Karim et Steven 12 p

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Karim et Steven 12 p
Karim et Steven
Êtres humains, maraîchers associés en agriculture
biologique, 29 et 35 ans, Sumène, octobre 2010.
Je connais Steven depuis longtemps, nous avons habité
ensemble lors de mon arrivée à Sumène dans une
grande colocation de Normands. À l’époque, il était
loin de s’intéresser à l’agriculture, il avait fait « péter »
la vigne vierge de la terrasse en la taillant à la
mauvaise période de l’année et disait lui-même qu’il
n’avait pas la main verte. Comment en est-il arrivé à
passer maître dans l’art de tailler les kiwis ?
Comment êtes-vous
Cévennes ?
arrivés
dans
les
Steven : Je suis arrivé il y a six ans complètement par hasard, à
l'époque je suivais des études de cinéma à Paris. Suite à un
voyage après mes études, en Afrique, je suis revenu ici, parce
que j'avais des copains qui avaient acheté une maison à
Sumène, dans les Cévennes Libres. Donc je suis venu deux
semaines comme ça. J'ai commencé à faire un boulot de
saisonnier agricole et je suis vraiment tombé amoureux de la
région, des paysages, des relations qu'on peut se faire assez
facilement. J'habite toujours à Sumène, un peu à l'extérieur
maintenant parce que c'est un village où on a l'impression qu'il
n'y a rien, mais finalement il y a beaucoup de monde ! Et du
coup j'ai besoin d'être à l'extérieur du centre pour avoir un peu
plus de solitude, ce qui peut paraître assez paradoxal.
Karim : Moi, j'ai toujours été dans les Cévennes, dans le sens
où, là où j'ai vécu ça ressemblait un peu à ici, que ce soit en
Ariège ou dans l'Ain, dans le Jura, j'ai toujours vécu dans des
montagnes un peu perdues. Je suis venu faire mes études à
Montpellier, j'avais déjà repéré la région, je venais passer des
journées ici à vélo. Quand j'ai fini mes études j'ai suivi ma
copine. J'avais des repères, mes amis de Montpellier, mon pote
Clément qui dirige la batucada (fanfare brésilienne). Je suis
arrivé à la Cadière en premier puis j'ai atterri à Sumène. Je suis
dans la Région depuis 2005.
Steven : Moi aussi depuis 2004. Avec Karim on s'est rencontré
parce qu'on faisait les saisons tous les deux.
Karim : Non, ça ne s'est pas passé comme ça, j'ai débarqué
chez toi parce que je cherchais un jardin...
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Steven : Ah oui ! Et il se trouvait que j'avais un jardin collectif.
Donc Karim est venu en force et s'est imposé dans le jardin
collectif (Rires).
Karim : Oui mais bon il s'est avéré que j'étais le seul apte à faire
du jardinage dans l'équipe !
Steven : Donc on avait déjà un jardin juste pour nous et comme
Karim a un diplôme agricole, on s'est proposé de monter un
projet de maraîchage ensemble, en bio parce qu'on estime que
c'est presque politique de faire un jardin comme dirait l'ami
Pierre Rabhi.
Ensuite, j'ai récupéré une exploitation de kiwis dans laquelle
j'étais ouvrier agricole. On fait à la fois exploitation de kiwis et les
paniers de légumes bios l'été. C'est une petite exploitation, on
aimerait bien acquérir un mas avec du terrain quelque part dans
les Cévennes.
ma vie, d'être au milieu de la terre et en pleine nature, cela m'a
aidé à être plus calme, plus serein. Arriver à avoir un contact
direct avec mon environnement. Avant j'étais plutôt dans une
ambiance urbaine. Et maintenant je suis bien heureux de faire
cela.
Karim : La moitié de mon gagne-pain est quand même la
musique. Je donne des ateliers de samba, tous niveaux, ce
qu'on appelle la batucada. L'agriculture c'est proche de mon
milieu au départ, j'ai toujours vu ça dans ma famille, j'ai fait un
BTS horticulture à Uzès. J''avais envie de me recycler un peu
dans autre chose que dans la musique. C'était cohérent par
rapport à ce que je faisais jusque-là et ce que j'ai fait par la suite.
Ah oui, nous n'avons pas parlé du fait que je suis arrivé ici en
enseignant, j'ai fait une licence de philosophie qui était un peu
un prétexte à ma grande époque folle un peu étudiant, un peu
musicien et beaucoup jeune. J'avais enseigné le français et la
communication au collège.
N'avais-tu pas commencé par des études de cinéma ?
Steven : C'est vrai que je n'avais jamais pensé à faire ça. Je
n'avais quasiment jamais mis les pieds dans un jardin et en
venant là, le travail le plus accessible c'était dans l'agriculture. Je
me suis ouvert à ce métier. Cela m'a aidé personnellement, dans
A propos du Bio, c'est un discours qui est omniprésent chez
mes parents qui sont toujours très en avance sur l'histoire. C'est
très très présent autour de moi, cela ne me serait pas venu à
l'idée de faire de l'agriculture bourrine. Même si avec mon
diplôme, j'ai fait différents stages dans des grosses boîtes avec
usage de pesticides. De moi-même sur une terre, je ne me
serais pas vu faire le gros dégueulasse.
Karim : D'ailleurs c'est l'expression de Steven : les Cévennes
Libres! (Rires)
Après je me méfie des labels ou des contenus. Donc pour
l'instant, on ne cherche pas à se calquer sur un label
quelconque, plutôt à définir nous-mêmes une éthique de travail.
Sachant que cela nous est arrivé de déroger aux règles du bio,
quelquefois. Notamment en recyclant quelques vieux sacs
d'engrais. Après on ne travaille pas toujours de manière aussi
stricte que ce qu'indique le cahier des charges. On travaille par
conscience et j'ai quand même des outils pour bien réfléchir et
rationaliser notre technique. On essaye de réfléchir à l'avance
sur ce que l'on fait.
Steven : Parce qu'il y a des endroits comme Sumène qui
peuvent paraître enclavés dans les montagnes mais sur moi cela
a un effet contraire...
Cévennes, territoire géographique et/ou
imaginaire ?
Steven : Au niveau de l'imaginaire, je n'avais pas d'a priori parce
que je ne connaissais pas du tout la région avant de venir. Mais
quand je suis arrivé là, ça m'est apparu assez idyllique et
paradisiaque en venant du nord même en venant de Normandie
qui est une belle région aussi. La montagne, les rivières. Je
trouvais cela extrêmement beau et j'ai trouvé une notion de
liberté assez grande. On se sent libre dans les Cévennes.
Karim : Les montagnes ont toujours été des lieux de
résistance...
Steven : Oui j'ai plutôt l'impression d'être protégé. J'ai fui un
certain type de société qui ne me convenait pas et là, j'ai trouvé
quelque chose... Un refuge, je sens moins d'oppression.
Dans la réalité c'est un endroit un peu comme les autres mais il
y a aussi une population de gens de l'extérieur qui veulent
apporter des choses nouvelles... Moi je me suis retrouvé làdedans.
Et les liens avec les gens du coin, est-ce que tu en as ? Estce que cela s'étoffe au fur et à mesure des années ?
J'ai senti une méfiance au départ que je comprends par rapport
à tous les gens qui viennent de régions extérieures ou de
l'étranger...
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Karim : Moi je te dis que les brésiliennes, on les aime bien dans
les Cévennes (accent du Sud). (Il y a effectivement plusieurs
brésiliennes récemment arrivées dans le coin).
côté tranquille qui permettent des alternatives et en même temps
la facilité d'accéder à la plaine et à la ville. Donc il y a un
brassage énorme surtout à Sumène.
Steven : Il y a une petite méfiance, mais je n'ai pas senti
d'agressivité et j'ai pu faire des rencontres au fil du temps. Je
trouve qu'il y a plutôt une bonne mentalité malgré que l'on
retrouve les mêmes schémas sociaux qu'un peu partout en
France. Je suis plutôt content de l'accueil que l'on m'a fait
sachant qu'un accueil c'est donnant-donnant. C'est toi aussi qui
va vers les autres et les gens reconnaissent l'effort que tu fais.
Ça peut même paraître trop...
Karim : Le territoire imaginaire... J'ai démarré en disant que
j'étais des Cévennes parce que pour moi l'imaginaire cévenol j'ai
été baigné dedans d'une certaine manière. On avait déjà nos
hippies dans l'Ariège. Je le voyais déjà autour de moi dans les
Pyrénées. Plutôt du côté néo-rural, des gens qui viennent
développer des projets alternatifs, un développement de
marginalité, etc... En réalité ce qui m'intéresse ici, c'est que
quelque part on est dans une zone plus urbaine pour moi.
En réalité, on n’est pas encore chez les babas cool. Dans la
vallée française ou à Florac cela y ressemble franchement plus,
mais ici on est quand même très proche de la ville donc dans un
espèce d'intermédiaire. Nous avons à la fois le paysage et le
Oui pour certaines personnes cela peut paraître
très
dynamique mais trop urbain, trop encore dans Babylone, pour
utiliser les expressions à la con !
Après, les Cévennes géographiques, j'avais fait des petits
articles à l'époque dans le journal l'Aigoualité. C'est vrai qu'en
fait on est sur des zones de moins en moins rurales. En réalité,
c'est plutôt du citadin excentré. Le rapport à la paysannerie a
beaucoup diminué. On se retrouve dans une configuration qui
ressemble à la plupart des campagnes françaises, c'est-à-dire
rassemblements de petites parcelles en terrasses. Avec des
familles qui détiennent l'ensemble des vallées.
Disons qu'au niveau humain les échanges ont été sympathiques,
mais ce n'est pas simple, et au final, quand tu ne viens pas d'ici,
il s'avère que tu as vachement de mal à accéder à la terre.
Sinon il y a beaucoup de terres abandonnées. Donc les bonnes
volontés sont bienvenues, tant que tu travailles dans le coin, les
gens sont contents, de toute façon c'est la meilleure
reconnaissance ici : la valeur du travail. Après, pour réussir un
accès légal à la terre, il faut aussi un lien affectif avec les gens.
Le dernier petit pas pour concilier l'administratif et l'affectif ne se
fait pas. Pour l'accès aux terres et aussi pour le logement, c'est
d'abord le 'non'.
Nos cheminements sont des cheminements de vie. Nous, ce
n'est pas forcément l'administratif qui nous intéresse. Le côté
affectif, on le développe au maximum (Rires). Et voilà, on espère
avancer comme ça, en tout cas on y est arrivé jusque-là.
Karim : Par rapport à l'imaginaire, c'est sur que les Cévennes ça
évoque pour moi les communautés de baba cool, mai soixantehuit et compagnie, mais c'est la traînée de la légende. Dans les
pyrénéens, on parlait déjà suffisamment des villages qui étaient
autour de chez moi, des noms de patelins que tout le monde
connait là-bas.
Et ces histoires-là ? Que l'on traîne des années soixantedix, parmi notre génération, est-ce que ce n'est plus qu'une
idée ? C'est loin quand même, c'était il y a quarante ans !
Non mais je crois que ce sont les mêmes personnes qui n'ont
plus tout à fait la même allure. Il y a quarante ans, nous aurions
certainement porté des pantalons à fleurs. Ce sont des gens qui
sont à la recherche de la campagne et pour le coup on est
vraiment dans l'imaginaire parce qu'ils ne la connaissent pas !
On n'est plus des babas cool, on nous appelle : les margouls
(patois cévenol), ou tout ce que tu veux.
On est plus vraiment des babas cool surtout étant nés dans
les années quatre-vingt et l'ultra-capitalisme...
Ça dépend qui tu appelles 'on'. Dans le coin quand même, tu as
une partie des gens qui ont des traits de caractère qui
ressemblent bien à ce qui se faisait dans le mouvement flower
power et compagnie. Après, ici, puisqu'on est dans une zone
plus urbanisée, la proximité avec la ville fait qu'on a un relent
plus anarcho-urbain.
Surtout sur Sumène et Ganges ! Parce que Le Vigan c'est
déjà différent.
Oui après tu arrives sur l'intermédiaire. Quand tu vas à SaintAffrique ou Saint-Etienne-Vallée-Française, il y a moins le côté
anar et compagnie.
Vous aviez un projet d'installation ?
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Oui mais ce n'est pas forcément dans le coin quand on voit le
budget qu'il faut.
Karim : On s'en fout, on ne va pas parler de ça...
un projet on va dire carriériste. Ce n'est pas vraiment
commercial. Et j'ai encore besoin d'être excité un peu. Il me faut
encore un peu d'adrénaline pour avancer dans la vie. Même le
projet de maraîchage correspond à un mi-temps de travail, après
chacun fait ce qu'il veut. Tout ça c'est un peu du self made man.
Je n'ai pas des ambitions extraordinaires, fonctionner dans le
coin déjà.
Non on ne va pas commencer !
Ça rejoint la micro-politique...
Steven : Non mais moi, je suis vraiment attaché aux Cévennes
Méridionales parce que j'ai beaucoup déménagé, plus jeune,
avec mes parents du fait de leur travail. Je ne pense pas que
j'irai en Lozère ou en Ardèche parce que pour une fois j'ai réussi
à rester au même endroit quelques années et j'ai commencé à
construire un tissu social. Que ce soit faire partie d'associations
ou de trucs comme ça. J'y ai trouvé un certain équilibre et j'ai
envie de continuer à construire ma vie ici.
Tout à fait, et l'adage penser globalement et agir localement.
Tout cela va avec des histoires de vies affectives, je me retrouve
là, un peu en attente parce que je suis avec mon gamin.
Steven : Moi j'ai une vue divergente là-dessus. Peut-être que
c'est à cause de ça que notre histoire s'arrêtera dans le futur.
Karim : Par rapport à mes projets de vie, je crois que j'ai à peine
trente ans et je parle de vagabondage parce que je ne suis pas
encore posé dans ma tête. Le choix de vie ce n'est pas un grand
projet super profond, c'est plutôt un cheminement, quelque part
accidentel, même si cela reste cohérent, ça aurait pu être ici ou
ailleurs. De toute façon, j'ai vachement de mal à me situer dans
Est-ce que tu penses à cette trajectoire en
toile de fond du quotidien ?
Ah oui oui, il y a plein de choses sur lesquelles je me suis planté,
plein de choses sur lesquelles je ne suis pas certain. Je suis loin
d'être quelqu'un de mature et de serein. En fait, de tout temps, je
suis hyper torturé par des questions d'ordre philosophique ou
métaphysique, appelle cela comme tu veux. Ce n'est pas pour
rien que j'ai fait des études de philo. Donc oui, quelquefois, cela
m'empêche d'avancer. Pour l'instant ma vie c'est une recherche
d'éthique et en même temps je suis insatisfait tout le temps. Du
coup il s'agit de concilier des impératifs théoriques dont j'ai du
mal à me départir et puis une observation du quotidien, plus
pointue, et de faire attention aux gens autour de moi. Insérer
toutes mes actions dans ce qui m'importe, c'est-à-dire du
dynamisme local et une sensibilité extrême à l'écologie.
Alors pourquoi être insatisfait ?
Ouais mais raconté comme ça c'est joli ! C'est sûr, je suis avec
mon gamin, j'ai une amoureuse, je fais de la musique et de
l'agriculture, on est beau et la région est jolie et tout va bien quoi.
Après c'est jamais si simple, c'est plein de galères au quotidien
et puis des fois on rêve d'autre chose et de grandeur... Disons
qu'il faut toujours rester méfiant. La critique c'est quand même la
base de l'émancipation et il faut s'en servir. Faut toujours se
méfier de ce que l'on vit.
Se méfier, ça fait un peu parano, non ? Ça ne serait pas plutôt
remettre en question ce qu'on fait ?
l'intello qui n'arrive pas à faire.
Moi, j'ai ce problème-là, ceci dit, je pense toujours que l'outil
critique c'est quand même notre meilleure défense aujourd'hui,
plus que nos dents et nos ongles. On a passé pas mal de temps
à s'en méfier, certainement parce que la culture occidentale en a
trop usé et c'est un peu redoutable. Mais si on l'abandonne, il ne
nous reste plus rien pour nous défendre. Pour ne pas devenir
des crétins manipulés à tout va, donc il faut être super attentif.
Il y a aussi des intuitions que nous développons, différentes
de l'esprit critique, qui font qu'au bout d'un moment nous
comprenons tellement les choses qui nous entourent qu'on
ne peut pas se faire manipuler.
Justement ce n'est pas qu'une simple remise en cause, il faut
être actif, il faut aller la chercher. Il ne faut pas attendre que le
doute vienne pour se mettre en route.
Je n'ai pas d'outil assez performant pour ça, si tu as des outils
qui permettent de te sentir à l'aise face au monde et au
quotidien, c'est bien, mais moi je n'ai pas trouvé quelque chose
de plus fort que l'esprit critique.
En réalité l'outil que j'ai trouvé pour ne pas stresser c'est de
passer la journée derrière une hache ou un sécateur et quand tu
passes la journée à tailler dans ton champ par exemple, il y a
une forme d'évidence dans ce que tu fais.
D'un autre côté le doute ça peut être aussi le problème de
Donc c'est quand même l'action...
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Oui mais c'est une action par l'oubli, ce n'est pas en me
précipitant chez Amnesty International que je vais aller bien, ça
aura tendance à relancer mes doutes. Mais au contraire, plutôt
le faire, produire, l'agriculture c'est vraiment très bien. Comme
dans la musique, il n'y a pas de doute dans la pertinence de ce
que tu es en train de faire.
Steven : Je rebondis par rapport à ce que vient de dire Karim,
moi j'ai trente-cinq ans. Malgré qu'il ait une forte maturité,
effectivement je suis passé par ce qu'il a vécu à son âge. Je
pense qu'on a beaucoup d'envies, on est très insatisfait et on a
du mal à aller au bout des choses parce qu'on se cherche.
Disons que cinq ans plus tard au lieu de chercher l'adrénaline, je
recherche le contraire : une espèce de paix, le calme, la
sérénité. C'est la raison pour laquelle je disais tout à l'heure que
j'ai envie de construire pour une fois dans le temps et la
longueur.
Ce choix de vie je ne l'avais pas fait avant. J'étais dans un milieu
urbain qui tournait autour de la culture, des sorties et des
rapports complètement superficiels avec les gens. J'étais assez
mondain et quand je suis arrivé ici je savais que j'avais cela de
sous-jacent en moi. Et même si c'est loin d'être gagné - le doute
m'habite également - j'ai enfin réussi à construire. Je me sens
mieux dans mes baskets à trente-cinq ans. Enfin ce que je dis
c'est ce que je souhaite.
Oui bien sûr on a des contradictions, c'est bien aussi de le
reconnaître mais cela ne veut pas dire qu'on vient de raconter
n'importe quoi.
Karim : C'est sûr que parler de notre personne, c'est dire ce que
l'on espère de nous-mêmes et pas forcément ce que l'on est au
présent.
Steven : Donc mon projet de vie, ce serait une recherche de
calme, de sérénité et dans le cadre de l'acquisition de terres,
j'espère qu'on arrivera à travailler à notre niveau. De réussir à
s'accomplir dans notre travail en étant le plus autonome
possible, sachant que l'on a très peu de besoins matériels. En
fait, je chercherais... c'est peut être un peu fort comme mot quelque part à me soustraire à la société dans laquelle je ne me
reconnais pas ou de moins en moins.
Et ton côté rock'n'roll, tu le gardes pour ton groupe de
musique ?
Pour la scène, oui, pour le donner aux autres. Pour l'énergie qui
me reste après douze heures de labeur dans un champ de
patates. C'est redonner la patate sur scène que j'ai ramassée de
mes mains. (Rires)
Pour faire un lien entre mon ancienne vie et ma nouvelle. J'avais
un peu abandonné la musique et le fait de monter sur scène
aussi. J'ai repris un groupe depuis un an qui s'appelle Harry
Cover et John Duff (jeu de mot : haricot vert et jaune d'œuf).
Donc c'est bien dans cette recherche d'équilibre de ne pas faire
fi du passé.
Comment
canaliser
toutes
vos
expériences ? Comment gérez-vous la
mondialisation de votre personne ?
Steven : Moi je me dé-mondialise, je dirais que je me localise.
Tout en étant conscient des enjeux mondiaux. Peut-être que les
grandes luttes me déçoivent un peu, peut-être que je n'y crois
pas vraiment, même si j'ai tort. Je préfère dans mon quotidien
faire le jardin. C'est peut-être un acte politique à l'heure
actuelle ? Donc voilà ça serait mon créneau.
Et puis aussi s'investir dans des réseaux sociaux locaux pour
garder une certaine cohérence dans son discours. J'ai
l'impression qu'à mon niveau je ne détiens pas toutes les clefs
pour comprendre, juger ou avoir un discours politique globaliste.
Je ne me sens pas les épaules pour ça. C'est compliqué d'avoir
tous les tenants et les aboutissants de l'histoire. Il y en a d'autres
qui le font sûrement mieux. C'est pas mon truc, mais je reste à
l'écoute du monde. J'ai envie de me soustraire à la société mais
pas au monde et à son devenir. J'en fais partie intégrante. Je n'ai
pas envie d'habiter dans un tipi et ne plus voir personne.
Te sens-tu marginal ?
Je me sens dans le monde et solidaire par rapport à des
minorités ou des hommes qui peuvent vivre des expériences
plus dures que nous, parce qu'ils subissent la mondialisation de
manière plus frontale. Je me sens marginal par rapport au
modèle de société mondiale qu'on nous propose. Mais
complètement intégré et partie prenante de l'évolution du monde
et des Hommes.
Karim : Alors que dire ? Je dirais plutôt qu'au contraire je suis en
train de me re-mondialiser. Dans le sens où, adolescent et préadulte je n'ai plus eu confiance dans une quelconque possibilité
d'améliorer le monde ou dans une grande théorie qui permettrait
d'avancer clairement. Donc je suis parti dans tous les sens. Je
n'en avais plus rien à foutre, c'est peut-être cette période de ma
vie qui voulait ça.
Maintenant je suis en train de revenir un peu dessus. J'ai repris
le voyage après avoir arrêté quelques années. Du coup je me
reconnecte à des problèmes globaux. Je me sens plus sensible
à ce qui se passe au niveau des manifestations, etc, parce que
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je m'en fichais un peu.
Karim : Oui, non, peut-être...
Je vois que dans mon fonctionnement idéologique je me remets
à avoir besoin d'une théorie de fond un peu systémique, d'une
pensée qui engloberait tout. J'essaye de nouveau de me coller à
des idées comme ça, parce que ça aide à avancer, parce que
c'est peut-être quelque chose qu'il faut que je montre à mon
gamin. Et aussi les urgences aidant, urgence écologique par
exemple, je me remets à être extrêmement économe, donc je
harcèle les gens autour de moi : mon collègue de travail, mon
colocataire, ma meuf, je les harcèle (Rires). Je suis capable de
tout calculer, cela paraît hyper radin mais j'ai été élevé comme
ça, avec une conscience militaro-religieuse ! Dans laquelle on
apprend que la vie c'est dur et que c'est à force de travail que
s'obtiennent les choses. Avec l'avantage que cette théorie
pourrait peut-être permettre d'assumer le nombre de personnes
sur cette terre. C'est tellement chiant pour les autres que tu as
intérêt de te justifier en prétextant que tu sauves la planète
sinon, ils ne comprennent pas pourquoi t'es comme ça !!
Steven : Je suis vraiment en train de réaliser quelque chose.
Cela me manquait, me rongeait de ne pas réussir à aller
jusqu'au bout. C'est vrai que dans notre société on a un tel panel
de choix, d'activités que j'allais un peu dans tous les sens. Je me
sens plus en accord avec moi-même donc plus apte à rencontrer
d'autres personnes. Je suis sur un chemin qui me convient bien
et pour ça les Cévennes m'ont énormément servi parce qu'elles
m'ont sorti de mon milieu et il ne m'aurait pas comblé. J'assume
ce que je dis, voilà c'est tout, je remercie les Cévennes !
Où en êtes-vous de la réalisation de vos
rêves concrètement ? Est-ce que vous
sentez-vous libres ?
Karim : Moi je suis encore instable : réalisation ? Non je risque
de ne pas avoir la bonne configuration psychologique, je pense
que je vais rester cheminant. Donc pour l'instant je vais un peu
de Cévennes en Cévennes. C'est le cadre de base, le leitmotiv
de ma vie cet imaginaire cévenol. Je le retrouverai ailleurs. Ici la
grosse surprise c'est le dynamisme de cette petite campagne qui
est quand même assez 'classe'.
Est-ce que je me sens libre pour autant ? Je ne sais pas, je me
verrais mal revenir au salariat, c'est quand même bien d'avoir
son quotidien dans la main. Je pense que je m'en sors bien, il y
a des jours où tu me demanderais et je serais totalement négatif,
mais aujourd'hui ça me paraît pas mal... après avoir dit tout ça.
Quelles sont vos impressions sur le monde
contemporain et futur ?
Steven : Je suis plutôt pessimiste, je ne crois pas qu'on se
réveillera à temps. Mais on peut sauver des choses si on change
notre façon de vivre, de voir. Donc je veux rester positif mais j'ai
une crainte.
Est-ce que tu penses qu'il y a beaucoup de
personnes qui mènent votre style de vie ?
Steven : On s'est déjà posé cette question-là. Nous avons
l'impression que les gens se posent des questions ici ou dans
d'autres régions rurales, mais quand on bouge un peu, des fois,
on se rend compte que les gens n'en ont rien à faire. C'est
partagé, je crois que la culture et l'anti-culture vont ensemble.
Plus la société productiviste de l'hyperconsommation se
développe plus du côté de l'anti-culture, il y a des gens qui
choisissent de se battre, de résister ou de faire leur révolution
individuelle. C'est ce que j'essaye de faire, bien qu'il y ait encore
du chemin à faire, me concernant !
Karim : Je suis très pessimiste, je pense qu'on est allé trop loin.
Je ne trouve pas que les consciences s'éveillent, on va passer
par une phase de violence. Ceci dit, l'Histoire a toujours marché
comme ça. On a énormément avancé d'un point de vue
technologique mais très peu d'un point de vue spirituel. Nous ne
sommes pas capables de nous prendre en main, ni l'avenir de
l'humanité. Je pense que nous allons passer par des phases
violentes et des bains de sang qui vont déboucher sur autre
chose bien sûr. Le pouvoir n'est pas entre nos mains,
concrètement ce n'est pas nous qui avons les armes ni le
pouvoir. Nous avons en face de nous des gens hyper équipés
avec une capacité de réflexion et d'actions énorme. Même un
peuple aujourd'hui n'est pas assez fort pour lutter contre une
armée.
Au-delà de cette opinion très pessimiste sur l'avenir, j'essaye de
véhiculer des idées optimistes au quotidien, j'ai un enfant, il faut
avancer, il faut se battre localement.
Il y a plein de bonnes choses chez les gens, dans toutes les vies
que je vois ici, je trouve des idées sympas, mais il manque la
capacité de s'organiser. De prendre le problème à bras le corps,
de générer des idées, d'assumer les efforts que cela va
demander en termes d'organisation, du danger qu'il y a devant
nous, je ne vois personne prêt à ça. Je ne sens pas quelque
chose qui me porte espoir même ici autour de moi. Même au
sein de projets alternatifs je vois des gens qui souffrent
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beaucoup et qui sont mal organisés dans leur vie. demander en
termes d'organisation, du danger qu'il y a devant nous, je ne vois
personne prêt à ça. Je ne sens pas quelque chose qui me porte
espoir même ici autour de moi. Même au sein de projets
alternatifs je vois des gens qui souffrent beaucoup et qui sont
mal organisés dans leur vie.

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