Maître KariM Haïdar
Transcription
Maître KariM Haïdar
saveurs Maître KariM Haïdar jongle avec l’art culinaire libanais Qui aurait pu prédire à cet éminent avocat qu’il quitterait un jour son cabinet et son poste de professeur à la Sorbonne pour devenir, dix ans plus tard, un des chefs les plus inventifs de sa génération? C’est sur un coup de tête que Karim Haïdar décide d’abandonner une brillante carrière de juriste pour se lancer dans le “revival” de la gastronomie libanaise. Il utilise des produits du terroir dont il cherche à multiplier les usages pour offrir des plats dont la présentation raffinée en fait de véritables œuvres d’art. I l faut savoir qu’à l’époque, Karim n’avait aucune notion de la cuisine de son pays natal, mais maîtrisait parfaitement les secrets des saveurs occidentales et asiatiques. Est-ce le sens du défi qui le pousse à ouvrir un restaurant libanais à Paris? Toujours est-il qu’il fait un “stage” intensif auprès de sa tante au Liban où commence à germer dans son esprit l’idée de moderniser l’art culinaire séculaire du pays du Cèdre. 174 8 FEMME Snaynié amusé à la décliner en différentes couleurs, en variant les espèces de poissons et les condiments. J’en ai créé une jaune au safran, une rouge aux rougets sur fond de tomates, une noire à base de turbot à l’encre de sèche, une orange au homard ‰ D.R. L’arc-en-cieL de Siyadié! Le restaurant Fakhr El-Din à Londres fait appel à ce jeune chef aux idées innovantes afin d’apporter un peu de fantaisie à sa carte. Le résultat est bluffant! Karim se lance dans l’élaboration d’une carte ultramoderne où la sacro-sainte Siyadié se décline en une multitude de versions dignes des couleurs d’un arcen-ciel! «La Siyadié telle qu’on la connaît au Liban est blanche ou alors brune lorsque l’on fait frire les oignons. Alors je me suis saveurs KARIM HAÏDAR «Il s’agit de prendre le patrimoine libanais et de l’exploiter.» Vous débordez d’imagination quand il traditionnelle alors que le goût, lui, est s’agit de détourner des ingrédients de foncièrement libanais. Quel est le secret? la cuisine libanaise pour concocter des La présentation est un domaine où l’on recettes étonnantes… a beaucoup de progrès à faire. on a on a tendance à penser que la cuisine tendance à croire qu’un homos ne doit libanaise est figée. Personne ne être servi que dans un ramequin avec s’est demandé; comment peut-on une rigole tout autour, du paprika et multiplier l’usage des produits que des dés de poivrons. Quant aux plats nous avons à notre disposition? il ne cuisinés, ils sont présentés comme une s’agit pas d’inventer des plats mais plâtrée de cantine. or, on peut faire de prendre le patrimoine libanais d’une simple assiette d’épinards et de existant et de l’exploiter. Prenez la riz une présentation très esthétique! en mélasse de karoub. on a l’habitude ce moment, je mets au point un knéfé de la mélanger avec de la mélasse de en forme de boule, au centre de sésame, un point c’est tout. c’est laquelle je peux intégrer du sirop de dommage de limiter le karoub à un fruits ou une pépite de chocolat. il n’y seul usage! eh bien, j’ai intégré le a rien de révolutionnaire au goût, mais karoub dans une sauce à l’arak afin la présentation est originale. d’y plonger une poire pochée. c’est un délice! en France, tout le monde Pensez-vous que la cuisine libanaise se cuisine au pastis. nous avons l’équi- prête à la “fusion”? valent libanais qui est l’arak, que dans la fusion, il faut avoir deux cui- l’on n’utilise que comme boisson. Moi, sines qui sont au même niveau. notre bouchéeS cocktaiL je cuisine à l’arak. outre la poire cuisine, malgré son grand âge, est j’étais à un congrès sur les cuisines pochée à l’arak, j’ai élaboré une encore jeune. À un moment donné elle méditerranéennes. Ferran adria, le roi recette de rascasse accompagnée de a cessé d’évoluer. elle risque donc de de la “cuisine moléculaire”, était bourghoul au fenouil et à l’arak. Ça perdre de son identité en fusionnant présent mais également de nombreux plaît énormément! avec d’autres. il faut être très fort pour chefs qui se lançaient dans ce genre de pouvoir “fusionner”. Je pense qu’il cuisine “gratuite”! ce que je veux dire Pourquoi avoir choisi de consacrer faut attendre un peu avant de se par “gratuite”, c’est lorsque la technique votre nouveau restaurant “La branche lancer dans ce concept. cela dit, je n’est plus au service du goût. du coup, d’olivier” au poisson? n’aime pas me lancer dans la “fusion” on se retrouve dans une situation où La plupart des restaurants libanais ont gratuite, comme, par exemple mettre du l’on crée une assiette uniquement pour une carte plutôt axée sur la viande. Je wasabi dans du motabbal d’aubergine, utiliser la technique. c’est dommage! voulais rappeler que nous avons avant histoire d’ajouter un ingrédient Les très bons chefs ne font pas ça; ils tout une culture du poisson. devant exotique dans un plat traditionnel! Je partent d’une idée de saveur, de l’étonnement des clients, je leur explique préfère plutôt chercher une “fusion” consistance, et ils se demandent que le Liban s’étend sur 210 km de qui possède un sens culinaire mais ensuite comment faire pour y arriver. littoral et 50 km de profondeur! Je également lié aux racines. Je serais Là, ils utilisent une technologie à bon trouve qu’il y a de multiples possibilités éventuellement tenté d’associer cuisine escient. À ce congrès, j’ai vu un chef pour faire évoluer une recette de vénitienne et libanaise. il y a un qui, pour concocter une assiette, a poisson. enfin, ce qui a sans doute rapport historique entre Venise et le utilisé vingt technologies différentes! appuyé mon choix, c’est que dans les Liban; du temps des émirs du Liban il y c’était hallucinant! À la fin, lorsque l’on précédents restaurants où j’ai travaillé, a eu des relations qui ont induit des regardait l’assiette, on se demandait on me poussait constamment à créer influences culturelles mais également si on avait vraiment envie de goûter… des plats à base de viande. J’ai ressenti gastronomiques entre les deux pays. Ça ressemblait plus à une expérience une certaine frustration. chimique qu’à de la cuisine! Pensez-vous qu’il y a un avenir pour la dans “La branche d’olivier”, l’allure cuisine libanaise “moléculaire”? Si vous étiez un plat vous seriez… des plats est bien loin de la cuisine ah oui! Mais attention… il y a un an, une caille rôtie! (Rires) 176 8 FEMME saveurs creVetteS cocktaiL LE SAVIEZ-VOUS? La fleur de la “bamia” est tout bêtement une fleur d’hibiscus. alors que cette fleur est complètement ignorée dans l’univers culinaire libanais, karim haïdar s’est attelé à en faire une fleur confite, sucrée et à l’associer à la “achta”. résultat: une exquise coupelle de “achta” surmontée d’une fleur d’hibiscus sucrée. rangée de deSSertS ‰ accompagnée de potiron. Après cela, j’ai “pété les plombs” et j’ai fait une Siyadié rose! (Rires) C’était de la dorade rose et j’ai remplacé les oignons frits par des pétales de roses frites. Il y avait un net goût de rose. Pour renforcer la couleur, j’ai utilisé de la betterave en guise de colorant naturel. J’en ai même fait une verte, avec des herbes!» une réVoLution cuLinaire Karim avoue qu’au début, le public était choqué! «Alors que tout le monde trouve normal et même souhaitable qu’un chef français s’amuse à faire des associations originales, un chef libanais n’a pas le droit de changer la tradition. On dirait que les gens s’attendent à ce que l’on reproduise la carte d’un autre restaurant libanais. On modifie les prix, on corrige les fautes d’orthographe (Rires) et on sert la même chose! Vous savez, on ne peut pas proposer 50 mezzés et 15 plats et servir quelque chose de frais et de qualitatif. Ce n’est pas possible de faire de la “cuisine minute” dans ces conditions. Lorsque je m’adresse à des fournisseurs de restaurants libanais et que je demande une espèce de pomme de terre particulière, ils ne comprennent pas pourquoi je ne me contente pas d’une pomme de terre “normale” qu’ils fournissent à tous les restaurants libanais de la capitale. Ils ne saisissent pas la nuance. Du coup, pour des demandes précises, je suis forcé de m’adresser aux fournisseurs des 178 8 FEMME restaurants gastronomiques français.» Depuis le lancement du très branché restaurant Liza dont la carte a été élaborée par Karim, il semble que les gourmets libanais commencent à s’ouvrir à cette “nouvelle cuisine” libanaise. “La branche d’oLiVier”, Le teMPLe du PoiSSon L’énorme succès rencontré par le livre “La cuisine libanaise, d’hier et d’aujourd’hui” que Karim Haïdar a élaboré avec Andrée Maalouf (préfacé par Amin Maalouf), a encouragé le chef à se lancer dans une nouvelle aventure: l’ouverture d’un restaurant entièrement dédié au poisson. Les produits de la mer sont déclinés en un mezzé de la mer servi les samedis midi. Karim propose entre autres mets, un assortiment de kebbé de crevettes, de lotte, de thon avec du thym sauvage, le tout accompagné de sauces variées. Le chef explique: «J’ai commencé par prendre le patrimoine libanais existant, pour ensuite pousser plus loin. Pour moi c’est une évidence: du moment où l’on sait que le kebbé consiste à mélanger du bourghoul avec un autre ingrédient, pourquoi alors ne pas réaliser des associations diverses?» Un autre détournement de plat très réussi concerne notre “bamia” national; il a éliminé la viande et l’a tout simplement agrémentée de crevettes avec une sauce à base de bisque de crevettes. Le résultat est d’une finesse exquise! r.c.