée au Calvaire (vers 61-66),
Stagger onward rejoicing ;
And even then if perhaps
Having actually got
To the last col, you collapse
With all Atlantis gleaming
Below you
et il ne permet que d’entrevoir la Cité Idéale (« Just to peep at Atlantis », vers 69) sans jamais
y accéder.
II L’espace infranchissable
1 L’île-forteresse
De façon générale, toutes les utopies sont des forteresses difficilement franchissables
et hostiles à tout voyageur étranger :
L’entrée du golfe est dangereuse, à cause des bancs de sable d’un côté, et des écueils de
l’autre. Au milieu s’élève un rocher visible de très loin, et qui pour cela n’offre aucun danger. Les
Utopiens y ont bâti un fort, défendu par une bonne garnison. D’autres rochers, cachés sous l’eau,
tendent des pièges inévitables aux navigateurs. Les habitants seuls connaissent les passages navigables,
et c’est avec raison qu’on ne peut pénétrer dans ce détroit, sans avoir un pilote utopien à son bord.
Encore cette précaution serait-elle insuffisante, si des phares échelonnés sur la côte n’indiquaient la
route à suivre. La simple transposition de ces phares suffirait pour détruire la flotte la plus
nombreuse, en lui donnant une fausse direction.
À la partie opposée de l’île, on trouve des ports fréquents, et l’art et la nature ont tellement
fortifié les côtes, qu’une poignée d’hommes pourrait empêcher le débarquement d’une grande
armée. 2
Dans « Pleasure Island », Auden reprend la métaphore médiévale de la cité fortifiée
comparable à un « avant-poste » détaché pour assurer la sécurité :
1
2
Alain Bony. Op. cit., p. 157.
Thomas More. Utopie. Traduit de l’anglais par Victor Stouvenel. Paris : Librio, 2009, pp. 53-54.
477
The churches and routines
Which stopped there and never cared or dared to
Cross over to interfere
With this outpost
« Pleasure Island », vers 20-23.
Si dans la cité moderne les murailles se sont ébranlées, comme le déplore Auden dans « City
Without Walls » où les forces du mal reviennent en s’imposant au premier plan (« in the
foreground now », CP, p. 748), fracassant par là-même le mythe médiéval de la cité
surprotégée, dans les contrées utopiennes, les remparts naturels intimident tout visiteur
cherchant à en briser l’harmonie. Par exemple, dans The Age of Anxiety, l’espace idéal entrevu
par QUANT est difficilement accessible. Comme dans le Purgatoire de Dante, le lieu du
« Bien suprême » est toujours tenu à distance :
Le Bien suprême, qui seul à soi se plaît,
fit l’homme bon et pour le bien, et lui donna
ce lieu pour gage de paix éternelle.
Mais par sa faute il resta peu ici ;
par sa faute il changea en pleurs et en tourments
le rire honnête et la douceur du jeu.
Afin que le trouble que forment plus bas
les exhalaisons de l’eau et de la terre,
qui vont vers la chaleur autant qu’elles peuvent,
ne donnât pas d’ennui à l’homme,
ce mont s’éleva très haut vers le ciel,
et il en est libre à partir de la porte.
Purgatoire XXVIII, 91-102.1
Dans l’églogue d’Auden, QUANT doit d’abord surmonter des obstacles avant d’accéder à ce
qu’il nomme « the Good Place » :
we started out
In carpet-slippers by candlelight
Through Wastewood in the wane of the year,
Past Torture Tower and Twisting Ovens,
(AA, p. 39)
1
Dante. Le Purgatoire. Traduction de Jacqueline Risset. Paris: Flammarion, 1992, p. 259.
478
Ce récit rappelle les prouesses dont se vantent les élèves des pensionnats britanniques
(« boarding schools ») au retour de leurs premières fugues (« In carpet-slippers by
candlelight »), ou ceux des scouts prêts à braver les dangers d’une forêt obscure (« Through
Wastewood in the wane of the year ») le temps d’un camp de vacances dont ils sont ressortis
plus mûrs et mieux armés pour affronter l’âge adulte. QUANT, toutefois, ne tarde pas à se
fourvoyer dans son propre univers mythique et baroque – au sens d’insolite et grotesque –, où
les chiens pètent en remuant la queue à côté d’un saumon mort :
on Wrynose Weir
Lay a dead salmon ; when the dogs got wind
They turned tail.
(AA, p. 39)
Tel est bien le prélude inattendu qui sert d’introduction au lieu du « Bien suprême », sur un
mont « très haut élevé vers le ciel », à l’instar de celui de Dante, et protégé des dérives
humaines par la pureté de la glace :
We had just reached
The monastery bridge; the mist cleared;
I got one glimpse of the granite walls
And the glaciers guarding the Good Place.
(A giant jawbone jutted from that ice;
Condors on those crags coldly observed our
Helpless anguish).
(AA, p. 39)
Le texte bascule sans transition d’un interlude grotesque à une vision sublime (« aweinspiring ») qui éveille un double sentiment de fascination et d’angoisse (« helpless
anguish »), entraînant une sensation de vertige due à la brutalité du passage d’une esthétique à
l’autre. La vision de QUANT est suggestive plus que descriptive dans la mesure où le lieu
désiré est dissimulé derrière des murailles (« granite walls ») évoquant celles du palais de
Kubla Khan dans le poème de Coleridge (« With walls and towers were girdled round »1), ou
1
« Kubla Khan », The Oxford Anthology of English Literature Volume II. Op. cit., p. 256.
479
la Montagne Solitaire dans l’univers de Tolkien (The Hobbit, 19371). Le lieu du Bien suprême
reste, comme dans le Purgatoire de Dante, interdit et inaccessible, et l’homme déchu ne peut
y séjourner (« il resta peu ici » ; « I got one glimpse »). En outre, la parenthèse, dans le texte
d’Auden, renforce l’effet de distanciation en conférant à l’espace des proportions inhumaines
(« giant ») et mythiques (les condors sont à la fois symboles de cruauté et de puissance
divine2), de telle sorte que l’homme n’y a pas sa place. De même, la nature qui entoure la Cité
idéale dans « Atlantis » est hostile (« squalid woods and frozen / Tundras », vers 52-53, CP,
p. 316), le climat glacial (« Stone and snow », vers 56), et les accidents géographiques
(vallées arides, cols) sont autant d’obstacles rebutant l’ennemi ou tout élément étranger.
Dans « On this Island » (CP, p. 130), le locuteur se place d’emblée en focalisation
externe, aux côtés d’un lecteur-marin invité à contempler un paysage insulaire clos sur luimême et protégé par ses falaises de calcaire abruptes (vers 8-14) :
Here at a small field’s ending pause
Where the chalk wall falls to the foam and its tall ledges
Oppose the pluck
And knock of the tide,
And the shingle scrambles after the suck-ing surf, and a gull lodges
A moment on its sheer side.
1
« O very well, » said Thorin. « Long ago in my grandfather Thror’s time our family was driven out of the far
North, and came back with all their wealth and their tools to this Mountain on the map. It had been
discovered by my far ancestor, Thrain the Old, but now they mined and they tunneled and they made huger
halls and greater workshops – and in addition I believe they found a good deal of gold and a great many
jewels too. Anyway they grew immensely rich and famous, and my grandfather was King under the Mountain
again, and treated with great reverence by the mortal men, who lived to the South, and were gradually
spreading up the Running River as far as the valley overshadowed by the Mountain. They built the merry town
of Dale there in those days. Kings used to send for our smiths, and reward even the least skillful most richly.
Fathers would beg us to take their sons as apprentices, and pay us handsomely, especially in food-supplies,
which we never bothered to grow or find for ourselves. Altogether those were good days for us, and the
poorest of us had money to spend and to lend, and leisure to make beautiful things just for the fun of it, not to
speak of the most marvelous and magical toys, the like of which is not to be found in the world now-a-days.
(J.R.R. Tolkien. The Hobbit. London: HarperCollins, [1937] 1995, pp. 27-28)
2
Ce sont, par exemple, des condors qui ont dévoré le foie de Prométhée.
480
Comme le note Monroe Spears1, l’île du poème est, bien sûr, l’Angleterre, mais elle apparaît
bien différente de celle de The Orators où personne ne se sent bien (« this country of ours
where nobody is well » EA, p. 62). Ici, le poète chante sur le mode lyrique une Angleterre
utopique coupée du reste du monde métaphorisé par les bateaux qui ne font que passer au loin
sans accoster (« Far off like floating seeds the ships / Diverge on urgent voluntary errands »,
vers 15-16). Par ailleurs, la musique apaisante et harmonieuse (« The swaying sound of the
sea », vers 7; « the pluck / And knock of the tide », vers 10-11) et l’énergie créatrice véhiculée
par plusieurs pentamètres iambiques allitératifs, amplifiée par les sifflantes et les chuintantes,
et adoucie par des enjambements et des assonances en [ᴧ] (« And the shingle scrambles after
the suck- / -ing surf, and a gull lodges », vers 12-13), s’érigent en remparts protecteurs d’un
monde poétique harmonieux, face à une menace historique pourtant bien réelle. En effet, les
« graines » (« floating seeds », vers 15) peuvent donner naissance à tout et n’importe quoi, et
l’adjectif « urgent » (vers 16) préfigure les tensions développées de façon beaucoup plus
explicite dans d’autres poèmes du recueil, notamment le prologue qu’Auden a retiré des
Collected Poems :
Here too on our little reef display your power,
This fortress perched on the edge of the Atlantic scarp,
The mole between all Europe and the exile-crowded sea;2
La forteresse, symbole de puissance et d’invincibilité, celle de Richard II (« This fortress built
by nature for herself / Against infection and the hand of war », II, 1), est ici comparée à un
petit récif (« our little reef ») et à une simple digue (« the mole »). Elle apparaît bien
vulnérable face à la montée des tensions (« the exile-crowded sea »).
Dans « Ischia », c’est le Vésuve et les falaises à pic (« sheer-sided ») qui assurent la
protection de cet autre paradis terrestre qu’est Capri :
1
Monroe K. Spears. The Poetry of W.H. Auden: the Disenchanted Island. New York: Oxford University Press,
p.124.
2
On trouve ce texte dans la première édition du recueil : On this Island. New York: Random House, 1937, p. 11.
481
suddenly there, Vesuvius,
looming across the bright bland bay
like a massive family pudding, or, around
a southern point, sheer-sided Capri who by herself
defends the cult of Pleasure,
a jealous, sometimes a cruel, god.
« Ischia », vers 39-44.
L’île est féminisée (« herself ») et devient l’allégorie de tous les plaisirs. L’espace est
fortement sexualisé, et la dynamique héroï-comique du texte fait basculer le principe masculin
du sublime – le Vésuve phallique surgissant de nulle part, à la fois menaçant et imposant
(« looming ») –, dans le grotesque, le volcan mythique se trouvant réduit à « un énorme
pudding familial » beaucoup plus alléchant que protecteur. À l’instar de « Pleasure Island »,
Capri est une fausse utopie (« counterfeit »), un temple de la fête et des plaisirs de la chair, et
ce depuis Tibère qui s’y retira de 26 à 37 ap. J.-C., dans la Villa Jovis, lieu de tous les excès,
dont on peut encore visiter les ruines. D’après les récits de Suétone, l’empereur (« a jealous,
sometimes a cruel, god ») aimait voir exécuter ses sujets indociles à titre de divertissement en
les précipitant du haut d’une falaise appelée le Saut de Tibère. Ici, le « pudding familial »
anachronique introduit une touche comique dans le contexte du banquet romain. Typiquement
anglo-saxon, il détonne dans ce décor italien, tout en rapprochant Capri des hauts lieux de la
fête américains, dont Fire Island. Ni romaine, ni italienne, ni américaine – ou, les trois à la
fois ? –, Capri est avant tout ce « non lieu » isolé du reste du monde où l’on se réfugie pour
festoyer, à l’abri des regards indiscrets, et tant convoité par une nouvelle vague de riches et
célèbres touristes américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Liz Taylor, Rita
Hayworth, Kirk Douglas, Charlie Chaplin, parmi tant d’autres).
482
2 Un espace hors temps
L’utopie échappe au discours traditionnel de la relation de voyage, qui distingue,
ordonne et subordonne dans un récit soumis aux exigences de la continuité et de la
successivité temporelles. Elle se situe dans une dimension qui est d’un autre ordre, moins
temporel que directement spatial et visuel, ou plutôt visionnaire. C’est un discours en mal
d’instantanéité