Antoine Cozin
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Antoine Cozin
Antoine Cozin Sous la jupe du Tigre 1 J’étais comme ça, enroulé à cette merveille de petite garce élastique, bien résolu à laisser le monde là où il était, c’est-à-dire dans le caca, parce que j’étais bien là, dans ce paysage insolent et sans bavure, le dernier plaisir gratos qu’on enlèvera jamais aux hommes, juste le soleil et puis un cul qui brille en contrejour, la belle vie en quelque-sorte, ouais, le travail il pouvait m’oublier, il pouvait partir loin, très loin ! moi j’avais un cœur à dynamiter, j’avais une fusée à faire décoller, et j’étais là, j’étais bien, peinard comme on dit, et je me suis dit, putain mon gars, le Paradis perd ses cheveux et tu marches sur son plus beau fil. Quelle délicieuse imposture ! Dans les plis de sa robe, il y avait le visage du couturier qui me faisait un clin d’œil. Droite. Gauche. Droite. Gauche. Brave homme ! Il avait pensé à un tordu comme moi, quand il avait resserré les coutures. Autour de moi, y’avait Paris qui remuait mais c’était bien pâle. J’étais pas convaincu, voilà tout. Où qu’ils allaient les gens ? Pourquoi qu’ils faisaient semblant de bouger ? Hé suivez-moi les gars, j’ai trouvé la sortie ! Les mollets tressautaient, soubresautaient, activant de subtils pistons dans le fessier, quelque boîte à musique dans le creux des reins. Voilà une femme qui savait manier l’Ustensile ! Voilà ce que je me suis dit. Par ici autour d’elle, ça sentait l’encre brûlée, une poignée de framboises aussi. Bien prélassé dans son canapé confortable, mon nez promettait des parfumeries de jolies phrases. Je me voyais déjà, penché sur ma lampe de chevet, armé d’un canif impitoyable, ma folie dans une lame d’acier, éventrant l’indélébile dans mes testicules Ŕ un roman, sans aucun doute. Très grand roman. Foisonnant. Étincelant. Immuable ; éternel, vraisemblablement. Ouais, un joli torchon, à tout point de vue. Elle prenait un trottoir, je prenais ce même trottoir Ŕ nous nous aimions par télépathie. Elle m’aimait, cette poterie enduite de pétrole, elle m’aimait, indiscutablement, 2 infailliblement, de ce même et pur amour qui me consumait, il y avait le crépuscule, il y avait le silence et son cul comme une tâche de café, et mon corps était couvert de braises et de baisers et nous marchions ensemble, deux foutus instruments à cordes qui s’en vont cueillir les falaises ; si nous marchions à quelques pas d’écart, c’était par simple pudeur Ŕ je veux dire, c’est vache d’aimer au milieu d’un cimetière. Ouais. C’est une petite brune comme ça qu’il te faudrait, pétillante et astucieuse comme pas deux. Qui te prend le paquet, qui te l’empoigne pour le jeter au hasard des bombes, tout là-bas dans ce pays aux draps de soie d’où l’on ne revient jamais. Tu parles d’un assassinat moelleux ! J’étais à l’ombre des tracas sous mon palmier immense et j’étais bien, peinard, à contempler l’horizon monter en neige. Ouais ouais ouais mon vieux, question cuisine et glaçage, c’était une putain de crème fouettée si tu vois ce que je veux dire. Le béton il se refaisait une beauté du coup, et puis tout le reste aussi. Ma parole, même les feuilles mortes l’étaient plus tellement. Et qui est-ce qui se les tape, celles-là ? Sûrement un salopard flanelle. Ouais. Je vois le genre. Bien, bien, une conasse de plus que t’auras jamais. Le cul a tourné à droite et moi à gauche ; mon cœur de tubard a toussé, j’ai honoré le trottoir de la Rue des Acacias d’une splendide aquarelle. 3 J’arrêtais pas de chercher du travail, vraiment, ce serait vache et pas du tout exact de dire que je n’y mettais aucune bonne volonté. Je le jure, j’essayais. Je donnais de la formule de politesse, mes plus beaux sourires de faux-cul. Je mettais même ma chemise bleue. Le problème, c’était ma tête. Je crois que j’ai pas une tête de travail. C’était là que je situais le problème. Ma gueule de fils de pute. Quand même, ça m’emmerdait un peu de revenir à la maison les mains dans les poches, avec rien d’autre que quelques flouses perdus au poker. Là-bas, je savais ce qui m’y attendait. On m’y harcelait, c’est la pure vérité. Aucun répit. À peine la porte fermée que le daron me bondissait à la gorge. ŕ T’AS TROUVÉ ? ŕ NAN PAPA, Y’AVAIT RIEN QUI ME CORRESPONDAIT AUJOURD’HUI. Il retournait grogner dans ses toiles d’araignées. « Y’A JAMAIS RIEN QUI TE CORRESPOND, SACRÉ FILS DE PUTE ! » Le pire, c’est que je mentais pas. Tout ça, c’était juste que des soucis d’incompatibilités. On me brimait, on me comprimait. On voulait me laminer, m’anéantir. On voulait faire rentrer un incendie dans les dimensions d’une ampoule rectale. On voulait m’éteindre, je vous dis. Des fois, je me regardais dans la glace en me disant que le monde était jaloux d’un tel Éclat. Même la glace ne méritait pas vraiment mon reflet. Trop splendide pour le monde, voilà ce que je me disais. Mais les femmes, alors, qu’est-ce qu’elles attendaient ? Attendons la Femme, je me rassurais. Bien souvent le travail consistait à sourire à celui à qui on avait pas DU TOUT envie de sourire. Taille moyenne, dents bien rangées, coiffure d’enculé. Tas d’ossements à rebours. Ce gars-là, ce véritable fils de pute, et bien c’est ce gars-là à qui vous deviez obéir. Vous aviez signé un contrat qui l’attestait. Cette 4 engeance a du flair, un vrai flair de vermine, pour débusquer les hommes libres des cadavres. Vous étiez dans son camp, ou dans celui d’en face. C’est à cause de ce genre de mecs qu’on en pousse d’autres aux pires extrémités. Et le pire c’est qu’à la fin, les fleurs et les beaux discours décorent la mémoire d’une charogne. Je vous le dis moi, je vous le dis, les meurtriers sont bien souvent de braves gens. Le monde est injuste, que voulez-vous. Y’avait d’abord eu ce sex-shop à Pigalle. Pigalle, j’aime bien. Y’a pas à dire, j’me sens comme à mon aise parmi les putes et la crasse. Ouais. Pigalle, ça sent le sang Ŕ Pigalle c’est délicieux. Je mangeais mon kébab, baignant dans la mayonnaise fluorescente des lumières molles. Je m’imaginais maquereau dévoré par les mites, éventrant ma pute à vérole, ou bien alors gangster tassé dans son bureau, verre de gnôle ambrée à la pogne, tirant à vide avec son canon énorme. J’veux ma part, Jo, et j’la veux tout d’suite. Du calme, du calme Tonio, tu vas l’avoir ta putain d’part. Il m’faut juste le feu vert du book. Feu vert mon cul… fais ta prière, Jo, p’têtre que les anges sont plus tendres avec les salopes. BANG BANG ! Ouais ouais ouais, la débauche moi ça me fait travailler l’imagination. Le sex-shop à Pigalle, donc. Ça sentait le sperme, on nageait dans les odeurs de sperme. Y’en avait du fruité, de l’anisé, du salé, du cent ans d’âge, par croûtes et par clafoutis, y’avait même du sperme aux framboises, c’est le sperme des dauphins roses. Un truc vachement rare. Mon interlocuteur était ce type aux yeux perdus dans le lointain d’orbites sombres. J’avais l’impression de causer à un fauteuil, un parapluie désossé, un vélo mort ou un prolapsus poussiéreux Ŕ n’importe quel vieux machin qu’on aurait oublié à la cave. Moi ce qui me préoccupait, c’était le matériel des employés. J’ai demandé si on pouvait porter des gants. Le gérant, le gars aux orbites, il avait plissé le front. Y’avait du chauffage, qu’il m’a dit. Pas besoin de gants. J’ai voulu lui expliquer mon eczéma, j’ai voulu lui expliquer que la peau est du coup vachement vulnérable. Moi je voulais pas tellement goûter aux millésimes des clients. J’ai voulu lui expliquer tout ça. Mais j’ai vu son regard, j’ai vu tout au fond. J’ai compris que ça servait à rien. Et puis y’a eu le salon de massage naturiste. Là, ce job me bottait vachement parce qu’on était vachement bien entouré. Sans blague, le travail le plus chiant il devient bonnard aussitôt qu’on travaille avec des gens qui savent encore un peu se marrer. Pareil si les collègues en question sont pourvues de formes façon Ferrari, avec le moteur à l’arrière et les fuselages crème. Vous voyez bien, j’en suis sûr. On regarde tous ce genre de filles. Bon. Mais n’est pas réceptionniste au salon naturiste qui veut. Non non non. Ils veulent des Héraclès, là-bas, des 5 bourrins aux bites nucléaires. Il fallait que je puisse en niquer trois de mon choix sans débander. C’était le test pour obtenir le job. J’ai pas tellement réussi le test. Tout de même des fois, c’est sympa de chercher du travail. Je veux dire que si chercher du travail se résumait à ça, le chômage morflerait sacrément. Ça serait irrésistible. Faudrait que j’en parle au premier ministre, quand je serai président. Y’a eu ce bar, là, le « Jet Mauve ». On voit tout de suite le truc. C’est un endroit où l’on va pour se faire enculer, voilà. Là-bas, ils cherchaient un barman. Y’a le rabatteur qui rabat un pigeon, et puis l’allumeuse qui allume le pigeon, et puis le barman qui l’arrose. Le barman, c’est le finisseur en quelque-sorte, le jardinier si vous me permettez la métaphore. C’est pas ce qui me botte le plus, jardinier, mais c’était quand même le premier plan sur tout un tas de conversations qui devaient être fendardes à écouter. Dans ce genre d’endroit, on te presse le gars. On te le disloque. Le gars repart sans rien, ou parfois avec un poignard dans les tripes, s’il fait son héros. Mais les héros sont rares et les poignards courent les manches des ultrasensibles. Tout le monde sait très bien ce que sont ce genre de bars, tout le monde le sait parfaitement ; mais quand même, des gars y vont s’y échouer. Beaucoup de gens se sentent seuls, vraiment, dans les grandes villes. Y’a des soirées qui sont longues à réfléchir ou attendre le sommeil, très longues parfois, dans son cube de papier-peint minuscule. Dehors c’est différent. La rue, les néons, le monde, c’est plein de jolis leurres pour l’insomnie. C’est pour ça qu’on allume les réverbères, la nuit. J’aimais bien le « Jet Mauve », y’avait un aquarium géant avec quelques beaux poissons rares dedans. Notamment un tigré et tout, quelque-chose de plus magnifique qu’une femme en sous-vêtements. J’ai demandé au patron ce que c’était. Il a répondu DU POISSON. Un intellectuel, vraiment. Il a embrayé sur quelques questions d’usage, rien de bien méchant, le cirque habituel dironsnous, et puis d’un coup quelque-chose d’interlope a comme roulé de sous son grand imper, un moment il a retiré ses lunettes de soleil fumées et alors j’ai pas du tout aimé son regard, vraiment pas, et quand il m’a demandé comme ça si je voulais pas me mettre à l’aise des fois, que lui il aurait bien envie de se mettre à l’aise, si je le lui permettais, qu’on avait qu’à se mettre à l’aise ensemble, comme les deux foutus poteaux qu’on était ! que le salopard me sort dans la foulée une petite nuisette mauve de son cru, vrai, je vous jure, de sa manche qu’il me sort sa merde, ce véritable fils de pute, et de me demander si des fois j’aimais pas m’habiller en femme, pour plaisanter, hein, seulement pour plaisanter, je me suis dit encore une fois que le « Jet Mauve » et moi, ça n’allait pas coller. Incompatibilité majeure. Seulement pour plaisanter. Mon cul. 6 Du coup, j’ai un peu laissé tomber l’idée de bosser à Pigalle. J’étais pas refroidi, non, mais je me suis dit que Pigalle n’était pas tout à fait prêt à accueillir son Prince. Un moment, j’ai même été démarcheur téléphonique ! Chaque jour, j’avais une nouvelle connerie à vendre, un truc inutile auquel je devais trouver l’utilité d’être nécessaire à des gens qui n’en avaient absolument pas besoin. L’humain c’est une fine couche de beurre sous les tas de ferraille. C’est là qu’il faut gratter. Attendez de l’avoir, monsieur, vous verrez ! Vous verrez à quel point vous en aviez besoin, maintenant que vous l’avez ! Je faisais ma petite messagerie qui répète sa comédie jusqu’en avoir mal au crâne et l’envie de dégueuler. Vous vous rendez pas compte le sang-froid d’empereur que demandent ce genre de métiers. Le boss dans son bureau écrase une cigarette dans le cendrier, il a bavé de la cendre sur son col, il pue les cernes et les pellicules maussades et l’urine sèche, quand vous croisez son regard on dirait qu’il va pleurer. Alors on détourne la tête, on époussète ses épaulettes, on enfile son chapeau melon et on court tête baissée à la rencontre des murs. On se débat avec des fantômes, des voix lointaines et abstraites qui distillent leur venin nasillard par ondes électromagnétiques. C’était comme de croquer des noyaux, indéfiniment, jusqu’à ce que vos dents se déchaussent. C’était une situation pernicieuse, ça vous taillait les nerfs en lame de rasoir. À la fin de la journée, j’hésitais entre mourir et composer un ultime numéro. Vous me croirez jamais si je vous disais qu’il y avait des gars qui faisaient ça depuis des années. Ils ressemblaient à des plaques de tôle. Plus tard, j’ai sympathisé avec ce mec à une table de poker. Un bon joueur, soit dit en passant. Un peu trop sûr de lui à mon goût, mais avec la plupart des gens, cette attitude marche au poil. Le poker donne des leçons tout à fait intéressantes sur la vie en générale. À mon avis, le poker et la vie marchent un peu près de la même manière. Seulement mon problème à moi, c’est que je suis très mauvais au poker. Passons. Donc ; on est à côté, on commence à comme qui dirait faire connaissance au détour d’une main, d’un coup bien négocié. C’est comme ça que ça se passe au poker, si tu amasses les jetons, si tu commences à gagner, les gars vont venir déconner avec toi, ou du moins, ceux qui sont dans la même situation que toi Ŕ puisque je vous le dis, c’est exactement comme dans la vie. Donc. Figurez-vous un peu le tableau. Bla bla bla, joli coup mon pote, fallait aller le chercher celui-là, quel As ! ouais ouais ouais, ferme un peu ta gueule tu veux ? Va roter tes oignons ailleurs, vieux, on n’est pas assez intime pour ce genre d’affaires. Quand même, voilà qu’on discute un peu. Pas 7 désagréable le type. Pas trop désagréable, dirons-nous. Du coup, je parle un peu de mes problèmes d’incompatibilités et lui me refile l’adresse d’un gars qui cherche un gars qui cherche du boulot. Le gars en question, il a des tonnes de voitures, il aime bien qu’elles brillent. Un gars bourré de compatibilité, m’avaitil assuré ! Un foutu couteau suisse, ma parole. Sur le coup, ça m’a semblé bonnard, comme condé. L’avantage des bagnoles, je me disais, c’est qu’au moins elles te font pas chier. Enfin c’est ce que je me figurais. Pourquoi pas, pourquoi pas, j’ai fait. J’ai pris son papelard avec le numéro du gars ; et puis j’ai pris tous ses jetons aussi. AA contre AK, ça pardonne pas. Il a touché son roi à la turn, mais ç’a pas suffit. Bye-bye poteau, et merci pour le tuyau. On s’est serré la pogne et la sienne était pleine de couteaux. C’est comme ça, le poker. On se coudoie, et puis on se massacre. Pour information, le tournoi je l’ai pas gagné. Je suis vraiment nul, à ce jeu. Franchement. Y’a toujours ce moment où j’en ai marre et où je veux tout, et je le veux tout de suite. Bien sûr, ce genre de comportement n’est pas compatible avec tout ce qui demande du temps. La vie en demande pas mal, justement. Je suis allé voir le type. Je me rappelle même l’endroit. C’était non loin de l’Avenue de Versailles. Ça me tue, le XVIème. On croit que y’a rien que des bâtiments, et puis vous pénétrez dans une cour qui amène à une autre cour, et là des trucs sublimes apparaissent. On soulève une feuille de marbre, un taillis de portes blindées, et derrière y’a des cascades, des animaux sublimes. Ils sont pas fous les gars, leurs douceurs ils les gardent bien planquées. Celui-là était un chinois façon grosse légume vapeur. Vapeur, c’était sa consistance. Tout de suite, son odeur d’ancien dictateur, ses yeux pourris, ça m’a pas branché. Je vous l’ai déjà dit, je suis très regardant sur les hommes qui m’emploient. Y’a pas de raisons qu’eux seuls puissent faire leur petit marché peinard. Voilà comment je pense moi. Tout de même, je me suis dit, TONIO, FAIS PAS DE DISCRIMINATION, MÊME UN SALOPARD DE CHINOIS PEUT ÊTRE PAS TROP CONNARD. Belle bavure. Faut toujours se fier à son instinct, pour les gens. Avec les gens, c’est viscéral. Donc. La première voiture à laver, c’était une Mustang Ŕ un vieux modèle dont il s’est empressé de me faire savoir la rareté, et tout le tralala qui va avec. J’ai pas bronché, j’ai rien dit du tout parce que je savais très bien que ce genre de mecs n’attendent qu’une chose, c’est qu’on lui pose des questions et qu’on ait l’air intéressé, et peut-être même un peu jaloux aussi Ŕ pas de bol, mon pote. De une, moi les bagnoles j’en ai rien à branler. C’est juste un gros jouet pour occuper la vie des demeurés. Ça prend de la place, ça occupe l’espace. C’est 8 tout. De deux, j’aimais pas la couleur qu’il avait prise. C’était rouge, un rouge pétant. Vous voyez où je veux en venir ? Cette voiture, il l’avait acheté pour qu’on le voie dedans. Pour qu’on sache quel fils de pute d’obèse son larfeuille était. C’est en partie pour ça que j’aime pas les bagnoles. Peut-être que mon avis changerait si j’étais de l’autre côté du grillage. Sans doute. N’empêche que je l’étais pas, et du coup, de mon côté, le mieux qu’on pouvait faire c’était d’haïr de toute sa tripe. Voilà comment je réfléchis, moi. J’ai rien demandé mais cet enfoiré s’est quand même senti obligé de me dire combien l’avait-il payée. J’ai trouvé ça vachement cher Ŕ pour un tas de métal, je veux dire. Après tout c’est pas de l’or, quoi, c’est juste de la ferraille qui fait VROUM VROUM quand on appuie dessus. Puisque je vous le dis, ce genre de saloperies sont justes des pets pour faire vibrer les oreilles creuses. Aujourd’hui c’est pas évident de se promener sans avoir envie de dégueuler à chaque coin de rue. Sans blague, les fils de putes se reproduisent à des vitesses pas croyables. Il m’a tendu un sceau avec une éponge. À l’ancienne. J’ai commencé à nettoyer les jantes et tout de suite, ça m’a pas plu. Le chinois décanillait pas. Il restait là, tout amoureux, à me regarder faire l’amour à ses jantes. Ce salopard mâchait un chewing-gum à la menthe. Je déteste la menthe. Ça m’écœure. Les gens, ils font toujours tout pour qu’on les déteste sans avoir besoin de les connaître. J’ai essayé de me concentrer sur ma tâche, je veux dire sur les tâches, mais c’était plus possible. Il me déstabilisait. Tout devient impossible à faire si on vous le regarde faire, justement. Essayez de marcher naturellement sachant qu’un petit malin vous scrute, et bah vous y arriverez plus, plus du tout. Vous saurez plus comment faire pour mettre un pied devant l’autre. Et vous avez déjà essayé d’apprendre un cours à la bibliothèque quand y’a des tonnes de nanas autour ? Impossible ! Tout se floute, tout se vicie, c’en devient tout bonnement intolérable. Y’a des trucs qui sont comme hors de notre nature, c’est ainsi. Prenons cette fois-là où j’avais rencontré cette mannequin sur l’Île Saint-Louis Ŕ je l’ai pas baisée, je préfère préciser tout de suite, que vous ne vous fassiez pas de fausses idées Ŕ et bien je l’avais accostée comme une pâquerette et on avait fini par causer un petit moment et pour rigoler je me rappelle ce petit défilé qu’elle m’a fait, rien que pour moi, à une heure du matin dans le noir obscur, elle, sacrée garce ondulant comme une flamme, un fouet, une balle de révolver, me crucifiant avec son regard insolent, son défi immanent pour la vie des chiens, et moi qui regardait ça en me disant que d’être rien qu’un bouton de la haute couture, minuscule échancrure collée à sa peau, ça vaut mieux que toute autre espèce d’existence à la con. Ouais, y’a qu’une femme qu’est assez dégueulasse 9 pour faire ce genre de trucs, j’imagine. C’est dans les gènes, faut avoir des gènes de néons, d’enseigne de cinéma pornographique. Moi j’ai rien de tout ça et à ce moment-là, avec ce putain de chinois, j’avais pas la forme du tout. J’avais même pas besoin de le regarder, je savais qu’il me regardait. Des fois, je croisais son œil scintillant dans le reflet de sa bagnole, et ça me courait dans le dos. Vachement désagréable, je vous promets. Bon, j’ai quand même fait mon maximum pour ignorer ce tas de merde. J’apercevais sa sale gueule dans les reflets de la Mustang, mais j’essayais de pas y faire attention Ŕ je restais raisonnable en somme. Je frottais juste un peu plus fort ; je voulais effacer son souvenir. Et puis lui, il a commencé à s’énerver tout seul. Un vrai taré. Un vrai de vrai. C’était plus marrant du tout. Me demandez pas pourquoi, mais j’encourage les dingos à retirer leurs pompes. Je les mets à l’aise, sans blague, ils aiment bien me montrer leurs orteils. Là dans le garage, je me trouvais tout à l’étroit d’un coup. Je me suis senti exigu. Je vous jure Ŕ et là ça n’avait rien avoir avec mon imagination. Ce malade rentrait en transe, dans des transes pas possibles, tout seul, sans que j’aie rien fait du tout pour démanger ses érythèmes. Il transpirait, il débordait, il se tortillait là-dedans l’enfoiré, vrai, il s’énervait tout seul, à marmonner tout un tas de trucs pas propre. C’était du chinois, mais ça se voyait quand même que c’était pas vraiment de la poésie Ŕ et puis ces petites douceurs, ça m’avait l’air directement adressé. Sans que ne bouge son sourire fourbe d’empoisonneur chinois, vrai, ça bougeait pas d’un pore, pas d’un poil de cul Ŕ comme une grimace ou un crocodile qui baigne là, dans sa sauce truquée, depuis des lustres. Moi ça me faisait pas marrer, mais pas du tout. Il était pas bien costaud OK Ŕ mais moi non plus déjà Ŕ en plus que les fous ont une force démesurée, c’est bien connu ; et puis il était tout petit ce garage, il était tout feutré, glacial, parfait pour une petite saloperie à l’abri des regards chirurgicaux du grand air. J’avais la clé de chez moi dans ma poche, et je me jurais de la lui enfoncer dans sa saloperie d’œil au soja s’il lui prenait la fantaisie de vouloir goûter à sa joie blonde. Quand même, j’ai essayé de continuer un petit moment, mais j’ai pas pu. Briquer son tas de merde, OK, mais me faire assaisonner ? par un chinois, en plus ? Trop pour un seul homme. Je me suis tiré, c’est tout. J’avais la main crispée à ma clé d’appartement, mais j’ai pas eu à l’utiliser. Tant mieux, je sais pas trop ce que j’aurais fait. Ce genre de choses, ces situations d’extrêmes urgences je veux dire, on peut jamais savoir comment on va vraiment réagir. On se dit qu’il vaut mieux que ça n’arrive pas, voilà tout. Des fois au poker je recroisais mon gars. Je lui parlais pas, je prenais juste ses jetons. Fils de pute. 10 Un petit moment, j’ai travaillé dans une pizzéria aux Champs-Elysées. Quand je parle d’un patron dégueulasse, de la fine liqueur des fils de putes, de ce genre de gars à mettre trop d’eau de Cologne par-dessus le tas de merde de son gros cul lourd, trop lourd, c’est sa gueule de couille rasée de près qui me vient immédiatement à l’esprit. Je pense à lui et me dis que le monde est comme il est parce que les gars comme lui sont patrons de pizzéria. Bon. Quand même, c’était bien payé et les pourliches de russes étaient ma foi, tout à fait encourageants. Au passage, les femmes de milliardaires russes sont belles comme des flocons de neige. Ça se passait pas trop mal, c’est vrai, jusqu’à ce que cette petite nouvelle arrive dans l’équipe. Cette petite nouvelle qui mettait des petites jupes moulantes. Kenza ? Je ne sais plus bien, mais ses fesses… c’était de la petite torture innocente, ces deux rondelles de pain brûlantes. Croyez-moi ou non, je vous le dis, vraiment ça fumait presque quand elle passait sous vos yeux ! J’étais pas le seul à qui ç’avait tapé dans l’œil, faut pas croire ça, parce que c’était tout le restaurant qui était un peu chamboulé à la vérité. Les pizzas du coup, elles étaient toujours trop cuites ou pas assez. Les verres, la vaisselle, tout se cassait la gueule. Je vous jure, le bateau coulait et moi… Eh bien moi, j’étais le Capitaine. Pointes de sabres contre l’échine, j’ai comme qui dirait été cordialement poussé vers la sortie quand cette dénommée Kenza eut porté plainte pour harcèlement sexuel, voilà tout. Sombre affaire ; je le jure pourtant, je le jure sur l’Honneur de la France, j’ai l’ai aimée d’un Amour sincère. Mais l’Amour dans ce siècle de barbares, n’est qu’une larme de princesse errant dans un vomi d’ivrogne. Et puis y’a eu ce boulot à l’hôtel. Au début tout s’est bien passé puisqu’on me demandait rien à faire, sinon que de pas mourir ou de faire brûler l’hôtel. Ça me semblait tout à fait réalisable. Tout à fait dans mes moyens. La nuit on vous emmerde rarement, quelques ivrognes ci-et-là, mais le patron, lui, roupille. Et ça c’est bonnard. Quand le patron roupille, et bah on espère qu’il se réveillera jamais. Si les hommes étaient tous morts ! qu’est-ce qu’il serait facile de les aimer. Et puis y’a eu ce petit matin où je jouais aux dés avec les clochards d’àcôté. Tout se passait bien et j’étais positif de quatre euros, ce qui, compte tenu de leurs dés truqués, était pas mal du tout. L’avantage des jeux de hasard, c’est que le génie il est pas devant le débile. C’est la victoire de l’instant sur les années. Cinquante-cinquante, mec. Ce genre de jeux, on l’imagine bien, ça attire surtout les abrutis. Quand j’ai eu ce vague pressentiment. C’est quand la sirène de pompier et fait PIN-PON PIN-PON en passant comme une flèche épouvantable. C’est marrant, immédiatement, mais vraiment immédiatement, je 11 me suis demandé si j’avais sorti les pains aux raisins du four. C’est fou ce que ça cuit vite, un pain aux raisins. Quelques parties dés au calme, que le pain aux raisins il a des envies de grandeurs. Néron avait comme qui dirait bamboché dans mon four. Y’a eu une espèce de panique générale qui s’est propagée, une fumée noire, si noire, et des pleurs de bébés, de femmes, des gens en pyjamas gueulaient et d’autres étaient à poil, ils étaient si moches, si fripés, comme des oreillers homicides ! hérissés de couteaux à beurre, ils traquaient avidement le responsable. J’ai serré la pogne à mes deux poteaux et puis je m’en suis allé chez moi, me cacher dans le sommeil. Avec l’hôtel non plus du coup ç’avait pas tellement marché. Au fait je me suis pas présenté. Moi c’est Tonio Le Tigre. Le Tigre, c’est pour l’air de famille. Sans blague, quand j’ouvre la gueule toute la Jungle frémit. 12 Maintenant, vous devez vous poser des tonnes de questions. Et quelle gueule il a le Tonio, il est grand ou pas, il est blond, il est brun, il est noir, il est blanc, il est vert peut-être ? et puis il aurait pas des selles molles, des fois ? Les oxyures, il a des oxyures de temps en temps ? il les mangerait pas quand même ses oxyures, ce sacré fils de pute ? Et ses couilles, elles sont de quelle couleur ses couilles ? il aime les renifler, ou pas trop ? L’odeur c’est quoi, c’est du comté ? de l’ananas ? Et puis s’il pue de la gueule quand il se réveille ? Quand il se branle, il troue l’ozone ? Est-ce qu’il aurait un peu autre chose que juste un trou de balle dans la cervelle ? Ce genre de choses quoi. C’est bien normal, après tout. Je porte un vison rouge brodé dans le velours et aussi, j’ai des lèvres d’aspirateur à chattes. Écarte tes cuisses, belle pintade, j’aspire les blennorragies comme du spaghetti. Les clitoris, j’en fais du beurre Ŕ des tartines de vertige. Une fille m’a même dit, je vous le jure que c’est vrai, elle m’a même dit qu’elle aimerait avoir mes lèvres à la place des siennes. Ça serait pas beau, ça ? Tonio crucifié aux entrailles. Wonderful ! Imaginez un rien qu’un peu, la bouche rouge et rondouillarde de Tonio qui dialogue le langage des extases ? qui bave des petits bisous, des pets vaginaux ou des dauphins ? Splendide, nom d’un chien ! Je me vois d’ici, la gueule comprimée entre les cuisses de ma pintade, suant en pensant à moi-même ! Qui sait, peut-être pourrais-je m’autoféconder ? Garçon ! Garçon ! Une sodomie sans poivre, s’il vous plait. Bon, cette histoire de lèvres, c’est du bidon, aucune gonzesse m’a jamais dit ça. J’aimais bien l’idée. Faites pas trop attention à ce que je dis, parce que j’aime bien inventer des histoires. Ceux qui mentent, ils veulent seulement vivre, vous comprenez ? Les vrais salopards au fond, les vrais de vrais, ce sont ceux qui mentent mal. Moi, les histoires me donnent bon teint. En parlant de mon teint, voilà peut-être quelque13 chose qui vous turlupine ? Je suis rose, rose comme un baiser, rose comme un matin. Pink pink pink ! Pink as an old condom ! C’est l’eczéma qui donne cette couleur. L’eczéma, c’est un soleil passé à l’éplucheur. Ça vous colle une drôle de gueule de temps en temps, c’est bien vrai. Drôle est un mauvais adjectif parce que c’est pas drôle du tout à la vérité. Mais comptez pas sur moi pour me plaindre ou chialer. Après tout si je suis vachement sensible, c’est parce que ma peau l’est. Vous comprenez ? Il est des saloperies qui sont de vraies grâces, à bien y réfléchir. Maintenant l’eczéma je l’énerve plus, mais je lui serre la pogne. Ça alors ! ce bon vieil eczéma ! comment se porte-il donc, ce matin? Très vif, ma foi ! Tout de même aujourd’hui, vous n’y êtes pas allé de main morte ! Vous ressemblez à de la gelée de groseille, à dire vrai ! L’eczéma, c’est excellent pour s’affermir dès le petit-déjeuner. Mon vison est splendide. Je l’ai acheté à Hollywood. Je me suis battu avec mon pote Tonio Bis, pour l’avoir. Il a perdu deux dents et toute envie de l’acheter avec. C’est fou, ça ! Toute l’envie se situait en fait dans les deux dents de devant. Mon fulgurant uppercut du gauche tirebouchonne toute pulsion ! Moi la consommation si je voulais, je lui casserai la gueule en un uppercut bien placé. Peut-être que Staline m’eût sucé la queue s’il ne suçait pas déjà la vermine ? Non, la moustache irriterait probablement les parois de mon eczéma. Mon vison est splendide et me donne l’air d’un maquereau. Ça me botte et si vous voulez m’appeler Iceberg Tonio, je vous en voudrais pas. Je préfère Tonio Le Tigre, mais Iceberg Tonio c’est bonnard aussi. As you wish, fuckers ! Quand je passe porte Dauphine et que les travelos planqués dans leurs fourgonnettes m’allument avec leurs nibars en plastoc, je me donne un air avisé. Ouais ouais t’es mignonne sale pédale, t’es tout à fait mon genre dégueulasse et je t’aurais bien enculé mais j’ai d’autres affaires vachement plus importantes sur le feu. Alors prend une aubergine et pense à ton doudou tigré, tu veux ? Je m’allume un cigarillo et quand je croise mon reflet dans une vitre de bagnole, j’ai envie de la démolir. Quelle bagnole mériterait mon reflet ? Franchement. J’ai des chaussures noires qui font COUIC COUIC quand je marche avec et attention, attention hein, parce que je vois déjà la blague venir du grand blond à la chaussure noire, tout le tas de conneries qui va avec et que tu te figures irrésistibles parce que c’est ta bouche qui les rote. Pas de bol, vieux. Je suis pas grand. Pour me voir, faut prendre un télescope. Exactement comme les étoiles. Donc franchement, ta blague d’occaz… change de répertoire, varie, parce que si c’est tout ce que t’as dans le bide, permet moi de te dire que t’es merdique. Mes chaussures noires, elles flamboient. Voilà. Les petites talonnettes sont moins un 14 complexe que le parachèvement d’une classe innée. La cerise sur le gâteau d’un maffieux pour son millième assassinat commandité. Un mot sur mes cheveux, peut-être vous intéressera-ce ? Mes cheveux sont les rêves indomptables de lions que n’apprivoise l’éveil Ŕ au contraire, l’aurore peigne une allumette dans ma crinière ! L’ongle grand ouvert sur l’univers bâillant aux corneilles, tel un empereur qu’immole la fleur de lys ma race s’embrase, brûle sauvagement sur son trône blond. Regardez mon rostre suivre la procession des anges, je suis un tournesol qui danse le flamenco ! La nuit est ma boule de cristal dans laquelle le matin ouvre une faille pour sucer les parchemins à la moelle. Voyez-vous tous ces hommes qui traînent leurs songes à l’échine, ne dirait-on des points d’interrogations qui s’effraient de commencer une nouvelle phrase ? Ils portent leurs bijoux en bière. Pauvres petits chantiers ! Moi, je vis en équilibre sur le cil d’une explosion. Je boxe dans le vide, je suis Don Quichotte dans le vernissage sublime des culs en exposition. Je réfléchis pas, j’esquive, je pare, je cogne, le poing serré, le poing sur la table, nom d’une chaîne ! Je vis comme un coup de poing, comme un coup de rein fendant les vagins obscurs du Destin. Je n’ai peur de rien, je cogne et nous verrons bien où le Monde porte ses morsures ; j’esquiverai encore par quelque entrechat subtil, puis lui ferai une clé de bras de mon cru, jusqu’à ce que le cœur éclate en fontaine. La cravate par exemple, quelque-chose d’un horizon jaune qu’on enturbanne en étau, quelque-chose de fier où l’aorte imite la verge des chevaux. Les hanches bien crampées autour des jugulaires, je suce l’apnée sans répit ni pitié parce qu’on ne thésaurise pas ce qu’on dilapide en lâchetés, la mort à la vérité, ne vous offre qu’un sommeil de révolver. Moi je veux tout rafler, je veux tout lui voler des tripes et des sensations parce que je ne crois pas en l’éternité ; l’éternité, c’est la canalisation à la portée des cafards. Demain est un autre jour et l’infini une autre paire de manche ; c’est aujourd’hui que tonnent les canons, c’est aujourd’hui que le combat commence, demain sera un autre massacre, et l’infini une grande carcasse de cheval ; c’est dans cette chair qu’il faut vaincre et c’est dans cette chair que je vaincrai, et je vaincrai si bien, je l’aurais si bien vaincue que je demanderai Dieu en duel, fleuret contre fleuret nous éparpillerons nos étincelles, comme des étoiles neuves dans le cosmos elles ouvriront d’autres horizons, des portes et des arches à la dérobée, ce sera un combat serré, magnifique, de deux gentlemen acharnés suant sur le plus précieux des rayons du soleil Ŕ jusqu’à ce qu’il cède, jusqu’à ce que je lui crève le cœur, et alors Seigneur du Nouveau Monde, j’embrocherai le globe à l’estoc de mon arme déicide, telle une pomme bleue, telle une proie minuscule, et je croquerai dans 15 sa chair en savourant le goût véritable du Ciel. J’ai conscience du lourd poids que représente chaque nouvelle seconde, un grain de sable dites-vous ? C’est une pluie de plomb qui cingle mes veines, l’aigre-douceur d’un étrange saturnisme ; elles s’abattent comme des guillotines si près de mon oreille que je les entends siffler, frémir, s’amuser de ma triste jugulaire, comme d’irrévocables sentences elles jugent sans complaisance mon commerce de leur métal dans le temps immense. Il n’y a pas beaucoup d’autres choix que d’être l’alchimiste de ses chaînes ; guère d’autre horizon qu’un bouquet de chrysanthèmes. Tout est au bout des doigts, tout est dans la rue, au supermarché, sous la couette d’un jean bombé, derrière l’hymen d’une surprise, d’un regard à la dérobée, tout au fond, là où brille l’ampoule rectale d’une inspiration soudaine, au-delà de la main de cadavre qui veut vous noyer Ŕ le cœur n’est pas qu’un mécanisme sur lequel on lit l’heure, il doit vomir, il doit exploser pour ne point s’éteindre, il n’est pas cette femme qu’on aime qu’une fois par mois au détour d’une insomnie, on pique sa croupe sur les braises, on le parfume de dynamite, des flacons de l’Abîme, étendu comme un fil qui danse avec le vertige, qui danse avec le vide, sur le fil de chaque seconde qui coule en cristal inélastique et le cœur des hommes livides est malade, ils n’en ont fait qu’un oreiller confortable, ils sont pâles comme des montres parce qu’ils attendent que tout recommence demain, ils se masturbent en pensant à hier et attendent qu’on leur serve l’existence au petit-déjeuner tartinée sur un large morceau de pain grillé à point ! Le Tigre n’existe que parce que la Jungle est cruelle, tu piges Voltige ? Le poing sur la table, les phalanges saignent de la glace à la vanille. Mes ennemis numéro-un sont les primeurs de mon quartier. Ils figurent tout en haut de ma liste noire. Entre eux et moi, c’est la guerre ouverte et déclarée. L’argument de cette hostilité ? Une futilité, évidemment ! Plus c’est futile, plus les hommes s’étripent gaiment ! Jusqu’au jour où l’on égorgera les vendeurs obèses de pop-corn dans les complexes cinématographiques pour un pop-corn mal caramélisé. Ce jour-là, les cinémas ressembleront à un globule rouge et soyez certains que je serais du bon côté de la lame. Ainsi la guerre avec mes épiciers. Ces ladres énergumènes aux yeux fuligineux et aux moustaches perfides tancent ma soi-disant indélicatesse envers leur étalage avarié. Les avocats, particulièrement. Ces pauvres fous voudraient peut-être que le premier tombant sous ma main fût le bon ? La vie est bien plus compliquée que ces grossièretés ne laissent entendre, n’est-ce pas ? Alors bien sûr, j’essaie de leur expliquer ! Mais les épiciers ne semblent guère friands de philosophie. Le lucre le lucre le lucre ! Voilà bien tout ce qui les importe. Dans le ciel le soleil brûle 16 mais le monde lui, regarde dans son porte-monnaie… Évidemment je tâte ! Je tâte je tâte je tâte ! Je prospecte avec componction la pépite parmi la partition de vitamines. À l’amour que je porte à leurs fruits, ces cafards me répondent par les crachats ! Voyez comme on traite le Prince, lorsqu’il cajole son royaume. Triste discorde immémoriale, il est vrai ! Quand nos regards se croisent depuis nos trottoirs respectifs, nous mimons chacun tout un tas d’obscénités de notre meilleur cru et il faut nous voir, un peu ! munificents comme deux chimpanzés rivaux briguant la même banane. Une guerre impitoyable se livre ainsi dans le lugubre décor de la Rue des Acacias, et aux noyaux d’avocats rances soyez certains que je réponds sans sommation par quelque discret sabotage Ŕ ma foi fort pernicieux ! Œil pour œil, dent pour dent avec la raclure ! Aussi je fais de la boxe-thaï dans ma salle-de-bain et mes Tei-kro chassent les toiles d’araignées. Je fais même les bruitages avec la bouche. SPHH SPPH SPLASH ! LADIES AND GENTLEMEN, WE PROUD TO INTRODUCE YOU TONIGHT THE BEST, TONIGHT THE FIGHTER, TONIGHT THE BIG GUY ! TONIGHHHHHT ! TONIO TIGER ! TONIO TIGER, 69 FIGHTS, 69 WINS 69 KO’s NO DRAWS NO LOSSES ! OH LOOK AT HIM ! WHAT A MAN ! WHAT A TIGER ! HE LOOKS LIKE A MAN WHO FEARS NOBODY ! HE LOOKS LIKE A GOD FITS IN A TIGER BITE ! DO YOU HEAR ALL THOES LADIES SHOUTING FOR HIS BODY ? OF COURSE YOU DO ! Des fois mon reflet me donne du fil à retordre ; quand les coins de mon lavabo éraflent un peu de ma Puissance, mon Ire est implacable. Si je ressors avec un oiseau qui chante sous la serviette, c’est que j’ai vaincu. Mon père me voit ainsi et désespère de son divin enfant. Il se dit quelque-chose comme BON DIEU, J’AURAIS MIEUX FAIT D’OUBLIER DE BANDER. Moi, fier comme le cheval de Napoléon à Wagram, je vais dans la cuisine savourer un petit avocat mûr tout à fait. Je le mange en rêvant au jour où les avocats mettront bas le nouveau monde. Voyez ? Je suis la rature splendide d’un stylo-plume. Mes yeux ! Mes yeux ! mes perles adorées ! J’allais omettre vous parler de mes yeux, ils sont pourtant l’épicentre de mon attraction innée, saphirs noyés dans une coupelle de lait. On les regarde et on ne sait plus si on vole, si on ne rêve d’avions ou de libellules ? Voici mes filets à papillons. Les femmes me regardent et s’hypnotisent, elles s’évaporent en cigarettes suggestives quand elles cueillent les myrtilles à mes prunelles. Une femme m’a dit Ŕ une poétesse, bien évidemment, à l’amour taillé dans un potiron Ŕ cette femme m’a dit que j’inspirais à l’été ses meilleures promesses. Ma foi quand août oublie juillet, il 17 est vrai que je déshabille les nuages d’un battement de cil ! Mes cils, parlonsen ! Ils sont des mâchoires, des panthères noires, des paons ! Mes cils sont l’éjaculation suspendue d’un fleuriste en pleine absolution. Je vous le jure, des petites culottes détrempent dessus. Pour comprendre mon regard, il faut se figurer l’éclat de la rosée. Mon regard est un pied sous la table, un canapé de cuisses ouvertes et de glaces à lécher ; des cigares capiteux se consument jusqu’à l’œil de mon reflet. Les lampadaires se fendent en génuflexions quand je file dans la nuit pour honorer sa roue d’étoiles. Les femmes que je regarde vraiment dansent sur les pointes d’une partition pour piano, écrite par un Chopin, une Amphétamine. Une grâce, mon vieux ! À faire mûrir les pucelles. Vous ai-je dit qu’il me prend de temps à autre l’envie orgiaque d’être une femme ? Mais une belle, hein ! une splendeur, même ! avec du caractère et du piment sous la vulve. Et puis des reins à tire-d’aile. Et puis des lèvres au goût de raisin écrasé sur du satin. De quoi donner des érections aux miroirs, des érections dures, vandales. J’aurais, du reste, sûrement été une sacrée chienne ! Que ce doit être bon que de cuire ainsi discrètement, tel un chauffage réglant son thermostat depuis le regard des chalands ! On doit se sentir pousser des ailes par-dessus les trompes ! Quel sentiment chaleureux que de conquérir l’asphalte ainsi qu’un seigneur envoûtant ses sujets. Je passerais l’essentiel de mon temps à me pomponner, à me pincer les fesses et puis de balader mes doigts un peu partout aussi… Maquillée comme un arbre en fleur, comme l’Avenue Carnot au mois de mai, comme une rencontre inopinée en plein mois de juillet, je dilaterai les pores roses de ma peau pour mieux exhaler mon essence, pour mieux vivre ainsi qu’un parfum migraineux. Ma priorité : un cul rebondi ! Mon crédo : faire bander pour des cacahouètes ! Une torture silencieuse, une malice acidulée ! Mais attention, on ne touche qu’avec les yeux ! Ah ça, les hommes ! non merci. Ceux-là, je n’en voudrais pas le moins du monde ! C’est puant, ça colle, ça glue ! Non vraiment, sans façon, messieurs ! Une hallucination que je serais, un cauchemar liquide, une intouchable braise ! L’entrejambe enlaçant la face cramoisie du monde, j’éjaculerais dans sa pupille mes suggestions humides, je l’arroserais d’étincelles translucides, je le noierais ma parole ! Des fois, j’irais sucer des pots d’échappements chromés, des glands de lampadaires, la volupté des fontaines, et si l’envie m’en prend, ma foi ! petite ballade du côté de la Tour Effel pour faire l’amour à son sommet. Dans tout Paris j’aurais des crédits dantesques que je creuserais à coup de pelles et de décolletés, la bouche pleine de lendemains fiévreux, jusqu’à mettre la Bourse et la Banque Centrale Européenne sans dessus-dessous avec mes innombrables dettes. Talons-aiguilles 18 perçant les tripes, je marcherais à travers un monde dont le désordre de mon cul l’aurait mis à feu et à sang et où mon sillage scintillera d’une coupe de champagne indélébile. Déshabillez-vous, battez-vous, massacrez-vous, et que le meilleur gagne ! Tandis que je suçoterais délicieusement le chaos comme une friandise glacée, lançant parfois à la gueule des fauves quelque lambeau, quelque résille de ma capiteuse lingerie ; je planterai un doigt dans mon sacrum pour fomenter les passions, saupoudrer d’un peu de mon trophée aux lèvres de mes prétendants. Et les hommes qui deviennent toujours plus fous, qui s’entretuent ou créent des œuvres d’art pour la pauvre gloire d’un cul rebondi ! Puis je rentrerai dans mon palais construit par la sueur de mille esclaves, pour m’étendre voluptueusement dans les draps mon miroir. Petit salope pour moimême, je passerais ainsi ma vie entre mon maquillage et mes godemichets XXL. 19 Au fait : j’écris de la prose. Et quelle prose ! Mes intestins enturbannent jalousement un Joyau. C’est mon sexe qui manipule le pinceau. Mes mots, ce n’est pas grand-chose ! Oh, non ! C’est le minuscule rien qui les entaille d’une canine blanche qui mérite qu’on y crève sa peau. Dans mon cellophane se boursouflent un million de lueurs insaisissables, de clin d’yeux oubliés et de silhouettes disparaissant à jamais... Écrire ce qui ne peut être décrit, voilà quel attribut de télamon me suis-je imposé ! Alors j’écris, j’écris, j’écris et je coule, je déborde tel un frisson au-delà des limites quantiques de la chair humaine, j’explore les grottes, les sommets, je suis un insecte nageant dans un livre gigantesque, mes mots sont les pierres de ruines avec lesquelles je détruis les vitrines, je laque les brushings, et j’explose, je défie orgasmes divins, je me répands sur le vélin comme une descente d’organe, fard subtil sur la paupière avivée, je fais le poirier depuis une pointe de cil et retombe sur mes pattes ainsi qu’un félin lubrique, élégance en chausson molletonnés. Ploc ploc. Double salto délicat, révérence et applaudissements discrets. Bravo ! Bravo ! À votre service, braves amateurs d’art. Alors voilà, j’ai mis la Terre sans dessus-dessous pour récupérer les mots piégés tout là-haut et désormais, je les égorge au fond d’une impasse étouffante. Savez-vous que j’ai déjà plusieurs romans à mon actif ? Tous évidemment trop massifs pour être rangés parmi les prosaïques étagères d’une librairie. Qu’est-ce qu’une étagère contiendrait de bien vivant ? Quelques contorsions malhabiles. Ainsi pour l’instant, mes monstres dorment paisiblement, ils ronronnent tout au fond du paisible lac de mes pensées. Mais attention ! n’allez pas croire qu’ils pourrissent, non, l’écriture c’est quelque-chose qui demande du temps, mes monstres se mélangent en silence avec les trésors sous-marins, dans l’encre ils se font une beauté, avec patience, avec humilité, mais cannibalisme 20 aussi, ils ont faim mes mots, ils sont affamés, et en attendant de les voir jaillir du noyau gris du centre de la terre, quand tout aura alors été soigneusement mis en pièce et régurgité en un vitrail habillant le ciel, ils dilapident les heures dans les mines de crayon, dans des fortunes de pointes de ballerines, ils égrènent les flueurs, l’émotion, ainsi que neigent les brouillons, ils travestissent par l’incendie l’horrible volupté, entrelacent la soie aux cris, l’espoir à l’infamie Ŕ dans les loges de mes lumières confidentielles, ils soignent leur reflet dans un lingot d’or, mettent un doux mascara à la boucle de leurs voyelles, tandis qu’à leur jarretière dans la résille brodée, flamboie l’ivoire d’une crosse de révolver, calibre 8mm. Voilà, voilà : il faut taper fort avec les mots. J’ai notamment un ouvrage en cours d’achèvement, de parachèvement si vous me permettez l’art pompier, il s’intitule L’AMOUR C’EST DU SILICONE et parle de cette poupée gonflable, BABY qu’elle s’appelle, qui en en fait une cuillère la journée et une poupée gonflable la nuit, dont on suit les pérégrinations, le jour dans la papille du monde, au soleil du goût, tournoyant dans les éboulis de crème glacée, de yaourts et de myrtilles fraîches, c’est un fantastique alliage d’arômes ! et lorsque vient la nuit, un bol d’étoiles rentre par son méat central, et elle prend alors forme, c’est plein de jolies formes à la vérité, qui moulent de bien drôles d’idées, là voilà poupée pulpeuse crachant un cœur d’étincelle, et dans la nuit, dans le vent, on la suit telle une feuille morte dans la main des hommes, dans l’automne, la solitude du monde. Ainsi, ainsi, ainsi… Minuit brille comme l’œil d’une insomnie, comme un hibou ventru, c’est une nuit claire, une nuit féline, gaie, c’est une panse de lampadaire, passe en vent tiède un mensonge douceâtre, un effluve caramel, le ciel est léger lui aussi, il s’hérisse d’hélium, de romantisme, l’atmosphère est un étrange candélabre au halo duquel se consume Baby : voilà qu’elle s’amourache d’une épine… C’est un ouvrage obscur, je vous l’accorde volontiers, il émet une fumée noire par-delà ses flamboiements, il est chaud, puis froid, puis chaud et puis encore froid Ŕ telle une profiterole insaisissable. Mon monde est celui d’une idée trouble, embuée, dangereuse et sucrée, une idée confuse, tapie dans une pièce sombre que saturent des encens opiacés. Un velours duveteux, feutré, où dansent les motifs d’une sarabande délicate ; on y presse son doigt, c’est doux, 21 molletonné, la texture vous charme dans ses sarments flatteurs, si bien que vous y posez vos fesses, même peut-être que vous vous y allongez, et remuez un peu la croupe, pour éprouver la pamoison, pour trouver la position parfaite. Peut-être bien que vous vous y abandonnerez comme une femme qui sait aimer. Si bien qu’il vous est impossible de ne pas entamer la prochaine phrase Ŕ loin dans celle-ci résonnent une froissement de crinière, une lettre murmure à une autre, une oreille frémit comme celles des chevaux, quelques braises déposées au fond des pensées, une haleine moite souffle sur des morceaux de charbons, réveille de vives coccinelles, des insectes chauds, et l’épaisseur de ma voix sombre plane comme une onde, tout au fond où l’on peut apercevoir une splendide poitrine de femme transpercée par une raie de clarté, offrir son dernier battement au point final de mon roman. 22 Pour la description, on s’arrête là ? T’en a marre, déjà ? Te casse pas, j’allais te parler de ma BITE… ah là, tout de suite ça vous intéresse, bande de sacrés salauds ! Pourquoi y’a que la taille de la bite des gens qui intéresse le monde ? Parce que le monde est une énorme érection. Moi j’aillais vous parler de ma passion pour les avocats, mais ça, ça vous intéresse pas, l’amour, le ciel, tous ces trucs moisis à trop en avoir causé ? Le peuple réclame du dégueulasse, de celui qui jute dans ses bas-instincts ! Ma parole, quel cloaque que ce pelvis ! Besoin de petites doses de sensationnel, pas vrai ? Sachez tout de même, fussiez-vous avocadophobe, que les avocats sont bels et bien ma passion. Quand on les dépiaute, que le noyau s’exhale comme un enfant mort. C’est magnifique, émouvant. Les mots manquent, pour ce genre de beauté. Et voilà que vous vous dites que je vous ai arnaqué avec cette histoire d’avocats alors que j’ai commencé à parler de ma queue Ŕ parce que c’est bien là tout ce qui intéresse les gens. Regardez ce qu’on dit de Dali, ou de Drieu La Rochelle. Non, vraiment, c’est triste je vous le dis. Les gens pensent qu’à ça. C’est que le tueur revient toujours sur le lieu de son crime. Et qu’on vienne pas me dire que je suis un pervers ou je ne sais quoi. Je trouverais ça vachement gonflé. Ma bite est une Œuvre d’Art. Je sais pas de qui je tiens ça, et bon Dieu, je veux surtout pas le savoir, mais n’empêche qu’on peut pas nier que les darons se sont appliqués sur la fin. Joli finish. Ma peau, zéro pointé, mais ma bite… tu as un très beau sexe, un très très beau sexe, Monsieur Joli Sexe, me susurrait il n’y a pas si longtemps que ça, une admiratrice qui jouait avec ses différentes lueurs, sur un des rayons du soleil. Un beau sexe, je veux ! Je prends soin de ma Radiance, que croyez-vous ? Seul dans ma salle-de-bain, je la laisse s’épanouir, s’éparpiller ; je l’entretiens comme une femme le fait de ses cheveux, je l’inspecte sous tous les angles comme une arme à feu, jouant avec la détente, le 23 barillet. Des fois un avocat bien mûr nous accompagne… L’attention suspendue à son jaillissement, j’inspecte ses anfractuosités ; malgré son inactivité déplorable je vérifie qu’elle n’ait été contaminée par la syphilis de mes fièvres étoilées. Je la badigeonne ainsi d’onguents, de caresses inopinées, je la dorlote dans un couffin où mes fantasmes la bercent, et où ma toute maternelle dévotion, est un amour incestueux ; bien que je sache lui donner là de piètre moufles, quelques moignons d’infortunes, elle à qui seule le palais d’une odalisque va comme un gant. Quand papa n’est pas là, ma foi je me ballade nu dans l’appartement, j’exhibe en Vainqueur mes génitoires à mes tristes voisins, et ils sont jaloux, si jaloux de l’éclat qu’a mon Diadème ! « BORDEL DE MERDE, VA IMMÉDIATEMENT TE METTRE QUELQUE-CHOSE SUR CETTE HORREUR, SALE CINGLÉ ! ŕ Ah-ah ! Tremblez devant mon Boeing, pâles hommasses, Mozart est à la Baguette ! ŕ OK, J’APPELLE LES FLICS ! ŕ Qu’ils viennent, ces braves agents de l’ordre public ! Qu’ils viennent donc ! Regardez : j’ai de quoi assouvir leur soif de délits. » Tel un empereur gréco-romain, j’ouvre un peu plus la fenêtre, offrant une estrade à l’Éloquence du Savoir Universel. De là, mon trône altier m’offre tout Paris sur un coussin d’hydrocarbures, tant et si bien que je me fonds dans ce décor souverain, tant et si bien que le panorama lui-même devient l’appendice de mon attribut intemporel. Une Vergeciel, n’est-ce charmant ? Ainsi hors de ma braguette, ma Belle béer tel un abîme hallucinogène, un soldat qui s’en va qui s’en va mourir dans une tranchée de boue et de sang ; c’est une mine sous la lèvre féminine, c’est une épine, une entaille qui se décolle, une blessure verticale magnétisée par les échevèlements d’un esprit nymphomane ! Les femmes quand elles l’empoignent, je me sens comme une bouteille de champagne. À les voir ainsi, on a l’impression qu’elles épousent un Mirage ! Le genre Tour de Pise, Place Vendôme, le genre à coller le vertige aux monuments. Je les vois bien, hein, je les vois parfaitement qui deviennent dingo en conduisant l’Engin. Mon problème à moi, c’est que je suis très piètre conducteur ! J’adore les accidents. Bon Dieu, tout plutôt que de s’éterniser là-dedans ! Imaginez rien qu’un peu le jour où cette chose se prendra d’une vraie fringale, d’une fringale insensée, que ce trou en devienne vraiment un ! Alors que croyez-vous ? Mangés ! Nous serons mangés, de la tête aux pieds ! Dévorés ! déchiquetés en lambeaux de tissus caverneux. De quoi aurions-nous l’air, avec notre Virilité perdue à jamais dans un panier de moule avariées ? Comme nous aurions l’air pâte, sans notre 24 membre pour nous dire que penser ! Ainsi j’ai la volupté d’une hémorragie, je me figure ainsi qu’un paysan se dépêchant de sortir ses pommes de terre avant l’arrivée des martiens. Blop blop ! quelle odeur ! quel pétrin ! Non, vraiment, je vous en prie mademoiselle, débarrassons-nous au plus vite de cette tannée. Au parc de Luxembourg, j’attends que la nuit tombe pour me faufiler tel un chat de minuit entre les grilles. Je suis une ombre impalpable, un crachat de lune qui coule le long des graviers. Le Tigre jaillit des fourrées tel un poignard somnambule, cherche les plantes en manque de soleil. Il débraguette sa verge pour faire l’amour aux arbres et quand je jouie, mille cloporte éclatent en neuves frondaisons ; c’est un peu du printemps que je féconde dans leurs troncs. D’arbres en arbres et de fleurs en fleurs, je butine les agrumes, disperse mes lauriers. Ceux qui mettraient une oreille sous terre entendraient ma sève tailler une pipe dans les racines. Je m’en retourne dormir et rêver aux fleurs que cueilleront les femmes à leur oreille. C’est que j’aime les femmes et j’aime la flore, je les aime chacune comme les lèvres d’un même baiser. Quel plaisir d’effeuiller un string, le pétale d’un coquelicot ! Il faudrait être une brute pour ne s’émouvoir des abeilles pomper le pollen chaud. Et la rosée ! cette sémillante tristesse. Il faut avoir écouté le chant des fleurs à l’heure de la rosée pour savoir à quoi pensent les femmes qui se recoiffent au petit matin de l’amour frais. Et quelle sexualité dans un jaune d’œuf ! On croirait ouvrir un hymen. Quand je me ballade à la campagne pour aller voir les chevaux s’emmancher, je suis fier d’être un des leurs. Braves chevaux ! Regardez donc ma queue, cette sublime mustang chromée ! J’arrache un peu du vison de l’herbe et me trouve l’éclat d’une Salope Inabordable. Quand j’embroche une gazelle, j’ai toujours l’ambition d’être une rôtisserie. Ça tourne, ça grille, c’est d’une attraction folle. De la pornographie ! De la pure et simple pornographie. Mon rôtisseur, qui a toujours son tablier tavelé de graisse et son pic à volaille à la main, m’a l’autre jour confié qu’il était pour la peine de mort par rôtissage à l’encontre les pédophiles. Il regardait avec un œil d’assassin ses volailles grésiller et il larda la cuisse de quelques-unes avec son arme blanche. Les pommes-de-terres flambaient sous le jus qu’il ouvrait avec fureur ! Ainsi Le Tigre se découvre des passions de rôtisseur, la croupe d’une charmante petite pintade en orbite dans les magnétismes centripètes de sa queue braisillante, perforée, vrillée, dorée sous tous les angles, toutes les coutures ; je me branche à ses boyaux et mes couilles s’allument comme des ampoules. Des fois elles clignotent, des fois elles brillent. Ça dépend de l’amour qu’on leur donne. Depuis l’abat-jour de mes testicules, on peut même voir mes 25 spermatozoïdes écrire des madrigaux à la lueur de l’Ovule. Quand j’ouvre les portails du Paradis, je me demande toujours à quoi peut ressembler l’orgasme d’une fourmi. Si la fourmi en groupe peut marcher sur l’eau, quelle orgasme collectif, mon vieux ! Jésus-Christ paraît bien pâle, à côté de la volupté des fourmis. De fil en aiguille, je me demande à quoi ressembleraient mes toiles si mon coup de rein fût un pinceau. « PAPA, PAPA ! TU N’AURAIS PAS VU MON ÉPLUCHE-AVOCAT ? JE NE LE TROUVE PAS. ŕ J’L’UTILISE POUR ME PELER LE CUL ! AH, TU M’EMMERDES AVEC TES HISTOIRES D’AVOCATS ! BON DIEU, J’AURAIS AUSSI BIEN FAIT D’DÉNOYAUTER TA PUTAIN DE MÈRE AVANT QUE NOUS VIENNE UNE PAREILLE TANNÉE ! ŕ C’EST BON PAPA, JE L’AI RETROUVÉ. IL ÉTAIT SOUS MA PILE D’AVOCATS VERTS. ŕ FOUS-MOI LA PAIX, TU M’EMPÊCHES DE RESSENTIR ! » Un jour, je me marierai avec un avocat. Nous vivrons heureux avec nos bébés avocats que nous mangerions quand ils seront mûrs. On ne les laissera pas noircir, nous les mangeront à terme. Le soleil coulera sur nos peaux comme une goyave fraîche et nous souriront aux secondes qu’on regardera s’éloigner calmement dans le Styx immémorial. Moi, je contemplerai mon jardin boursouflé d’avocats, je contemplerai ma femme-avocat et je me dirais qu’il n’y a rien de plus à espérer de la Vie. Puisque j’ai déjà tout. Ma queue serait verte et aurait bon goût. 26 Maintenant les présentations faites, parlons de la Beauté. La Beauté pèse quatre-vingt-dix kilos d’Amour franc. De splendides melons sont empalés à ses tétons et ses lèvres vont donnent l’envie d’être le vaisseau qui les fait rougeoyer. On y trempe ses papilles comme dans une goutte de lait. Sachez que je donnerai mon pouce si elle l’eût ensuite avalé, rôdant tel un rire derrière sa glotte, telle une écharde, une pelure de baiser ou une datte dévorant sa pâte d’amande. La nuit je la couvre de pensées, elle nage dans la nacre comme une baleine dans ses ondulations sacrées. Un soubresaut splendide parcourt le dédale de ses bourrelets cependant qu’elle me conjure de la noyer ! Noie-moi, noie-moi triste jusant ! Embrasse-moi donc, que ton vomi absorbe mes lèvres. Un appétit de torchon, maculé d’amour et de suie. La crasse, en effet, lui va comme un fard raffiné, lui dessine des yeux de biches le long de ses replis égyptiens ; jusqu’à sa musique, jusqu’à ses syllabes, qui tintent comme une joaillerie à votre oreille ; si bien que lorsqu’elle prononce le mot GÉNITAL, on tuerait pour le fragment du palais où sa langue s’est pâmée. Poignardé par un chewing-gum de putain, ni plus ni moins ! Un pénis à chaque doigt, je joue de la harpe sur son clitoris, pilule effervescente ; il coule quelques octaves d’une vulvite rougeoyante, quelques traces de trésors pourpres. On la regarde, fakir sur des neiges brûlantes ! frémissent vos plantes de pieds. Ma parole ! elle nage sous votre peau, cette garce ! laisse des queues de sirène là où son vernis s’est écaillé. Harpon face à la nuit, on y plonge avec le sentiment délicieux d’aller brûler son ultime papier. Le bateau coule et on se dit VOILÀ UN DÉSASTRE FLAMBOYANT ! Chaque jour, La Beauté éclos à nouveau en face de chez moi ; quel plaisir aije de te voir apporter l’aurore avec le petit-déjeuner ! La pauvre femme, la 27 maudite, la magnifique ! elle ne sait pas qu’elle m’aime Ŕ la pauvresse ne me connaît même pas ! Quand je regarde par la fenêtre, quand je la vois derrière son comptoir attendre avec patience le Prince qui la Désirera, je sens l’histoire d’amour qui cuit en secret. J’ouvre le four, trempe un doigt dans le gâteau de cyanure. Mttt mttt mttt ! tout à fait brûlant ! Un peu de cannelle, de fleur d’oranger ? Elle me dit JE T’AIME quand elle éteint la lumière, vers une heure du matin. Ne me dites pas que je suis un mateur, puisque c’est ma promise. Estce que le vagin viole l’utérus ? Voilà une question que je pose solennellement à nos Philosophes de la Belle Pensée. Certains jours c’est Alice et d’autres Alicia, parfois elle est Alliciante et d’autres Ali Baba ; mais toujours, toujours, à feu doux ou à feu follet, à feu de fleur ou à fleur de lait, elle fond dans ma bouche comme un bonbon au chocolat. Alors que dire ? Souvent elle porte ses cheveux hauts comme une arène, ils défient l’air, les panthères de la volupté, quand elle les a amoureusement shampooinés la veille ses boucles sauvages piègent une rosée de songes frais, des saveurs issues de l’explosion d’un monde inexploré. Elle les suspend dans l’orbite de son bandeau blanc et son bandeau est si blanc ! qu’il lui fait détonner l’ivoire, le grenat de ses prunelles ainsi qu’une perle filée au gasoil. Des petites boucles d’oreilles nacrées émaillent ses giries et rappellent l’écho de son sourire fatal, plus bas où rugissent ses joyeux coquillages. Imaginez-la, cette petite étoile qui porte sa nudité en soie fine, imaginez-la déshabiller le noir, la nuit, imaginez cette confidence en petite culotte, qui épingle ainsi qu’une broche à sa poitrine, une résille de rêves ornant son précieux vertige ; tandis qu’au bord de ses lèvres le silence est porté à incandescence, faisant de la musique cette immanquable trop brève note. Ainsi clarinette, l’obscurité devient une lame, un dangereux vin ; dans son brasillement fument ses festins, des souvenirs d’assassin. Ses hanches dévalent d’une lointaine ténèbre, se prélassent dans ce luxueux bordel parisien, non loin des lumières scandaleuses de son diapason. Des putains coquettes y rigolent à la dérobée, s’échangent en murmures de croustillantes anecdotes. Ah-ah-ah. Quelques cyniques coupes de champagne. De farouches félins patinent leur griffes dans l’obscurité, lapent les flammes à même le pétrole ; une queue rêveuse s’éparpille en langueurs et volutes. Entendez-vous ses râles ? Une gaufrette s’émiette près de mon sommeil. Prêtez l’oreille, elle vous la rendra confite ! À croire que la nuit est muette pour mieux l’écouter, à croire qu’elle est vide de sa plus jolie lettre. Un trône rissole. Dans l’œil passe une brève épine. Il faut la voir, ma petite morphine ! distribuant le pain, les féculents. Elle donne à son épicerie le goût d’un piment indien, elle 28 l’emplit de la lumière tamisée d’une séduction de velours rouge et brun vaporisant un prétexte derrière un paravent. Il faut voir le vernis à ses ongles ou le ruban qu’elle noue à ses lèvres pour aimer à jamais la coquetterie des femmes-boucles d’oreilles ! Mais que connait-on de l’abandon, tant que l’on a point goûté à sa nuque ?… c’est là toute la chute. Sous la mousseline d’une ballerine ténébreuse, sa nuque jaillit comme un soudain frisson, une cuillère de crème glacée, parfum pistache, avec un soupçon de fin des siècles, elle est une éclosion fine de multiples pétales, pétales de satin, pétales de musc, pétales de joie et de désespoir, pétale de phalène enfin, dans lequel vous envoûte une nuée de battement d’ailes, c’est une partition écrite sur un papier brûlant, sa peau fine cuivrée y est un océan qu’on réveille par de très délicates lunes, (océan qui n’est en fait que le drap noir d’une diva qu’on soulève très tard le soir, loin des nageurs, des lumières du monde, quand tout est calme comme une bombe, du fond râlent les trésors sous-marins, des tigres multicolores, pirates armés de lames et autres mercenaires du plaisir féminin, toute une pègre frémissante, insaisissable, brodée dans le venin d’une fleur de lys, trône au zénith de cet empire mat) son intime ainsi pendu à son décolleté, est serti de rubis et d’opales, d’astres de sel aux noms lumineux Ŕ c’est ici, entre vaisseaux et nerfs, sur ce pont si fragile, que l’extase a scellé son cachet, du baiser d’un indélébile fer sombre. Sa nuque est une apnée entre deux mondes, à ce fragile apparat s’entrelacent les cris noueux de bêtes sauvages Ŕ quiconque y souffle sa voix trébuche dans un chant vertical. C’est un beau jour pour me connaître ! Parce qu’aujourd’hui je me suis fait une splendeur. Aujourd’hui, mon vieux ! quelle journée ! J’ai rendez-vous avec la Beauté. Permettez-moi de vous dire que j’ai l’ivresse des grand princes, des princes qui contemplent le royaume qu’ils vont conculquer Ŕ je me sens à vrai dire prêt à décorer le monde de mes flamboyants projets ! La rogomme, les crachats, qu’importe ! rien ne rebutera mes poumons d’éclater ! Vivre comme une trace de sang et ne jamais sécher ! Laissons la miction s’exhaler, nom d’une chaîne ! J’ai envie de parler russe en jonglant avec les braises d’une putain enduite de crème, après la rédemption d’une douche, d’un geyser vanillé Ŕ je vais aller la demander en mariage, ma chère sucrette dorée ; déjà, je lui ai achetée son alliance, un sucre d’orge de circonstance. Quand le confiseur m’a demandé si je comptais me marier avec ça et que j’ai répondu OUI sans rigoler, il a pris peur et s’est enfui dans son cagibi. Il avait ses règles, le pauvre homme ! Un sucre d’orge, ma cher Alliance. Je pourrais ainsi te sucer les doigts même après avoir plongés dans le Vice. Je me vois déjà faire un festin de ton opulence, 29 quand elle m’enveloppera telle une couverture d’oie. Quels arcanes cachent les profonds replis de ton anatomie ? Ton corps est une si jolie phrase qu’il me donne l’envie de manger une poésie. Il y aurait de la pitance pour dix hommes, j’ai une faim de cent Princes. SMOUACK SMOUACK ! je t’embrasse du haut de mes draps. Oh ! quelle douce septicémie, que de penser à toi ! Alicia ! Ali Scia ! Ali Divine ! Peu importe ton nom, il n’est que la nuisette d’un même visage. Comment nous aimerons-nous ? Par le haut ou par le bas ? Par tous les bords, évidemment ! Il n’existe pas assez d’angles sous lesquels je voudrais te prendre dans mes bras. Oh belle Vénus au teint de magma, brûlerais-je si je trempe mes doigts ? On dit de la volupté des femmes épaisses qu’elle recèle la source des nuages ; moi, je me vois déjà pénétrer dans ton Antre et vouloir y mourir comme un preux chevalier. Quoi de plus moelleux que l’oreiller de ton ovule, chère Alicia ? Oh ! je m’imagine déjà soufflant ta peau comme on hume l’air des Himalayas ! Ne vois-tu pas les neiges éternelles qui brûlent sur la crête des montagnes ? La même ardeur couronne mon Membre Solennel. Pourquoi ne pas nous aimer ? C’est plus facile que tu ne le crois. Épouse-moi donc ! épouse donc l’humble ouvrier qui veut tresser dans tes plis une corde pour pendre son asphyxie. 30 « T’AS TROUVÉ DU TRAVAIL ? ŕ PAS ENCORE, PAPA. Y’AVAIT RIEN POUR MOI, AUJOURD’HUI. ŕ BORDEL DE MERDE, Y’A JAMAIS RIEN POUR TOI ; TU CROIS QU’ON T’ATTEND POUR DIRIGER UNE PUTAIN DE BANQUE ?!! ŕ ET BIEN… PEUT-ÊTRE OUI. TOUT ÇA N’EST QU’UNE QUESTION DE COMPATIBILITÉ, PAPA. FAISONS PREUVE DE PATIENCE. ŕ PATIENCE, PATIENCE, MON CUL OUAIS !!! TU COMPTES QUAND MÊME PAS RESTER TOUTE TA VIE ICI, NOM D’UN CHIEN ? ŕ OH, NON, PAPA ; JE PENSE PAS. ŕ TU PENSES PAS ? TU PENSES PAS ?!! PARCE QUE T’ES MÊME PAS SÛR EN PLUS ??? ŕ JE ME SENS TELLEMENT BIEN ICI, PAPA, AVEC TON HOSPITALITÉ, TA JOIE DE VIVRE ET TA SYNTHAXE, QUE JE NE VOIS PAS OÙ POURRAIS-JE VIVRE DAVANTAGE EN SYMBIOSE AVEC LA SÉRÉNITÉ. ŕ AH TU M’EMMERDES, HEIN, JE SUIS PAS EN TRAIN DE PLAISANTER, MOI ! J’AI TROP MAL AU VENTRE POUR ÇA ! ŕ COMMENT VA TON FUNDUS AUJOURD’HUI, PAPA ? ŕ J’AI L’IMPRESSION D’AVOIR MILLE VRILLES QUI S’ENCULENT DEDANS, VOILÀ COMMENT QU’IL VA, MON PUTAIN DE FUNDUS !!! ŕ ET LES CACHETS DU MÉDECIN ? ŕ ME PARLE PAS DE CE FILS DE PUTE, OU TU VAS VRAIMENT ME FOUTRE EN ROGNE… CETTE CHAROGNE VEUT JUSTE M’ACHEVER AVEC SES CACHETS D’ASPIRINE. ŕ ÇA TE FERAIT PEUT-ÊTRE DU BIEN, PAPA, L’ASPIRINE. 31 ŕ AH, TOI AUSSI TU VEUX ME BUTER ?! VIENS DONC ICI, QUE JE T’EMBRASSE AVEC MON PIED ! ŕ ET TES AQUARELLES PAPA, ÇA AVANCE ? ŕ ÇA AVANCE, ÇA AVANCE ! ÇA AVANCE QUAND T’ES PAS LÀ ! ŕ ET LE… ŕ ÉCOUTE FILSTON, J’EN PEUX PLUS DE TE VOIR TRAÎNASSER EN SLIP À LONGUEUR DE JOURNÉE ! ÇA M’ÉPUISE ! JE PEUX PLUS VOIR TA GUEULE EN PEINTURE, ALORS FOUS-MOI LE CAMP, TU VEUX BIEN ? OUBLIE UN PEU OÙ ON HABITE, RIEN QUE QUELQUES JOURS ! POUR LAISSER REPOSER MON ESTOMAC. ŕ JE VAIS ALLER VOIR SI Y’A PAS DE TRAVAIL POUR MOI, AUJOURD’HUI. ŕ ET BONNIE LA TAPISSIÈRE, T’ES ALLÉ VOIR BONNIE LA TAPISSIÈRE ?? JE T’AI DIT QU’ELLE CHERCHAIT UN LARBIN. ŕ OH NON PAPA, PAS BONNIE LA TAPISSIÈRE ! SES ANIMAUX EMPAILLÉS ME FONT SI PEUR ! ŕ PEUR ! PEUR ! EN VOILÀ DES GRANDS MOTS !... OH ! TONIO ! TONIO ! RASSURE-MOI, T’ES PAS PÉDÉ DES FOIS ? PAS MON FILS, HEIN ! IL MANQUERAIT PLUS QUE ÇA !!! ŕ NON PAPA, C’EST PAS ÇA, MAIS JE JURE BONNIE, JE PEUX PAS. C’EST UNE GRAVE QUESTION D’INCOMPATIBILITÉ MAJEURE. ŕ OH ! VOILÀ QU’IL RECOMMENCE AVEC SES CONNERIES DE COMPATIBILITÉ ! BON DIEU, TONIO, TU VEUX M’ACHEVER OU QUOI ? ET PUIS D’ABORD VIENS VOIR UN PEU PAR ICI… ŕ JE SUIS OCCUPÉ AVEC UN AVOCAT COMPLEXE, PAPA ! ŕ AH TU M’EMMERDES AVEC TES PUTAINS D’AVOCATS !!!! ESTCE QUE T’ES ALLÉ AU COIFFEUR DÉJÀ ??? ŕ ON A DÉJÀ PARLÉ DE ÇA TROP DE FOIS, PAPA. ŕ MAIS COMMENT VOUDRAIS-TU TROUVER DU TRAVAIL AVEC DES CHEVEUX PAREILS ?! C’EST PIRE QU’UN TAS D’ORDURE, BON SANG D’MERDE !!!! ŕ C’EST MARRANT QUE TU ME DISES ÇA, PAPA, VRAIMENT MARRANT, PARCE QUE JUSTEMENT PAPA, JUSTEMENT, EN PASSANT HIER SOIR DEVANT LE COIFFEUR D’EN BAS, IL M’A HELÉ ET TU DEVINERAS JAMAIS POURQUOI ? ÉCOUTE UN PEU ÇA, PAPA : CE GARS-LÀ M’A DONNÉ CENT BALLES RIEN QUE POUR QUE JE LUI LAISSE MES LES SHAMPOOINER ! CENT BALLES ET UN 32 SHAMPOOING GRATOS, PAPA! C’ÉTAIT UNE QUESTION DE CINQ MINUTES, À PEINE ! CENT BALLES, PAPA ! TE RENDS-TU COMPTE ? MÊME LES CHIRUGIENS NE SONT PAS SI GRASSEMENT PAYÉS ! ŕ VOILÀ QUE MON FILS TAPINE MAINTENANT ! T’ES VRAIMENT BIEN LE FILS DE PUTE DE TA PUTAIN DE MÈRE ! ŕ PATIENCES PAPA, PATIENCE. ENTRE MES CHEVEUX ET MON TALENT, JE SENS LA FORTUNE QUI SE RAPPROCHE. ŕ SI J’AVAIS PAS MON MAGENTA À TRAVAILLER, J’T’AURAIS BIEN MONTRÉ COMMENT QU’ELLE PATIENTE, MA PUTAIN D’PATIENCE ! ŕ TON MANGENTA AVANCE, PAPA ? AS-TU TROUVÉ… ŕ FOUS-MOI LA PAIX !!! » J’ai embrassé Rita, Rita la Garce, Rita Sulfure, la Femme du calendrier, ma mezouzah, la Femme de juillet, avec son regard d’été, sa chevelure infernale, sa chevelure qui brûle les pensées, et son corps de pêche moelleuse. Ce sera pour ici dans une autre vie, brave Rita. Peut-être que sous d’autres cieux plus cléments, là où la tomate gonfle et rougeoie, là où l’incendie dort à l’ombre d’un olivier, peut-être enfin nos vies alors s’amalgameront dans la même caresse ? Il y aurait le métal du grand Baiser qui rougirait sur nos lèvres mouillées. Les montagnes de l’horizon brilleraient des feux de nos projets et l’océan se redressera comme un poumon qui défie le ciel ; les cigales riront en regardant deux cœurs qui fondent au soleil. Nous mangerions la frangipane des blés et l’air fertile nous promettrait ses meilleurs vœux d’avocatiers. Et lorsque ton visage s’emmitouflera dans mes épaules, que ton parfum nous prendra dans ses langes de vignes et que tu presseras ma paume avec ces beaux ongles couleur plaie, je m’empalerai telle une note à la partition que promettent les lignes glorieuses de ta main. Alors je loverai ma peur, la peur de briller et la peur de respirer, la peur de vivre sans chaînes et la peur d’essayer, la peur sauvage de la vie civilisée, la peur de n’avoir été Ŕ je loverai ma peur de ne vouloir renoncer à rien au creux de tes reins où j’aurais trouvé la gaze, le sable fin. Très loin une musique imperceptible me dira TU VOULAIS ALLER PARTOUT, TONIO, MAIS TONIO, TOUT EST DANS TA MAIN. À la pointe de ton échancrure Le Tigre ne serait plus qu’un chaton et le plus chanceux de tes cheveux blonds. 33 Dehors Ŕ par dehors je veux dire : en dehors de mon imagination, par-delà ce palace de papier glacé Ŕ il y a le monde, cet espèce d’épiderme sur lequel courent quelques milliers de gale, je ne suis qu’une énième radicule de sa grande frondaison, je n’ai à la vérité aucun fruit viable sur mon alvéole ; seulement une fraise, une fraise monstrueuse, hydrocéphale, de l’envergure d’un crâne de schizophrène, et partout sur cette peau rouge courent ainsi que des akènes mes quelques centaines de visages Ŕ ils scrutent l’étonnante plante dont j’ai jailli. Il est très étrange, ce monde ; je ne dirais pas incompréhensible, parce que cela supposerait qu’il y ait quelque-chose à comprendre d’un rectum dilaté sur quelques milliers d’atmosphères. Il est spécial, ce monde, personne ne peut vraiment prédire à quelle sauce va-t-il le manger aujourd’hui. Personne ne peut vraiment prédire quoi que ce soit, et ma foi, c’est bien mieux ainsi ! Pourtant les Prophètes ne sont pas morts : ils se terrent au PMU du coin de l’Abîme, tiercé gagnant du mois prochain à la pogne, fermement perdant aujourd’hui. Le résultat cingle comme un coup de fouet, enténèbre tout espoir de richesse Ŕ Beauregard à huit contre trois, gagnant dans la quatrième ; Collette tire des mousses infâmes à 1€80 le demi, ainsi qu’un gros sourire de corsaire, pour ses vaticinateurs maudits. Je ferme la porte de chez moi et hèle un sarcopte ; je m’en vais rejoindre mes compagnons-radicules pour me mêler à cet échevèlement qui frôle les voutes de la folie Ŕ voilà quelques décennies qu’on a affranchi la folie pure ; on s’acharne désormais à l’édification de ses plus somptueux autels. Chacun de ces édifices repousse un peu plus vers les cimes les limites de ce haut-le-cœur, et tout concourt désormais à le remettre à demain ; on entasse les cartilages pour faire fructifier ce gigantesque œsophage, on l’élève jusqu’à plus de ciel en espérant bien être déjà enterré quand viendra l’heure du grand dégorgement, quand il faudra bien faire les comptes, et trier les morts des 34 vivants véritables tout au fond de cette indigestion. Notre monde est à bout, il ne tient plus qu’à un boulon, une vis minuscule… on l’a plumé, scrupuleusement, mathématiquement mis en pièce, au bord d’un sanglot d’effondrement l’a-t-on acculé. Il ne comprend plus rien, il ne répond plus de rien ; il voudrait seulement dormir, dormir très longtemps, ou encore mieux : retourner dans le ventre de maman. Tout est intolérable, tout menace d’explosion... Parfois, entre les rainures de cette gaze abrutissante, perce un coup de canif, une ouverture de poumon, c’est une ouverture traîtresse et implacable, sur une indicible gabegie, une défection immense, glaciale comme la réalité, comme un cri de condamné. Un vide immense, et pas un arbre, pas une once de musique ; en voulant rigoler, il vomit ses dernières dents. Ce monde s’effrite comme la lèpre d’un appétit que les hommes raisonnables ont épuisée, il n’y a rien à espérer de celui-ci, il n’a rien au cœur, sinon qu’une triste accrétion de poussière, il n’y a rien, pour personne, il est voué à disparaître, à s’évaporer en ne laissant rien de ses palimpsestes mort-nés Ŕ le support n’était que gangrène Ŕ ce monde est mort et ceux qui ont permis son édification ont perdus leur temps, leur vie. Qu’ils crèvent, eux aussi : après tout, ils l’ont choisi. Mais voici le problème : les misérables emportent tout ce qu’ils peuvent dans leur chute. Avec chaque jour coule le distillat de la bave d’une rage insatiable et ceux à qui il reste un marc de bon sens peuvent sentir peser sur leurs os la désintégration radioactive des secondes, la fureur resserrer son maillage ; le peuple, un peu penaud, mains dans les poches et bedaine sous ceinturon, regarde à droite, à gauche, dans la double poche de son veston ou au fond de son verre d’eau, il regarde d’un œil maussade un peu partout, et se demande de quel côté viendra son meurtrier : il s’en est tellement fabriqué. L’œsophage est acculé par les crampes, par le bec des charognards Ŕ c’est là, au centre de la tripe, que s’enracine le mal. Le décapiterait-on qu’un nouveau monstre sans tête le remplacerait : nos entrailles sont les inlassables serpents d’un nœud hérité d’une lointaine phylogénie cannibale. Les gens ne sont pas dupes, ils sont seulement schizophrènes ; demandez-leur l’heure, ils vous indiqueront le décompte de cette grande bombe à retardement. Ainsi me voilà dehors Ŕ au sommet de la folie nouvelle, excusez du peu. Je m’allume un cigare, me jette dans l’œsophage ; comme la boule blanche va effleurer la richesse à la roulette européenne. « Faites vos jeux ! » hurle tout là-haut le Croupier aux yeux injectés d’alcool. 35 Une enseigne exquise, aux multiples connotations orientales. Ça sonne dans mon oreille comme des leurres exotiques, carillons épars reflétant les zestes d’un soleil morcelé ; derrière une pierre qu’il a calcinée, un scorpion mord dans une datte. Affleurent en songe les carcasses desséchées de vieux bédouins, molaires flamboyant d’une mort intense, comme bruisse une mâchoire cassée, fracturée par de nets coups de soif. Quelque-chose d’un cobra, ou d’une signature à l’encre noire, ou d’un bâton de sourcier, de quelque illusion ciliée, s’entrelace à leur lente pulvérulence, dans l’ivoire et l’infini. Haschich sous une flamme vive, le vent lèche les chairs arides ; d’un pinceau doré, il peint la disparition des époques, il y a l’ultime danse des squelettes, une arabesque, un rire glacé, il y a l’oubli. On souffle les lettres du gros grimoire des vivants… tout est sec sec sec, et l’horizon est si plissé, si incertain tout au fond là-bas, qu’il ressemble à un front tanné, une fresque lisse enturbannant un regard douloureux, il flotte comme la dernière goutte bleue d’une gourde en peau de sécheresse. Il court après sa fuite : pas d’oasis pour les soifs d’impossible. Volètent ci-et-là des vieilles larmes de fantômes en tissus légers, des voiles bleus, blancs, beige, de ces couleurs que la chaleur sans atteindre transperce d’un poignard léger, danseurs solitaires, mutilés, mélancoliques, déshabillant l’anonymat de quelques rubis plus brûlants que le magma Ŕ et les entrailles du sable sont dévorées par le soleil. Un génie glabre dort dans sa lampe de feu, il rêve à une chatte humide, un gallon de glaire cervicale, une momie lascive Ŕ n’importe quoi de miraculeux. Lorsque la solitude le griffe ainsi qu’une trique déchirante, il jette un coup d’œil dehors, un coup d’œil perçant, affûté, à la recherche d’une tarentule à violer. La chaleur lui tape sur la lampe, il ne sait plus trop ce qu’il fait ; il ne répond plus de rien ; il n’en a plus rien à foutre de rien. Cependant que le soleil sent le kérosène, et le temps, un accident d’avion dans une flaque immobile. Le Sahara 36 à cette heure du désir ressemble à un couscous à l’agneau bouilli, triple dose de harissa incendiant sa chair ; au milieu de son nulle-part, l’aridité étire son mirage, suspend en linge un havre discret. C’est sur cette assiette propre que trône l’Épicerie Ŕ une épicerie épicée, forte en gueule, taillée dans une rondelle de piment raffinée. Sidi Brahim ! Sidi Brahim ! Mon Dieu ! quel charmant nom, un brin biblique n’est-ce pas ? Sachez cher Brahim que la Bible est ma brosse-à-dent. Je ne dors jamais sans avoir frotté mon ivoire contre quelque parabole judéenne ! La sainteté donne une pincée subtile d’orfèvrerie à ma dentition. D’ailleurs regardez, brave Brahim ! Saint-Jean brille sous ma canine. Par-delà les dunes, les déserts de la religion, éclate comme une légende le sourire de mon émail dentaire. Bien le bonjour, brave Sidi ! Un bandit de coton vient briser les chaînes de votre paternité ! Acclamez votre sauveur, votre Monarque Tigré, brave Sidi, baisez-lui la main comme on salut un Pape ou un Roi qui a renversé son trône pour cueillir sa bien-aimée. Vous êtes libre, désormais, je viens aimer la chair de votre chair plus que je n’aime celle qui compose mes haires. Je m’exhale ! Regardez ma poitrine, Brave Sidi, la voyez-vous chanter sous les bombes ? C’est votre fille, la chair de votre chair, la prunelle de votre prunelle, qui éparpille sa neige d’obus comme une fine dentelle. Le Tigre a faim d’être un homme et de transmettre la couture de votre sang dans quelque neuve génération blonde et poupine qui dira PAPI en contemplant votre tombe tressée d’un laurier de larmes. « Bonjour. ŕ Bonsoir. ŕ Le jour, la nuit tout s’emmêle dans un désordre divin dans le rosier de vos cils. Qui pourrait dire d’où vient la lumière ? C’est à croire que le Soleil imite les mortels. ŕ Ça va monsieur ? Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? ŕ N’allons pas trop vite en besogne, belle chamelle. Gardons le feu pour nos ailes ; nos pieds, eux... ŕ Monsieur, je peux me tromper mais… je crois que vous saignez du nez. ŕ Mon cœur pleure ses menstruations ; il a avorté de son plus beau battement. ŕ Vous saigner beaucoup du nez monsieur. Votre chemise bleue, elle est toute tâchée… Dites donc, mais je vous reconnais ! C’est vous le fana des avocats, pas vrai ? 37 ŕ Plaident-ils pour ma cause ? ŕ Vous voulez un mouchoir, monsieur ? ŕ Merci. Je suis un grand émotif. C’est mon eczéma. Ça me rend très sensible. C’est pour ça que je saigne. Je saigne de beauté, pour dire vrai. ŕ Qu’est-ce que c’est que ça ? ŕ C’est une alliance. ŕ On dirait les cannes-à-sucres ! Vous savez, ces machins qu’on suce pour connaître le sucre. ŕ Ma queue est un énorme sucre d’orge veiné de mauve et de violet. Au centre gronde un anonyme monstre marin. Il veut brancher sa prise à la lumière d’un vagin. ŕ Est-ce qu’elle fond quand on la suce ? ŕ C’est très indiscret comme question. ŕ J’aime bien les cannes-à-sucre. C’est pas bon pour mon diabète, mais j’aime bien ça. Ça donne envie de vivre dans une papille. ŕ J’ai toujours dit qu’une papille couverte de saccharose est la plus heureuse des grands-mères. ŕ Vous devriez prendre un nouveau mouchoir, monsieur. ŕ Puis-je plutôt vous demander votre main ? ŕ Laquelle ? ŕ Celle où le rouge de votre vernis s’écaille comme un coucher de soleil. ŕ C’est très joli ! ŕ Ça vous va mieux qu’à une abeille. ŕ Vous dites des folies, voyons ! ŕ Je rêve de crever votre panse pour y boire le miel. ŕ Mais alors ? Je mourrai ! ŕ Vous serez un sphinx de miel. Vos élytres couleront comme le jus des ruches éternelles. ŕ Vous parlez bizarrement, quand même. On dirait que vous avez de la peinture dans la bouche. ŕ Puis-je sucer votre doigt ? Je brûle fondre caramel. » La bouche qui lape un doigté de volcan. Quand son ongle presse mon palais, l’entaille de son crépuscule ouvre des cicatrices tordues, des ornières où tonnent le canon des champs de batailles, les sabots de Napoléon en conquête impériale. Son doigt pris au piège me fait l’effet d’un asticot hameçonné à la grande Gueule du Tigre Blanc ! L’alliance fond comme une aspirine et se recristallise dans l’aurore de mon émerveillement. C’est une sucrerie sans fond, ma parole ! 38 Ma Divine, il neige de l’amidon sous ton sourire. Le doigt ne me suffit plus, c’est comme d’apercevoir les contours d’un orgasme ! Il me faut le tout, le tout ! La gueule béante, Le Tigre devient la proie de son festin. « Arrêtons-nous, pauvre fou ! me conjure-t-elle depuis mon duodénum qui lui malaxe le melon. Il me faut l’Autorisation paternelle. ŕ Allons donc, brave Agnelle ! Je m’en vais de ce pas dépouiller ses viscères de leur plus joli kyste. » En ressortant de ma gueule, j’emprisonne les dartres de son odeur ; son parfum éclate comme un vase brisé. Tout là-haut les antilopes aux pourpres lèvres lapent les grands lacs mon aorte ; des tigres avancent à pas feutrés en mirant leurs croupes. Il fait chaud sous la couille à midi et la volupté n’a pas pris une ride depuis cent mille ans d’éjaculation dans une nécropole. Dans l’arrière-boutique, c’est beaucoup moins bandant. Y’a qu’un siège qui tournoie solitaire en face d’écrans de surveillances. Un fantôme joue avec les ressorts du fauteuil et le fauteuil ressemble à une obsession. Ce bon Sidi, coincé entre deux pans de mon imagination, mime les araignées en mangeant un mouton sans tête. Il me donne la Part du Lion. Il a du cirage autour des yeux, mon beau-père, il a l’air fatigué de son épicerie, de la gestion des stocks, de ses testicules kabyles, des salopes et des têtes de cons qui pavoisent à Paris ; fatigué d’être debout, fatigué d’être en vie. Pourtant il n’y a rien d’autre qu’ici, si l’on excepte le céleste royaume de sa fille. « Merci Brave Sidi, fis-je. Ce mouton est excellent, et je vous en remercie. Que suis-je heureux de voir ainsi notre réconciliation scellée ! ŕ NE PALPEZ PAS LES AVOCATS ! gueule-t-il en rongeant sa laine dans le coin. LES AVOCATS S’ACHÈTENT TELS QUELS ! VOYOU ! Il a plus toute sa tête, Sidi. Sa femme est morte d’un cancer du sein et la comptabilité tout seul, en plus de vivre la nuit… Sidi, cet Héros sans médaille ! Sidi ! Sidi ! Sidi ! Vois dans mon encre le blé de ta récompense ! ŕ Brave Sidi, l’heure est grave ; j’aime votre fille. ŕ QUI A DIT QUE MES TOMATES DU PÉROU N’ÉTAIENT PAS FRAÎCHES ? ATTENTION ! JE TISSE MA COLÈRE, DÉSORMAIS ! » Les crochets de sa bouche tissent une procession d’ulcères entre deux pans de la pièce. C’est rouge et vif comme les gants d’un boxeur qui a ouvert de l’arcade pour le petit-déjeuner. La structure coule dans un cri rouge en suspension. Peutêtre vaut-il mieux laisser mon beau-père seul avec sa folie ? Je m’en retourne à Alicia, dans la pièce principale, qui sublime boîtes de conserve et halouf immondes. 39 « Alors c’est oui ? ŕ Ton père est dur en affaire ; je dois lui trouver une femelle bifide avant minuit. ŕ C’est dur à trouver ? ŕ Je ne sais pas, Alicia, néanmoins une chose est sûre : autant que tu puisses être adorable, si je la trouve sois certaine que je ne reviendrai pas. » 40 Parmi les reflets de la folie, je suis un prince fantôme dans son palais de glaces. Je suis le fantôme qui hante la Ligne 2. J’erre de stations en stations, de bulle de savon en bulle de savon, comme une bouteille à la mer, comme un pirate fauché qui s’enivre des faux trésors de la carte qu’il a dessinée. J’ai mis ma chemise bleue ; de la brillantine sur mes cheveux pour charmer les yeux verts de l’inconnu. Pour qui aurions-nous deux minutes de libre, si nous n’en avons pour les yeux verts de l’inconnu ? Dans le métro, dehors, partout y’a des connasses à qui je demande de m’aimer. Je leur dis AIMEZ-MOI PARCE QUE L’AMOUR EST UN CLODO QUI CHERCHE DU PINARD POUR NE PLUS AVOIR FROID. Je leur montre mes paumes de mains qui ne sont pas plus sales que d’autres, regardez mes mains, y’a quelques entailles évidemment, mais aussi je les lave régulièrement, elles sont pas trop maladroites je vous promets, et elles ont une forme maladroite, OK, c’est qu’elles sont tordues de masturbations, de dessins, c’est parce qu’elles sont des crayons cassés vous comprenez ? elles sont toutes tordues parce qu’elles se méfient elles sont recroquevillées comme au loin elles voient les lueurs qui brillent au-delà de leur terrier, elles tremblent comme des enfants en sortie scolaire à la vérité, alors on se donne la main pour essayer ? Et j’ai envie de vomir mais je me force à sourire pour montrer aussi que j’ai toutes mes dents. Vingt ans et toutes mes dents, mademoiselle. On pourrait faire du piano en s’embrassant ? J’étreignais que des fuites, des toiles d’araignées. C’était comme d’essayer de se sucer la queue. Ou de vouloir aller saluer le gars qui roupille dans sa pyramide. Elles, mes mignonnes, elles se dissolvaient en plumes d’oies garnir d’autres oreillers Ŕ dans la nuit noire, j’humais fort comme l’opium ces brusques adieux. Dans la nuit noire elles clignotent comme les enseignes de Pigalle ou de Gaieté ; roses, violettes et rouges, jaunes aussi, taffetas ou paréos de phosphènes, toutes les couleurs d’ampoules, toutes les 41 couleurs qui brillent fort dans l’œil et puis qui d’un coup s’éteignent, où le rose, le violet et le rouge, et les autres couleurs, vous restent teintes tel un Christ sur la rétine. Fauché en pleine ascension, je me confonds en une parodie de contenance, cependant que mes lèvres remballent à la hâte leurs tranches de foie glacées. Je regarde mes mains, mon pantalon Ŕ je suis trempé de mon nerf honteux. Dans le ciel, on dirait que la lune me sourit, qu’elle me dit de ne pas m’en faire. On dirait un gros bouddha qu’en a plus rien à foutre de rien, qui sourit de l’aube comme de la nuit prochaine. J’ajoute un nouveau cran à ma ceinture, j’ai l’air d’un condamné qu’on a pendu par le bas-ventre ; je sautille jusqu’au prochain nénuphar, de nénuphars en nénuphars, d’échecs en échecs, autour de moi les lampadaires fondent dans les flaques de pluies, dans les cristaux de l’hiver, et moi, à bien y réfléchir, je splendide comme un mur de fusillés. Ça me fait pas peur l’échec, parce que les champions, les vrais de vrais, leur sac est lourd de souvenirs et de rotules en miettes, les vrais champions sont juste des sacs qui ont mis le boxeur KO. Les dents serrées derrière un charnier en se disant que c’est toujours mieux que d’être clamsé. Un jour, quand je mangerai mes corn-flakes dans la coupe de mon trophée, je sourirai rêveusement en remerciant tous les NON d’avoir nourri ma famine. Je jetterai un coup d’œil sur ma splendide garce soufflant sur l’ongle rougeoyant de son inanité, son cul à rebours en pleine ostentation, ses seins mûrs suspendus à son cœur de blé, et je me dirai alors que l’époque où j’avais rien n’était pas si pauvre que ça. L’époque où t’as pleins de trucs qui pétillent dans la tête, où t’attends chaque jour que l’aventure te fauche comme une balle de Magnum. L’époque où t’as envie de forcer toutes les serrures, même si y’a rien derrière. Tout est possible quoi, puisque t’es juste qu’un brouillon. La ligne 2, cette partie-là du nord de Paris, j’aime bien. C’est un peu soupe aux vermicelles, OK, mais c’est encore le seul endroit où c’est pas tout à fait pasteurisé. La gueule des gens là-bas n’est pas tout à fait aplatie ; y’a encore quelque signe de vie, des bras qui remuent, des yeux qui brillent, un clin d’œil, un rire qui oubli le caca, des lèvres qui font pas semblant, du burin, des hiéroglyphes, des clopes dans des doigts épais, écaillés de peintures, des glaviots au fond des verres de vins, des pets bien gras entre deux tapes dans le dos. À chercher un peu, vous trouverez des mecs sortis d’on-sait-pas-où, aux épaules carrées, aux gueules de gladiateurs, d’anciens voyous, des gars qu’ont baroudé à droite à gauche, un peu partout sans rien trouver Ŕ mais qui ont cherché, c’est là toute la différence. Des gars qui ressemblent à personne sinon qu’eux-mêmes. Pour le reste Paris c’est un cimetière parfumé de formol. Quelque-chose du 42 grand bec ouvert sur dix kilomètres d’une mouette agonisante, morte sur la grève avant d’avoir vu l’océan. C’est nul, impossible de trouver de quoi se marrer un peu. Des animaux sauvages qui hibernent dans leurs tunnels lumineux. Y’a rien je vous dis. Ils chient dans leur froc dès qu’ils sortent des pédiluves dans lesquels ils infusent. Et qu’on vienne pas me les briser en me dégueulant les conneries qu’on étale sur les brochures touristiques. Celui qui me dit que c’est la plus belle ville du monde, je lui pète les dents. Je l’emmène à Gare du Nord, sur le parvis, et ensuite je lui pète les dents devant tout le monde, histoire de lui refaire la face à l’esthétique locale. Pareil pour celui qui me parle de musée à ciel ouvert. Une bande de salopards, si vous voulez mon avis. Exactement ceux qui diraient Ce film est totalement dans le style Woody Allen. Haleine mon cul, va te brosser les dents sale fils de pute. Ou le bel enfoiré qui dirait C’est du modern-art, bébé. Tout ça, ce sont juste des morts qui parlent d’autres morts en les trouvant vivants. C’est pas à moi qu’on la fera. Les esthètes, si ça tenait qu’à moi, je leur ferais tomber la culotte pour jouer des claquettes sur leur petit cul blanc. Parce que c’est exactement là qu’elle se trouve, leur foutue Âme qu’ils masturbent tant. À Pigalle ou ailleurs, dans toutes les vitrines des grands magasins, j’aime ouvertement ces femmes figées dans un éternel sourire de trottoir, leurs refus se marie à merveille à mes désirs insaisissables Ŕ jusqu’à Vénus, tout là-haut, embaumée dans sa coquette lumière de morte, qui tapine aussi vieille que la lumière, au carrefour des rêves et des contemplations. Oh splendides femmes de cires, que votre incandescence m’est une cruelle bougie ! Et il me passe des chefs-d’œuvre d’érection cependant que je leur prête une vie qu’elles n’ont pas ; je m’invente des histoires rocambolesques où l’amour et l’infamie sont un même baiser qui nous lie, où nos cris, autant de pierres d’entrailles jetées dans l’univers, peupleraient son silence d’un nouveau Système Solaire. Ne serionsnous charmant, prince et reine tyrans d’un royaume dont le barde serait un Vagin éternellement Soleil ? Je fais les yeux doux à des cailloux, à des publicités pour sous-vêtements ou petit-pois en promotion, je touche, tape du poing ! imagine des arches dans le béton. Pigalle, Gare du Nord ou Saint-Denis, dans les rues ensanglantées de crachats lumineux, le rose et l’infamie, vermine parmi la vermine, parcourant l’os de son cadavre délicieux ; dans les rues boursouflées, suppurantes et engoncées, l’œil en tuméfaction sous une arcade de lumières sales, pleure par le caniveau ordures et fluides vaginaux, une seringue, une part de pizza froide ; les rues malades, rougeoyantes et voluptueusement infectées, pomponnées comme ce travelo en robe de mariée et chignon rouge 43 plaie, masquant son ptosis derrière un bouquet de fleurs fanées. Un chewinggum à la menthe par-dessus les fellations bâclées, une croûte de mascara sombre, deux bottes en polychlorure de vinyle et un cul mal torché, deux lèvres roses lubrifiées, un tatouage sur la clavicule et de l’argent maudit comme un crime dépasse d’un corset, deux hommes en haillons se disputent une charogne empoisonnée. Dans une impasse noire, le reflet d’une pièce d’argent trahit brièvement le secret honteux de son obscurité, à côté la poubelle transpire, ploc ploc ploc fait la sanie dans sa flaque grise, comme les secondes qu’égrène le chauffeur dans son intérieur cuir, garée à l’angle. Un pouce gros comme un cafard tombe d’une fenêtre et s’en va rouler dans le caniveau, avec la seringue, la part de pizza froide. Des perruques d’africaines sillonnent la nuit en corbeaux, hématomes. Sous l’ongle long violet, ou vert, ou rouge, se tapie un élixir d’amour éphémère. Le responsable d’un sex-shop écrase le mégot de son employé, puis sort fumer une cigarette sur le trottoir. Tassé dans sa canette de bière, un homme décore son ivresse d’une gerbe sanguinolente. Un vieux serbe crachote de la cendre, une poudre de bronches. L’épicier qui ne dort jamais colle sa main contre la lune, contemple à sa lueur le souvenir des trois phalanges qui lui manquent. Deux hommes meurent en s’embrassant, dans un entrelacs de couteaux sanglant. Un chien git devant un grec au rideau de fer tiré, l’abdomen ouvert, les pattes hurlant aux quatre pôles, la nuit fane une carambole ; le cœur d’une polonaise explose comme un sachet de cocaïne. Cependant que sous les combles du numéro 36 clignote une ampoule rose, un ovule mort. Quant à moi, je laisse pour ainsi dire, sans laisse ma queue se promener. Tel un pot de chambre renversé, celle-ci s’exhale, gambade, éprise de liberté, éprise de la grappe blanche des mollets, et fouille, tel un spéculum à mâchoires d’urètres, sous toutes les jupes, sous l’immaculé ; sa turgescence n’oublie aucune cuisse qu’elle puisse honorer. Elle s’enroule, elle erre sous toutes les jupes à la recherche d’ovules avec lesquelles faire du bilboquet. Elle englande des panses, des prés ! Elle tisse des fils entre les vagins par lesquels mes femmes communiquent leurs pensées ; ma queue, mère de tous les fils, au centre de toutes les attentions, écoute battre les féminines tentations. Bien des choses remuent en hiver, sous la laque des eaux glacées. C’est plus qu’un stéthoscope cette queue, c’est un pavillon aux mille sensibilités ! Elle écoute battre le grand Brasier des femmes Réfléchir aux éternels jusants de son incandescence Ŕ la mer est une vicieuse qui se lèche la raie grâce à la souplesse intrinsèque de la lune et des rouleaux d’eau salée. Quand une lesbienne fait entrave à mon obstétrique tricot, un coup de patte du Tigre la désolidarise de celui-ci ! Fi ! la gouine, on ne 44 peut concurrencer l’Or-Bite de Mars. Le grand Manitou tire les fils et trempe sa queue dans la baignoire qui fuie, dans l’aquarium où filent les lueurs électriques d’hanches et de cheveux, des pendules aux hypnoses de charnier, des lamproies à la peau sombre, luisant sous les collants de vitrines et de néons, et les salamandres courent sous les vêtements, laissent la mue de parfums lourds, le parfum de la prédation, et moi, l’hameçon gisant dans les bas-côtés, avec l’ordure de mes élans, mes abcès sombres suintant des lampadaires, moi qui bafouille des cadavres et rigole seul avec mon reflet, aileron de requin voulant attraper songes et dauphins, j’hameçonne le bitume pour ouvrir un océan. Il est tard, c’est la nuit depuis quelques milliers d’années sur terre, les étoiles distillent un leurre immémorial Ŕ je m’ouvre les lèvres en voulant décapsuler une extase. Alors voilà c’est la nuit, une grande et large ardoise opaque, aucun reflet, aucune moirure, juste les ténèbres, et puis un morceau de craie gros comme la lune, et ma main, une main hésitante, fébrile, une main effrayée par ses gestes trop amples, qui ne sait par quelle avenue s’approcher du grand vide. Tout là-haut dans le tableau un ongle griffe l’œil de Vénus. Quel dessein sur un si obscur poème ? « Oh ! Cocotte ! Cocotte ! Viens… ouais toi, viens voir un peu… Qu’est-ce que… qu’est-ce que t’as, là ? ŕ Pardon ? ŕ Là… ouais, là. ŕ Bien… je sais pas moi. Mes taches de rousseur ? ŕ Une vanille t’aurait pas toussé au visage, des fois ? ŕ N’importe quoi, celui-là !… ŕ Attends… attends, pars pas. J’avais plein de choses à te dire. Mais là d’un coup, en te regardant bien en face. Je sais plus trop. ŕ Laisse-moi tranquille, j’ai des courses à faire. ŕ Je t’accompagne. Comment tu t’appelles ? ŕ Rita. ŕ Vraiment ? ŕ Oui. Pourquoi ? ŕ Je déteste ce prénom… Mais je vais faire une exception. ŕ Oh, surtout te force pas, hein ! ŕ T’es pas mal quand même, Rita. Je te laisse une seconde chance. ŕ Une seconde chance ? ŕ Moi c’est Tonio ; Tonio Le Tigre. Mais tu peux m’appeler Le Tigre, c’est plus éloquent. J’aime l’éloquence, Rita. 45 ŕ Tu peux me laisser tranquille ? j’ai des courses à faire. ŕ Je t’accompagne, je t’ai dit. Ça me gêne pas. Tu sais pourquoi ? ŕ Dis-moi. ŕ Parce que tu me dis FOUS-MOI LA PAIX mais ton sourire lui il dit quelque-chose comme FAIS-MOI LA GUERRE. ŕ Oui bien sûr, fais-moi la guerre, t’as tout compris aux femmes, toi. ŕ Parfaitement. ŕ Mais t’as quel âge, toi ? Tu vois bien que je suis trop vieille pour toi. ŕ Ttttt. J’ai l’âge de savoir apprécier les bonnes choses. La subtilité, la promesse arrachée à l’oreiller. Ce genre de choses. ŕ Mais tu es trop jeune ! Je vais pas sortir avec un enfant, quand même ! Je vais aller en prison. ŕ N’ai pas honte de ton âge, Rita. Je t’aime telle que tu es. ŕ Non mais n’importe-quoi ! ŕ Rita, Rita… du calme… Ne précipitons-pas les choses, Rita… Oh, tu sais quoi ? J’adore ton prénom. ŕ Tu changes vite d’avis, toi. ŕ Ouais. Là, comme ça, à te réciter dans ma bouche, j’ai l’impression de boire à chaque fois une nouvelle gorgée de champagne. Une champagne pas dégueulasse du tout. ŕ Mais oui, du champagne ! bien sûr ! ŕ Rita, tu regardes tous les hommes de cette manière ? ŕ Mais de quelle manière tu parles ? T’es fou toi, ma parole ! ŕ De cette manière-là. Non évidemment que tu les regardes pas tous comme ça. Tu réserves ça pour l’Unique. ŕ Et comment je te regarde ? ŕ Hmmm… D’un air… D’un air qui dirait TU ME DONNES DES CHALEURS PAS CROYABLES, T’ARRÊTES SURTOUT PAS, JE T’EN PRIE. ŕ Dis-moi, Tony… ŕ Tonio. ŕ Tonio… Ça marche avec des filles ce numéro-là ? ŕ Ouais. Mais c’est trop facile, d’habitude. Avec toi c’est plus drôle. T’as du caractère, Rita. J’aime les femmes de caractères. ŕ Très bien. C’est ici qu’on se sépare. Il faut que j’aille faire des courses. ŕ C’est un magasin de sous-vêtements, Rita. ŕ Il faut que j’achète un soutien-gorge, pour ce soir. 46 ŕ Un comment ? ŕ Un sans bretelles. Faut que ça soit assorti avec ma robe. ŕ Rita, t’as plus besoin de sous-vêtements maintenant. Même nue, ça m’ira très bien. ŕ Je sors ce soir. Faut que je sois belle. ŕ Mes mots, Rita, ce sont les seuls sous-vêtements que tu porteras. ŕ Parle un peu moi fort, s’il te plait. Les autres filles nous regardent. ŕ On s’en fout Rita. Les autres, ils ont qu’à boire la Seine ou nager dedans, ils sont déjà tous pourris de l’intérieur comme des rats d’égouts. Tu sors ce soir Rita ? T’as rendez-vous avec un homme ? ŕ Ttttt. C’est pas mal ça, non ? ŕ Ouais. Pas mal. Moi je préfère les sous-vêtements noirs. Mais ça doit être quand même joli sur toi, le beige. ŕ Oui. Tout me va, à moi. ŕ Attends de voir mes poils blonds, Rita. Tu verras ce que c’est, de se sentir contre un HOMME. ŕ T’es trop jeune pour moi, Tonio ! Et ça ? C’est pas mal non plus, ça. ŕ Faudrait que t’essayes. Pour être sûr. Je peux venir avec toi dans les cabines d’essayages, j’ai besoin de calme et de concentration pour te conseiller d’une manière optimale. ŕ Mais t’es complètement dingue, toi ! ŕ Rita ! Rita ! Ah, quel prénom ! ŕ Hmmm… ŕ Rita, Rita ! Ah, je m’enivre, Rita ! Je m’enivre de toi ! ŕ Hmmm… ça non plus c’est pas mal. Non ? ŕ Rita ! Rita ! ŕ Parle pas si fort dans la boutique, s’il te plait. Ils vont me prendre pour jesais-pas-quoi… Ah, ça c’est ce qu’il me fallait. ŕ Fait voir… Ouais. Pas mal. T’as rendez-vous avec un homme, ce soir Rita ? ŕ C’est pas un homme. C’est juste des amis. On va juste boire un verre au George V, c’est tout. ŕ Ah ouais, et quand tu te savonnes, tu prends du caviar pour ça ? ŕ Quoi ? ŕ Écoute-moi, Rita. Je vais te dire quelque-chose. Les hommes que tu vas voir ce soir, ils auront mis une belle veste, une belle chemise, ils se seront laissés une toute petite barbe sur les joues, ils auront le sourire éclatant et les cheveux bien en arrière, bien ondulés, leurs mâchoires elles seront bien carrées et ils 47 respireront l’aisance, la bonne santé, ils fumeront des cigarettes en se donnant l’air de héros de film d’action, ils diront des phrases toujours justes, bien senties, et ils auront du parfum fort qui brillera sur leur cou, un parfum viril qui sent l’homme, la sécurité, et pourtant Rita, et pourtant y’en aura pas un pour te regarder vraiment, y’en aura pas un pour te parler comme je le fais maintenant. ŕ Je crois que tu n’es pas très modeste toi, hmmm ? ŕ Rita, j’ai pas les dents blanches mais je sais faire honneur aux belles choses. ŕ Ça marche pas comme ça chez nous, Tonio. ŕ Tu viens d’où ? Attends, attends, laisse-moi deviner… Toi, t’es Libanaise, pas vrai ? ŕ Non. Je suis Indienne. ŕ Ah c’est marrant… Je pensais qu’elles étaient plus foncées, les Indiennes. ŕ C’est parce que ceux qui viennent ici, ils viennent du sud. Moi je suis du Nord. ŕ Ah d’accord. D’accord. Et t’as déjà couché avec un blond aux yeux bleus ? ŕ Je te dirais pas. ŕ Enfin je veux dire… Avec de tels yeux BLEUS. Regarde bien, Rita, parce que je sais que non. ŕ Tu sais Tonio, tu perds ton temps, là, à essayer je sais pas quoi avec moi. ŕ Tant mieux. Quitte à perdre mon temps, je préfère le tremper dans une belle sauce tandoori. ŕ N’importe-quoi, celui-là ! ŕ Ouais parfaitement ; Rita, ça fait très longtemps que j’ai pas mangé indien. ŕ Tonio, sans blaguer, ça marche ces techniques avec les femmes ? ŕ Rita, je vais te dire quelque-chose de vrai : t’es la première indienne que je connais. Je trouve ça fantastique de découvrir cette péninsule par le sommet. ŕ Tu vas rien découvrir du… ŕ Bonjour, mademoiselle, je peux vous renseigner peut-être ? ŕ Vous avez celui-là en… ŕ Je préférerai celui-là, le noir, CHÉRIE. Il ira mieux avec le lot de petites culottes que je t’ai offertes, pour mon anniversaire. ŕ Celui-là est aussi un très joli modèle, monsieur. ŕ Oui mais moi c’est celui-ci que je veux. Vous avez ma taille ? 85B. ŕ Bien sûr mademoiselle, je vais vous chercher ça. ŕ Chérie, pourquoi tu mets plus jamais ces petites culottes ? J’aimais bien souffler mes bougies. ŕ T’es fou, ma parole. 48 ŕ ŕ ŕ ŕ ŕ J’essaye de Vivre, Rita, c’est là ma seule folie. T’es barge, c’est tout. Rita, c’est qui les hommes que tu vas voir ce soir ? Y’a ton amoureux ? J’ai pas d’amoureux. J’ai pas le temps pour ça. Rita, faut se dépêcher d’aimer avant que tout s’en aille pour de bon. » 49 Je m’en vais me perdre dans les dédales de ma curiosité, désaxé et sans orbite parmi d’autres planètes, lâchées là dans ce luxe grand comme une arène, parmi grandes enseignes et autres bruits, atome ou centime parmi une poignée d’atomes ou de centimes jetés dans un soleil froid comme le diamant. L’envie strangulant mes hanches, je marche au hasard de la musique des poignards sortis de leurs fourreaux ; dans mon cœur s’agglutine un tas d’ordures phosphorescent. Partout les cris sauvages de cette agonie se disputent mes restes, me déchirent comme un paquet de biscuits. Chaque jour revient avec l’aurore les jupes courtes et les hanches démoulées de quelque tarte à la pomme, chaque jour est une gueule de souffrance qui mord le bleu du ciel ; avec le matin revient la tentation de sombrer dans ce festin, quitte à être son propre abîme. Des nuages de poupées gonflables me noient dans leur velours, les couleurs dansent, gonflent, festoient devant mon œil, agitent langoureusement leurs paréos de tahitiennes. Partout jaillissent des mottes de gazon sur lesquelles s’étendre, rire, rouler, batifoler et chasser quelque savoureux lépidoptère. Être adulte dans une grande ville est une folie dont on ne revient pas absolument indemne : l’engrenage a beau être serti de rubis et de topaze, il s’agit d’une roue, une roue d’écartèlement, derrière laquelle s’éparpillent les diverses morceaux de soimême. Jeté à la gueule des animaux ! Bourreaux ou suppliciés, choisissez votre camp, pauvres affamés ! Il ne rôde jamais très loin une de ces garces vous donnant l’envie de devenir fou à lier, de déchirer la camisole pour de bon, pour une meilleure folie, une folie plus rebondie, plus onctueuse, l’envie soudaine de courir, courir comme un insensé, comme un fugitif, comme une proie dorée, et puis d’ouvrir les bras, complètement fou, complètement échevelé, absolument grandiose, bulle de champagne en pleine métamorphose, le grand saut dans le vide, le grand plongeon dans les fosses sans fond, éclat de magma retournant au 50 caramel, avec le souhait impérial de vous empaler contre le sommet d’une cathédrale, mettons Notre-Dame pour les ambitieux. Tu parles d’un canyon ! Prenons Saint-Germain-des-Prés ; ce quartier me fait penser à un saxophone étouffé dans une poitrine chaude, trois décibels langoureux, deux plaqués d’or Ŕ et le téton vorace dévore le sifflet. Vous voyez le genre ? Le genre jupe plissée, le genre chatte étroite et bondée comme la Rue de Buci, dix-huit mille euros le mètre-carré. Ou plutôt : une tennis blanche, depuis laquelle jaillit la plante fraîche d’un mollet. Oui, c’est cela, Saint-Germain-des-Prés, un macaron d’esbroufe, monté en éthers formidables, coquettement boutonné au revers d’un blazer coupé sport ; c’est le parfait plan de marbre pour découper y son âme entre deux rondelles de concombre bio, pour y exprimer par tranches fines l’Art des Grands Escrocs. Quelques garçons de café sympathique, tout de même, avec qui échanger ses éminentes réflexions. PUTAIN ELLES SONT BONNES ICI, PAS VRAI ? ILS SE METTENT BIEN, CES FILS DE PUTES DE RICHARDS ! Quelques barmen aussi Ŕ j’ai été barman aussi pendant un temps, le temps d’être licencié de manière tout à fait légale Ŕ hé, tu veux que j’te montre comment gagner du temps pour ranger ton bar ? C’est très simple, mon vieux : tu le fais pas ; quoique leurs lèvres supérieures prennent vite le pli snob de l’endroit, que les quelques pourboires généreux déteignent sur leurs braves mines. Vrai ! Dix piges à bosser là-bas, que les calvities rutilent comme le cuivre obséquieux de leurs pompes à bière. À Saint-Germain je m’amuse néanmoins, les femmes sont chères, inabordables, mais indéniablement piquantes et malicieuses, si bien qu’à fricoter cette peau fine de me fait l’effet d’être un caillot de sang baignant dans un rare caviar d’Iran. Je teste mes savoureuses plaisanteries, je les écoute choir de ma bouche ainsi que des assiettes de porcelaine. Parfois j’ai un espoir fou de réussir, si proche d’embrocher enfin le rut d’une chienne, jusqu’à ce que l’envie tire soudainement sa braguette, comme une gorge que l’on tranche d’un coup net Ŕ au moment où je flotte dans ces sommets illusoires vous dis-je, à ce moment précis éclate quelque infortune de mon destin d’irrémédiable perdant. Je rentre ainsi le panier en osier vide, vide comme l’âme d’un héros du lendemain Ŕ choux blanc ! disons-nous dans le métier. Mais c’est toujours plus divertissant qu’Avenue Victor Hugo, par exemple. Charmant coin, ça, l’Avenue Victor Hugo ! Pauvre Victor ! S’il savait les nouveaux misérables ! L’Avenue Victor Hugo, ça n’a rien avoir avec une rue classique, c’est plutôt un lieu de plaisance, quelque-chose d’un défilé de haute couture, où l’on s’expose avant le dîner, un poli lèchevitrine dirons-nous. On ne touche qu’avec les yeux ! Là-bas les femmes ont l’air 51 d’iceberg, et ma foi, je n’ai jamais palpé l’envers du décor ! Inabordables gorges de soies ! Bijoux sur chaque pore, il n’y reste guère de place pour mon stock de pénis en libre-service. Mon vieux, quelle gueule elles tirent ! Mais regardez-les bâillez ! Presque aussi feignantes que moi. Des putains de portes blindées, voilà ! Cosette est devenue un poil bégueule, avec le succès de son dernier roman. Elles ne mirent même pas votre braguette pleine, ces pauvres cintres sont trop passionnés par leurs vêtements ! Débordées par leur nombril, tout bonnement ! Il vous faudrait vous cacher dans les plis d’un tissu rare, pour espérer obtenir d’elles, ne serait-ce qu’un regard ! Bof. Pas assez cher. Non, non, ce n’est pas la peine de gigoter ainsi, vous dis-je, vous n’existez pas à mes yeux, impossible que vous le deveniez… Vous n’êtes guère plus qu’un bruyant feuillage dans le décor de mon existence. Là-bas, il faut prendre les petits fours avec une pincette, une pincette laquée, s’il vous plait. C’est le coiffeur qui rafle la mise. Enculé ! La chose la plus amusante qu’il reste à faire, c’est de s’en aller gaiment peler les bulbes d’oignons blancs, et puis de danser sur les orteils de cristal, certain d’essuyer l’indifférence d’une catin à six luxueux zéros dans la poitrine. Ou bien s’assoir à une terrasse de café à admirer les crânes de poules se ronger les ergots en scrutant meurtrièrement celles qu’on regarde plus qu’elles. C’est la guerre à hautes moulures sous plafond, pour le dernier étage avec terrasse, juste en face des cafés ! Va voir ailleurs, Tonio, c’est pas raisonnable de rester dans cet endroit. Fous-leur la paix, ils veulent pas de toi. Oh ! reste quand même encore un peu, les gifles te donnent si bon teint, espèce de salopard ! Voici mon maquillage artisanal. Tonio ! Tonio ! Dites-nous, quel est votre secret de beauté ? Quel teint rose vous avez ! Quelle mine fraîche ! Ça, mes chers amateurs d’élégance, c’est le résultat d’années entières de peaufinage : mille claques de garces sur chaque joue ! On dirait les bébés-bonne mine sur le cul desquels on a bien tapoté. C’est exactement cela, mes braves. Chaque matin pendant un an, un siècle, un millénaire peut-être. Essayez, vous verrez, c’est excellent pour la fierté. Fierté ? Quel étrange mot que celui-ci ! Pour ma part, c’est un orphelin que j’ai abandonné sur le bord de ma route, il y a quelques siècles de cela ! Juste une cacahouète grillée, mais pas une larme pour le désaltérer. Des fois, nostalgie au bord de l’œil, irrémédiable amoureux du passé, je retourne lui rendre visite. Il est là, il n’a pas bougé d’un poil, il n’a pas crû, il n’a point cru, agonisant dans le caniveau, rabougri, avorté, involu, rivotril, il ressemble curieusement à un pruneau desséché. Impossible de m’y attarder ! voilà que file une conasse dont j’aimerais volontiers dégrafer l’arrogance… 52 Vraiment, vraiment, bonnes gens : c’est fantastique de beauté que de crier son désir au beau milieu de l’Antarctique. Dans mon quartier je créer des scandales munificents, des tapages où le fracas est celui de talonnettes noires faisant des claquettes dans une mare de sang, je suis la star parmi les vendeurs de châtaignes et les limonadiers, tous me reconnaissent, m’adulent, et quand je retourne là-bas c’est en héros, en porteur de l’ultime flambeau, il s’exhale une haie d’honneur, une corrida accueillant son toréador croulant sous les paillettes et l’hématome. Banderoles et confettis et gâteaux à la crème pour le vétéran de la Grande Guerre. Regardez qui voilà ! Regardez ! Mais c’est ce bon Tonio Le Tigre ! Hé, Tonio ! quelle est la température des salopes, aujourd’hui ? Très fraîche, ma foi, comme le jus des montagnes ! Ah-ah ! sacré Tonio ! Tonio ! Tonio ! Tu veux nous faire un plaisir ? Salie-en quelques-unes pour nous ! J’y manquerai pas les amigos ! Ahah ! si seulement j’avais vingt ans à nouveau… Tonio, Tonio, qu’est-ce que t’en penses, toi ? Tu crois que tout est fini pour nous ? Messieurs, je me laisse l’illusion de croire que rien n’est fini tant que tout n’est pas terminé pour de bon. Oh, j’sais pas… t’as p’têtre raison, au fond… Dis, Tonio, écoute-moi et rendstoi ce service, si tu veux bien : ne vieillit jamais. Et bien merci du conseil les amis, mais maintenant il faut que j’y aille ! Le tout Paris des putains attend sa Fange ; les connasses ont briqué la lunette de leur W.C., un coup de balayette ciet-là, et la crasse reluit comme un rouge-à-lèvres, et je l’entends rugir ainsi qu’une bête sauvage Ŕ n’entendez-vous sa rumeur effrayante égrener ses plaintes ? J’ai un rêve de vingt-sept centimètre de long avec lequel divertir les voisins. Sortons prendre notre part de tarte ! Comme je le dis toujours, mes braves, à chaque jour sa côte d’agnelle ! Ma parole, je le viole le trottoir. J’y traîne à longueur d’année, à longueur d’appétit, je suis le rat traînant alentour le gruyère des bibliothèques, des universités, tout humide, tout pernicieux, prêt à grignoter la croûte estudiantine de quelque condylome sucré. Je baguenaude sur de la mie de pain, ma mire aiguisée passe au scalpel toute tranche de féminité, rance ou dispersant de la fumée… Elles sont là, petits cyclones parfumés torturant innocemment les vertèbres, les idées ! ne demandant qu’à s’y jeter tête la première. Au fond de l’égout ou en haut de quelque monticule, j’ai toujours l’œil aguerri ainsi qu’un décolleté, furetant discrètement les culs enfumés, les ruts cuisant dans un silencieux braisillement. Je sifflote, merle innocent ! tandis que sous mon aile palpite une bombe diabolique. BONJOUR-BONSOIR, dis-je de ma voix qui fait frémir la vulve, voix suave parfumant un incendie, voix grave doublée de velours sombre. UNE PETITE PARTIE DE PLAISIR AVEC 53 UN TIGRE DE SIBÉRIE ? Je suis sûr que vous n’êtes jamais sortie avec un blond avec de tels yeux bleus. Mes pierres précieuses feront une merveille de pendentif à votre poitrine. Ouais, c’est Hitler qui m’aurait trouvé canon… M. Tigre, c’est nous qui décidons qui est canon et qui ne l’est pas. Charmante indécence ! J’hèle à tour de bras, à la chaîne ! De la viande, encore de la viande ! de la barbaque par camion entier que je décharge à longueur de soleil, de la barbaque mirobolante, à l’odeur de pêche, de framboise, dont les deux élégantes chattes au coin de l’œil, cueillent les vœux pendus aux crochets. Quel joli mascara porte le mensonge ! Dès que j’en tiens une entre mes griffes je cause je cause je cause, je ne la lâche plus, je la harcèle, je la persécute de coups de reins, je l’accule ma parole ! mon abrupte répartie leur fais l’amour par télépathie, à la pointe de l’oreille j’étends mes semences, mon linge sale, et mes mots découvrent petit-à-petit leur verge, leur sécateur moelleux, et avec je défriche les poils, je débroussaille pour les tréfonds, là où l’on scalpe le clitoris d’une pichenette humide. J’embraye son mon registre préféré, le seul qui m’intéressera jamais, celui qui sent la merde et le con scintillant. C’est que mon intérêt se concentre dans un minuscule point rouge, brûlant, pile au centre de la cible. Quand je joue aux fléchettes, je joue pour le mille ! Mes mots d’alors sont des balles de fusil à lunette, décochés d’un trait impassible, presque infaillible, ils passent en frisson sur l’oreille, leurs songes filent à travers le nerf pudendal, fusent, piègent globules rouges et frémissements dans leur filet, arrachent herbe et vices d’un même soufflet, et s’ils avaient connu Stalingrad mes mots, ils eussent probablement vaincu, drapeau flottant dans la neige ainsi qu’un reflet de spectre, boches et ruscofs décimés d’un même sortilège, pile au centre du troisième œil. Les mains dans les poches, je modèle ma pâte à prépuce, lui donne les formes de quelque empereur romain, d’une petite vierge derrière son ombrelle tendue comme un hymen. Je déchire ma braguette comme le feuillet d’une poésie dont on est jaloux, je suis une tristesse embuée d’ivresse, je dis tristesse en souriant, je suis un sourire incrusté à l’abîme ; je cours, traqué par la chute, traqué par mes cadavres tintant comme des casseroles dans mon sillage. Je m’envole pour mieux fuir ; j’ai envie de vomir, un vomi gros comme un désir, un enfant qui meurt en naissant ; j’ai les faux-airs d’un ange au martyr déployé en ailes. La nuit est mon fourreau dans lequel je rutile ainsi qu’un assassinat dispendieux. Les culs passent, me tranchent en fines lamelles ; je rêve d’être boucher Ŕ ou plutôt : la Bouchée Ŕ à la charcuterie de mes fantasmes. Et hop ! emballé c’est pesé ! Trois tranches d’oiselles coupées caramel, qu’est-ce qu’il vous faudrait d’autre avec ça ? Qu’est-ce qu’on a en gratin, aujourd’hui ? 54 On a une magnifique pièce de greluche fourrée à l’aquarelle, petit oignons confits, miel et thym, une larme de champagne et de diamant, je vous en mets une part ? Parfois je m’arrête au beau milieu de l’Apocalypse pour contempler le flot intarissable de salopes qui court les rues, et je bénis les statistiques, je les aime comme ma propre chair ! petites chauve-souris espiègles s’approchant de mon oreille pour me chuchoter doucettement leur ritournelle, tel un secret brûlant se mordant la lèvre : sur le nombre de tas, combien de volcans ? Le seul moyen de la savoir, ma foi, est d’y mettre son doigt ! Dans le noir absolu, il suffit de craquer une allumette. Me voilà courant après toutes les femmes, tous les pelotons d’exécutions, splendide et dramatique dans ma toge d’innombrables échecs. C’était comme de se jeter dans les brisants, et puis de recommencer, avec plus de plaisir, d’entrain, comme divinement enivré par le sel, l’écume au goût de vin pétillant. Combien de superbes baffes, de retentissants soufflets, n’ai-je ainsi essuyé, jour après jour ! La vie sans gants ni parures, la vie à même l’os et la chair, nom d’un chien ! Et mon tibia danse contre les barres de fer Ŕ on ne peut de toute manière pas finir la journée avec moins que le rien dont on l’avait commencée ! Voici mon raisonnement, voici mon crédo ! Hume ! hume les fesses, les mets ! Sirote jusqu’à l’ultime goutte ! Mais ça n’a pas de fond, ma parole ! C’est qu’il me passait de telles ivresse lors de ces errances ailées, des ivresses sans taie ni rayures, ivresses immaculées, ivresses délicates, en éther tendre et gants de daim, que montait avec leurs vapeurs l’envie soudaine d’escalader un sommet, de monter jusqu’au point ultime de ma vie, l’envie de crier mon amour pour celle-ci, de le planter là, dans cette victoire brève, ou plutôt de le défaire de ma poitrine, ainsi qu’un bouquet de pensées lancé aux hommes, lancé dans la ville, et mon sang, et la fureur de son cours momentané, eussent probablement jailli en gerbes de lampadaires, en éclats d’étoiles, en flocons et flasques de bourbon, éclairant la nuit du ruban mauve de la félicité d’un amour sans destination… c’était donc si simple que ça, que de vivre ? Extraordinaire ! La paire de couilles qu’on écrase sur la table du monde ! Je veux dire, putain de merde, c’est si fou d’être ici ! Au milieu du chaos de la couleur, il est de ces instants savoureux qui vous font dire : la vie est décidemment un bien joli siècle pour exister. Le ciel dans les chaussures ! et le poumon ouvert ainsi qu’une encyclopédie illustrée. Que peut-il faire de mieux, l’homme débordant de l’espoir qu’il a tué, de sa journée, que de la perdre en ces petites turgescences échaudées ? Elles sont de toute manière bien moins féroce que l’on pourrait penser ! Charmantes même, pour certaines qui n’ont pas froid aux yeux. Oh ! bien sûr, toutes ne peuvent m’aimer ! Mais dans le quelque 55 million de salopes à Paris, le chiffre reste tout de même aimablement, sacrément encourageant ! Bon Dieu ! toutes ces femmes, tous ces épatants mets ! Tapons dans les centaines, les milliers !... L’optimisme tout au fond du trou. Derrière une porte soyez sûrs qu’il pétillera toujours une coupe de champagne, si modique soit-elle, ou bien un mignon petit-four rebondi, parfum crème de basilic et citron… si on cherche bien, si on serre suffisamment les dents, la vie a toujours un drôle de tour dans sa manche pour nourrir le bec d’une agonie, pas grand-chose, pas grand-chose, non, un demi mégot dirons-nous, une petite partition en chiffon, juste au bord du trottoir, là, gisant patiemment, un tout petit morceau de musique attendant qu’on souffle dedans, juste assez pour nourrir les cochons… Et quand je désespère un tantinet, qu’il me coûte d’épousseter une nouvelle fois mes genouillères, ma fierté, je glisse du côté des sorties scolaires, où mûrissent lentement les grappes de têtes blondes, et je m’humecte la papille, ébloui de savoir inétanchable le robinet du Pêché Originel. Je lèche un abricot rabougri en pensant qu’il s’agit-là d’un orgasme apatride et interstellaire, la salope universelle aux quelques trois cents quarante-quatre passeports dans le soutien-gorge ; cependant qu’une bouffée de chaleur me prend lorsque s’épanouissent devant moi toutes ces primes verdeurs, Vivement quelque printemps supplémentaires ! que le ver ait dévoré la pomme. Rembobinant mon éjaculation, je repars vers mes femelles d’un pas guilleret, de l’allant dans le souffle, heureux du prochain cru qui fermente doucettement, presser d’y tremper l’orteil, en ayant l’illusion folle de pouvoir vivre quelques milliers d’années jusqu’à toutes les avoir mises en bouteille. 56 Le supermarché ! Quel sublime, délicieux Eden. Le Pectoral Achalandé contre lequel la ménagerie des femelles vient se consoler avec l’air d’une veuve qui pleure de chaleur tout en vous pressant le paquet. Admirez-les se jeter à corps perdu dans les crèmes glacées, elles noient leur médiocre baise de la veille ! Le Coq rentre dans ses terres choisir sa poularde à rôtir sous la langue d’un brasier. Il hume et ses biceps s’hérissent en gargouilles et clochers. Quelle cathédrale, quelle basilique romaine que cet Homme ! Quel Constantinople ! Il a l’air d’un dôme qui pénètre l’atmosphère. Torse bombé, l’œil sévère comme un César, il contemple son aquarelle de ramages diaprés ; en l’honneur du Vit les croupes se sont empanachées de champagne et de ces lordoses qui croustillent sous la canine. La putain cachée derrière une tasse de porcelaine. Pas à moi ! Pas à Lui ! Quel choix ! Quelles bouchées sur ce plateau en argent laqué ! Une petite blonde ? Et une africaine alors, voilà qui serait tout-à-fait bienvenu, tendres tropiques ! Ce n’est pas possible, m’écrivez-vous : cela n’est pas Français ! Pourtant, quel fantastique rayon d’oiselles ! Quel festin, mon vieux ! Tout est à portée de main ! et ces pauvres serfs sans imagination qui attendent que le samedi soir les y autorise pour baver ouvertement ! Bon Dieu ! n’attendez pas la calvitie pour faire vivre l’Hormone ! Rangez vos portefeuilles et déterrez votre Héritage, nom d’une Chienne ! Ils bandent à la dérobée. Qu’ils aillent au diable ! Ici le Paradis ressemble au désordre d’un sac-à-main couleur crème. Mes petits pots de crème ! Badigeonnez mon corps, oignez-moi de vos petits soins ! je veux pleurer jusqu’à sécheresse en contemplant l’Oignon qui rissole à feu tamisé. Elles sont là mes mignonnes, mes divines, à chercher l’Amour entre pomelos et pâté de porc ! Regardez comme elles picorent les prix, comme elles papillonnent, à l’affût de la Promotion, de la voisine péremption, panier en osier à l’aile ! Humez, humez braves libidos ! ne sentez-vous l’air de la montagne, des 57 pâtures immaculées ? N’entendez-vous cuire les innombrables côtelettes sur le grill d’un nouvel achat ? Elles tortillent la croupe pour amadouer la bonne affaire. Bonnes Mères ! Elles brûlent, ces savoureuses ! elles papillotent comme ces carpes qui glapissent à la surface des eaux marines. Tendez le Membre, braves libidos, cueillez ces pêches sur leur doux oreiller, elles sont si mûres, si pleines ! Le printemps ne demande qu’à ce que l’été lui calcine sa dentelle. Grand diable ! Il fait si chaud, dans les basses régions humaines. Au rayon sanguinolent je sabote saucisses et jambons. Les cannibales ! les barbares ! ils vous réduisent en pâles visages géométriques, ils vous plastifient, vous mettent sous vide ! Mais quand s’arrêtera donc le massacre de la Confiture pour les cochons ? Je perce les paquets, je libère les chapelets ! Allez, vivez, respirez ! Il est temps que retrouviez la liberté qu’on vous spolie au nez et à la barbe des Dieux ! Fuyez braves saucissons, retournez gambader dans vos plaines sauvages ! Après tout, il n’y a pas que les hommes qui ont le droit de se rouler dans la boue. Au rayon fruits et légumes, pléthore d’opulente verdure ; je disperse mes semences entre deux courgettes mûres. Braves courges ! ne vous morfondez pas, bientôt vous serez libérez du joug infâme des supermarchés ! Le Libérateur est là, Prophète de l’agrume et Vaticinateur de la vitamine. Portez en votre cœur quelques germes de ma Sève, et portez-les avec amour ! Un jour des bébés tigres rugiront de votre panse et alors vous serez libres de vos chaînes d’immobilité. Vous pourrez gambader ! galoper ! butiner tous les avocats que vous désirez ! Cuisses écartées, jupe ras la tranche et rugissement au poing levé, vous serez enfin libérée de votre verte condition ! En avant le Progrès ! En avant la cuisson ! Concombre disproportionné à la main, je suggère moult atrocités dans quelque pantomime criant de réalité. « Mademoiselle vous êtes belle comme un pomelo. ŕ Ah oui ? ŕ Comme CE pomelo. Voyez ? Votre poitrine ferait un magnifique verre de vitamines. ŕ Vous êtes quoi au juste ?... Une espèce de poète de McDonald ? ŕ Ça vous plairait hein… Moi et ma grosse bouche moelleuse comme un hamburger brûlant ! N’est-ce pas, hmm hmm ? ŕ Je… je crois pas, non. 58 ŕ Imaginez-moi un instant, rien qu’un instant, beau comme un grain de sésame, goûteux comme un steak à l’ananas, souriant à votre bouche grande ouverte qui brûle de faire de moi votre unique bouchée… Alors ? ŕ Alors je suis pas intéressée. ŕ Intéressée ! Intéressée ! Je vous parle pas d’intérêt, je vous parle de gourmandise. ŕ Non merci… Je vais garder le pomelo. ŕ Imaginez Jésus ! Jésus. Je suis comme Jésus, je suis la Générosité même, je suis le Goût et la Satiété, je disperse mon corps ainsi que le pain, à quelle oiselle veuille bien le picorer. ŕ Prophète du Monoprix. C’est charmant, vraiment. ŕ Allez, croquez ! Croquez je vous dis ! N’ayez pas peur avec la chair ! Elle est faite pour être dévorée ! Déchiquetez-moi ! Ensanglantez mes os ! Faites de mon corps les confettis de votre dîner. ŕ Mais lâchez-moi monsieur ! Vous me faites PEUR. LÂCHEZ-MOI PUTAIN ! ŕ Calmez-vous mademoiselle, calmez-vous ; vous avez l’air encore plus belle quand vous vous énervez. J’ai… je… je suis pas sûr que je supporterai tant de beauté. ŕ Pffff. ŕ Ne soyez pas embarrassée, mademoiselle, il ne vous faut plus avoir honte de vos sentiments. ŕ Mais c’est quoi ton problème à toi, putain ? ŕ Je veux juste récupérer le lambeau de peau que vous m’avez pris en passant. ŕ Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? ŕ C’est parce que vous avis mis une culotte bleue sous votre pantalon blanc. C’est assorti à la couleur de mes yeux. ŕ Oh foutez-moi la paix, hein. ŕ D’accord. J’accepte. À une condition : offrez-moi d’abord une dynastie. Cinq mâles, cinq femelles. Le Tigre se fait du souci pour sa perpétuité. ŕ Plutôt MOURIR ! ŕ La mort ce n’est rien, mademoiselle. C’est d’aimer, le vrai crime. » Je débraguette un peu plus mon hémorragie, deux doigts plantés tout au fond de la tripe pour mieux l’étancher. Je flâne parmi les rayons, discret comme un filet de transpiration sous la plume, petite rainure de carrelage à la vision élastique, ébahie mais infaillible, j’hante les alentours comme le spectre d’un 59 paquet de chips, reflétant mille lueurs gélatines, les carillons de sucreries, de caries en gestation, je suis une barre chocolatée m’enroulant à toute papille, je suis l’ombre d’un caddie coupable, éventreur d’appétit, le panier plein d’éjaculations en boîte de conserve, je suis la petite roulette qui danse en rythme avec le tango des idées folles, des fois l’haleine bleue d’un réfrigérateur, d’autres la leptospirose d’une cannette de bière pour clodo, 50cl, 11° d’éthanol, 99 centimes toute l’année, je suis l’ongle d’un code-barres ou bien l’œil d’un camembert, on peut entendre ma voix chantée par les médiocrités qui passent à la radio, je susurre des obscénités entre deux publicités infâmes, je suis l’espace et le temps, l’instant, je suis une émotion qui a pris chair, ou métal, le carton d’une promotion peut receler à son verso ma semence, le rabais incongru d’un de mes spermatozoïdes-œufs d’esturgeon ; ma salive trempe dans le lait entier et c’est mon cœur qui bat, dans les paquets de corn-flakes sucrés, mon plaisir se disperse en oignons et cornichons aigres et parfois, on trouve même mon visage dans le cristal d’un congélateur, non loin des briques de poisson pané, parfois solvaté dans une bouteille d’eau minérale, parfois pulvérisé dans la lessive, parfois mis en boîte, oui parfaitement ! Caressez-moi ! enfilez-moi, étirez-moi ! Palpez ! Palpez, vous dis-je ! je suis l’affriolant tissu que vous portez à vos lèvres, je m’accroche, tel un rêve aux bras grand-ouverts, à vos cuisses béantes. Je suis la Trinité, je suis le string, le papier-toilette et le tampon absorbant vos mets. Allez-y ! allez-y, vous dis-je ! Oignez-moi ! je brûle d’être le shampooing affectueusement manipulé par vos soins, d’être l’imprégnation sensuelle, tel l’ami émollient de vos secrets, le mouvement lent de vos doigts onctueux, pénétrés, aux ongles si concentrés, débordant en bave de camomille, cependant que je m’infiltre au plus profond du cuir chevelu, cependant que j’entame, ainsi qu’un coutelas dans une confidence, votre moelleuse intimité. Et quelle douceur d’être l’effluve de pêche ou d’ananas que portent en rubans vos tignasses ! d’être la gaze, le serf-volant de votre évanescence. Si j’étais un gant de toilette, pourrais-je tremper à l’infini dans votre bain ? Imaginez-moi, ragondin timide, gros comme une éponge, un désir plein, ne serais-je touchant dans ma fourrure de paillasson, gorgé de vos piétinements ? Je me vois allongé en tas de neige sur le bas-côté de la baignoire, étendu, prélassé dans vos restes, splendide comme une carcasse de dauphin dévoré par l’Océan. Votre ordure serait ma soie. Tandis que le savon nimbé de mousseline me regarderait avec envie, jalousant celui qui souffle les fruits de son labeur insaisissable ; tandis que des bulles de celui-ci rejoueraient votre fugitive passion ; tandis que votre kératine, de ténébreuse origine qu’elle fût, fera ressembler l’acrylique à une tigresse s’abandonnant à ses 60 propres griffes. Vos produits de beauté mis sans dessus-dessous pour la gloire d’une coquette turgescence, tel l’échevèlement d’une gousse de vanille, le désordre d’une rosée tiède, conteront à leur manière le poème de l’éclosion des femmes. Écrivez mon nom sur la buée du miroir ! je veux être le reflet de votre humeur fragile, claire volée de papillons, de boucles et d’arabesques futiles. Ce seront mes larmes que pleureront vos pieds humides sur le carrelage, d’anciens sanglots autrefois pris dans l’épiderme. La serviette aussi, d’ailleurs, pleurera un peu la perte de sa belle peau. Ou peut-être serais-je un canari de plastique, hérissé de trémulations silencieuses ? Ça alors ! la tête dans vos nuages, mes piles fondraient, s’électrifieront, et voilà qu’il me pousse de vraies ailes sous les vibrations ! Fantastique ! Nuit et jour canari devenu Condor je survolerai vos viscères, rapace à l’affût d’une lueur brève, chaude comme une proie intolérable. N’oubliez pas de m’étaler après l’amour telle une crème hydratante à l’entrejambe, j’arde sécher, m’évaporer à votre Soleil ! Cependant qu’au rayon fromage je grignote les flocons que perd une mignonne boule de neige. Quel goût a-t-elle, c’est fabuleux ! Il reste aux contours dentelés des traces luisantes de son rouge-à-lèvre capiteux. Nous nous aimons par vérité nucléaire, par irréfutable translation mathématique. C’est la relation de Chasles, mes braves analphabètes. A baise B et C dévore B ! A et C s’embrassent fougueusement en regardant l’Océan vaporiser dans son embrun quelques bleus projets. Le gros dindon qui moisit dans son empyrée de roqueforts s’affole en se précipitant sur moi ! Elle accourt, la brave, elle dodeline, elle bave ses roses bourrelets ! Monsieur, monsieur ! Mais qu’est-ce que vous faites ?! Elle se prend les mains à la tête, comme dans les tragédies grecques. Drame insoluble pour fromagère écervelée. Fromagère écervelée recherche barbe de bouc pour faire des bébés orteils aux ongles incarnés. Fromagère écervelée ronde et replète comme une meule de Bleu. Elle roule et son visage grassouillet gargouille et s’effraie. Quelle houri ! quel panaris ! quelle aisselle ! et une halitose avec ça ! À faire fuir les termites. L’égérie du camembert se sent d’humeur badine ! Laissez donc moi en paix, meule hirsute ! « Monsieur, monsieur ! hurle ma gorgone. Ce sont les croûtes de comté. » Va de retro, Satanas ! Cet avorton ne mérite pas même mon mépris. Adieu, horrible fromagère, macaque en déveine, postillon démoniaque ! adieu, à jamais, mourrez dans l’oubli de vos cantals, votre grâce est bonne pour le savon, l’abattoir, grand Dieu, que faire d’un tel avorton ? Cependant que tout un monde rebondis et parfumé attend avec impatience qu’on en fasse un délicieux torchon. Mon nez flaire le vice dans les truffes, morilles ou Candida albicans, et le vice 61 messieurs-dame, peut porter une jupe dispendieuse, des talons aiguilles ou bien une grise polaire de caissière. Les prolétaires aussi, peuvent toucher l’Ouvrage... Que voulez-vous ! J’aime le mauvais goût et les maquillages halogènes, les lumières artificielles, et j’aime l’odeur de la raie, j’aime la monnaie sale Ŕ vous savez bien ces rigolotes petites pièces rouges dont on ne sait jamais trop quoi en faire. Une femme du peuple, bordel ! C’est ainsi l’amour en solde, ce n’est jamais très reluisant. « Mademoiselle, j’ai choisi cette caisse rien que parce que vous étiez son diadème. ŕ Pardon ? ŕ Vous couronnez la cime des plus beaux vœux. ŕ Quoi ? ŕ Mademoiselle, l’heure est grave. L’heure est belle, c’est un minuit obscène. Faut que je vous raconte ce qui vient de se passer… J’étais comme ça, un peu dérouté de ce si vaste royaume, flânant de rayon en rayon sans trouver quelconque satisfaction à mes prospections, et j’allais désormais tranquillement rentrer chez moi, bricoler ma fusée, quand soudain, ta ta din ! je vous le donne en mille Ŕ mais oui ma chère, vous, tout simplement vous ! Alors que me suis-je dit ? Voilà quelques siècles qu’on envoie les fusées dans le mauvais ciel. ŕ Hé ! y’en a qu’attendent derrière. ŕ Et bien vous patienterez quelques minutes pour ronger votre pâté, porcépic libidineux ! Je discute avec la Beauté. ŕ Lidibineux toi-même ! ŕ Madame vous troublez mon inspiration. Bonté divine, que quelqu’un fasse taire cette bonne-femme à jamais ! Qu’on l’assassine, qu’on la cuise à l’étouffée, par pitié ! Les aérations manquent quand elle ouvre la bouche. Bien. À nous deux, mademoiselle. Tout d’abord ! mes félicitations. Le mois de Décembre est un plus qu’un honneur, à dire vrai, c’est une véritable consécration. Réchauffer Décembre est une tâche bien compliquée. ŕ J’entends pas ce que vous dites monsieur. ŕ C’est parce que mes mots se bousculent pour vous regarder. Mademoiselle, écoutez ça : je vous ai élue la plus belle caissière de mois de Décembre. Une Grâce, point n’est-ce ? ŕ C’est 8€36. Vous voulez un sac plastique ? ŕ Non mademoiselle ! Non. Ce n’est pas 8€36, mademoiselle. C’est la vie, ici, dont il s’agit. La vie ! Ne tombons dans le piège des barbares, mademoiselle, ne chiffrons pas les étoiles ou les années ou les femmes. Laissons leur tous les 62 zéros qu’ils veulent, mademoiselle, ils n’auront pas l’infini. Laissons-leur l’or ! nous voulons le collier. ŕ Hé ! Va s’dépêcher l’beau-parleur ? Ouais, merde à la fin ! On est pressé, nous autres ! Et moi alors ?! J’suis garé en double-file. DÊPECHE-TOI, PUTAIN ! Ouais ouais, on en a marre d’te voir causer à la fin ! ŕ Ah je vois ! Les cafards copulent en meute infâme ! Vous ne me faites pas peur, vampires ! Je ne reculerai pas, j’avancerai la tête haute, qu’importe vos griffes, qu’importes vos malédictions ! Vous ne m’empêcherez pas de vivre, m’entendez-vous ? Regardez vos mains, vampires ! Regardez vos cabas, ouvrez vos sacs ! Touchez ! Sentez ! Ça n’est que du plastique. Ça ne vit pas ! ça ne pleure pas et le soir, braves vampires, ça ne vibre pas en se convaincant que demain peut-être sera meilleur. Ce n’est rien que du plastique. Vous ne comprenez donc pas ? Ne voyez-vous le Précipice étendre ses molles ténèbres ? Vous serez pour vos maîtres ce même jouet dès lors que vous lui accorderez toute importance. Il nous faut nous en défaire, il nous faut le déchirer de nos poitrines ! il le faut avant qu’il ne contamine notre sternum, braves ouailles. Soyons le cœur avant qu’il n’explose pour de bon. Le plastique n’a pas d’odeur, il n’a pas de visage ni de prunelle ! imagineriez-vous ce pauvre petit plastique en train de jouer de la flûte péruvienne, de vous coller sa main au fond des intestins ? Ensemble, nous devons viser l’os et la peau. Ce doit être notre seule préoccupation. L’os et la peau. Oublions le vent, oublions la spéculation ! Délaissez vos jouets, délaissez vos harnais ! Aimez l’os et la peau, mes braves ouailles, aimez-là parce qu’elle est la seule vérité. La seule vérité, brave ouailles, aimons-là, puisque nous devons la quitter. Comprenez-vous la Tragédie qu’on tente de vous dissimuler ? Elle est triste mais elle mérite d’être contemplée. Alors, ne vous droguez pas de vos fumées, sublimes ouailles, parce que vous êtes beaux, oui, vous êtes sublimes, dissipez les masques de l’oubli, déchirez ce voile infâme ! La vérité n’est pas accrochée à un cintre, elle n’a pas d’antivol ! il nous faut la suer, il nous faut la saigner, elle ne s’acquiert pas en solde le temps seul pourra jamais vous la murmurer. Et quand vous serez triste et quand la nuit n’aura de fin, quand vous serez faibles et que le plastique vous sera doux, n’oubliez pas que les pièces douloureuses qui remuent tant votre sang sont celles qui vous animent de vos plus amples mouvements. Ce ne sont que des bibelots, tragiques ouailles, ce ne sont que des polymères d’indigente avidité ! Ayez faim ! oui ! Mais ayez faim d’os et de peau. Avec moi, tous ensemble partons en croisade récupérer nos châteaux ! Nous allons Vivre, nom d’une chaîne ! ŕ Carte bleue ou espèces, monsieur ? » 63 « QUI VA LÀ ???? ŕ OU-OUH, C’EST MOI ! ŕ MAIS C’EST PAS POSSIBLE, PUTAIN ! QU’EST-CE QUE TU FOUS DÉJÀ DE RETOUR ?!.... AVEC CE TON DE PETIT MERDEUX, ÇA M’A TOUT L’AIR D’ÊTRE UNE NOUVELLE CRASSE… C’EST L’AUTRE DINGO QU’EST AVEC TOI ? ŕ NON PAPA, ELLE EST PAS LÀ. ŕ PARCE QUE SI ELLE T’EMMERDE, TU TE LAISSES PAS FAIRE FILSTON, LES POUBELLES ON LES JETTE À L’HEURE QU’ON VEUT ! MERDE, QUOI ! ON EST PROPRIÉTAIRES ET FRANÇAIS ET FIERS COMME DES COQS EN 98 ! C’EST PAS UNE PORTOS DE MES DEUX QUI VA FAIRE SA LOI CHEZ NOUS ! ŕ C’EST PAS ELLE. C’EST JUSTE MOI. ŕ ET BAH QUOI C’EST JUSTE TOI ??? EXPLIQUE-TOI NOM DE DIEU ! ŕ JE REVIENS PAS LES MAINS VIDES, PAPA. ŕ ET BAH QUOI, T’AS TROUVÉ DU TRAVAIL ??? UN CONNARD A FINALEMENT BIEN VOULU DE TOI ??? J’ESPÈRE QUE TU LUI AS PAS DÉJÀ CASSÉ LES COUILLES AVEC TES HISTOIRES DE GRASSE MATINÉE ! ŕ C’EST PAS ÇA, PAPA. J’AI PAS TROUVÉ DU TRAVAIL. ŕ ÇA M’AURAIT ÉTONNÉ, TIENS ! INCAPABLE !!! ŕ JE T’AI ACHETÉ TON LAIT DE SOJA BIO, PAPA. ŕ AH BON ? ŕ OUI PAPA, J’EN AI PRIS DEUX BRIQUES DE BIEN FRAIS. TA MARQUE PRÉFÉRÉE. ŕ ATTENDS, ATTENDS UN PEU ! DÉJÀ, OU EST-CE QUE TU L’AS ACHETÉ ? 64 ŕ AU SUPERMARCHÉ. ŕ TU L’AS PAS ACHETÉ À L’ÉPICERIE D’EN BAS, PAS VRAI ?? JE VEUX PLUS DONNER UN CENTIME À CET ESCROC. C’EST UN VÉRITABLE TERRORISTE, MA PAROLE ! ŕ NON PAPA, JE L’AI ACHETÉ AU SUPERMARCHÉ. ŕ BIEN. ET QUELLE COULEUR ELLES ONT, LES BRIQUES ?? VERTES OU CE BLEU DÉGUEULASSE ??? ŕ J’AI PRIS LES VERTES PAPA, CELLES QUI TE FONT DU BIEN AU VENTRE. ŕ SOJA DU PARAGUAY ! BIEN JOUÉ FILSTON, JE SUIS FIER DE TOI. LE SOJA DU PARAGUAY EST EXCELLENT POUR MON ULCÈRE. ŕ JE SAIS, PAPA. ŕ ET BAH FOUS-MOI ÇA AU FRIGO AVANT QUE ÇA NE TOURNE ! ŕ D’ACCORD ! ŕ MAIS PAS A CÔTÉ DE TA PUTAIN DE PILE DE NOYAUX D’AVOCATS. DANS MA PARTIE DU FRIGO. TU M’AS DÉJÀ FAIT LE COUP LA DERNIÈRE FOIS ET Ç’A CONSIDERABLEMENT ALTÉRÉ LA QUALITÉ ORGANOLEPTIQUE DE MON SOJA PARAGUAYEN. ŕ JE SAIS, PAPA. ŕ TU SAIS, TU SAIS ! TU DIS ÇA À CHAQUE FOIS, MAIS TU M’ÉCOUTES JAMAIS !!! AH ! TU ME METS DANS DES RAGES FOLLES, DES FOIS !! SI SEULEMENT T’ETAIS CAPABLE D’ÉCOUTER LES GENS, DE TEMPS EN TEMPS. ŕ J’ESSAIE PAPA, J’ESSAIE BEAUCOUP MAIS J’Y ARRIVE PAS. ILS ME FONT TROP MAL À LA TÊTE. ŕ BON BON ! TU LES METS AU FRIGO, OUI OU MERDE ?! ŕ C’EST BON, PAPA. ŕ ET N’Y METS PAS LE BORDEL, HEIN ! SI CHAQUE CHOSE A L’AIR À SA PLACE, C’EST QU’ELLE Y EST ! SPECIALEMENT MON CURCUMA. ŕ J’AI FAIT ATTENTION À TON CURCUMA, NE T’INQUIÈTE PAS. ŕ LA TEMPÉRATURE DU FRIGO ?? ŕ CINQ DEGRÈS, PAPA ! LA TEMPERATURE PARFAITE POUR LA BONNE CONSERVATION DU CURCUMA. ŕ BON BON CALME-TOI UN PEU, TU VAS ME RÉVEILLER L’ESTOMAC. ŕ ET TON MAGENTA, PAPA, COMMENT IL SE PORTE ? 65 ŕ ÇA AVANCE, FILSTON, ÇA AVANCE DOUCEMENT… TU SAIS FILSTON… ÇA PREND DU TEMPS CE GENRE DE CHOSES. FAUT PAS CROIRE QU’UN GARS COMME DALI PAR EXEMPLE, OU COMME VELASQUEZ, CE BON VIEUX VELASQUEZ ! FAUT PAS CROIRE QUE DES GARS COMME ÇA SONT DEVENUS CE QU’ILS SONT EN PEU DE TEMPS. C’EST UNE QUESTION D’ANNÉES, FILSTON, DE PLUSIEURS VIES MÊME, SOUVENT. ŕ JE SAIS ÇA, PAPA, MAIS JE NE ME FAIS AUCUN SOUCIS. JE CROIS FORT EN TOI, PAPA. ŕ OUAIS ? BAH MOI PAS DU TOUT, LA PLUPART DU TEMPS. ŕ IL FAUT QUE TU CROIES EN TOI, PAPA. SINON QUI VA LE FAIRE POUR TOI ? ŕ … ANTOINE ? ŕ QU’EST-CE QU’IL Y A PAPA ? TU VEUX QUE JE T’APPORTE UN VERRE DE LAIT DE TON SOJA DU PARAGUAY ? ŕ NON, NON… C’EST PAS L’HEURE DE MES PROSTAGLANDINES, ENCORE. ŕ D’ACCORD, PAPA. ŕ … ANTOINE ? ŕ OUI PAPA ? ŕ BAH… EUH… C’EST SYMPA D’AVOIR PENSÉ À MOI. ŕ JE PENSE TOUT LE TEMPS À TOI, PAPA. ŕ QU’EST-CE QUE TU RACONTES, BORDEL DE MERDE ?!! T’AS RIEN DE MIEUX À FOUTRE QUE DE PENSER À MOI ??? ŕ C’EST QUE JE VOIS LE MONDE ET QUE JE TROUVE QU’IL SERA JAMAIS PLUS BEAU QUE DANS TON MAGENTA. ŕ IL EST MÊME PAS FINI, MON MAGENTA !!! ŕ ÇA VA PAS TARDER, PAPA. JE L’AI LU DANS UN NOYAU D’AVOCAT. ŕ ARRÊTE TES CONNERIES, FILSTON, TU VEUX ? ŕ T’ES UN SEIGNEUR, PAPA. JE SUIS FIER D’AVOIR TON SANG QUI COULE DANS MON BRAS. ŕ BON, DOUCEMENT FILSTON ! DOUCEMENT ! ON VA QUAND MÊME PAS SE METTRE À SE TAILLER DES PIPES COMME DES PUTAINS DE BRÉSILIENNES, SI ? » 66 Boulevard de Rochechouart, il y a cette annonce qui dit qu’on recherche jusqu’à l’interstellaire un astronaute pour vendre des godemichets. Dans la vitrine ils tirent leurs langues immenses ; je sors le Roi de sa Braguette pour mieux étendre ma prééminence. Quel Panache n’ai-je entre les jambes ! L’Hoplite et sa Lance. Tonio la Statue Grecque Antique. Les godemichets jusqu’à l’extincteur s’inclinent humblement devant Hermès délivré de son Thermomètre. Le Pape tend sa main et on la lui baise comme à un Saint. SaintAntoine dans le désert des tentations perpétuelles. Il est revenu ! il revient, la tête haute et les épaules bombées ! Le Tigre a Vu ; il étend sa toge diaprée de flammes. Je vous bénis, brave godemichets ! Bénis soient les boutoirs, les béliers ! Quand je lève ma tête et regarde autour de moi, oui, quand je regarde autour de moi, une fierté immense m’emplit la poitrine. Nous pouvons être fiers de ce que nous sommes. Nous sommes les Serviteurs du Plaisir de nos Bonnes Dames, les derniers Apaches d’une race qui débande. Oui, je regarde autour de moi et je sais que la Relève est assurée, je sais que mon combat est le vôtre et quand vous entrez dans un vagin, je sais que vous ne frappez pas à la porte, je sais que vous ne vous essuyez pas les pieds. Braves Michets, soyez les toréadors fiers de votre pédigrée ! Éventrez-moi donc toutes ces petites extases qui se perdent en ébullitions ! Hachez-moi tout ça ! Faites-en de la lasagne, du clafoutis, de la compote, qu’importe ! Faites-moi jouir toutes les femmes ! Que vos souples rêves de silicone épousent annulaire et fantasmes. Je vous regarde, Braves Michet, et je rêve de ce jour, et ce jour viendra, Brave Michets, ne perdez jamais la foi Ŕ je rêve de ce jour où le matin apportera dans sa paume bleutée la faucille, le Michet, que le prolétariat, main dans la main avec l’Extase, renversera la dictature molle du Grand Capital qui spolie nos femmes, nos vagins qui nous reviennent de droit. Plus de propriété, Braves Michets ! Le 67 Plaisir pour toutes les bourses, nom d’une chienne ! Le Monde sera libre de ses chaînes, de ses clôtures de billets ; les femmes danseront nues sur la cime des fontaines et on fera l’Amour dans des moules à pâtissiers. Alors quand je mourrai mes frères, lorsque mon souvenir nourrira la vermine, Vénus m’offrira sa cuisse et de tout là-haut, je vous dirais combien la Terre est belle. « Salut. ŕ Hello hello ! Il est inscrit que vous cherchez un Homme digne de cet Endroit. ŕ Quoi ?... Fais attention à c’tas d’ordures, p’tit, tu veux ? ŕ L’Annonce. J’ai vu l’Annonce Ŕ ne m’appelez pas Jésus, contentons-nous Tonio, voulez- vous ? Tonio Le Tigre. ŕ Joseph. ŕ Prénom biblique, point n’est-ce ? Seriez-vous d’origine judéo-chrétienne, des fois ? ŕ J’suis d’Barbès, moi. ŕ De Barbès ! Quel Saint Homme ! Quelle Sainte Barbe ! Quel humour, nom d’un chien ! Voilà ce que j’appelle un Homme Libre. Vous et moi, Joseph, nous sommes de la même liqueur. ŕ Ouais ? ŕ Vos yeux brûlent de chairs astrales, Brave Joseph… Vous êtes un Homme Libre, point n’est-ce ? ŕ Bin… dans une heure j’ai terminé, moi. ŕ Dans une heure il a terminé ! Quel homme exquis, bon Dieu ! N’ayez crainte, Brave Joseph, je goûte à votre subtilité comme on le fait d’un met exquis. Vous êtes un Homme Libre et par-dessus le Marché, un Homme de Cœur. ŕ T’as un CV ? ŕ Un CV ! Ah-ah ! Vous êtes décidemment un être tout à fait fantasque ! Seriez-vous un des descendants insoupçonnés du Roi Soleil ? Une parenté quelconque, une reviviscence providentielle ? Ou bien une simple noblesse naturelle ? ŕ Fais attention à mon tas d’ordures, ch’te dit ! J’viens d’passer une plombe à décrasser cette putain d’porcherie ! ŕ N’ayez honte, Jo !... Vous permettez que je vous appelle Jo ? ŕ Nan. 68 ŕ Non, il ne vous faut avoir honte de rien : dans le triste désert des hommes il n’y a que les scorpions qui mangent à leur faim. Je ne suis pas n’importe qui, Jo, je vous comprends, je vous sens… ŕ Enlève ta main d’mon épaule, p’tit gars. ŕ Cette bonne vieille pudibonderie anglo-saxonne ! N’ayez honte, Jo, parce que je vous ai Vu, je vous ai Écouté, j’ai vu vos Guenilles, j’ai vu vos Godasses et je vous ai vu balayé, je vous ai vu faire la nique aux putains, aux dévoyés, je vous ai vu sur les pointes de votre grâce crottée, votre garde-boue est un tutu qui resplendit comme une rare merveille. Alors n’ayez honte de vous-même, Jo, n’ayez crainte je sais vos tourments, je sais vos peines, je sais vos plaies puisqu’elles sont les Miennes. ŕ Combien d’fois j’vais devoir t’dire de…. ŕ Ne perdez pas espoir, Frère Joseph. L’espoir est un sang bleu, et en ma poitrine brûle le matin d’un sentiment neuf, j’ai la certitude de cet horizon voisin où la terre enfin ouvrira ses bras pour la Beauté, où elle lui fera belle place parmi le ciel de ses pensées, et ce jour-là, les hommes jetteront une flamboyante poignée de vœux à la face de votre reflet. Avec ou sans Jésus, avec ou sans l’approbation Divine, viendra ce jour où des temples de culottes fraîches détremperont sous notre candélabre… Le monde saura enfin qu’un hère n’est jamais qu’un prince qui joue de la flûte de pan en tournant le dos aux courtisans. ŕ Mais qu’est-ce que tu me racontes, petit ? T’as dix-huit piges, déjà ? ŕ Dix-huit piges ! Quel vocabulaire, quel Français ! Bravo Joseph ! Hugo peut être fier de ses Enfants… Brave Joseph, j’ai mille ans. Je suis l’Homme que persécutent les philistins du temps éternel. Ne vous sentez pas seul, Joseph. Parce que vous n’êtes pas seul. Vous ne l’êtes pas. Vous ne l’êtes plus. Étreignons-nous, Brave Joseph, que s’embrase notre sang de reconnaître un Frère, que dis-je ! un même Satin. Touchez ma poitrine, Joseph ; voyez nos communes meurtrissures ! ŕ OH ! fais gaffe un peu où tu mets les pieds cht’ai d’jà dit ! ŕ Ce tas d’ordure ou un autre, qu’importe Frère Joseph ? Nous foulons le temps immense comme une déchetterie à la recherche d’ongles et d’arrêtes de poisson à sucer. Vos pieds comme les miens sont des fleurs de fumier. ŕ Mais qu’est-ce tu racontes à la fin, putain de merde ??? ŕ Joseph je vous ai… ŕ Oh putain, ça y’est ! J’te r’mémore, toi ! Je te r’mémore. T’es ce gars-là à cause de qui y’a c’bar qu’a brûlé, pas vrai ?? Le caméléon, c’est ça ??? ŕ Vous connaissez Monsieur Khelifa, je suppose ? 69 ŕ J’le connais l’Khelifa, comme tout le monde ici. Khelifa il aime pas qu’on tourmente ses filles pendant qu’elles travaillent et il aime encore moins que ça cause du mauvais. Tu vois l’genre ? Un bar qui crame et ses filles qui glandent, Khelifa c’est pas le genre à trouver ça très marrant… Fais gaffe, vieux. Il a placardé ta gueule dans tout Pigalle. ŕ Ma beauté peuple donc les Esprits Saints ? Elle vous a frappé n’est-ce pas ? Une femme a dit de mes lèvres que… ŕ Barre-toi d’ici, j’te dis. Khelifa veut ta peau. ŕ Ah ah ah ! Mais qu’est-ce qu’il devient au fait, ce bon vieux Khelifa ? Toujours l’éternel farceur d’homosexuels ? ŕ Tiens, attends, bouge pas… Là, c’est bien toi, pas vrai ? Tonio Le Tigre, mort ou vif, soixante-neuf centimes. ŕ Mon vieux ! quelle photo ! Je m’étonne, je m’éparpille, je m’épate de mon propre éclat ! Selon moi, l’été n’est que la masturbation du soleil. D’ailleurs, vous savez ce qu’une femme a dit de mes lèvres ? Elle a dit que… ŕ Écoute, p’tit. Pigalle c’est pas Paris. Paris c’est d’la poudre aux yeux ; Pigalle, c’est d’la poudre au blaze. Tu comprends ? Un gars comme toi ici, avec sa petite gueule bien en place, il va perdre du cartilage, tu comprends ? T’as l’air sympa et ta gueule m’est pas trop désagréable. C’est pour ça que je te préviens. Seulement pour ça. Khelifa, c’est pas un rigolo. Son foie d’morue, il le fait à base de p’tits malins. Tu veux pas finir en foie d’morue, toi ? ŕ Cette femme. Blonde aux avantages brûlants. Rita Sulfure, pour les intimes. Elle a dit que mes lèvres ressemblaient à un coussin de velours sur lequel serait posée une pile d’orgasmes à retardements. Voyez… quand je les exhale, avouez que c’est troublant ? On peut entendre les TIC-TAC de l’orgasme en gestation. ŕ Putain mais range tes foutues lèvres de salopes de mon magasin !... Bon ça suffit maintenant j’ai assez entendu tes conneries, qu’est-ce que tu veux ?? Allez, qu’est-ce que tu veux à la fin mon gars ??? Crache le morceau j’ai pas de temps à perdre avec les rigolos. Qu’est-ce tu veux ? ŕ Je veux que tu tètes mon sein et qu’ensemble nous allions récupérer le royaume que les porcs nous ont spoliés. Brisons nos balais pour aller empaler nos maîtres avec, faisons-en les étendards rougeoyants de notre colère sans apaisement ! Tapons dans le tas d’ordures ! ŕ MON TAS D’ORDURES PUTAIN ! ŕ Féroce, point n’est-ce ?... Oui tu es beau, ta colère est belle, ta colère est saine, n’aie honte d’elle ! Tu es beau ! Tu es férocement beau ! Patine ! 70 Entrechate ! Virevolte ! Brise les gonds ! Ils ne t’atteindront jamais, tes pieds magnifiques snobent la pesanteur ! ŕ ALLEZ C’EST BON, CIRCULEZ ! CIRCULEZ, CH’TE DIS ! J’VEUX PLUS TE VOIR ! ŕ Pourquoi s’entredéchirer, Brave Joseph ? Nous sommes amis, nous sommes Frères, nom d’une chaîne ! ŕ ALLEZ ÇA SUFFIT ! ÇA SUFFIT ! Y’A PLUS DE FRÈRE NI D’AMIS NI DE RIEN DU TOUT ! FOUS-MOI LA PAIX, TU VEUX ? ŕ Du calme, du calme mon bon Joseph. C’est l’injustice qui vous fait parler. Ne laissez pas la colère et l’amertume entamer votre pureté de cœur. Nous n’allons quand même pas nous quereller pour une futile histoire de rivalité ? Pas ça, pas nous ! Je sais que brûle en vous le cœur d’un preux chevalier… Mais toute bonne chose à une fin, point n’est-ce ? J’ai du lait sur le feu, si vous voyez ce que je veux dire. Quand je parle de lait, je parle de femmes, voyez-vous. Figurez-vous cette panthère wonderful étendue sur un taffetas rouge crépuscule, sa hanche brûlant tel un impatient gâteau d’anniversaire. Elle pèse quatre-vingtdix kilos de Vice Flamboyant. Brave Joseph, voici ma carte de visite. J’ai de grands projets pour nous, pour cet endroit. Main dans la main, de grandes choses vont naître de notre Collaboration. Je suis votre Homme, Joseph, et si je ne le suis pas, appelez-moi quand même de temps à autre. Nous ferons en brin de causette en supputant la Fin Des Temps. » 71 En sortant de là, il faisait froid et gris. L’eau molle buvant le monde, le béton ductile, le choléra sur Paris. Tout à fait le genre de temps qui vous balance des cailloux dans le dos en gueulant RENTREZ DANS VOS ENFERS, BANDE DE DAMNÉS ! Bon quand même après tout, il pleut et c’est moche OK quand il pleut, mais les filles elles, elles restent jolies quand même, pas vrai ? La pluie d’une certaine manière, rend encore plus jolies les choses qui l’étaient déjà. Prenez le soleil. Un peu de pluie qu’il lui vient des idées de couleurs, au soleil, des idées de comédie italienne. Ou le pavé. Le pavé la nuit, mouillé des lampadaires c’est splendide, j’adore ça. Ça donne de l’atmosphère aux idées. Tout est si palpable dans l’ombre, l’humidité. On a l’impression que le monde ne tient qu’à un fil, qu’il suspend tout près sa petite catastrophe Ŕ quand un caillou tombé du ciel eût le fracas d’une bombe. Des petites mains agiles s’agitent dans les ténèbres, des mains gantées, ailées, légères, invisibles, tissent de curieuses étoffes, dénouent des fragrances, des rubans voluptueux ; des cloportes édifient leur ruine sous roche ; des rêves mettent leur plus belle robe Ŕ revolvers dans un fourreau de chair, camouflant leur mort dans l’apparat du sommeil ; il y a les phares des voitures, ils brillent comme des libellules aux gènes trafiqués, la peau du monde est comme retournée, elle est sombre et fine, à fleur d’éruption. On en voudrait presque marcher pieds-nus, de peur d’abîmer tout ça. Faut voir marcher une femme la nuit à la lueur trempée des réverbères, écouter ses pas qui emplissent la rue. Ou la cigarette d’un gangster, dans le clairobscur, qui s’échappe par-delà son feutre, et reproduit la métaphore de ses rêveries… La nuit, ouais, c’est plus sombre qu’aucune salle de cinéma ; la nuit, tous les hommes portent des chapeaux, toutes les femmes sont désirables, elles sont autant d’étoiles en talons-aiguilles. Ça vient de là-haut je crois, du ciel, et puis du fracas qu’il fait ici-bas, en faisant tomber son porte-monnaie. 72 Je m’enveloppe dans une langue d’oie obèse, j’obstrue mes sacs lacrymaux avec une boite de confettis, mes sourcils deviennent des peintures de guerre péruviennes. J’invoque la pluie de venir nous noyer, qu’on biberonne jusqu’en éclater ! Je réponds à la folie du monde en débraguettant ma cervelle. Le monde est un spermatozoïde collé au néant, et les étoiles, des putains inabordables. Peut-être que loin d’ici, à quelques milliers d’univers, deux hydrogènes violent un caillou d’oxygène sous un soleil noir et obscène, pas un cri dans le vide, pas d’échappatoire, et une goutte d’eau jaillit, promet une vie nouvelle. Une verge énorme et violacée au milieu d’un trou noir sans fond remue de douleur, une chaude-pisse éclate de son urètre pour créer une race nouvelle ; j’ouvre les vannes de ma cosmogonie séminifère, j’inspire fort et sens de nouveaux poils pubiens me pousser dans la cervelle... Je regarde le ciel comme je l’ai regardé des millions de fois. Je regarde les étoiles, la nuit, comme une promesse indéchiffrable ; j’ai l’impression d’entendre cette femme qui respire fort dans l’obscurité, qui m’attendrait tout au bout de celle-ci. Je peux presque la voir, peinte sur le clair de lune… cependant qu’elle joue avec les mille facettes de ses lueurs, qu’elle palpite pour mieux mentir… J’inspire, l’air est une cigarette fraîche, un baiser sans bouche ; le vent tournoie, charrie des rires errants, des souvenirs décharnés, de vieux papier-journaux où s’inscrit en diverses calligraphies le mot PETITE CULOTTE. Ici ou ailleurs il n’y a pas un bruit, pas âme qui vive. Je suis seul et triste et minéral dans une boîte à chaussure vide… des veuves chantent leurs pertes, des veuves noires, d’autres argentines, derrière un tulle de sombres larmes, de longs chapeaux où la lumière est un ombrage… il fait si froid dans ce désert et ne me console pas même l’essor de ces fontaines de marbre, tous ces cadavres d’anges rieurs… c’est l’angoisse des cathédrale, des vitraux où ne filtre guère plus qu’un ensanglantement solitaire… pourtant… Pourtant je m’éclaircis la gorge, expectore un nuage de glaire ; je sais qu’il est des fenêtres entrouvertes, un peu partout sur cette planète… Je m’en vais une nouvelle fois me perdre dans le souffle du monde, les pans de ma veste cherchant des lèvres de ténébreux hasards… Je cligne des yeux cependant que l’obscurité se désagrège, le jour est une triste craie sans support, et les étoiles, taries, desséchées, neigent leurs cicatrices de lumières. Mes semelles crissent sur le sol ainsi qu’un cadavre gênant, une boule de bagnard prisonnière de l’intérieur Ŕ mes tarses font un bruit de verre pilé. Quand je bute sur une soudaine brèche, une faille dans les époques. Sous mon talon saigne un angelot à demi-écrasé, comme décollé trop brusquement d’un vif secret. Ses organes dansent à même l’air comme un orgue 73 que la musique éviscère ; une eau de roche poudroie, assemble un cortège alentour cette sanglante noce Ŕ les restes d’une vierge en vapeurs. Je m’approche, haletant, le souffle en collier d’atomes, l’œil nageant dans une charogne. Je déplie le petit vélin blanc plié avec soin, parfumé, bouclé, narcotique. Deux bras, telle l’invitation fraternelle, tel l’amour offrant sa poitrine, s’ouvrent sur un message à l’infinie couleur. Massage naturiste : Chez Rita Sulfure. Un billet doux soufflé par les colombes ! Vous me gâtez, blanches nattes de plumes ! Mais qu’est-ce ? que vois-je ??? Le Destin transpire de l’aisselle. Rita ? ma Rita ?! Ici, à Paris ? Quelle nouvelle ! Peut-être est-ce ainsi que chantent les murs ? Paris tout entier devient un gros gâteau à la crème ! Les immeubles les plus délabrés se parent de sucre glacé et de petits macarons aux balcons de fer forgé. À croquer ! À croquer. La vie s’empourpre de vin épais, quand l’espoir revêt son plus beau cristal. Attends-moi, Rita ! attend-moi, j’ai rendez-vous avec l’ivresse. Brune ou blonde, quelle importance depuis l’œil d’une abeille ? Rita Rita Rita ! Quels reptiles se meuvent sous tes draps ? Il y a des écailles de soleil qui perlent aux replis de ta nuit. Massage naturiste : Chez Rita Sulfure. Quel billet ! D’un goût ! Sûrement dessiné des doigts d’une grâce fine, d’une belle coulée porcelaine se consumant à l’intérieur de sa chair frêle, une sensibilité d’artiste, d’aquarelle… Mon doux messager se recroqueville brusquement, ravalant les yeux doux de ses hiéroglyphes. Paf ! éclate un phalène. Il s’exhale, il volète, il fonce et sirote les boissons des lampadaires et moi, pauvre hère assoiffé, poursuivant la folle course de ma fleur au cœur d’hélium, je rêve d’être le ténia qui partagerait pain et bile avec Rita. Ventouses collées à sa chair, qu’il serait bon de vivre parmi ses viscères ! Voyez Rita, je me perds en alliances pour vous demander de m’aimer. Nous poursuivons cette course folle et les gens m’insultent comme je les pousse, ils conspuent celui qui brûle d’aimer, les cafards ! Allez au diable ! Je m’en vais rejoindre les éthers. Devant une bâtisse gris perle le message se dissout derrière une goutte de mercure ; un souffle et la porte s’ouvre tel un pissenlit en automne. Il y a cette moquette rouge qui gonfle dans la chaleur des fautes qu’on 74 effeuille, l’ébullition d’impossibles vœux que tire-bouchonne le Ciel, cependant que saigne un encens voluptueux, qu’une meute de hyènes se dépèce de ses vieilles frusques pour des foulards de scouts, d’enfants de chœur. Au milieu de la copulation des métamorphoses, de la mue des gorges en éclaboussures, une fée drapée de cierges et de rouge-à-lèvre. Elle regarde ses feuillets et quand elle ouvre la bouche pour chanter, sa voix habille l’air de ces nuits claires qu’on passe à contempler leurs songes filer et disparaître à jamais. Une connasse en chasse une autre et on se demande quel glorieux fils de pute a gardé ÇA bien au fond de ses couilles pendant tant d’années. Soyons reconnaissants aux pères des salopes déliquescentes puisque nous sommes destinés à l’être nous aussi, quand la Mygale nous mangera les viscères. Quand elle a levé les yeux, que ses yeux se sont posés sur moi, que ses cils m’ont empalé à leur rêve, j’ai rigolé pour moi-même en bénissant la vie, cette sacrée coquine de vie qui cache décidemment toujours quelque nuisette affriolante, dans sa penderie obscure. C’est toujours pareil, hein, c’est toujours pareil. On se dit C’EST BIEN LA DERNIÈRE FOIS QUE JE FAIS LE CONNARD et puis voilà que l’inconnu vous balance son plus flamme regard… C’est comme ça qu’on tient le coup, on grignote les miettes en imaginant les miches de la boulangère. Moi je dis qu’on est fort les humains, à parvenir à flamboyer en étant des perdants-nés. Les vrais gagnants dans l’histoire, ce sont qu’ont compris qu’il y avait rien de mieux à faire que de perdre indéfiniment. C’est rien qu’une sodomie pour soi-même, de se décourager. Je pourrais vous la décrire Rita, enfiler les mots en colliers pour vous décorer la verge, mais franchement, les mots… après tout on fait pas l’amour avec un scalpel, pas vrai ? Et puis de toute manière vous la verriez pas. Pour ça, faudrait vous figurer les rêves d’un aveugle le soir du Quatorze Juillet. Elle était là et autour ils étaient flous comme des lunettes de myopes. On voyait qu’il y avait quelque-chose, des formes, des trucs coulés dans la bouillabaisse, gris, grisâtres et mollardeux, des trucs qui étaient là, mais qui l’étaient pas vraiment. C’est ce que sont la plupart des gens. Le but de la vie, c’est de se donner soif jusqu’avoir des hallucinations de chercheur d’or. La pépite c’est du plaqué, c’est pas du plaqué, c’est du dix carats, du neuf-centième de carat, qu’est-ce qu’on en a à foutre ??? C’est l’insolation qui réverbère l’éclat. La scène, le diadème ou les vivats, aucune importance voyez-vous : c’est dans l’œil du spectateur que le drame se dispute les parures. Je sais même pas combien de temps je suis resté là, à regarder le temps se pomponner. Elle donnait bon teint à tout bordel, elle donnait même bon teint au Pape. Je le 75 trouvais beau gosse, d’un coup, celui-là Ŕ tout à fait attirant. Peut-être même, je me disais, peut-être même que je devenais croyant, d’une certaine manière. Sans blague, je sentais les ondes sacrées s’enrouler à mes nerfs. Le jour où toutes les jolies femmes se regrouperont dans la même Église, et bah les guerres de religions on en entendrait plus parler. Ça mettrait tout le monde d’accord Ŕ je veux dire qu’on pourrait plus vraiment se battre pour débattre de laquelle est la meilleure. Puisque Dieu se serait clairement exprimé. Vous voyez ? C’est exactement l’effet qu’elle faisait. On pensait à quelquechose et immédiatement après, à encore un autre truc. Cette petite chatte sournoise jouait avec vos nerfs comme une pelote de laine. Tout de même ça s’est terminé mais même quand elle chantait pas elle était belle. C’était juste une autre beauté Ŕ elle sortait de la douche, fraîche et fumante et retapée. C’était un peu odieux, d’irradier ainsi, on se doutait bien des canalisations criminelles. Et j’ai voulu aller lui causer mais y’a eu ce fils de pute qui a été plus rapide que moi. Rapide comme un aspic ! Je me suis pas leurré, ouais, j’ai tout de suite flairé la vermine. Ce genre de gars qui donne du sourire coulant comme du beurre rance, tout pourri sous le miel. Tactile, ouais, même plutôt collant. Et que je te baise la joue, et que je te presse le bras ! Il se gênait pas celui-là, avec ma future femme. J’avais bien entendu de l’épouser in continuum. Fallait juste que j’attende que l’autre finisse son petit numéro. Oh, je m’inquiétais pas ! Elle, ça se voyait qu’elle prenait pas. Il causait, il causait, et elle, elle répondait pas. Enfin elle répondait, bien sûr, parce qu’elle était polie ma Rita, mais elle lui répondait comme un puits qui se fait draguer par un caillou. Mais il m’énervait quand même, avec ses poses de mâle plein de force, de sérénité, sa voix posée, ses gestes sûrs, son petit air de fils de pute d’excellente humeur qui fait croire qu’une CHATTE est bien la dernière chose à laquelle il eût pensée. À le regarder comme ça, l’envie me prenait de me battre. Pour l’instant, je faisais que contre ma salle-de-bain mais je savais qu’un moment où l’autre, j’allais passer à l’action. J’pourrais cogner dur, si j’en avais le cran. J’pourrais tout à fait. Quand même, j’ai louqué son bon mètre quatrevingt et ça m’a semblé plus dur qu’avec les robinets. Pas qu’il me faisait peur Ŕ mais j’étais pas encore tout à fait au point sur la précision de mes Tei-kro. Je voulais quand même pas le tuer, ce fils de pute… Mais que pouvait-il raconter de si long, notre rocambole ? Il s’arrêtait plus, ma parole. Il avait comme l’air ivre de sa propre connerie ! Au fond on imagine aisément… Les hommes, ils disent toujours des trucs qui n’intéressent qu’eux. C’est justement pour ça qu’ils parlent. On croit qu’ils écoutent un peu aussi, mais ils font juste que de 76 reprendre leur souffle. Le jour où les miroirs diront OUI et NON et C’EST TOI LE PLUS BEAU, et bah les gens arrêteront de s’embêter avec les autres. Moi quand ça arrivera, je percerai une petite fente là où il faut. Quand même, il s’est finalement tiré. Il a eu du mal, notre érotomane, mais elle lui a pas donné le choix. Son visage il lui faisait comprendre ouvertement que sa petite queue, bah elle en voulait pas. Il était là l’autre grand con, il s’était désapé et laissez-moi vous dire qu’il s’était cramé ! avec son grand sourire de con, tout élastique, tout ductile dans son envie de baiser, à faire son chewinggum énamouré d’un talon-aiguille rouge sang. Ce genre de gars font toujours TROP sentir qu’ils veulent croquer, ils comprennent rien à la subtilité, un coup trop flasque, un coup trop sérieux, jamais là où il faut, c’est-à-dire dans le cœur tendre, là où les sourires se dégrafent comme des soutiens-gorge, et l’envie, une pleine poignée de vers. Ma Rita ce qu’il lui faut, c’est un Homme qui lui mâche les circonvolutions, qui les lui imprègne de lézards et de sel, qui lui chie dans ses poubelles un bain de bouche à l’armagnac, un Homme qui lui défonce les rognons jusqu’en faire une grande roue papillotante, un festival, une langue sèche, un accordéon qui dégueule ses notes dans un prisme d’entrailles, une petite salope doucereuse, chiffonnée, un torchon romantique, une ignoble amoureuse. Attendons que Mars et Vénus s’alignassent enfin ! Rita ! Brave Rita ! Allons baiser au bord des précipices, dans les cercueils moelleux du sang où le noyer ne pourrit jamais, là où le temps est une ride de testicule. Ses yeux à nouveau se posent sur moi, j’ai l’impression de tomber dans tapis rouge. Elle me reconnait ! Elle m’aime, elle aussi ! La pauvresse, nous voilà deux insensés escaladant le portail des Divines Tortures. Les tonnerres se déchirent de leur fil et coulent loin des signatures de la nuit, et elle me regarde et dans son regard il y a une femme qui met un zeste de citron sur sa langue. « Vous voilà enfin ! Je pensay que vous n’arriveriez jamay ! ». Elle a un accent anglo-saxon, elle est Nigériane à la croupe et putain le soir tard, pour une pièce de regards. Ses lèvres ruissèlent, fondent, elles débordent on croit qu’elle va dégueuler des baisers d’où renaîtraient les fontaines du parfum originel. Elle a des nappes roses dans les joues, des turbans glacés tissés par des araignées mélodieuses, ses cheveux coulent comme du maquillage, comme la lune au petit matin et la sueur l’emmaillote ainsi qu’un filet à papillons, aux odeurs de verges trempées dans la graisse, aux huiles recuites et épaisses. Elle a l’air d’une suture ouverte, de la plaie d’un vagin, elle a l’air gorgée d’un vice qui détrempe en anneaux sombres, en particules filandreuses rongeant les fibres du satin. Ses 77 cuisses purulent tout contre son duvet humide et il me brûle de l’emporter sous mon ongle. « Veney, le show de Father Bryan va commencey ! » La pièce dans laquelle elle me tire est sombre, c’est un parterre qui regarde le plafond vide. Les gens dans leur silence, dans leurs perruques sages ressemblent à des choux qui pourrissent dans le noir. Ils se donnent la main comme des fidèles qui s’apprêtent à monter ensemble. Certains tripotent des rosaires et masturbent la Vierge. On s’agite, on se pelote en s’hérissant de vapeurs saintes, il y a à nouveau l’encens, l’haleine d’un vieux tapin Ŕ quelques millénaires de cuisse frivole. Elle me désigne la place qui m’attend, gueule ouverte et langue pendante, prête à me flatter l’hémorroïde. À côté de moi un macaque cherche des lentes sur le crâne de sa prière, il lèche les œufs en pensant aux poussins morts qui se nourrissent de plasma mort. On baigne dans une casserole de velours et l’ébullition gonfle en écumes impatientes, étouffantes il fait chaud, c’est aride comme un désert qui attend le dimanche pour qu’on lui crache dessus, pour qu’il se savonne enfin. On s’est tâché toute la semaine de crasse, de peintures aux solvants volatils qui s’écaillent à la moindre faille, on s’est badigeonné de la terre humide, de l’argile déliquescent et maintenant on vient tremper sa raie dans un jacuzzi de vaseline, on vient recommencer le mensonge exquis de la contrition. La scène est vide, elle est pleine des larmes des projecteurs. Des guitares, une batterie, des chœurs et c’est l’orgasme, on chante et les fidèles se lèvent tirés par les fils de la Grâce, ma parole, ils se dandinent, ils beuglent la Lumière, les grosses noires comme Katia secouent leurs bras, leurs omelettes frétillantes, elles gueulent ALLÉLUIA, elles gueulent AMEN, et l’Homme en smoking absous les damnés en éjaculant son champagne d’eau bénite et les démons ouvrent la gueule pour boire l’Absolution qui leur ruissèlent des joues comme des pleurs tombés du Calvaire. Il danse entre deux sermons, il dit la bonne parole comme un trapéziste qui vagabonde dans les éthers et je le regarde en sachant qu’il est plus difficile d’être un homme qu’un saint, je le regarde en sachant qu’il n’est jamais qu’une pute qui fait la nonne parce que son cul est trop gros pour le simple bidet. Show à l’américaine. Ma parole ! C’est Yahvé à Hollywood ! Ces salopards d’américains ils font toujours tout cramer avec leurs projecteurs. Mocassins flamboyants, il explique aux veaux ce qui est bon pour leur régime. Il leur montre le Mal, le Bien, et leur explique que lui non plus, le Saint Homme ! n’est pas insensible au Diable. Mais quand il regarde dans son cœur, nous dit-il en montrant l’endroit présumé où pourrit sa viande mobile, il sait discerner l’Ornière de la Route où Il pose ses 78 Pavés. Regarde, brave bétail ! Le Paradis verdoie d’une herbe dont la croissance n’a de cesse. Croissance ! Croissance ! Il n’a que ça à la bouche, l’amerloque ! Alors courbe-toi et attends de mourir pour vivre à jamais. Bois la tasse et dit AMEN. Belle croissance, ma foi ! Il est là, l’enflure, à danser dans ses pitreries, dans le coton fringant de son costume tout neuf. Il va à la cérémonie des Oscars récupérer son trophée du meilleur acteur. Un coup de Bible de temps en temps, coup de crécelle, coup de révolver, coup de Vérité bavé comme un coup de cil d’une femme qui écarte les cuisses en disant JE T’AIME. AMEN ! gueulent les dindes en postillonnant leurs morceaux d’yeux blancs qui roulent sur le Ciel. Un hurluberlu chauve ayant déjeuné d’un bol d’ecstasy accueille le Christ dans ses membres approximatifs ; le supplice recommence, comme une punition d’avoir faite telle l’espèce humaine, il se débat de cette chair, ces articulations Ŕ comme pour se dépecer de la douleur à laquelle elle est clouée. On chante ! On danse ! Allons donc faire la noce avec ce bon vieux José ! La Croix renversée sur la terre, ils festoient de la rouille des clous tétaniques qu’ils tâchent avec leurs doigts graisseux de chapelets. Rita, putain affamée de douche, reçoit gueule grand-ouverte les pluies cristallines réfractées du Prisme Éternel. À mes côtés, l’homme me passe le plateau où baigne l’ivresse noire. Cul-sec la rousse ! Non non ! qu’il m’hurle, le salopard. « Il faut attendre l’AMEN du Père Bryan ! ». Le pain de mie sorti des usines de Malakoff, la bave sirupeuse des raisins. AMEN ! gueule Carry Grant tout là-haut, en souriant comme une étoile montante. Le bétail en déroute communie avec les Transes. AMEN ! on peut à nouveau détester toute la semaine. Les américains, je vous jure, ils n’ont aucune pudeur. Ils s’exhalent comme des mauvaises haleines, comme des bijoux chromés, ils peuvent pas s’en empêcher. Plumes au cul et sagesse dans les mouchoirs, ils miment les totems de ceux qu’ils ont massacrés. AMEN AMEN ! qu’ils gueulent tous en partouzant dans le Sublime. Allez tous vous faire foutre, je ne mange pas de vos céréales sèches ! Le grand tourbillon du monde s’évapore, le tout-à-l’égout siphonne les petites âmes qui retournent ramper à leurs tunnels. Ils porteront leur sourire Dimanche prochain en cravate, en halo autour de la poitrine. Ils sont brillants, ils sont neufs ! Ils sont beaux tout en blancs Ŕ prêts à faire saigner la boue. « Ça vous ay plu ? » me demande-t-elle. Elle flamboie elle aussi. Petite garce époussetée de fond en comble. Elle brille la porcelaine comme une tinette bien léchée par le Sceau de Yavel. « C’était pas mal. J’ai bien aimé le moment quand Bryan s’est tiré en RollRoyce. C’était le meilleur moment, je crois. 79 ŕ Father Bryan est un crack pour le sermon ! Veney ! Je vay vous présentey à mes amis ! » Le café est gratos et y’a du monde qui suçote l’opportunité. Tout le monde se lape les croupes comme des assiettes et on se félicite d’un tel Éclat. C’est le Pardon qui donne bonne mine. Ils ont même pas trop l’air féroces ces salopards, drapés dans leur nouvelle peau. Ils se tapotent le cul, font claquer les élastiques. Ils sont tout fripés, tout chlorés, ils sentent bon la piscine, les poux d’eau. Le café dégueulasse est torréfié à partir des serpillères servant à éponger l’hypocrisie des fidèles. Ils sont ignobles, j’ai honte pour eux, je n’envie même pas leur mensonge qu’ils agitent en mouchoirs blancs, ce serait trop simple, tout serait trop simple si un dimanche agenouillé suffisait à nettoyer une vie passée à ramper. Depuis le temps qu’ils vont prier, pourquoi qu’ils essaient pas par euxmêmes ? Quand Dieu regarde par sa fenêtre la longue queue des fils de putes qui viennent taper à son carreau, on comprend mieux pourquoi qu’il se calfeutre depuis si longtemps. Salut-salut. Serrages de pogne, nice to meet you fucker. What’s your name ? Tonio ? Gosh ! What a name ! You know what ? I love french names ! They’re so lovely ! You look great, man ! Really great. You know what ? I love you’re style, Tonio. You’re so fench, you’re so fresh ! Well, I need to go. Honey’s waiting for me… You know what it is, right ? Family family family ! Oh Tonio please, do me a favor, NEVER MARRY AN ALABAMA GIRL ! Ah-ah ! Okay, now I am really late. I’m gonna have SERIOUS TROUBLES right now ! Ah-ah ! Well, it was a pleasure, guys. Welcome Home, Tonio. See you, Father Bryan ! « Hey ! Rita ! Rita ! Waire are you goingue ? ŕ I’m going home, Tonio. I gotta work. ŕ Well… You donte wante tou tayke somethingue to ite ? Or somethingue else, I donte no. Like ouatéveurre you wante. ŕ I really need to go, Tonio… ŕ I came for you, Rita. ŕ You came for the Church, right ? ŕ Euh… I came for bosse. ŕ I’m pretty sure you came for Salvation, Tonio. Now you’re alive. Now we’re family. We’re His children, Tonio. He’s always good, for His Own. Well… I’m really late, right now. See you next Sunday ! » Elle se tire en balançant son splendide vers un magnétisme qui m’échappe. Elle ne se retourne même pas. Uniformément garce Ŕ garce du fond de l’œil jusqu’au bord de la vulve. Pour le reste ?... Ma foi, je n’en sais rien ! Disons 80 qu’une fois dans le coffre-fort, il n’y a plus qu’à batifoler dans la cagnotte. Bordel, une connasse de plus qui me file entre les doigts ! C’est comme ça les amerloques, c’est du mou, y’a pas plus faux-cul qu’eux. Ils vous sourient comme à un plat qu’on a bien saucé. De toute manière les gens, ils vous prennent toujours pour une cuisse de poulet. Ces salopards de prosélytes, je vous jure, ils vous suceraient la queue pourvu qu’ils vous la circoncissent après. 81 À peine quittai-je cette maudite crypte de salopes que l’horreur éclata son bouton sur mon visage. J’étais posé peinard sur ma cuvette, dans la pénombre j’inspectais sous mon caleçon pour voir si tout était à sa place, si le Monstre était toujours aussi monstrueux, Dragon blanc collectionnant les flammes, les Sœurs Lumières fidèles au tabernacle, priant leur Dieu CON, aucune excroissance bizarre sur celles-ci, mon petit grain de beauté pénien toujours sans aucun signe d’une quelconque cancérisation, épididyme bien en place, aucune torsion testiculaire à l’horizon, urètre babillarde, prostate flamboyante, eczéma ronronnant, tubes séminifères bourrés d’encre de Chine… Appareil reproducteur en grande forme ! Bijoux d’athlète. Bravo, bravo ! Allons éjaculer ma verve à la face de l’univers. Bon, quand j’allume la lumière, qui vois-je, glauque comme un crapaud mort, tapie dans un des recoins obscur des chiottes ? Bonnie La Tapissière. Bon Dieu ! Quel putain de sursaut me vrilla du cœur ! Capuche sur le crâne et œil de verre scintillant comme un abîme par-dessus la poussière, cette maniaque semblait m’attendre depuis des millénaires. « Putain Bonnie, sale cinglée ! Qu’est-ce que tu fous là ? j’ai fait, tout tremblotant. Bonnie, pour plupart du temps, était une mauvaise surprise. Elle jaillissait tout le temps de nulle part, comme un streptocoque, et avait le don de vous foutre dans des états d’extrêmes tensions. ŕ Tonio ! qu’elle me fait en remettant son affreuse perruque. Je l’ai trouvé, Tonio ! Je l’ai trouvé. ŕ Attends, attends, que je fais comme ça. Déjà, qu’est-ce que tu fous ici… Dis-moi, espèce de cinglée, tu m’as quand même pas suivi jusqu’ici ? Rassuremoi Bonnie, s’il te plait. ŕ Je l’ai trouvé, qu’elle répond comme si j’avais pas parlé. ŕ Qu’est-ce que… Elle me sort un papier froissé, elle me le colle sous le nez. Dessus y’avait ma gueule de con, avec des cheveux blancs ou des rides ou des dents en moins pour 82 les générations des plus hautes frondaisons… Y’avait même Papi Sardine, dont je tiens verve et grandeur, c’était du bon boulot, c’avait dû lui prendre un sacré paquet de temps. ŕ Les affaires sont calmes, n’est-ce pas ? ŕ C’est ton arbre généalogique, Tonio. » Depuis que la tapisserie connaissait la crise, Bonnie la Tapissière n’était plus tout à fait Bonnie la Tapissière. Elle s’était un peu désintéressée de l’univers de la tapisserie. Son monde c'était pas un autre, non, mais c’était pas tout à fait le nôtre non plus. Le sien était composé d’ombres, de sous-entendus morbides. Le mois passé, j’étais allé lui rendre visite et elle m’avait entraîné dans un de ces délires d’invocations d’esprits. Les esprits lui causaient, à Bonnie, ils lui causaient dur. Un Gaulois hantait ses animaux empaillés et communiquait avec elle par l’entremise de son Scrabble. Sur la table comme ça, elle avait demandé à son jules quel temps il faisait dans l’au-delà et le verre d’eau avait éclaté par terre et les petites lettres sordides avait commencé à remuer dans la flotte. DRAGORE, c’était écrit. Dragore, c’était le nom du bougre. Un truc à vous faire tomber le scalp ! Même elle avait eu la frousse, même elle. Elle s’était pas attendue à trouver son Gaulois si loquace. Elle en avait conclu que j’étais peutêtre un Reptilien, les Reptiliens qui rendent nerveux les Esprits de l’au-delà. Je m’étais trissé de chez elle sans vouloir entendre ses explications, encore tout tremblant, traumatisé comme au sortir d’une mauvaise plaisanterie, et je m’étais juré de ne plus jamais remettre un pied chez Bonnie la Tapissière. « La tapisserie péricliterait-elle donc tant que ça ? ŕ C’est ton arbre généalogique, qu’elle a répétée. ŕ Putain, je vois bien que c’est mon arbre généalogique. Je veux dire, ton magasin tombe en ruine, ta perruque aussi, et toi, t’as rien trouvé de mieux à faire que des gribouillis ? ŕ Tonio, je suis remontée loin dans ton sang… qu’elle m’a déclaré en faisant scintiller son œil de Folie. ŕ Fous la paix à mes fantômes, Bonnie ! ŕ J’ai essayé de remonter loin, elle a repris imperturbable, comme aiment le faire les fous en pleine manie, mais au-delà de la huitième génération, ça coince, Tonio. Ça sent le cramé. C’est comme si quelque-chose m’en avait empêché. Je l’ai dévisagée un moment, gravement, fatalement, avec componction ; c’est exactement la voisine qu’il vous faut pas croiser, si vous vous sentez déjà un peu fragile. 83 ŕ C’est comme si les Reptiliens avaient brûlé toute trace de ta parenté, elle a finalement lâché. ŕ Je t’ai dit que je voulais plus entendre parler de ces histoires de Reptiliens. Je suis pas un Reptilien, Bonnie, mon seul point commun avec les reptiles, c’est mes putains d’écailles à la peau. C’est tout. C’est rien que de l’eczéma. C’est pas surnaturel. C’est la nature, c’est même trop la nature. C’est tout. ŕ J’en ai parlé à Dragore, Tonio… elle m’a fait en m’attrapant le bras. Le mot DANGERS s’est formé dans une flaque de lait. DANGERS avec un S, Tonio, dans une flaque de lait. ŕ Fous-moi la paix, putain ! j’ai fait en me débattant de son ergot diabolique. Tu diras à ton as du Scrabble que je le complimente. Moi je veux plus entendre parler de tout ça. ŕ Les Reptiliens sont à mes trousses désormais, elle m’a susurré comme ça, son œil de verre plus épouvantable que jamais. Je l’ai regardée un moment et sa mine m’a vraiment inquiété. Ça devait pas être drôle tous les jours d’être emprisonné dans la tête de Bonnie. ŕ Bonnie c’est marrant mais y’a que quand je suis avec toi que je me sens devenir complètement dingue. Et j’aime pas ça du tout. ŕ Viens à la maison, Tonio. J’ai rendez-vous avec Monseigneur Dracula. Il va exorciser mes renards. Elle s’est approché encore plus près de moi, l’air démente, absolument démente, férocement démente, démente jusqu’à l’orteil, traquée par sa queue rouge ou des balais volants. ŕ Je… je… qu’elle a fait en jetant un coup d’œil de verre derrière elle… Je vais me débarrasser de Dragore. Pour de bon, elle a dit tout doucement. Je te le promets. C’est trop lourd à supporter, psychologiquement. ŕ Bien, bien, Bonnie, c’est une très bonne chose. Tu te sentiras sûrement beaucoup mieux après. Il faut aller faire caca, de temps en temps. ŕ Tu m’accompagnes ? ŕ Je préférerai pas, Bonnie. J’ai un cours de tango dans dix minutes et je suis déjà en retard. ŕ Tout à fait une remarque de Reptilien, elle a sursauté en me désignant d’un doigt de sorcière féroce. Reptilien ! Reptilien ! Allez-vous-en ! Laissez mes renards en paix ! elle a fait en s’enfuyant comme de la mort-aux-rats. ŕ PASSE LE BONJOUR À DRAGORE ! j’ai gueulé cependant que sa perruque se débattait au loin avec des chauve-souris connues d’elle seule. » 84 Je suis sorti d’ici et putain, toute cette histoire m’a foutu un cafard pas racontable. À chaque fois que je rencontrais Bonnie, c’était le même cirque, j’en sortais tout tracassé. On pouvait pas s’empêcher de se demander si son monde existât vraiment, ou même pire, si jamais il était pas contagieux quand même. Sans blague, vous en veniez à douter de tout. Moi, je voulais pas devenir fou. Enfin, sûrement pas de cette manière. Y’a des milliers de manières d’être fou, quand on y pense. Moi, je voulais l’être à ma manière Ŕ et ma manière à moi, ça parlait sûrement pas d’esprits et de renards empaillés. La mienne, elle parlait de femmes et d’oxygène. Dehors d’ailleurs, c’est déjà allé bien mieux. Il faisait frais, y’avait seulement l’air, l’air, l’air, ni démons, ni reptiliens, ni Dieu je ne sais quelle autre connerie tout droit sortie de la caboche de cette cinglée. Ferme donc ta gueule, épouvantail ! Ouais. Voilà comment je les exorcise moi, les tarés. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai pris vers Saint-Germain. J’avais rien dans la tête au début, aucun but précis, je voulais juste marcher. Voir les choses du monde, dironsnous. Y’avait pas un chat dans les rues. Sans blague, on dirait qu’ils sont tous morts les gens le dimanche. Je veux dire, encore plus morts que le reste du temps. La vie fait sa sélection et elle est cruelle, impitoyable, et les feignasses dans leurs canapés, ils se rendent même pas compte du drame ces pauvres pommes. Là-dessus je passe devant un sex-shop, l’enseigne surgit brusquement dans la lumière, comme une panthère ou une pulsion qui prend chair, une lumière charnue, d’un rose un peu foncé, un rose d’entraille, ouais, un rose de volupté. On était Rue de la Gaité. La Gaité des organes, pour ceux qu’auraient pas pigé. Un coup ça brillait, un coup ça s’éteignait. Cette enseigne, c’était exactement comme l’amour d’une femme. Bon bon, et si on allait faire un tour ? Après tout y’avait un rideau à l’entrée. Les rideaux, sans blague, ça me vainc à tous les coups. Je peux m’empêcher de me dire qu’il y a peut-être quelque-chose à ne pas rater qui se cache juste 85 derrière et que pour le voir ce truc qu’il ne faut surtout pas rater, et bah y’a juste à s’arracher les couilles pour les jeter dedans. Ça serait terrible de passer à côté de ça juste par flemme ou manque de nerf. Je veux dire, quoi, au fond, chaque seconde qui passe, et bah elle passe pour de bon. Si tu l’as loupée, si tu lui as pas fait l’amour, bah c’est tant pis pour toi. Personne fera le sale boulot à votre place. En rater une de temps en temps c’est pas bien grave, c’est même bien normal au fond, mais faut pas que ça se répète trop souvent Ŕ c’est là que ça devient dangereux. Parce que ça peut durer longtemps ; ça peut durer tout une vie comme ça, à la regarder passer sous son pif. Tout le monde le sait et pourtant, y’en a des tonnes à qui ça arrive. Des tonnes. Des mains tendues, des portes à la dérobée, qu’ils voient pas, parce qu’ils ont la frousse, parce qu’ils croulent sous les préjugés Ŕ ils loupent tout ces salopards, ils se loupent euxmêmes. Ici, sur cette planète, y’a trop de fenêtre avec des ampoules à leur orée, y’a trop de rideaux, de portes par lesquelles filtre un raie de clarté, partout, partout, et moi, à voir tout ça, ça me colle le tournis, il me passe des délires de mégalomanie, d’omnipotence Ŕ être si grand, être si vaste que j’enfournerais tout ça en intégralité, en une seule bouchée d’ogre amoureux. Tant d’histoires à raconter ! C’est fou de se dire qu’on est là si longtemps, si longtemps et pourtant qu’on verra jamais qu’une infime tranche de tout ce qui se passe autour. On est comme des épouvantails, dans cette vie immense. Qui sait ? Si on cherche bien, je veux dire si on abandonne jamais, il doit bien y avoir cette chose qui mériterait qu’on se soit dégueulassé. À l’intérieur de la boutique, c’est une éjaculation molle. Des trucs en plastocs, d’autres en métal, des trucs immenses dont on sait même pas où ça peut rentrer, et puis des films, des noirs des blancs des jaunes, du crémeux, du crasseux, du violent, du glacé, du poisson, de la raie, du requin, les intestins de la poissonnière, sa merde en gelée-montée, l’odeur de la masturbation qui colle à la paume. Bof bof bof, j’ai fait. J’étais pas convaincu. Les gens manquent d’imagination quoi, je me suis dit, même pour ça. Ils sont plus capables de rien par eux-mêmes, ces trous du cul. Aucun nerf, aucune fierté. Masturbez-vous à l’envers, nom d’un chien ! Un jour vous verrez, vous verrez hein, on vendra des pilules pour s’économiser de toutes les tâches fatigantes, boire de la flotte, monter les escaliers, changer de chaussettes, se laver les dents, pousser son caca, acheter du papier-cul, tourner le volant de sa bagnole, tartiner le beurre et puis la confiture, faire des bébés… les pilules seront dosées à 10, 25 ou 100 mg et les médecins auront avancé des arguments scientifiques à la télé ; comme ça les gens, ils auront plein de temps libre pour glander. Ils digéreront leur existence 86 peinards depuis leur canapé tout en matant leurs émissions préférées. Jusqu’à ce qu’on trouve une pilule qui vous les ferait regarder sans avoir besoin d’ouvrir les yeux ; alors on y sera vraiment arrivé, un bon gros ronflement grassouillet sur quelques décennies et la Terre aura enfin la paix Ŕ pendant ce temps-là, ceux à qui il restera un fond de jugeote piqueront tout leur flouse, mais sans manger de pilule pour cela. C’est ce qui se passera, vous verrez. « Vous cherchez quelque-chose de particulier, mon gars ? Je regarde mon type. Ça devait être le gérant. Tête de mort. Des morts de partout, nom d’une mort ! Quelle damnation par moment, cette planète ! ŕ Et bien… non, pas vraiment. Je jetais juste un coup d’œil. Je me suis dit qu’il y avait peut-être un truc qui m’attendait ici. Le gars me toise longuement en mâchonnant son cure-dent. Favoris aux bajoues, l’air fatigué mais belliqueux en dessous. Il m’avait l’air d’un de ces gars à l’amour s’accrochant tout naturellement aux mâchoires et aux arcades sourcilières. ŕ Bin allez-y, alors. On se regarde un petit moment, et lui qui me scanne pour essayer de voir ce que j’ai dans le ventre Ŕ je déteste ça, qu’un connard me jauge de la sorte. Faut toujours faire comme ils ont dit avec eux, sinon vous êtes moins qu’un pauvre crachat. ŕ Faites du sport ? ŕ Un peu, ouais. De temps en temps. ŕ De temps en temps ! se lamente mon copain. Z’en faites ou z’en faites pas ? ŕ Disons que non, alors. ŕ Z’êtes pas mal foutu, dans vot’ genre. ŕ Ah oui ? j’ai fait innocemment, avec l’air de quelqu’un qui a pas du tout envie de comprendre quelque allusion que ce soit. Et bien non, j’fais pas de sport. J’ai une maladie, en fait. ŕ Ah ? qu’il me fronce du sourcil. ŕ Oh ! rien de grave, vous inquiétez pas. C’est une maladie en rapport avec la transpiration, c’est tout. C’est pour ça que je ne fais pas de sport. Je produis une transpiration acide, il m’a dit mon dermato. Du coup ça me donne des pustules, des infections. C’est bien vrai que le pus est un peu contagieux, c’est pour ça qu’il faut que je fasse gaffe avec mes mouvements. Lui a reculé d’un pas dans son bunker, pour se mettre à l’abri de mes mouvements, et m’a scruté avec hésitation, sans savoir si quelqu’un d’aussi dégueulasse pouvait vraiment exister. 87 ŕ Et… et ça bouge, tes machins ? ŕ Ça bouge ? ŕ Ouais. J’veux dire… Ça te sauterait pas dessus quand même, cette saloperie ? ŕ Non y’a pas de risque que ça vous saute dessus. Faut juste que je surveille l’amplitude de mes mouvements, c’est tout. ŕ Ah… ouais. OK. Mais fais gaffe quand même à mes godemichets, tu veux ? J’ai pas envie qu’on en vienne à des choses désagréables, toi et moi. ŕ J’suis d’bonne humeur, aujourd’hui, il a même ajouté mon poteau, en me dédiant un œil d’aimable étripeur. ŕ Je fais juste que de regarder, vous inquiétez pas. ŕ Bon bon, et ma came alors ? Elle te plait, ma came ? ŕ Oh… c’est pas mal. Mais je m’attendais à des choses plus… spectaculaires. Ça l’a comme piqué, mon poteau ! Il s’agite, ouais, il s’agite drôlement. J’avais comme touché à un truc vachement sensible. Peut-être que c’était un sensible après tout, ce fils de pute. Il saute sur le seuil, il fourre sa tête dans le rideau qui rebondit dans le magasin, et lui qui pousse finalement le loquet. « FERMÉ » qu’il accroche même à l’entrée du bouclard. ŕ Bougez pas, qu’il me dit en regardant un peu partout, comme si le KGB avait posé des micros dans sa tête. J’ai d’autres trucs bien plus intéressants làdedans, il me fait en pointant un gros index inquiétant sur la carpette étendue sous ses pieds, comme à plat ventre. Là-dessus il empoigne sa carpette, me la soulève d’un coup franc. SPALSH ! qu’elle fait la carpette en s’étalant sur les godemichets. Dessous, y’avait un trappe. Ça gisait là comme un cadavre gênant. Il me regarde en jouant du sourcil, l’air du mec qui me fait un brin de charme mine de rien, en m’exposant ses secrets. Moi j’étais un peu emmerdé, et j’hoche la tête, pour pas le froisser. OK OK, Majax, t’énerves pas, je veux PAS DU TOUT savoir ce que tu nous caches dans ta manche. Cette histoire de verrou, j’aimais pas ça du tout. ŕ Venez jeter un coup d’œil, qu’il me fait en descendant dans son terrier. Je me suis avancé, pas trop rassuré, de loin quand même j’ai jeté un coup d’œil. Ç’avait l’air profond comme l’Enfer sa petite garçonnière, je voyais même plus trop mon Majax. ŕ VENEZ PUTAIN ! J’VAIS PAS VOUS ENCULER, QUOI ! qu’il me fait en gueulant depuis le Noir profond. 88 Moi j’aimais pas du tout ces manières. Et lui qui me cause d’enculades. J’aimais encore moins ça du coup. ŕ VENEZ DONC, MON GARS ! C’EST LÀ QUE J’CONSERVE MES PLUS BEAUX JOUJOUS. Un moment j’ai pas répondu. J’ai juste tendu l’oreille. Là-dessous, ça grésillait, ça couinait, ça remuait, on aurait dit que y’avait comme des marécages. Quelque-chose d’un peu comme ça, quelque-chose de pas du tout montrable au grand jour. Je voyais des petits trucs scintiller, et ça pouvait aussi bien être le butin d’un casse que des yeux de caïmans. D’un coup, ça me disait plus rien du tout les surprises. C’est exactement ça le problème des surprises. C’est comme si les dernières miettes de palpitations, vous deviez les cherchez tout au fond des poubelles. Les gens ils sont toujours TROP normaux ou PAS ASSEZ. ŕ ALORS, QU’EST-CE TU FOUS À LA FIN ? ŕ Écoutez, c’est très sympa à vous de vous donner tant de mal, franchement j’apprécie, mais ce rendez-vous ! J’ai complètement oublié ce rendez-vous avec mon patron. C’est urgent, je vous jure. Question de vie ou de mort. Mon patron va me tuer. Vous connaissez les patrons, pas vrai ? ŕ UN DIMANCHE ? VOUS VOUS FOUTREZ PAS UN PEU D’MA GUEULE, DES FOIS ? ALLEZ QUOI, VENEZ JETER UN COUP D’ŒIL, ÇA VAUT SON PESANT D’PLOMB ! ŕ Vous savez quoi ? j’ai gueulé au puits qui réverbérait les échos de ma voix loin, très loin dans l’obscurité. Une autre fois avec grand plaisir, vraiment, c’est une très bonne idée. Mais là aujourd’hui, ça tombe vraiment mal, je vous jure. C’est vachement dommage et je reviendrai, parce que vous avez vraiment l’air d’un gars passionnant. Mais aujourd’hui… ŕ LES CHINETOQUES, VOUS AIMEZ ÇA OU PAS LES CHINETOQUES ? J’ai pas répondu tout de suite. Y’avait plein de petits bruits en bas, je vous dis. J’espérais juste que ça ne vînt pas de quelque-chose de vivant. ŕ Écoutez, moi les Chinois j’ai rien contre eux mais je préfère qu’ils restent en Chine, si ça les dérange pas. ŕ AH MERDE HEIN ! qu’il gueule en trébuchant dans son bordel. ŕ Et si on remettait ça à plus tard, hein ? Rien ne presse après tout, on vient seulement de se rencontrer ! ŕ DEUX SECONDES PUTAIN ! DEUX PUTAINS DE SECONDES ! T’ES PAS À DEUX SECONDES PRÈS, SI ? JE TE DEMANDE JUSTE D’PAS BRONCHER, QUOI. 89 Il avait l’air nerveux, mon copain. Je me suis demandé si des fois il cacherait pas des armes à feu là-dessous, ou quelque-chose du genre. J’ai commencé à imaginer mon gars manipulant de la mitrailleuse, sourire gros calibre et colliers de douilles exotiques décorant sa poitrine, et ça collait parfaitement avec sa gueule. Dans la jungle, en train de mâchonner son cure-dent et de dézinguer du Jap à la petite pièce. ŕ Et si nous remettions… ŕ Tiens ! tiens ! voilà… qu’il me fait mon vétéran, en repointant dans l’encadrement. ALORS, c’était si long que ça, putain ? Un truc énorme pointe de l’ouverture. Belle bête. Heureusement, c’était pas vivant. Mais là encore, vachement bien imité. ŕ Ça vous plait ? il me demande en remontant, avec l’air du gars qui a pas du tout envie d’entendre autre chose que ce qu’il veut entendre. ŕ C’est… c’est pas mal, j’ai fait en mentant. ŕ Ça se trouve pas en France… qu’il m’apprend comme ça, en tapotant sa relique. Si vous saviez tout le mal que j’ai eu pour me la procurer. Ça vous rendrait fou de rage. ŕ Ah oui ? ŕ Ouais. La France, y’a trop de lois. Trop d’règlements. Quand j’pense à tout ça, à cette saloperie d’pays, ça m’donne des envies d’pas bien. Ça me donne envie d’descendre tout un tas d’innocents. Il m’a regardé et son regard de meurtrier, j’ai pas pu le soutenir. J’ai regardé mes pompes, et j’étais encore dedans. ŕ J’suis allé jusqu’en Tchécoslovaquie pour me procurer ce p’tit bijou. ŕ Beau bijou. ŕ Ça valait l’déplacement, pas vrai ? On a contemplé un petit moment son machin comme on regarde des valises, ou la nuit qui arrive avec indécision. ŕ Quand on baise une tchécoslovaque, il a dit, et bah on le fait rarement qu’une fois. VU ? Et puis il s’est marré tout seul juste avant de produire un joli glaviot de son meilleur cru, en plein sur la moquette grise. Une vraie huitrière, le type. ŕ Regardez un peu ! qu’il me fait même en écartant les pièces, pour mieux me montrer son trésor. ŕ Un p’tit tour de manège ? C’est propre, hein. J’l’astique tous les soirs à la javel. Et pas d’la javel diluée, c’est pas mon genre. ŕ Bien, bien. 90 ŕ C’est du bon matos, croyez-moi. Les Tchécoslovaques, c’est des gars réglos. ŕ Ah oui ? ŕ Ouais. Par le passé, j’ai fait beaucoup d’affaires avec l’Est. Quand c’était encore rouge. Rouge sang. ŕ Vous êtes vous-même originaire de là-bas ? ŕ Moi ? Moi j’viens d’Strasbourg, moi. Bon coin, l’Alsace. Choucroute et Blitzkrieg. Mais y’a eu du grabuge, là-bas… J’ai comme été obligé de bouger pas mal du coup, pour chasser les mouches, quoi. ŕ Ah d’accord. Bien, bien, j’ai dit rapidement en espérant qu’il allait se taire avant que je ne devienne complice de quelque-chose d’épouvantable par manque de bol. Et les tchécoslovaques, c’est un peuple aimable les tchécoslovaques ? ŕ Écoutez mon gars, j’ai l’air d’un pigeon ou quoi ? Je l’ai regardé et un petit moment et je l’ai imaginé se faire escroquer par des ex-soviétiques reconvertis dans tout ce qui peut s’acheter. Personnellement, je m’y serais pas tenté. Mais là-bas, les vies sont plus rudes. On fabrique les gens dans des usines d’autos. C’est bien vrai qu’il avait un peu une tête de pigeon, en plus, ce fils de pute. ŕ Vous m’avez l’air de vous y connaître dans votre domaine, j’ai déclaré solennellement. Un cador, même. ŕ Si j’m’y connais ! qu’il se fait en s’esclaffant ! il s’en tape même le trumeau ! À croire que je lui avais raconté la meilleure de l’année, à ce fils de pute. ŕ Tous ce qui est vendu ici, mon pote, je l’ai testé, il m’apprend tout à fait sérieux. ŕ Et plutôt deux fois qu’une. J’ai hoché un peu du menton, sans savoir quoi en penser. Autour de moi, en jetant un coup d’œil, y’avait vraiment tout un tas d’objets étranges. ŕ Ça aussi, il a dit. J’ai détourné la tête en me demandant combien de temps ça allait duré son petit numéro de connard. Sa passion pour les gadgets, et bien c’était pas la mienne, voilà tout. ŕ Bon ! qu’il fait d’un coup en se frottant les mains. Vous y allez ou quoi ? C’est trente sacs. ŕ Y aller ? Vous voulez dire que vous me deman… Et puis son œil s’est tordu d’un coup comme un affreux chiffon noir et il m’a jeté ce truc-là à la gueule. Il avait pas l’air content d’un coup, mon copain. 91 ŕ Écoute mon pote, tu m’as quand même pas fait ramener tout ça POUR RIEN, pas vrai ? ŕ C’est trop gros, j’ai dit rapidement. Je suis pas monté comme il faut. ŕ Tu te DÉGONFLES ? J’en étais sûr. À tous les coups c’est pareil. Avec ce genre de gars, faut surenchérir dans la testostérone et tout casser pour qu’ils vous aiment. Je vous jure, c’est fatigant, vraiment, de se faire aimer des autres hommes. ŕ Écoutez… c’était très sympa de votre part de me proposer tout ça. C’est accueil en or, franchement. Y’a peu d’endroits à Paris où l’on vous accueille si bien. Ça c’est sûr. Certain. Moi à dire vrai, c’est pas trop trop mon truc, ce genre de bibelots. Chacun son truc, hein. Chacun son truc. Moi par contre, c’est pas vraiment ma tasse de thé. ŕ Comment ça c’est pas vot’ tasse de thé ? On parle pas d’dinette ici ! Z’en êtes ou z’en êtes pas, PUTAIN D’MERDE ! ŕ Et bien disons que… ŕ Oh là ! Oh là ! qu’il m’a dit comme ça, en s’excitant comme un toréador avec son gros poing d’Apocalypse. Qu’est-ce que t’es en train d’me faire, mon gars ? Tu m’lâches, hein ? Tu m’lâches ? Qu’est-ce qu’c’est qu’ces histoires ? On s’est regardé un bon moment. C’était vraiment désagréable. Lui me regardait comme si j’avais cassé un de ses godemichet, ou quelque-chose comme. Moi, j’en voulais juste pas de son machin. C’était quand même pas un crime. ŕ J’ai comme l’impression que tu me prends pour un connard, toi… J’me trompe ? Je me suis raclé la gorge Ŕ j’ai pas eu le cran de parler. ŕ J’force à rien, moi, qu’il a ajouté en me regardant comme un piranha. J’force à rien. ŕ Oh ! c’est pas moi qui dirait ça, ça non ! Vous avez été splendide, je vous dis. Un lingot. Seulement, c’est l’heure, tapoté-je sur ma montre en passant devant lui pour me tirer d’ici. J’ai mis ma main sur la poignée de porte, et à ce moment-là, à ce moment précis, son horrible voix m’a électrocuté une dernière fois. ŕ Hé ! il a fait comme ça, comme une balle dans le dos. Le mois prochain, j’retourne faire une p’tite virée à Prague. Pourquoi qu’on irait pas ensemble ? J’connais du beau monde, là-bas. Son œil vibrait comme un meurtre. Il était affreux, ce type. ŕ Faudrait que j’demande à mon père, d’abord. 92 ŕ Au fait c’est quoi ton blaze ? Moi c’est Jacques La Cascade. ŕ Tonio. Tonio Le Tigre. ŕ Drôle de blaze, ça… Tu fais du catch ou quoi ? ŕ Du catch ? ŕ Ouais. ŕ Non, pas de catch… ŕ J’dis ça moi, j’dis rien. C’est juste que t’es plutôt pas mal foutu malgré tes… Hé ! mais c’est quoi ÇA ? il me fait comme ça, en tapotant le coin de sa gueule. ŕ Ça ? j’ai fait me touchant mon angiome à la lèvre, et lui qui branle du chef, c’est… C’est une anthropozoonose tropicale. J’ai attrapé ça en léchant le cul d’une chèvre guyanaise, y’a quelques temps. ŕ Mais qu’est-ce que c’est qu’ces histoires ? qu’il m’a regardé comme ça, en me trouvant bien révoltant. Tu peux pas r’nifler un peu la viande, avant d’foutre ta caboche ? J’ai voulu continuer à parler mais en le regardant un peu dans les yeux, j’ai compris que ça servait à rien. C’est que j’aime pas trop les prolongations avec les connards. ŕ T’inquiète pas, j’t’aime bien quand même, qu’il m’a rassuré en me dégainant son sourire cent-pour-cent moutarde, et là, j’imagine que cette grimace épouvantable était sa manière à lui de se montrer sympathique aux yeux du monde. ŕ J’compatis, mon gars. T’fais pas d’bile pour ça. T’fais pas d’bile, va. On a tous des trucs bizarres sur le corps. L’corps c’t’un truc bizarre, on peut rien y faire. Moi par exemple j’ai une troisième… ŕ Merci, j’ai fait très rapidement. Franchement. Des gars comme vous, on en manque dans ce pays… maintenant, faut vraiment que j’y aille. Je reviendrai un de ces jours, de toute manière, j’ai menti ostensiblement en poussant le rideau de velours. » Le loquet a sauté comme une dent et moi j’ai disparu comme un soupir. Dehors, c’était magnifique. Dehors, j’étais vivant. Je me suis promis de plus jamais retourner à Gaité. Rien qu’à l’idée de recroiser mon Jacko un de ses jours, ça m’a bouleversé. Le genre de gars qu’on a pas du tout envie de recroiser. Ou de partir en vacances à Prague avec. 93 D’un coup en arrivant à Edgard Quinet il m’est comme passé une petite inspiration pas dégueulasse du tout. J’ai eu envie d’aller faire un petit tour à mon ancien hôtel. Celui-là même qu’avait brûlé par mégarde. C’était juste à côté. Un petit crochet par le boulevard et j’y étais. Le Dimanche c’était Marina qui travaillait, et puis Katia aussi, la fille d’Église dont je vous ai déjà parlé. Ces deux-là, je les aimais bien. Deux bonnes femmes d’excellente compagnie, remarquez. J’avais toujours trouvé cela épatant et même un peu irréel d’être posé là dans un fauteuil, lové comme un chaton, au petit matin qui vient alors qu’on ne l’attendait plus jamais, enveloppé d’une bonne boisson chaude et de leurs papotages délicieux, elles parlaient fort et rigolaient, elles avaient les yeux si brillants, si rieurs, c’était une tout bonnement miraculeuse couverture que ces deux bougies matinales, infatigable et douce mélodie qui recommençait chaque semaine, chaque semaine, quel doux rêve, quel doux réveil… bon Dieu, quelle boule de poils n’étais-je, près de ces crépitements romantiques ! Tous les trois dans nos fauteuils, pour des raisons différentes, mais tous les trois là, à croquer nos sourires dans les croissants chauds… Je me rappelle parfaitement de ces matins qu’en finissaient plus à causer et rire bruyamment, moi j’étais assis dans mon fauteuil et je regardais ça comme un friandise, une barbe-à-papa qu’on picore nuage après nuage, je me sentais être là, je me voyais assis, comme quand on traverse un miracle, qu’on se voit ce faisant, et je me suis vu faire ça, être là, à ce moment précis où ni le temps ni l’espace n’avaient plus aucune espèce d’importance, et je savais que l’image elle me resterait, qu’elle partirait pas, qu’elle serait comme ces photos qu’on collectionne, qu’on peut pas nous prendre, qu’on peut pas nous enlever, qu’il suffit de ressortir au moment où ça va plus, et de savoir que ç’a existé, que ç’a existé pour de bon je veux dire, savoir qu’au fond y’en aura sûrement encore d’autres des comme ça, voilà bien 94 tout ce qui compte je crois… Ouaip, chouette idée que d’aller leur rendre visite. Et puis je me sentais pas terrible. Cette histoire avec Rita, j’avais pas du tout aimé ça. C’est le genre de moments qu’il faut surtout pas passer seul parce que quand on est seul, on se met à trop cogiter sur des choses dont il n’y a vraiment aucun intérêt à. Dans ces moments-là faut voir du visage familier et parler de tout, et de rien surtout. Faut juste causer et se convaincre que tout va bien. On écoute ces vieilles connaissances causer, on voit qu’elles ont pas tellement changé et ça rassure drôlement du coup. Et puis Marina en plus, la réceptionniste, elle était vachement jolie. Entre elle et moi, y’avait le feeling. Sans blague. Les mots ils fusaient, on faisait même pas exprès. Ça venait tout seul, c’était spontané, on s’échangeait des coups de poings en dansant. Ce genre de choses, c’est vachement précieux. On cause on cause on cause, on dit rien et pourtant et on peut pas décoller de la conversation. On est trop bien. Ces moments-là dans la vie, c’est des tranches de morceaux tendres. Le truc, c’est que ça m’arrive toujours qu’avec les étrangères. J'ai comme qui dirait un bien meilleur feeling avec celles qui me comprennent qu’à moitié. Du coup, elles me comprennent bien mieux. C’est ces fils de pute de mots à la con qui gâchent tout, ça c’est bien vrai. Mais elle était mariée hein, Marina, alors n’allez pas vous imaginez des choses. Même un gros dégueulasse comme moi oserait pas faire un truc pareil. Et imaginons que j’aurais voulu, et bah ça se serait pas fait. Marina, c’était pas une fille comme ça. En marchant vers Montparnasse, là où était l’hôtel, je me suis remis à penser à l’époque où j’y étais employé. C’était pas trop mal comme planque, quand on y réfléchit bien. Parce que déjà j’étais plus ou moins payer à roupiller ou donner une clé de chambre, de temps en temps, et puis pour le reste, j’étais peinard sur mon fauteuil à décortiquer les toiles de Dali en sirotant mon thé au citron. J’ai un gros livre là-dessus, sur ses œuvres, c’est même pas un livre d’ailleurs, c’est un grimoire. Je vous jure, Dali c’est un sorcier. On croit que c’est de la branlette, qu’il se fout bien de notre gueule et puis d’un coup on pige le truc. C’est subtil hein, c’est fantastique y’a comme un meurtre derrière chaque trace de sang. On finit toujours par dire : CE SACRÉ FILS DE PUTE M’A ENCORE EU ! Des fois sans mentir, quand y’a personne autour de moi, j’embrasse les pages où sont imprimées ses meilleures toiles. Ma préférée, c’est celle qui s’appelle Cannibalisme de l’automne. Mais le Rêve d’une pomme-grenade est pas mal non plus, à mon avis. Dali, ouais, c’est bien un mec à qui je roulerai une grosse pelle, s’il était encore vivant. Rien que pour le remercier. Des gars comme ça, si ça tenait qu’à moi, et bah on nommerait des fleurs avec, ces fleurs qu’on trouve 95 que derrière la gaze, sous le cristal des neiges qui ne fondent jamais. Vous êtes épuisé après avoir franchi des sommets pas imaginables, vous arrivez enfin en haut, je veux dire, vous y êtes pour de bon et vous avez sué pour ça, vous avez sué dur, et là, ça sent Dali, y’a Dali qu’est là, dans son tutu de pétales. Et puis après quand il retournerait épandre sa folie dans son atelier, j’irais boire un coup avec Bukowski et Fante, on fumerait des gros cigares cubains en devisant de nos meilleures lectures. C’est Fante qui nous mystifierait, évidemment. Buk du coup il roterait, un peu jaloux, et puis caresserait sa panse d’orque où dore la bière de ses meilleurs récits. Le ventilateur au-dessus imiterait le vol des mouches et l’air brûlerait la gueule comme une claque au whisky et nous on regarderait dehors le désert du Mexique avec ses gros mescals qui rongent la poussière, les tempêtes de sable, la colère des Mayas, les cadavres émasculés des maris des mygales. Les peaux de serpent recouvriraient la terre brûlante comme une trousse à maquillage de putain en veine, mirages qui s’écaillent, hallucinations toutes desséchées dans l’aube qui n’apporte d’eau. À l’intérieur un chicano psychédélique jouerait de la salsa à la mandoline, il aurait un chapeau-cactus plus brillant que mille biftons et sa voix rappellerait que quelque-chose frémit encore, loin des civilisations de métal. Peut-être même qu’il y aurait des femmes aussi, mais elles seraient pas autorisées à parler. On les mettrait dans des bocaux à cornichons, à faire l’amour au lactate et aux champignons. Et puis on agiterait fort de temps en temps, quand elles se mettraient à trop nous casser les oreilles. Quand même, elles feraient les chœurs pour le chicano et ça serait pas dégueulasse du tout. Peut-être même que je ferais une petite salsa avec Buk et qu’en faisant ça, on se marrerait, on se marrerait jusqu’en faire une descente d’organes Ŕ on féconde les échardes et les termites nous pompent la queue en nous prenant pour des baobabs ; il pleuvrait des bananes pourchassées par des lions habillés en femmes qui vont se perdre dans la nuit ; les abeilles foutraient un coup de bourbon dans le miel et la Reine serait cette putain qui se fait emmancher par toute la ruche et même par les anophèles. Et puis Fante me planterait son canon de Magnum sur la tempe et m’exploserait la cervelle avec. Ils sont tous morts ces salopards aujourd’hui, heureusement qu’ils ont posé de la dynamite sous leur viande, sinon putain, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Sans ces fils de pute de débroussailleurs, on ferait rien que d’errer dans la peur, les épines, les bouquets d’entailles où le monde perd sa peau en n’osant aller voir au-delà. À l’hôtel je me cultivais pas que de livres, ça non, je causais au monde, aussi. Après tout on n’a pas une langue que pour baver dans un ragot. Les gens on les 96 aime pas tous, c’est entendu, c’est bien normal au fond, mais si on décide qu’on est finalement pas trop mal avec eux, et bah on sera bien avec. Même le dernier des fils de pute on peut rigoler avec comme personne d’autre. C’est comme ça. Si seulement on était capable de l’ouvrir un peu moins et qu’à la place, on se regardait vraiment, juste un petit moment à se regarder pour de bon, alors tout s’arrangerait entre les gens. Là, face à ton gars, tu scrutes les fonds marins. D’un coup on arrêterait de tirer la corde, on serait comme fatigués de tout ça. Moi je trouve qu’on est tous des superstars en quelque-sorte. C’est juste que les autographes sont subtils et qu’on sait pas toujours bien comment écrire son blaze correctement Ŕ et puis notre stylo plume il bave, c’est pour ça. Et puis bon, comme partout y’avait beaucoup de lavasses c’est inévitable hein, l’humanité c’est majoritairement un empilement de serpillères qui détrempe sur le rebord d’une cuvette sale, mais y’a aussi quelques indéniables spécimens qui méritent qu’on y croie encore un peu. Y’avait ce gars, là, du restau indien, qui était planté devant même par dix degré en dessous du zéro pour attirer les passants. Déjà, un pakistanais qui quitte le monde qu’il connait pour venir tapiner sur la banquise et sourire de froid, c’est courageux en soit. Je veux dire, personne n’a vraiment envie de ça. Et puis ce peuple-là, il adore la vache je crois bien. Des gens formidables, vraisemblablement ! Mon pakos à moi, je sais plus son nom à la vérité, mais de toute manière je suis même pas sûr qu’il me l’ait déjà dit puisque je l’appelais juste MISTER. ÇA VA MISTER ? qu’on se disait. Il m’apportait toujours un petit café tout chaud, sans que j’aie rien demandé du tout, et il me demandait rien du tout pour ça, il me l’apportait juste parce qu’il aimait bien ma gueule. Et moi, je faisais pareil. On avait une réserve de bonbons à l’hôtel et je savais que lui, il aimait bien ceux à l’orange. J’avais remarqué ça. Dans le bol de la réception, c’est toujours ceux-là qu’il choisissait. Ce que je faisais, c’est que je les gardais de côté et puis quand j’avais deux minutes, je mettais mon bonnet et mon écharpe, et je sortais lui déposer la petite pile de bonbons à l’orange sur le coin de sa table. En fait, on se parlait jamais vraiment. Je déposais les bonbons quand il était pas là, et lui m’amenait le café quand j’étais pas à la réception. C’est comme ça, on voulait pas s’encombrer des mots, des remerciements, on en voulait pas de toutes ces conneries qui puent la carie invariablement. On se chouchoutait de loin, et puis on se saluait au passage, un petit clin d’œil, un geste de la main. On avait juste besoin de se regarder dans les yeux pour s’aviser qu’on porte tous les mêmes bas, sous nos races de putains. Et puis y’avait Adrian aussi. Celui-là, c’était un numéro de loterie. Un splendide numéro Perdant. Celui-là, il mériterait qu’on écrive un livre sur lui. 97 Dix tomes, on s’en lasserait pas. Y’aurait plus que ce livre dans les bibliothèques des gens, tous les autres ils auraient brûlés. On en aurait plus besoin. Puisque celui-là condenserait chaque caillou depuis l’âge de pierre. Son sac-à-dos à Adrian il contient tous les dolmens de l’humanité. Mais ce livre dont je vous parle, ça se fera sans doute jamais, parce que c’est jamais rien que les connards qui aiment épancher leur néant. Les vrais de vrais, ils ne portent plus la barbe et sont trop sages pour vouloir parler. Ça leur prendrait de toute manière des siècles entiers de causer des pyramides qu’ils ont vu s’édifier. Adrian il faisait la manche juste à côté de l’hôtel. Quand je sortais sur le seuil pour me boire mon thé au citron et puis mater les gonzesses aussi, je le regardais faire son petit numéro. Il était propre sur lui et n’avait rien du clodo à la vérité. Il était même assez chicos, d’une certaine manière. Gentleman-clochard, dirons-nous. Je le voyais faire son petit numéro, à demander la pièce de cette même voix monocorde d’un homme qui est obligé de faire le magnétophone pour bouffer sa tartine de merde. Ç’avait par l’air drôle comme vie et pourtant il avait son petit cigarillo qu’il se grillait tranquillos, et puis ses joues rasées de près qu’il aimait bien caresser. En fait il avait l’air tout à fait peinard, dans ses haillons. Un gars magnifique, hors du temps. S’il avait eu une gueule à plaire aux gens, il aurait été président. Mais il avait pas la gueule pour ça. Déjà il louchait, et puis il était pas très costaud non plus et ses mâchoires n’étaient pas assez volontaires comme tous ces fils de pute qui plaisent tant. Son visage il était trop crème à la vérité. Les gens veulent pas de ça, ça les fait gerber, ça leur donne des idées de tout pire d’eux-mêmes. Parce que sur son visage à Adrian c’était inscrit qu’il en voulait à personne, à personne du tout, même aux salopards qui l’avaient toujours aidé à crever, et que la dernière chose qu’il eût souhaité, c’était qu’il arrivât du mal à qui qui ce soit. C’est pour ça qu’il avait l’air si peinard, l’Adrian. Un soir, je suis là à m’emmerder sur une brique de Thomas Wolfe qui est parfois très chiant, on peut pas nier ça ; et puis qui vois-je qui débarque à la réception ? Adrian ! En personne. Sans blague, moi qu’avait toujours eu envie d’aller lui causer sans savoir comment m’y prendre, et le voilà qui débarque, là, devant moi ! Fantastique la vie, n’est-ce pas ? Un gars l’emmerdait, et il savait pas quoi faire pour s’en débarrasser sans être violent. Bon, c’était pas une grosse histoire et l’autre là, l’emmerdeur, je lui ai collé un bon petit pied au cul histoire de lui faire savoir qu’on tourmente pas les gentlemen-clochards. Du coup Adrian, je l’ai invité à prendre un petit verre ou un bonbon je sais plus vraiment, et lui est resté la soirée sur le canapé à me causer. Faut savoir que quand on est dans son cas, quand on vit seul et qu’on fait que de demander la pièce, et bah ça suffit pas 98 pour contenter les besoins d’un homme. On bouffe on chie et on crève pas la dalle OK, mais ça suffit pas. Un humain, ç’a besoin de causer. C’est bien normal. Si tu causes pas aux gens et que personne ne t’attend le soir, même pas une chienne, même pas un bon repas chaud, comment tu peux savoir que t’existes encore rien qu’un peu ? Exister dans ce monde pour quelqu’un, c’est bien tout ce que l’on souhaitera jamais au fond. Lui, Adrian, fallait pas croire, derrière son air un peu insouciant, c’était le genre d’homme à s’empoisonner de pensées. Un gars trop intelligent pour ne pas réfléchir, mais au fond trop bête d’autant le faire. Vous me suivez ? Les idées faut être vachement précautionneux avec, parce que c’est comme le hors-piste. Un coup à boire sa pisse en crevant de froid. En fait l’Adrian, son sourire c’était peinture. Ses circonvolutions, c’étaient des cobras. Ce mec-là, je vous jure vous avez jamais vu ça. La manivelle, elle tournait toute seule, elle était folle, même pas besoin de votre pogne, elle courait, elle voulait tout détruire des choses sa boite-àmusique. Vous le lanciez sur un sujet, il s’arrêtait plus, il s’égarait en mille digressions, ce véritable fils de pute, il vous séquestrait, c’était un rapt dans ses coupe-gorges obsessionnels qu’il opérait ! Quand je dis qu’il parlait des heures, et bah c’était de vraies heures, avec de vraies minutes et de vraies secondes. Fallait déployer des sommets de patience ! Sans compter que c’était rien que des sujets sérieux. Il pouvait pas se figurer une conversation entre deux Hommes qui ne touchât l’Apocalypse ou le front des dieux. Si vous vouliez le mettre en colère un coup, c’était pas compliqué, vous lui demandiez ÇA BOOM ADRIAN ou T’AS PASSÉ UNE BONNE JOURNÉE ADRIAN et la machine était lancée ! On pouvait même somnoler pendant qu’il causait, lui ça le dérangeait pas, mais pas du tout ! Dans ses cimes, à peine vous apercevait-il, le saint homme ! Faut pas croire que c’était toujours drôle à entendre, ses prophéties écrites à la cendre et au verre brisé, et moi quand j’en avais trop soupé de lui, mais vraiment pour de bon, je lui disais de se barrer et croyez-moi que pour ce genre d’affaire, je prends pas la petite cuillère. Lui ça le vexait et il s’enfuyait prestement, il se roulait en boule et disparaissait dans la nuit, comme un animal qu’on a chassé. Moi ça me tordait les tripes, je me trouvais quand même un peu vache à bien y repenser. Ce que je faisais le coup d’après, c’est que je m’amenais avec les viennoiseries du matin, et puis on les mangeait ensemble sur le trottoir ; lui mordait dans un croissant en reprenant sa phrase de la veille. Tout était comme avant ! Au fond, ça serait bien du gâchis de rester en mauvais terme avec ceux qu’on aime, ça c’est bien vrai. En tout cas, avec lui et moi, c’est comme ça que ça se passait. Sacré Adrian. 99 Y’avait ce mec qui livrait les viennoiseries à quatre heures du matin, qui me réveillait toujours et moi qui lui causait à moitié fou, encore tout hypnagogique. Je crois que je lui faisais un peu peur, à essayer de paraître normal. Et puis celuilà qui livrait le linge, à qui j’avais jamais rien à dire. Et puis ce client régulier qui se levait tôt et venait toujours vous saluer avant d’aller bosser. Il vous serrait la pogne en souriant comme un bébé bien parfumé et son parfum fort emplissait la réception. Quelle odeur amène il avait ! Tous les connards aussi, qui font chier pour du wi-fi qui fonctionne plus et eux qui savent plus comment fonctionne la vie sans tous leurs gadgets à la con, ceux qui gueulent pour le plaisir et ceux qui osent rien dire, qui font que de sourire. Les connards aux mille langues, les connards du monde entier. Ceux-là, on les repère dès qu’ils foutent un pied à la réception. Œil comminatoire et naseaux dilatés, on peut immédiatement sentir leur besoin irrépressible de faire chier. Les femmes magnifiques aussi, dont on attend toujours tout du sourire de la veille, et puis qu’on se lasse d’attendre, quand le matin se lève et qu’il fait tout bleu sommeil dans la rue. Tous les vieux aussi, les vieux qui veulent causer mais choisissent toujours le moment où on n’a pas la tête à ça. Les gens du monde qui viennent voir si c’est si beau que ça, Paris. Et puis ce gars-là, Eddy, qui était à moitié estropié après un accident de moto, huit mois dans le coma et tout, revenu des nuages comme une fleur, mais que y’avait plus rien d’eau qui l’attendait la fleur, juste de l’ammoniac, du fumier, et puis les bottes du jardinier, sa femme elle s’était tirée et ses enfants avec, ses muscles aussi, ses nerfs moteurs aussi, alors lui qui vagabondait un peu partout sur terre en rampant comme un escargot, ne sachant plus trop à quoi ça sert d’être encore vivant. Ce soir qu’il avait appelé une pute, mais dont il était pas satisfait, vrai, c’était pas son standing qu’il trouvait, elle connaissait pas les bonnes manières, elle était pas un assez bon mensonge, OUAIS CASSE-TOI MA VIEILLE, C’EST PAS UNE PUTE QUE J’AI DEMANDÉE, C’EST UNE ESCORT-GIRL ! Et puis le vieil arabe qui se faisait soigner ses poumons en France, jamais rien qu’en chaussons et pyjama, qui m’appelait toujours MONSIEUR TONIO et qui toussait des paquets de charbon toutes les deux minutes. Sa femme, qui faisait rien que de cloper toute la journée avec sa voix de Marlboro. Les clients réguliers, qui veulent surtout pas voir quoi que ce soit qui aurait changé depuis la dernière fois. Et puis la dame du cancer, qui se levait jamais rien qu’avec la même pensée et qui se couchait sûrement avec aussi. La mort lui collait à la peau, c’était terrible y’avait rien à faire, des opérations, des chimios, encore d’autres médocs de partout dans la chair mais ça se disséminait cette saloperie, dans la poitrine, dans la tête, sous 100 le cœur Ŕ mais le centre lui, était trop agile, trop magnifique, ma parole c’était un boxeur, une esquive à la Sugar Ray sublime. La dame du cancer, elle voulait vivre elle, c’est tout. C’est déjà tout. Le matin, elle se levait tôt, son mari dormait encore, son mari qui en avait marre un peu lui aussi, et elle qui allait à la recherche de ces fruits rares qui combattent le cancer. Graviola, ça s’appelait. Elle faisait le tour des marchés de Paris pour trouver ses graviolas, et puis quand elle revenait à la réception, elle vous ouvrait son sac à provisions pour vous montrer le trésor, ça c’est des graviolas mon fils, la graviola ça combat le cancer, ah oui ? et bien vous avez bien raison de pas vous laisser abattre madame, faut lui casser la gueule à ce putain de cancer, faut lui broyer les os et vous êtes bien courageuse, ça c’est bien vrai, merci mon fils, merci, regardez aussi, je vous ai pas oublié, oh c’est trois fois rien hein, j’ai juste trouvé ça sur le chemin, je me suis dit que vous devez avoir faim parce que la nuit ça creuse pas vrai ? Vous qu’aimez les avocats, le vendeur il m’a dit que c’étaient les meilleurs de Paris. Cette Algérienne elle était exactement comme le nougat d’Algérie. Du beurre, de la noix et du miel. J’étais tout à ces souvenirs pendant que j’allais vers l’hôtel et je me demandais un peu où qu’ils étaient tous passé, s’ils étaient encore là ou ailleurs, s’ils pensaient à moi aussi des fois ou si la Pénombre m’avait engouffré ? Je marchais en me demandant OÙ QU’ILS PASSENT TOUS, LES GENS ? POURQUOI QU’ILS RESTENT PAS FIGÉS LÀ OÙ ON LES A LAISSÉS, PUTAIN DE MERDE ? FAUT TOUJOURS QU’ILS S’EN AILLENT VOIR AILLEURS, CES SACRÉS FILS DE PUTES. 101 À l’hôtel j’ai sonné, et Marina m’a ouvert. Elle avait l’air surprise de me voir. Elle se méfiait toujours un peu de moi. À croire que je préparais un sale coup, ou je sais pas trop quoi. Quand même, quand elle a vu que je venais juste pour la voir, et bah elle a souri et m’a balancé un petit direct, illico. « Qu’est-ce qué c’est qué cette couaffoure ? Tou as trouvé dou travail au cirque ? » Je vous jure, elle en manquait jamais une celle-là. Tout de suite j’esquive, j’en rends une petite, une pas trop forte, juste au niveau des flottantes, pour montrer que je sais toujours me défendre. « Joli décolleté, Miss Pourboires, tes clients apprécient ? » Comme ça en se disant nos conneries, un truc est passé dans nos yeux brillants, comme un minuscule ravissement je crois, une infime poignée de cils, parce qu’on a vu qu’aucun de nous deux n’avait changé et que c’était bien mieux comme ça. On s’est souris, tout simplement. On pouvait s’empêcher de ça. Y’a des gens, je vous jure, rien qu’à les avoir dans son champ de vision ça redonne le sourire pour de bon. Le Dimanche à l’hôtel, la journée c’est aussi mort que la nuit. Il se passe quedal. Oh ! y’aura bien un emmerdeur qui sait pas comment mettre son chauffage à la con, ou bien un petit malin qui veut piquer des sachets de thé pour nourrir les lavabos, mais il se passe plus ou moins rien. Au moment où j’arrivais, elle déjeunait toute seule ses nouilles chinoises à la cuisine. Marina, elle mangeait jamais rien que des nouilles en plastoc sous carton, et pourtant elle était magnifique comme un fruit rouge. Fallait pas lui parler d’autre chose, d’avocats ou d’aubergines ou même de pâtes à la sauce tomate, y’avait que cette merde-là qu’elle voulait bien avaler. Les petits ragoûts que je me faisais, elle ça 102 la faisait doucement rire. Elle allait au frigo et tapotait fièrement sur ses boites en carton Ŕ c’était ça son Dieu à Marina, des nouilles chinoises. Là, elle était seule devant la télé et du coup, elle était bien contente de me voir débarquer. Quand il s’agissait de lui tenir compagnie pendant SES heures de travail, elle vous trouvait jamais trop inintéressant la Marina. Elle m’a fait un petit café, double expresso bien tassé Ŕ à l’hôtel c’était comme ça, on savait tous ce que les autres ils buvaient selon l’heure qu’il était Ŕ elle me l’a fait et on s’est posé dans le coin salon, histoire de causer un brin. Je lui ai raconté mes histoires d’Église avec Rita, évidemment ça l’a bien faite marrer. Bon Dieu, elle s’en donnait à cœur joie ! Elle se boyautait bec grand ouvert et moi, je l’écoutais me charrier. Du reste, j’étais bien content d’être là. Je grignotais les madeleines du patron, qui sont pourtant dégueulasses, en faisant bien exprès de foutre des miettes de partout. Je racontais mes histoires en peaufinant bien mes effets et les exagérations et la Marina, elle s’arrêtait plus de postillonner ses nouilles en me tourmentant gentiment. Notez que c’était jamais rien qui enfonce là où ça ferait vraiment mal. Juste à côté, là où au contraire c’est fendart et tout. Les gens comme ça, faut les conserver. Un moment comme ça, je me suis essoufflé. Je me suis rendu compte que ça faisait une demi-heure que je parlais que de moi, de cette histoire qui n’avait pas marché, et ça m’a donné la nausée. Je veux dire, j’avais l’impression de pas valoir mieux que toutes ces foutues salopes qui passent leurs temps aux terrasses de café. Nan, vraiment, ressembler à ça, c’est la pire des choses qui puisse arriver. Alors je l’ai fait causer et vous savez quoi ? Y’a rien de plus simple que de faire causer une femme. C’est comme de pousser un flocon en haut d’une montagne. Elle a commencé à me parler de l’hôtel, du patron qui n’avait pas l’air d’avoir changé, ce fils de pute de patron qui n’en avait rien à foutre d’avoir un client cancéreux ou paralysé, qui chiait juste dans son froc si la chambre n’était pas encore réglée, qui vous parlait jamais que pour vous donner un ordre, et quand il le faisait ce salopard disait même pas votre prénom, il gueulait juste ALLÔ ! ALLÔ l’air de dire qu’on était trop dans la lune, pas assez crasseux dans son putain d’hôtel avec lui, le patron qui vous faisait une petite visite surprise de temps en temps, ou qui vous appelait à trois heures du matin juste pour vous demander innocemment une vétille, pour savoir en fait ce que vous trafiquiez, MAIS TU CROIS QUOI SALE FILS DE PUTE ? IL EST TROIS HEURES DU MATIN ET JE DORMAIS, ET TU ME PAYAIS À RIEN BRANLER, OUAIS PARFAITEMENT, elle m’a parlé de lui, et puis de l’hôtel en général, des 103 innombrables histoires que créent les femmes en atmosphère close. À part moi et le patron, dans cet hôtel, y’avait que des femmes. Pour créer des histoires, y’a pas plus fortes qu’elles. Allez dans une volière écouter un peu comment c’est bruyant, vous comprendrez. C’est qu’elles peuvent pas s’en empêcher. Elles aiment trop savoir tout ce qui ne les regarde pas, disséquer en public toutes les petites cuisses privées. Je vous jure, elles aiment trop parler des absentes. Moi, si y’a un truc que j’ai appris en travaillant avec les femmes, c’est qu’il ne faut jamais se fier à ce que dit l’une à propos de l’autre. Si vous avez pas l’esprit construit pour, c’est vachement casse-gueule. Sans blague, vous vous y perdrez en dédales pas possibles. Parce que de tout ce qu’elle dira, ça sera qu’au mieux jamais que très approximatif. Mais le plus fou, ça serait pas de croire qu’elles mentent, parce qu’elles mentent même pas, de leur point de vue, c’est toujours la stricte vérité. Elles mentent pas sciemment, parce qu’au moment où elles le disent, elles le pensent vraiment. C’est ça qui rend dingue, putain. Un truc du genre cyclique, la vérité des femmes Ŕ comme une espèce d’hormone, j’imagine. Le mieux à faire si vous voulez mon avis, c’est de se tenir à l’écart de tout ça. Tout de même, je me suis installé confortablement dans mon fauteuil avec un vague sourire aux lèvres, m’imaginant toutes les insignifiantes saynètes qu’elle me détaillait délicieusement. Je savourais mon café en me disant que y’a des choses, vraiment, qui changeront jamais. Je l’ai matée en me rappelant toutes les fois qu’elle m’avait engueulé parce que je foutais rien, ou quand je lui manquais de respect. C’est vrai que j’avais tendance à abuser, des fois. Mes allusions, ça devient obscène à force. Je sais bien. Je le sais parfaitement. Je peux pas m’empêcher, c’est mon cerveau qu’est fabriqué de la sorte. Je fais de drôle de liens, j’y peux rien, et faut que je les sorte parce qu’ils sont trop marrants. Mais ça l’est pas forcément pour tout le monde, surtout pour une femme mariée. C’est pas qu’elles sont coincées ni rien, mais c’est qu’elles sont mariées. On peut pas tout dire, c’est bien normal. Y’a quand même un certain respect qu’on leur doit, je comprends ça parfaitement. Une fois, je lui avais dit que j’enviais sa fille Valentina parce qu’elle allaitait. J’avais même essayé de foutre mon blaze là-dedans. Sans blague, je suis vraiment taré parfois. Et pourtant, j’avais rien de bien sérieux derrière la tête, je voulais juste mimer le machin. Juste mimer. Bien sûr, ça lui avait pas plu du tout. Elle m’avait fait la tête pendant une semaine et puis un beau matin, elle a mis les choses au point, d’un coup comme ça, comme un bouton qu’on perce. Paf ! Elle a eu bien raison, du reste. J’ai tendance à être vraiment dégueulasse si on me calme pas, surtout avec les filles avec lesquelles je suis bien. Et du coup à 104 force de déconner, on est plus bien du tout ensemble. Le sexe, sans blague, ça gâche toujours tout. Mais c’est bien, aussi. Quand elle en a eu marre de critiquer les autres la Marina, elle a embrayé sur sa vie à elle. Elle me la racontait et bizarrement, sa vie qui n’était pourtant pas différente des autres filles, ça me faisait quand même plaisir de l’écouter. C’était différent. C’était la manière dont elle voyait les choses, comment qu’elle les racontait. Après ça, y’a eu ces deux vieux qui se sont ramenés, des connards pas imaginables qui savaient pas comment s’occuper seuls le Dimanche après-midi ; ces tas de merde avaient bouché leurs W.C.. Maintenant ils s’affolaient, ils avaient peur de plus avoir d’autel où s’exprimât leur beauté. Marina m’a laissé un peu, pour aller s’occuper de ces deux larves. J’ai pris une clope dans son paquet de Pall Mall et j’ai commencé à la fumer là, en plein dans l’hôtel. C’était pas autorisé, mais j’en avais rien à foutre. T’es un dur, Tonio, un dur de dur, voilà ce que j’me disais. Si bien que j’ai un peu fais le tour des lieux. L’hôtel, même maintenant refait à neuf et tout, il était toujours aussi moche. Toujours la même lumière d’hôpital, toujours l’envie de se tirer une balle en se regardant dans les glaces du fond. Ç’avait pas beaucoup changé, depuis l’incendie. C’est toujours aussi pas beau, à la vérité. Toujours des meubles pourris, sur le point de se casser la gueule bien complètement. Le patron il aimait pas les trucs jolis. Préférait ce qui était cher. Ça le rassurait. Dans les étages, ils avaient modifié la couleur du mur. Il avait engagé quelqu’un pour ça, une espèce de tapette censé être expert dans le domaine. Le mur, c’était un gris plus clair maintenant. Du cache-misère. Du cache-poussière. Bon, bon. Je suis allé rendre visite aux toilettes, celles où j’aimais bien me branler la nuit. C’était la nouvelle cuisine, maintenant. Ça m’a un peu pincé le cœur. Ces centaines de femmes que j’y avais honorées ! Marina est revenue, et elle est pas revenue seule. Y’avait Katia avec elle. Cent dix kilos d’amour sombre ! traînant tongs et bonne humeur rouge-à-lèvres. Katia elle est aussi excellente qu’Adrian, dans son genre. Peut-être même encore mieux. Peut-être même que je suis amoureux d’elle, d’une certaine manière. Katia c’est la femme de ménage du week-end et elle jure que si elle travaille ici, c’est parce que le patron l’a suppliée pour. Ma parole il vous aurait fallu voir ça, ce bouge c’était une putain d’œuvre philanthrope à tous les écouter. La Katia elle, elle en avait gros sur la patate, ouais, elle avait des choses à dire sur le patron, des tonnes de choses, elle le décortiquait à la soude, le pauvre bougre ; elle prenait son regard féroce en vérifiant d’abord les parages, et puis le 105 maudissait de toutes les injures qu’elle connaissait en français. Et c’était trop drôle parce qu’avec son accent des îles, les insultes elles tournaient crème. Parce qu’au fond, c’était une chic fille, la Katia. « Mais qu’est-ce qu’il fait là, célui-là ? elle s’est exclamée, la Katia, avec un sourire gros comme un panier de cerises. ŕ Brave Katia ! Quel plaisir ai-je de te voir, toi et ta légendaire bonne humeur ! J’étais à l’église ce matin, Katia. J’ai prié pour toi. J’ai prié pour ton Salut. Katia elle priait tout le temps et elle m’assurait qu’elle m’oubliait jamais dans ses prières. Elle priait pour tout le monde à la vérité, sauf le patron Ŕ et puis son traître de mari, aussi. ŕ Ah oui ? C’est pou’ ça que tou es tout joli aujou’d’hui alo’! ŕ J’ai vu Jésus, Katia. Jésus a troqué ses clous pour une Bentley. ŕ Mais qu’est-ce qué tou ‘acontes ? Attention Tonio, hein, attention dé comment qué tou pa’les dé Jésou hein ! On ‘igole pas avec ça, mon g’and. ŕ Katia, il faut que tu fondes une religion. Tu es ma déesse, je serais ton unique Saint accroché à ta Dive Poitrine. ŕ Mais tou as pas du tout changé, toi ! Ma’ina dis-moi, tu lui a ‘aconté à Tonio ce qu’il nous fait comme sale coup, ce CONNA’ ! ŕ Ah non pas encore, j’avais oublié. ŕ Ce CONNA’ ! Vouaiment ! Saquoué CONNA’ ! Elle a sorti un truc de sa poche. Une poupée vaudou. Le chiffon, c’était le patron. Et il était criblé d’aiguilles. Avec Marina on s’est regardé pleins de nos yeux brillants. On l’adorait pour les même raisons, Katia. ŕ Tou vois ça ? Attends ‘ien qu’un peu qué ça fasse éffet, tou vas voir comment qui va fini’ en manioc, le pat’on ! ŕ C’est les primes dé Noël, m’a dit Marina. Il a pas donné lourd. ŕ Lou’ ? LOU’ ?! qu’elle a fait comme ça, en secouant sa marionnette. Il a ‘ien donné du tout ! Des CACAOUÈTES ! Je me paie même pas une coiffu’ avec ça ! Pttt ! Salopa’ celui-là ! Dix ans qué je t’availle pou’ lui, DIX ANS ! Jamais un reme’ciement, une gentillesse, ‘ien ! ‘IEN ! Elle m’a regardé avec ses gros yeux, et puis elle m’a souri d’un coup. Son sourire fendu ma parole c’était quelque-chose à voir, quel jackpot, quelle écharpe ! Imaginez-vous un peu au beau milieu d’un champ de tournesols, avec un soleil de plomb et une envie de vivre sur les rognons, indéfiniment. ŕ Alo’ ? Tu ‘evenu tchavaillé à l’hôtel ? Tu n’as pas enco’ fait fo’tune avec tes écritu’ hein ? » 106 Ouais, on était bien ici. Katia m’a servi un nouveau café et on est resté un moment à rien faire d’autre que de se marrer. Payées à se marrer, voilà ce qui leur plaisait. Elles avaient bien raison, du reste. Après ça Katia est retournée à son linge sale. On est resté là avec Marina un petit moment, sans savoir plus trop de quoi parler. C’est qu’elle foutait un sacré vide de viande, Katia, quand elle se tirait. « Tou travailles quelqué-part en cé moment ? ŕ Tu sais Marina, le travail, moi… j’ai fait en tournicotant la fausse orchidée du salon. ŕ Et bah quoi ? ŕ Bah c’est pas ça. Le travail j’aime pas beaucoup ça. J’préfère rester dehors à causer aux femmes que j’connais pas. ŕ Et la fac, alors ? ŕ Me parle pas de cet endroit, Marina. Je te jure, rien que d’y penser, j’ai mal aux souvenirs. ŕ Rétourne-y, Tonio. T’es pas fait pour lé boulots dours. C’était dé bonnes études qué tou faisais. ŕ On faisait rien qu’apprendre à oublier. Grossière perte de temps, que cet abattoir. La fac, Marina, c’est là-bas que l’on fabrique les fils de putes. ŕ Commence pas, Tonio… ŕ Excuse-moi du langage, Marina, mais c’est exactement ça. Les gens ne naissent pas salauds comme ça. C’est à tous ces endroits qu’ils s’affûtent en vrais dégueulasses. ŕ Faut toujours qué t’exagère, toi. ŕ J’exagère, moi ?! J’me trouve au contraire plutôt crème avec ces salopards. Sans blague, t’y es déjà allé à la fac ? Tu sais ce que ça veut dire, au moins ? La fac, ça veut dire s’enfermer à écouter des mensonges alors qu’au MÊME MOMENT… bah au même moment, dehors le soleil brille. Franchement. Moi, assis à écouter leurs conneries, j’ai l’impression de m’éteindre. J’suis un incendie, moi ! J’ai trop faim, tu comprends ? Je veux dire, merde Marina, combien de temps ça va continuer cette satanée comédie ? Combien de temps qu’on va passer comme ça, à se mentir et se travestir si dégueulassement, à se trahir et se dire qu’on a un train à prendre, qu’on a des tonnes de choses importantes à faire, parce que toi comme moi on le sait très bien Marina, on sait très bien que ces choses-là, elles sont pas importantes au fond. Y’a bien mieux que toutes ces conneries. Et je dis pas que j’ai raison, hein, 107 que tout le monde devrait faire comme moi. Chacun sa merde, après tout. Je dis juste que c’est MA vérité, tu comprends ? ŕ Non, rien dou tout. Parcé qué y’a rien à comprendre dou tout. ŕ Dis pas ça, Marina. Dis pas ça. Je suis sérieux, là. C’est sérieux la vie, Marina. J’vais te dire quelque-chose Marina, j’ai p’têtre un sacré paquet de défauts, mais j’ai sûrement pas celui d’être un déserteur. Et je veux sûrement plus passer ma journée à la remettre à demain, parce que demain ça sera encore le même cinéma, ce putain d’inlassable même cinéma, faudra bien encore manger chier dormir et courir après des reflets, demain au fond rien n’aura vraiment changé, et ça sera rien qu’un mensonge éhonté si aujourd’hui n’a pas vraiment existé. J’suis pas un déserteur, Marina, j’suis pas un déserteur… tout commence là, maintenant, entre toi et moi, à causer de tout et de rire de rien, je veux dire, quoi, tout est là, rien d’autre n’a d’importance qu’ici, là, parce que rien d’autre n’existe autre part que maintenant. ŕ Tonio… ŕ Marina… j’accorde une grande importance à la vie. J’ai pas envie de l’inscrire sur un putain de C.V. à la c… Excuse-moi, Marina. Ce que je veux dire, c’est que je veux pas laisser les charognards décortiquer vingt, trente ou quarante ans de mon existence sur un simple papelard à la con. C’est affreux quand on y pense. Affreux !… parce que les diplômes, qu’est-ce que c’est les diplômes au fond ? Ça va t’apprendre à aimer une femme, ou à regarder la vie dans les yeux ? Ça va t’apprendre l’anatomie humaine, tu crois ? L’anatomie humaine, Marina, c’est pas une science, c’est une épreuve quotidienne. J’veux danser, moi. J’veux m’éparpiller, c’est tout. Et si on fait pas gaffe, on finit comme un cure-dent… Parce que là-bas, je te le jure Marina, là-bas ils te cousent une petite camisole et chaque jour, chaque jour où dehors le soleil brille, chaque putain de jour ils te rajoutent une aiguille, une couture aux paupières. Moi j’préfère vivre à poil. Les couilles à l’air, la vie est vachement légère. ŕ Yé vé pas t’entendre parler comm... ŕ Marina. Sérieusement, tu me vois vivre comme le patron, à rouler dans une grosse bagnole la peur aux tripes que quelque-chose arrive ? La peur, c’est ça qui fait tout foirer les gens. Ce que je veux te dire, Marina, c’est que la vie t’offre tellement de possibilités… tellement de possibilités, dès lors que tu quittes cette dégueulasse autoroute qu’on te déroule en tapis rouge, tout est possible et je veux dire, quoi, après tout on a qu’un essai alors pourquoi flipper ? C’est pas de rater qui devrait faire peur aux gens, mais c’est d’avoir même pas essayé. Y’a urgence, putain ! Je peux mourir tout à l’heure en descendant les 108 escaliers, je peux mourir sans avoir vu un nouveau jour s’en aller. Chaque seconde ici te laisse pas le choix, t’es obligé de t’y jeter dedans, toute ta viande, sans compromis, en entier, pas de harnais, pas de quartier, aucun quartier à l’équarrissage, tu dois tout jeter là-dedans, chaque seconde, chaque putain de seconde est un putain de saut de l’ange sans filet ni rien. La vie, elle n’laisse pas le choix. Quand on fera le tri dans ce grand tas d’os, y’aura d’un côté les hommes et de l’autre les cabots. Pas de troisième tas. Et permet moi de te dire qu’un est énorme et l’autre minuscule, et au fond, c’est bien ça qu’est triste, si tu veux mon avis. ŕ Et je dis pas que c’est simple ni que j’ai la clé. Je dis pas que je sais comment faire, Marina, parce que je sais pas. La solution je l’ai pas. Là. Mais ce que je veux te dire, c’est que je vais quand même essayer et qu’on verra bien. On verra bien, voilà. Me demande pas la recette, je suis pas magicien et le gouffre autour il est immense et y’a qu’un poil de cul de tendu entre. Je dis juste qu’autre chose peut être possible. Ça doit l’être. Sinon, tout ça, la vie, les gens, le monde, la terre, bah moi je dis que ça serait trop triste. Voilà. Regarde autour de nous, quoi ! Rien n’a de sens, aucun, tout ça c’est qu’une putain de succession de hasards à la con qui font qu’on en est là, toi et moi aujourd’hui, et depuis notre naissance c’est ainsi, c’est dingue quand on y pense et moi plus je pense au hasard, plus je veux y plonger pour de bon. Tout ça au fond, c’est qu’un putain de casino complètement fou. C’est du casino la vie. Alors je vois pas ce qui devrait m’effrayer là-dedans. Après tout on est les humains quoi, je veux dire, au départ personne n’aurait mis la moindre pièce sur notre ganache et on a battu les dinosaures à domicile, Marina, on a baisé la pierre et on a créé la bombe nucléaire. ŕ Et quand est-ce qué ça s’arrêtéra, tes z’histoires, Tonio ? Hein ? ŕ Dans peu de temps, Marina. Laisse-moi juste le temps de les avoir toutes faites. Juste pour être tranquille avec moi-même ; juste pour me rendre compte que je rate rien, rien du tout. Alors je me consacrerai pleinement à mon destin d’écrivain. ŕ Pfff, elle a fait. ŕ Quoi PFFF ; PFFF rien du tout OUAIS. Attends seulement que j’arrive à étriper rien qu’un peu de tout ce que j’ai dans le crâne, attends seulement que j’aiguise encore un peu mes crocs ; tu verras Marina, tu seras contente de m’avoir Côtoyé. ŕ Ha-ha ! elle a fait en se forçant un peu à rire méchamment. Dépuis lé temps qué tou nous parles dé ça… 109 ŕ Ouais bah attend encore un peu, j’ai fait en la défiant du regard. Tu me mangeras dans la main, Marina, tu viendras toquer à ma porte, les cheveux trempés, les yeux mouillés, éclaboussé de mascara, éperdue, essoufflée, t’auras l’air d’une trousse à maquillage renversée, la poitrine battante sous CE chemisier, parce que tu sais que je l’aime bien, ouais, ouais, parfaitement Marina, fais pas l’innocente avec moi, et tu viendras toquer à MA porte juste pour me revoir. Et ouais, ma p’tite. Parfaitement. Fais gaffe Marina, j’suis pas sûr que j’t’accueillerai les bras ouverts. Surtout si j’suis déjà bien accompagné. ŕ Ah oui, hein sûrement ! Jé t’épousérai, cé jour-là. Cé promis. ŕ Ouais, ouais, c’est ça ouais ! j’ai dit en vidant tout le défi qui me restait dans le ventre. Mais c’est pas sûr que j’dise oui. ŕ On en répaléra à cé moment-là… qu’elle m’a répondu avec un air dont on savait pas tellement si c’était sérieux ou juste du mou... En attendant que tou deviennes riche Tonio, il faut bien qué tou gagnes ta vie. Tou peux pas passer ta vie à draguer les femmes. Il faut travailler aussi. ŕ Pourquoi il faut travailler, Marina ? Pourquoi, putain ? ŕ Pas dé gros mots, Tonio. ŕ Excuse-moi… Je veux dire, Marina… Je connais la chanson. J’la connais. Ouais ouais ouais, faut travailler, gagner sa croûte de pain, faire pousser ses betteraves et s’étriper pour un mur mitoyen, ouais, je connais la chanson. Elle me plait pas, voilà. Je veux dire, je veux bien de ça, mais pas QUE ça. ŕ Ah oui et l’argent alors ? Tou vas pas passer ta vie à taper ton daron. ŕ Je tape pas mon daron. C’est de l’ARGENT DE POCHE. C’est bien normal. ŕ Et tou crois qué les femmes, elles vont fonder une famille avec ton argent dé poche ? ŕ Bin… c’est pas ça. Je pourrais travailler au besoin, mais je nécessite une motivation. Je veux dire, imaginons que demain je me mette à la colle avec une bonniche, que je lui fasse des moutards Ŕ quoique je ne sois pas forcément pressé de tout ça, hein Ŕ et bah je me mettrai au turbin et putain ! je te jure que quand je turbine vraiment, ça déménage. Mais pour l’instant, merde quoi, je veux dire j’ai bien le droit de vivre un peu en connard avant d’abdiquer pour de bon, non ? ŕ T’es qu’un gosse Tonio. C’est pour ça qué tou trouves pas dé femmes. Lé femmes, elles veulent dé z’hommes qui les protègent. 110 ŕ Oh tu m’emmerdes, hein ! ce que vous voulez, c’est des chiens de garde. Les Hommes, les vrais comme moi, ça vous intéresse pas. C’est bien pour ça que je suis seul, mais ça me fait pas peur. C’est la marque des Grands. » Et puis elle s’est mise à rire, de son rire qui était pas du tout un vrai rire mais juste un spasme dégueulasse fait tout exprès pour vous blesser. Dans mon fauteuil là d’un coup, je me suis senti terriblement seul. Je l’ai vue vieillir, elle, avec des rides qui lui pendouillent de la gueule comme ses vieilles nouilles en carton, des spirales crématoires lui sortant de ses narines de veau, l’acide qui ronge les ossements, parce que c’est comme ça qu’elle allait finir au fond, comme tout le monde finit, surpris par sa propre fin, d’une balle de trahison dans la nuque, j’ai vu Katia griller au barbecue, j’ai vu l’hôtel brûler une seconde fois, le monde tout entier fondre en ossements et asticots, et ça m’a foutu le cafard, un cafard pas racontable. Partout où vous allez, la mort vous colle au sacrum. Les gens ils sont tous déjà presque morts et ils veulent qu’on fasse tout pareil. Dès que ça leur échappe, ils rigolent méchamment. Ça m’a donné la nausée rien que de penser au nombre de fois où ça m’était déjà arrivé, et le nombre de fois où ça m’arriverait encore, quelqu’un qui se moque quand je veux juste essayer de me déployer. Les salopards, ils veulent tous vous décourager de vivre ! C’est affreux quand on y pense, tous ces vivants qui s’échinent à vous crever. À chaque tournant du monde d’une manière ou d’une autre, on essaiera de vous poignarder. Je vous jure. À les écouter, poser des clôtures à leur jardin c’est la plus belle chose qui puisse vous arriver. Moi j’étouffais ici. Je me serais pas vu rester une seconde de plus. Ça manquait pas, la cendre me tombait de la peau dès que je m’enfermais un peu de trop. J’étais tellement mal que j’ai cru que j’allais chuter ou m’évanouir, quelque-chose comme ça. J’avais la main sur le mur, j’en chancelais presque. Sérieux. Ces sujets-là, ça me secouait de trop. Je vous l’ai déjà dit, je suis un grand émotif et ici, avec les gens, faut toujours serrer les dents. Marina, elle a vu que j’étais énervé, et elle ma gueulé REVIENS UN DÉ CES JOURS comme je partais. J’ai même pas répondu. J’avais trop envie de vomir. 111 C’est bien vrai que j’ai un peu du mal à les comprendre, les hommes. Ils m’échappent. Je leur serre la pogne, ça fuit comme du savon. Je vous jure sans vouloir être trop dur, j’ai l’impression de secouer des épouvantails. Je trouve qu’ils ont pas grand-chose dans le ventre et qu’on pourrait le leur larder au surin, il ne sortirait probablement que du foin, des haricots blancs. Pas d’imagination, pas de fantaisie. L’idée d’aller faire un saut dans le vide ou d’aller bander dans le noir, ça les épouvante. Leur parler de hasard ou de nouveauté, c’est comme de leur jeter des pétards aux trousses. Sans blagues, ils ont peur d’un rien, ils mettent des capotes sur le moindre de leurs mouvements. Ils ne jurent que par la sécurité, les assurances. Les peurs, les dangers apparaissent immenses puisque ce sont eux qui les créer. Ils s’annihilent rien qu’à l’idée d’agir. Ils vivent dans la réflexion, ils se noient dans les idées, dans les rêves surannés, ils édifient des univers à la mesure de leur lâcheté parce que celui dans lequel ils ont jailli est trop volumineux pour l’échine plate des cancrelats, le monde est trop étriqué pour un petit bonhomme qui a passé sa vie à la comprimer, qui a passé son temps à le remettre à jamais. Ce sont des chiens, morts de soif à l’orée des fontaines. Alors ils se tuent au travail pour oublier qu’ils ne vivent pas. Le travail ou autre chose, entendons-nous bien. Ils font que ça, depuis toujours. Ils font que de fuir, de s’enterrer. Leur quotidien ressemble au coup de pelle de leur propre enterrement. Ils s’emmerdent, se mentent à longueur de journée. La religion, le turf, la gnôle, les bagnoles, le poker, l’art, les femmes, tout ça c’est du pareil au même. Tout est vain c’est entendu, il s’agit d’adoucir la vie je veux bien le croire, mais là où il s’agit de l’adoucir, ils l’embaument dans du papiercul, petite momie qu’ils dépoussièrent en période de rare exaltation, exaltation de poignard, de balle dans la tempe. Leurs vies s’étendent en une succession 112 d’ellipses, de trous noirs entrecoupés d’une douloureuse lune de mort-vivant. Ils font que ça, ils ballotent dans les extrêmes, ils ne savent sentir, ressentir, plus qu’en se shootant. L’émotion facile, l’émotion au rabais. Ils sniffent une dose d’héroïsme. Alors ils brisent tout, ils se blessent en brûlures vives pour écorcher quelques sensations sous le désœuvrement. Et puis ça se termine parce que tout a une fin et ils n’acceptent pas les règles du jeu, ces feignasses voudraient avoir le cul collé à un trône et l’ongle en cuiller d’argent, et puis quand même ils reviennent à la raison, et c’est toujours et irrémédiablement qu’une coupe en verre dans des pognes d’enfant. Le temps fond bougie et le lierre grimpe, ronge leur tissus souterrains, il étouffe, il engonce, la peau se chiffonne, la gangrène d’une grimace lente, une paupière tombée dans un fond de verre qui ne pétille plus. Leurs mots sont des pierres taillées par un vent sec, ils ne sont plus capables de rien d’autre que d’articuler les prétextes de vieux cadavres à leur défection. Ils deviennent hargneux, ils fantasment sur le voisin. Quand il est des terres calcinées par le sang où l’on y lutte pour ne pas crever, eux regardent leurs doigts de pieds, leurs nombrils ressemblant à des zéros mous, et cherchent une bonne raison de continuer. Ils s’ennuient c’est écœurant, ils s’occupent le temps comme des enfants gâtés. Ils dilapident la richesse de leur moment d’exister, ils font honte à la race humaine tant ils n’ont plus un brin de virilité. Ils n’ont rien d’autre à foutre que de s’examiner pore par pore, de gale en gale à se gratter les sillons. Ils disent TANT PIS, C’EST LA VIE, alors que ça n’y ressemble que très médiocrement à la vérité. Ils n’arrivent pas à aimer, ils n’arrivent à rien du tout ils sont obèses de la volonté. Et je dis pas qu’ils sont tous comme ça, je dis pas qu’il ne reste pas quelque apaches parmi les civilisés, des gars capables de rire de leurs faiblesses et de poser des explosifs sur leurs envies, de courir et d’aimer tout ce qu’ils n’auront jamais, je dis juste que la plupart sont des moins que rien Ŕ non pire : des moins qu’eux-mêmes. Au moindre obstacle, ils s’effondrent comme des chevaux anémiés. Ils ne comprennent pas que pour apprendre il faut essayer, ils ne comprennent pas toute la valeur de perdre, de suer, ils ne comprennent pas que là où est la douleur se trouve leur vérité. Le jour où ils seront capables de vivre sans allumer l’interrupteur, ce jour-là il restera juste le noir profond, le noir sans limites et des sourires fluorescents. Ce jour-là ils construiront leur propre monument et applaudiront celui de leur voisin. Pour l’instant, ils regardent juste le temps couler dans leur calvitie, des gouttes de cheveux blancs. Certains peut-être doivent se demander quand ont-ils vraiment existé ? Et pourquoi qu’ils ne sont pas devenus ce pourquoi ils étaient faits ? Alors quoi, vivre cinquante ans ça vous émascule un homme ??? Où 113 qu’ils sont passés, ceux qui sautaient de trapèzes en trapèzes en faisant la nique au filet ??? À qui la faute, j’en sais rien, mais la vie les a castrés et ils sont là, écœurants, prostrés, ils collectionnent leurs tracas et dissèquent la fatalité, ils traînassent, traînent leurs carcasses en attendant qu’elle se fane tout à fait, en attendant le dernier souffle, la dernière larme où se brisera l’ampoule, et lorsqu’elle perlera, lorsque le cœur maltraité dira BON DÉBARRAS, on entendra un rot énorme, une crevure d’abcès, le rire jaune d’une farce vieille de quelques milliers d’années. En attendant ils sont là et se cherchent une raison de continuer Ŕ il ne leur reste qu’à se sucer la queue en se morfondant de l’avoir si petite. Moi ma naissance, ma vraie naissance je veux dire, celle dont je peux être réellement fier, puisque j’en suis le progéniteur et la progéniture, travaillé rien qu’au forceps et à la sensation Ŕ un soir d’hiver, soir glacé du cœur à la pointe du cheveu, pris dans un glaçon gros comme Paris, avec nulle part à chérir, nulle part où brûler un peu, j’étais transi, noyé dans une épouvantable envie d’aimer. Il faisait sombre, si sombre, tout était triste triste triste, j’avais l’impression d’être seul parmi d’autres solitudes et aucun outil pour construire des ponts, tout était triste triste triste comme au cœur d’un hiver sur quatre saisons ; alors voilà, au lieu de rentrer chez moi, j’ai bifurqué dans une petite rue. C’est ça, la vraie sédition. Le reste, c’est bon pour les films américains. Ainsi l’Opticienne. La première des premières ; un gravats pour première brique. Putain quelle affure ! J’étais encore tout puceau des jolies choses, vous comprenez. Elle était belle et elle était opticienne et j’avais mitonné une petite blague exprès pour elle. Y’avait la paire de lunette lumineuse en enseigne, ça m’avait donné de l’inspiration faut croire. Il pleuvait dur ce soir-là, et pourtant je sentais plus rien de la pluie, ni du froid. J’étais tout à une autre préoccupation, bien plus préoccupante ! C’était une blague compliquée et je suis resté devant la boutique une heure, plus vraisemblablement, l’éternité d’un battement peut-être, à répéter le truc, pour pas me tromper. J’essayais des audaces aussi, différentes intonations. J’étais pas trop sûr d’aucunes. Au seuil de sa boutique, j’étais comme un chien fou et trempé. D’un coup, j’y suis allé. Je me suis jeté dedans, fiévreusement, follement, rageusement, comme un homme qui se dit qu’il n’en reviendra jamais. Y’avait personne dans son petit cube blanc. Juste elle et moi. Et des putains de galeries de lunettes de soleil à en plus finir. J’étais dans un igloo immense, infini, ça résonnait lugubrement, et moi, j’allais devoir faire fondre tout ça, rien qu’avec mes tripes, rien qu’avec mes mots. C’était une folie ! Du coup tout s’est brouillé dans ma tête, c’est devenu flou, flou, flou, 114 flou, et j’ai plus trop su ce que je devais dire. Je savais même plus trop de la signification du pourquoi j’étais là. Je me perdais dans mille reflets de miroirs. Quand même, j’ai réussi à articuler ma phrase. Mais pas dans le bon sens ; j’avais inversé les deux parties du truc, et du coup, ça voulait plus dire grandchose. Je m’étais comme qui dirait emmêlé les pinceaux ! Un vrai connard. Elle, elle a pas été vache. Je veux dire, elle aurait très bien pu m’écraser comme une coquille d’œuf, comme une merde de chien. Mais non. Elle avait pas fait ça. Ouaip Ŕ sûrement une chouette fille. Avec un sourire extra, par-dessus ça. Fallait voir cette classe, cette gentillesse ! Une balle de plomb au fond de la gorge, je m’étais enfui me noyer dans la pluie. Ç’avait été un désastre. Ç’a été le plus beau moment de ma vie. À ce moment-là, à ce moment précis, je me suis dit, ouais, au fond peut-être que ça vaut le coup d’essayer. Une minuscule bougie, vacillait loin, très loin dans l’horizon, comme un drôle d’anniversaire… L’Opticienne si ça vous intéresse, je la revois de temps en temps. Elle travaille plus à la boutique, parce que la boutique elle a fermé. Maintenant, l’Opticienne, elle a un tablier blanc par-dessus ses nichons, elle vend du pain à la boulangerie. Quand j’achète la tradition elle me sourit, je sais pas si elle se rappelle de moi ou quoi. De peau en peau on se déshabille et on se demande où ça s’arrête, on se demande ce qu’il peut bien y avoir de beau au centre, si c’est immense ou minuscule comme un pépin de pomme, s’il y a vraiment quelque-chose de bon pour le monde là-dedans, et puis d’abord qu’est-ce qu’on peut bien avoir le temps de devenir en une seule vie ? Ça paraît si court, une vie ! Les jours sont si longs et pourtant impossible de s’en saisir, ne serait-ce que d’une seconde ! Alors quoi ? L’éternité, c’est une tâche de damné, ma parole ! Les époques poudroient de ma peau comme des mues successives, elles ne laissent pratiquement rien de leur trace, quelques images éparses entrechoquant leurs épées au milieu des ténèbres, flamboiements fugaces, quelques gouttes de sang minuscules Ŕ j’ai l’impression d’être un interminable palimpseste qui a pris l’aube pour tout support. Chaque jour ma peau s’en va, s’en va mourir dans le temps et chaque jour je l’encastre aux vitraux pour me prémunir de cette lente desquamation. Ainsi chaque matin baignant dans mes lambeaux de la veille, je les faufile dans le vélin ; je me dépiaute, je m’immortalise en épluchures d’oignons ; je me dis que le repas devra être bon. Je me dépiaute des haires de la veille et je luis comme une ardoise lavée par la pluie. J’ai l’air mort, inanimé. Je me construis sous cape, sans aucune apparence visible à l’œil nu : c’est un édifice centripète, pas plus gros qu’un grain de sable, où l’univers en gestation 115 gonfle à l’envers, en dedans de l’atome Ŕ eût-on pris un microscope pour l’étudier ce grain de sable, qu’on observerait un soleil en pleine expansion. Je ne prends pas plus de place qu’un cheval qui charrierait dans son sillage une grappe d’hélium et des flammes. Je croîs à la manière d’une fission nucléaire, je croîs tant que viendra le jour où je me serai dissous dans l’atmosphère, devenu ma propre Cosmogonie solitaire, Œil Divin encastré tel un grenat au temps, le pouls collé à son amplitude subtile ; ce jour où chaque mouvement est une fin, se drape d’un taffetas d’astres fins, où chaque inspiration est un sommet, une contemplation Ŕ ce jour où ça ne sera plus moi mais la vie, qui écrira sa poésie. En attendant cela il me faut apprendre à désapprendre, coudre sur la cicatrice rouverte d’aujourd’hui, je ne sais rien du tout à la vérité, je ne porte aucune certitude à ma boutonnière, je ne sais qu’une chose, c’est que le vêtement qu’ils m’ont mis sur les épaules est un mensonge, un cache-misère, il tient chaud mais tissé de la main d’un leurre immonde, je ne sais pas grand-chose de la nudité absolue mais ce vêtement-là est un linceul dont il me faut me débarrasser si je veux mourir en Homo erectus Ŕ là-bas, je sais qu’ils vous apprennent à ne rien savoir, je sais à quelle triste mort ils vous donnent. Je ne veux pas de leurs bibliothèques qui prennent la poussière, j’ai posé de la dynamite sur les ponts, sur les ruines du savoir qu’on a voulu m’instiller, je ne veux pas de leur poison je préfère le mien, celui dont j’ai éprouvé le goût, l’amertume, l’instabilité, celui qui a tissé ma chair pour l’avoir corrodée, je suis un empiriste, une éponge qui déploie ses grâces dans l’embrun, j’écume les fonds marins, les sables précieux ; ils ont tentés de me perdre à la vérité, de me hacher, de faire de ma vie une menue chair à carton, leurs dictionnaires sont obscènes, leur savoir mensonger, leurs papyrus n’ont pas les mots pour exprimer ce que nos nerfs peinent à déchiffrer, tout ça est obscène ils le savent parfaitement, ils égorgent leurs enfants, ils les saignent à blanc, la rancœur débordent de leurs lèvres, je ne veux pas de leur carcasses à grignoter, je suis un sorcier j’expérimente dans mes petites fioles les échevèlements de la matière, les collisions sublimes, les rayonnements, les vapeurs opiacées, l’œil de mon erlenmeyer observe la chimie des métaux rares se décanter, j’écoute, j’épie, j’éventre, et peut-être que ça prendra du temps, peut-être que tout une vie ne sera suffisante pour tout réapprendre et ce sera tant mieux parce que je mourrais sans leurres, en idiot qui le sait et qui aime sa jachère. Soixante kilos de couilles ! Pas un poil de genoux, pas un ongle de jérémiades, pas de graisse, pas de double-menton, pas de pain pour la charogne, aucune farine pour les larmes parce qu’il n’existe pas de murs trop épais pour les 116 phalanges, il n’existe d’obstacle que ne surpasse cette unique vérité : le labeur et l’humilité ; aucun gémissement d’enfant, aucun apitoiement d’accepté, rien qu’un torse-bombé comme un coquard immense, parce que la race des humains est une morsure, une tenaille autour d’une plaie, la race des humains est un désespoir rose elle danse sur son propre tombeau, elle danse sur une lame de couteau, elle n’en a jamais assez, elle n’en a jamais trop, elle n’a peur de personne et défie jusqu’à l’atome, un poignard dans la canine elle défie le sens, la folie, elle tourmente l’univers et les lointaines incandescences, la race des humains blesse la Femme en visant les Dieux, elle est une foudre descendue des cieux et quand elle se regarde dans la glace elle maquille son reflet de pommades, de pigments guerriers, elle se maquille comme une putain qui trompe la vérité, et elle s’habille, un chewing-gum, une nuisette sur une verge veinée, un soutien-gorge par-dessus les nœuds, elle enfile ses escarpins taillés en vertige et descend brûler un nouveau jour dans la vie… alors ni plaie ouverte ni nuque tassée, l’horizon toujours l’horizon, la seconde suivante toujours, le prochain coin de rue comme seul projet, le prochain os, l’ultime visage avec lequel se masquer, pas de compromis avec demain, pas de compromis avec le sommeil, ni peur ni doutes juste des culs, des cartons dans lesquels taper, des fourmilières vives de dards lustrés, viser le un pour mille, le putain de un pour mille en se rappelant qu’on est quand même quelques milliards par ici ; pas d’autel pour les pas, pas de piédestal pour la cendre, juste une perdition dans les venelles sombres et froides et venteuses de la nuit jusqu’au prochain tournant, à éventrer les murs, les dos, les papiers-cadeaux, les cils en bouches affamées, la bite en baguette de sourcier, ricochet interminable, paquebot, brise-glace impavide, vivre comme une brindille, comme un air de Brindisi ; la faim la faim la faim, la faim comme unique pitance, un ongle dans la chair, le cou noueux et le menton agrafé aux étoiles et le sourire, le sourire qui roule sur le monde comme une pelote à rebours en attendant d’éclater. Pourquoi s’en faire ? Puisqu’il faut vieillir et s’user, puisqu’il faut partir, s’effondrer, puisqu’il faut finalement y rester autant le faire en Colisée. Et voilà qu’un midi chez moi, comme ça dans ma cuisine, je mijotais le Repas du Tigre quand je lis soudainement mon avenir dedans. Pour information, le Repas du Tigre c’est : carottes, pommes de terre, courgettes, aubergine, champignons de Paris, oignons bien grillés, huile d’olive extra et sauce soja Ŕ auquel je saupoudre l’ivoire façon Debussy par-dessus, pour la bonne émulsion des saveurs. Si on voulait bien la réaliser ma tambouille, il fallait y passer du temps et beaucoup d’énergie. Les légumes, ils demandent plus que l’épluchage 117 et une simple cuisson. C’est qu’il y a foule d’ingrédients cachés, derrière un bon repas. C’est subtil, l’amour des aliments, c’est fin comme une tranche d’ail, piqueté comme l’oignon. Ces choses-là, on s’en rend uniquement compte après quelques-uns de foirés, justement. Ça c’est bien vrai. Dans mon ragoût, il y a de la sagesse pour mille hommes, ouais. D’un coup en humant mon frichti carbonisé, me voilà qui balance mon épluche-avocat en gueulant ET MERDE QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE PUTAIN DE VIE À LA CON ? J’ai regardé les épluchures des légumes, mes mains rêches, la cuisine, la lumière livide de la cuisine, mes chaussures crasseuses dans l’entrée, mes chaussettes aussi, mes caleçons jaunis, et puis le monde dehors, derrière la fenêtre, un épi de blé et puis les carcasses de la rue. Tout ça m’a cassé les couilles, d’un coup. La vie qui m’attendait bien au chaud, après la fac, je l’ai bien vue, là, en face de moi, et je me suis figuré que je voulais pas de tout ça. Pas du tout. Je savais pas ce que je voulais, mais ça, c’était pire que tout. Suffisait de voir à quoi ressemblent les gens dans le métro. Leur numéro, il prenait pas avec moi. Y’avait un piège dans ce qu’il m’était proposé, c’était trop beau pour être vrai. C’était trop évident, trop simple comme condé. Je me suis toujours méfié de ce qui était trop simple. Si c’est à la portée de n’importe quel abruti, je ne vois pas ce que ça pourrait être de bien élevé ! Moi je visais les étoiles, les vraies. Alors qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai rompu le fil, voilà tout. Le cheval libéré du harnais ! Le cheval guidé par sa trique flamboyante, hennissant de galoper à l’infini ! J’allais vivre en funambule et j’allais pas me casser la gueule et même si je le faisais c’est moi qui casserais le béton, voilà ce que je me disais, parce que j’avais trop de nerf, d’envie dans mon moteur, j’avais trop de volonté j’étais maigre mais je l’étais comme un fil d’acier, et je me sentais trop vif pour attendre de brûler, j’avais trop la rage pour crier, figurez-vous ça : j’avais la vie devant moi qui remuait ses petites fesses sous mon nez ! Et j’allais jamais chialer ni m’en remettre aux divinités, j’allais jamais cracher par terre ou devenir amer en regardant le succès, parce que j’allais jamais desserrer le sourire ni la faim, je m’en suis fait la promesse parce que c’est ainsi que je voulais signer mon testament. Je travaillerais dur, dur, dur pour que ma manière de vivre puisse exister. La viande elle vient forcément, si on dessert jamais les crocs. Le meilleur morceau, le morceau tendre, il est à la moelle de l’os sur lequel on se casse l’émail. C’est là la belle saveur. Tout le sel contenu dans une goutte de sueur. Soi-même c’est grand, c’est immense comme la montagne et faut pas regarder en bas, faut continuer à pilonner sec dans le bloc de pierre glacé en 118 pleurant de joie d’imaginer le sommet. En haut il fera froid, mais ça sera près du soleil on pourra y faire bronzer notre âme. Et puis d’abord, qu’est-ce qui y’avait à perdre dans ce que je m’étais réservé, serpent sur un sofa de barbituriques, à m’échiner à rouler sur les gens dans ma BMW, à causer Économie Mondiale, Politique Intérieur, rentabilité, me fatigant sur des échasses, des mots flamboyants, une vie passée à ce que les autres me l’envient, envient les cartes postales que j’enverrais pleines de poison, d’anthrax derrière la bonne humeur, une grande maison, une jolie femme, le ski en hivers la plage en été et puis quelques maîtresses à la langue bien pendue et puis un verre de gnôle en cachette et la grimace qui se détend un peu. Alors j’ai souri en me grattant les couilles, et puis j’ai donné un coup de volant brusque pour aller faire l’amour au fossé. C’est comme ça que ça commence, les échecs munificents ! Échec et mat ! Droit dans l’échec toute ! De toute manière, qui y échappe réellement ? Tout ça, c’est qu’un énorme accident d’avion sur quelques décennies. Et bien chantons avec le pilote ! Pelotons l’hôtesse, l’ivresse en bleu ! Reprenons une dernière cuisse de poulet ! Bambochons le champagne avec les passagers en se fendant la gueule de voir l’océan s’approcher ! Roulons-lui une bonne pelle, à cette putain d’explosion ! On va aller taper dans les ruches des poubelles, voir si y’a pas quelque miel qui ait été oublié. Voilà ce que je me suis dit. J’ai repris mes légumes, je les aie épluchés et mon vieux ! je n’y avais jamais mis une telle ardeur. Ça m’enivrait, l’idée d’aller voir ailleurs. Je tremblais, je bafouillais dans mon ragoût. J’oscillais entre des peurs et des félicités vertigineuses. Ça me donnait le tournis. Mes mouvements, mes pas, la musique, mon cœur qui battait, ç’avait pris une saveur nouvelle. Ça m’enivrait, j’avais jamais ressenti ça. Ça serait un peu comme de se regarder dans la glace et dire à son reflet d’aller se faire enculer. Ou bien de faire l’école buissonnière, mais pour de vrai. C’était formidable, je me suis senti comme un vélo sans roulettes, un lapin vorace ! J’allais baisouiller avec les prés, m’accoupler avec le Destin ! Le saut en parachute sans parachute, le choix sans les anchois ! TERMINÉ ! TERMINÉ POUR MOI ! CONTINUEZ LA COMÉDIE SANS MOI, ALLEZ DONC TOUS VOUS FAIRE ENCULER, BANDE DE PEDALES DÉCULOTTÉES ! Bon Dieu Tonio, t’as pas vingt piges et t’es déjà splendide comme un siècle entier. Je suis allé à ma fenêtre, je l’ai ouverte et l’air est rentré et je l’ai respiré un grand coup. Bon dieu ! Quel goût ! Quelle fraîcheur ! Y’avait des dauphins, des coquelicots dans mes narines. Les fenêtres ouvertes comme ça, et puis le vent, le soleil, la saveur du dehors brûlant mes papilles, j’ai eu l’impression que 119 quelque-chose m’ouvrait ses bras, que cette poitrine-là allait me faire mal mais qu’elle serait moelleuse aussi, parfois… Tout était flou, tout était possible c’était somptueux, je baignais dans une grosse larme de Polonais. J’avais peur mais c’était la bonne peur, la peur au goût de mucosités, la peur d’un rendez-vous qu’il ne faut surtout pas manquer. Je m’hérissais de flammes, et je savais pas si je devais me trouver fou ou magnifique ou magnifique fou. C’est vrai que j’avais un peu peur de devenir fou. C’est ça qui me faisait le plus peur, en réalité. Devenir dingue. Tant de fureur en soi, j’espérais que ça ne me pousserait pas à de trop salopardes extrémités. Et puis la seconde d’après je me disais T’AS PEUR DE QUOI MON SALAUD ? VAS-Y MON VIEUX, RIGOLE UN BON COUP ! RIGOLE À EN DEVENIR FOU ! TOUT ÇA C’EST RIEN QU’UNE BLAGUE DONT ON REVIENT JAMAIS ! « MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS ENCORE LÀ, TOI ? T’AS DONC JAMAIS COURS, NOM D’UN CHIEN ??? ŕ C’EST FINI LES COURS PAPA. ŕ DÉJÀ EN VACANCES BON DIEU D’MERDE ?! ÇA EN FOUT PAS UNE MA PAROLE, DANS CETTE PUTAIN DE FAC ! ŕ C’EST FINI LA FAC, PAPA. J’AURAIS PLUS JAMAIS DE VACANCES PUISQUE J’Y SERAIS TOUT LE TEMPS EN N’Y ÉTANT PLUS JAMAIS. ŕ BON DIEU D’MERDE, ILS M’AVIVENT L’ULCÈRE, CES SALOPARDS DE FEIGNASSES DE FONCTIONNAIRES !!! ŕ C’EST SERIEUX PAPA.TOUT CE MERDIER, C’EST TERMINÉ POUR MOI. J’ARRÊTE. ŕ QU’EST-CE QUE C’EST QUE CES HISTOIRES ENCORE ? ŕ C’EST FINI PAPA. ŕ C’EST ENCORE UNE DE TES HISTOIRES DE PUTAIN AVEC LAQUELLE TU VEUX TE TIRER ?! ME DIS PAS QUE T’EN A ENCORE RENCONTRÉE UNE NOUVELLE ! ME DIS PAS ÇA, ATTENTION HEIN ! BON DIEU D’MERDE ! T’ES PLUS DOUÉ QU’UNE PUTAIN DE SYPHILIS, POUR T’ATTIRER LES CHANCRES DE L’HUMANITÉ !!! ŕ C’EST PAS LES FEMMES PAPA. C’EST UNE FEMME. C’EST L’UNIQUE QUI M’INTÉSSERA JAMAIS. JE VAIS ALLER LUI FAIRE L’AMOUR TOUTE LA JOURNÉE. ŕ C’EST LA MÊME HISTOIRE À CHAQUE FOIS, MERDE ! 120 ŕ JE QUITTE LA FAC, PAPA. C’EST DÉCIDÉ DEPUIS CINQ BONNES MINUTES DÉSORMAIS. TU SAIS CE QU’ON DIT ? CINQ MINUTES, ÇA VAUT MIEUX QUE DES ANNÉES. ŕ VIENS DONC ME RÉPÉTER ÇA PAR ICI, QUE J’TE REDRESSE LES IDÉES AVEC UN BON COUP DE PIED AU CUL ! ŕ J’ASPIRE À DE HAUTES AMBITIONS PAPA, ET TANT PIS SI LES AUTRES ÇA NE LEUR PLAIT PAS. JE PEUX QUAND MÊME PAS VIVRE TOUTE MA VIE DANS L’ÉCHO DES FILS DE PUTES. ŕ QU’EST-CE QUE TU VAS FAIRE DE TA PUTAIN DE VIE, NOM DE DIEU ? TU VEUX PAS FINIR COMME MOI, QUAND MÊME, RASSUREMOI ?! UN ULCÈRE ET UN BON À RIEN DANS LE BARILLET, VOILÀ TOUT CE QUI ME RESTE, BON DIEU D’MERDE ! ŕ JE VAIS VIVRE EN GENTLEMAN-GANGSTER, PAPA. JE VAIS ALLER CHERCHER L’OR DANS LE CACA. ET NE T’INQUIÈTE PAS POUR MOI, PAPA, JE SERAIS DIEU OU JE NE SERAIS PAS. » 121 J’ai continué à marcher un bon moment en tapant dans les graviers, et pour dire vrai, j’avais pas le cœur à grand-chose. J’allais vers le Seine et peut-être même que j’avais dans l’idée de me jeter dedans. Tout me semblait si triste, d’un coup. Ça retombait comme ça, j’étais vide, j’avais plus rien, je me suis senti lessivé, ratiboisé, comme passé à l’essoreuse, quand il ne vous reste plus rien sur la carcasse, à peine la peau, les os, et puis des doutes à n’en plus voir le bout… Et puis dans l’encadrement du magasin, c’était un magasin qui vendait des livres et des objets d’arts, un truc rupin qui palpait l’orgueil des tirelires enflées, y’avait une gonzesse terrible qui fumait tout contre. Elle me faisait penser aux cheminées qui fabriquent les nuages. Mais en bien plus volumineuse que les cheminées. Vous savez, avec ces rondeurs aux hanches qui donnent envie d’être un crayon à papier. Elle sentait la glaise, la poterie fraîchement léchée. Mon vieux, dans mes petites étagères quelle merveille de décoration aurait-elle faite ! Pour déconner j’ai demandé comme ça si elle faisait pas partie des objets d’arts à vendre des fois, et elle, elle a rigolé en entendant ça. Enfin une esthète ! je me suis dit. Du coup, j’avais plus trop envie de me tuer. Je vous l’ai déjà dit mille fois, c’est toujours la même escroquerie les femmes. « Regardez, j’ai fait en sortant une pièce d’un euro pour la mettre contre mon œil. L’affaire est dans le sac. ŕ Je vaux plus que ça, elle m’a dit. ŕ Je suis collectionneur de nuages. C’est ma première traite sur le Paradis » On a rigolé un peu et puis je lui ai demandé ce qu’elle faisait. C’était la vendeuse. Le dimanche, elle était toute seule. Je trouvais que ma ballade avait bon goût, d’un coup. Une grillade, mon vieux ! J’en oubliais même toute cette histoire d’Église et puis aussi Marina et même mon piranha slovaque par la même occasion. 122 « Joli manteau. ŕ Je sais. C’est Spielberg qui me l’a tricoté. J’écris ses scénarii en me torchant le cul, et lui me tricote des costumes à partir de son prépuce. C’est un échange de bons procédés. ŕ Vous voulez rentrer jeter un coup d’œil ? ŕ Je sais pas… j’ai menti en regardant dehors dans le vague, sans savoir trop ce que je disais. J’ai des trucs à faire. ŕ Comme vous voulez, elle m’a dit avec son regard de garce qui demande qu’on la déculotte pour y mettre la fessée. » J’ai regardé à l’intérieur, elle juchée sur son cul dix carats, ses joues brûlantes, sa tignasse fumante, son magasin avec des reproductions, des sculptures, des bouquins sur Picabia, et je me suis dit que tout ce qui m’intéressera jamais que était contenu en ce lieu. En même temps, j’étais pas complètement rassuré. Ça c’est bien vrai. Je me sentais pas tout à fait à la hauteur. Vous savez, comme au poker quand on s’engage dans une main dont on savait pas trop finalement si on voulait aller si loin. On se fait MERDE, IL VA QUAND MÊME PAS ME SUIVRE JUSQU’AU BOUT, CE FILS DE PUTE ??? Quand même, le cœur aux lèvres je suis rentré et c’était chaud comme dans un vagin qui vous a chauffé la place. Mon clitoris était là, devant moi, espèce de suggestion écrite à la buée, écrasant sa cigarette fine dans un cendrier en porcelaine. Du coup, je me suis dit qu’il fallait entretenir le truc. Ç’avait pas trop mal commencé mais pour en avoir une, de femme, pour aller jusqu’au bout je veux dire, c’est tout un sport ça c’est bien vrai. Faut gravir de ces putains de piédestaux d’échardes et de planchers grinçants. Comme si elle vous plantait des bâtons de dynamite entre les jambes, et puis qu’elle regarderait comment vous dansez avec. C’est pas commode du tout. Une femme c’est une volupté moelleuse mais bien emmurée, enceintes hautes de tous les côtés, c’est une partie d’escrime, d’orfèvrerie même, pour gagner les brèches. Un peu à la manière de la Seine, furieusement traître, ouais, tout composé de courants et de contre-courants pas croyables, et puis encore d’autres remous bien putrides, bien salopes comme tout. Un vrai traquenard ma parole, sous les airs matous. Ma grillade, je l’ai toisée rapidement, et j’ai un peu causé de son look. Enfin j’ai pas commencé à parler fringues, non vraiment pas, j’en ai rien à branler du tissu, je parlais plutôt à quoi elle me faisait penser, elle et son petit regard salace. Notez bien que j’utilisais un tout un autre vocabulaire quand je m’adressais à elle. Je suis pas complètement connard, quand même. Et puis je me saignais, vraiment. Quand je veux, je peux être tout à fait charmant je pense. Parce que je vous le 123 dis, moi, charmer une femme avec juste son imagination c’est plus dur que d’écrire un bouquin. Ça y ressemble vachement, ça c’est sûr, mais cette fois l’exercice de funambulisme il est sans filet. Quand une page se déchire en vrai, elle se déchire pour de bon. Et puis en face de deux yeux qui rougeoient braise, la lettre est vachement délicate à manipuler. Mais tout de même, les effets se ressemblent. Si on s’arrêtait une seconde en plein activité, au beau milieu d’une belle inspiration, on entendrait alors le cœur qui s’exhale comme un cachet d’aspirine. Dans ces moments-là, on comprend tout l’intérêt de vivre plutôt que de réfléchir. La vie elle se trouve juste sous la peau, pas très loin des gouttes de pluie et des picotements doux. On a causé et il s’avérait que c’était une comédienne. C’est fou ce qu’elles ont du chien, les comédiennes ! Elles ont l’air d’une muselière, quelque-chose d’un décolleté qui craque de partout. C’est dans les yeux, ça rissole, c’est à fleur d’ébullition. Je vous jure. Les comédiennes c’est exactement comme la crème chantilly par-dessus les framboises. Un jour je me suis dit, j’écrirai des pièces de théâtre juste pour qu’une femme comme celle-là me récite, juste pour que ma salive ait l’écrin qu’elle mérite Ŕ vous imaginez un peu à quel point ce serait beau ? Me balader sous leur peau, incognito, en toute impunité. En toute légitimité, même. Même plus que je me sentirai un voleur à l’arrachée dans le ventre d’une femme parce que là, ça serait justifié, ça serait mérité, j’aurais pas menti sur rien du tout et elle, elle aimerait vraiment tout ce que je suis dans ce que j’ai produit. Les mains dans les poches, je sifflote gaiement, me promenant en seigneur parmi ses terres de hanches, de reins, d’épaule dénudée ! Wonderful ! Pas de chichis, elle aime toute la danse à la volée, elle en raffole ! et de la tête à la queue. Être partout à la fois, dans le cœur et les tripes et jusqu’au fond du rectum. Même dans leur vernis à ongles ! Comme un gros bonbon je serai sa crise de foie rutilante. Vous êtes pas là, mais vous êtes là quand même… Voyez ce que j’veux dire ? Quand elle mange sa salade de fruits, et bah vous êtes là, découpé en tranches de laitue poétique, lové en une vinaigrette acidulée, mon extase entre deux tomates cerises, immortalisée dans une phrase qu’on n’oubliera jamais ; mon Verbe lui trottera sur la cuisse et la clavicule, partout sur sa peau il passera en frémissements, en bijou fragile, sur le lobe, perçant une seconde perle dans une virgule parfaitement placée. Et dans la douche, pendant qu’elle se savonne sa petite peau caramelle, vous êtes encore là, à glisser peinard sur le bronze, à rutiler, mine de rien. Et puis quand elle est avec son homme et qu’elle regarde le coucher de soleil, c’est ce que VOUS avez dit sur les couchers de soleil à quoi elle pense à ce moment-là ; l’autre est déjà un peu cocu, parce 124 qu’elle est subjuguée sa femelle, parce que son vagin est mon pot de crayons, lui qui ne sait qu’y mettre son machin. Et c’est tellement beau ce que vous écrivez, tellement beau et bouleversant, ça vient tellement d’au fond, là où l’on trimballe la vie et la merde aussi, là où tout se fond dans l’acier qui transperce et qui tranche en menues émotions, et bah que même la nuit vous hantez ses rêves, ses rêves mélangés à vos entrailles. La grande Classe ! Tonio l’Onirique. Tonio le Rêve des Femelles Volumineuses. J’écrirai des trucs profonds, térébrants, qui pénétreront mes délicieuses marionnettes par tous les trous et ça sera comme une partouze à deux sur les cordes d’un violon en noyer, mes milles talents fécondant ses mille pores en faisant la musique des poésies récitée par l’eau des cascades sauvages ; je serais en elles et quand elles déclameraient, ce serait mon encre et mes heures à saigner qu’elles baveraient depuis leurs grosse lèvres fébriles, filet de salive remplit comme un sac de courses, avec les oranges, les jarretières fines, un tube de vaseline et des comprimés vermifuges… Je serais la toute puissante Cosmogonie qui les ferait bouger au rythme de mes didascalies, de mes caprices flamboyants, pleurer aussi, danser, s’exhaler, enflammer le parterre des feuilles mortes qui ont la bouche ouverte en regardant une femme leur montrer ce que c’est que de Vivre en explosant ; je tirerai les fils depuis leurs boyaux, petite crotte d’or incrustée tel un diadème à l’apex de leur passion, tout au fond de la carcasse, là où l’âme s’amalgame aux couches d’instincts en putréfactions Ŕ dans la légende des frontispices éternels, mon Nom tavèlera pierres et poitrines ainsi qu’un feston sous l’arche duquel s’agenouillera le Soleil. Au début on a rigolé et ça se passait plutôt bien, franchement, et puis comme on a commencé à s’échanger des opinions, qu’elle a vu que j’avais pas les siennes, elle s’est comme raidie ma copine, vrai, ç’avait l’air de lui avoir froissé toute sympathie à mon égard, et bon Dieu, ç’avait pas du tout l’air d’être de la comédie cette fois ! Elle s’est mise à parler haut-perché ma petite pie, à savoir tout sur tout, elle qui ne faisait que de répéter le Bon Goût ! Quand j’ai déclaré que le Théâtre c’était bien de la merde au fond, que c’était snob et creux comme un trou de balle de pédé, que c’était rien qu’un désœuvrement occupant d’autres désœuvrés, elle, elle a tranquillement rigolé d’une telle cuistrerie ! Une vulgarité ! Tu parles d’une porcelaine, putain. Je me suis mordu la lèvre fort, en me demandant pourquoi toutes les petites connes avaient de si jolis culs. C’était terrible ! J’étais comme pris au piège dans leur lascif inintérêt. Si vous voulez mon avis, on devrait jamais vraiment parler de choses sérieuses avec une femme. C’est rien qu’une chausse-trape. Si on commence à trop causer avec les 125 femmes, et bah on fera jamais rien que de causer. Ça c’est bien vrai. Je sentais bien que je commençais à perdre l’équilibre et plus on débattait, plus la situation empirait. À mesure je m’exposais cul-nu, à mesure je me prenais des fessées ! Je versais des jets d’eau glacée sur nos petites chandelles romantiques, c’était épouvantable comme un dîner qu’on fait tomber par terre, qu’on VOIT tomber par terre. Si vous voulez tout savoir, j’ai pas des idées qui se disent. Enfin elles se disent, mais les gens aiment pas les entendre. Ils veulent bien que je m’exprime mais une fois que je l’ai fait, ils regrettent de m’avoir écouté. Tiens ! je lui ai même dit ce que je pensais des acteurs, à savoir que je les trouvait bien dégueulasses, complètement dégueulasses même, que des gens qui sont capable de pleurer sur commande, juste pour que des VRAIS gens pleurent VRAIMENT, que des gens qui peuvent rire, promettre comme on bat du cœur ou des cils n’ont sans doute rien de bien joli en eux, que ça pouvait être juste qu’une poignée de salopard à qui avait donné les clés et qui faisaient rien que de dévaliser les hommes avec. Ouais. Voilà ce que je lui ai dit, et sans pincettes, croyez-moi ! C’est qu’elle commençait à me gonfler, elle aussi. La pompe, ça va à personne et encore moins aux jolies femmes. Elles ont pas besoin de ça. Voilà. Elle, c’était une actrice, une passionnée, sans blague, Molière la visitait à chaque menstruations, elle se disait complètement hors-norme et c’est marrant, vraiment, parce que tous les connards avec qui je parlais ont très souvent une très haute opinion d’eux-mêmes, ils se pensent génies tout à fait incompris, quelque-chose de trop soleil pour être saisis, et pourtant tous ces gars-là, ils parlaient tous pareil, comme s’ils sortaient tout juste de l’école, comme s’ils ne faisaient rien d’autres que de répéter leurs livres, leurs profs bidons, comme si tous sortaient d’une académie qui formerait tous les mêmes connards de la planète ainsi qu’un tout-à-l’égout d’haleines pas audibles. Je vous jure, y’a des gens ils répugnent pas du tout à brandir tout haut leur sac à merde, ils le hument même très fort sous le coude et le tapotent devant vous l’air de vous dire, làdedans mon pote, là-dedans c’est un vrai trésor d’émotions t’imagines même pas comment ça sent bon. Les impudiques, ils ont honte de rien. Si on les lançait un peu, ils vous parleraient même d’Âmour, d’autres trucs encore pire dont je préfère même pas causer ici. Sans déconner. Moi je lui ai dit tout ça, et quand je l’ai fait, j’ai bien regretté ma grande gueule de con. Ça c’est bien vrai. Au fond, je m’en foutais bien complètement de si on était d’accord ou non. Les mots de toute manière, ils mettent jamais les gens d’accord. Ça fait des siècles qu’on se massacre pour une voyelle en trop. Parler, surtout de choses qui sont pas futiles, c’est un coup à se mettre en danger bêtement. Franchement. Avec les baisers 126 c’est différent. La tendresse ça met tous les violons au même accord. Seulement faut choisir, et une fois de plus je me suis dit MAIS PUTAIN TONIO POURQUOI QUE TU DIS CE QUE TU PENSES ? FAIS L’AMOUR PUTAIN, C’EST MIEUX QUE LA SINCÉRITÉ. Mais c’était déjà trop tard, vous vous en doutez. Un moment comme ça, j’ai essayé un peu de me rattraper quand même et elle ça l’a complètement dégoûté. Elle m’a regardé comme un asticot dans sa pomme ! Les salopards qui s’excusent, c’est à ceux-là qu’on pardonne jamais. Elle m’a tourné le dos et quand elle a fait ça, ça m’a donné la nausée. J’avais envie de me détruire, sérieusement. Des fois d’être trop soi-même, c’est fatigant. Être trop soi-même les autres ils veulent pas. Ça leur ressemble pas assez. J’ai dit que je devais y aller, elle a pas insisté. On s’est serré la main sur le bout des dents. C’est affreux quand on y pense, de quitter quelqu’un ainsi. Dehors je me suis dit, avant d’écrire ton livre, Tonio, avant de l’écrire exercetoi d’abord au mensonge. 127 Bon. Bon. Assis-toi cinq minutes, et surtout, ne pense plus à rien. Faut surtout ne PAS PENSER. Si tu penses, dans un monde creux comme celui-ci, tu vas te perdre dans les échos de ta propre connerie. Ne pas penser, très bien. Regarde plutôt cette coccinelle. Elle est belle, pas vrai ? Elle a l’air légère, elle a l’air peinarde dans son hélium. Tu crois qu’elles pensent la coccinelle ? La coccinelle, mon vieux, sa seule préoccupation c’est de se faire pomper par les sauterelles, et puis de faire un brin de voltige, à l’occasion. C’est exactement ça qu’il faut que tu vises. Tu voles à droite et à gauche, et puis t’escalades la nuque des femmes, juste derrière l’oreille, pas loin du lobe, là où c’est tout doux et où ça sent la cannelle. Grain de beauté perdu au milieu d’une aquarelle. Au sommet de son pouls, t’entendras son cœur battre et ça sera merveilleux comme en haut d’un Canyon. Ouais. Le vertige et la terre battue poudroyant dans un crépuscule au goût d’orange sanguine ; une goutte de sueur de temps en temps, pour pas que tu te déshydrates, tout de même. Ses cheveux joueraient avec le soleil et ça ressemblerait à un flacon de parfum tombé du ciel, et toi tu resteras un petit moment à battre de l’aile, à picorer les infimes flueurs, à te faire bronzer le regard charmeur de tes ailes, et puis finalement elle te lassera, et tu t’en iras collectionner d’autres odeurs… Mais qu’est-ce que tu racontes, avec tes histoires de coccinelles ? Tu serais pas pédé Tonio, des fois ? Tonio ! Pédé ? Tonio Le Tigre, le Roi parmi ses courtisanes, l’Animal parmi ses gazelles ? Tonio Le Tigre, Dieu et amoureux de toutes les femmes, trop amoureux de toutes pour en garder une seule, trop généreux au fond, ouais, entomologue, Magnanime avec ça, Munificent de sève et d’illusions, Tonio Le Tigre est un tombeur, une canine, attention mesdemoiselles quand il descend dans la rue elles sont toutes en chaleur, ouais, elles le veulent toutes, TOUTES, tellement de charisme qu’elles osent à peine le regarder mais lui le sait, lui le SENT, ça bout 128 intérieurement, il calcine Tonio, il émerveille silencieusement, et lui qui s’enflamme à la moindre silhouette, il s’enflamme à la moindre étincelle, Tonio le minable chou-fleur, amoureux de n’importe quoi, d’un mascara, d’une damepipi ou d’un bâton de sucette, il ne vaut pas même le battement de cil avec lequel la dernière des garce le chasserait, Tonio est une culotte mouillée, je me présente, Tonio chou-fleur, Tonio papier-toilette, Tonio mille zéros, chèque sans provision, aime toutes les femmes, ouais, bien sûr qu’il les aime toutes, mais seulement parce qu’il ne sait pas ce que c’est d’aimer ; il les aime toutes parce qu’aucune ne prend même pas la peine de le détester. Voilà : mille femmes dans son cœur mais aucune dans ses bras. Quel pneu crevé. Tonio Le Tigre est le menteur le plus sinistre de tous les temps. C’est allé de mal en pis si bien qu’il m’a pris un de ces putains de mal de crâne à faire vomir le cerveau. Une migraine pas croyable. Mes yeux, mon estomac, ma vie, tout me faisait mal. Même la lumière. Photophobie ! appelle-t-on ça, dans la cosmogonie médicale. Peut-être une méningite foudroyante, me suis-je fait ! Tout de même, la nuque était pas trop raide, aucune tâche nécrosante à signaler, mais je me sentais si faible, vraiment, un truc si épouvantable dans le corps que je me suis demandé, comme ça, là, d’un coup, si j’allais quand même pas claquer ??? Le Tigre mort avant d’avoir pu être quelqu’un ! Cané ! Occis par le Destin. Une rayure au beau milieu de son Art. Mort ! mort ! mort ! pas une goutte de cri, pas une larme de sang, mort silencieusement, d’une balle de coton dans le cœur. Vraiment, j’ai fermé les yeux et j’avais l’impression d’être entre deux mondes, et moi suspendu à l’hypothalamus, ne sachant plus vraiment lequel choisir… et dire que t’as même pas laissé un bouquin, ni un enfant d’ailleurs, ni un orgasme sur le feu, rien, la mort, la vraie, le néant, la solitude absolue, rien comme lot de consolation, un pet, un pet foireux ! voilà ce que t’es, ah ! tu voulais du présent et bah t’en es servi, sale fils de pute, tu veux du présent alors t’auras ni passé ni futur, voilà, alors casse-toi Tonio, t’es de toute manière bon à rien, un minable, une mauviette, tu ramènes ni femme ni argent, alors à quoi tu sers au fond ? barre-toi ! ici dans la Jungle on n’aime que les plantes carnivores, alors merci d’être passé monsieur, merci de n’avoir rien laissé, on vous oubliera plus facilement, adieu, adieu petit homme indolore, et bon débarras… j’ai mis ma capuche et j’ai fermé les yeux, je me suis recroquevillé un petit moment et ç’a allé encore plus mal, là, avec ma poitrine qui battait fort, mon sang aux tempes, mon mal de chien, je me suis comme senti enfermé dans mon corps. J’étais persuadé que j’allais pas passer les dix prochaines secondes. Terrible. J’ai rouvert les yeux et j’ai regardé autour de 129 moi, y’avait quelques personnes, pas des gens, mais des personnes à la vérité, tous des nases, des morts-vivants, des excréments, dramatiquement livides, morts-vivants, et je me suis dit que quitte à crever, quitte à m’en aller pour de bon, je voulais pas du tout le faire parmi un tel manque de goût. Le Tigre Meurt, mais il choisit avec qui il le fera, nom d’une chaîne ! Je me suis levé en vitesse et j’ai pris mes tripes par la pogne, comme dans les films de guerre, j’étais prostré, laminé, je gémissais, vacillant d’un côté du square à l’autre, cinquième régiment, allô allô, cinquième régiment ici le général Cozinsky, allô allô, les carottes sont cuites, je répète, les carottes sont cuites, transmettez à G. Clémenceau, merci, STOP… Ouah, j’ai vraiment passé un sale moment, à me demander si j’allais pas y passer pour de bon, moi, à peine vingt piges et devant déjà payer l’Impôt Infernal. J’étais à l’article de la mort et le monde lui, était un pâle œil indifférent à mon agonie ! Les chiens ! Les charognes ! Vous ne m’aurez pas si facilement ! Je vends mon Eczéma à prix d’Or ! M’entendezvous, cafards ?! Y’avait un autre banc un peu plus loin et les gens autour m’avaient pas trop l’air tartes, peut-être même suffisamment dignes pour me regarder rendre l’Âme. Je me suis étalé dessus comme une baleine bavant ses fanons, gueule grande ouverte, salive pendouillant aux commissures, à inspecter à l’envers mes compagnons de la Dernière Heure. Ce serait mentir que de dire qu’ils m’emballaient tout à fait… J’ai commencé à rêver de choses et d’autres, la pâte horrible des rêves insensés, tout qui se mélange, qui partouze sur le même oreiller recouvert de caramel, y’avait des connasses que j’avais désirées, toutes les centaines de connasses pas possibles que j’avais ratées, Lumière en tête de cortège, toutes là, suspendues comme du linge sale, comme une menstruation, en enfilade, en sarabande fine, frisées, écumantes, acidulées, petites vaguelettes impalpables, embrun tournoyant dans l’évanescence et moi j’étais à regarder ça dans mon cercueil ouvert mais impossible de les atteindre, il y avait le fossé rose et mou du rêve qui nous séparait, impossible d’aller jusqu’au bout, comme toujours avec les rêves à la con, juste capables de vous mettre l’eau à la bouche, d’allumer les mèches et puis de se tirer loin dans l’ouate, paire de jambes fantomatiques fuyant derrière une robe fendue, un mollet de gaze… Putain ! qu’est-ce qu’elles étaient nombreuses ! J’ai l’impression que ça fait un millénaire entier que je bande dans le vide ! Quelle histoire de con, je vous jure. Elles changeaient de couleurs et de formes, elles chatoyaient mes succubes, on aurait dit des drapeaux de poissons morts, elles perdaient des cristaux de sel et moi qui avais encore plus soif d’elles à mesure que je léchais leur pulvérulence. 130 La mer s’est ouverte, palourde pansue récupérant son étalage de fausses perles, elle a éructé le chant des baleines et puis plus rien, la noyade dans les fosses sans lumière, deux griffes de tigre perdues dans le fond d’un coffre-fort, une ballerine au visage en croissant de lune danse seule dans une faille d’oxygène, le rêve casse une bouteille et en tire-bouchonne une autre pour boire jusqu’à la fièvre, une tempête de sable dans la bouche, Adrian est là, il a une couronne de vertèbres sur le front, il est crucifié au sommet de la bêtise de l’existence, il sourit humblement en attendant que vienne le prendre la multitude d’anges de ses projets, ELLE EST OÙ LA FEMME QUI M’ATTEND ? il se demande, un peu mélancolique, Katia aussi est là, qui rigole comme un dément, Katia qui devient une plante verte, un splendide rhododendron, Robespierre court nu dans la neige, tête coupée et bite immense dans le barillet, il a une cape de lézard rouge qui lui coule depuis la nuque, à l’apex de sa trique un tout petit gant blanc, comme si une main de fée la parait, une nouvelle tâche de vin sur l’As de Pique et je suis dans une caravane et mon père conduit, il y a une chanson des RollingStones à la radio chantée par une fleur japonaise, papa a des éclairs magenta qui trouent ses sacs lacrymaux, un sachet de thé infuse dans son oreille, il fait une marche arrière et écrase le vélo du fils de la concierge, ce fils de pute qui sent tout le temps la merguez, il s’excuse même pas papa, il embraye directement en seconde, le moteur gronde, l’explosion d’une bulle de chewing-gum, un baiser tropical et la langue qui claque contre le palais, la langue rose et moelleuse et embourbée d’amnios de cette douce fille que je n’ai jamais embrassée… me voilà maintenant tout fringant, je suis le dernier demi-dieu sur le dos d’un pain doré par la main d’un lointain Olympe céruléen, torse bombé, le menton, télamon d’un impérial monument, pointé vers son but, les montagnes dont il éclata, trophées de pierres et de neige coupantes, sandales au cuir calciné serpentant sa cuisse, son mollet, sublime dans son armure d’airain, de muscles et de virilité, et l’air, l’air ficelé dans une feuille d’olivier, et le soleil tout là-haut, grenade ensanglantant l’Éros, le faisant scintiller ainsi qu’un ion de calcium, écume d’une légende ensevelie, et les spectateurs, enculés, penseurs, philosophes, mathématiciens, esclaves ou chiens, tous assoiffés de sang, tous en chaleur, en indicible liesse, acclamant ce grondement descendu de son mythe pour les enivrer. Tonio ! Tonio ! Du calme, du calme, braves agneaux ! Ne savez-vous donc pas que les héros font de très mauvaises vérités ? Regardez mes boyaux, braves agneaux, et repaissez-vous donc de la pourriture… Au sud, sudest précisément, surgit de mon inconscience les limbes d’une partie de pétanque ; je me suis dit qu’il était bon pour ma culture personnelle de frayer un 131 brin avec la faune des petites boules d’acier. Déjà, quelle différence en la pétanque et la provençale ? C’est le genre de questions dont il me faut absolument la réponse avant la fin du monde. M’imagineriez-vous sollicitant l’interlope à l’œil de verre et à la chevrotine plein les dents avec lequel je partagerais un abri antiatomique d’une telle question ? Je me vois plutôt tremblotant assez trouillardement, caressant la mine de mon stylo bille rouge clair, prêt à lui crever son dernier œil s’il prenait l’envie à Procope Le Cyclope de faire mumuse avec son ingénue fleur blonde. Ose ! ose rien qu’un peu sale fils de pute ! Ton ultime prunelle, j’en fais un breakfast. Hello ! Hello, amigos ! Alors, les amis, racontez-moi tout des moindres subtilités de votre passe-temps, je veux tout savoir vous dis-je, tout ! Mais l’atmosphère n’était pas à la franche rigolade. Ce qui s’y passait, c’était sérieux, sacré, la naissance de l’Enfant à côté… même lors des congrès soviétiques, avec cette bonne vieille Brejnev et toute sa clique couperosée, ça devait être plus détente, l’ambiance. Là-bas y’avait la vodka blonde, et puis les couilles d’esturgeon aussi. Y’avait le drapeau rouge pour donner bonne mine aux sous-vêtements des putains. Ouais. La grande époque des fils de putes. Ici ils étaient deux, ils se disputaient la victoire et ç’avait l’air acharné, la sueur perlait à la tempe des spectateurs Ŕ moustachus splendides à la prostate en confiture Ŕ les mains crampées au dos et l’échine attentive scrutant cette épine douloureuse dans la plante du pied. Le premier des bouleux portait un survêtement où trônaient fièrement à l’arrière les initiales de son club, le bas assortis avec le haut, rouge et noir, la couleur des princes, et l’autre, il me plaisait bien celui-là ! costard trois pièce, oui monsieur ! veste cintrée et semelles flamboyantes, le bout du museau tout propre. Voilà un homme qui sait se faire beau pour sa passion maîtresse ! Ses boules à lui, resplendissaient ! on les eût dites volées à la fièvre du samedi soir. Quel duel, mon vieux ! Aux pointes subtiles de l’un, répondait du tac au tac les percussions à tire-d’aile. Bam ! Bam ! Bravo ! Bravo ! Coup pour coup, en parfaits gentlemen ! À chaque volée, les moustaches grisonnantes bourdonnaient quelque savoureux sel émerveillé. Je savais plus lequel des deux j’aimais le plus, parce que dès l’un se mettait en place, pose caca et œil de chat, le monde tenu dans une paume de main, le monde superbement balancé ! je me disais alors C’EST LUI QUE J’PRÉFÈRE, C’EST LUI ! CE GARS-LÀ EST UN GÉNIE EN SURVÊTEMENT ! et puis juste après c’était le tour de l’autre, impeccable, silencieux, serein, immaculé, et il suffisait qu’il plaçât son jeu pour que je me dise NON C’EST CELUI-LÀ, ÇA FAIT PAS UN PLI, C’EST LUI ! C’EST DIEU SORTI DE SA PENDERIE ! Vlan ! Vlan ! Quel combat ! épique, 132 dantesque, nous vacillions tous sur les crêtes d’un même vertige chromé. Je bavais, j’en perdais mon grec ! À chaque éclat de grâce, je ne pouvais m’empêcher de me fendre d’un rire d’admiration ! Oh-oh ! Ah-ah ! C’était une escalade du sublime, une ascension insolente ! Merveilleux ! merveilleux ! Vous êtes fantastiques, vous êtes munificents. Poètes du gravier, de la terre battue. L’Église de la Pétanque est fière de ses paroissiens. Chacun avait du caractère, de la personnalité et avec sa façon bien à lui de moudre la perle ; le parfumé se lapait la paume avant d’y poser sa boule et puis sifflotait un petit Brindisi sur la pointe laquée de ses souliers, tandis que l’autre lui, quel homme je vous le dis ! se crachait dans la pogne, comme le font les bourrins dans les films pornographiques, avant un moment clé. Mon voisin, celui au teint finement pimenté, m’a confié que la salive est excellente pour lubrifier les boules. C’est pas moi qui te contredirai, vieille vicelarde couperosée ! Quelques heures et une tension de fil métallique, Flanelle vint à bout de Survêtement, mais quelle affaire, quel combat ce fut ! Survêtement s’est incliné comme seuls les Titans choient. Pas une larme, pas un grognement, seulement un bouliste splendide serrant la main de celui qui l’a vaincu à la régulière. Bravo ! Bravo mes braves ! L’un comme l’autre méritez ma bénédiction ! Et le plus beau fut sans aucun doute quand Flanelle nous salua humblement, embrassant la foule d’une même révérence à vous fendre l’âme, avant d’enfourcher trombes toutes sa Porsche garée en double-file. Rentre donc tapoter les reins de ta maîtresse, humble Seigneur, tu as bien mérité qu’on soulageât ton sceptre ! 133 Cette partie de pétanque, mon vieux ! m’avait renfloué comme un poupin. L’avais-je seulement vue ? Avais-je seulement rêvé ou existaient vraiment de tels princes, dans ce grand charnier ? Autour de moi, aucune trace d’un quelconque duché. Quelle importance ? Le monde retrouvait ses couleurs et moi, je faisais partie du camp des vivants. Je flambe, je flambe trop, au fond, même la mort n’ose y mettre son orteil ! Mon esprit retrouvait sa clarté, sa flueur impalpable, épaisse de cuir sur lequel suinte une goutte de glaire cervicale, comme celle qu’exhale une vitrine du Quartier Rouge, quand il fait tout rose sous la chair. J’ai repensé à la fille de Saint-Germain, l’actrice de Théâtre, là, et ma foi, la place de cette petite garce moins à La Comédie Française qu’à Amsterdam, dans les eaux stagnantes d’un canal, parmi les restes d’un hamburger au crocodile, ou encore dans un cendrier de marijuana pâle, non loin d’un distributeur de chattes en silicones, 12€50, prix imbattable (lubrifiant non compris).Voilà ta véritable scène, putain d’écharde ! À la vérité, j’arrivais pas à savoir comment faire. J’étais dubitatif. La tête des femmes, c’est bien vrai que je comprends pas exactement de quoi elle est faite. Ce sont des choses qui prennent des années Ŕ plus même, pour la plupart des gars. Sans doute mourrais-je sans ne l’avoir jamais qu’à peine entraperçu, mais au fond, la tête des femmes ! ça m’intéressait moins que l’intérieur du manteau. Le vison le vison le vison, voilà ce que nous visons, nous autres hommes d’action ! J’aimerais bien vous y voir, femelles, avec un tel attribut entre les jambes ! Quelle bite ! Quel paquebot ! Quel Enfer que cette Trinité ! Nom d’un Chien, quel rugissement sous la braguette ! Si bien que j’ai atterri sur une petite place toute calme, pas loin des Invalides. C’est mieux ce genre d’endroit, pour réfléchir sérieusement. Subitos cette fille de Saint-Germain, là, elle m’avait fait penser à une autre, ça m’était arrivé y’a pas si longtemps que ça, aux Invalides, justement. C’est pas nouveau 134 que je comprenne rien aux femmes, déjà au moment dont je vous parle il m’en était arrivé de belles. C’était une de mes fois où j’avais pas la forme. C’est-àdire qu’il me passe de telles extases que j’égratigne bien de l’émail en retombant de là… Y’a pas plus versatile que moi. C’est parce que je suis un grand émotif, c’est pour ça. Mon cœur, c’est un danseur-étoile qui a tout le temps le trac. Bon. J’étais sur un banc, assis dans l’ombre, le regard noir, noir comme un assassinat. C’était les femmes qui me mettaient dans un tel état. J’avais l’impression de devenir fou. En fait, je l’étais déjà, je regardais autour de moi et me demandais si c’était normal ou quoi Ŕ comment qu’ils faisaient les gens, pendant trente, quarante ou quatre-vingt balais, ficelés, camisolé dans leur respectabilité, dans leurs joues bien rasées, comment qu’ils faisaient pour vivre ainsi, si longtemps, autant de putains d’années passées sans dérailler, comment avaient-ils fait pour pas devenir complètement barges, pour répéter jour après jour cette même saloperie increvable, avec ce même sourire angélique, cette même hypocrisie de fantôme, à se laver le cul avec autant d’ardeur, et s’ils avaient vraiment tués pour ça tout ce qui eût dû faire d’eux des sauvages ? C’est vrai quoi, moi j’avais l’âge censément resplendissant et déjà ça craquelait de partout, je voyais les coutures rompre, se défaire fil après fil, et juste en dessous, une lune hurlante, quelque-chose d’une aile de plexiglas, d’un chien de révolver fumant. C’était fin, presque impalpable, mais c’était là, pas plus épais qu’un poil de cul ou le courage, c’était affûté comme un sabre sulfureux, et je dansais là-dessus, j’avais mon tutu et mon désespoir et mes chaussons fourrés de laine, et ma faim comme une partition jetée aux flammes ; un abîme pousse de la plaie, libère un enfer de cerbères et de chaînes brisées, au bord de son vide on choie ou l’on s’élève, pas d’autre choix, pas d’autre choix, tandis qu’au fond de celui-ci flotte un éclat carnassier, les dents blanches de ma folie baignant dans un verre d’hypochlorite de sodium. Voilà à peu près où en étais-je, cependant que je lisais pour la dixième fois mon Bukowski favori. Mais même lui, ce sacré fils de pute, ce rot d’émeraudes, cette bière de bulles éternelles, même lui n’arrivait à me consoler. J’ai refermé mon bouquin, j’allais à peine mieux, je tapais dans les cailloux, en essayant de penser au soleil, aux feuilles sautées, ce genre de trucs, quoi. Mais j’y arrivais pas. Je pensais aux femmes, j’arrivais pas à me les défaire du crâne. Les femmes, sans blague, elles font tourner la tête du monde entier. La Terre, c’est rien qu’un gros œil qu’a roulé dans le caniveau du canal Saint-Martin, un samedi après-midi de brûlant juillet. Elles, pendant ce temps-là, elles suspendent une grappe de cerises à leur croupe, et rajoutent de la folie par-dessus une autre. Moi, ça commençait à m’agacer pas mal. Elles faisaient rien que de sa pavaner 135 et puis de faire leur fine bouche ! Je me disais qu’elles pouvaient toutes aller se faire foutre ailleurs. Puisqu’elles voulaient pas du mien. Après tout Tonio y’a pas que ça. Y’a Bukowski aussi, c’est bien Bukowski, et puis y’a la nature aussi, y’a les fientes d’oiseaux. Et je vous jure, à peine m’étais-je fait la promesse solennelle que c’en était fini pour de bon, j’avais même prévu de me tirer d’ici, d’aller au Tibet ou en Inde et de vivre en ermite loin dans une cabane nageant dans l’altitude, avec les nuages au petit-déjeuner, en intimité avec les astres et les chèvres, loin dans mes projets de nouvelles vie dans les éthers glacés Ŕ à peine m’étais-je fait cette promesse que mon regard s’emmêle aux guibolles de cette fille promenant son clébard. Va te faire foutre ! que je lui balance depuis ma pupille féroce. Va donc ronger un autre homme, petite connasse, tu connaîtras ni ma flamme, ni ma verve légendaire... Quand même, elle m’avait louqué d’une drôle de manière. Cette fille m’avait regardé. Merde, enfin une esthète ? C’est pas trop tôt ! je me suis dit en me retournant pour m’appesantir sur ses mollets. Et vous savez quoi ? Cette fille fait la même chose, au même moment ! Je veux dire, une fille qui vous tape dans l’œil, ça existe c’est fort commun, ça déborde même très souvent du cœur, y’en a tellement que pour ma part je manque à peu près tous les jours de me faire écraser par un milliard de bagnoles, mais une fille qui se retourne à votre modeste passage, voilà bien quelque-chose de pas commun du tout ! Bon, on pouvait pas la trouver physiquement irréprochable, ça c’est bien vrai, y’avait des trucs de traviole, d’autres qui dépassaient et qu’on aurait peut-être préféré ne pas voir, n’empêche qu’elle m’avait regardé, et au fond on les trouve jamais trop mal, celles qui s’intéressent à nous. Ça c’est bien vrai, Tonio. Bravo Tonio, encore une sentence volée aux foudres ! Ni une ni deux, me voilà qui piétine mes petits lamas spirituels pour fondre, telle une fourchette aux commissures se pourléchant avec avidité, vers mon oiselle rissolant par-dessous deux superbes œufs au plat, dans cette poêle pleine d’huile violant un ange délicieux. Allons crever l’albumine ! Il se trouvait que cette fille-là, cette fille dont je vous cause, c’était une américaine, et c’était pas pour me déplaire du tout, si vous voulez tout savoir. Brave Amérique ! Bravo ! Bravo ! L’amitié Franco-Américaine, et allons donc ! Depuis le temps qu’ils nous baisent, on va leur en rendre une petite pièce de monnaie ! If I spic Inegliche ? Off course lady, off course ! I spic Inegliche éveri day ! Breakfeust, lunch, dinner ! You see ? I am bilingue ! Mais quelle paire de seins ! Le monde englouti dans son privilège. Voilà que quoi sustenter la misère d’un homme pour un paquet d’époques ! Et c’est marrant je m’en rappelle encore mais au moment où on a commencé à parler, je me suis dit que j’avais 136 tiré un bon numéro, et je vous jure, en période noire, tirer un bon numéro c’est la seule chose qu’on demande jamais. Ça ressemblait à moi me réveillant en plein dans un rêve de confiserie, seul dans la nuit, avec le gérant qui dort sur ses deux oreilles de cocu à dix mille kilomètres de là. Bien bien. On cause, on cause, et puis le chien qu’elle promenait, c’était pas le sien, c’était celui d’une dame pour qui elle travaillait un brin. Bon bon, on dépose le chien dans son cercueil, bonjour-bonjour, enchanté, vous voulez boire un thé jeune homme ? non merci, j’ai une américaine au micro-onde, au revoir madame, ravi d’avoir fait votre connaissance, adieu, à jamais... Petit-à-petit, je l’ai tricotée Rue des Acacias. Petite tarentule sournoise… Tiens ! quelle surprise ! J’habite juste ici, allons faire un Scrabble avec les oreillers. J’avais haché mon coup aux petits oignons, évidemment. J’avais de la chance parce que je savais qu’en plus mon père n’y était pas, à ce moment-là. Des fois, quand il en pouvait plus de son atelier et de son lait de soja, il sortait se saouler. Je le savais très bien. Il me disait qu’il allait au musée, mais je savais que c’était du pipo. Je l’ai vu des fois, hein, je l’ai vu dans le bar à côté de chez moi, fin saoul à parler aux femmes du quartier… Nous voilà en haut, et bon Dieu ! à peine la porte claquée qu’on allumait des fortunes de feux d’artifices ! Voilà qui était de bon augure, je me suis dit. Et puis voilà qu’elle est déculottée, moi le nez dans son Enfer, à faire mon petit diable rougeoyant, à faire semblant que je m’y connais, que j’y comprends quelquechose, quand elle empoigne sa culotte, son pantalon et paf ! elle remonte d’un coup tout ça. I need to go, qu’elle me fait. Qu’est-ce que tu me chantes, putain de merle ? I need to go, qu’elle répète. To go, to go, t’es pas à cinq minutes près putain, not maintenant ! Alors tu vas me faire le plaisir de finir ce que t’as commencé, et jusqu’au bout, hein, parce que tu m’as fait monter dans une gamme de sacrées températures, j’ai plus toute ma tête maintenant et dessus y’a ma grosse bite qui fait boutoir dessus, un boutoir pas racontable, alors me prend pas pour un pigeon et retourne donc au charbon, vieille salope du Massachusetts ! C’est vrai en plus, elle était du Massachusetts. Vous affairez jamais avec une môme du Massachussetts, c’est rien que du temps perdu. C’est des dégonflées, les filles de là-bas. Merde ! voilà qui est vexant. LOOK AT THAT, LADY que je lui fais en dégainant mon soleil, YOU SEE ? COME GET A BROWN ! La voilà qui s’enfuie presque et moi, ogive à la main, je lui cours au cul, prêt à en faire de la boue, de la margarine, mais rien à faire, quelle tristesse, quelle déconvenue ! je m’heurtais à un quignon de pain. Jusqu’en bas de chez moi, je l’ai poursuivie, l’amour tout ébouriffé, à quémander mon coup de chevrotine… Comme ça qu’elle est partie ! Paf ! Sans même se retourner. Ça 137 s’était comme joué à un doigt… Un truc s’était produit dans sa tête, un truc qui passait largement au-dessus de la mienne. Et le pire dans tout ça, ce fut le lendemain. Qu’est-ce qui s’est passé, le lendemain ? Moi, je savais à quelle heure elle promenait le clebs, je le savais parfaitement, elle me l’avait dit la veille et moi je suis pas du genre à oublier ce genre de détails, qui n’est d’ailleurs pas du tout un détail, et sur mon banc, trique d’Apollon jusqu’aux oreilles, j’étais bien fermement décidé à reprendre notre petite conversation… Et bah vous savez quoi ? Voilà que la fille se pointe, avec le clebs, le même clebs ! et sa même trogne de garce ultime, sa même paire de sein qui s’ouvrait, se fermait comme une fleur qui hésite à éclore, comme une gorgée de lait, pareille, la même garce que la veille, aussi sale sous la propreté, et moi qui l’interpelle un coup, l’air sûr de mon coup génial, splendidement désinvolte dans mon envie de baiser. Vous me croirez jamais. Je vous jure. Elle m’a à peine daigné un coup d’œil. À peine. Comme si j’avais jamais existé du tout pour elle ! C’est toujours comme ça les femmes, un jour c’est champagne et le lendemain… Quand même les Américaines, ce sont de belles cylindrées. Un peu chimiques, OK. Mais de belles cylindrées quand même… Ah putain d’Amérique ! qui arrivera donc à te baiser pour de bon ? 138 Quand même en repensant à tout ça, ça m’a agacé. Je veux dire, ce genre de salopes, c’est fait pour être salopée, on sera d’accord à ce sujet. Et moi qui ai un peu foiré mon coup, ça c’est bien vrai. Si vous aviez vu cette PAIRE qu’elle avait, alors vous auriez sûrement nourri les mêmes regrets. Ce sont des choses qu’on veut mettre dans notre album photo, dans la partie confidentielle, toute tâchée de foutre et des empreintes de nos doigts graisseux. Quelle place de choix lui aurais-je-t-elle faite ! Et puis quand j’aurais été vieux et sans dent ni frisson dans la veine, j’aurais rouvert ça et à la page randonnée auraient jaillies deux fières montagnes américaines ! Les Appalaches, peut-être ? Il me semble qu’elles effleurent le Massachussetts. Quels délicieux bols de porcelaine ! J’aurais bu son souvenir comme un lait brûlant. Tout de même, faut pas trop s’attarder sur ces trucs-là. Faut passer à la suite, se dire qu’au prochain coin de rue, y’aura peut-être un accident, avec plein de hurlements et d’affreuses flammes dedans, un tableau de Dali qu’aurait dégouliné des dimensions, ou bien le filament d’un cul qui clignotera un peu espièglement, dont les lettres de néons disent BANDE POUR DES CACAHOUÈTES, ÇA SERA TOUJOURS ÇA DE BOUFFÉ. J’ai laissé tomber son souvenir, tout simplement, comme un morceau de plâtre mal fixé aux murs, comme un AA qu’on a mal joué, ou une peau de saucisson, un vieux mégot triste. Faut savoir laisser les choses venir et puis s’en aller, voilà tout. Quelle importance il peut bien avoir le passé, quand on regarde sur le banc à côté du sien ? Sur celui-ci justement, un prince se fouillant onctueusement la narine, toute grâce déployée. Il va loin, loin, si loin ! Peut-être touche-t-il au nœud du Problème ? Ma parole, il va se crever un œil ! Tel un trésor, son doigt arbore le trophée : un récalcitrant poil de nez. Et voilà qu’il s’attaque désormais aux sourcils, le bel homme ! Ce petit jardinage intime semblait lui procurer un plaisir éminemment indécent ! Sourire coquin au coin 139 des lèvres, il soigne son Pédigrée. Voilà un homme aux plaisirs simples ! Peutêtre un Saint ? Un Martyre en pleine ascension ? Que sais-je, devant tant d’éblouissement ! Tandis qu’à ses côtés, une dame d’allure tout à fait modeste fouillait dans son porte-monnaie, et voilà qu’une des pièces tombe de celui-ci. C’était une petite pièce de pas grand-chose, mais quand même. La pièce a tinté sur les cailloux, elle a roulé sous le banc, sur le trottoir, jusqu’au bout. La dame a jeté un coup de mire à son voisin, mais le brave homme, monopolisé par son Labeur, ne l’avait pas remarquée. Elle a regardé sur le trottoir, tout là-bas, là où gisait sa pièce. Elle s’est redressée et puis a encore jeter un peu de châsse autour d’elle. Elle avait l’air d’hésiter, en fait. Ouais, c’est ça, elle se tâtait la vieille saucisse. Elle m’a scruté un petit moment et j’ai fait pareil. Elle avait du blanc au coin de l’œil. Et puis elle s’est pas décidée. Elle a pas osé aller la récupérer. C’était pas mal ce coin, au fond. Pas trop mal, dirons-nous. J’étais peinard dans un certain sens, parce que dans l’herbe, là, comme ça, on entend même plus beaucoup la circulation et bon Dieu ! voilà quelque-chose d’apaisant. Y’a tellement de boucan à Paris, c’est tellement le bordel dans la tête des gens, tout le temps, qu’on en oublie les vertus du silence. Voilà pourtant une bien agréable méridienne sur laquelle étendre ses lombaires, déployer ses orteils en pine de paon ! Lèche donc mon sexe, velours béant ! Tête-à-tête avec le silence, on sonde les circonvolutions divines, les pensées en peau de banane tigrée Ŕ je suçote, tu suçotes, il suçote, nous suçotons gaiement la trique des arbres en fleur ! Orang-outan sublime se frayant un chemin parmi les taillis de substance grise, je déroule ma grâce de branche en branche comme une écharpe de laine qui pare la poitrine du noyau accumbens, non loin de la neuvième paire de nerfs crâniens qui s’entrelace au pétale du cervelet ; la dopamine, petite salope sucrée, flamboiement d’une traînée d’hippocampes, enfourche son godemichet en rotin pour copuler chaudement avec les innombrables fentes synaptiques, et elle lime ! elle lime ! à droite, à gauche ! au fond ! dans le cœur rougeoyant ! petite salope connaissant parfaitement les subtilités du plaisir féminin, elle n’oublie aucune de ses anfractuosités, honorant jusqu’aux plus modestes neurones errant dans le lointain et glacial trou occipital. Écoutez donc l’ataraxie étendre son électricité ! Bzzz ! bzzz ! Mille Colombiennes aux culs tressés dans une gousse de vanille m’offre la cocaïne de leurs vertèbres à priser sur un fouet obscur. Sniff ! Sniff ! Tout au fond de l’anarchie, je verse une goutte pourpre dans leur coupelle de lait. La lie rose veinant l’immaculé. Mes poumons battent, éclatent, mon cœur s’est fendu en cinq pour ne faire de jaloux. Bulbe olfactif dilaté, je piège les moindres flueurs de la paix intérieur ! Me voilà Bouddha sur le toit de 140 l’Himalaya ! Tonio Gandhinsky. Abdoulabouddha Cozinpoché. Tout devient si simple, quand on respire profondément. L’herbe grasse devient si moelleuse ! moelleuse comme un dimanche matin où grillent les tartines de pain à l’ombre d’une motte tendre. Vraiment, vraiment, quel coin admirable que celui des Invalides ! Bravo ! bravo les estropiés ! Tant de sang versé qui remue dans mes veines ! Tant de morts, de cris éraillés ! Je les vois tous en bordure de champs, borgnes mal rasés pleurant tripes et cartilages, grouillant dans les raisins moulus, où leurs os infectés par le couteau d’une plaie s’effrite en éclat de cristal jaune sang, ils hurlent d’en finir, les pauvres tessons ! ils hurlent de crever une bonne fois pour toute pour l’Honneur d’une Putain Tricolore qui ne manquera de toute manière pas d’offrir ses fesses au plus offrant. À croire que Napoléon me chatouille le dessous des côtes en me disant JE T’AIME TONIO, JE T’AIME D’UN AMOUR PUR ET SINCÈRE JOSÉPHINE NE VAUT PAS L’ONYXIS DE TON GROS ORTEIL, PARTONS À WAGRAM J’AI UN CHALET EN BORDURE DE MONTAGNE OÙ NOUS POURRONS NOUS ENCULER EN REGARDANT LA NEIGE SOUFFLER LES OISEAUX BLANCS. 141 J’ai continué à marcher un petit moment, si bien que je suis arrivé à l’Eiffel Toweur. Y’avait encore du monde. Des touristes. Surtout des couples Ŕ des couples de moules, si vous voulez mon avis. Moi je tapais dans la caillasse en les regardant. D’un coup ils m’ont énervé, même les femmes, même celles dont le cul aurait tout fait pardonné, même elles, surtout elles, ces sacrées garces ! m’ont foutu en colère. Je les ai tous trouvés bien gluants et bien trop nombreux, voilà ce que je me disais. Fallait voir ces manières de bulots qu’ils vous avaient ! Pas un pour rattraper l’autre, ils faisaient tous que la même chose. Ils voyaient même pas leur propre indécence. Ils vous gâcheraient le plaisir ces salopards, à vouloir ronger toutes les miettes de Sublime ! Laissez vos devises et rentrez dans vos tunnels, là ! De toute manière, vous tournez toujours la tête du mauvais côté. Tous ces larbins, ça m’a rappelé un truc. J’avais rencontré un gars qui s’appelait Daniel, y’a pas si longtemps que ça, aux Tuileries, juif qu’il était, juif il l’était jusqu’au bout du tarin, et ce Daniel m’avait longuement parlé des femmes, de leur derrière leurs bonnes manières Ŕ de ce que tout ça cache de bien peu reluisant, quoi. Eh bien figurez-vous que la plupart de ces femmes-là n’en avaient rien à foutre du bonhomme à qui elles donnaient gracieusement de ces airs-là, vous savez bien ces petites papillonnades dont je cause, tous ces trucs gerbants qu’elles font si bien, eh bien ces mecs n’étaient en fait rien que des manches, des banquettes molles, des coussins plus ou moins moelleux, et elles, elles attendaient juste de trouver mieux Ŕ un plus dégueulasse, pour résumer. Selon Daniel, c’étaient comme des gâteaux qui attendaient sagement qu’on leur entame les rognons à la crème, piler tout ça bien sèchement, piler dur dur dur, jusqu’en faire un tas d’ordures et d’aboiements. Les meilleurs coups, c’étaient celles-là, celles qui trahissent, qu’il m’avait assuré, le Daniel. Daniel il m’avait 142 prévenu, il m’avait bien prévenu comme ça avec son grand doigt sombre de juif errant, il me l’avait agité sous le pif et il me l’avait bien dit, mon grand, si t’es pas un splendide lascar de la braguette, t’as intérêt à savoir jouer de la guitare. La plupart des mecs ne tenaient pas leurs nanas, voilà la grande vérité de ce monde. La grande vérité de ce monde était en fait un grand mensonge ! Moi je scrutais les couples en essayant de savoir lesquels tenaient vraiment leur bonne femme. Celui-là peut-être ? et eux, alors ? Nan. J’arrivais pas à déceler la différence. Les gens, ils jouent trop bien la comédie. Y’en avait des tonnes de partout qui doraient en toute impunité, et moi qui savais pas les reconnaitre. Ça me tuait. Si ce genre de trucs on arrive pas à savoir, alors moi je dis que le savoir il sert à rien du tout. Je les voyais toutes la gueule baignant dans le rose, j’imaginais très bien chacune d’entre-elles le visage en torchon, emmêlé aux mèches et à la crasse, tout ça, tout ça quoi, merde au fond vous connaissez ça aussi bien que moi, et peut-être bien qu’elles avaient envie d’autre chose et peutêtre même de moi, et pourtant j’étais seul sur ma rambarde et eux, ces gars-là, ces cocus qui voulaient pas trop réfléchir à tout ça, c’était EUX qui les avaient dans leur pieu. On pouvait dire ce qu’on voulait, ils avaient l’avantage sur moi. On pouvait pas nier ça. Prenons toutes les femmes magnifiques qui existent et celles qui sont pas encore nées, et bah ça fait un bon paquet on est bien d’accord et c’est tant mieux, et bah de savoir qu’on en goutera jamais au mieux qu’une infime partie, qu’une minuscule part dans la grande vitrine, c’est le genre de grande pensée qui me rend tout à fait malade. Bien sûr il suffit que l’une d’entre elle vous ensorcelle rien qu’un peu pour que tout ce paquet-là il ternisse bien d’un coup et perde tout son intérêt, et pourtant qu’on devrait jamais oublier ça, que c’est jamais rien qu’un coup de tête, une folie inabordable, parce que ça nous épargnerait du coup pas mal d’emmerdes et de temps perdu. Mais pour l’instant, personne n’est vraiment prêt pour ça, on raffole encore bien trop des illusions qu’ont la chair langoustine. Ouais ouais ouais, une belle histoire de couillons, si vous voulez mon avis. Et puis la tronche de Daniel m’est réapparue en éclair, sa trogne de beau salopard, et je me suis demandé si c’était vrai tout ce dont il m’avait parlé, de toutes les femmes qu’il prétendait avoir eues, et s’il m’avait pas raconté des cracks des fois, et moi qu’était loin du compte et qui était pourtant ni plus con ni plus moche que lui. J’ai réfléchis longtemps à son cas à lui aussi, et j’ai pas pu me décider. Les hommes ils peuvent pas s’empêcher de faire les intéressants, surtout pour ce genre de conversations. Et puis y’avait un peu ma jalousie qui me rendait si sceptique, c’est bien vrai. Le pire, c’est qu’il m’avait pas dit ça pour essayer de m’impressionner. C’est ça qui 143 paraissait vrai, du coup. Beurk. Ils vous foutent la gerbe, à toujours vouloir vous écraser. Ton problème Tonio, ton problème c’est que t’es trop émotif. Ici faut s’en foutre de tout parce que rien n’a d’importance, toi-même comme le ciel ou la vache folle, rien ne mérite pas même un petit mouchoir usagé, pas même reniflement. C’est juste qu’une cacahouète, le monde. T’es trop impressionnable Tonio, tu prends les mensonges des autres pour argent comptant. C’est pour ça que tu perds tout le temps au poker, c’est pour ça que tu perds tout le temps à la vie. 144 La cerise sur le tas d’ordures. Quelque-chose de sublime s’est passé dans le métro. Quelque-chose qui donne l’envie d’être quelque-chose de mieux. Il faut que j’en parle mais je sais pas comment faire parce que parler, c’est mentir tout haut. Le silence a tellement plus de tact, lui… Quand même j’ai bien envie d’essayer. C’est si beau que ça me donnera l’impression de me jeter du haut d’un piano. Il est choses impossibles à garder pour soi. C’est pas que ça intéressera le monde, non, mais c’est juste que ça prend trop de place, à chaque instant ça menace d’éclater. Alors disons que c’est pas pour vous mais que c’est pour moi. Si elle nous avait regardés la Terre, elle aurait jailli de sa trajectoire, percutée par un soleil, une superbe boule de pétanque. Mais rien de tout ça ne s’est passé. Y’en a que pour le clinquant, dans ce monde d’yeux pâles. J’étais posé dans le wagon, avec rien d’autre dans la tête que l’idée de me laisser indéfiniment glisser sur les rails. Des fois c’est juste qu’on a plus la force et de se laisser aller comme un mort, c’est triste à dire mais ça fait du bien. Me voilà donc dans le métro à l’observer laissez-moi vous dire qu’il avait pas spécialement fière allure. Et peut-être bien que l’allure du monde ça veut rien dire et qu’il n’est ni beau ni moche, ni cruel ni trop gentil, que tout ça c’est rien qu’un filtre que posent sur la pupille nos émotions quand elles débordent d’un peu trop de sous la peau ; c’est fort probable, et ça serait tant mieux parce que ça voudrait dire au fond qu’il suffirait de sourire pour trouver la vie pas trop dégueulasse. D’un coup, ça arrangerait les problèmes d’un bon nombre de connards. N’empêche qu’on peut rien y faire et que ces choses-là ça se contrôle pas toujours. Cette rame de métro à ce moment-là, je l’ai vue grise et puis c’est tout. Les gens ils avaient l’air plumés, ruinés, ils étaient ployés comme une queue trop pleine de doutes, ma parole des gueules sous cellophane, des gueules 145 en pot de yaourt, petites boîtes de cartons percées, poinçonnées, pâles et individuelles. Ils levaient même plus le menton ! Sans blague, tout avait mauvaise haleine. On avait comme été ratiboisé, et plus aucun brin d’herbe dans la ville pour nous rappeler que la nature offrît la beauté. À des kilomètres de là pourtant, les bourdons roulaient encore pour un temps dans les fleurs, le blé rutile, flamboie, et un paysan chie dans un silence poignant, au beau milieu de son champ de pommes-de-terre. Si vous voulez tout savoir, le métro il est vraiment beau qu’après treize heures de travail, dans le petit matin glacé poignardant une nuit de blanche solitude. Indescriptible félicité d’alors ! Quelque-chose d’un bain douillet emmaillotant les engelures ; d’un hiéroglyphe mouvant aussi, insaisissable, inaccessible aux griffes de l’entendement, une poésie impalpable, instantanée, tracée à la craie blanche d’un songe opiacé... Je n’ai jamais vu resplendir ainsi la Ligne 6 qu’après ces nuits interminables à l’hôtel. On n’a plus toute sa tête après une telle chiée laborieuse, et ma foi, le monde extérieur carillonne alors d’un bien curieux lustre ! L’allégresse tirée à quatre épingles ! On se sent comme un étranger dans le pays des hommes, quelque-chose d’un matelas sur lequel marche la foule, ou d’un somnambule au carrefour d’un accident, on se sent soi-même un accident, une collision molle, un oubli providentiel à la vérité, vous qui marchez si discrètement, sur des pointes si délicates, si légères, que vous ne touchez plus qu’à peine le plancher, patinant sur la grâce d’une moquette feutrée, une merveille de silence, d’impassibilité ! et il vous prend un tel soulagement aux tripes d’être ainsi, entre le sommeil et la vie, pendu au cintre de cette hallucination extatique, à ce demirêve plus volumineux que le rêve lui-même, éparpillé parmi une réalité ellemême mise en pièces, déchirée, oreiller en proie à la mâchoire d’un grand mythe herbivore, dispersée en plumes d’oies et volutes blanches, impersonnel, immatériel comme une contemplation, comme le vide, moi-même vide comme un vase attendant son bouquet de couleurs, œil de myope, œil de fantôme quelque-part entre les rails du métro et l’hypnagogie, quelque-part dans le désert sans nord qui sépare soi-même des autres, à peu près nulle part à la vérité sur le planisphère de l’existence, point hors de tout orbite, hors de toute grille de position, la raison écartelée telle une étoile aux cinq branches de l’aurore, si près de toucher à une étrange confidence… Le ventre est si léger lors de ces digestions fantasmagoriques, il flotte comme un bulle d’azote, une peau de caillou, avalanche amortie dans l’œuf ! plus léger même qu’une idée, il flotte et vous absorbe en sa viscère ouatée, c’est un sortilège en aluminium ma parole, il s’empare de vous, serre déployée qui vous arrache au moindre vaisseau, au 146 moindre nerf, pour vous étaler sur le grand billot, planter des clous ci-et-là, vous étendre comme une pièce de boucher entre deux pans de la perception, vous lissant finalement, vous dépliant comme un journal fraîchement sorti de la bobine, fait d’indicibles chroniques, de mille coupures écrites en une langue mystérieuse, il vous peigne ce brave estomac, un petit ruban rouge, un baiser au bout du nez, vous voilà soyeux, une vraie chevelure blonde ! Une telle paix vous saisit alors ! fichée comme un poignard blanc dans la chair, une paix impérieuse chuchotée par un jeun ventriloque, dévorante, une paix sans compromission avec les hommes tout autour de vous, tous les hommes, même avec dernier de leur représentant, pas de compromis, pas de chichi, pas de comptes d’apothicaires avec la vie, pas plus qu’on ne compte les dents sur un sourire, toute la carcasse à l’essoreuse, un à-peu-près magnifique, voilà qui sera amplement suffisant ! tout le monde, je dis bien tout le monde embarque dans mon cuirassé recouvert de velours, où tourne comme un sourire panoramique une boule de discothèque, et ronronne une musique langoureuse, un slow suave dirons-nous, un slow branché l’un à l’autre, par tous les canaux abscons de la peau, il y aura même une belle piste de danse dans mon cuirassé, oui, cirée, resplendissante, dans le grand salon ! et au lieu des canons ma queue omnipotente, évacuant ses petits vœux blancs dans les échos de l’océan. Une paix guerrière, vous disais-je, une paix de bombe nucléaire, qui vous remet à zéro toute idée que vous aviez pu vous faire de Paul de Jacques ou d’Henri, et même de Jeanine ! il n’y a plus rien vous en vous, vous êtes vide, vous brillez comme une dalle de carrelage, vous brillez comme des lèvres de nouveau-né, une assiette de porcelaine, et vous voilà prêt à serrer la main à tous et même aux poignées de portes s’il le faut ! L’épuisement agit comme une douche, un geyser de soufre Ŕ comme un éplucheur plus exactement, et il vous épluche si bien qu’il ne reste rien des parures habituelles, de vos petites peaux d’ananas, rien, vous dis-je ! Pur, absolument pur ! plus propre qu’un saint ou qu’une boule de billard, rond sans aucune aspérité, sans aucune faille, uniformément lisse, uniformément astiqué, vous n’êtes plus qu’un ganglion grassouillet de lumière, quelque-chose d’un filament translucide, d’un protoplasme qui piège le temps, la sensibilité branchée à un long frisson d’amoureux. Et toutes ces choses passionnantes qui poussent comme d’innombrables psilocybes sous vos yeux ! Ça vous transperce de part en part cette mélopée merveilleuse, ça vous balaye tous les organes d’un souffle irrésistible, tel au matin d’une tempête de neige, quand on ouvre la porte sur un monde identiquement recouvert de la même note. Cul-sec ! Il n’y a plus rien d’anodin, plus aucun hasard qui ne tienne, tout se tient à la vérité, tout se 147 faufile, tout est dramatique, dramatiquement beau. Peut-être est-ce cela, la solution ? Ne plus jamais dormir et devenir fou pour de bon, pour que la beauté surgisse comme un fauve, qu’elle vous prenne à la gorge et vous vide de votre sang Ŕ mourir éventré par le miracle, mourir d’une superbe expiration sur le bord du trottoir par une belle matinée de soleil. Vous êtes la mort et la vie à la fois, la folie dans un chewing-gum tendre, un arôme fait de tous les arômes que les siècles ont laissé-là, à disposition, sous les gravats, leurs modestes empreintes de pas, ni suie ni crasse mais rien que d’impalpables arômes laisséslà, légués à vous et à tout le monde et à personne à la fois, appartenant à la terre à la vérité, comme des pierres précieuses en libre-service dans un placard vitré, impossible à posséder, impossible à s’emparer, pas une poussière dessus, brillantes comme hier, brillantes comme demain, impossibles à thésauriser, mais que l’on peut contempler, simplement contempler, et puis éprouver, sentir peser sur notre existence le mystère de leurs yeux moirés... Le monde Ŕ mon monde, celui qu’éclaboussait mon calme rayonnement Ŕ était ici, nulle part ailleurs qu’ici, nul besoin de s’extraire à cette chair pour d’autres avatars de l’illusion : le monde était mon instant. C’était fantastique ! Était-ce ainsi que se manifestaient les miracles ? Dormir les yeux plus grand-ouverts que le ciel, à ronfler à toutes pompes dans un bocal de coton ? Ma foi, il est nul besoin de réclamer davantage de place que la peau n’en prend ! C’est déjà tout ! Tout ! Et quel soulagement, mon vieux ! Être simplement là, déployé ainsi qu’un filet de pêche, ainsi qu’une voile filant sur un océan clair. J’étais invincible, inatteignable, et aurait-on cassé un œuf sous mon coude qu’une poule de cristal eût probablement surgi pour le souffler sous son aile. Devenais-je fou ? Il me semblait être un peu Jésus Ŕ un peu d’un imposteur, aussi. Oui ; peut-être est-ce cela qu’il faudrait, ne plus jamais fermer l’œil, quitte à les jeter dans le ventre, s’il fallait qu’il produisît à l’infini cette diarrhée multicolore. Ce monde du ventre omnipotent serait probablement différent, oui, probablement, peut-être serait-il une angoisse béante, un précipice, ou bien le hurlement ininterrompu d’une sirène d’incendie, ou simplement une paume de main, une côte d’agneau grillée, un grain de riz moelleux, une peau tendre, un orteil chatouilleux, peuplé uniquement de violeurs et d’artistes en puissance Ŕ que sais-je, bon Dieu ! j’étais seul dans cette boîte sombre au ressort duquel s’empalait une peau nouvelle, et c’était là, au cœur de l’écrin que je voulais m’enraciner, c’était à ce monde sensible que je voulais appartenir, car celui-ci ne mentait pas, il était si bien accordé, si parfaitement équilibré en sa colonne vertébrale qu’une étincelle 148 l’aurait fait voler en éclats. Rapporté à l’échelle de tout un chacun, quel soupir grandiose eût-on ainsi offert à la Terre ! Au moment où je vous parle, j’étais sûrement ni assez fatigué ni assez éveillé pour le voir ainsi, le métro, à ce moment-là il était seulement gris, comme une espèce de bloc de béton inerte, posé là, en plein milieu de nos existences, comme une désillusion trop proche, une impasse insurmontable. Rien à se mettre sous la dent, pas une femme, pas la moindre garce ! Rien ! Niet ! Un vrai scandale, ma parole ! Moi j’aime vivre sur une corde de guitare électrique, que voulez-vous ! J’aime sentir le vice planer, j’aime quand l’atmosphère est un long poil de pubis rebiquant dans la veine. J’aime les pièces sombres, moites, celles qui sentent fort les fées qui s’affairent au contact des bidons d’essence, du fluor et de l’uranium. Une bière pour l’ivresse, une guitare pour l’habiller ! Et je me suis vraiment mis en colère pour moi-même quand cette dame-là, ce dindon mort, bouscula tout le monde dans la rame avec son gros cul qui eût fait honte à la race féminine. Ma parole, voilà une femme qui savait se faire élégante et discrète. Quelle odeur dégageait-elle ! comme ces bonbons à la menthe que sucent les vieilles peaux qui font croire qu’elles sont pas encore toutes pourries de l’intérieur. Mais y’a des choses tellement puantes qu’elles sont inscrites sur la tête des gens. Le temps il est sans pitié avec tous les fils de putes qui n’en ont jamais vraiment eu, de pitié. Ouais. Elle, elle devait être belle qu’aux cabinets. J’aimais pas sa gueule, mais vraiment pas du tout. Pour la voir sourire, l’aurait fallu faire le poirier ! Pauvre mégère ! Voilà soixante ans qu’elle produit sa crotte tous les matins, elle n’a jamais pensé à s’essuyer l’autre flanc ! Et puis ça lui suffisait visiblement pas, ses affreuses manières. On voyait bien qu’elle en avait encore à revendre, un véritable tas de merde qu’elle avait en stock. Poils de moustache déployés comme des cancrelats, elle attendait seulement l’occaz de manifester sa profonde laideur. Quelle diabolique tumeur ! On l’entendait bougonner, se plaindre d’on ne sait pas trop quoi. Un moment elle a croisé le regard d’une arabe, elle a voulu lui sourire mais l’autre a détourné la tête. J’ai trouvé ça pas mal gonflé et ça m’a vraiment plu si vous voulez tout savoir. Aux W.C. les risettes ! Bon Dieu, il aurait fallu que vous voyiez la tête qu’elle fit alors ! Indignée qu’elle était, la vieille peau, vexée comme un cactus qu’on veut pas toucher ! Ouais, une bonne femme rebutante, si vous voulez mon avis. À la sortie suivante, beaucoup de monde est sorti et beaucoup d’autre est rentré, si bien que la vieille peau m’est sorti de l’esprit. C’était en face de moi. En face de moi, c’était bien plus intéressant Ŕ s’est offert un spectacle de choix en la personne d’une femme tout à fait agréable à regarder. Une brunette, une 149 charmante brunette avec des joues, mon vieux ! De quoi vous gober un bonhomme en entier. Et quel éclat sa bouche avait-elle ! On avait envie d’être un timbre, ses mots en secret. Les lèvres d’une femme à dire vrai, c’est bien quelque-chose qui me rend dingue. C’est comme si on pouvait deviner leur goût, leur goût véritable. Voilà c’est ça : c’est comme si tous leurs assassinats débordaient d’elles par accident, de juste un morceau de chair, le plus tendre, le plus vif, le plus saignant… Les lèvres des femmes, c’est beau mais éminemment cruel, à bien y réfléchir. Et j’ai passé un petit moment à rêvasser ainsi, et pour être tout à fait franc, y’a pas plus agréable qu’une femme, pour rêvasser de la sorte Ŕ jusqu’à qu’un animal sauvage se jette sur mes yeux, me lacère tout de l’intérieur. Sans prévenir de rien du tout. Je le jure, le métro il est parti sans nous. Il nous a laissé tous les deux, avec juste un dîner et puis nos existences, nos existences pour nous éclairer. Dans les yeux comme ça, à s’inspecter les grâces. C’était irréel, comme sensation ! Ma parole, quelle douce collision ! Je peux pas dire si ç’a duré longtemps et je suis même pas sûr au fond que ça serait très exact d’enfermer ça dans un tiroir-caisse à la con ; si ça tenait qu’à moi, j’aurais plutôt dit à la vérité que le temps revenait en arrière pour chourer tout ce qu’il avait jamais oublié. On bougeait pas, on baignait dans un drôle de ciel. Et puis d’un coup, d’un même accord d’instrument, on s’est souri. On a pas causé, on a pas remué d’un poil, on a juste souri. Comme ça, ça s’est fait. Clac ! Bon Dieu, ça m’a flanqué le vertige ! Je voulais même pas bouger, j’avais peur de tomber. C’était pharamineux, un tel silence en plein apocalypse. J’ai fermé les paupières et j’ai fait ça en gardant un sourire agrafé, je le faisais pas exprès mais c’était si beau que ça restait là, ça pouvait plus bouger, on m’avait comme arraché à un drôle d’hymen. Ouais, les yeux fermés, je sentais le soleil sur ma peau. Et j’avais encore le sourire et le plus beau, c’est que je savais qu’elle était sûrement en train de me mater, et j’en avais rien à foutre d’être beau ou de pas l’être assez, j’en avais rien à foutre du tout, je pensais rien qu’à sourire parce que je pouvais pas m’en empêcher et je me suis dit, c’est bête hein mais c’est exactement ce que je me suis dit, je me suis dit qu’au fond, la seule chose que je pourrais jamais apporter à cette fille-là, c’était ni ma bite ni mon baratin, mais rien que mon sourire en chapelet de boyaux, et immédiatement en me disant ça, en laissant tomber toutes ces conneries, je me suis senti mieux, je me suis senti comme soulagé. Un sourire et puis c’est tout. Qu’est-ce que ça voulait dire, toutes ces conneries ? Ça voulait rien dire du tout au fond, c’était juste là, à nous, au milieu de la foule, on avait seulement créé cet espace. On l’avait créé, ouais, c’est ça. C’était rien pour les autres, mais pour elle et pour moi, ça devait 150 dire quelque-chose. Un truc énorme, immense, derrière le tout dérisoire des choses. Les yeux fermés dans mon sang, j’ai eu l’impression d’explorer le ventre de maman. Je sentais l’odeur du grillé dehors, qui amadoue un peu dégueulassement les nouveau-nés, les rires, le grand barbecue des fils de putes… y’avait les ouates amniotiques, le coton maternel, les épinards au beurre et la crème glacée, les gargouillis d’estomac, la paix comme un foulard de mousseline par-dessus le placenta, y’avait l’oreille lointaine de Beethoven, qui jouait une sonate fantomatique, un incendie rose… Quand même un moment j’ai rouvert les yeux parce que c’est comme ça, on peut pas vivre incessamment dans un ventre il faut retourner se battre et tout le reste vous le savez bien, et tout de suite en rouvrant les yeux j’ai vu son regard qui a fui derrière la vitre, dans le dehors tout noir de l’intérieur des souterrains. Et alors qu’est-ce qu’elle a fait ? Qu’est-ce qu’elle a fait, tout naturellement ? Elle a fermé les yeux en tournant son visage vers moi. Je le jure, j’ai cru que j’allais vomir de beauté. Elle aussi, elle me laissait cueillir un peu de ses pensées. On s’échangeait nos sourires, comme les cartes à l’école, comme les goûters, comme les secrets. Le métro il avançait plus lui non plus, il voulait rien abîmer. C’était comme si on s’était recroquevillé sous la rame, ou au-dessus plutôt, et qu’on avait étendu une nappe pour s’y assoir et regarder la ville dérouler en écharpe, en fil d’argent. Alors elle a rouvert les yeux et on s’est maté à nouveau, et c’était encore plus beau que la première fois. Cette fois, c’était plus rien qu’un accident, c’était plus qu’un pied qui tape dans un avocatier, c’était plus qu’une épine de rose, qu’une étoile filante ou le crucifix des avions dans le crépuscule rougeoyant ; cette fois c’était comme quand on fait l’amour pour la seconde fois. C’est comme ça que ça s’est passé, on s’est tout dit et beaucoup plus surtout. Ça s’était passé, ouais, ç’avait existé, et nous deux un peu également. C’était de la sédition, ma parole ! Quelle tripe ne fallait-il, pour cette révolution minuscule ! Pourtant c’était qu’un simple fil à rompre, à la vérité. Une espèce de ressort de minuterie à sectionner, et derrière, mon vieux, l’immensité des grandes plaines ! Le grand galop de l’espèce humaine ! Soi-même c’est immense, à bien y regarder. Faut juste avoir le cran d’y aller. Y aller pour de bon, sans avoir la frousse de ne rien y trouver. Là-dedans ma parole, y’a de la tarte pour le monde entier. Ensuite, y’a eu toute cette saloperie de temps qui est revenu nous écraser, cette saloperie de métro qui a secoué notre grasse matinée, tout ça s’est désagrégé aussi rapidement que ça s’était fait parce qu’on a tous nos vies et qu’on est si pressé d’y retourner qu’on ne rentre jamais vraiment dedans, alors un sillage d’avion, une étoile filante et puis c’est tout finalement, la vie c’est trop court, 151 c’est trop long pour vivre seulement accroché dans l’œil d’un joli moment... Voilà pourquoi je déteste être quelque-part. Parce que quand on est quelquepart, on doit toujours le quitter. Le jour où l’on trouvera l’endroit où l’on pourra rester pour de bon, alors tout ira mieux je crois. 152 La nuit tombait presque, ou c’était le matin, j’en sais rien, peut-être l’aprèsmidi, peut-être l’après-jamais, ou bien midi chez les insomniaques, c’était qu’un fil violet, voilà, un brushing d’orchidée, c’était la vie et j’étais à côté de chez moi, en face de l’Arc-de-triomphe, à ne savoir trop quoi faire de ma carcasse. Ce qui était sûr, c’est que je voulais pas rentrer chez moi. J’avais pas du tout envie de ça. Je vous ai déjà dit, je déteste être chez moi, enfermé dans ces murs qu’on connait trop bien. J’ai l’impression de perdre mon temps, d’être enfermé dans une prison muette, quelque-chose d’anonyme à jamais… J’ai pas envie d’attendre quelque taule pour me rappeler les vertus de la liberté. Blaoui, l’autre veilleur de nuit à mon hôtel, qui faisait ce travail depuis des siècles, il me l’avait bien dit, que les obligations, les menus tracas, toute la saloperie de béton mou qui vous grignote votre vie, une fois qu’on trempe nos poignets là-dedans et bah on s’en sort plus. Ç’a pris, ça vous a pris. Je me rappelle sa mine à Blaoui, sa mine comme fatigué de continuer, ces traits tirés qui faisaient plus vraiment la différence entre la lumière, l’obscurité, toute cette fatigue abrutissante d’être éveillé comme une gargouille quand le monde lui roupille tranquillos, la croupe tout chaude de sa gonzesse à côté Ŕ Blaoui il m’avait expliqué les choses qui partent et ne reviennent jamais. Il m’a dit comme ça « Profite Tonio, collectionne jusqu’à plus pouvoir, parce que dans la vie on est jamais peinard bien longtemps ». Ça c’est bien vrai, brave Blaoui ! Et puis je savais que mon pater s’y trouvait, probablement à tournicoter ses vieux ulcères dans ses violets, ses noirs, ses jaunes qui ressemblaient beaucoup à une vieille bronchite qui guérit pas, à geindre à propos de son estomac, de son médecin, des socialistes, du mauvais temps et puis son fils, sa feignasse de fils qui passait son temps à glander plutôt que de gagner sa croûte. Y’a des choses qu’on connait trop bien et certains jours cette grimace-là, elle vous écrase tout à fait. Sa mauvaise humeur, 153 je lui en voulais pas car je lui donnais bien de la peine moi, je le sais bien, lui qui en avait déjà tant que ça débordait des chevalets en vomis sombres, en hématomes, magenta glacés, mais tout de même je savais que je ne le supporterai pas aujourd’hui, parce que ça ressemblerait trop à hier, ça ressemblerait trop à la semaine dernière, ça ressemblerait trop aux mille putains de journées qu’on a passés ainsi à répéter la même inlassable comédie de deux individus qui se perdent à signifier leur existence. C’est dans les pommettes que ça se passe, on essaie on essaie, on essaie quand même mais y’a rien à faire, ça vient pas. C’est coincé dans la gorge. Rien qu’à l’idée de mentir à nouveau à propos du travail dont c’est vrai, j’avais un peu abandonné la recherche, de mentir encore, toujours, de se rassurer que demain peut-être tout ira mieux, que peut-être demain a deux bras ouvert pour moi, pour nous et pour l’avenir radieux, toutes ces saloperies où l’on on noie nos corn-flakes dès le petitdéjeuner, avec lesquelles on se trahit, avec lesquelles on se bricole une espèce de mimique bancale, j’y croyais pas moi-même, ni à mon salut ni à une quelconque solution d’ailleurs, et je voulais plus continuer à mentir à mon daron, parce que ça me perforait l’estomac rien que d’y penser. Sans blague, faut une détermination d’athlète pour continuer à se mentir chaque jour de la semaine avec autant de pugnacité. On est juste des putains d’inlassables génuflexions. Moi je savais très bien les ratiocinages féroces qui m’attendaient là, sur le portemanteau, entre le plancher qui grince et la porte de l’atelier qui s’entrouvre, les chicanes domestiques tire-bouchonnées, les vétilles tortues, empoisonnées, et j’avais pas du tout envie de ça, de devoir défendre mon morceau, grignoter, grappiller encore, justifier mon néant par de beaux sous-vêtements. Trop de mots, trop d’arguments juste pour tambouriner sur des casseroles. J’allais faire comme je faisais la plupart du temps, c’est-à-dire que je rentrerai très tard en faisant le moins de bruit possible lorsque je passerai devant l’atelier de Papa. Je suis mieux dehors, c’est comme ça, parce que quand je suis vraiment en forme, dehors ça me semble un invraisemblable trésor, un truc sans fond, qu’à pas de fin, qu’à toujours une alcôve, une nouvelle porte à la dérobée. Je peux pas me décoller, c’est trop bon à mater. Je regarde la Seine, les lueurs qu’elle charrie, tout Paris dans cette écaille multicolore, et j’ai comme l’impression d’être milliardaire pour pas un rond. J’inspire et je sais bien que c’est rien que de l’air, des bouts d’azote, d’oxygène, rien de bien sérieux, et pourtant, pourtant j’ai l’impression d’inspirer des planètes, des univers parallèles où la musique serait un gaz, un palais bâti sur l’empire du silence. C’est vachement compliquer à expliquer, mais une chose est sûr c’est que dehors ç’a indiscutablement une 154 peau et que de temps en temps, quand j’ai l’humeur qui s’incorpore, je la sens comme une amoureuse qui s’enroule. Comme une explosion passée au rouleau à pâtisserie. Disons qu’il y a le temps et l’espace, et qu’il y a les deux ensembles. Sans blague, des fois même il me vient le rêve d’habiter sur le trottoir. Pas comme les putains hein, ni comme les clochards Ŕ je veux dire que j’habiterais un lieu caché, confortable et chaud, avec rien du tout qu’une cuvette pour aller faire caca, un sac de frappes et une grande baie tintée. La baie qui donne en plein sur la rue et les gens de dehors qui me voient pas, qui croient que c’est rien qu’un miroir et y’aurait les belles femmes qui se regarderaient dedans et les moins belles aussi, et même peut-être quelques pédales, quelques gommeux, et elles regarderaient dedans pour remettre correctement les flammes de leurs cheveux et elles regarderaient profondément dedans et je serais collé à l’autre face du reflet à me brûler silencieusement et j’imaginerai que ce regard n’est pas pour un autre homme, qu’il n’est pas pour une autre séduction, qu’il est seulement deux yeux écarquillés clouant mon souvenir à sa page bleutée. On se regarderait fixement et la pluie tomberait loin de nous ; je me serais transformé en un reflet sémillant. J’approcherais ma main du visage irréel, faille lumineuse dans le temps, et la fumée se disperserait dans la rue en battant des ailes, laissant un arc-en-ciel, l’odeur du bois brûlé… Cinéma grand format ! Format paupière inflammée, pupille adamantine ! Pas de chiqué ! pas de mouchoirs pour la morve qui s’exhale gaiment ! La joue collée à la panse poilue de la nature humaine, qu’il sera bon d’embrasser la moindre de ses manifestations ! Un coup de pinceau par ici, par-là, hop ! hop ! La cuisine fumante du monde. Les étoiles filantes descendues des vallées. Je verrais tout, tout vous dis-je ! tout l’échantillon exhaustif de l’humanité, je veux tout renifler ! Il y aurait les affairés, les estropiés, les écorchés, les larves, les escargots, les magnifiques, les ployés, les pustuleux, les glaireux, les grand-brûlés, les rongeurs, les renards, les loups, les coquets, les précieux, les puants, les malhabiles, les clopin-clopants, les malades, les fous d’amour, les fous de jalousie, les cœurs de laitue, les solitaires, les solitudes, les inspirés, les coulants, les baveux, les liquides, les bastonneurs, les édentés, les cocaïnomanes, les héroïnomanes, les érotomanes, les mélomanes, les syndiqués, les paranoïaques, les idéologues, les démagogues, les gynécologues, les religieux, les communistes, les fascistes, les marxistes, les progressistes, les carriéristes, les barbus, les imberbes, les parasites, les scatophiles, les terroristes, les pédés, les brisés, les silencieux, les muets, les rougeoyants, les épineux, les ascaris, les gélatineux, les peureux, les désespérés, les casseroles, les cow-boys, les chiens, les galeux, et les paumés, beaucoup de 155 paumés, des paumés de partout qui se perdent à l’infini pour se retrouver et moi, cul-nu sur ma cuvette en train de chier, je participerai à ma façon à la marche instable du monde en le bénissant d’exister. Des fois je plongerai ma tête dans l’eau jaune pêcher quelques cannettes de poisson-bière et regarderai ma panse gonfler sous ma vessie noyée dans la pisse et l’ivresse. Sous toutes les saisons, sous tous les temps, sous tous les états instables de la matière je regarderai les jours s’empiler et disparaitre, les châteaux de sable fin défier le jusant, les tempêtes, je regarderai le soleil s’ouvrir, retomber et rebondir, toutes les nuances du ciel clignoter mille yeux papillonnants, je verrais la vie sous tous les angles, à toutes les heures de la journée, le jour immense beau de la tête aux hanches, des hanches aux pieds ! le matin dur, encore pris dans la glace, froid et immaculé comme les poignées de cuivre que lustre la concierge, dans les reflets desquels flottent les yeux pochés des damnés, damnés par le réveil, carcasses de rêves accrochés à la joue, et le froid s’exhale par petits nuages des bouches haletantes, hébétées, la grande gueule du métro, les bousculades pour une place parmi les crocs et les crachats, les insultes, les dents taillées en canifs à cran d’arrêt, la musique dans les oreilles et la grimace au plafond, et les murs qui suintent une lumière d’hôpital tandis que dehors un homme a fini sa nuit de travail et regarde la grande Dépouille sortir de son inanité, un coup de balais devant un café, une tasse brûlante, l’heure du marché, les caisses qu’on empile, qu’on éparpille, la panse des fruits, multicolore, entrelacs d’essences, un rubis perdu dans les fraises, le scalp vif des bêtes, des poissons luisants, les cristaux de glace avachis sur le béton, la voix burinée des marchands, leurs mains épaisses, leur rire franc par-dessus la peau drue, les vieilles matinales qui tourmentent la marchandise, les caddies emballés dans le tartan, et puis le soleil qui s’échine sur le monde en le suppliant d’aimer, et puis l’engrenage qui tourne sur lui-même et midi crucifié dans ses peines, la grande cheminée des usines au loin, les piétinements du bitume, entrechoquements de couteaux, de fourchettes, un steak pétille dans le gras, la viande molle, le jus gris, les hommes mordus au cœur d’eux-mêmes, l’engrenage qui roule et brise les montres, les aiguilles, pas assez de temps, jamais assez de temps pour vivre on nous vole les instants, on nous les déchire des lèvres, des mains, les entrailles font des brûlures en pensant à demain qui ne viendra peut-être jamais, le ventre mou, le temps ductile, coups de poings dans le néant et l’engrenage qui tourne et s’heurte au coton, les rideaux de fer, la fermeture des magasins, une dernière cigarette dans le jour qui saigne, l’agonie des ultimes nuages, la paix pour un infime instant, et l’engrenage rouillé qui poursuit sa molle révolution, et les corbeaux, et les ténèbres qu’hurlent 156 l’asphalte, les femmes qui sortent dans un fracas de parfum, dans une odeur de diamants, les corbeaux qui font bruisser les crânes blanchis en les effleurant du bout de l’aile, les noyés, les réverbères qui pensent et grésillent et la lune pâlit au loin, la lune silencieuse si seule dans sa bassine de gazoil, les loups en haut des collines perdues qui lui supplient d’en finir une fois pour toute ! l’alcool glougloutant dans les ornières de merde, d’amertume, l’ivresse qui casse son verre, un baiser au beurre noire et une femme susurre à bientôt pour ne pas dire ADIEU, un baiser, une promesse d’éther, un chewing-gum de putain, une hyménoplastie, et les écueils où l’on s’écorche l’envie, la chair qui coule et la nuit détrempe son linge, linge tâché de foutre et de sang, tandis que les paillettes dégoulinent, et la sanie coule le long des murs, éclabousses les obscurités, les ombres mouvantes jouent avec les pensées des réverbères, le festin des crocodiles en ombres chinoises et les corbeaux battent des ailes et le ver sous la peau enfle du pus qu’il couve, la braguette qui se déchire et l’éjaculation de la fange, un coup rein, un feu rouge, la pluie battante sur un cadavre, un infarctus, un prématuré, un trait d’argent, une incision dans l’aine, une seringue rouillée, un croque-monsieur croustillant à quatre heure du matin, un café noir, le sommeil comme une balle dans la tempe, une envie de ne plus jamais voir le jour se lever, un billet de cent euros, argent noir, argent maudit, et une porte de voiture qui claque, des talons aiguilles désorientés, picorant les graviers d’un chemin tortu, un trait de voiture au loin, une sirène charme les cauchemars et dans les recoins humides les clochards fument un mégot noir en regardant le vide hébété, l’horizon qui les a oublié, et puis la pluie tomber, leurs cheveux en paillassons, et puis une dernière gorgée de fort tandis que la lune pâlit et que les trottoirs croulent sous le dégueulis des noctambules, les rats ripaillent et un charognard trouve un cœur de femme dans les poubelles, un noyau d’abricot, la nuit noire comme l’esprit des hommes, le silence immense qui engloutit la cité, les marteaux subtils, l’apaisement et un baiser, un soupir, une respiration clair et la paix entre deux massacres, la lune cherche ses clés de bagnole tandis qu’une porte s’entrebâille dans l’obscurité, une portugaise balaie un hall d’entrée, la porte claque, un nouveau coup de poignard, un nouvel avortement, les bottes en caoutchouc crissent sur le matin frais, le matin qui a l’air d’un coquard, les bottes descendent les escaliers propres du métro et marchent sur les flancs de l’engrenage, et l’engrenage grince, se remet en branle laborieusement, les carcasses de viandes pourrissent sur leurs crochets cartilagineux… Feuille d’arbre errant de printemps en printemps, je vais parcourir le monde par ses frondaisons Ŕ vivre en se laissant exister, flanqué d’un simple sourire en 157 attendant la prochaine bise, le prochain rouge-à-lèvres, en ne demandant rien d’autre qu’une lumière de fin de journée, un dégradé de roses et violets découpé par quelques silhouettes de femmes impossibles, voilà ma manière d’appréhender la liberté ! Comment se lasser d’un monde qui a tout à offrir à celui qui se tient prêt ? Je veux tout voir, tout connaître des choses du monde innombrable, je veux tout comprendre des rouages qui font s’ébranler cette course insensée ; je veux rougeoyer sur toutes lèvres, butiner à toutes les fleurs, tous les pollens ; je veux voir à quoi ressemble l’humanité quand elle se décrasse la chatte par-dessus le bidet. On s’hérisse de cils pour s’attirer les faveurs des magnétismes insoupçonnés ! On serre chaudement la main aux mille équations ! en se disant qu’il y a bien quelque savoureuse inconnue à déshabiller, derrière cette putain d’obscurité. Peu importe l’indifférence du chenil, des civilisés, il faut laisser hyènes entres-elles, les laisser se disputer leurs ossements surannés, ceux qui ont goûté cette vive chair, qui l’ont éprouvée, ceux-là ne se contenteront plus jamais des abats qu’on veut bien leur daigner. Tout prendre, tout s’emparer ! Le monde au visage poupin ! Le monde si rose, si charnu ! Tout souffler d’un revers de main. Aujourd’hui encore pincer la peau, entrelacer les sourires à la même phrase, faire sa modique place de clarté à celui qui n’existait pas cinq minutes auparavant, qui n’existera plus jamais à nouveau, dans le flot des heures affamées, et être le témoin, le témoin du bourdonnement, de la ruche foisonnante, témoin du temps immense, et le marquer à la pierre blanche de sa chair minuscule, parce que la vie n’est pas morte et le miel n’est pas suri, il est trop facile d’accuser l’époque, d’accuser les salauds, aujourd’hui n’est pas si différent de l’hier d’il y a cent ans et aujourd’hui comme demain tout est possible, tout est offert à celui qui n’a peur de rien, alors à quoi bon pleurer un défunt que l’on a pas connu ? à quoi bon pleurer la pourriture, la vermine des temps perdus ? Tout est là rien n’a disparu, rien n’est jamais venu rien n’est jamais parti, tout est en soi Michel Ange l’a dit, il l’a dit, il s’est fait violence le saint Homme, il a pris un marteau, un burin, pour délivrer sa Pietà du béton Ŕ du béton raye la verdure, les fleurs, la nature envolée, et alors il ne fait plus jamais gris dans le pays de celui dont l’œil a apprivoisé la couleur, l’immensité, et les barrières ne paraissent plus qu’une simple haie ! Alors on galope ! on galope dans l’immensité verdoyante, enivré de l’espace, des multiples routes sans destination, des lointains paysages où verser musique et chaos, on contemple l’horizon, animal sauvage, chien enragé, et qu’importe les mirages brûlants, les coutures aux talons Ŕ hors des mors l’horizon est immense, il ressemble à une pucelle exposant ses quelques milliards d’hymens. En interaction constante avec 158 la moindre trace d’humanité ! Quitte à saupoudrer le gaz, les étincelles ! Un jour j’écrirais un traité rien que sur la question, je l’appellerai L’IMPROVISATION DE L’EXISTENCE ou un esthétisme de l’absurdité et j’exposerai ma théorie point par point. Les gens liraient ça dans le métro, jetteraient un coup d’œil au-delà de l’incendie de ce logos, verraient leur voisin à la même page, au même nœud, et alors se feraient un petit clin d’œil complice, ou un sourire effarouché derrière la quatrième de couverture, un signe, un quelconque signe, ON EST DANS LE MÊME CAMP, MON GARS, PUISQUE DE CAMP, Y’EN A PAS, avant de reprendre la brillante lecture le cœur cognant jusqu’aux oreilles ! Ils sont tous là et finalement ils attendent tous la même chose, tout le monde sur sa rive timide qui n’ose faire un pas, l’œil traînassant un peu partout, sauvage, insaisissable, tous un peu hésitants, attendant seulement qu’on vienne leur secouer la pogne ! Mais oui, mon gars, mais oui ! Toi aussi t’es vivant ! Mon pote, je vais te dire quelque-chose : c’est même bien la seule chose que tu doives être ! Allez mon gars ! allez ! Comment qu’tu t’appelles, déjà ? Enchanté ! Enchanté ! Allez viens mon gars, on va aller détruire les murs qu’ont posés ces fils de putes de maçons ! On va leur montrer qu’on a pas peur d’être des hommes, des hommes qui savent encore rire et puis s’émouvoir autre part que dans une salle de cinéma, des hommes sautillant comme des pucelles dans un immense pré, des hommes qui n’ont pas peur d’être des pucelles parce qu’une pucelle attend tout d’une nouvelle journée ! On se lèvera le matin en affranchissant le soleil : « AVE BEAU MATIN BLEUTÉ, CEUX QUI VONT MOURIR AUJOURD’HUI TE SALUENT À JAMAIS ! » Celui qui comprendra qu’il n’y a rien d’autre à perdre sinon sa vie, celui qui se lèvera le matin avec l’impression renouvelée d’avoir gagné à la roulette russe, qui regardera le verre vide du ciel en sachant qu’il faut se salir les pieds pour boire son vin quotidien, tandis que des gens sur leur canapé meurent de faim, tandis qu’ils regardent le temps s’en aller, celui qui s’aspergera d’essence et voudra bien déchirer sa cage d’os brisée, ses vêtements, qui rugira à la face du Diable en lui disant d’aller se faire enculer, qui prendra entre ses mains sa bite, ses tripes, sa paire de seins, en n’ayant pas peur d’aller les broyer contre le 159 visage des portes fermées, celui qui descendra dans la rue avec l’appétit insatiable de découvrir un nouveau met, celui-là saura que le monde des hommes est cruel mais que c’est le sien après tout, et qu’il lui faut être bon, être meilleur pour réussir enfin à l’aimer, et que c’est bien cela l’unique chose qui compte puisque c’est le seul qu’il verra jamais. 160 Un gars préparait un numéro, au début de l’avenue, juste en face de l’Arc. Il pose sa baffle et allume sa musique. APPROCHEZ, APPROCHEZ ! N’AYEZ PAS PEUR, JE SUIS VÉGÉTARIEN, JE NE MANGE PAS LES HOMMES ! À force d’élucubrations et de crawls dans le ciel, les projecteurs s’amoncellent autour de sa minuscule personne. Tout maigrichon, ferme et bombé comme un nœud ; il est pas bien gros, à peine plus qu’un poing, que la pomme d’Adam. Il a une mâchoire de dogue, quelque-chose de tendre et d’anguleux, la mandibule tannée, c’est goût de l’os et de la carne. Les gens s’arrêtent, ils s’arrêtent comme ils le feraient pour une distribution de biscuits apéritifs, ou une publicité en langue étrangère. Ça bouge, voilà tout. On fait appel à leur substance, eux qui ne sont faits que d’automatismes ; ils ont des têtes de veaux distraits par les mouches. Face à cent personnes qui attendent de le voir mourir ou s’envoler, n’importe quoi qui puisse forcer la serrure d’un cercueil, il va leur montrer sa manière d’exister. Il va leur montrer le bruit des couilles qu’on fait parler Ŕ le bruit de la sueur, de la faim, de cette oreille sourde qui résonne quand le tibia percute les portes blindées. Mais d’abord ! un peu d’échauffement ! Une ! deux ! Une ! deux ! Hop ! Hop ! Il faut bien maintenir un peu tiède l’haleine du chaland. Il a des esprits lourds, plombés, qu’il va lui falloir emmener dans sa petite chromosphère piquetée Ŕ faut qu’il mange, qu’il étincelle ; il jette au centre son clin d’œil insolent comme une volée de bijoux. Il rafle tout le monde dans sa cape, il les lance en l’air et bon Dieu ! on verra bien ce dont ils sont capables une fois là-haut. Torse-poil et sourire tout plein de suie, le voilà qui papillonne d’acrobatie en acrobatie en prouvant que la pesanteur n’est qu’une idée abstraite dont on peut se débarrasser. Il sourit, il sourit comme une crampe, comme un ongle cassé, son spectacle raconte l’histoire d’un homme qui danse parce qu’il ne veut ni courir ni s’arrêter, il danse parce que c’est ce qu’il sait 161 faire de mieux, il danse comme les assassins assassinent et les seigneurs la guerre. Entre deux pirouettes, il plaisante avec la foule, il la tisonne gaiement Ŕ et allons donc ! on tape dans la caillasse pour qu’elle se fende d’un pauvre sourire sec, de quelque caquètement escaladant la basse-cour. Qu’est-ce qu’elle comprend la foule ? Elle voit rien du drame la foule depuis l’œil blanc de ses téléphones. La foule, c’est jamais qu’un tas de figurant dans un film tournant à vide. Ils tueraient pour être personne, tout plutôt qu’eux-mêmes. Mirettes écarquillées, ils filment ! ils n’en perdent pas une miette !... qui sait ? Peut-être qu’il y aura une bagarre, un mort, une explosion, quelque-chose qui intéressera le journal télé. Ils rangeront ça dans les poches, l’emmagasineront dans une mémoire de pièces détachées avec les autres souvenirs d’endroits où ils n’ont pas vraiment été. Quelques-uns pas tout à fait blasés applaudissent, d’autres bâillent, regardent l’heure tourner sur elle-même, et qu’est-ce qu’on mange ce soir, chérie ? une entrecôte ? une pizza aux champignons ? ils croisent les bras et attendent, ils en veulent toujours plus, toujours plus de fantastique, de bruyantes émotions, ils veulent des héros et des grosses bagnoles, ils veulent oublier tout ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire une brassée de fauteuil pourrissant dans les popcorns, une triste salle de cinéma. Peu importe il veut rien entendre notre champion, il ne s’arrête pas, il se disperse comme un poudroiement, ma parole c’est une étincelle ! Des pirouettes ! des pirouettes ! des pirouettes ! il étire à l’infini les matières élastiques du corps, il branche ses mouvements au courant électrique de sa vitalité, il en a trop plein ! il en déborde ! il en éclate par émaux salés ! il s’échine, il papillote un peu, vrai, il se donne à fond comme s’il n’y avait plus rien après, comme si c’était la dernière fois qu’il vivait, et comme tout bon artiste il attend la fin pour sabrer le champagne BAM !... sa poitrine explose dans la musique de fin, la tête en l’air et son cœur essoufflé dans les paumes le show est terminé... BRAVO ! BRAVO ! MERCI MESDAMES ET MESSIERS, J’ESPÈRE QUE CE SPECTACLE VOUS A PLU, S’IL VOUS PLAIT NE PARTEZ PAS C’EST DE ÇA QUE JE VIS, CECI EST MON MÉTIER, CECI EST MA VIE, ALORS S’IL VOUS PLAIT NE VOUS ENFUYEZ PAS, UN PETIT BILLET OU UNE POIGNÉE DE MAIN SI VOUS N’AVEZ PAS D’ARGENT, OU RIEN QU’UN MERCI POUR ME SIGNIFIER LA QUELCONQUE VALEUR DE MA PRESTATION, MERCI BEAUCOUP, NE PARTEZ PAS ! VOUS N’AVEZ PAS AIMÉ MA PRESTATION ? C’EST DE L’ART POURTANT, DE L’ART DE RUE, JE SUIS PAS ACCROCHÉ À UN MUR DE MUSÉE, MAIS JE SUIS DE L’ART AUSSI… OK, OK, TRÈS BIEN, VOUS SAVEZ QUOI ??? ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! ALLEZ 162 TOUS VOUS FAIRE ENCULER, VOUS M’ENTENDEZ ?!!! ALLEZ DÉPENSER VOTRE THUNE À NIKE, ARMANI, MCDO, ALLEZ-Y VOUS EMPOISONNER VOUS ÊTES DE TOUTE MANIÈRE DÉJÀ MORTS ET ENTÉRRÉS !!! Seul face au monde, il a envie de lui coller la tannée qu’il mériterait. Il attend tout, rien, n’importe quelle minuscule dérisoire réaction d’être humain. On lui tourne seulement le dos, on le fuit discrètement. Lui lève jusqu’au ciel son chapeau, renverse les quelques pièces rouges qu’on a bien voulu lui laisser Ŕ VOILÀ CE QUE J’EN FAIS, DE VOTRE PUTAIN DE GÉNÉROSITÉ ! Les gens s’éloignent et le show est terminé et il est seul avec son corps, son cœur est en colère, les gens sont partis, et lui se gratte le crâne, comme après quelque-chose qui nous emmerde pas mal. Finalement il ramasse dans son chapeau les quelques pièces éparses gisant comme de la gerbe sur les ChampsÉlysées. Comme ça, je l’ai regardé un petit moment compter et recompter à l’infini son mince flouse et puis me suis dit, merde, allons lui tailler une petite bavette ! Cet homme avait du panache ! voilà ce que je me suis dit. Un homme qui botte le cul de son public un peu trop oursin à son goût, voilà quelqu’un mérite d’être salué tel un empereur romain ! C’était marrant, en un sens, ce gars minuscule et torse-poil qui insulte le monde de haut en bas, qui lui dit tout haut ses quatre vérités. Je lui ai offert du feu Ŕ j’ai toujours du feu, si jamais une gazelle en a besoin, voulez-vous que je vous allume, mademoiselle ? Ŕ et il s’est avéré qu’il était pas si désagréable que ça, il était à cran c’est tout, il s’en voulait même de s’être emporté. Il s’en mordait les doigts, parce qu’au fond c’était la règle du jeu, il savait ça. C’est juste que des fois, c’est pas supportable tout ça Ŕ tous ces agoniques tas de viande. « Ici mon pote y’a de l’argent, et c’est tout. Ils ont juste du blé. Ici c’est du bling-bling qu’il leur faut. C’est des flaques de pisse, ils comprennent rien du tout à la subtilité. Six euros mon pote ! Six putains d’euros ! Qu’est-ce tu veux que je fasse avec six putains d’euros, franchement ? Un sandwich ! Un sandwich à Auchan ! Merde, qu’est-ce qu’il leur faut ? Un black qui danse sur un braquemart d’éléphant ? Un désespéré qui se colle des bouts de verre dans le fion ? J’vais te dire, j’ai pas la fibre violente, mais putain, à voir comment qu’ils réagissent face à l’art, je comprends certains qui utilisent la méthode forte. Tu sais quoi ? Au fond, les voleurs de voiture ou de sac-à-mains, ça doit seulement être des artistes, des artistes qu’en ont eu marre. ŕ Dis pas ça, mec ; les sales soirées, ça arrive. C’est tout. Faut jamais tirer de conclusions des soirs de défaite. 163 ŕ Et qu’est-ce qu’ils font, eux, ces chacals ? Ils me matent faire le singe pour la pièce, et puis ils se tirent, comme des salopes, COMME DES SALOPES, ils vont dépenser leur bifton à McDo… qu’il me fait comme ça en balançant sa clope et puis en se redressant un dernier coup… ALLEZ DONC VOUS EMPOISONNEZ À MCDO, OUAIS C’EST MIEUX UN MCDO, C’EST MIEUX QU’UN SPECTACLE ! SALOPES ! » « C’est pas gentil de nous insulter monsieur parce qu’on l’a bien aimé vot’ spectacle et si on est parti c’est pas pour aller à McDo, c’est que la maîtresse elle nous attend parce qu’on a le car à prendre et qu’on doit rentrer dans nos maisons demain. Alors c’est même pas vrai qu’on va à McDo, et c’est même pas vrai qu’on a pas aimé vot’ spectacle. Alors c’est pas gentil de nous insulter. » C’est un des mômes qui étaient restés qui lui a sorti ça, tel quel, sans blague. Le môme il l’a regardé dans les yeux, bien dans le fond des yeux, sans bouger, sans ciller, lui aussi il avait l’air en colère à la vérité, ouais, il en avait gros sur la patate le môme, il avait l’air de l’attendre en fait, parole qu’il était prêt à en découdre s’il le fallait ! « Ça va, ça va, mon pote. T’énerves pas, c’est pas après toi que j’en ai. ŕ Ouais bah quand même, il a dit. C’est pas une raison, qu’il a fait en desserrant finalement les poings. » Le petit gars s’est tiré avec son cartable et on est resté comme ça un petit moment, lui qui assassinait ses cigarettes et moi qui regardait mes pompes, sans savoir trop quoi dire. « Franchement, il était bien ton spectacle. Moi j’ai bien aimé. Le moment, là, le moment où tu retires ton cœur de ta poitrine sur la musique au piano qui se termine, franchement c’était vachement classe quoi. ŕ Ouais, ça t’a plu ? ŕ Ouais, c’était chouette. Chouette et propre. Je veux dire, ça se sent que ça fait un bout de temps que t’es du métier. ŕ Ah ouais ? ŕ Ouais. T’as du style et rassure-toi si les gens par ici n’y sont pas… réceptifs. ŕ J’en ai ma claque de ce putain d’endroit… Six euros, tu le crois, ça ? Depuis le temps que je danse, c’est la première fois que ça m’arrive. ŕ Ça fait combien de temps que tu fais ça ? ŕ Neuf… dix… douze… Quatorze ans mon frère, quatorze ans, il m’a fait comme ça avec un sourire de vieil enfant qui compte sur ses doigts. La vérité mon frère, ça commence à faire longtemps. Ça fait trop longtemps. La vérité 164 j’en ai un peu marre, des fois, qu’il m’a fait comme ça, et ses yeux étaient immenses, avec des plis à leurs coins, yeux luisants, fiévreux, magnifiques, plus vivants, plus fatigués que mille humains, et je l’ai regardé dans les yeux tandis qu’il fumait sa clope en regardant les gens défiler, et j’ai vu dans ses yeux comment tout fini, d’un côté ou de l’autre les impasses se ressemblent, j’ai vu ses yeux, son destin baignant dans une bassine de gasoil, celui des hommes de la rue, chez eux partout et nulle part à jamais, ni foyer ni personne, juste soi-même et la terre sans repos, et les années, les années bleues, années cruelles, années d’un instant, la vie la mort et sa douleur entre les deux, brûlant toujours plus de pas loin des toits, des constructions, voués uniquement au soleil, à la perdition, homme grignoté, effilé, assassiné par sa propre passion, vaincu par l’avenir car il n’y a plus rien à force de le fuir il s’en est allé, le pain de la rue se rassis avec l’âge c’est ainsi, au fond on sait où se disperse la poudre à canon, dans quel ciel s’écrase tout coup de révolver, je me suis vu dans son visage, les mêmes tessons d’une peau sauvage, cette brûlure solitaire qui en veut à tout le monde, qui veut le monde, l’univers en entier, cette morsure anonyme crucifiée à une plaque d’acier ; j’ai vu ce qui attend tout homme qui a décidé de se vivre et de vivre pour lui-même, et ça suffit sûrement pas, sa seule carcasse de spartiate, sa seule détermination adamantine, rien ne suffit jamais de toute manière, l’homme c’est un nœud d’intestins creux, et rien ne suffit jamais, il lui faut une femme aussi, un Dieu, un fauteuil ou un trou, n’importe quoi, n’importe quoi d’autre, pourvu qu’il étouffe sa claudication dans le monde jusqu’au dernier TAC de sa bombe. Ce que je vous raconte, c’était sur les Champs- Élysées. Coin puant, coin obscène, à bien y regarder y’a rien de sérieux là-bas, on y trouve juste l’agonie d’un monde dans sa vitrine de trophées. 165 Bon, bon, je me suis tout de même assis sur un des bancs qui faisaient face à l’Arc Ŕ j’ai choisi celui où y’avait quelqu’un qui y était déjà. Un gars un peu ratatiné dans son manteau, avec un chapeau et des sourcils immenses, si immenses les sourcils qu’on aurait dit que son chapeau était posé dessus, en fait. Des sourcils de vampire, ma parole ! J’aimais bien sa gueule, à celui-là. M’avait l’air seul, seul comme moi, comme tous les hommes. Bon Dieu ! j’avais une de ces envie de bavasser d’un coup, j’aurais bavassé à n’en plus finir si ça ne tenait qu’à moi ! J’avais des choses à déclarer. Ouais. Causer et battre la lune, la voir qui roule sur l’autre hémisphère tout épuisée, et vous qui êtes toujours là, comme un fond de bière tiède, à débattre de femmes ou du sort de l’Humanité. « Aaaah, j’ai fait en posant mon cul. Ça fait du bien… ŕ … Drôle de Dimanche, pas vrai ? ŕ Mouais. ŕ Le mien en tout cas était vachement bizarre… Ouais. Il était… bizarre. Y’avait du monde au balcon ! Une putain d’émeute, si tu vois ce que je veux dire. Ma parole, y’a certaines journées qui ressemblent à la poitrine d’une femme enceinte. ŕ Ouais ? ŕ Ouais mon pote. Toutes ces garces qui me courent au cul… ŕ … Je te jure. Elles me laissent pas une minute de répit. Putain ! j’ai plus rien dans les tripes. Niet ! Nada ! Elles m’ont raclé les couilles comme un chaudron. ŕ Ouais ? ŕ Ouais mon pote. J’suis écrivain, tu comprends. J’écris de la poésie, mais ça se voit pas Ŕ c’est seulement celle-là qui vaille le coup, d’ailleurs. C’est un peu pompeux aussi, parfois, ça je le reconnais… Mais c’est le genre de trucs qui 166 plait aux femmes… Les pauvres, elles comprennent rien à l’art. D’un côté, je les plains un peu… ŕ … Bon Dieu ! Quand même, quelle bande de mouches à merde ! Ah-ah ! Des mouches à merde, parfaitement. Elle est pas mal, celle-là. Je la note pour mon discours à l’Académie... ŕ … T’aurais pas une clope toi ? Putain une bonne cigarette pour clore tous ces débats à la con, voilà c’qu’il me faut… ŕ … Merci, c’est sympa… ŕ … Exactement ce qu’il me fallait. Merci encore, mec… ŕ … Aaaah, quel air ! Quelle fraîcheur ! On a l’impression d’être en Bretagne ! Mais c’est vrai en plus ! C’est exactement ça. La Bretagne... ŕ … T’es déjà allé en Bretagne, toi ? ŕ Non. ŕ Tu rates rien. Si y’avait pas toute cette bière, on s’y ferait rudement chier… ŕ … Moi j’y suis déjà allé en Bretagne. Bon Dieu, la plupart du temps, t’as l’impression de patauger dans de la carcasse de langouste… ŕ … De la carcasse de langouste, parfaitement !… Mais y’a des fois où c’est chouette aussi… ŕ … La nuit, par exemple… t’as des étoiles de partout la nuit, énormes, immenses, jusque sur les cils, sur la peau, dans les chaussettes, partout je te dis qu’elles sont, comme le sable, c’est pas imaginable comme c’est lumineux, t’as l’impression d’être un marin, une espèce de vieux sage qui interroge sa contemplation… ŕ … Aaah, une cigarette et la nuit pour te rafraîchir, les idées, voilà quelquechose de plaisant. Pas de patron pour t’emmerder, pas de femmes pour couper ton inspiration. Voilà qui est bon. Pas vrai ?... ŕ … Au fond, on a pas vraiment besoin de s’emmerder avec toutes ces conneries… ŕ … Je veux dire, quoi, c’est intéressant, bien sûr ; mais pas trop. ŕ Tu sais vieux, qu’il me fait comme ça d’un coup, en surgissant de son silence. Les femmes c’est comme le reste… C’est comme le reste. Faut être capable d’encaisser et de savoir perdre d’temps en temps. L’seul truc, c’est qu’il n’faut pas trop y prendre goût… pas trop y prendre goût, ouais… Faire des erreurs, pourquoi pas… mais j’imagine que c’est quand même mieux de les éviter. Putain, je veux dire, on perd tellement de temps avec la douleur, tellement de temps… Bon… Ravi d’avoir fait ta connaissance. J’vais rentrer 167 chez moi. Faut que j’dorme, j’crois. Bonne chance pour tes bouquins, il m’a fait en se tirant. » J’ai même pas répondu, tellement j’étais estomaqué… Bon Dieu ! L’affreux salopard ! L’horrible, le méchant mildiou ! Un peu plus qu’il m’aurait collé le cafard ! Salopard ! broyer du noir c’est rien que gâcher la lumière ! J’ai plutôt regardé la Tour Eiffel, là-bas au fond, se masturber l’éclat. Voilà quelque-chose de grandiose, mon vieux ! C’était un peu trop, mais faut avouer que ç’avait quand même de la gueule. Fier d’être français, nom d’un chien ! Fier comme Cambronne sur un champ de bataille anglo-saxon ! Le crâne dans deux splendides couilles de gaulois, voilà ! L’épididyme fait un excellent fil dentaire et le crâne mou des spermatozoïdes renferme la moitié de l’impossible secret. Et ouais, cent pour cent français, mon gars, une bite énorme et des tripes en acier trempé. Je suis le plus grand queutard d’hallucinations et de fantasmes depuis qu’est tombé le Roi Soleil ; quand j’ouvre ma braguette, il roucoule, rayonne dans ma bilirubine, entrelace son lys munificent à l’ammoniac de ma collerette. Merde ! hurle Cambronne depuis mon rectum tricolore. En joue, tirez ! Tirez, tirez, nom de Dieu ! Pour l’Empereur, pour la France, jusqu’à la mort s’il le faut ! Ne flanchez pas, pas maintenant ! Que nos fils soient fiers de leurs aînés ! Qu’ils accrochent nos génitoires en médaille à leurs poitrines, voilà, parce que la dernière balle sera notre cœur, vous m’entendez ?! Mourrons les tripes criblées de France ! Bang ! Bang ! Bang ! Qu’est-ce que c’est ? Foutez-moi la paix ! Mon Général, mon Général ! Qu’est-ce que vous me voulez, Dumornoeud, sacré fils de pute ?! Ce sont ces salopes de Prussiennes, mon Général. Ces salopes de Prussiennes nous la mettent à l’envers ! J’en étais sûr ! quelle bande d’affreux blutwursts !!! Mon Général, mon Général ! Nous allons mourir ! Mourir ?! En voilà une drôle d’idée ! C’est facile, ça, que de mourir ! Nous allons y rester, voilà, fichés ici à jamais comme des triques immortelles ! La Garde Impériale mourra, oui, mais elle le fera tête face au ciel ! Passez-moi l’pinard !... Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que cette étrange chose ? Une poubelle qui brûle ! Une poubelle aux roulettes folles ! Qu’est-ce que vous voyez, Dumornoeud ??? Mais parlez, bon Dieu ! Je vois… je vois une excroissance concave, une espèce de peau de banane, un poulpe peut-être ? Un poulpe suçotant des cailloux enduits de lubrifiant. Bon sang, mais c’est affreux ! On dirait un prépuscule ! C’est une drôle de chose, mon Général, je vous l’accorde volontiers. Mais c’est qu’elle vient vers nous en plus, cette épouvante ! Tirez, tirez, abattez-moi cette ordure ! Nous n’avons plus de munitions, mon Général ! Ah, merde hein ! Qu’est-ce qu’on fait ? Tonio ! 168 Tonio ! qu’est-ce qu’on fait ? (Éclaircissement de gorge, subtil grattage de testicules, rot magistral, poivrons jaunes dans l’oreille, ma malléole médiale ressemble aux Invalides sous un ciel de flammes) Je m’en occupe, les gars. Je gère, j’ai l’habitude : il vous faut savoir que j’attire la gueusaille. Ouais ouais, les clodos c’est mes potes, c’est mes amoureux, ils viennent pratiquement à chaque fois que j’ai pas envie de leur causer. Mais je leur pardonne ! il n’y a qu’eux qui viennent de toute manière. Celui-là, je l’avais repéré immédiatement avec sa démarche innocente et son petit air de malin Ŕ ce qu’il voulait lui, c’était de la galette. À Paris, y’a une personne sur deux qui cherche de la galette et l’autre à la dépenser. Le truc, c’est que les communications entre les deux sont tout à fait limitées. Le seul fil qui les rattache, c’est un poil de cul. C’est comme ça. Lui c’était un roumain et je savais exactement quel tour il allait me jouer, ce petit malin. C’est le tour du gars qui a trouvé une bague en OR, en OR véritable juste sous vos pieds, mais qui la garde pas pour lui non, qui vous la rend plutôt parce qu’il est probe et tout. Sauf que la bague c’est du TOC et que si vous la récupérez en vous imaginant que c’est de l’OR, vous l’avez dans l’OS. Parce qu’entre temps, il vous aura bien réclamé un poil de flouse en échange du bijou. Finalement la bague elle vaut rien du tout et vous, vous lui donnez un tout petit mieux que rien. C’est pas de la grosse arnaque et chacun repart tout heureux d’imaginer avoir enculé l’autre. Y’a rien de méchant à tout cela, y’a comme qui dirait pas mort d’homme – n’empêche que ça ressemble quand même vachement à notre manière de vivre nous autres, depuis quelques milliers d’années. Il est venu comme ça, un peu misérable, avec sa bagouse bidon qu’il m’a tendue. J’arrivais même pas à lui en vouloir. Il me faisait un peu pitié, à dire vrai. Je lui ai souri et tout, l’air de dire que j’étais un vieux de la vieille, et qu’on la faisait pas à un vieux de la vieille comme moi, moi qui le voyait recommencer son coup tous les jours ici. Du coup il a fait exactement le truc que j’aimais pas DU TOUT quand je fricotais avec un pouilleux. Il m’a tendu sa pogne et bien sûr celle-ci était agrémentée d’une superbe caroncule non-identifiée. Quelle rebutante curiosité ! Tous les galeux, les plus crasseuses têtes de râpe, ils veulent toujours qu’on se frotte à eux. C’est pas qu’ils pensent à mal, je sais bien, mais quand même, y’a des fois où on a pas envie de ça. Je veux dire, c’est pas vachement agréable qu’un mec qu’a plus de dents vous postillonne à la gueule, ou qu’il s’épluche les croûtes devant vous. Ce genre de trucs. Ça peut se comprendre, ça n’a rien d’inhumain après tout. Je me rappelle ce gars, là, cet espingouin qui s’appelait Jésus et qui puait un max l’égout et qui était venu me taper un peu d’oseille, on avait un peu causé aussi, il m’avait causé de sa 169 voisine, là, en Espagne, Raquel qu’elle s’appelait, une blonde, une infirmière vachement crème, et lui Jésus, il était amoureux d’elle, fallait qu’il retourne làbas l’épouser qu’il m’avait dit, lui déclarer sa flamme, son visage il me faisait penser à un morceau de guitare noyé dans les ordures, il était tout coagulé de froid et de larmes et au moment de se quitter il m’avait tendu la pogne et moi, et quand j’y repense je m’en veux encore, hein, je m’en veux à max, mais j’ai pas pu m’empêcher de faire la mou du gars un peu dégoûté, le gars trop propre sur lui pour ne pas être regardant avec ce qu’il fricote. C’était pas sympa, je sais ça, mais ç’a été plus un réflexe qu’une volonté d’être vraiment blessant. J’ai pas pu faire autrement, c’est comme ça, il puait la merde et puis c’est tout. Lui avait rangé sa main des flammes et sur son visage y’avait cette lueur qui lui rappelait d’un coup tout ce qu’il n’était que. Ouah, un moment on est resté comme ça, impossible de dire qui était le plus déprimé des deux. Finalement, il était retourné prêcher la petite pièce dans l’hiver interminable de la rue, avec son sac avec toute sa vie dedans qui faisait le bruit en étain de la casserole qui pendait à l’arrière. Je l’ai revu plus tard, pas à Pigalle mais près de ma fac cette fois et il avait pas changé et il n’avait pas l’air d’être sur le chemin de sa blonde, il avait toujours l’œil rougeoyant et l’air du gars qui va mourir de tristesse d’ici quelques instants. Une autre fois, je l’ai vu encore, mais avec un pote cette fois, et avec le sourire aussi, vers la Goutte D’Or. En fait le Jésus, je le croise de manière cyclique, surtout la nuit. Je suis content de savoir qu’il est encore en vie. Avec ce gars-là, le romanichel, malgré sa saloperie à la pogne, je me suis pas senti la force de lui refuser la mienne. Je savais qu’un sarcopte ou les tiques ou plein d’autres machins peuvent s’attraper rien qu’en S’APPROCHANT du foyer de contamination, mais je me suis dit que c’était trop salaud de lui laisser sa pogne comme ça, suspendue à mon dégoût. J’avais déjà refusé ma main à Jésus Ŕ une fois de plus et le Ciel me le pardonnerait sans doute jamais. Les dents crispées je la lui ai serrée et ça m’a fait l’impression de saluer la lèpre en personne. 170 Tout de même, si je devais dire oui ou non avec eux, je dirais plutôt oui. C’est pas qu’ils me fassent envie ni rien, c’est juste que parmi eux y’en a qu’on l’air de princes, vraiment ; faut les voir fumer une clope en regardant le monde s’affairer pour comprendre ce que je dis. Sur leurs visages calmes défilent de lents nuages qui chuchotent leur modique vérité : faut pas s’en faire, c’est tout. Moi ça me tue. C’est ces mecs-là, les pouilleux que plus personne ne salue, les ratés, les crapauds, les grosses barbes sales, c’est ces mecs-là qu’ont raison contre le monde entier, et je me dis : cette fois Tonio, tu sais ce que t’as à faire, et comment que tu dois le faire, alors un peu de panache, désormais ! Et puis j’oublie. Je me ramollie. Des trucs bidons mettent le désordre dans tout ça, alors toutes mes bonnes résolutions elles s’évaporent bulle de savon. Ainsi je marche et telle une illumination l’envie soudaine me passe de tailler une petite bavette avec ce gars, là, avec son petit chiot qu’il dorlote, ou celui-ci, qui joue de l’harmonica comme un fou qui voudrait effrayer les cauchemars Ŕ je fouille dans ma poche pour chercher une pièce, histoire de m’attirer les bonnes Grâces, mais comme j’ai souvent rien en poche je m’approche en leur faisant un simple sourire, et y’a puis des fois où ils me sourient aussi, et alors on commence à causer de tout et de rien, de la pluie, du beau temps, de la blanquette de veau en promotion de chez Casino, et puis d’autres fois mon sourire ils en veulent pas, et ils me disent d’aller faire un sourire chez les Qataris pour voir. Mais dès que j’ai le moyen de les gâter, alors mon vieux ! Prenons la fois où je travaillais à cet hôtel, là, celui qui avait malencontreusement brûlé, et bah le matin c’est moi qui faisait les petits déjeuners et qu’est-ce que je faisais moi ? Je me postais juste devant, sur le trottoir, tréteaux improvisés, avec dessus des montagnes entières de viennoiseries chaudes que j’avais faites cuire, et je disais à l’hôtel qu’il avait qu’à jeûner s’il était pas content, qu’est-ce que j’en avais à foutre des connards de l’hôtel ? cependant que j’ameutais tout le quartier, j’hurlais c’était délicieux, j’avais la fièvre du camelot, la voix bourrue et réconfortante, la grande claque 171 dans le dos ! je me prenais pour une espèce de catastrophe providentielle, un ange ultraviolent réincarné dans une plaquette de beurre assez vaste pour toute l’humanité. Ils venaient tous grouiller autour de la croûte mes mignons morbaques, comme des têtards ma parole, tous les têtards de Paris étaient au rendez-vous du samedi matin, cinq heure trente tapantes Rue du Départ, à roucouler gaiement une clope au bec, autour du damné distribuant l’hostie, ce démon grandiose galvanisant ses ouailles au nez et à la barbe des Puissants. ALLEZ LES GARS ! ALLEZ ! VENEZ DONC PAR ICI, Y’A DE LA VIENNOISERIE TOUTE CHAUDE ET VOUS SAVEZ QUOI LES GARS ? C’EST LE GRAND CAPITAL QUI RÉGALE ! GAVEZ-VOUS, MES PETITES OIES ! WALL STREET EN PERSONNE A BÉNI LA FARINE ! ALORS VENEZ DONC ! VENEZ DONC UN PEU PAR ICI SUCER LA QUEUE À L’ONCLE SAM ! VENEZ VOIR COMMENT QU’IL L’A BIEN BEURRÉE !... COMMENT ÇA ?... UN DEUXIÈME CROISSANT ?... MAIS PRENEZ-EN TROIS, QUATRE, QUARANTE, MON VIEUX ! Y’A PAS DE LIMITES ! PREMIER ARRIVÉ, PREMIER SERVI ! JE VEUX ENTENDRE VOS ESTOMACS EXPLOSER DANS LE BEURRE ET LE CHOCOLAT, VOUS M’ENTENDEZ ? JE VEUX ENTENDRE DU PET, DU ROT BIEN REPLET ! ALLEZ ! ALLEZ LES GARS, SOYEZ PAS TIMIDES NOM D’UNE CHAÎNE ! JE VEUX PAS VOIR UNE MIETTE DE GÂCHIS, VOUS M’ENTENDEZ ? Ils bouffaient tant ces crevards ! qu’ils rendaient tout incontinent sur le trottoir ! Moi je regardais mes clodos affamés, respirant l’odeur grasse des croissants, et puis leur vomi, leurs jurons, leurs inconsolables discordes pour un raisin sec, et j’imaginais avec délices la tête chauve du patron, son petit crâne rose qui se serait fait poussé une tragédie de cheveux blancs pardessus la calvitie, s’il avait vu ça. Un véritable drame, ma parole ! Tant et si bien que j’ai commencé à être connu dans le quartier, vrai, je me suis fait pas mal de relations parmi la gueusaille. Des mecs que je connaissais même pas me saluaient de loin, des petits clins d’yeux ci-et-là, des hochements de tête discrets, des gorgées de rousse qu’on me proposait en douce Ŕ une fois j’ai même entendu mon Nom prononcé comme une Prière, derrière une grosse poubelle pour les cartons, Boulevard Raspail. Sans blague, sous les ponts de Paris on me chuchote au coin du feu des mots légendaires. Il y a bien longtemps, en des temps plus bleus, j’ai connu ce gars, là, du côté de Montparnasse, il était beau comme un lion et s’appelait TONIO LE TIGRE… Et puis ç’a dû s’arrêter parce qu’une boulangerie à côté a prévenu le patron de mon petit numéro de philanthropie et que le patron m’a gentiment intimé de préférer la générosité 172 avec mon propre porte-monnaie. Après ça, j’ai préféré travailler plus discrètement, en sous-marin, en contrebandier si vous préférez, je distribuais le pain au chocolat sous le manteau, en loucedé comme on dit dans le milieu. Hé ! hé !… un petit croissant gratis, ça te tenterait mon vieux ? Dis à tes petits copains que y’a du beurre, par ici… Mais sois discret, vieux, des gars cherchent à avoir ma peau, dans le quartier. Dans ma rue, la Rue des Acacias, la plus belle rue qui soit puisqu’elle est celle où fleurissent mes plus beaux vers, mes plus nobles ténias ! je me suis demandé d’un coup si le mendiant qui traînait tout le temps devant la boulangerie était là, parce que j’avais bien envie de le voir d’un coup, lui et son petit sourire matou, ses petites paumes molletonnées. Doux comme un bâtonnet de miel ! Avec lui y’avait pas d’histoires il était propre sur lui et sans doute même qu’il se lavait plus que moi. C’est juste qu’il mendie dans la rue, mais il est propre ce mec-là, y’a rien à dire. On s’était disputés y’a de ça un petit moment, mais aujourd’hui je ne ressentais plus aucune rancune à son égard. Vrai de vrai. C’était comme qui dirait l’heure des Réconciliations. À bien y réfléchir, la paix c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Au fond sans l’égo, toutes ces conneries-là, y’aurait plus vraiment besoin de se faire la guerre. C’est qu’on prend les choses pas importantes trop à cœur, c’est pour ça. Moi je me sentais d’humeur à comme qui dirait enterrer la hache de guerre ! C’était qu’une fâcheuse histoire, après tout, une fâcheuse incompréhension. Ce qui s’était passé, c’est qu’il m’arrivait de lui donner quelque flouse de temps en temps, quand j’allais chercher la baguette de pain pour le pater. Lui se collait juste à la sortie de la boulangerie et je lui refilais un peu de ma monnaie. Alors ce bon vieux Bouddha dégarni vous donnait de sourire en or massif, de ses meilleurs boniments en serbo-croate moelleux. On repartait plein de bonnes intentions de son étreinte de boa douillet, ma parole on en avait presque les larmes aux yeux, des effusions, des embrassades et autres poignées de mains enflammées ! Merci ! Merci ! Merci ! Non, merci à vous, mon bon petit père ! Merci à vous de nous rappeler où se trouve le chemin du Salut ! Merci ! Merci ! À demain ? demain ? Je ne sais si je pourrais attendre demain, mon bon petit père ! Disons à très vite, en espérant voir flamboyer à l’infini ce sourire Prodigue ! Deux foutus boy scouts, ma parole. Quand on le croisait dans la rue, lui vous repérait des kilomètres à la ronde vous faisait des sourires de loin, des œillades à fondre bougie d’anniversaire ! Sans blague, il vous jouait du charme le petit filou. Et puis petità-petit, ça s’est embourbé, ça s’est noirci au centre si je puis dire, c’est comme devenu un braquage, un toucher rectal qui vous plait plus du tout. On l’avait 173 habitué à la pièce et on pouvait plus la lui refuser, ou il devenait féroce ! Fallait le voir un peu, il vous l’extirpait comme une dent ! Le Bon Petit Père ! son front se plissait méchamment, son sourire il se tordait, vous dégainant toute sa panoplie de canines mercenaire Ŕ des vraies canines en douilles de plomb ! Ça devenait crapoteux toute cette histoire, comme une espèce de racket, malsain et tout. Moi un moment j’en ai eu ma claque. Je trouvais ça plus du tout agréable, je veux dire de la manière dont c’était fait. En sortant de la boulangerie je lui donnais plus rien d’autre que ma pogne à serrer. Il avait des mains si moelleuses ! De délicieux coussinets pour l’obole. Au début ma pogne elle ne l’a pas dérangée. Il pérorait seulement DEMAIN ! DEMAIN ! avec son petit sourire de Bouddha patient comme la terre Ŕ tandis que sous sa pupille, rissolait le meurtre à feu doux. Demain demain ! Ouais ouais ouais, demain si tu veux sale pigeon, t’auras rien d’autre que ma pogne et puis c’est tout et peut-être même que je me serais essuyé le cul avec juste avant. Si bien qu’un jour Bouddha il en a eu sa claque d’attendre demain, il a sorti son sabre de sa canne, petit œil artisanal à la Milosevic et il me l’a braqué tout contre la tempe. Milosevic il voulait de l’or, pas de mon sourire. Il a regardé la main que je lui tendais et il a fait « Demain ! demain ! toujours demain ! PFFFF » en crachant son venin pas très loin de mes pompes, sans me quitter des yeux, l’air de me dire que le prochain... Et le lendemain, rebelote ! Je passe devant lui avec un refus timide dans mon sourire, mes clefs d’appartement tintant en écho comme un deuxième refus dans ma poche, et lui qui se précipite alors dessus, me violant presque, ma parole ! croyant qu’il s’agissait-là de quelque trésor ou je ne sais quoi. Une véritable effraction ! Je vous jure, devant la boulangerie on s’était presque battus. Le sang pour quelques pièces rouges ! Du coup moi ça m’a vexé et depuis ce jour-là, c’est vrai qu’on s’était plus trop fréquenté. Quand il me voyait au loin dans la rue, il me dégainait son regard noir d’épurateur ethnique et moi je changeais de trottoir… Mais tout ça était pardonné, désormais ! et je me sentais paré aux plus munificentes prodigalités. Mon cœur battant comme un larfeuille, j’allais lui montrer comment qu’il pouvait être généreux Le Tigre, généreux comme le cuir ! Et plutôt deux fois qu’une ! Attends donc que je te montre comment je t’aime, brave Milosevic ! Tes crimes, tes forfaits sont pardonnés ! Pardonné que tu es, m’entends-tu brave Pouilleux ? Mais dans la rue, au coin de la boulangerie, il était pas là, et sa pile de sacs non plus. Il était parti, lui aussi. C’est qu’il était tard, je m’en étais pas rendu bien compte. 174 Ce que j’ai fait ? J’ai fait comme tous les hommes tristes, je suis allé m’en jeter une au bar. Parce que je vous ai pas parlé des bars, mais j’adore ça. Pas tant l’alcool, entendons-nous bien. Je raffole pas de ça, franchement. Parce qu’avec l’alcool, c’est toujours la même histoire. Soit ça dure trop longtemps, soit pas assez. C’est nul, à vous faire bâiller. Les jeunes ils boivent pour avoir l’air plus vieux et les vieux ils boivent pour l’oublier. Ça ressemble pas mal à une impasse l’alcool, et les impasses j’aime pas beaucoup ça. Courir après des fuites me paraît épuisant. Je veux dire, y’a ceux qui boivent et ceux qui agissent. Et puis moi quand je suis ivre je m’hérisse de lyrisme, il me passe des envies d’embrasser le monde, même parfois des pulsions d’exhibitionnisme. Dans ces moments-là, j’aimerai pas être à la place de la jolie femme souriante qui rencontre ma déchéance. Franchement, c’est pas joli-joli à voir. J’ouvre la bouche, ma parole c’est pire qu’un charnier. C’est pour ça que je bois pas, j’ai peur de plus contrôler ma folie. Les autres eux, c’est justement pour ça qu’ils boivent. Pour s’en découvrir un fond. Pauvres gens, si vous voulez mon avis. Les bars, en dehors des femmes c’est mon activité favorite. Attention, hein, quand je parle des bars, je parle du BAR BAR BAR, du bouge miteux, étincelant, qui se décrotte la molaire à même le trottoir. Le truc gris qui sent l’ail et le vinaigre et la sciure. Un truc de cowboy, espèce de rot splendide qui fait trembler les murs du temps. Un bouge où les gars ont des nez pas possibles, qui stockent des kilos de casques lourds dedans, et puis quelques directs glanés comme des trésors. Y’a les vaisseaux, y’a le rose, le rouge, le violet, les circonvolutions, le festival d’un arc-en-ciel congestionné, on dirait que ça va péter d’un moment à l’autre, que les épistaxis vont décorer le monde de leurs splendides confettis. Ils parlent et leur voix, elle est toute pleine de barbe et de glaviots. Ça t’arrache les oreilles, ça t’agresse les naseaux c’est délicieux 175 comme un vieux plat en sauce. Ils grognent et puent la baston, la hargne, ce sont des Magnifiques qui ont chié sur leur trône. Ils ont des pognes de bunker et sont plus susceptibles que des vieilles dames et si tu les prends de haut, tu rouleras dans la poussière. Ils sont confus, indécis, ils arrivent pas à décaniller, parce que dehors c’est bien plus dégueulasse qu’ici. Ils enchaînent les derniers verres comme on arrose les graines. Ptt ptt ptt Ŕ dehors, c’est affreux pour tout un tas de types. Personne te tape sur l’épaule, te bourre aux côtes d’un COMMENT ÇA VA JACKIE ? Pour avoir un sourire, faut s’échiner en mensonges pas possibles. Au bar tu pousses la porte et un verre de ta gnôle favorite coule comme les cheveux d’une femme qui s’abandonne. C’est quelque-chose qui t’ensorcelle un brin, on peut pas nier ça. Là-bas t’es quelqu’un et c’est bien ça qui importe, au fond. Les heures elles traînent en longueur, volettent comme des grosses mouches sales. Alors tu t’assoies et t’écluses peinard, et t’écoute le Monde deviser. Tout le monde a un avis sur tout, parce que la science infuse dans le pinard. C’est un endroit où il est bon de se cultiver, ça c’est bien vrai. Le bar, c’est un roman qui perd ses mots comme des bulles. On y parle de nappes tâchées, sous les restes de blanquette. Y’a des choses terribles et d’autres très belles, elles sont prononcées d’une même voix, d’une gifle qui fout toute la vaisselle par terre, qui donne aux souvenirs ce visage mélancolique, morcelé à jamais. Des tonnes d’histoires s’entassent là-dedans, dans la grande oreille humide, dans cette mémoire profonde comme un trou, une chiotte à la turque Ŕ les dolmens tout au fond, gisent comme des animaux morts. Personne ne pense à aller les extraire, ils sont trop lourds, trop bien cachés, ils sont trop crénelés, trop coupants à la vérité, personne ne pense à y descendre non plus pour étudier leurs hiéroglyphes, leur vérité emmurée dans la douleur. Pourtant si on jetait une y torche, un soleil neuf jaillirait de ce désespoir, un soleil gros comme un ballon de Chardonnay, suspendu telle une poire impérissable à la cime d’un ciel nouveau, un soleil si gros qu’il ferait de l’ombre aux Dieux, si ardent qu’il brûlerait uniformément la face des hommes, plus aucun poil sur celle-ci, pas un cheveu, un cil, un sourcil qui ne tienne, pas un brin de haine qui ne soit consumé jusqu’à la racine Ŕ dans ce nouveau matin, la veille vieille de quelques siècle ne serait qu’un mauvais rêve recouvert d’un linceul frais, d’une orange pressée. Alors j’essaye de comprendre ce qu’ils veulent dire leurs mots, j’essaye d’y tremper mon flambeau ; je m’assois et j’écoute, je prends des notes dans mon calepin ; je me demande POURQUOI cependant que je biberonne ma bière. Parce que ouais, moi c’est ce que j’aime dans la vie, ce que j’aime c’est d’écouter, c’est de me perdre à jamais, une avenue, et puis une autre, celle dont 176 on se dit que c’est la bonne, que c’est la dernière et qu’on est arrivé au bout, au bout du monde, qu’on l’a enfin épuisé, de part en part comme une douleur transfixiante, qu’on a enfin tout vu et qu’il n’y a plus rien à espérer désormais, qu’il n’y a plus rien à désirer et qu’on peut mourir la conscience tranquille, qu’on est arrivé tout au bord de l’archipel, tout au bout du grand Belvédère… et qu’est-ce qu’il y aura, là-bas, tout au fond ? Un bar, juste avant de tomber. Un bar avec peut-être une barmaid dedans. Un néon las, couperosé. Deux trois alcooliques de la fin des temps, perdus dans leur verre de blanc. Une vieille plante anisée. Des tabourets poussiéreux. Une grosse horloge en panne et une odeur d’urine séchée. Au bord du néant, je me siroterai ma petite mousse légère dans laquelle flotterait ma cacahouète grillée, lèvres rebondies et cul recréant le vide ; à côté de moi un vieux singe me causerait des anges et des dinosaures. Tandis que dehors… et bien dehors n’existe plus. 177 Faut que je vous parle de ce bar. Parce que celui-là, c’était un monument. L’UNESCO, ils connaissent rien des bons endroits. L’UNESCO, ils préfèrent les pierres qui circonscrivent les asticots. Donc. Pour vous décrire, le bar, il faut parler du barman. Le barman, c’était un fan de Johnny. Quand je dis un fan de Johnny, je dis pas qu’il porte seulement un tee-shirt Johnny et que sur son biceps gauche, brille le portait de son héros. Non. Le vrai fan de Johnny, il a la même coiffure et puis les mêmes fringues aussi. Le vrai fan, chaque pore de son mur, il respire du Johnny, il fredonne du Johnny. Je vous jure, ses murs étincelaient de mille strass, ça ressemblait à un putain de costume de soirée. Et le barman quand il causait, il prenait la même voix que Johnny. Il s’éclaircissait la gorge et mine de rien faisait parler son cœur électrique. Et quand il vous servait votre bière, il sifflotait Oh Mari. Voilà pourquoi j’aime bien les bars. Parce que dans ce genre d’endroits, t’es comme dans les tripes du type, quoi. D’ailleurs derrière le bar, c’était chez lui et on pouvait voir son gosse en cage remuer dedans. Si je vous disais que y’avait une énorme veilleuse avec la tête de Johnny qui papillotait au loin, vous me croirez sûrement pas. Faut sortir de chez soi, pour voir des trucs comme ça. Dans ce genre d’endroit, moi je me sens bien. Si tu rotes, tu rotes, et si tu dégueules, et bah tu le fais. On fait comme ça vient, voilà tout. Si tu veux fumer une clope, t’en demandes une au barman. On nage avec les squales aux balafres vieilles comme le verre. Du coup, j’avais bien envie de causer avec lui. Moi qui était en manque de conversation, je me suis dit que j’allais un peu allumer le feu, autour de moi. Vous devinerez jamais sur quoi j’ai engagé la conversation. « Dix balles que vous êtes pas un vrai fan. Les vrais fans de Johnny, ils connaissent les paroles de toutes ses chansons par cœur. » 178 Le gars m’a regardé avec son œil torve, torve, torve, et autour le silence s’est éclaircit la gorge. Personne a bougé. Le barman, Johnny Bis, il m’a seulement regardé. Un bon moment, et je sentais qu’à l’intérieur, l’adrénaline affûtait ses ampères. C’était pas pour me déplaire Ŕ j’aime voir ce que mon monde a de grandiose dans l’estomac. Un bon moment comme ça, il m’a fixé en feuilletant son répertoire dans un silence d’avant-guerre. Et puis il est allé dans le fond de son bar, brancher à ses épaules un Perfecto qui planait là, sur une patère du fond, comme un motard fantôme. Il est revenu et quand il marchait avec ça, on entendait le bruit du cuir véritable qui coulisse, qui couinaille, le bruit des clous, du métal, ça faisait comme s’il trimballait des voitures, ma parole, une vraie quincaillerie de ringard. Et puis il a éteint la lumière dans la chambre de son fils et le sourire de Johnny a brillé dans la chambre comme la lune, comme un songe. Il a fermé la porte et il l’a fermée à clé Ŕ la clé, il l’a jetée à la poubelle et puis il a fait craquer ses cervicales. C’était du sérieux. Dans son grand manteau de cuir, il m’a regardé, il avait l’air d’un apache revenu de la casse. Puis il a mis un vinyle sur son tourne-crêpe. Il a tourné le petit bitoniau qui gérait le volume. Il l’a tourné au max. Alors y’a eu ce riff de guitare qui a comme libéré des Harley partout dans le monde, le faisant ressembler au chant de leur moteur, à un petit enfer chromé qu’un pied-de-biche désosse pièce par pièce, l’œsophage, les cordes vocales, le carburateur. Y’avait du son. Y’avait du décibel. Y’en avait tellement que sa perruque défiait la pesanteur quand la musique se faufilait entre ; l’avait l’air d’un scotch-terrier qui prend le grand air. Et au moment, et quand je dis au moment, c’est à la milliseconde près, où Johnny, cœur et tripes chargés de fonte, débita sa mitraille, mon type répéta la pareille, la surpassa même, magnifiée par d’abscons canaux où l’âme en pleine modulation, éclate en tonnerres d’un ampli Marshall. Magnifique ! Merveilleux ! Et la Passion déchire son grillage d’un bond sauvage. Yeux dans les yeux, mots dans les mots, à réciter l’Évangile des Lascars. Il bougeait pas d’un millimètre, il avait les mains crampées aux revers de son Perfecto, archange bridant ses ailes bicylindres, 900 cm3. Il était concentré, si concentré que la sueur lui ruisselait des tempes en pierres rares Ŕ carrosserie d’amour, rutilante, grandiose, impavide, reine-mère des accidents de la route. Autour, sur terre, personne n’a bronché, personne n’a touché à son verre. Y’a les Dieux qu’on regardait causer. La lumière tournoyait, les confettis, les cerises et la crème, les cordes vocales rompues, les rayures de gorges, les rayures de vie, les guitares qui brûlent, qui coule comme une liqueur de fût, le grand désert, la vie sauvage, le poing serré qui défie le Ciel, un courtcircuit qui s’échevèle, les carcasses de voitures cuisant dans le pétrole, la 179 ferraille tâchée de rouille, les dents des bulldozers, les grandes roues qui écrasent des crânes et l’os qui craque, qui pétille, les tessons de métal qui éclatent des timbales, la dynamite, l’asphalte, le chrome, le soleil, l’aigle immense sillonnant l’atmosphère, les ossements de buffles, la terre qui saigne, les santiags, la gomme, le cuir cramé, le macadam, les tonnerres, la ferraille, l’air, l’air, l’air et la vitesse, la vitesse et mon type concentré comme une moto qui bombe le torse en déroulant le goudron noir de son existence. Il se consumait, il flambait, c’était un feu qui courait après lui-même. Ses yeux regardaient le ciel et son Perfecto l’enveloppait comme un berceau, comme un halo un peu plus que simplement somptueux. La sueur se perdait en sanglots dans son bouc, dans ses rides, des rides lumineuses, faufilées d’essors et de diamants, et puis aux favoris aussi, des favoris de lion, des favoris de Prince en plein couronnement. Il frôlait les voûtes, cette brute délicate. On a fait tout l’album comme ça, lui qui me quittait pas des yeux et moi qui faisait pareil, à l’écouter pas défaillir. Il était splendide et il le savait même pas. Gladiateur impassible dans l’arène de sa passion, il décapitait les fauves et les mercenaires et la gloire comme des grappes de raisin noir. Ç’a duré le moment que ç’a duré, le temps d’une hémorragie de soleil, et puis le tourne-crêpe s’est arrêté. Le silence, il a ressemblé à quelque-chose d’un gros marteau de juge obèse, un juge un peu crâne, mais qui connait quand même foutrement bien son métier. Ouais ouais ouais. Les soûlographes ont tous retenus leur couperose, ils nous ont tous maté, notre duel d’yeux suspendu à un fil de rasoir. Quand même, y’en a eu un qui a pas pu s’empêcher de basculer de l’autre côté du zinc pour faire au héros du soir un brin viril de shampooing Ŕ sa manière de le féliciter. La perruque a tenu le coup ; lui bougeait pas, il continuait de me mater en attendant le verdict. Il en avait les larmes aux yeux, sans blague, comme les flashs d’appareils photos immortalisant leur Dieu. Il avait eu tout un tas d’émotions qui s’étaient enchaînées en un laps de temps très limité. J’ai sorti cent balles sur le comptoir et j’ai dit : « Je paye ma tournée, les gars. Un concert de Johnny, un authentique, un vrai de vrai, et bah ça peut pas être gratos. » 180 Les faces rougeaudes dégainèrent leurs plus beaux sourires, elles étaient comblées comme des testicules mûrs. Hourra ! Hourra ! Un petit Elvis Presley dégainé de la manchette et voilà Jean-Phi qui gueule : FAIS PÉTER LA ROTEUSE, MARCELLE. Marcelle, dit La Grosse Marcelle, ou La Truie, c’était la bonne femme de Jean-Phi, et vous me croirez sûrement pas si je vous disais que Jean-Phi, c’était le taulier, le fan de Johnny. C’est pourtant vrai. Véridique, je vous dis ! Jean-Phi il avait pas du surnom, c’était Jean-Phi ou rien. Et quel homme ! Quelle verve ! Il maniait la langue comme un coup de fouet. Le verbe cinglait, le verbe jaillissait, piquetait comme un magma qui ne s’éteint jamais. Il maniait ses troupes ainsi qu’on l’eût fait d’un bestiaire à enflammer. Un coup il vous pelotait le pochard comme une maîtresse habile et la seconde d’après, BAM, il vous le souffletait avec camaraderie ! Tu l’as pas vue venir celle-là, pas vrai ? Entre deux rots, ça s’accrochait avec gaieté et les plaisanteries s’entrecroisaient en bouchons de champagne ! Bam ! Bam ! Les postillons feu d’artifice, les borborygmes émerveillés. Le cœur pétillant et la mousse en moustache de sourires. Le pain de campagne, les rillettes de la Marcelle et les cornichons verdoyants. Champagne, Martini, Rhum, Whisky, Sauvignon, Chardonnay, Côte du Rhône, quel parterre, quel fleuriste ! QU’EST-CE QUE J’TE SERS ? C’EST POUR MOI ! Petit karaoké improvisé, Mitchell Aufray Aznavour et compagnie, et Jean-Phi qui enjambe le Panthéon français pour enfiler les perles à son collier de Prélat. Jean-Phi par-ci, Jean-Phi par-là, JeanPhi la star de son bistro qui papillonne de pochard en pochard, comme une fleur qui s’invente des ailes. Jean-Phi qui pétri le cul de la Marcelle et la Marcelle, andouille joviale, qui dandine joyeusement de la croupe. Le champagne qui cascade par-dessus le pâté de campagne et qui donne bon teint à la musique française. 181 « Tu vois Tonio, qu’il me fait la gueule débordant de rillettes, Johnny c’est pas n’importe qui. Johnny c’t’un enfant terrible. Johnny c’est l’frère qu’j’ai jamais eu. Sa guitare, elle dit tout c’que nous autres on ressent. Moi j’ressens des tonnes de choses, et quand j’l’écoute j’ai l’impression d’avoir une Fender dans l’estomac. J’ressens des tonnes de choses… Pas vrai ? qu’il fait à la Marcelle comme ça, en lui pétrissant le bourrelet, et la Marcelle d’acquiescer gravement… Putain ! tu sais quoi, Tonio ? J’aimerai l’avoir ici, au bar, avec moi, à boire un bon coup d’gnôle en parlant d’l’Amérique et du rock’n’roll. J’vais t’dire quelque-chose, Tonio. Dans ma cave, j’ai du bourbon, du quatrevingt-quinze ans d’âge. C’est un pote qui me l’a ramené d’l’Arizona. Ça vaut une fortune, mon pote, et même plus que ça. Avec ça, rien qu’avec le bouchon j’peux racheter ma vie. Mais ça m’intéresse pas. L’argent, c’t’un truc de richard. Si j’étais un richard, la bouteille je la garderai pour qu’elle prenne de la valeur. Cinq, six générations. Mais ça, c’t’un truc de richard. Moi j’la garde pour le jour où que Johnny viendrai ici. Ça va venir mon pote. Il viendra. Ce jour-là mon pote, la femme, les enfants, les potes, ils existent plus, y’aura juste lui et moi et mon bar fermé à clef, et lui et moi, d’homme à homme, d’homme à homme tu m’entends ? santiags su’l’comptoir, à s’écluser dix mille balles de gnôle en comparant nos sacrés putains d’tatouages de guerre. » Vint Jeannot L’Requin, soixante-trois ans au compteur et toujours une forme d’adolescent. Il était rouge, rouge ! rouge papier-toilette. Une mine somptueuse. Gaie comme une baleine au temps des amours ! Sourire de bière fraîche, d’ivresse moussue, plus épaisse qu’une tranche de steak. On l’accueilli, lui et sa charmante, comme deux copieux lurons. Bravo ! Bravo ! La semaine dernière, Jeannot L’Requin il s’est endormi dans sa voiture, l’ivresse distraite, frein-àmain papillonnant et moteur plein chant, la voiture embrassant du groin le mur de la Poste de la Rue des Renaudes, fumant noir du radiateur comme un barbecue, une fumée noire, si noire ! et Jeannot Chipo qui échappe de justesse à sa Farce que par le hasard magnifique d’un Jean-Phi dégueulant son trop-plein de Sauvignon non loin de la catastrophe, au moment même où celle-ci menaçait de se tordre en un rire de macabre barbecue. Et le Sauvignon qui sauve encore quelques vies ! Au Sauvignon ! Au rescapé ! Bravo ! Bravo ! Quelques claques dans l’échine, coups de coudes gaillards, plaisanteries écrites au maillet, et puis les baisers humides du tout un tas de bisons tendres. Des roses poussaient des ulcères, et des guirlandes des couperoses. On rappelle les bons souvenirs de la semaine dernière et la charmante Michelle fait une drôle de moue, à ses côtés. « J’ai vu Saint-Pierre, déclare fièrement Jeannot L’Requin, et j’lui en ai foutu 182 une de la gauche, dans les côtes, qu’ça dise bonjour à son foie d’poivrot ! BAM ! » Jeannot L’Gaucher. Un kir cul-sec pour sa Gauche ! Bravo, bravo champion ! Mais le champion partit aussi vite qu’il fut arrivé, dans un même fracas pompier. Après quelques bouteilles, Jeannot L’Requin il sent plus son âge ni ses cent dix kilos de mousse, il s’imagine ailé, sur le ring de ses belles années, la grâce en gants et chaussettes écarlates, et alors Jeannot L’Requin il est monté sur son tabouret pour faire tourner son marcel, et les tétons flamboyants, poignants sous cette chaleur, et la panse amoureuse, belle comme un baiser, et son foie, sémaphore dans la nuit des hommes, et tout le reste, tout ce beau Jeannot L’Requin vola en éclat avec le tabouret, une chute du haut des étoiles, un fracas biblique et une fracture ouverte du tibia pour notre Sublime Jeannot L’Requin, boxeur en magnifiques pièces, repartant sur civière sans même entamer la bonne humeur de ses compères qui l’acclament comme un blessé de guerre, une rockstar à la fin de son concert, sauf sa charmante, la Michelle, la sublime Michelle, la Féroce, la Sévère, la Taulière, le tançant de son irresponsabilité vieille de quelques gloires. « UNE BOUCHERIE ! » conclu l’inénarrable Jean-Phi, s’envoyant une tartine de rillettes drapée de cornichons. On caresse les bretelles de Dédé L’Arbalète, le gras claque avec tendresse et la face de Dédé L’Arbalète rougeoie comme tampon et tous les tracas sont oubliés. On fête Jean-Phi, le Premier des Premiers fans de Johnny Halliday. Dans le brouhaha de l’effervescence, un vif feu se déclare soudain ; on échange vivement, férocement, la conversation rougissant sur toutes les lèvres mouillées, léchant telle une confiserie l’inlassable objet... Momo La Tante jura qu’il n’y a plus exquis que le cul d’un homme. Tout vient de la prostate, cette moustache par-dessus le baiser. Tu limes tu limes tu limes, tu disperses tes groseilles en gelée et la prostate elle, te dédie un filet de miel. « Mon pote, pourquoi tu crois que Michel-Ange était pédé ? À quoi tu crois qu’il pensait, quand il peignait ses nuages ? » Jean-Phi empoigne la remorque de La Marcelle pour toute réponse et la meute fait elle aussi savoir son opinion à ce sujet. Momo ! Momo ! T’y connais quedal. Le cul d’une femme, t’as vu comment c’est foutu ? C’est pratique comme un pack de bière. Ouais, Momo t’es juste pédé parce que t’es jamais tombé sur une vraie. T’es un gâchis, Momo, tu fais pitié ! Mais n’allez pas croire que Momo se laissait faire, non, il avait du fer, il avait de la pugnacité ! cependant qu’il tirait sur ses vibrisses tel vieux matou répliquant avec un raffinement consommé Ŕ sachez pour votre gouverne que j’ai eu plus de femmes que tout le monde ici n’en auras jamais. C’est justement 183 parce que je les connais trop bien qu’elles ne me font encore guère d’effet. Et pourquoi pas copuler avec une vache, pendant qu’on y est ? Ta gueule Momo ! Ouais, ferme-la ! Bien, bien, je ne répondrai pour ma part pas à l’injure par l’injure, chers amis, je vous laisse seuls avec votre fange. Et puis on sollicita finalement mon humble avis. Et qu’est-ce que t’en penses toi, Tonio ? T’es pas pédé toi Tonio des fois, avec ta petite gueule de salaud ? Rassure-nous. « J’aime le cul d’une femme comme j’aime mes bottes de caoutchouc, pour aller batifoler dans la boue. » « Bravo ! gueule Jean-Phi. Voilà qu’est parlé, Tonio ! Voilà qu’est parlé. Toi j’t’aime bien, Tonio, tu causes pas beaucoup mais quand tu le fais ça brûle. Un sage ! Voilà c’que t’es. Qu’est-ce que tu bois ? C’est pour moi. » Tout de même, le débat pris de telles proportions ! Et quelles proportions ! La proportion de deux miches rondes et replètes. On décida que c’était ce soir même qu’il fallait trancher l’épine de la rose. « Bin quoi ! a braillé Jean-Phi en éclatant sa chopine de bière sur le comptoir. Assez causé, nom de Dieu ! On va se faire un avis maintenant, voilà ! Pas d’blabla ! » Momo et M.C. à quatre pattes déculottés sur le zinc, exposaient chacun leur tournesol. Bon Dieu, quelle pièce avaient-ils respectivement ! M.C. n’était plus toute fraîche, mais quel splendeur derrière les toiles d’araignées ! C’était beau comme un musée, un vestige de la Grèce Antique. Momo lui semblait sortir d’une partie fine Ŕ ou large, si vous me permettez le mauvais goût Ŕ et son sphincter respirait comme une bête sans yeux, une bête féroce, affamée, traquée par la vermine, mille proies sombres. On était là, comme ça, en rang d’oignons, à tout d’abord contempler la vue de loin, histoire de nous faire une prime impression. « Bon Dieu c’que vous êtes beaux, mes chéris ! C’est vraiment con que vous darons se soient trompés de sens ! ». Les pochards ont tous acquiescé gravement et Jean-Phi s’est rageusement essuyé la gueule avec la manche de son Perfecto. La Marcelle faisait la vaisselle et regardait notre petit concours d’un mauvais œil. Qu’importe ! nous avons trempé notre doigt avec délices. Nous l’avons trempé comme l’orteil prend la température du bain. Ploc ! Ploc ! mercure optimal, parfait pour s’y prélasser… Il n’était facile de faire son choix tant chaque arcane avait son attrait. Parole ! Quand on allait suffisamment loin dans Momo, on pouvait lui serrer la pogne, le saluer par l’intermédiaire de sa prostate enflée. Salut, salut, toi ! Tu sais que t’as d’beaux yeux, bébé ? Bon dieu ! Toute l’essence des hommes engoncée dans un sac-plastoc ! Tout de même, c’était curieux au toucher. Si doux ! si lisse ! Quelle souplesse sous le 184 doigté ! ça donnait l’impression de tâter l’orgueil d’une citrouille. Tout de même, quel œil rutilant que cette fière prostate laquée ! La pompe à pensées ! Le tout-à-l’égout, le réseau souterrain du joli brushing imitant le sourire des angelets ! Contempler l’océan, guider les vaisseaux, les épaves depuis le sémaphore d’une ampoule rectale, voilà bien une curieuse manière de trouver son chemin ! Voyez mon bras de lumière balayer les ténèbres ! il n’y qu’une paire de testicules baignant dans la penderie du cœur humain... Et cette bonne vieille M.C. alors ? Allons y jeter un coup d’ongle. Grand Dieu ! Mettre son doigt dans cette poivrière, c’était comme de mettre une consistance à l’obscurité. Chacun y allait de son commentaire raffiné, on se faisait passer les plats, on émettait des hypothèses, on s’interrogeait sagement, gravement, on gardait ça dans les papilles, pensifs, rêveurs, aventuriers, touchant au nerf de l’espèce humaine. Hé, t’as vu, t’as raclé les parois tout au fond, vers l’appendice ? Putain, on peut presque sentir ton foie qui besogne, M.C. ! Quinze ans qu’elle me siffle mon Chardonnay, et bah il a pas été perdu, merde ! Ouah ! Momo a quand même une muqueuse vachement douce. « Je veux ! rétorquait Momo flatté. Je prends soin de ma beauté intérieure ! » Bon sang, ce petit concours avait émoustillé les esprits ! La vieille M.C. notamment, qui avait encore bien de l’amour au compteur ! On avait réveillé quelques vieux souvenirs brûlants, là-dessous ! La voilà qui m’agrippe, qui m’englue, qui me coule le long de l’échine tel un tentacule obscène et insidieux, serpent triste, las, décoloré, fuyant son saxophone rouillé… TU DANSES ? elle me fait en me soufflant le pâté de Jean-Phi dans le nez. ALLEZ VIENS DANSE UN COUP, QUOI ! J’AI PAS L’AIR SOLIDE COMME ÇA MAIS J’CONNAIS DES TRUCS QUE T’IMAGINES MÊME PAS ! Elle sort sa langue, lézard se débattant avec la mort, lézard sans peau, sans fard, lézard crevé au soleil, tandis que sa main glisse sous ma ceinture, animal féroce ! Elle me fouille, elle me décortique, les morpions, les croûtes, le prurit, elle veut rentrer dans mon urètre, la séparer, Moïse de la Mère Urètre ! C’est tout mou, c’est irrévocablement mou ! Elle rutile sous sa propre chaleur, elle gonfle, elle s’engonce, elle transpire et dégouline des appétits, elle a bu un vermifuge, elle brille comme la monnaie d’une autre époque, ma bête s’effraie, elle se rétracte, elle s’enfuie derrière l’aine, sous l’estomac ! J’en veux pas des rogatons, moi ! Et la M.C. impossible à attraper, impossible à contenir, plus humide, plus glissante qu’une anguille dans une flaque de savon, impossible à raisonner, impossible à aimer, elle étouffe mes appels au secours, elle s’enroule à mes fuites, elle monopolise l’air, les échappatoires, incision d’une dernière tendresse, 185 d’une dernière plaie, elle masque les rides, elle étend sa peau sur le pommeau d’une canne, sur le globe d’un œil crevé, chiffon crispé, sourire craquelé, effilé, elle strangule avec férocité le corps caverneux, elle veut le voir renaître, elle veut le voir éclater, c’est une pieuvre mon Dieu ! M.C. la vieille pieuvre aux mille ventouses, pieuvre fanée, flasque et collante, brûlante comme un mégot, ruban autour d’un goulot, elle fond dans ma culotte, elle s’épanche comme une goutte de sanie, une traînée de cendre, elle s’épand, se morcèle, se méprend, elle cherche désespérément un hommage, un dernier fragment de sa beauté mais il n’y a rien, elle n’a plus de chair, elle a des rides aux narines et des poils au menton… Et le bar qui vocifère et qui applaudit et m’encourage d’un même vœu : « LE BISOU ! LE BISOU ! » et M.C. qui délaisse ma braguette pour ma bouche, elle rapproche son cendrier, l’ouvre plein four, privilège morcelé, cimetière profané, puits empoisonné, et Jean-Phi qui gueule « TOUTE LA MISÈRE CONCENTRÉE DU MONDE » en embrassant fougueusement la Marcelle, et le lézard qui grimpe le long des ruines, cherchant l’air, un brin d’air, de vitalité, le lézard triste comme un pruneau, sec et desséché, lézard qui a laissé son costume de soirée sur la fresque du passé, impossible à écraser, impossible à aimer, cependant que la foule elle, hurle son ultime volonté « LA LANGUE ! LA LANGUE ! OUAISSSSSSSSSSSSS ! »… 186 D’un coup au milieu des pochards, je suis allé rendre mon fond d’ivresse. Tout s’est mis à tanguer furieusement dans mon crâne, je me suis senti renfermé, moisi dans la calle d’un rafiot répugnant, rat dans les croûtes et les cicatrices, dans les interstices du bois humide, et les écoutilles diffusant un sang de lumière, l’odeur des orteils d’un mort ; tout tanguait, tout semblait au rebord de tomber, de tomber à jamais dans l’oubli, trop futile, trop répétitif, toujours le même mensonge, toujours la histoire, droite, gauche, droite, gauche, on marche sur des planches instables, les planches de sa propre cave, et je vacillais bouteille vide, dérivant dans mon propre naufrage, je chancelais sur une crête iliaque, j’avais des barres de fer contre la tempe, les chiottes véreuses de JeanPhi étaient mouchetées de merde et de pisse, tout collait, tout suintait là-dedans comme dans un gros mouchoir sale et la poubelle était pleine de tampons, d’intestins, d’ovules sous blisters et de boites de méthadone. J’ai même pas vomi, j’ai même pas pu mourir d’asphyxie, j’étais rien qu’un nœud coincé dans l’œsophage, et j’ai même pas pu respirer tout était trop étouffant là-dedans, tout ressemblait trop à la vie, tout ressemblait trop à demain, et je suis sorti, j’ai claqué la porte des chiottes, comme ça dans mon fond d’ivresse à bien nous regarder tous, j’ai eu l’impression soudaine qu’un filtre éclatait, qu’à l’encadrement de cette fenêtre c’était l’image même de toute vie humaine que ce kaléidoscope nauséeux, loupe si réelle, si affreusement irréelle, un pied dans le caniveau et l’autre dans l’euphorie qui sèche en se desquamant par lambeau rouge vif le long de la peau, à passer notre temps à se cogner les têtes aux murs, à saigner pour se dire qu’on y est enfin arrivé, qu’on s’est enfin débarrassé de soi-même, pour de bon, qu’on s’est défait de tout ça, et on tapote les épaules des copains et on rit faux, on rit fort en se convainquant que demain n’existera plus jamais ; on rit jusqu’à la folie, démon impavide remuant des pandémoniums 187 pour se masquer l’Enfer, trempés de l’envie de vivre et puis d’éclater enfin, de se hisser à la cime du globe, d’hurler à l’oreille de l’infini que quelque-chose vienne nous sortir d’ici. « Tu veux que j’te suce, Tonio ? » Momo est là dans un coin du lavabo, il est recroquevillé sur lui-même, recroquevillé comme une envie obscène, comme un fœtus involu, entortillé, disloqué, piégé comme un serpent, lové autour du robinet ainsi qu’une langue autour d’une folie tiède. Du mercure suinte et roule le long de ses tempes criblées de petite vérole ; ses yeux gonflent et s’exorbitent comme des poires à lavement obstruées. « Non… Non, merci quand même, Momo. ŕ J’suis sûr que t’as une bite énorme, Tonio. ŕ C’est tout à fait exact, Momo. Mais j’en suis pas. ŕ Me mens pas. Pas à moi. T’es en rut, je l’ai senti dès que t’as foutu un pied ici. Les petits jeunes en rut dans leur bite immense, je les repère à des kilomètres à la ronde. ŕ C’est vrai que j’ai envie de baiser. Mais pas tellement avec toi. ŕ J’suce comme une reine, Tonio. ŕ Je venais juste dégueuler dans les toilettes, moi. ŕ J’racle l’assiette jusqu’à blanc. ŕ T’as raisons. Les petits Africains ils meurent de faim. ŕ J’SUIS PROPRE, TONIO, J’TE JURE ! J’SUIS PROPRE COMME PAS DEUX ! ŕ Bon courage, Momo. » Et j’ai repensé à cette fille, là, Tortuga, c’est comme ça que je l’appelais, La Tortuga, parce qu’elle ressemblait à une tortue d’airain, elle était belle il fallait voir ce visage éclaté du noyau de la terre, un scandaleux cristal ma parole, un verre de whisky au soleil, des lèvres dévorant les madeleines, quelle fête foraine c’était, ouais, avec le vacarme et les lumières papillotantes, et le vomi derrière le stand de guimauves, et les cris qui se perdent loin, très loin dans la nuit tâchée d’ampoules… et je me la suis rappelé avec ses manières, ses petits trucs vicieux qu’elle faisait et je me suis demandé où écartait-elle les cuisses désormais, avec quel fils de pute me trompait-elle, trompait-elle ma saloperie d’existence, les souvenirs de cire écaillée, est-ce qu’elle mangeait toujours du porc pour le petitdéjeuner ? est-ce qu’elle écrasait les coquillages que charrie la marée ? son petit cul noir suant, dégouttant sur mes pages froissées, cul boueux, cul en terre battue, cul d’argile nauséeux, et moi qui l’avait quittée en disant qu’une femme, 188 on peut que l’aimer ou la détester, parce que je pensais qu’hurler sa passion lui donne sa vérité, parce que je ne savais qu’haïr pour preuve d’aimer, un dernier dégueulis sur la pavé et puis c’est tout, on repart sillonner la nuit comme des ivrognes, les poches pleines de tessons, le trésor de la boule de cristal tout morcelé, on se tourne le dos pour aller braquer d’autres mémoires, on reprend ses mirages pour aller travestir d’autres décombres, féconder la poussière, les toiles d’araignées, sceau de merde à la main on repart badigeonner son nom sur d’autres murs, percer des meurtrières, des trahisons, et si des fois elle me ressortait du tiroir, la Tortuga ? comme un révolver ? comme un argentique dégrisé ? si mon portrait la faisait mouiller ou si elle gerbait dans les acariens en se curant les dents, si les lames lui perçaient les os ou rien d’autre qu’un frisson d’hivers sur la peau, si elle priait pour moi, si elle priait pour le salut des damnés, si elle avait de l’indulgence pour des semelles râpées, et qu’est-ce qu’on peut laisser comme empreinte sur des choses qu’on ne cherche qu’à piétiner, qu’est-ce qu’on peut bien laisser aux ventres que l’on veut juste dépecer, une entraille c’est saisissant, une entraille c’est poignant comme l’orage mais ça n’aime pas c’est putain l’entraille, c’est trop vif au cœur pour rester fidèle et on ne s’attache qu’à de la charcuterie, parce qu’on ne peut pas accuser le cœur de pourrir si on n’y voit qu’une monnaie de viande, on ne peut pas accuser la terre d’être une déchetterie, on ne peut pas accuser l’ordure, les murs, la saleté, il faudra un jour s’y résoudre et se regarder pour de bon, quitte à vomir, quitte à se briser d’inanité, parce qu’on ne les cadenasse pas les hommes c’est entendu, on ne possède que sa douleur et puis ses dettes, c’est ainsi, et qu’est-ce qu’un arracheur de sac-à-main laissera jamais comme trace sur la hanche d’un monde qu’il ne cherche qu’à piller, un monde en peau de serpent qui n’offre que des fuites, que des mues desséchées, un monde de voleurs-nés où l’on coupe la main aux mendiants et où la peau des voyous est brillante et ruissèle le succès, et qu’est-ce qui reste à la fin puisqu’on fait tout brûler en filant comme des meurtriers ? Le soleil lave les cendres d’une nouvelle journée et dans le ciel les vautours rôdent, et les hyènes rient et se frotte la panse de la nature des hommes gisant dans ses flaques de cuisses pendantes… 189 En remontant l’avenue, j’ai vu au loin, tout en haut de celle-ci, perchée comme une apparition au sommet d’un délire, une femme en talons se consumant dans la nuit. Un coup de maquillage, un atour de grenat ou de rubis, une poudre d’astres éphémères, un bal de fleurs et d’exhalaisons, la solitude indicible de l’Arc-de-Triomphe, et le vent glacé de Paris, qui joue la musique de ses cheveux sombres. Mon coin le soir, il se déshabille et permettez-moi vous dire qu’il a une sacrée sale gueule de vérole. C’est comme ça, y’a du bon et du moins bon, du moins bon surtout, tout ça se mélange au fond d’un crâne qui ne respire plus, ce gros ragout instable c’est l’homme sur ses deux pieds de singe, dans la grande jungle qu’il a bâtie. Dans mon coin le soir, ils s’arrangent pour briller au sein de leurs beaux endroits, mais dès qu’ils sortent de là ils se vomissent eux-mêmes, ils vomissent leurs joyaux, c’est rien que des entrailles, des entrailles qui ont pourri dans les compliments et les tournedos Rossini. Ils parlent, leurs grosses bajoues clapotent ; ils ont l’air de l’excroissance viable d’un invisible cancer. La femme dont je vous cause vit la nuit pour étouffer la misère qu’hurlent leurs vieux jours. Juchée sur ses apprêts nocturnes, elle réchauffe dans le froid la nuit des hommes ; sa poitrine bat un peu fort, un peu doucement, derrière un éventail de dentelle, un bouquet de suggestion. Elle se recoiffe ; un petit trône de perles et de diamants où son con y est monté en diadème, une mèche s’échappe, ondule dans la nuit comme une écharpe, un parfum élégant. Ses jambes sont démoulées d’un nylon arraché aux ténèbres, un fin vertige noir les escalade et s’arrête aux cuisses, c’est une sonate de piano interrompue en plein glissando ; selon l’angle elles se croisent et se décroisent, murmure qui hésite ses mots. Elle pense à une pluie de bijoux ou une valise de billets, ou peut-être à son vernis à ongle, peut-être bien qu’elle ne pense plus, que sa cervelle a brûlé à trop vouloir ressembler au soleil Ŕ elle trône sur son 190 éclosion mélancolique et fume une cigarette en attendant que le chenil vienne la grignoter. Elle est là, à des milliers de kilomètres de tout ce qu’elle eut été, à l’ombre des clartés familières, des tableaux de son époque, enfuie pour un leurre de chenil, un sourire de collier clouté, papillonnant d’un cloaque à l’autre, et elle est là désormais, dorure effilée d’une natte millénaire, et elle attend une voiture, un homme, une plaie lointaine Ŕ et une solitude en égratigne une autre. L’humanité y vient décharger ses poubelles et elle, sourit lascivement en appelant l’ordure CHÉRI. « Bonsoir mademoiselle... ŕ Bonsoir jeune homme… ŕ Bon Dieu ! j’ai fait en la regardant de plus près. Vous êtes vraiment splendide. Mes félicitations au Chef. ŕ Tu as besoin de quelque-chose ?... J’ai pris mon temps pour répondre. Je sais causer aux belles choses, j’ai appris ; faut savoir prendre son temps, pour les belles choses. Elle avait une frange qui lui donnait un air du tonnerre, genre petit carré de chocolat fourré. Une frange ciselant une frimousse gracieuse, voilà quelque-chose qui me plait ! Une frange pour le visage, c’est exactement comme une poitrine, des hanches, un nombril, c’est exactement comme deux lèvres mouillées ou des dents claires, ou des cils recourbés, c’est exactement pareil, différentes enseignes de la même putain d’infatigable avenue… J’ai fouillé dans mes poches, avec l’envie pas méchante de faire un peu le mariole. ŕ J’ai un euros, j’ai dit avec mon sourire d’abruti. Je peux avoir un bisou ? ŕ Nan, elle a fait en rigolant. ŕ Même pas un bisou ? Je veux dire, pas de malentendu, hein Ŕ bien sûr que ça vaut plus que ça, évidemment, et d’ailleurs… d’ailleurs, si ça tenait qu’à moi c’est tellement inestimable ça, j’ai fait en touchant ses lèvres du bout de l’ongle, et ses lèvres étaient moelleuses, elles étaient chaudes, on aurait dit qu’elle sortait du four, c’est tellement inestimable, tellement au-delà de toute devise, que je le ferais GRATOS, que j’ai conclu en lui jouant de l’œil. ŕ L’amour après minuit, chéri, c’est jamais gratuit. ŕ Ah oui, évidemment… évidemment… Et comment vous vous appelez ? ŕ Je m’appelle Olivia. Elle mentait c’était patent, mais c’était magnifique quand même. ŕ Nan, c’est sûrement pas Olivia. Mais c’était une question bête, après tout. C’est bien normal que vous ne me disiez pas la vérité. ŕ Mais si, c’est vraiment mon prénom. Pourquoi je te mentirais ? 191 ŕ Peu importe. ŕ C’est pas mon nom de scène, c’est mon vrai prénom. Ouah, elle avait une voix tellement douce ! C’était du beurre, de la neige, ma parole… C’était comme un morceau d’aube éclos en avance. ŕ D’accord Olivia, si tu le dis. ŕ Tu fais quoi ici, tu cherches quelque-chose toi ? Et comment tu t’appelles toi ? ŕ Tonio Le Tigre. ŕ Toi non plus ça n’a pas l’air d’être ton vrai prénom. ŕ C’est vrai Olivia, c’est vrai. On fait tous que ça, de mentir toute notre vie. ŕ Et tu habites dans le coin ? ŕ Juste-là, j’ai fait en montrant tout en bas de l’avenue. Une petite garçonnière d’écrivain… ŕ Ah… tu dois avoir une belle maison, alors… ŕ Ouais, j’ai dit comme ça d’un air insolent. C’t’une belle bête. ŕ Tu veux m’y emmener faire un tour ? qu’elle m’a dit en s’approchant doucement, serpent sur un satin confidentiel. ŕ C’est parce que je suis écrivain, j’ai dit en reculant un peu. Quand je manque d’inspiration, je jette un coup d’œil par la fenêtre et j’ai le choix entre mater tes hanches ou l’Arc-de-Triomphe. ŕ Et alors, c’est quoi le mieux ? qu’elle a fait comme ça, un peu bestiale, vachement excitante. ŕ L’Arc-de-Triomphe, qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? Je le vois tout le temps, ça me fait pas plus d’effet qu’une ampoule. ŕ Et moi alors ? ŕ C’est pas mal… ŕ Et bien pourquoi tu me ferais pas visiter ta maison, chéri ? ŕ C’est un endroit très luxe, et j’aimerai pas que tu le salisses… Tu seras obligée d’y être tout le temps que nue. ŕ Oh tu sais, le luxe quand je suis nue… J’ai un peu plus reculé et puis je l’ai regardée un moment. Un petit cacao d’amour ! De me comporter comme ça avec elle, d’un coup ça m’a fait un effet affreux. Un truc à vomir. Y’a des fois où je me dis que je suis décidemment un chic type, et d’autres où je me trouve vraiment dégueulasse, à bien y réfléchir. Au fond, c’est dur de savoir où on en est pour de bon. ŕ Bonne soirée Olivia, j’ai dit en me tirant. » 192 Je suis parti là-dessus, j’avais une balle de plomb dans la gorge, entre les omoplates, et j’ai marché un long moment, pour essayer de semer mon souvenir dans l’obscurité. Des fois, je me faisais l’effet d’être indécent, l’indécence même. À dire vrai il me cassait un peu les couilles, mon numéro de connard. Ouais, ça manquait de finesse, ça manquait d’élégance, ça manquait de tout en fait, sauf de maladresse. Et puis j’ai réfléchis à tout ça et je me suis demandé quelle était la recette pour pas tout gâcher, et comment qu’on faisait les festins et si des fois on pouvait en devenir un soi-même sans pour autant tout tâcher autour de soi ? Sans blague, des fois ça me désespérais cette impression de pouvoir ne prendre de la place qu’en jouant du coude et de la rouerie. C’est qu’une planète de tricheurs, ici ! Ah, c’est pas des idées à avoir, que je me suis dit. Allez Tonio, pense à autre chose parce que si c’était ton dernier pas, ça serait bien triste de marcher sur cette écharde de violon. Me voilà donc traînassant mollement dans mon quartier, comme je l’avais déjà fait des millions de fois. Tilsitt Hoche Ternes Wagram, tout ça je le connais sur le bout des doigts. Je le connaissais TROP bien, à dire vrai. Je pourrais pas dire combien de fois j’ai fait le même trajet, et la seule chose qui changeait dans mon trajet, c’était l’idée que je promenais. Des fois c’était une angoisse et des fois une félicité, des fois Tortuga qui habitait à côté et d’autres fois encore, la plupart du temps, quelques phrases bricolées pour une petite nouvelle qui ne sortirait jamais, et là, pendant ma promenade de santé, c’est petit-à-petit à Olivia que j’ai pensé, ça gonflait en moi, ma parole mon sang empilait des poupées russes, à l’envers je veux dire. J’arrivais plus à me la décoller de ma tête, c’était un érythème rose, rose et savoureux, je pensais à elle par petites bribes sucrées, comme une coupelle de pralines. Elle était trop belle et moi je me faisais avoir, comme à chaque fois. La beauté d’une femme, c’est rien qu’une mine sur laquelle on a marchée. Toujours la même histoire de connard. Un vagin tiré à quatre épingles, rien de bien sérieux… Et pourtant, pourtant… Moi je me demandais ce qu’elle foutait ici, mon Olivia, elle qui méritait mieux que tout cette flopée de merdeux, je me demandais à quoi pouvait ressembler sa vie de tous les jours et puis si elle avait des mômes ? peut-être un garçon, oui, dont le fils de pute de père s’est tiré depuis belles lurettes, Raphaël qu’il s’appelle, et qui lui cause bien des soucis ce petit fils de putain mais qu’elle, elle aime beaucoup malgré tout, qu’elle gâte, qu’elle couvre de cadeaux, et puis d’abord l’Olivia, qu’est-ce qu’elle aimait faire dans la vie ? est-ce qu’elle aimait encore l’amour, malgré les hommes ? et puis qu’est-ce que ça peut devenir une jolie pute, quand ça vieillit ? et puis si elle ne serait pas mieux ailleurs par hasard… 193 Sans blague, plus je baguenaudais, plus je commençais à déconner… vous me croirez jamais si je vous disais qu’il m’est venu tout un tas d’idées pas raisonnables du tout, des espèces de projets bancals, de l’abstrait, du pharamineux, de pauvres cartons vide que je tripotais en horizons sublimes... Si bien qu’après m’être un bon moment rincé de la sorte, tout dans ma tête est devenu clair comme un volcan. Ma poitrine s’est accélérée et j’ai levé la tête à la nuit, et j’ai regardé l’heure dans la lune qui indiquait l’heure OLIVIA. J’ai couru, couru, je me suis précipité là-bas en espérant d’arriver à temps, d’arriver avant qu’une Aston Martin ne me la souffle à jamais. J’ai entendu des pas, des bruits de talons, et puis des rires, des rires gras, des borborygmes de vieux Bordeaux, ce bruit qu’on fait quand on marche sur un cafard. Ils étaient trois y’avait Olivia qui était là, au milieu. On aurait dit une antilope pourchassée par des ivrognes. Du reste, c’était tout à fait ça. Ils descendaient l’avenue et je les ai suivi, sans trop savoir ce que j’allais faire. Je tremblais de partout, j’étais en boule, putain. Derrière un arbre, je les ai un peu matés, comme ça, tout fébrile, tout colère. Ils lui causaient et j’entendais pas exactement tout, mais de ce que je percevais ça m’en vrillait les viscères, sans déconner, c’était si dégueulasse que j’ose même pas le répéter ici. Suffit de se figurer le dialogue des cancrelats en groupe, avinés, gras et putrescents et trop sûrs d’eux et dont les vies ont pris pour modèle la vulgarité, dont l’abjection a reçu l’approbation des hautes gens. Ce genre de gars on les connait, ils patassent partout dans la ville avec leurs grandes pompes de vampires, leur désœuvrement de brillantine, empestant l’existence. Personne ne les aime, et surtout pas moi, et surtout pas eux. L’un des trois, le plus vitreux, le plus purulent, les yeux brillants comme une morgue, un rire de hyène, interpelle mon Olivia, et lui demande de se tourner pour mieux l’inspecter, comme ça, comme il aurait dit à sa nouvelle veste PAS MAL, PAS MAL, en matant son gros cul dans la glace. Fils de pute. FILS DE PUTE ! Il a même commencé à la tripoter un peu et de là où j’étais, j’entendais les propositions qu’il faisait et ça m’a donné envie de mourir et de les emmener tous les trois avec. En face d’eux, Olivia a encore fait un tour sur elle-même et avec son joli manteau bouffant, pendant une demi-seconde quand elle a fait ça, quand elle a tourné sur elle-même et que son manteau a flotté et tout, le silence a rompu son fil et un tutu sombre a recouvert le monde Ŕ une danseuse étoile tombée de la nuit. Ç’a duré qu’une seconde, rien qu’une seconde et pourtant, si une photographie eût voulu la prendre, elle aurait échoué, elle se serait consumée. Ç’aurait comme débordé, comme une éruption, comme une plage, comme un œil trop plein du sanglot d’une jolie chose. Eux, porcs fiers de 194 leur race, ils faisaient rien d’autre que de toussoter des ricanements gras, bidons. Ils voyaient sans doute rien du tout de ce qu’il fallait et c’est pour ça qu’au fond, je ne les jalouserai jamais. Ils se sont arrêtés pour deviser, et le gars, le plus porc des trois, il m’a semblé qu’il essayait de convaincre les deux autres, les un peu moins porcs, mais eux bâillaient en finissant leurs gros cigares, ils avaient pas l’air trop intéressés. Ils en parlaient comme des gens qui bâillent en se demandant qu’est-ce qu’ils vont manger demain midi, parce que demain midi encore, ils seront sûr de s’en mettre plein la panse. Et mon Olivia, cœur de pivoine dans étau, était là, patiente et tout sourire, à attendre la gracieuseté et le bon vouloir d’hommes aux allures de sacs plastiques remplis de merde. Ces monstres infâmes, grouillant dans leurs rires vermineux, bandant de voir la misère manger les billets avec lesquels ils se sont torchés, ces sales fils de putes sans couilles, sans humour, sans imagination ni dignité, juste une situation, un étage élevé, un vis-à-vis avec l’Enfer, tas de chair enflée engoncés dans l’aisance, ces salopes ayant passé leurs vies à amasser, à camoufler l’indigence d’être des moins que rien sans leurs billets, qu’est-ce qu’il leur arriverait à ceuxlà, le jour où la monnaie ne vaudrait plus que le pet foireux qu’elle est ? Qu’estce qui restera d’eux, de leur passage ? Ces fils de putes, je les hais ! Le plus porc des trois a jeté un dernier coup d’œil à Olivia, Olivia lui a souri, il a grimacé une espèce de mimique qui aurait aussi bien pu être un sourire qu’un début de vomi, et puis ils se sont finalement tirés dans un grossier nuage de cigares, tandis qu’elle remontait l’avenue. « T’es encore là, toi ? elle m’a dit tout gentiment, avec son sourire porcelaine. ŕ Dis-moi, Olivia, j’ai demandé encore tremblant de colère, quel genre de salopards viennent donc te voir ? ŕ Oh… y’a de tout, tu sais. Mais je suis pas n’importe qui, moi. Je prends pas n’importe qui. Je suis pas ce genre de fille que tu verras, par ici, à faire des fellations entre deux voitures. Quand même, je me respecte ! Moi je choisis mes collaborateurs. « Mes collaborateurs » ! qu’elle disait, comme pour mieux vous cuire au miel… Elle était si belle ! J’en aurais mangé mes yeux. Je la regardais elle et sa voix d’enfant à l’amidon, et je me sentais fondre au soleil, je me sentais m’éparpiller en mille éclats de rouge-à-lèvre, et j’ai eu envie de l’embrasser, de l’emmener, de danser avec elle, n’importe quoi, juste son giron, juste l’avoir près de moi pour mourir dans son odeur. Comme ça tout d’un coup, il m’a pris une espèce de bouffée de chaleur, l’ivresse d’une gorgée folle, un alcool fort 195 avec le verre et les tessons, le genre de mensonge qui vous mord tout au fond, qui vous mord si profondément que vous en faites une estampe nacrée, un sourire gracieux, votre vérité. J’ai eu des tonnes de choses à déclarer, mais ça restait coincé, y’avait le cœur avec, les tripes aussi, tout, tout, y’avait tout qui s’emmêlait au fond de ma gorge et moi qui demandais comment faire pour dénouer tout ça sans trop passer pour le fou que j’étais. ŕ Olivia, j’ai fait tout d’un coup, comme un haut-le-cœur… Olivia, tout ça c’est fini… Tout c’est fini, tu m’entends ? C’est fini, on tire un trait sur tout ça. On déchire tout, on laisse juste une tempête de neige derrière nous, rien qu’une tempête de neige, j’ai dit en la regardant bien au fond, et mes lèvres tremblaient, elles tremblaient fort, et ma voix était sur le point de gravir des montagnes, ou de s’effondrer pour de bon. ŕ On se tire à Bora-Bora, Olivia. Bora-Bora. Un Bora pour chacun. BoraBora, Olivia, la vanille et le poison multicolore. Là-bas on vivra nus comme des poissons, comme deux rondelles de palmier, il y aura de l’eau douce et des avocatiers et nous, on dansera sur le dos des coraux en se moquant des brûlures du sel. Là-bas quand on aura faim, et bah et regardera le soleil. ŕ Oui, oui, ça doit être joli Bora-Bora. C’est un de mes rêves, tu sais chéri… Mais en attendant Bora-Bora, pourquoi tu m’amènerais pas chez toi, ce soir ? ŕ Écoute, c’est sérieux Olivia, j’ai fait en la coupant. Je pouvais plus m’empêcher de parler, y’avait un gribouillis, mille desseins, qui remontaient d’un coup pour aller s’inscrire derrière mon front, tracés par des ailes d’oiseaux, des plumages arc-en-ciel. Ma parole, j’ai même pensé à Dali, ce sacré Dali, et je me suis que c’était seulement le plus amoureux de tous les hommes. ŕ Écoute juste un peu ça : notre jardin ce sera de la poussière de roman, et quand on lèvera la tête, y’aurait qu’une grosse myrtille au-dessus de nous, autour de notre félicité, rien qu’une grosse myrtille. Et nos voisins, nos voisins les plus proches, ce serait rien qu’un couple de dodos grincheux, mais on les aurait quand même apprivoisés, et eux nous ramèneront des baies, de temps à autre. Peinards comme deux hamacs étendus entre des branches de ciel ! Parfois un Boeing survolera notre archipel, notre chapelet de coquillages, et les gens à la mine terne nous regarderont en soupirant, en se demandant pourquoi il fait si froid, dans leur métal volant. Nous on rigolera fort, on leur montrera nos culs tout bronzés et eux, ces pauvres pigeons, ils s’en retourneront couler du béton. ŕ Dis donc, t’en as de l’imagination ! 196 ŕ On n’aura plus besoin de la ville, Olivia, parce qu’on aura la nôtre aussi, ton sourire, ton sourire qui allume les réverbères et qui nous prémunira de la nuit. On vivra nu et le sable sur ta peau, ça fera comme Copacabana, je vois ça d’ici, ça sera beau comme une fresque à la Picasso. ŕ C’est bien, Picasso. C’est zoli. « Zoli » qu’elle disait, ma formidable confiserie ! Je vous jure, j’étais tout au bord de fondre pour de bon. ŕ Écoute… j’ai pas l’air costaud, comme ça, mais j’sais me défendre. J’fais du sport, chez moi. ŕ Mais si, tu es très bien bâti… ŕ Ouais, je sais. Bah je sais me défendre aussi, figure-toi. Là-bas, à BoraBora, on sera tranquille. Et si les gorilles en venaient quand même à t’emmerder, à t’emmerder rien qu’un peu, à te manquer de respect, et bah ils auraient affaire à moi. Autrement dit, personne t’emmerdera plus jamais, Olivia. Ils me font pas peur, les gorilles, ils peuvent pas être pires que par ici. ŕ Picasso c’est le XVIème siècle, non ? ŕ Pas très loin de ça, Olivia. Pas très loin. Là-bas, je t’apprendrais l’art et l’histoire de l’art. Je t’apprendrai plein de choses et toi, tu m’en apprendras plein d’autres. On sera complémentaires, comme les cerises, comme les enfants, comme les poumons. On sera bien, Olivia. Je te promets, je te le jure que je te ferais une belle vie. Tu mérites un truc extra, Olivia, et même mieux que ça j’ai dit en m’approchant d’elle, un peu possédé par mes traits d’aquarelle. ŕ Attends, ne te mets pas trop près de moi parce que tu vas effrayer mes… Moi j’écoutais plus rien à rien. Je nageais dans la fièvre. La fièvre depuis une entaille de cristal. Je savais plus si j’étais devenu complètement fou, ou si j’étais justement l’homme le plus lucide qui ait jamais vu la nuit, qui l’ait jamais vraiment regardée bien en face, je veux dire regardée pour de bon. C’était sans doute un peu des deux, à la vérité. J’ai contemplé les lumières autour de moi, les bâtiments, les voitures garées en double-file, tout ce tas de toc, et j’ai su que ce soir, j’allais partir, qu’Olivia viendrait avec moi, et que ce merdier de Paris et le reste du monde avec, j’allais le quitter à jamais. Nous allions construire une cabane à l’abri du vent. Je me voyais d’ici, plume de palmier au cul, en train d’imiter les oiseaux tropicaux et mon Olivia elle, quelle divine ! qui applaudirait fort en rigolant, et puis qui me serrait dans les bras, rien que ça, ses bras autour de mes épaules, et puis sa petite tête douce confite sur ma clavicule. Ç’allait être au poil. Jamais rien, ne serait-ce qu’un grain de sable, pour venir perturber notre petit œil bleu. Rien. La paix et un quatre pattes artistique sous le crépuscule. 197 Voilà ce qu’on allait faire, et fallait plus perdre de temps désormais. Le temps de perdu, c’est de la peau qui s’en va pour toujours. ŕ Même qu’on emmènera ton gosse, j’ai finalement tranché. Moi ça me fait pas peur, je suis capable d’assumer tout ça. J’en suis parfaitement capable. Je lui apprendrai à pêcher et puis à faire des pièges pour le gibier Ŕ il viendra ton gosse, t’inquiète donc pas. C’est même moi qui lui ferais l’instruction. Je lui apprendrai à devenir un Homme… ŕ Mon gosse ? ŕ Raphaël. ŕ Raphaël ? ŕ Ouais, et t’inquiète pas qu’avec moi, il marchera droit et ça deviendra sûrement pas un connard de mon espèce. ŕ Bon et on fait quoi maintenant ? ŕ Bouge pas, Olivia, j’ai dit en me décidant, je reviens dans cinq minutes. Bouge pas ! que j’ai gueulé comme ça en dévalant l’avenue vers chez moi. BOUGE PAS OLIVIA, JE REVIENS TOUT DE SUITE, ATTENDS-MOI ! ET TE LAISSE PAS FAIRE PAR TOUS CES SALOPARDS, OLIVIA, COUPE LEUR LES COUILLES S’ILS CHERCHENT À TE FAIRE DES CHOSES PAS BIEN ! JE REVIENS TOUT DE SUITE, NE T’INQUIÈTE PAS, JE VAIS JUSTE CHERCHER UN BONNET DE BAIN ET LA BÉNÉDICTION D’UN SAINT. 198 « PAPA ! PAPA ! TU ES LÀ ? ŕ BON DIEU D’MERDE ! OÙ VOUDRAIS-TU QUE J’SOIS FOURRÉ À UNE HEURE PAREILLE ??? À PARIS-PLAGE ? EN TRAIN D’BAISER UNE FLAQUE DE BOUE ?! ŕ PAPA, TU M’ÉCOUTES ? J’AI QUELQUE-CHOSE DE TRÈS IMPORTANT À TE DIRE. ŕ Ç’A UN QUELCONQUE RAPPORT AVEC L’ARGENT ? ŕ NON, PAPA. C’EST PAS L’ARGENT. JE VIENS SEULEMENT TE DIRE AU REVOIR. JE M’EN VAIS, PAPA. ŕ OH, DIS PAS DE CONNERIES, HEIN ! ÇA ME FERAIT TROP PLAISIR. ŕ JE VAIS M’EN VAIS, PAPA. POUR DE BON. NE T’INQUIÈTE, JE NE PARS PAS SEUL, JE SERAI AVEC OLIVIA. ŕ QU’EST-CE QUE TU RACONTES ENCORE ??? TU N’ARRÊTERAS DONC JAMAIS DE ME TOURMENTER, PUTAIN DE MERDE ?! ŕ AU REVOIR, PAPA ! ŕ UN INSTANT ! UN INSTANT ! DÉJÀ, QUI C’EST CETTE OLIVIA ? ŕ MA FUTURE FEMME, PAPA. LA FUTURE MÈRE DE MES ENFANTS. LA PROGÉNITRICE DE MON DESTIN, PAPA. ŕ ELLE EST LÀ ? ŕ NON. ELLE EST EN BAS, AU COIN DE LA RUE. ELLE M’ATTEND. ŕ BON… QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE PUTAIN QUE T’AS ENCORE RAMASSÉE ???? ŕ C’EST PAS UNE PUTAIN, PAPA, C’EST SEULEMENT UNE FEMME. C’EST SÉRIEUX, JE M’EN VAIS POUR DE BON. TU VAS ENFIN POUVOIR FINALISER TON MAGENTA. 199 ŕ QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE HISTOIRE, FILSTON ? T’AS MÊME PAS D’OSEILLE, QU’EST-CE QUE TU VAS BIEN POUVOIR NOURRIR UNE FAMILLE ? VOUS ALLEZ CREVER DE FAIM ET JE TE L’AURAIS BIEN DIT ! ŕ JE ME DÉBROUILLERAI, PAPA. D’AUTRES AVANT MOI L’ONT FAIT, ET JE SUIS PAS PLUS CON QU’UN AUTRE. ŕ PERMET-MOI D’EN DOUTER ! ŕ J’ESSAIERAI. ŕ FILSTON ! T’ES PAS UN GARS COMME ÇA. T’ES PAS ENCORE ASSEZ SOLIDE POUR LE MONDE. LE MONDE VA TE CASSER LA COLONNE VERTÉBRALE. T’ES MON FILS, ANTOINE, TOI ET MOI ET TON GRAND-PÈRE, ON EST TOUS DU MÊME SANG. TOUS DE LA MÊME TREMPE DES RATÉS IMPLACABLES. PARS PAS, ANTOINE, VU COMMENT T’ES PARTI, JE LE VOIS D’ICI, T’ES PARTI POUR T’ÉCRASER. DEPUIS QUELQUES GÉNÉRATIONS, ON SAIT PAS FAIRE LES GÂTEAUX AUTREMENT QUE CARBONISÉS. ŕ C’EST POUR ÇA QUE JE M’EN VAIS, PAPA. JE VAIS SUIVRE VOS TRACES EN M’Y ÉLOIGNANT. JE PORTERAI LE SANG DES COZIN EN HAUT DES DRAPEAUX, PAPA, POUR PAPI, POUR GRAND-PAPI ET POUR TON MAGENTA. ŕ OH LÀ ! OH LÀ ! DU CALME, HEIN, QU’EST-CE QUE C’EST QUE CES HISTOIRES DE SANG ?! ŕ C’EST DÉCIDÉ, PAPA, ET TU SAIS COMMENT JE SUIS, PUISQUE JE SUIS COMME TOI. QUAND ON DÉCIDE QUELQUE-CHOSE, ON FAIT EN SORTE QUE CE QUELQUE-CHOSE DEVIENNE L’UNIQUE CHOIX. ŕ FILSTON… ŕ AU REVOIR, PAPA, J’ESPÈRE REVENIR UN JOUR SANS RAPPORTER AVEC MOI TON VIEIL ULCÈRE. ŕ ARRÊTE TES CONNERIES, ANTOINE, L’ULCÈRE MAINTENANT IL EST LÀ. T’Y ES POUR RIEN DU TOUT À TOUT ÇA, FILSTON. C’EST MA VIE À MOI QU’EST BLOQUÉE LÀ, C’EST TOUT… ŕ … T’ENTENDS, PUTAIN DE MERDE ??? ÇA N’A RIEN AVOIR AVEC TOI. ŕ PAPA… ŕ ALORS QUOI, PUTAIN ?! TU LAISSES TOMBER TON VIEUX CON DE DARON ? 200 ŕ PAPA, JE TE JURE QUE DANS MON CŒUR, TU RESTERAS TOUJOURS AVEC MOI. T’AURAS TOUJOURS UNE PLACE, À ÉGALITÉ AVEC MAMAN… ŕ AH ME PARLE PAS DE CETTE SALOPE, HEIN ! ME FOUS PAS À CÔTÉ D’ELLE, JE TE PREVIENS, MÊME LÀ-DEDANS ON SERAIT ENCORE CAPABLE DE S’ENGUEULER. ŕ JE METTRAI UNE ROSE ENTRE VOUS DEUX, PAPA. ŕ FILSTON… ŕ AU REVOIR, PAPA. ŕ … ET BAH QUOI, PUTAIN DE MERDE ! TU VAS PAS PARTIR COMME ÇA ?! CŒUR OU PAS CŒUR, MONTE AU MOINS ICI QUE JE TE FOUTE UN DERNIER COUP DE PIED AU CUL QUE J’SUIS SÛR QU’T’OUBLIERAS JAMAIS. » 201 La nuit je jouerai du tam-tam sur ton cul pour charmer les rêves, pour qu’ils nous couvrent de leurs baisers, oiseaux nocturnes, feuillages de velours, peaux de sel, fumée d’écorce de palmier qui se consume, qui s’évapore au petit matin sec… à mille soleils des vies sans lumières, notre bouche sèche, la myrtille écrasée dans le ciel, le ventre bleu du temps somnolent, la cendre et le sable en copeaux de cigarettes le long de notre atoll, et tes cheveux, où pleure un poème enduit de pétrole, et ton reflet au loin, hantant la peau des dauphins, brève pièce d’argent qu’énumère en vain l’océan… Ma belle Olivia, j’ai besoin de ton sein, j’ai besoin de ton giron, il te faut me réconforter ! je te chuchoterai à l’oreille toutes les horreurs que tes sœurs m’ont faites ! Tes « sœurs » ! pardonne-moi l’injure, elles l’ont ni ta grâce, ni ton caractère et ton sang de jument les ferait exploser si une goutte en venait à éclabousser leurs pâles artères. Olivia ! tu es ma dernière île, mon ultime peau, tu es ma béquille, ma barre de fer ! tu es celle qui saura toujours ce qui est bon pour nous et en vertu de cela, jamais tu ne te décourageras, tu graviras des désillusions, des montagnes de peine parce que l’homme n’est qu’un homme, il n’est qu’un loup dans des haires de mendiant et que quelques milliers d’années d’art et de guerre n’y ont rien fait, l’homme est ce qu’il est, ni plus ni moins qu’un animal auquel on a donné la parole pour qu’il puisse mentir, dans ton divin instinct de femelle tu le sais, Olivia, et c’est qui te donneras la force de m’attendre tard dans la nuit quand je m’y serais une nouvelle fois abandonné, c’est ce qui te donneras la force de ne rien lâcher, parce que tu sais que tout n’est pas rose quand l’homme lui n’est qu’un enfant voulant vivre dans un magasin de bonbons, tu le sais, belle caryatide, et tu es vouée aux fanures, Olivia, et je suis voué à les haïr parce que l’homme ne veut d’aucune vérité, et c’est pour cela que tu t’échineras à te travestir, que tu t’useras à tout m’offrir tandis que je tournerai la tête, que tu te trancheras encore un peu 202 pour ne pas que je te perde de ma vue, tu as la pugnacité, une force irréelle, une force monstrueuse, c’est cette veine qui te donneras la patience, la volonté de ne pas tout foutre en l’air quand j’aurais encore décidé de le faire, c’est elle qui te chuchoteras d’attendre encore un peu, que tout est encore possible pourvu que tu fisses le nécessaire, c’est elle qui te fera serrer les dents, ô belle Panthère ! c’est ce métal dont est fait ton sexe chauffé à blanc, c’est lui le noyau, le fruit, c’est de lui que tout rentre, tout sort, c’est ainsi, et contente-toi de relever mon menton quand je baisserai la tête, contente-toi de t’allonger dans mon épaule, sa clavicule est creusée pour ton repos ! alors ne perds jamais cette force, c’est elle qui te donnera tout ça et bien plus encore, la force de ta mère qui a tout vu et en vertu de cela, Olivia, tu seras ma femme, nom d’une Chaîne ! Et j’ai vu les femmes, de part en part le monde m’a écorché les genoux, de part en part je m’y suis écorché les lèvres, sur mille femmes j’ai grimpé et j’ai compris Olivia, j’ai compris que rien ne sert d’en avoir mille car on ne construit de monument avec des allumettes, des brindilles ou des grains de sables, mille patries ne servent à rien on ne porte en soi qu’un seul drapeau, et ce drapeau est ta fleur, et ta fleur est ma rosée et ta rosée mon eau, Olivia, comprends-tu désormais ? Si j’ai eu mille femmes, Olivia, c’était seulement pour offrir l’expérience de mille hommes à ton doigt… Donne-moi ton ongle, donne-moi ta main… vois ton alliance dans ces quelques dépouilles opimes. 203