Un roman Les alpinistes sont aussi des hommes.
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Un roman Les alpinistes sont aussi des hommes.
Nepal Sherpa Sig Henri Sigayret, Kathmandu Golfutar Mahenkal, Gabissa Oda No 6 Copyright 2008 - 2009 © Nepal Sherpa Sig - All rights reserved. Les présents textes traitent principalement du Népal, de l'alpinisme, de l'himalayisme. 2007 Un roman Les alpinistes sont aussi des hommes. Ce livre a été écrit par un autodidacte, il est même imparfait dans sa présentation. 2 A Jordan, mon petit-fils, à tous les Marginaux, à tous les Cancres, à tous les exclus de la connaissance institutionnalisée : ceux qui ont été rejetés par l’élitiste, la réactionnaire et figée Education nationale, et à tous ceux qui ont trouvé dans l’alpinisme un moyen de démontrer qu’ils n’étaient pas que des parias dans notre société, ce livre écrit par un cancre. 2 3 La difficulté des passages en escalade était, au temps où se déroulent les événements racontés dans ce livre, classés en six degrés allant du premier au sixième degré supérieur. << Le six sup. >> pour les alpinistes. Avec quel ton ils disaient cela ! En alpinisme, la difficulté de la progression décide de la notoriété d’une ascension, mais à cette pure difficulté s’ajoute de nombreux autres facteurs. Interviennent ainsi la longueur de la marche d’approche, l’altitude à laquelle se situe le passage, le temps qu’il fait au moment de l’ascension, la nature de la paroi, sa hauteur, la qualité du rocher ou de la glace qui la compose... Cette difficulté est combattue par une variable qui s’inscrit dans le subconscient des grimpeurs : la rapidité et l’efficacité des secours, et par tout ce qui est lié au mot protection. Protection pour arrêter une chute, protection contre le froid... Ces protections sont évidemment aussi dans les qualités physiques – donc dans le degré d’entraînement- et morales du grimpeur, dans ses connaissances théoriques et pratiques -son expérience- bref dans tout ce qui participe à sa qualification et à son niveau de résistance. Mais à cela il faut ajouter la nature du matériel qui évolue constamment. Matériel utilisé pour progresser et surtout pour arrêter une chute. Au temps de ce récit, le matériel avait gardé les caractéristiques de celui de l’ancien temps : les pitons enfoncés dans des trous préalablement forés n’existaient pas, les piolets avaient des formes d’outils de jardinage, les crampons n’avaient que dix pointes, les baudriers et les casques venaient à peine de faire leur apparition, les fibres synthétiques commençaient à remplacer dans les cordes, les fils de chanvre, les chaussons d’escalade n’étaient qu’exceptionnellement utilisés... Bref, tout ce qui participe à atténuer les difficultés proprement dites avait peu évolué. 3 4 Une équation indiquant le degré de difficulté franchi par chaque génération pourrait être écrite. Il faudrait introduire en elle les variables se rapportant au matériel, au niveau d’entraînement de l’alpiniste... Elle démontrerait qu’intrinsèquement le niveau atteint d’une génération à l’autre est constant. Ce récit s’inscrit aussi au temps où Mai 68 lézarda les institutions et changea les mentalités, les croyances, les façons d’agir, celles des grimpeurs et des alpinistes comme celles des autres. Dans les milieux d’alpinistes, ce qui n’était que pressenti et passé sous silence s’exprima avec force. Les milieux d’alpinistes virent ainsi apparaître un grand nombre de ceux que l’on appela les marginaux qui critiquèrent institutions et coutumes. L’auteur a grimpé avec de ces jeunes, ils furent de merveilleux compagnons. 4 5 PERSONNAGES DU ROMAN. - ALPINISTES. - Beussa Michel. Universitaire. - Socrate (surnom) : Michael Béloni. Jeune contestataire. Auteur de chansons quelque peu indécentes. - Chtuc (surnom) : Pierre Bois. Jeune contestataire. - Rague Bernard. Simplement nommé Rague par les autres alpinistes. Fils de Paul Rague trésorier du club de montagne M.A.S. Petit fils de Serge, vieil alpiniste. - MEMBRES DU CLUB DE MONTAGNE M.A.S. - Deussain-Brun. Président. - Rague Paul. Trésorier. Père de l’alpiniste Bernard Rague. - Milassi. Membre. Alpiniste médiocre, nature envieuse. - Motheux. Membre. Vieil alpiniste, simple, vrai, humoriste. - AUTRES. - Griotte (surnom), femme de Michel Beussa. - Panse-bête (surnom) : Bedain. Journaliste. - Marie Rague, mère de Bernard Rague, épouse de Paul Rague, fille de Serge. 5 6 La scène se passe dans Les Blocs, l’école d’escalade de la ville. Rencontre avec trois des alpinistes très présents dans ce roman : - Michel Beussa. - Michael Beloni surnommé Socrate. - Bernard Rague appelé simplement Rague par ses amis. Sont cités dans cette scène. - Pierre Bois surnommé Chtuc, brillant grimpeur, les alpinistes : - Deussain-Brun président du M.A.S. - Milassi, alpiniste médiocre et jaloux, - et le journaliste de montagne, surnommé Panse-bête. Au cours de cette scène il est question d’un projet d’expédition dans l’Himalaya. 6 7 Il faut imaginer un regard dédaigneux et sévère. Y ajouter les effets d’un silence, de sa durée qui rajoutent à la force des expressions. Chacun pèse les secondes. Rague regarde Socrate. Socrate toise Rague. Duel à regards mouchetés. Aucune haine, pas d’agressivité, ces mots sont trop résistants. Un peu de rancune, de celle qui s’est déposée en strates au cours de nombreuses escalades accomplies ensemble et a durci. Beussa, entre eux, massif arbitre inattentif. Le regard de Socrate a quitté le visage de Rague, il est allé vers celui de Beussa. Il s’y pose et l’expression de son visage s’adoucit. Alors viennent des mots qui étonnent dans cette situation conflictuelle : - Je suis un Saint ! Ce n’est pas l’énoncé d’une vieille constatation mais la découverte d’une révélation soudaine. Il poursuit : - Il y a de l’intelligence dans le marteau du menuisier, la répétition des coups n’est pas radotage. Les autres savent les stigmates qu’ont laissé en Socrate quelques semaines passées dans une entreprise d’emballages. Ils attendent la suite. Qui vient vite sous une forme redondante : - C’est pourquoi je répète : un Saint ! Beussa, un Saint ! S’est ajouté de l’étonnement dans le ton avec lequel est prononcé ce mot. Socrate époussette de la main un bloc de pierre, s’assied. Le regard vers Beussa, renouvelé, s’accompagne d’une lueur d’amusement, mais se charge de sévérité quand il revient se poser sur le visage de Rague. Puis de mépris. Il cherche sur son siège une position confortable et, l’ayant trouvée, il frotte ses mains l’une contre l’autre pour faire tomber la magnésie, cette poudre blanche dont ils s’enduisent les doigts pour les sécher avant de grimper. Il pose ensuite ses coudes sur les genoux et encastre son menton dans le calice de ses mains déployées, paumes vers le ciel. Il reste immobile, silencieux. Rague l’observe et jouant les humbles dit : - Saint Socrate, s’il te plaît, ne te fâche pas. Socrate ignore ce désir d’une trêve, il reste impassible, muet, hautain. Il y a dans son attitude du maître qui juge un disciple fautif, du magistrat qui comprend mais ne peut relaxer, du prêtre qui ne peut absoudre, de l’ami chagriné par une trahison. Mais voilà que sa main droite quitte le menton, l’avant bras comme libéré se détend, la main se ferme, sauf l’index qui pointe vers le ciel. La tête se redresse. Comme les deux autres le connaissent bien, ils savent que l’illumination est venue, que le discours va jaillir et, comme ils n’ont plus envie de grimper, ils se placent face à lui. Rague accroupi, Beussa assis sur un autre bloc. 7 8 Rague jouant la soumission offre à Socrate un regard attentif. Effort de séduction inutile, Socrate continue à ne s’adresser qu’à Beussa. Enfin viennent les mots : - Quel mérite est le mien ! Accepter pour compagnon de courses cet esbroufeur habillé en balèze ! Cet étriqué de l’encéphale jouant les intello, ce cul béni jouant les émancipés. Visage éclairé : - N’ayons pas peur des mots, cet authentique… Ton emphatique : - sophiste paradigme. Geste de la main demandant l’indulgence pour ces termes audacieux. Rague, par son maintien, ses hochements de tête, montre qu’il accepte ces qualificatifs et avoue d’un air contrit : - Socrate, tu es un Saint. Je ne suis qu’un sophiste prétentieux à la pensée tétraplégique. Mais l’autre ne se satisfait pas de cette repentance. C’est d’un ton désabusé qu’il poursuit : - Cet ingrat que je guide en montagne et qui, pour me remercier, me chie sur la gueule. Il choisit un ton complice pour parler à Beussa : - Tu as beau être prof. de fac, tu n’es pas un con. Tu es même parfois sensé. Si, si. Ces affirmations sifflantes prononcées très vite sont destinées à s’opposer à toute parole que la modestie de Beussa pourrait inspirer. Mais celui-ci manifeste par des hochements de tête son accord et Socrate poursuit : - Tu sais mon goût pour la rhétorique. Nouveau silence. Ses yeux s’amenuisent, semblent chercher au loin un détail dans un horizon brumeux. Il l’aperçoit, il l’exprime : - Tu vois, il y a des milliards de mecs, des anonymes. Pfeu ! Une masse dont on ne perçoit qu’un brouhaha. Mais certains émergent de ce magma et savent se faire entendre. Parmi eux : ceux qui aboient des ordres rigidifiant les nuques : tâche facile, des adeptes de l’onctueux aux paroles ruisselantes d’eau bénite qui, au contraire, courbent les nuques : facile aussi, la carotte… Ceux, nombreux dans les salons des grandes villes, culturistes de l’encéphale à la langue déliée, à la parole forte, au verbe haut, qui ont l’hypothalamus empli à coup de lectures gonflettes. Tous ces Zorro du commandement, du pouvoir, du savoir, forment une aristocratie. Un peu de tristesse dans le ton : - Tu en fais évidemment partie Beussa. Tu rabâches tous les ans la même chose à des jeunes qui ne peuvent contester. Il affermit son ton affligé : 8 9 - Tu as ceux des troupeaux à petite soif qui vont puiser leurs pensées dans la mare de leur club, de leur temple, de leur parti. Parmi eux ceux qui se disent révolutionnaires. Pas des types comme moi qui veulent tout foutre en l’air, mais des comme toi qui te contenterait de passer le plumeau, de déplacer quelques meubles, de repeindre la porte d’entrée. Faut comprendre : tu as un travail pépère, une bonne petite rente mensuelle, un tranquille petit appart., une jolie bonne femme, ta Griotte qui t’attend, et t’admire et t’assiste et t’absout. Il se tourne vers Rague : - Quelques pas encore et enfin tu arrives aux mecs qui, confondant homme bien et hommes de biens, savoir et avoir, bâtissent leur réputation sur l’étendue de leurs valeurs immobilières, sur le chiffre de leur compte en banque. Ceux-là, par un curieux délabrement de leur comprenette pensent que l’apparence est plus importante que la réalité. Que, hors le domaine du mercantile qu’ils veulent en constante évolution, tout est en ordre et doit être immuable. Ils prêchent pour une société figée, affirment que si tout n’est pas exemplaire dans le meilleur des mondes il suffit d’être patients, l’imparfait étant corrigé dans l’au-delà. Geste coupant de la main droite et ton brutal : - Je ne suis pas de ceux-ci. Mon père Rafaello est un Rital. Pas un de ces ritals baratineur des plaines mais un Rital du Val Badia, dans les Dolo. Tu connais les Dolomites Beussa, tu as grimpé làbas. Tu as remarqué les mecs, des rugueux, des rigides, des forts en gueule quand il le faut. Je suis l’un d’eux. D’ailleurs, si on m’appelle Socrate il y a une raison. Mais un tel surnom impose des obligations. Par exemple je ne puis choisir n’importe quelle citation pour renforcer mes pensées. Les prendre par exemple chez Montaigne, ce type dont les idées sentent le varech. Je les puise chez Rabelais, mon maître. Pour donner du corps à ce que je viens d’exprimer je me sens obligé de le citer. De mémoire Beussa, de mémoire, il faut que tu sois indulgent : « Dans la panoplie des hominidés deux se distinguent l’aristocrotus et le royal. L’aristocrotus vit agrippé aux branches basses des arbres. Ce mouille cul est en quelque sorte un frileux de la verticale. Le royal, lui, vit tout en haut des arbres. Socrate tend le cou, dresse la tête, ferme la bouche, aspire longuement par le nez, prend un air conquérant, ses mains saisissent des prises invisibles, brassent l’air en longues foulées ascendantes : 9 10 - il grimpe, l’œil conquérant, curieux de tout. Il saute de branche en branche. Grand seigneur, superbe, il jouit de sa légèreté, de sa force, de son courage. Ami Beussa, Rague, vois-tu, ne sera jamais l’un d’eux, il est et restera un hominidé du type aristocrotus, un fervent des branches basses. » Socrate regarde Rague d’un air victorieux en déployant son rire à tonalités progressives. Beussa lève un regard mou vers Socrate, et d’un ton peu convaincu : - Et tu te proclames hominidé royal ! Comédianté ! Tes mauvaises humeurs ne sont que des giboulées et ton humour est à l’image des Dolomites : abrupt. Ils avaient grimpé cette après-midi là sur Les blocs, cet amoncellement d’énormes pierres déposées, il y a quelques siècles, par un éboulement aux portes de la ville. Mais sans passion, sans cette fougue qui les faisait habituellement s’acharner sur les passages jusqu’à ce que l’extrémité de leurs doigts à vif ne puisse plus les porter. Tant d’énergie avait été dépensée dans l’été ! L’automne était bien avancé. Un besoin de nonchalance les avait gagnés. Les forces qui inspirent les actions s’éteignaient dans une hibernation des dynamismes. Socrate, comme tous, subissait Ce jour là, contrairement à l’accoutumée, il avait été le moins entreprenant des trois, le moins boute en train, le moins gai. Il avait même été bougon, ne cherchant pas à masquer sa mauvaise humeur mais au contraire se laissant gagner par elle et l’exprimant. Après plusieurs défections sur des passages pourtant classiques il avait proposé : - Allons au Grand jeté. Le Grand jeté était le nom d’un parement de rocher qu’ils connaissaient bien tous les trois. Ce passage de quelques huit mètres de hauteur n’était pas, malgré un départ très lisse, un passage très difficile. Il ne demandait pas pour le gravir une force exceptionnelle dans les doigts, des mouvements délicats et réfléchis, des gestes longuement appris, des adhérences subtiles, une suite de positions acrobatiques. Bref ce n’était pas un passage prestigieux. Mais il comportait à près de trois mètres au-dessus du sol un léger surplomb obligeant à rejeter le corps en arrière et, dans une position d’équilibre instable, à jeter la main droite pour qu’elle saisisse une prise, petite mais franche et rugueuse, qui suffisait à équilibrer le corps. La suite de l’ascension bien qu’exposée était facile. 10 11 Hélas, ce jour là, Socrate n’avait pas osé effectuer ce jeté. Beussa et Rague eux, avaient réussi. Beussa poursuivant l’escalade jusqu’à la sortie, Rague, une fois le mouvement exécuté, saisie la prise clef, sautait sur le sol en déclarant de sa voix grave et forte : - C’est gagné ! Beussa indulgent avait caché son sourire mais Socrate avait manifesté sa réprobation par un regard méprisant et ce qualificatif lâché d’un ton dédaigneux : - Infirme. Rague était un excellent grimpeur de blocs, peut-être le plus fort de toute la ville, mais il était de ces grimpeurs qui sont incapables de grimper des faces sans la sécurité qu’offre une corde tendue au-dessus d’eux. C’était ce que les grimpeurs nomment un excellent second Après avoir croisé le regard de Socrate, avec la forme de préciosité dans la façon de s’exprimer qu’ont ceux qui savent posséder une belle voix, exagérant les accents d’intensité, faisant vibrer longuement les sons graves dans sa gorge, Rague avait disserté sur l’escalade. Il avait expliqué que si cette activité nécessitait comme les autres sports une intelligence du mouvement, elle avait une particularité, celle d’être un sport de déséquilibres. Il avait dit : « « Dans ce sport aucun geste appris, indéfiniment perfectionné, des applications de principes seulement : choix de l’orientation, de l’intensité des efforts, un subtil sens de l’adhérence. A cette lutte permanente contre les forces exercées par la pesanteur, mille situations, mille réponses. S’il n’y avait que de bonnes prises, toujours bien disposées, il n’y aurait pas de bons et mauvais grimpeurs, la sélection s’effectuerait grâce au chronomètre. Puis expliqué : -Toute force de déséquilibre si elle n’est pas contrée par une force de sens opposé entraîne la chute. Mais les supports ont tant de dimensions, tant de formes, tant d’états de surface, tant d’inclinaisons différentes. Dans un passage difficile l’aléatoire étant permanent le malaise est toujours renouvelé. Enfin condamnation suprême, la sanction n’est pas comme dans les autres sports dans le constat d’un simple échec, dans une simple blessure d’amour propre, elle n’affecte pas que l’orgueil, l’échec dans l’escalade touche à l’existence même de l’individu. Pendant son discours il avait jeté des petits cailloux contre le Grand jeté. Ce petit jeu illustrant son propos l’amusait d’autant plus qu’il devinait l’agacement qu’il inspirait à Socrate. Il enchaînait : 11 12 - Eliminons le grimpeur qui n’escalade qu’en école sur des blocs de faible hauteur et a, en conséquence, une activité comparable à celle d’un gymnaste. Considérons celui qui gravit des falaises, même si elles sont de hauteurs limitées, et l’alpiniste qui lui s’attaque à des faces démesurées, une notion essentielle relie ces deux activités, celle de la conséquence d’une erreur dans la lutte contre le déséquilibre. Ce déséquilibre entraîne la chute, et la chute… Bien sûr il y a l’ancrage et la corde, ce filet de l’acrobate, mais, n’étant jamais sûrs, ils ne font qu’atténuer le sens du mot aléatoire. Et c’est ce danger encouru, réel, répété, sous jacent qui inspire au grimpeur qui l’affronte une grande fierté. Un sourire se voulant demande d’excuses pour des propos aussi sérieux puis : - Je rajoute que dans la comparaison avec les autres sports, l’alpinisme se démarque par le fait qu’il se déroule dans l’immensité et la beauté austère, minérale d’une arène grandiose. Décor immobile et changeant, vastes horizons, formes simples ou extravagantes, éclairages somptueux ou sinistres, couleurs vives ou pastels, silences profonds entrecoupés de clameurs de catastrophes… Tout cela fait que le grimpeur se sent supérieur aux autres sportifs et qu’il se considère comme un aristocrate du monde sportif. Ces mots agaçaient manifestement de plus en plus Socrate, ils faisaient sortir Beussa de sa distraction, mais l’autre poursuivait : - Heureusement tout cela est contrebalancé par son insignifiance dans une telle arène. Orgueilleux et fiers et pourtant humbles aristocrates, car ils sont bien fragiles, ces surhommes! A combien de contraintes ils doivent s’opposer pour réussir ! Celles dictées par la raison qui déconseille de s’engager dans ce monde de dangers perpétuellement frôlés. Celles venant des pensées dissuasives : réticences à placer son corps dans des positions précaires, inconfortables, refus de l’exposer à des conditions météorologiques imprévisibles, changeantes, brutales, souvent extrêmes. De celles qui usent les forces, qui modifient la nature des supports sur lesquels s’exerce leur action. Etranges surhommes qui pleurent quand l’un d’entre eux se tue. Comme les autres ne répliquaient pas, Beussa était retombé dans sa distraction et Socrate avait adopté une impassibilité dédaigneuse, Rague poursuivait : - Je précise que notre sport ne possédant aucune codification n’a nul besoin d’arbitre. Je néglige la graduation des difficultés des passages et celle s’appliquant à l’ensemble d’une course qui va du facile à l’extrêmement difficile*. Seule une éthique nous permet de juger, d’accepter, d’admettre, de rejeter, de critiquer. 12 13 Beussa que le mot éthique éveillait, de sa voix posée, avec son rythme lent habituel commentait : - Analyse sommaire mais présentant quelques points intéressants qui devraient cependant être classés avant d’être développés. Attention toutefois au mot éthique, mot clef mais dont le sens est fluctuant. Malgré sa force et son indéniable grandeur, il ne remplacera jamais, c’est tout à la fois regrettable et admirable, des règles écrites. Mais il suffit à nous faire accepter ou refuser, juger admissible ou inadmissible des attitudes et des comportements. Rague, sans doute pour amadouer Socrate qui gardait son visage fermé : - Je ne suis qu’un futur comptable qui ne brille qu’en école d’escalade, je… * Facile : F, Peu difficile : PD, Assez difficile : AD, Difficile : D, Très difficile : TD, Extrêmement difficile : ED. Socrate l’interrompait : - Ta gueule ! Arrête tes borborygmes de pseudo intellectuel. C’est ensuite qu’il avait disserté sur les hominidés. Une petite fuite peut entraîner la dislocation brutale d’un barrage. La réponse de Socrate au discours de Rague précéda un torrent d’imprécations : - Merde de l’escalade, des Rague et de ce con d’hiver qui se pointe. Vous les nantis, vous vous en foutez, vous avez le ski. Rague ira faire le joli cœur sur les pistes mondaines, monsieur le professeur traversera ski aux pieds quelque gentille forêt en attendant que les neiges stabilisées de la haute montagne l’autorisent à commencer sa saison de ski de sommets. Et pendant ce temps, moi, Socrate, manard de première classe, je vais essayer de remplir mon petit tonneau, de me faire quelques sous en trimbalant des sacs de patates. La tristesse du ton est inhabituelle. Beussa se tourne vers lui et lui dit gentiment : - Ami, pense à l’expé., tu sais que… Mais Socrate d’un ton à nouveau violent : 13 14 - Tu n’es qu’un salaud. Tu connais les autres. Il imite le ton d’un huissier annonçant l’arrivée de personnalités dans une soirée officielle : - Monsieur Bedain dit Panse-bête, chroniqueur montagne au Quotidien des Alpes, qui ne sait pas faire la différence entre un pilier rocheux et un couloir de glace. Il récite : Panse-bête est ma bedaine Or mon esprit dans ma bedaine Inspire toujours et entraîne La bêtise de mes discours Pense bête et sans recours Je suis celui qui pense court. Il reprend son ton d’huissier : Monsieur Deussain-Brun, président du M.A.S., le très connu : Montagne.Alpinisme.Ski. Prenant un ton pincé : - Monsieur Deussain-Brun, dois-je le préciser, est directeur général de Façonnages et Aciers spéciaux. C’est l’ami du père de notre aristocrote, brillant grimpeur de blocs. Il murmure : - Monsieur Milassi, moyen en tout sauf en médisance et en jalousie. Ce monsieur, membre du bureau du M.A.S. est le conseiller de Panse-bête. Il entretient avec lui une amitié consolidée par une inégalable médiocrité et un égal désir de nuire à ceux qui les jugent tels qu’ils sont et le proclament. Il se tourne vers Beussa et éructe : - Et tu crois qu’avec tous ces trous du cul un plouctocrate comme moi à une chance de partir ! Beussa, d’un geste qui lui est habituel lorsqu’il est troublé caresse son nez de son index et de son pouce en pince, de la base à son extrémité. Il songe : « De fait, la partie est loin d’être gagnée, tant de divergences séparent ces êtres. D’un côté ceux qui détiennent le pouvoir de décision, gens tristement raisonnables qui trouvent dans la gestion de leur club une activité valorisante, ronronnent au sein de leur association sans laquelle ils ne seraient que des alpinistes souvent passionnés mais presque toujours médiocres. Des dirigeants arrivés à leur place plus à force d’assiduité que de compétence ou de brio, ne manifestant un esprit combatif que pour défendre leur institution et quelques idées à la mode. De l’autre, ce passionné maladroit, trop honnête 14 15 pour ne pas exprimer ses opinions, hélas trop sensible pour ne pas souffrir des attaques dont il est l’objet. Dans cette lutte chacun attaque et se défend tour à tour. L’un puise dans son originalité, dans la vivacité de son esprit de Latin, dans le sentiment de puissance que lui apportent ses incontestables réussites alpines. Les autres, bénéficiant de l’appui des membres du club, conscients de la supériorité de l’adversaire, de la justesse de ses discours refusent la lutte frontale, utilisent pour le dénigrer un manichéisme caricatural, n’hésitent pas à utiliser les armes les moins élégantes : effet amplificateur du groupe, mensonges susurrés qui, colportés de bouche à oreilles, deviennent rapidement pour les non avertis indiscutables vérités. Mais Beussa pense à la forte personnalité de Deussain-Brun qui, se ditil, ne doit pas être sensible aux médisances. » Une pensée l’agace, il l’exprime : - Socrate, qu’en est-il ? On dit qu’un gendarme est venu te voir ici, dans Les Blocs. Que vous vous êtes isolés pour parler à voix basse. Rien de grave ? Socrate fixe Beussa et dit d’un ton triste : - Toi aussi ! Changement de ton, avec vivacité : - On va peut être m’arrêter ! J’étais en manque, alors j’ai violé la femme d’un président. J’avais plus un sous, je suis allé faire quelques troncs d’églises. J’avais faim alors j’ai découpé en rondelles mon voisin de galetas et je l’ai bouffé. Comme un con j’ai gardé un fémur, Milassi l’a trouvé ! Il l’a porté à la police. Beussa hoche la tête : - Il n’y a rien de sérieux ? D’un ton apaisant : - Non, je ne veux pas juger, je voudrais simplement savoir. Quant à l’Himalaya, ne désespère pas. Rien n’est encore joué. J’ai quelques idées… Avec un bon sourire : - Vois-tu, je voudrais vérifier si en haute altitude tu es capable de composer tes poésies assassines ou paillardes. - Babar,… Quand il était gai ou moqueur, mais aussi quand il était ému, Socrate utilisait ce surnom, l’Himalaya ! Dans mon sommeil, ou lorsque je suis triste, souvent, je vais là-bas. Loin, loin, haut, haut, j’atteins des arêtes de neige, elles sont ensoleillées et dominent des ténèbres. Aucune vie, autour de moi tout est propre, et le silence est énorme. Tu comprends Babar. Sous moi, à des milliers de kilomètres est la terre des hommes. Babar, tu me comprends hein ! La Terre des hommes, celle des 15 16 hommes sales Babar. Mais faut pas que je rêve, après le rêve, le retour à la réalité est dur, dur… Il regarde Babar avec tendresse et s’essaye à plaisanter : - Allez ! La meute des aristocrotes reluque mes mollets, ils aboient, je file sinon ils vont me les bouffer et moi sans mollets… Beussa se dit : antidote à son moment de sensiblerie. Il lève un bras de commandement, il caresse son nez et questionne : - Avant qu’on se sépare dîtes-moi, que savez-vous d’un nouveau grimpeur ? Un phénomène m’a-t-on dit. Socrate indique d’une moue qu’il ne sait rien, Rague divulgue son court savoir avec une intonation de sommelier : - Il aurait arrêté ses études. Je ne le connais pas, mais je sais qu’on l’appelle Chtuc. A cause de son petit gabarit. Socrate, d’un ton gouailleur : - Notre concierge a parlé. Puis il s’éloigne en criant : - A la semaine prochaine, ce sera sans doute la dernière séance de l’année. Putain de con d’hiver ! Nouvelle séance d’escalade dans Les Blocs pour nos trois alpinistes. Apparition du jeune grimpeur surnommé Chtuc qui est immédiatement intégré à l’équipe. Quelques jours plus tard, tous les trois se retrouvèrent dans Les blocs et là, ils firent la connaissance de ce grimpeur que Rague avait nommé Chtuc. Il était engagé dans une voie, il grimpait lentement. Le passage étant peu fréquenté les prises n’étaient pas soulignées par les traces de magnésie. Ils l’observèrent avec une curiosité d’homme de l’art. Il enchaînait ses mouvements presque sans temps mort. Il restait immobile juste le temps de trouver une autre prise, de la tester. Sans hésiter, il exerçait alors sur elle les efforts adéquats. Le pied ou la main à peine posés sur elle il leur confiait la part exacte de la force nécessaire pour assurer l’équilibre, puis l’élévation de son corps. Il faut savoir qu’au cours d’une escalade les forces appliquées sur les prises doivent équilibrer non seulement le poids du corps mais aussi les effets de son excentricité par rapport à la paroi. Or les prises sont rarement horizontales, elles ont des directions quelconques – se présenteraient-elles toutes horizontales les mouvements de l’escalade seraient d’une navrante monotonie. Le grimpeur est donc conduit à exercer sur les appuis obliques un ensemble de tractions et de pressions qui maintiennent le corps en équilibre. La résultante des forces assurant toujours, évidemment, 16 17 la stabilité du corps. Subtil enchaînement d’équilibres, la moindre erreur est cause d’une perte d’adhérence source de glissement d’une main ou d’un pied entraînant la chute directe ou la chute après pivotement du corps. Ils étaient bons juges pour apprécier. Ce grimpeur dosait parfaitement ses efforts, composait les oppositions avec art. Ils l’observèrent sans rien dire jusqu’à ce qu’il soit au sommet. - Pas mal, murmura Rague. Socrate et Beussa, restaient silencieux. Beussa pensait : « Ce garçon a le génie de l’escalade. ». Puis il se dit que le mot génie était devenu d’usage trop courant. Il corrigea et choisit : « Grande intelligence de la progression en terre verticale. » Le grimpeur solitaire redescendit et fut au milieu d’eux. Le grimpeur ! Il n’avait rien d’un grimpeur. Ses vêtements étaient ceux que l’on porte en ville. Rien de cet ensemble habituellement choisi par les habitués d’un milieu sportif. Il ne portait même pas des chaussures de montagne ! Pas de vêtements usagers. Un polo bleu, un blue-jean, ni neuf ni usé, des baskets ordinaires. - Tu n’as pas l’habit de l’emploi dit Rague. Hochement de tête d’étonnement de l’autre, avec ces mots dits d’un ton d’excuse (plus tard Beussa y aurait décelé de la moquerie), et dans un sourire : - J’aime le bleu. A l’instant, Beussa y perçut de l’indifférence plus qu’un refus de s’intégrer, plus qu’une volonté de marginalité. Il pensa : « Il se moque de l’opinion d’autrui. C’est un type qui veut être pris pour ce qu’il est. » Rague désignant ses baskets : - Tu grimpes avec ces saletés ? Un sourire en guise de réponse. Nouvelle remarque de Rague qui sortait de sa poche un sachet de poudre blanche. - Et tu n’as pas de magnésie ? Il fit non des mains ouvertes, puis : - En école, sans vide, sans sac… Un regard direct vers Rague : - Et les difficultés ne sont pas extrêmes. - Nous en avons tous. - Quel chiant ce Rague, fous-lui la paix, dit Socrate. Le grimpeur s’excusa : - Je débute, c’est pourquoi je n’ai pas tout. Plus grave, je ne sais pas tout. Mais si c’est important… L’escalade semble me plaire, alors… Beussa nota : « Quelle différence avec Rague qui a un costume et un langage académiques. Rague fait partie d’un milieu rigide, 17 18 il est très sensible au qu’en dira-t-on. Mais il est différent de Socrate avec sa tenue de contestataire, volontairement négligée, avec son langage argotique, ses tropismes. » Beussa nota aussi qu’il parlait d’une voix égale, sans ressauts, pas d’aigus, peu de graves, aucun effet de décibels, des sons d’intensité presque égale, à la limite du monocorde. Et Beussa pensa : « Ce type me plaît. » Rague questionna : - Tu ne fais partie d’aucun club ? Et comme l’autre semblait étonné de cette question Rague rajoutait : - Beussa et moi on est au M.A.S. - Rague, tu es de plus en plus con. Qu’est-ce qu’il a à foutre de ton M.A.S., dit Socrate. Il avait un visage rond, un visage d’enfant, des traits fins, des lunettes. Des lèvres épaisses ajoutaient à l’absence d’agressivité de sa physionomie. Des cheveux blonds mais épais, rigides, insensibles aux vents occupant fermement leur place. Beussa un jour parlerait de ses cheveux d’Asiatique blond. Pourtant, presque longs, mais sans queue de cheval ni chignon. Taillés en une frange qui encerclait le front les oreilles et la nuque. Sa coiffure n’était pas sans rappeler celles des moines que l’on voit sur les estampes d’époque. Beussa vérifia bien plus tard qu’il n’y avait là aucune volonté de séduction, de négligence ou de recherche d’originalité mais une totale indifférence au paraître. Un corps mince et musclé, mais il était petit. Un mètre soixante-dix estima Beussa. De l’aisance dans ses gestes. Des mouvements ni rapides ni lents ni calculés. Une liquidité dans le geste, la marche, rien de l’allure du montagnard. Dans sa progression de blocs en blocs, des pas sur la lune plus que des sauts. Des poignets secs sans rondeurs, indice de bras entraînés à l’effort. Comme à un moment il était à côté de Beussa, tous deux les mains posées à plat sur un bloc, Socrate jeta un de ses vastes rires : - Ah ! La différence ! De fait, il avait de petites mains lisses qui semblaient dérisoires comparées aux pattes anguleuses de Beussa avec ses doigts de saucisse sèche, plus épais à leurs extrémités qu’à leurs attaches : des doigts de travailleur manuel faits pour tenir des outils. Ils allèrent de bloc en bloc, choisissant les faces difficiles. Ils parlèrent. Beussa confirma ses premières impressions : « sa voix était douce, calme, il n’utilisait pas de mots d’argot. Même pas ceux du milieu, mais, les connaissait-il ? » Il parlait peu 18 19 d’ailleurs. Etait-ce de la timidité ? Beussa remarqua qu’il ne répondait pas toujours aux questions qu’on lui posait. Il se contentait de sourire en regardant la personne qui l’avait interrogée. Un sourire en réponse, non pas distant, un sourire n’indiquant ni la moquerie, ni la bienveillance, ni un sentiment d’infériorité, mais ressemblant plutôt à celui des sourds qui n’arrivent pas à comprendre le sens d’une question répétée et veulent s’excuser. Il répondait quelquefois par signe, des oui, des non de la tête et d’autres mouvements qui pouvaient signifier l’accord, le désaccord mais plus souvent l’indifférence aux questions posées. « Tout cela est-il important ? » ou « Je ne suis pas qualifié pour en débattre ? » A la question de Beussa : - Que fais-tu ? Il répondit : - J’étais au lycée. Seul le passé était précisé. Beussa pensa qu’il voulait garder secret son avenir. Puis voyant que sa réponse décevait les autres : - Que vais-je faire maintenant ? Et la tête s’inclinait et les mains s’ouvraient en un geste indiquant l’incertitude. Rague posait des questions directes : - Tu vis de quoi ? Dit dans un murmure. - Fils à papa, encore pour quelques temps. - Tu vas faire de la montagne ? Une réponse vive : - Oui. - Tu fais du ski ? Là une autre réponse nette : - Oui, beaucoup. Mais tout de suite, pour atténuer - Du ski de piste, avec une moue de dégoût, un geste d’excuse, la main à la bouche, un ongle entre deux dents... Un type modeste et vraiment intéressant pensa Beussa qui observa les réactions de Socrate. Lui, l’avait tout de suite adopté. D’ailleurs il confirmait son désir de complicité en lui parlant directement : - Chtuc, maintenant c’est la fin de la saison… Il marquait un temps : - Pour grimper, il faudra attendre le printemps. Mais on se verra cet hiver. On parlera. Et on te fera connaître Serge, le grand-père de cet affreux, il désignait Rague. Un sacré mec ! Tu verras. Après… 19 20 Cet après était évidemment promesse de courses en montagne réalisées ensemble. Le désir de lui présenter Serge était un signe d’une volonté de l’intégrer dans leur groupe, une sorte de garantie d’amitié en gestation. Beussa apprécia que Socrate l’enracine déjà dans leur intimité. Ils s’arrêtèrent de grimper, ils parlèrent ski de montagne, montagnes et ascensions. L’équipe en hiver. On apprend des choses sur ses membres. Découverte de Griotte, femme de Beussa. On reparle de Chtuc, le brillant grimpeur. Aux jours lumineux d’octobre ont succédé ceux plus courts de novembre, puis ceux plus courts encore de décembre. Une seule journée de ciel gris a condamné les grandes lumières à la réclusion saisonnière. L’automne et ses feux et ses charmes et ses rêveries, a laissé la place à l’hiver des grisailles, des incertitudes, des mélancolies et des anxiétés. L’équipe semble dissoute, elle ne l’est pas, elle est en veille d'amitié. Beussa et Rague se rencontrent parfois dans l’enceinte de l’Université. Ils se saluent, Rague fier devant ses camarades de la considération que lui confère la connaissance d’une telle personnalité. Toujours, après quelques banalités sur le temps, sur les conditions de neige, Rague questionne : « « L’as-tu vu ? Que fait-il ? » ». Car si Beussa rencontre souvent Socrate il peut s’écouler plusieurs semaines d’hiver avant que Rague ne revoie Socrate. Tous deux sont liés par une sorte de plus petit intérêt commun. Ils ne sont indispensables l’un à l’autre que pour la montagne. Au cours de la saison alpine, quand Beussa n’est pas libre, Socrate a besoin d’un second de cordée capable de le suivre dans ses ascensions. Rague est le plus souvent celui-là. Rague ne se satisfaisait pas de courses banales qu’il pourrait conduire. Il a besoin d’un premier de cordée qui le guide dans des escalades audacieuses. De plus Rague peut utiliser la voiture de sa mère. Socrate ne possède qu’un vieux scooter qui doit à quelques soudures et des épissures en fil de fer une existence prolongée mais souffrante. Par contre Beussa et Socrate se rencontrent régulièrement, manifestation classique d’une amitié forte. Ils se voient en réalité 20 21 chaque fois que leurs moments de liberté le leur permettent. Socrate vient chez Beussa, ils se retrouvent au bistrot. Evidemment, ils parlent montagne, font des projets d’ascension, compulsent les topos d’escalade, commentent, cherchent des photos, fouillent dans leur souvenirs : « Tu sais à droite du couloir, il y a un éperon qui mène presque au sommet ». Ils projettent des tentatives, puis concluent : « On ira voir. » Mais la montagne n’est pas leur seul sujet de conversation. Ils parlent de tout. Curieusement, peut-être l’indulgence y a-t-elle sa part, Beussa éprouve du plaisir à écouter Socrate. Dégagés de leur gangue de naïveté, de leur part d’exagérations, de leur emballage d’argot, il trouve qu’il y a dans son non conformisme, dans son jugement de la société et de l’école une originalité qui l’oblige quelquefois à réfléchir. Journée de fin décembre. Beussa est assis devant son bureau, une simple table, dans la demi-pièce qu’ils nomment le coin travail. En face, Griotte, sa femme. Pour elle un plateau posé sur des tréteaux. L’autre demi-pièce est le coin repas, une table ronde, six chaises. Contre un mur, une banquette en rotin. Des murs blancs peu visibles. Des étagères en bois de pin verni les cachent. Pas de décoration, des livres partout. Griotte gribouille des esquisses, jette des mots sur une feuille, les rature, en écrit de nouveau. Elle s’essaye à trouver des mots d’enfants, à tracer des expressions graphiques à eux compréhensifs. De temps en temps, sans lever la tête, elle observe Beussa. Elle lit en lui. Tout espoir de balade est noyé dans la grisaille. Il prépare ses cours. Grandeur, misère, richesse des enseignants. En dehors des heures de cours, un professeur est libre de vastes espaces de temps. Richesse ? Non, servitude, il est si facile de reporter et de se trouver ensuite confronté à un retard qui oblige à un travail de nuit. En ce moment, il rêve. Elle croît voir dans ses traits un adoucissement qui pourrait être un sourire. En réalité il pense à Socrate. Il se dit : Quand je vais le revoir il va me dire : « Salut Babar, me voilà » De quoi va-t-il me parler ? De coqs de clochers ? Il se souvient de leur précédente rencontre, il était encore exalté. Il a raconté : « « Tu vas rigoler, un job marrant, je suis allé passer quelques heures près du bon Dieu. Un coq de clocher branlait sur son axe, il couinait au lieu de chanter. Des chimères au gosier obstrué par les feuilles mortes refusaient de dégobiller et la pluie ruisselait sur le parement de l’église, 21 22 mouillait le cul des anges. Un curé désemparé : les entreprises consultées lui ont parlé échafaudage, sécurité. Et quand elles ont présenté l’estimatif, il s’est crû projeté en enfer. Ma mère, la mama est une fervente des lieux, elle entend une conversation, elle dit : « Padré, c’est le mot qu’elle utilise, mon fils peutêtre… ». J’arrive, je regarde, je dis à l’homme de Dieu : « Pas de soucis, votre travail, il me plaît. Je reviens avec du matériel. » Je suis revenu, je monte dans le clocher, j’attache ma corde à la charpente, un prusik, je sors par la lucarne. Me voilà en plein ciel. Une corniche étroite, j’en fais le tour, je soigne au passage les maux de gorge des chimères. Je reviens sur mes pas, j’escalade le clocher. Pas cons les vieux ils ont prévu des crochets métalliques qui sortent des ardoises. Avec un anneau de cordelette : facile, mais tu as l’impression d’escalader un couloir de glace sans crampons. J’arrive au coq, je lui dis quelques mots d’amitié. Nom de … quelque chose, il a une belle vue le mec, mais alors il est patraque. Je passe une cordelette, je redescends en rappel. Le padré, d’en bas, me regardait, il était terrorisé. Je lui dis : - Padré, j’ai lavé les amygdales des chimères, par contre pour le coq, il me faut deux boulons de dix centimètres, diamètre douze millimètre, un pinceau, de la peinture minium et de l’huile. L’air de votre paradis ne lui convient pas. Si vous voulez que je le peigne ajoutez un demi kilo de glycérophtalique au minium, couleur de votre choix. Il est allé acheter le tout. Je suis revenu, je lui ai bichonné un coq tout neuf et qui ne couine plus. Il n’en revenait pas. Il a couru dans la sacristie, est revenu avec des billets. Je ne voulais pas, je lui ai dis : - Padré, c’est gratos. Alors il s’est fâché, j’avais peur de l’excommunication, j’en ai pris la moitié. Je te le jure il avait une larme à l’œil quand je suis parti. Beusse, là haut, l’impression de vide est énorme, ça t’aurait plus. Maintenant écoute le meilleur, avant que je parte, le padré me dit : - On ira ensemble à l’évêché, tous les coqs du diocèse ont la même maladie. Il en a parlé à l’évêque et l’évêque a voulu me connaître. Le padré m’a emmené chez lui. En chemin il m’a dit : - Surtout ne l’appelez pas monsieur dîtes-lui Monseigneur. Surtout ne jurez pas. Bien sûr j’ai oublié et je l’ai appelé monsieur. Il s’est marré, c’est un bon mec, on a parlé vide, cordes, montagne, il a un peu grimpé quand il était jeune. Je lui ai dis : 22 23 - Vous avez bien fait parce qu’avec le bedon que vous avez, vous ne pourriez plus aujourd’hui… Le curé m’a donné un coup de pied dans les mollets. Lui a rigolé. Après quelques phrases, il m’a confié la mission sacrée, je suis le vétérinaire du diocèse. Je n’ai pas demandé si je devais aussi soigner les poules du couvent, le curé m’aurait tiré un autre coup de pied. Un qui se marre c’est mon portefeuille. Il a maintenant la peau tendue, il est heureux, le pauvre, il ressemblait à un fakir. Ma saison d’été est assurée, je vais pouvoir me consacrer à la montagne. Dis, tu te souviens de la face que nous avons vue quand nous avons fait … Oui, Beussa sourit, Griotte l’observe, elle sourit aussi. Puis, soudain, son visage s’obscurcit, il pense à ce que lui ont dit des élèves : - Nous montions au refuge pour faire la fête, nous l’avons pris, il faisait du stop. Un petit gabarit, silencieux, absorbé, oui c’est ça, absorbé. Nous sommes montés ensemble au refuge. Le matin il nous a quittés. Quand on lui a demandé son nom il nous répondu : « On m’appelle Chtuc. » Et quand on lui a demandé où il allait il a montré les faces en disant : « Par là. » Il n’avait pas de skis mais des raquettes, il avait beaucoup de matériel d’escalade ! » Beussa fronce les sourcils. Il sait que l’hiver le temps est stable, mais que le beau temps est là depuis longtemps et que des basses pressions sont annoncées. Griotte le scrute, elle pense : « Il est transparent mon gros dur. » Veille des fêtes de Noël. Bernard Rague est chez lui, vient le voir dans sa chambre, sa mère Marie, ils papotent. Que de choses se dévoilent au cours de leur conversation. Aussi sur Serge, le vieil alpiniste, le grand-père de Rague, le père de Marie. Sont prononcés des noms : Deussain-Brun président du M.A.S. le club de montagne, Beussa le professeur... et sont dits quelques mots sur le projet d’expédition. Ce même jour, à la même heure, Bernard Rague est étendu sur son lit. Il a fermé le livre qu’il étudiait. Il jette un regard sans profondeur sur le titre : L’acte commercial dans la communauté européenne. Il remarque : écriture en lettres gothiques de couleur 23 24 rouge et bleu sur fond blanc, il pense : belle idée, puissante image de l’association des deux pays moteurs qui s’inscrit dans l’inconscient. Puis il pose l’ouvrage sur le lit, le moment n’est pas à l’étude. Son regard se fixe sur un sous-verre fixé au mur, une photo de l’aiguille Dibona. Il murmure : « Belle aiguille aux courbes parfaites, tu es un monument dédié à tous les grimpeurs. » Il sourit, il a passé de nombreuses heures sur cette aiguille. Il se lève s’approche de la fenêtre » ». Depuis quelques jours la vallée est plongée dans un épais brouillard. Sa curiosité endormie, il perçoit plus qu’il n’observe la pelouse à l’herbe parfaitement tondue, l’allée de gravillons blancs conduisant à la terrasse dallée. Accolée à cette terrasse sous le garage de jour, une pergola noyée de verdure fanée, une seule voiture, celle puissante de son père. Sourire moqueur, son père a emprunté le cabriolet neuf de sa mère, s’excusant d’aller « vérifier au bureau s’il n’y avait rien d’anormal. » Un jour, je serai ainsi pense Rague. Avant de se recoucher il a mis en marche le magnétophone. Il le sait, sa mère ne va pas tarder à accourir. En effet, la voilà qui apporte, prétexte à sa visite, une tasse fumante, des biscuits. Il n’est pas dupe mais joue l’étonné. Il lui dit : - Tu ne fais jamais de révérences ? Elle ne comprend pas, alors il ajoute : - Avec ton petit tablier, tes cheveux sous le foulard, tu as tout de la soubrette. Elle crie : - On ne s’entend pas. Les sons graves se jettent dans la pièce, frappent les parois et les meubles, s’enlisent dans les surfaces molles, rebondissent sur les fenêtres et les cloisons. Ces éléments entrent en résonance et les vibrations qu’ils produisent imitent les sons d’une grosse caisse qui s’ajoutent au vacarme de l’orchestre. Bernard étend le bras, appuie sur une touche, les vibrations s’arrêtent, le silence s’installe. Sa mère le ressent comme la fin d’une agression, elle exprime sa satisfaction : - Si nous n’habitions pas une villa dans un parc, nous recevrions sans cesse des réclamations de voisins furieux. Pourquoi, vous, les jeunes, vous complaisez-vous dans l’absence d’harmonie et les hurlements de fin du monde ? Il en est de même pour la peinture et la poésie, ce qui avant était simple devient incompréhensible à la plupart. Il la taquine : - Ne m’en parlez pas madame Plupart, vous avez bien raison. Tenez la poésie, souvenez-vous : « Heureux qui comme Ulysse… » C’était lisse, tout le monde comprenait. Mais 24 25 maintenant qu’y a-t-il à comprendre à... Il prend un livre sur l’étagère derrière lui, le feuillette, lit : Très vieille femme de balcon Sur sa berceuse de rotin. Et qui mourra de grand beau temps … Elle l’interrompt : - Comme tu le répètes souvent, je ne suis qu’une femme d’intérieur, une petite bourgeoise. Et peu cultivée. Quand je parle, j’emprunte à ce que j’ai entendu, peu de choses sont de moi. Il dit gentiment : - Allez soubrette, il est bien tard pour regretter. Comme si ce verbe éveillait en elle des échos, elle répète : - Regretter ! Elle désigne les livres rangés sur les étagères, elle soupire. - Quand je regarde… Avec force : - Tu sais que ton grand-père dirigeait une imprimerie… Elle parle de son père, Serge, le vieil alpiniste, l’ami de Beussa et de Socrate. Un personnage ! - Il m’a appris des choses. Je sais que le papier parle, que les caractères sont des êtres, que le format est au livre ce que la silhouette est aux personnes. Il me disait : « Les reproductions, les dessins sont des cris : ils obligent l’imagination à ne pas oublier le concret. Les livres sont comme les hommes : il y a ceux qui appellent, ceux qui apprennent, ceux qui parlent bête, ceux qui se font écouter, ceux qui font rêver. » Un jour il m’a dit : « Tu vois ce livre, même quand tu l’as refermé il est encore en toi, toute ta vie il sera en toi. Reviendront des phrases, des ambiances. ». Mais moi je ne connais des livres que la carapace, rien de ce qui est à l’intérieur. Je voudrais avoir lu, beaucoup lu. Avoir compris, avoir retenu. Je voudrais être jeune, recommencer. Apprendre ! Quelle chance tu as ! Il se dit : « La nostalgie liée au désir de connaissance, un beau sujet de dissertation ! ». Il questionne : - Pourquoi n’as-tu jamais travaillé ? - Tu m’as dis quand je suis arrivé : « Repose toi. ». Tu admets donc que je travaillais. Mais je comprends, tu veux dire : « Pourquoi n’as-tu jamais exercé une profession ? » Tu sais ton Grand-père… Les mots attendus s’alignent. Bernard les habille de photos. Photos de famille, photos de montagne. Elle court d’ailleurs les chercher. Il y a mêlées à elles des articles découpés dans des 25 26 journaux, des illustrations en noir et blanc. En vrac, une vie en puzzle, dans un carton. Sur une photo, un groupe de montagnards, arrière plan de blocs enchevêtrés, des hommes, rien que des hommes, avec des vêtements pas possibles. Ils sont coiffés de bérets, ils portent des pantalons de golf aussi larges que ceux de Tintin, ils ont aux pieds d’énormes chaussures. Le grandpère reconnaissable à son visage. Une autre photo le montre dans un passage d’escalade. Il n’a ni baudrier ni casque. Il a aux pieds des espadrilles. Sur la corde simplement nouée autour de la taille, sont fixés quatre mousquetons, cinq pitons, un marteau. - … Tu n’étais pas né… Elle cherche ses mots : - Comme beaucoup d’hommes d’action trop confiants dans leur force, il était insouciant, il jugeait insignifiant les problèmes de la vie courante. Les seules difficultés qu’il acceptait de considérer avec sérieux étaient celles de quelques ascensions. Il répétait : « Un alpiniste est capable de tout supporter, de tout entreprendre, de tout subir. Il peut coucher dehors par grand froid, dormir assis sur des pierres ou la glace, dans des positions invraisemblables. Il peut se priver de repas, souffrir pendant de longues heures. Ces mots revenaient souvent : « Imagine un grimpeur qui n’a pas pu planter un piton solide engagé dans un passage extrême. Imagine une cordée prise par la tempête en pleine face. » Quand on lui parlait difficulté de la vie il répondait toujours en parlant de volonté et de courage. Il se citait comme exemple : « J’ai commencé garçon livreur d’une imprimerie...». Le mot chance le mettait en colère, lui faisait dire : « La chance n’est pas un poulet rôti qui arrive du ciel. » La chance ! Il affirmait en voir de deux sortes : Celle du dictionnaire, extrêmement rare, celle de la vie courante qu’il fallait décrocher. Cette dernière cachée dans le travail, le risque accepté sinon recherché, la volonté d’entreprendre. » Son regard était au loin, elle le reporte sur Bernard : - Quand maman est morte, je me suis occupée de la maison. » Vite, avec un geste : - Ne critique pas, à l’époque… Il la regarde gentiment, le ton imprégné de tristesse légère, de modestie, l’émeut. Il a pourtant envie de critiquer. Elle le sent peu réceptif : - A quoi penses-tu ? - Serge a l’égoïsme des optimistes. Elle hausse les épaules : - Appelle-le grand-père. Ton père n’aime pas qu’on l’appelle par son prénom. Il faudrait que je réponde : - Comme tous les hommes. 26 27 Mais je sais l’hypocrisie qui se cache dans ces mots de femme. L’avenir d’une personne dépend plus de son caractère que des… volontés ou des obstacles qui se dressent devant elle. La vie au jour le jour impose ses contraintes, il travaillait dix, douze heures par jour ! Regard vers la fenêtre, un geste de semeur transformé en imitation de vol d’oiseau : - Et toi qui partiras un jour. Demain ! Bernard écoute troublé, presque. Il ne sait pas encore que la capacité d’affection dont un individu est porteur ne s’éteint qu’avec la grande vieillesse. Que cette affection se déplace au cours d’une vie, va du père au mari, du mari aux enfants. A des amants parfois. Il sourit en pensant à des mots de Socrate croisant une femme d’âge mûr sur un sentier : « Ferait mieux de cajoler un jeunot. Il y a des tas de puceaux en chômage technique qui seraient bien contents d’être pris en cuisses.» Sa mère serait-elle capable d’avoir un amant ? Il est gêné tout à coup. Le grand-père, lui, a eu une vie sentimentale agitée. Il l’a compris à des sousentendus dans des conversations. Il dit : - Marie, tu portes bien ton prénom. Comment Serge a-t-il fait pour avoir une fille comme toi ? Elle ne répond pas tout de suite. Elle lui montre sa tasse, il a oublié de boire. Il avale une gorgée, croque distraitement un biscuit : - La docile fillette et l’infernal vieillard. Le bruit du craquement du biscuit sous la dent donne plus de force au qualificatif. - Infernal ! N’as-tu pas honte. Remarque, je suis contente, tu ne lui ressembles pas. Que tu es raisonnable ! Tu seras comme ton père. Après quelques années de mariage, ton travail sera tout pour toi. Bernard pense à d’autres paroles de Socrate : « Si tu es manard, t’as qu’une envie, laisser le boulot au plus vite pour courir à tes loisirs ou au bistrot. Par contre quand tu es patron ton boulot est loisir. Mais vient un jour ou le patron réalise que sa vie a été absorbée par son travail, alors il dit : « Vous ne pouvez pas savoir l’importance qu’avait pour moi la montagne, je l’ai sacrifiée. » - Tu ne sera jamais comme ton grand-père, lui a attendu la quarantaine pour se stabiliser. Rapidement tu abandonneras les ascensions difficiles, tu ne feras plus que du ski de montagne. Tu resteras membre du M.A.S, tu y seras quelque chose, trésorier comme ton père…. Se moque-t-elle ? Se demande Bernard. - Ton grand-père rira de toi. 27 28 Elle a raison pense Bernard avec déplaisir. Puis il sourit : - Il vient demain. Riant franchement : - Après la vie qu’il a menée on a du mal à l’imaginer baguenaudant, paisible. Pourquoi ne l’invites-tu pas plus souvent ? J’aime parler montagne avec lui. - Ils ont si peu à se dire avec ton père… - Il vient pour savoir quel est le sort réservé à Socrate dans le projet d’expédition. Mon père et Deussain-Brun sont amis ! Deussain-Brun est président du M.A.S. - Ton père se moque de ce Socrate qu’avec monsieur Beussa vous placez sur un piédestal. Personnellement je ferai tout pour qu’il y aille. Je n’ai pas envie de te voir partir à sa place. - Exclu madame Plupart, priorité aux études, les lendemains qui chantent ne sont jamais octroyés, ce sont les fruits d’un labeur intense et continu. Monsieur Plupart me le répétait encore hier soir. Il me disait : « Dans une vie, de quel poids est une réussite éphémère dans une activité marginale ? Il est négligeable. » - Ne te moque pas de ton père. Mais pourquoi grimpes-tu avec ce Socrate ? Tu pourrais choisir un autre compagnon de cordée ? Pourquoi ne pas toujours aller avec monsieur Beussa, c’est quand même un homme sensé. Bernard répète : « Quand même !» Mais il ne répond pas à la question. Il ne peut lui expliquer les limites de ses capacités d’alpiniste. Il biaise : - Monsieur Beussa, Babar, est un être sensé. - Babar, vous n’avez aucun respect. C’est malgré qu’il soit fou d’alpinisme un scientifique de valeur. Il a envie de relever la faute grammaticale mais il se tait. Il ne lui explique pas qu’elle se fait des illusions sur ses capacités d’alpiniste. Un excellent grimpeur de blocs, un très bon skieur n’est pas obligatoirement un grand alpiniste. Grand-père lui, sait. Bernard l’a compris aux questions qu’il lui a plusieurs fois posées, à certaines réflexions, à des regards furtifs. Elle est rêveuse maintenant et semble apaisée elle dit : - Allez je suis fière de toi. Puis viennent des mots qui montrent son trouble et que rien n’est simple pour elle. - Si tu savais, les mères d’alpinistes, les angoisses… elles viennent par bouffées, la nuit surtout. Des images terribles… Et la radio et les journaux et la télé. qui se complaisent dans le macabre. Et le père qui dort ! Il murmure : - Je comprends Marie. 28 29 Et l’utilisation du prénom n’a rien de moqueur. La ville. C’est un jour mystérieux, un jour à chuchotement. La ville est enfouie sous un épais brouillard. Ambiance de photo floue. Une brume d’hiver stagne, englobe les hommes, les oppresse, les rend moroses et soucieux. Les rues de la ville sont pourtant fardées, habillées en fête mais le mur impalpable absorbe les sons, les éclairs des enseignes des magasins, les éclats des lampes multicolores nichées en banderoles dans les sapins lumières alignés le long des trottoirs déserts. Des silhouettes passent, furtives, absorbées dans cette nuit de poussière glacée. De rares voitures semblent glisser sur la chaussée luisante de givre. Malgré leur lenteur, elles surgissent de l’opaque puis, aussi vite disparaissent, silencieuses, leurs phares fouillant le voile opaque de leurs faisceaux impuissants. Des hommes ont voulu la ville gaie mais la grisaille, l’absence d’animation, le silence profond, le froid persistant, l’engluent, lui refusent tout air de fête et elle dégage une impression d’abandon, une tristesse d’architecture manquée, d’irréel aussi. Trouble de Beussa : cogitations, incertitudes. Il a appris qu’un alpiniste est parti en solitaire tenter un itinéraire jamais gravi. Il a pensé à Chtuc. Il veut partir pour aller vérifier si cet alpiniste a besoin de secours. La présence de Socrate lui paraît indispensable. Il le cherche, le trouve. Hélas, dans quel état ! Griotte, la femme de Beussa, lit. Beussa se prépare à sortir : - J’ai bien réfléchi, je dois y aller. - Avec Socrate ? - Evidemment. Peut être est-il A l’Intello ? Je vais voir. A l’Intello, le café situé à la périphérie du Campus. Un de ces vieux cafés que l’on trouve parfois sous des bâtiments en pierre de taille. Une ossature de poutres métalliques rivetées s’appuyant sur des poteaux en fonte éclissés. Des menuiseries de couleur verte olive, des petits carreaux biseautés, des tables en marbre à piétement en fonte, un bar en zinc. Une époque ! Une volonté de ne pas moderniser. Le propriétaire s’appelait Tello. S’appelait-il 29 30 Alain ? Il l’affirmait. Désir de plaire à une clientèle d’enseignants et d’étudiants ? Rendez-vous des élèves et des professeurs avant, après, entre les cours, l’ambiance y était, tout à la fois, sérieuse, studieuse et débraillée. Socrate y était connu, reconnu, c’était même une des personnalités du lieu. Il entretenait avec le propriétaire des relations privilégiées. Ce Tello n’était-il pas, comme son père, natif des hautes terres dolomitiques ? Maintenant Beussa est là, face au bistrot : A l’Intello, de l’autre côté de la rue, appuyé contre sa voiture, fixant les halos multicolores suintant à travers les petits carreaux des fenêtres. Dans cette période de l’année, à le voir ainsi cramponné, hésitant, il fait penser à quelque intempérant n’osant risquer son équilibre dans la haute traversée de la rue. Pourtant, lentement, lourd chaland incertain, il quitte son amarre, jette son corps massif en avant comme pour fendre une foule dense. Il avance de sa démarche souple et pesante. Les ursidés flânant ont de ces maintiens à la fois disgracieux, chancelants et assurés. Taille au-dessus de la moyenne rendue peu perceptible par sa morphologie herculéenne. Au dessus de ce corps sans aspérités ni raideurs, sous un crâne de brachycéphale, un visage sans beauté. Riche en laideurs même. Des traits fades, un nez épaté, un regard que des lunettes à verres épais, légèrement teintés, rendent inexpressif. Une bouche molle, des lèvres épaisses à consistance de chair d’escargot. Mais qui, étonnement dans ce disgracieux, laissent apercevoir lorsqu’elles s’entrouvrent de merveilleuses et étonnantes brillances : des petites dents dont la blancheur éclate en fanfare dans ce visage toujours bronzé. Hélas, elles ne suffisent pas à effacer l’ingratitude générale. Le rire de cet homme aussi est étonnant, si celui de Socrate est un rire de tête, jaillissant en cascades de notes aiguës perçantes et vibrantes, celui de Beussa est un rire de corps aux sonorités sourdes et graves qui semblent venir du fond de sa carcasse et la secoue comme le ferait une toux. Elles étaient loin les tristesses de son adolescence à la découverte de sa laideur. Il s’amusait maintenant à la lire en étonnement dissimulé dans le regard de ceux qui la découvrait. Car il se jugeait avec une lucidité impitoyable. Et comme il se moquait de ses travers physiques, il soulignait les limites de ses facultés intellectuelles. Il répétait avec humour : « Mes intelligences sont à l’image de mon corps, puissantes mais lentes, 30 31 mes introspections et mes réflexions n’en finissent jamais de s’exprimer et mes temps de réponse sont interminables. » En lui, peu de contradictions et peu de certitudes. Sa forme d’intelligence, sa rigueur d’analyse, sa patience, l’incitaient à ruminer longtemps une idée avant de l’accepter, de la rejeter, de la décréter douteuse. Conforté par une volonté tendue par ce principe, il cultivait cette tendance à toujours tenter de comprendre, d’expliquer le pourquoi des actes, des discours ou des pensées d’autrui. Comme il n’était pas, de plus, une nature moqueuse, même l’étalage de la plus navrante banalité, de l’insignifiance, de la fatuité, de la bêtise même largement exhibée, ne déclanchaient en lui que des silences méditatifs, des sourires à peine esquissés. Et c’est avec une calme politesse qu’il fixait sur ses interlocuteurs stupides un regard rempli d’étonnement dans lequel ils ne lisaient qu’une acceptation de leurs propos. Ce comportement, cette absence de rapidité dans la répartie, ce refus des affirmations péremptoires, des réponses giclant en coup de dague, étonnaient ceux qui le connaissaient peu. Les imbéciles allant même jusqu’à douter de son titre et de son savoir universitaires. Il était aussi de ces rares individus qui disent banalement : « Je ne sais pas. » S’il s’agissait d’une interrogation se rapportant à sa spécialité il disait d’ailleurs : « Nous ne savons pas. » Il était habituel de l’entendre énoncer : « Mon opinion sur ce sujet n’est pas formée. » Plus encore il se gaussait de lui-même, à chaque erreur de jugement il bougonnait : « Quelle erreur j’ai commise en affirmant ceci ! » Il n’avait rien de commun avec ces individus qui ont sur tous les sujets à la mode des opinions puisées dans leur journal, cristallisées à force de répétition, et qui les rabâchent à longueur de conversation, leur donnant l’impression de participer à la connaissance et à la gestion des mondes. Ce qui pourra être considéré comme un paradoxe, il éprouvait une admiration immédiate pour ces esprits brillants, ces intelligences fulgurantes, le plus souvent intuitives, dont la vivacité, la spontanéité s’expriment dans un jaillissement de commentaires éclatant d’originalités. Etait-ce la force de l’amitié ?, il classait Socrate parmi elles. Enfin c’était un de ces êtres extrêmement rares qui n’accordait aucun intérêt à la possession des choses, de l’argent, des biens. Dans l’université où il enseignait nombreux étaient ses collègues engoncés dans des routines, assujettis aux idées de leur milieu, qui s’irritaient tout à la fois de ses exigences et de ses laxismes, de son refus de suivre les modes, d’utiliser les mots du moment. Ils le considéraient avec une condescendance teintée d’un peu d’énervement et ce n’était que ses hautes qualités 31 32 professionnelles, l’originalité de ses découvertes qui le sauvaient de la disgrâce. Manière de le juger, ils se contentaient de dire : « C’est un alpiniste.» Ce qui dans leur bouche signifiait : « C’est un marginal. », et, sous entendu : « Ce n’est pas un type sérieux, son opinion importe peu. » Il était docteur es sciences physiques; professeur de faculté, il s’appelait Michel Beussa. Ses élèves lui avaient plaqué le surnom de Babar que Socrate avait adopté. Il marche, ses pensées vont à ce Chtuc, ce jeune grimpeur qu’il a connu dans Les Blocs et dont lui ont parlé des élèves. Elles sont diffuses car il sait peu. Des constations : nous sommes en hiver, les journées sont courtes, les nuits interminables. Or les nuits éteignent les enthousiasmes du jour… Des questions émergent : Où est-il allé ? Veut-il tenter une voie normale ? Une escalade ordinaire ? Une escalade très difficile ? Que m’a répondu cet étudiant qui est venu me voir et qui, quand je l’ai interrogé, m’a répondu : « A mon avis un truc très dur. » Beussa pense : « La Tête blanche ? » Le raisonnement le conduit à sa facile face sud, course à ski classique. La vision de sa face nord l’effleure, la raison la rejette, refuse de l’envisager comme but. Il lie son nom à impensable, impossible, folie. Du fond de lui vient une image : Un type seul ! Son expérience lui dicte un raisonnement : à deux, le relâchement de la volonté de l’un est parfois compensé par le dynamisme de l’autre qui tout à coup se substitue au sien… La vision de la face revient. Avec elle de nouvelles questions : Où sont les limites du raisonnable ? De la témérité ? De l’inconscience ? Du courage ! Le courage, mot énorme quand on est seul. Pour le rendre admissible il faut l’associer à expérience, à connaissances, à techniques dominées. Et vient au premier plan la question : Qu’est-ce ce qui a motivé sa décision ? L’action n’est que la transposition gestuelle d’un choix. Qui a-t-il derrière ce choix ? Un énorme enthousiasme ? Un défi ? Conscient de ses possibilités veut-il les tester en se mesurant à l’extrême. L’orgueil ? Il m’a semblé bien solitaire pour être sensible à l’admiration d’un milieu. Une grande tristesse ? Pour l’atténuer ? Pour l’oublier en l’ensevelissant sous quelque chose d’énorme ? Quelle est la nature de la déception qui peut entraîner un tel choix ? L’amour ? Serait-il simplement fou ? Il l’est au regard des gens normaux, mais l’est-il pour nous alpinistes ? Ou au 32 33 contraire est-ce une exaltation passagère qui l’a poussé là ? Quelle que soit la cause, que d’espace entre un tel désir et sa mise en œuvre, entre sa mise en œuvre et sa réussite ! Mais il faut envisager l’échec, mot terrible parfois. Ce projet imaginé, idéalisé dans la quiétude de la vallée, dans le climat sécurisé de la ville, que devient-il au contact des premières difficultés ? Celles résultant de la simple fatigue de la marche d’approche, celle du poids du sac. Résistera-t-il à la vision de la paroi qui surgit tout à coup, si haute, muette, rébarbative de verticalité, sinistre ? Réalité menaçante du réel confronté à l’image qui a créé le désir et le rêve. Une simple photo ? Un topo parcouru ? Après la marche, simple alignement de pas si on fait abstraction de la fatigue, viennent les premiers problèmes techniques. Il est au pied de la face, la pente devient telle qu’il faut quitter les skis, le corps s’enfonce dans la poudreuse jusqu’aux cuisses. Combien de volontés se relâchent dans la fatigue d’une trace à faire. La peur de la chute dans une crevasse : Où est la rimaye ? Et vient le premier contact des mains avec le rocher glacé. Début des petites souffrances qui, cumulées, deviendront vite exaspérantes. Des questions à résoudre : Faut-il porter le sac ? Le tirer avec la corde ? Le facile est recouvert de neige, sur le difficile raide la neige poudreuse d’hiver a glissé. Où passer ? Vient la première difficulté sérieuse, le corps en position précaire, un signal prévient la raison. Si on veut progresser il faut que la volonté réprime ce que murmure cette raison. Demi-tour dit le timoré qui habille sa peur de raisonnements, tu reviendras, cette face est éternelle, elle est trop difficile pour être gravie en hiver par un solitaire débutant. Allons, poursuis encore, dit le passionné qui ressent en tumulte sa valorisation après sa réussite, à son retour dans la plaine. Une certitude : Il y a là obéissance à une exigence étrange et le désir d’un énorme besoin de solitude qui ne peuvent s’épanouir que dans une situation extrême. Beussa énumère, classe. Le tout posé, viennent : Que décider ? Rester chez soi ? Rester, c’est assurer à son corps malmené tous les week-end le repos auquel il aspire. C’est ne rien avoir à imposer à sa volonté. Rester, c’est s’installer dans la quiétude de ses curiosités intellectuelles, dans le monde apaisant du savoir. Et Griotte sera là, heureuse de se voir préférée. Et la période de beau temps a trop duré, l’arrivée du mauvais temps est annoncé. Ce froid, ce brouillard sur la plaine indiquent un ciel clair en montagne, mais la météo. est formelle, une basse pression est aux portes du ciel. Demain, après-demain, le vent du sud ouest apportera ses nuages, ses vents fous, et ses chutes de neige interminables. 33 34 L’alpinisme est une activité normalement pratiquée en été, la raison l’admet aisément car les actions extrêmes de l’homme sont limitées par son instinct de conservation. N’est évidemment pas considéré comme alpinisme l’ascension de sommets à skis. Que de difficultés dans ce que les alpinistes nomment : une hivernale ! L’hiver, tout concours à la lenteur. La présence de la neige, le danger qu’elle porte en elle : gare aux neiges inconsistantes d’hiver, aux plaques formées par le vent. La progression nécessite l’usage de skis ou de raquettes. Les skis autorisent une marche plus rapide mais ils ne peuvent être emportés dans l’escalade. La voie de descente devra donc être réalisée à pieds, chose inhumaine en cas de neige profonde. Des raquettes ? Elles peuvent être ficelées sur le sac en cours d’ascension ? Mais quel encombrement dans une voie difficile ! Et quelle lenteur dans la marche d’approche. Et augmenté le poids du sac qui déjà contient tant de choses indispensables en hiver : vêtements, protections de nuit, réchaud, recharges de gaz et la quantité de vivres établie pour une durée d’ascension double ou triple de celle qui est habituelle en été… Et la difficulté de l’escalade ! Celle-ci est multipliée, décuplée par le froid, la neige qui masque les prises, les rend glissantes. Désir d’extrême, sentiment d’invulnérabilité, la pratique des hivernales est une des manifestations les plus marquées du masochisme qui est en tout grimpeur ambitieux. Dans une face extrêmement difficile, un homme seul, Chtuc évidemment. Qui grimpe mais pense aussi, évalue sa situation. Qui finit par être confronté à une difficulté majeure. Le désespoir est en lui Laissons Beussa hésiter devant A l’Intello. Dirigeons nous vers un grimpeur solitaire. Cet homme est debout face au rocher, dos au vide. Il est sur un minuscule replat au pied de deux pans de dalles verticales formant un immense un dièdre très ouvert. A ses pieds masquant la presque totalité de la si petite vire un bourrelet de neige piétinée à peine plus grand que les deux pieds. Et sortant d’elle, contre le rocher, une flamme de pierre décollée de la masse. Un tout petit point de roche amie dans cette immensité de mur à combattre. Le grimpeur a, de sa corde, cerclé avec ravissement cette sécurité millénaire. Grâce à elle il n’est plus un 34 35 corps posé en équilibre, il est maintenant une partie de la montagne. Pourtant il en est conscient, il n’est qu’un incertain fragment de vie posé sur un soupçon d’horizontale. C’est sans doute pourquoi il appuie dans une attitude maladive son front contre le mur de granit. De la face que tente de gravir cet homme, aucune trace aucun signe de vie visuelle ou sonore n’est perceptible. Et ce qui rajoute à l’impression d’inhumain est donné par l’aspect même de la paroi sur laquelle il est accroché. Dans cette période de l’année c’est une muraille perpétuellement dans l’ombre, aucun rayon de soleil même rasant ne vient l’illuminer, dévoiler ses reliefs. Sur son arête orientée à l’est, dentelée, peu raide, se trouve, proche du sommet, une brèche. Elle est taillée dans une strate de roche schistoïde de couleur presque violette. C’est à cette partie de roche polie, lustrée, que l’on doit le nom de cette face : Les Dalles luisantes. Ce qui luit, le trop lisse traduisent l’impossible en escalade. Translation classique en toponymie, c’est cette partie, parce qu’elle retient le regard qui a servi à baptiser l’ensemble. Le reste n’est pourtant guère plus attrayant. De la base au sommet : un pilier, des dalles démesurées, un dièdre colossal se superposent. Pan de roche minuscule à l’échelle terrestre, elle est immense à l’échelle des potentialités humaines. Quant à l’impression de sauvagerie qu’elle dégage, elle est à l’image d’une portion de planète sans vie. L’homme s’est retourné, il regarde sous lui, la face raccourcie, méconnaissable. Le formidable pan de dalles médian dans lequel s’était révélé un merveilleux réseau de fissures formant parfois cheminées. Bien que terriblement difficiles elles lui ont permis une progression plus rapide que celle espérée. Enfin, au plus bas, le pilier, soubassement de l’itinéraire, contrefort de la face, dont il ne voit que les quelques étroites vires. L’homme reste un moment immobile. Qu’observe-t-il ? Le glacier en bas ? Le court vallon dominant la vallée principale, avec les molles ondulations de ses pentes de neige rosies par les lueurs d’un soleil maladif. Chair fragile porteuse d’une vie incertaine, vibrante de luttes dans cet espace si étroit et pourtant si extraordinairement vaste, cet homme pense. Des idées brouillonnes viennent à lui comme ces nuages qui apparaissent soudain poussés par des vents silencieux qui les déchirent et les font disparaître ensuite. Elles vagabondent dans sa tête jusqu’à ce que d’autres viennent les submerger. Certaines s’imposent, brutales et précises, s’incrustent un moment. Ainsi, il pense à la neige, cette étrange matière indéfinissable, aux mille consistances et formes, en incessante modification, aux si diverses couleurs. 35 36 Pulvérulente, presque liquide, pas encore glace mais dure déjà, en manteau, en plaques, en masses, en dunes. Matière pour jeu d’enfants, matière qui tue lorsqu’elle s’abandonne aux pentes. Etonnant suaire d’hiver couvrant des millions d’hectares, modifiant l’aspect des paysages, étreignant toute les vies. Neiges en stock attendant le réchauffement qui les transformera en ruisselets, en ruisseaux qui grossiront torrents et rivières et iront se perdre au loin, là-bas, dans les vastes mers. Neiges bloquées dans des cirques se transformant en fleuves de glace à la marche lente, quelques foulées par décennie. Patience à l’horloge du temps. Un lourd sentiment d’oppression ajoute au poids de son corps. Tout est morne sous ce triste éclairage d’hiver. Teintes sans chaleur, des noirs, des gris, des blancs sales, couleurs liées à la tristesse et aux deuils. Les couleurs vives se sont réfugiées dans d’autres parties du monde. Le regard de l’alpiniste va au glacier sous lui. Il imagine dans ses molles ondulations des asiles, des niches accueillantes. Ce matelas moelleux cet édredon douillet apparaît comme un antidote au vide qui l’emprisonne. Il oublie les crevasses hypocrites, il rêve. Comme il serait bon de s’étendre sur lui, de laisser le temps s’écouler, d’oublier les incertitudes, les peurs, les angoisses laissées dans la face là-haut. De rester ainsi étendu, de se laisser simplement vivre. Et son regard quitte le glacier, parcourt l’océan de nuages qui recouvre la plaine et pénètre dans son vallon comme une mer dans un fjord. Elle semblait au matin un immense inlandsis au sol sur lequel l’imagination autorisait des marches. Maintenant elle est boursouflée, coiffée de protubérances cotonneuses, des déchirures laissent apparaissent des abîmes bleutés. Le grimpeur a progressé dans le monumental dièdre ! Il l’a appris : deux pages rocheuses! Celle de droite surplombante, parfaitement lisse, celle de gauche rigoureusement verticale. Le rocher, un gneiss à la granulométrie peu visible donne à ce grand livre l’apparence d’un parement poli impropre à toute ascension. Monolithique il présente cependant de grands pans striés d’une succession de plis semblables à ceux qu’ont les tissus après un repassage maladroit. Des fines fissures zigzagantes découpent la masse en dessins étranges, elles sont remplies d’une curieuse roche blanchâtre. Des plaques en saillies, écailles de roches très granuleuses, dont la stabilité semble précaire saillent par endroit. Tout est enveloppé d’un silence de nuit. Seuls les frottement de tissus, le cliquètement des pitons et des mousquetons 36 37 s’entrechoquant ou frappant la roche, le froissement d’un air ruisselant sur les saillies rocheuses le font oublier. Notre alpiniste a presque terminé la première longueur de corde au dessus de la flamme-relais. Il est maintenant sous une de ces écailles de roche rugueuse de couleur jaunâtre. Il est proche de l’intersection des deux pans du dièdre, il a planté sous l’écaille le deuxième piton de la longueur. Qualité moyenne a-t-il pensé, il a chanté au début puis sous les coups de marteau les sons sont devenus mat, assourdis. Mais le piton est long, épais et il est enfoncé horizontalement jusqu’à l’anneau. Après quelques secondes d’immobilité il tourne la tête. De la même manière qu’un marin regarde du plat bord de son bateau l’océan infini, un alpiniste dans une face observe sous lui une mer de vide. L’homme refait face à la paroi. Lenteur et précision des mouvements, apparente déconcentration. Ainsi font les toréadors qui, avec des gestes faussement désinvoltes, narguent la bête en lui tournant le dos. Il observe la suite. « Une sale gueule ! Si j’étais sûr que l’écaille tienne… Je sens qu’il y a un relais audessus de l’écaille. » A-t-il parlé à haute voix ? A-t-il murmuré ? Il ne sait plus. Il doit cette incertitude à la fatigue, à sa solitude, à ses souffrances. Alliées, elles alourdissent sa lucidité. Il regarde ses mains. Il pense à des outils étranges. Ils sont en bien mauvais état ces outils ! Il a, au cours de la progression, suivi leur détérioration. Maintenant la peau du dos est griffée, celle des articulations usée, les extrémités de ses doigts sont striées de marbrures blanchâtres et crevassées. Il pense à des mains de mort. Les regarder augmente son découragement. Quelques instants auparavant, après qu’il ait planté le deuxième piton, il ne pensait pas être bloqué au niveau de l’écaille dont il ne voyait, du relais, que la sous face. Il ne se doutait pas qu’il serait incapable d’accomplir les quelques mouvements qui l’amèneraient sur le replat deviné au-dessus d’elle. « D’abord un bon assurage », avait-il murmuré avant de quitter le relais au pied du dièdre. La corde entourant la flamme de gneiss et le sac en constituait un d’excellent. La dent pour supporter l’effort causé par une chute, le sac pour, par son élasticité, absorber une partie de cet effort. Puis il s’était contenté d’un piton placé à mihauteur. Un bon piton qui avait généreusement chanté. Malheureusement il était mince et court. Puis il avait planté le piton dont la résistance était douteuse sous l’écaille. Maintenant il avait traversé sous l’écaille et il tentait de progresser sans elle. Cette longueur, comme les précédentes dans le bas de la face, 37 38 malgré les grandes difficultés, semblait résolue. Ses épaules au niveau inférieur de l’écaille, il jeta un regard vers le haut qui lui permit de découvrir un semblant de fissure. En est-ce une se demanda-t-il ? Sa main gauche chercha un piton, en choisit un. Sa main le prit, frôlant le rocher pour limiter les efforts d’excentrement, elle décrivit un arc de cercle. Elle plaça la pointe du piton, l’enfonça de quelques millimètres. Il tenait. Equilibre toujours précaire sa main gauche rasant toujours le rocher descendit au niveau de la taille, chercha le marteau, trouva la ficelle qui le liait à la corde, tira sur elle. Sa main tenant le marteau remonta lentement, il asséna alors sur la tête du piton un coup violent. Il s’enfonça un peu puis refusa toute pénétration. La fissure était bouchée. Forte déception. Son corps resta plaqué au rocher. Il passa quand même un mousqueton et la corde dans ce piton. Une fatigue intense prit possession de son corps. Et c’est alors que, se décalant vers la gauche pour chercher une autre fissure, il s’aperçut que la partie supérieure de l’écaille était décollée de la masse. Si elle avait été soudée à la paroi l’escalade n’aurait été que très difficile. Il lui aurait suffi de poser les pieds à plat sur la dalle à sa gauche, de glisser ses mains derrière l’écaille, de leur faire exercer des tractions de sens contraire à la pression exercée par les pieds. Il décida de tenter le passage sans utiliser l’écaille. Mais avant d’effectuer les premiers mouvements il donna du plat de la main droite puis avec le marteau quelques coups sur le bas de l’écaille. Elle répondit par un son mat puis par un son de porcelaine mécontente. Ses fibres perçurent ce langage et le transformèrent en peur. Il avait alors exercé sur l’écaille une légère force de traction et il avait cru la sentir bouger. Un grand frisson l’avait parcouru. Il avait imaginé sa chute. Il se voyait arrachant les deux pitons intermédiaires. Il imaginait le premier impact, le choc sur l’écaille, la roche entrant dans ses chairs. Son corps déchiré, déchiqueté, arrêté par la flamme de pierre. Ou, son corps ayant évité la flamme, poursuivant sa chute. Revenu au piton sous l’écaille, crispé, il appuya son front sur le rocher. Haletant, il chercha un moment à effacer sa peur. Dans les passages qu’il avait franchis précédemment il y en avait eu certes de délicats mais il les avait abordés puis gravis les uns après les autres sans trop d’appréhension. Son sens du rocher et sa bonne technique stimulaient son optimisme. Sur un large relais, il avait comparé sa progression par longueurs de corde à des traversées de bras d’une mer déchaînée, sur un frêle esquif, avec, tout proche, des ailerons traçant des sillages de mort. Mais, fort de son savoir, il avait nargué ces dangers atteignant à chaque fois une plateforme, des blocs en saillie, un adoucissement de la raideur 38 39 de la pente permettant de poser la totalité de ses pieds, une fissure permettant d’enfoncer un piton irréprochable. Il avait appelé escales ces arrêts. Il s’était dit qu’aller ainsi de port en port c’était réussir, vivre encore, vieillir encore un peu. Sa vie ! Elle était maintenant tenue en équilibre grâce à la roche repoussée par son dos, grâce au méplat de gneiss sur lequel reposait l’extrémité de son pied gauche, grâce à une émergence arrondie, médiocre prise, coiffée par sa main droite. La sécurité donnée par deux pitons l’un de qualité détestable l’autre fort éloigné. Et l’énigme était toujours là, au-dessus de lui. Le calme en lui est revenu. Il regarde à nouveau l’obstacle, espérant le retour de la lucidité. Concentration de la pensée sur les gestes à effectuer pour progresser sur la gauche de l’écaille. Il observe à nouveau le rocher, il remarque une ombre dans une blanche veine à gauche du point qu’il a atteint. Une prise ? La géologie est une science pour solitaire et en tout alpiniste il y a une curiosité d’amoureux pour les pierres et leur formation. Il imagine dans des temps vieux de millions d’années une minuscule coulée de roche s’infiltrant dans une fissure de la masse solidifiée. Il recommence la traversée, il cherche un piton plus épais, le met à la place de l’autre dans la fissure. Il tape de plus en plus fort, mais il ne pénètre que de la moitié de sa longueur. Tant pis, il se lie à lui. Il traverse encore un peu. Il est sous la prise, il pose ses doigts sur elle, deux phalanges uniquement. Mais sous elle un méplat que le pouce peut repousser créant un classique effet de pince. Tentative de confier une partie du poids de son corps à cette prise. Un avertissement musculaire : impossible. Un mot que son professeur d’agrès lui a appris revient à lui : dyskinésie fonctionnelle. Alors il décide de redescendre à la flamme de pierre pour prendre un long repos. Et c’est au moment où il commence à traverser sous l’écaille qu’il voit le piton tiré par la corde quitter sa fissure. Nouvelle peur proche de la terreur. Il réussit pourtant à atteindre le piton sous l’écaille. Comment a-t-il réussi ? Il recale son dos contre le parement droit du dièdre, reprend sa position d’équilibre. Il saisit le mousqueton du deuxième piton y façonne un nœud de cabestan. Nouvelles pensées lugubres. Il imagine sa mort. Pour que commencent les recherches il faudra attendre que sa mère s’inquiète de son absence, avertisse les secours. Se posera alors aux sauveteurs la question : Où est-il ? Seuls les étudiants pourront les orienter mais seront-ils contactés ? Des jumelles permettront-elles de le situer dans la face ? La face ! Quels sauveteurs seront capables de la gravir ? Au pied de la face ! 39 40 Il s’ébroue des ces pensées morbides. Il dédouble sa corde, teste le piton en exerçant sur lui une traction verticale, il ne bouche pas. Comme on se jette à l’eau sa main gauche prend la corde, son corps se colle au rocher pour limiter l’effort d’arrachement, s’attendant à chaque geste à ce que le piton s’arrache. Avec des gestes précautionneux, lentement, en plusieurs fois, il descend en désescalade jusqu’à la flamme. Repas de Noël chez les Rague. Serge, le vieil alpiniste célèbre, le grand-père de Bernard, le père de Marie est là. Indices de discorde atténuée. Le vieux vient chercher des renseignements : Socrate est-il choisit comme membre de l’expédition M.A.S. qui se prépare ? Paul Rague, le père de Bernard, le mari de Marie, le trésorier du M.A.S. est consulté. Serge, le grand-père de Bernard Rague est là. A-t-il changé depuis la dernière fois ? Non. Il est tel qu’il était : sec toujours, peut-être un peu plus voûté, mais les geste toujours liés, rapides. Il n’a pas dans les mouvements cette lenteur et dans les membres cette raideur gémissante qui dénotent la crainte de douleurs ou de maladresses. Le regard est toujours fureteur, le sourire prompt à jaillir, la répartie toujours prête, humoristique sinon acide. Il a maintenant ce que la mère de Bernard, sa fille, nomme : « un visage de marin au long cours. ». Mille rides s’éparpillent sur son visage, craquellent la peau. Les trois Rague sont là pour l’accueillir. Marie sa fille, Bernard son petit fils, et, en retrait, un peu compassé comme à l’ordinaire, Paul son gendre, l’ami du président Deussain-Brun. Coupant court à toute effusion, les banales formules de politesse bâclées avant que la porte ne soit refermée, il est déjà installé dans le fauteuil qu’il s’est attribué. Air narquois, il s’adresse à Bernard : - Avec ce temps magnifique, tu passes les fêtes en famille ! Làhaut… Marie l’interrompt. Regard se voulant sévère mais qui reflète pourtant un soupçon de crainte : - Ne commence pas. Et à son fils : 40 41 - Ne l’écoute pas, ne te laisse pas prendre au jeu de ce vieux gâteux. Il est fou mais malin comme un ouistiti. Il se complait dans la discorde et il n’a pas son pareil pour créer la zizanie. Elle fuse la riposte du vieux : - Il en a toujours été ainsi, mes actes, mes paroles, mes pensées ont été mal interprétées et par ceux-là même qui auraient dû les comprendre. - Pauvre misérable, admire plutôt. Elle est somptueuse en vérité la table que montre Marie. Avec, se détachant d’une nappe sombre, des alignements de brillances : verticales de cristal, ronds de porcelaines, barrettes des couverts d’argent. Et ces napperons en ponctuation d’inutile luxueux. Lui, jouant l’émerveillement : - Le qualificatif pantagruélique vient à moi. Mon imagination s’embrase. J’ai toujours été, ma maigreur est un signe de modestie, un esthète du bedon. Quand bouffe-t-on ma fille ? Elle ferme les yeux en signe d’exaspération, elle répète d’un ton railleur : - Esthète du bedon ! Elle secoue la tête, s’essaye au ton catégorique, y parvient mal : - Ici on ne bouffe pas, on déguste. Retiens, toi qui n’as jamais apprécié que les tranches de saucisson avalées entre deux galopades, qu’ici vit une famille unie, groupée autour d’un homme sensé, qui aime qu’en ce jour de fête, on soit réunis autour d’une table et non d’une mangeoire à cochons. Il glousse sans répondre. Son rire bitonal expose son bonheur plus que sa gaieté. Paul dépose avec affectation sur la table deux bouteilles dont il a enlevé la poussière, plus une à l’étiquette resplendissant de lettres d’or. Geste d’excuse : - Je sais les discours d’aujourd’hui, les évolutions, je les déplore sans amertume. Noël pour moi, c’est le professionnel qui s’exprime, est l’époque des bilans. Marie et Bernard échangent un coup d’œil, ils masquent leur inquiétude. Ils savent que Serge n’apprécie pas ce genre de verbiage. Mais le vieux est décidément de bonne humeur, il se lève, se dirige vers la table et dit : - Fort bien dit mon gendre. Rajoutez que les fêtes de fin d’année sont aussi la période des excès de table et chacun y trouvera son compte. Asseyons-nous. Marie pose sur la table un grand faitout à la peau noire : - Apprécie vieil anarchiste, je n’utilise pas un plat de service, le transvasement dénature le goût, refroidit les bords. Elle répète : 41 42 - Vieil anarchiste. Sans temps mort mais un sourire plein de dents il lâche : - Petite merdeuse. Le grand-père garde longtemps son sourire heureux. Il n’a jamais aimé être appelé papa. Il en était ainsi quand ils se chamaillaient et il est enchanté de retrouver cette complicité du passé. Il fixe sa fille. - A quoi penses-tu ? Demande Bernard. - Au passé, un vieux ne pense guère à son avenir, il est trop facile à imaginer. En réalité il pense que les moments forts du passé reviennent toujours, que l’influence d’un mari qui, dans les premiers temps se substitue à celle du père, finit un jour par s’estomper et que ressurgissent les vieilles habitudes, les mots qui faisaient rire, les fausses bisbilles. - Serge, Bernard insiste sur le prénom, bouffe. - Surveille le dit Marie, et fais attention, il va t’abreuver de mille absurdités, insanités, paillardises. Il égrène son rire de crécelle, le vieux. Il écarte deux verres, un couteau, bougonne : - Que de cristal et de chrome ! Un opinel m’aurait suffit. Paul ne semble pas troublé, il tient la bouteille aux lettres d’or dans une serviette, emplit le verre du vieux. Le vieux lève son verre, regarde la transparence du vin : - Le champagne est un vin intelligent, il pétille, il peut-être brut comme la vérité, doux comme certains mensonges. C’est le vin des nantis et des snobs. Mais s’il est habituel et banal chez les riches il est, dans des occasions exceptionnelles, celui des pauvres : vin de baptême, vin de communion. Vin de baptême des vaisseaux, des victoires des courses automobiles ou des risibles courses de vélo, les alpinistes aristocrates en buvaient avant pour fêter leur arrivée au sommet. Il boit une gorgée : - Quel monde celui des vins ! Il a même son vocabulaire. Pourquoi n’y aurait-il pas un vocabulaire adapté à l’alpinisme. On pourrait dire : « « Cette dalle est fine aux doigts, ce couloir de glace a de la cuisse, cette longueur de corde est longue en doigt, ce dièdre est plein d’esprit, ce surplomb a du biceps, cette arête est bien charpentée, ce bombement est charnu, cette descente à skis gouleyante… Il reboit une gorgée, sourit, enchaîne : - Je ne parle pas du vin de messe, il m’inspire de tristes pensée. Si nos prélats, avaient, au lieu de le réserver au prêtre, distribué, au cours des chants, quelques bons tonneaux aux fidèles, l’église ne 42 43 subirait pas l’irréversible déclin qu’elle subit. La fidélité s’entretient, les commerçants le savent. Marie, faussement fâchée : - Moque toi, philosophe païen. Ce vin est trop bon pour toi qui n’as jamais été capable d’avoir seulement une bouteille d’avance. Tu as toujours bu ton avoir sans attendre. - C’est vrai, j’aimais boire et j’avais trop d’amis à mon image. Au retour d’ascensions nous arrosions indifféremment nos victoires ou nos échecs. Manifestation de contentement, tentative d’atténuer la déception. Mes amis, tu les a connus, n’ont jamais été fortunés. Si je ne l’étais guère je l’étais plus qu’eux. Alors j’allais à l’épicerie et je les invitais. Nous vidions deux bouteilles quand nous étions deux, trois bouteilles quand nous étions trois. Je disais à l’épicier qui savait et riait avec moi : « Pour une cordée de deux. », « Pour une cordée de trois. », « Pour deux cordées de deux. ». Nous étions après boire portés à l’indulgence pour ceux que nous n’aimions guère. Le seigneur a créé le vin pour atténuer les rancunes. Dans cet état nous parlions montagne. Elle ne se consommait pas alors, elle se dégustait, les congés étaient rares, les moyens de transport également. Nous regardions des photos. L’un de nous disait : « Tu as remarqué à gauche des plaques jaunes il y a de jolies dalles. ». « L’arête nord n’a jamais été faite. » Le dimanche suivant nous tentions une de ces premières ou nous allions ailleurs, la fidélité d’un grimpeur est relative et il y avait tant à faire alors. Nous n’avons pas tout fait, une fin de carrière d’alpiniste est toujours remplie de regrets ! Le vieux reste un moment songeur puis : - Que tout cela est loin. Les effets de la vieillesse ont le même effet qu’un sac à dos trop lourd à porter. Et la vision est affectée par l’âge. L’enfant n’a pour inspirer ses actions que peu d’images, c’est pourquoi il regarde devant lui et fait mille projets. Le vieux a tant de souvenirs qu’il n’a plus envie d’en créer de nouveaux. Il regarde en arrière, en choisit un parfois dans son passé qu’il lit à bout de bras. Triste le vieillard qui n’a derrière lui qu’une vie sans relief. La vieillesse est absence d’ambition et elle est usure. Dans la vieillesse, la façade se lézarde, la force physique s’amenuise, l’agilité et la vivacité intellectuelle s’éteignent. Des abîmes s’ouvrent sous les pas d’une conversation, des mots disparaissent, des noms propres souvent, des dates toujours. Même les souvenirs les plus forts s’exfolient comme de vieilles peintures. Ils se chevauchent, se dispersent, se perdent, se mélangent. Sont-ils tous à jamais perdus ? Non, tout à coup, on ne sait pourquoi, certains reviennent avec une netteté stupéfiante. La vieillesse n’est pas un naufrage elle est un grand trouble du corps et de l’esprit. Effondrement, éparpillement, 43 44 abrasion, rares moments de lucidité. Elle est ruine de tout l’acquis d’une vie, seuls se dressent quelques pans oubliés par les intempéries. Mais si la vieillesse n’est plus intéressée par l’action elle l’est par le spectacle, celui que jouent les jeunes, un vieillard est un spectateur. Et le temps, pour ces vieillards n’a plus la même densité, il ne fuit pas, il s’écoule. Alors qu’il devrait être dépensé au plus juste, il est gaspillé en farniente, en lectures inutiles, en rêveries stériles. Serge regarde les autres, leur visage est sérieux, alors le sien s’éclaire et tout à coup il prend un fou rire et lâche : - Elle est connue la réponse à la question du sphinx : Un homme jeune a quatre membres souples et un raide, un homme vieux a quatre membres raides et un souple. Bernard rit, Marie est désespérée, Paul s’efforce à sourire. Il se dit que ce qui est vrai pour les affaires l’est pour la famille. Il faut être capable de psychologie, de subtilité. Il faut être diplomate. Voilà, il faut être diplomate. Il y a une diplomatie de la famille. Mais il faudra que je fasse remarquer à Bernard et à Marie que je n’ai pas été dupe de leur petite fronde. Je le ferai sous une forme amusée. Il observe le vieux à la dérobée, il est caustique, mais c’est un rustre, sa vie le démontre, il n’a rien engrangé au cours de ses années de travail. Il n’a pour vivre qu’une retraite dérisoire. Et même de l’alpinisme où il a brillé il n’a retiré qu’une notoriété locale, aucun avantage financier, il… - Il fait beau en montagne, à ta place… Le vieux répète sa constatation en regardant Bernard. Marie, geste vers la fenêtre, le coupe, elle hausse les épaules, montre le brouillard derrière les vitres : - Vieux radoteur ! Mais le vieux insiste : - Bernard, je vais dire une banalité : nous sommes tous conditionnés par le milieu dans lequel nous vivons. Nous sommes incapables d’imagination, nous ne soupçonnons pas qu’au-delà de notre regard d’autres horizons existent. Ceci est vrai pour tout, religions, idées politiques et philosophies comprises. Les citadins que nous sommes sont comme les habitants des zoos, leur décor de grillages leur fait oublier les espaces de leur existence précédente ou celle de leurs aïeux. Vous… - Dégustons ces truites au vin blanc cuites dans une fine crêpe. - Et arrosons-les avec ce champagne. Marie et Paul s’allient pour endiguer le flot de paroles du vieux. Mais celui-ci ne se laisse pas faire, il poursuit regardant Bernard : - Quel citadin de nos jours est capable de prévoir le temps ? La ville a tué en nous cette sensibilité à la nature qu’hommes de 44 45 plein air nous possédions. Crois-moi, il fait beau au dessus des nuages. Un temps parfait pour réussir une hivernale. Mais attention, ce beau temps ne durera pas, mes muscles m’avertissent… - Vieux fou, Marie ne désarme pas, dire ça à ton petit fils. Lui a le sens de la famille quand son grand-père vient il est là. Il sait que les montagnes ne s’useront pas si vite qu’il n’en restera plus quand il aura terminé ses études. Le vieux capte la lumière du lustre sur la lame d’un couteau, tente de l’envoyer sur les yeux de sa fille. Il glousse plus qu’il ne rie : - Bernard pourrait se dire que ce sont ses études qui pourraient attendre. Les grandes entreprises reviennent à la jeunesse. Le dynamisme s’éteint si vite, le raisonnable arrive si tôt. Pauvre jeunesse, que de conneries on lui impose dans la période la plus riche de la vie. Condamner à la prison scolaire des millions d’enfants ! Les asservir à des emplois du temps aberrants. Tuer le besoin d’action, la joie de vivre, le romantisme qui est en eux. Animaux que l’on soumet à un dressage pour les faire participer ensuite à des compétitions écrites qui décideront de leur vie! Les qualités de l’homme sont-elles figées à vingt ans ? Faut-il dès cet âge les classer en castes ? Celle des intellectuels, celle des cadres, celle de ceux qui seront rejetés à vie du monde du savoir : manœuvres, ouvriers, tous les employés, ceux qui ont un emploi et non une profession, les subalternes. Les subalternes ! Il y a terne dans ce mot ! Et dominant le tout, viennent les chefs, les décideurs, les politiques, les hommes d’affaires ? L’argent… Il s’interrompt, regarde son gendre, change de ton : - Vous pouvez le garder longtemps, vos affaires marchent bien. Paul, naïf, ne perçoit pas la moquerie sous-jacente, il répond : - Oui, mais que d’efforts incessants ! Les textes s’ajoutent aux textes ! Bernard tousse, lève un bras autoritaire : - Stop aux banalités, résumons : les études sont ridicules, l’argent difficile à gagner, les courses en montagne sont une merveilleuse activité mais elles sont interdites lorsqu’un grand-père turbulent rend enfin visite à sa famille. Marie ne peut s’empêcher de placer : - Le bon sens a parlé, l’alpinisme n’est pour Bernard qu’un simple loisir. Le vieux outré : - Il aurait pu choisir le foot ou le vélo. L’alpinisme n’est ni un sport ni un loisir, c’est une activité… Il cherche le mot ; 45 46 - de passionné. C’est pourquoi il est critiqué par les gens raisonnables. Mon vieil ami Gut, le paysan-guide, quand nous partions tenter une première, dans son langage choisi me disait : « Perdre une journée dans mon état de paysan est franchement ridicule. Mais comme ce ridicule indispose ma femme qui ellemême m’emmerde, il a du bon. » Moi je dis : « Il doit être bien lassant de naviguer sur des eaux toujours calmes.» - Nous aimons les eaux calmes dit Marie. Tu n’es qu’un enfant. - Un enfant à la peau fripée. Votre champagne me rend indulgent. Il tend son verre et regardant fixement Bernard : - Parle moi de Socrate. - Ne me parle pas de ce fou crie Marie qui se dirige vers la cuisine. - Que devient-il ? Marie revient chargée d’un plat et d’assiettes, toujours agressive : - Toi encore ta période folle n’a eu qu’un temps. Mais non en réalité vous êtes semblables. Mange de ce coquelet aux pruneaux. - Et goûtez ce Brouilly ajoute Paul. Serge glousse : - Socrate est un de ces révolutionnaires qui voudrait vous faire quitter cette belle villa dans laquelle vous flottez comme dans un habit trop grand et vous obliger à vivre dans une H.l.m. Grand-père et Bernard trinquent en riant, Paul se joint à eux : - Trinquons aux bourgeois, vous les critiquez mais vous en êtes un. Les alpinistes le sont tous. - Bourgeois je ne l’étais pas je le suis devenu. Je n’étais dans ma jeunesse qu’un idéaliste refusant la stratification d’un monde inégalitaire figé. Aujourd’hui, Socrate partage mes idées, il a le sens des valeurs sociales et c’est un être propre. Beussa aussi d’ailleurs mais sous une autre forme. Paul confirme : - C’est en tout cas une sommité dans sa spécialité. - Et dans la laideur coupe Marie. Paul sourit, enchaîne : - Et qui eut fait une extraordinaire carrière dans le privé. Mais dans le privé il n’eut pas bénéficié de loisirs qui permettent de grimper quand on le veut. Grimper à haut niveau demande une disponibilité d’esprit que l’on ne peut avoir quand on exerce une activité professionnelle intense. Les hommes ayant dans la vie des responsabilités importantes et qui ont réussi des courses exceptionnelles les ont faites derrière un guide. - Où en est le projet d’expédition du M.A.S. ? Le vieux a prononcé cette question d’une voix à peine audible. Bernard réalise soudain qu’il avait bien raisonné, sa question 46 47 seule suffit à expliquer sa venue. Il se dit : je vais l’aider. Il se tourne vers son père et jouant les naïfs, demande d’une voix forte : - Que t’as dit Deussain ? Paul, réticent, explique : - Le choix de Deussain-Brun semble figé, Beussa sera un parfait chef d’expédition. Serge, fixant Paul, avec une certaine brutalité : - Socrate en sera-t-il ? Paul encore plus circonspect : - Je ne puis répondre. Je ne suis que membre du bureau. Tout sera décidé par le président. Dont vous êtes l’ami pense le vieux qui dit : - Votre Nichons bronzés est comme ma fille. Comme Marie sursaute, vite il ajoute : - Mais non je ne parle pas anatomie je parle de sa haine contre Socrate. Paul poursuit, mal à l’aise : - Le président croit à l’élitisme. Il se moque des idées à la mode qui, dit-il, sont souvent inspirées par les médiocres plus par un besoin de dénigrer que par un désir réel d’égalité. Il affirme qu’il y a belle lurette que les meilleurs alpinistes viennent de tous les milieux y compris des plus modestes. Il précise que le foot et le cyclisme sont les sports les plus populaires et que c’est pourtant chez eux que l’élitisme est le plus accusé. En matière d’expédition il dit : « La période de l’ascension des grands sommets est terminée. Au M.A.S. innovons, choisissons un objectif difficile d’altitude moyenne, quelque moins de 8000 fera l’affaire. » Paul marque une pose, semble se souvenir de la question posée par Serge : - Quant à la composition de l’équipe, oui, il est acquis que Beussa en sera le chef. Mais sur Socrate je l’ai entendu dire : « Ce garçon a des qualités d’alpiniste, mais je n’entends sur lui que des propos négatifs. Il a de plus la presse contre lui. Or vous savez l’importance qu’ont les médias auprès des sponsors. » Bernard regarde Serge. Il pense : « Je vais encore l’aider. » : - Je corrige, Socrate est mal vu du nommé Milassi et du journaliste Bedain surnommé par Socrate : Beudaine ou Pansebête. Serge glisse : - Voyez-vous mon gendre, de tout temps ont sévi les Panse bête et les Milassi. J’ai eu les miens dans mes débuts. Il a fallu que je réussisse quelques ascensions qui avaient tenu en échec d’autres grimpeurs notoires pour que change leur opinion. Amusant : il a 47 48 parfois suffi d’une seule course pour que ces mêmes sales types deviennent mes plus fervents supporters. Il force le ton : - Mais si Socrate ne partait pas qu’elle marque de médiocrité ! Quelle victoire de l’insignifiance ! Hélas ! Je m’attends à tout. Dans ma vie j’ai été confronté à tant de… Il ne poursuit pas, s’adoucit, devient narquois : - Votre Deux seins bronzés serait un jaloux, des bruits circulent… - Halte aux médisances crie Marie. Regardez ce vieillard lubrique, regardez ce regard égrillard. - Lubrique, j’aimerai bien l’être encore. Mais je connais Socrate et j’ai un jour aperçu la dame. J’ai remarqué qu’elle avait le regard quémandeur de celles qui s’ennuient, de celles qui minaudent quand passe une carrure. Et j’ai entendu des bruits… - Quelle est encore cette histoire ? Tais-toi, tu es horrible jette Marie. Anxiétés de Beussa à la recherche de Socrate. Souvenirs : leur première rencontre, leur première course, la naissance d’une amitié. Incertitudes : est-il au bistrot A l’Intello ? Oui, il y est, mais dans quel état ! Et quelle déception pour Socrate ! Beussa s’éloigne de A l’Intello. Il marche. Méditations et rêveries. Tout à coup une image forte vient à lui : une silhouette plaquée sur une dalle, cramponnée à des prises infimes. Elle domine un immense vide. Il imagine le grimpeur se penchant, observant sous lui le sac posé sur une vire, le piton qu’il sait être de qualité médiocre. L’homme reprend l’escalade, Beussa devine les hésitations, les gestes malhabiles, des crispations, le bruit de l’avant des chaussures raclant le rocher, les tentatives de mouvements vite arrêtés, le retour en arrière. L’homme a rejoint son sac, il s’est assis. Il écoute sa raison qui lui suggère le renoncement, qui murmure le mot démission. Mais le matériel est compté. Sera-t-il suffisant pour une longue suite de rappels ? Et la nuit va venir. La nuit avec sa dramatique longueur. Et la nuit est là, et l’homme assis écoute le silence imparfait. Les acouphènes qui bruissent dans ses oreilles sont parfois masqués par un gémissement du vent. Il perçoit ces gémissements comme des plaintes entrecoupées d’appels. L’homme est livré aux angoisses millénaires du solitaire face aux incertitudes 48 49 existentielles. Sa pensée dérive et le conduit au découragement puis au désespoir. Dans la misère l’homme cherche un appui. Est-il croyant se demande Beussa qui s’est souvent demandé si une foi sincère, profonde, pouvait être porteuse d’intrépidité et de fatalisme. Dieu, s’il est croyant, n’est peut être pour lui qu’une image indistincte, le paradis une chose virtuelle. Le fait d’être croyant entraîne-t-il un courage plus grand ? Comment ? S’il se voit perdu imagine-t-il sa mort ? Il abandonne cet horizon, en choisit un autre : Quelqu’un l’attend-il ? Une mère ? Une amie ? Qui le conduit à l’affreuse question : Qui s’inquiétera de son corps ? Beussa se revoit arrivant sur la vire minuscule, s’approchant des deux corps, choses déjà plus qu’êtres vivants. Les têtes sous les cagoules, affaissées sur les genoux. Les corps ficelés au rocher. Il a pensé : « des feux s’éteignent. » De fait l’un deux mourra dans la descente. Mais à son appel la tête de l’autre s’est redressée et Beussa a perçu une lueur dans le regard sans pensée dirigé vers lui. L’espoir, minuscule braise perdue dans les cendres d’un foyer sous la pluie. Cette braise, à son appel s’est mise à luire. L’espoir de l’homme a été attisé par cette présence vigoureuse qui s’est dressée à son côté. Alors, tout à coup, il se traite d’imbécile, quelle évidence, il doit partir et vite. Pour savoir, pour être débarrassé de ces lourdes incertitudes, de ces futurs remords qui l’assailliront si sa présence aurait pu être utile. Pour avertir les secours si le drame est confirmé. « Vieille bête.», se répète-t-il en se hâtant vers le bistrot. Il imagine un Socrate plein d’allant et de certitudes, un Socrate impatient de générosité qui ne sera pas étonné de le voir. Qui lui dira indigné et hilare : « Babar, vieux crapaud, intelligence embourbée, tu es décidément aussi con que mon cul est bavard. Tu parles de Dalles luisantes ! Seul ! Il faut une journée pour aller au pied, grouille. Ne reste pas planté, il y a le matos à préparer. » Beussa est revenu sur ses pas, il ouvre la porte de A l’Intello. Le bruit, les odeurs, la chaleur se jettent sur lui. La salle l’enveloppe dans son haleine malsaine et chaude faite de remugles flottants de fins de repas, de fumée de tabac, d’émanations de corps trop richement nourris, abreuvés, exaltés. Des voix grasses lancent des interjections, des rires s’intercalent, 49 50 aigus ou graves, en échos jaillissent au-dessus des brouhahas des conversations animées, des cris de femmes presque hystériques. Beussa reste quelques secondes immobile, « Des hommes en ébullition.» se dit-il. Il cherche Socrate, ne le voit pas, pourtant la salle n’est pas pleine, des tables ont été désertées. L’écoeurement se transforme en pessimisme et il va ressortir quand Alain Tello l’aperçoit. D’un appel de la main il lui montre la petite salle contiguë et la foule qui obstrue l’entrée. Alors qu’il cherche à y pénétrer il entend la voix de Socrate. Il récite : L’avait dit-on un’ femme brune Qu’avait les miches couleur de prunes. … Beussa tente de pénétrer dans le mur de dos qui lui fait face. Ce mur résiste, élastique. Il insiste. Un dos s’écarte, à peine, suffisamment pour qu’il aperçoive Socrate. Il est là, derrière la table, accroupi sur la banquette siège accolée au mur. Le pantalon baissé, ses maigres fesses étrangement blanches au-dessus d’un saladier. Sa trogne émaciée de moine intolérant illuminée de chaleurs intérieures. Le voilà debout, qui remonte son blue-jeans, saute au sol, cramponne sa silhouette oscillante de cow-boy dégingandé aux épaules des deux filles qui l’encadrent. Il enlace la fille qui est à sa gauche, l’implore : - Litote, j’ai soif. Beussa observe celle que Socrate vient d’appeler Litote. Il la connaît peu. Il ne l’a vu qu’une fois dans la mansarde, habituel logement de Socrate. Une belle fille assurément, un gracieux visage paisible avec sur les lèvres, figé, un sourire désabusé. Un peu énervant ce sourire car il est accompagné de ce regard distrait et distant qui affirme une volonté de ne pas se livrer. Un regard sans curiosité qui passe sur les gens, les effleure, ne leur accorde qu’un éclat de politesse, puis se détourne pour aller se plonger songeur sur un point de l’espace, un objet, une autre personne. Elle regarde Socrate d’un air protecteur, légèrement critique et de ses doigts caresse distraitement une de ses mains. - J’ai soif, répète Socrate. Un poing complice se tend, fermé sur le goulot d’une bouteille. La main de Litote quitte celle de Socrate, fait barrage. - Non, Michael. Le ton est sec mais la voix est douce, calme, elle n’émet pas un ordre mais un souhait. C’est vrai pense Beussa son prénom est le même que le mien, pourtant le nom de son personnage en conflit avec les autres est bien Socrate. Dans l’accalmie qui succède à l’effervescence crée par la poésie et le spectacle qu’offre Socrate, 50 51 la masse des spectateurs venue de la salle s’effiloche. Beussa tente de s’infiltrer dans le contre courant. - Que voulez-vous dit un dos : - Je viens le chercher. - Peu de chances, ricane le dos avec des soubresauts de gaîté. - Maintenant : Le charpentier clame une voix forte. - Le serrurier plutôt crie une voix fragile. - Non. Le charpentier. Socrate écrase son mégot dans une assiette, se dégage de Litote, se redresse, se tourne vers elle, pince son nez d’une caresse. Un geste qui signifie : « « Que puis-je ? » ». Il commence : C’était un jour sous la futaie … Le mur de dos qui commençait à se disloquer se reforme. Beussa écoute ces paroles connues de lui. Quelle voix claire ! C’est bien celle presque féminine qu’il a remarquée lors de leur première rencontre. Leur première rencontre ! C’était à la sortie d’une conférence organisée par le M.A.S. qu’il venait d’animer. Dans le hall, lorsque la presque totalité des auditeurs fut sortie et qu’il ne resta plus qu’un petit groupe de simples curieux ou d’alpinistes sincèrement captivés, répondant aux questions, il avait perçu au premier rang un corps tendu, rigide sous un visage bronzé. Un visage maigre aux cheveux très courts. Beussa apprit plus tard qu’il détestait se rendre chez le coiffeur et que, retardant au maximum ce qui était pour lui une corvée, il pouvait se présenter soit avec un crâne de militaire discipliné, soit avec une toison des plus excentriques. Des yeux d’aigle scrutaient Beussa. Celui-ci, amusé par cette attitude agressive, s’était adressé à ce visage volontairement insolent mais qu’il sentait chargé d’une curiosité avide. Son regard disait : « Ainsi, c’est toi Beussa, l’alpiniste, l’himalayiste dont la ville et les journaux rabâchent les exploits. Monsieur le professeur, je tiens à ce que tu saches que tu ne m’impressionnes pas. Je ne suis pas comme les autres. Je suis dense moi aussi, conscient de mes capacités, chargé d’ambitions et de lourds projets.» Percevant l’intérêt qu’il suscitait, il s’était rapproché de Beussa, posait des questions. Elles se rapportaient au domaine technique, c’étaient des questions de spécialiste. Elles se distinguaient de celles posées par les autres spectateurs. Mais elles cachaient mal leur perfidie et dévoilaient l’agressivité du personnage : « Dans la fissure jaune, combien de pitons avez-vous mis ? », « Dans le 51 52 Couloir sinueux, la glace du goulet était de quelle sorte ? », « Dans la traversée en six de la Sud vous vous êtes tenu au clou ? » « Vous êtes sûr de l’utilité de s’entraîner en école d’escalade ? J’ai un copain qui y brille, mais en montagne il n’est pas foutu de passer du IV en tête ! » Les mots claquaient. Il assénait les questions comme des coups. La voix claire, métallique, appartenait à un de ceux qui ne savent pas mentir s’était dit Beussa. C’était la voix des apostrophes, des affirmations péremptoires, des jugements sans nuances. Son rire aussi était remarquable. Il était composé d’une série de cris aspirés en hoquets et semblait jaillir de sa tête plus que de sa gorge. Beussa remarqua qu’il riait à la fin de certaines phrases comme pour en atténuer le sérieux. Beussa habitué qu’il était à côtoyer des jeunes élèves et en quelques secondes à en deviner le caractère, avait rapidement découvert sous le ridicule des agressions, une fragilité, une réceptivité, une sensibilité douloureuse. Quelle brutalité en lui, se dit-il. Il pensa : « C’est un garçon honnête. » Et il se demanda de quel milieu il était issu ? Que faisait-il ? Comment était-il venu à l’alpinisme ? Quelles insatisfactions l’avaient conduit à un tel comportement ? Il se demanda aussi si un puissant orgueil n’expliquait pas une telle attitude. Quelques jours plus tard Beussa avait été étonné de le trouver dans Les blocs. Ils s’étaient salués. Beussa, massif, d’un geste lent lui tendait sa main de travailleur manuel, l’autre d’un geste vif la saisissait, malheureux du bonheur de le rencontrer qu’il n’arrivait pas à masquer. - Je suis venu vérifier ce que vous avez dit l’autre jour sur l’intérêt de grimper en école. Mon second n’avait pas réussi à me convaincre. Le compliment suivait l’agression. Beussa resta impassible. Jouons serré, se dit-il, ce type est fragile. L’autre expliquait : - Je n’ai pas voulu le dire devant tout le monde mais mon second vous le connaissez sûrement : Bernard Rague, le fils de votre président. « Votre.», l’agression ressurgissait. - Un mec costaud, un très bon skieur. Mon second… Puis, sans transition, et cela s’introduisait dans la conversation comme une marque de confiance : - Je m’appelle Béloni. Michael Bélo-ni, il décomposait : accent d’intensité sur le ni. Et revenait le ton provocant : - Mais on m’appelle Socrate. Mes parents sont de purs Ritals. Des types pauvres, des pauvres types mes parents ! Rien dans 52 53 notre société. Mon père est maçon, ma mère c’est la mama. Elle est concierge dans un immeuble bien. Là où habitent des cadres, des comme vous. Moi, un bac philo, un début d’année en fac ! Et partait la flèche : - Je ne m’encorde pas avec des sophistes. Beussa pensa : niveau d’études secondaire, mais un type qui a une certaine culture. Comment l’a-t-il acquise ? C’est certainement un garçon qui sait écouter, qui retient. Qui lit. Il dit : - Je donne des conférences, je suis donc un sophiste. Gare à la ciguë Socrate. Cette remarque dite sur le ton humoristique accompagné d’un sourire charmant avait amadoué Michel Béloni. Beussa en profita : - Suis-moi, je vais te montrer quelques passages d’école intéressants. Il l’avait conduit sur des dalles et surplombs peu difficiles en école, mais qui étaient bien plus sérieux que ceux que l’on trouvait dans les itinéraires les plus durs en montagne. Il possédait, Beussa le remarqua rapidement une solide expérience de grimpeur et ce calme réfléchi qui incite à conserver son calme lorsqu’on commence à être mal à l’aise. Il avait aussi une grande puissance musculaire. Pourtant, voulant montrer sa dextérité, il frôlait parfois la chute. Socrate, rapidement, prit goût à ces petites escalades qui libéraient le grimpeur de la hantise de la chute et, lui permettant de tenter plusieurs fois le même passage, de franchir des niveaux de difficultés que la seule pratique de la haute montagne n’autorise pas. Comme ils passaient sous une dalle lisse et verticale, Socrate la regardant affirma : - Le mur impossible. Beussa opina : - De fait c’est son nom, mais c’est un passage français donc il se franchit, regarde. Beussa commença l’escalade et en quelques secondes parvint à son sommet. Pour ne pas décourager Socrate ou lui faire croire qu’il faisait cela pour briller il dit : - C’est le genre de passage qu’on doit apprendre, personne ne réussit la première fois. Alors Socrate avait demandé : - Combien de temps pour le passer ? Beussa avait répondu : - Certains grimpeurs n’y arriveront jamais, mais un type comme toi devrait y parvenir en une dizaine de séances. C’était un compliment, Socrate l’avait ainsi perçu. 53 54 Ils s’étaient revus plusieurs fois dans Les blocs. Pouvait-on parler de hasard ? A la fin de chaque rencontre, Beussa, réfléchissant à haute voix, indiquait ses obligations, ses jours, ses heures de liberté et il concluait : « Si tu es là et si tu le veux, la deuxième partie de la phrase dite pour calmer la susceptibilité de l’autre, nous grimperons ensemble. » Beussa n’oublia pas comment, freinée par quelques soubresauts de révolte inspirés sans doute par le respect qu’il croyait lui devoir, il avait senti s’atténuer au fil des séances cette agressivité qui inspirait ses révoltes et imprégnait ses attitudes. Pourtant Socrate s’était un temps défendu de cette amitié qu’il sentait naître pour une personne qui le dominait de toute son expérience, de sa position sociale, de sa notoriété. Beussa l’avait compris à maints signes de fuite ou de rejets, à quelques mots critiques ou à ce type de trouble qui n’est qu’une forme de désaccord. Mais Socrate commençait à apprécier les nombreuses compétences de Beussa. Il est vrai qu’il n’avait réussi à déceler chez celui-ci aucune faille importante dans laquelle eut pu s’engouffrer son esprit critique. L’autre était toujours calme et simple, ne cherchant jamais à briller, à s’imposer, riant même de ses échecs ou de ses travers. Il y avait aussi le fait que le père de Socrate, Rafaello Béloni, comme le font souvent les personnes de milieux modestes, avait inculqué à son fils le respect que l’on doit aux aînés, aux puissants, aux gens d’église, aux gens instruits. Bien qu’il les critiquât, Socrate avait ces principes inscrits en lui. Et leurs relations avaient ainsi évolué. Elles étaient passées de la fausse indifférence aux curiosités que l’on ressent pour l’autre. Mais ce qui ouvrit en grand les portes de leur amitié ce fut la première course qu’ils firent ensemble. Un matin de printemps, ils s’étaient retrouvés au pied d’un itinéraire tracé dans une falaise calcaire nommé Grand Toit. Beussa dans une conversation avait indiqué le jour où il viendrait tenter cette voie. Fallait-il voir là ce qui avait motivé la venue de Socrate ? Quoiqu’il en soit il était là, accompagné de Rague. Après quelques salutations joyeuses, ils avaient commencé l’escalade. Les deux cordées se suivant, celle de Beussa en tête. Beussa et Socrate s’apercevaient au hasard des relais. Leurs seconds, mal à l’aise, lents, hésitants, parfois arrêtés par la peur, leurs regards se cherchaient. Ils échangeaient des clins d’œil ou de petits gestes complices et moqueurs de la main. Beussa conseillait, se moquait gentiment de son second. Socrate, lui, s’acharnait sur Rague. « Lève ton gros cul.» « Quelle honte, un brillant grimpeur de blocs mal à l’aise dans du V sup.», lui criait- 54 55 il. Il s’essayait à tutoyer Beussa : « Beussa, je crois que vous…, que tu pourrais prendre la variante, elle est plus difficile mais le rocher est de meilleure qualité.» Ils se donnaient du matériel. Socrate affirmait son côté turbulent. Comme ils arrivaient sous le surplomb qui avait donné son nom à l’itinéraire, que la première cordée attendait l’autre pour échanger du matériel, Socrate ayant lâché un pet puissant déclamait : Ah ! Que le vent du corps est triste sous les toits Quand il chante les pleurs de Rague aux abois … S’interrompant il annonçait : « Beussa, faut que tu saches, je suis le chantre du bedon, le troubadour du scatologique… » Rague avait grogné des commentaires discourtois sur l’alimentation de Socrate. Socrate avait poursuivi sa douteuse poésie : Priez pour moi, passants pressés Qui ne suis q’un pauvre croupion … L’homme, loin des contraintes familiales, professionnelles, redevient un enfant, ils avaient ri, même Beussa. Puis ils avaient repris l’escalade. Près de la sortie, alors qu’il était engagé dans un passage difficile, Beussa voulut enfoncer un piton, celui du relais étant à quelques huit mètres au-dessous. Il n’en trouva aucun à sa ceinture, adapté à la fissure qui se présentait à lui. Alors il demanda à Socrate d’en attacher un sur un des brins de la corde de son second. Socrate négligea la demande. Il amarra Rague au relais, grimpa, doubla le second de Beussa. Arrivé à deux mètres sous ce dernier, il planta un excellent piton dans lequel il fit coulisser la corde de Beussa. Il fut heureux de l’étonnement de Beussa qui lui glissa : - Tu déconnes, ce n’est pas prudent. Une heure plus tard ils étaient tous les quatre affalés sur le synclinal perché de la prairie sommitale. Décontractés, libérés de la tension engendrée par la difficulté de l’ascension, heureux de leur réussite ils avaient plaisanté. Beussa et Socrate avaient raillé leurs seconds, ces derniers d’ailleurs ravis d’être l’objet de leurs moqueries : cette course même réalisée en second suffisait à classer un grimpeur. Socrate, malgré lui, exhibait sa nature. Volubile, alternant grossièretés et paroles sérieuses, rejetant sa carapace de révolté, il dévoilait sa gentillesse, sa joie de vivre. Après cette course, ils s’étaient revus régulièrement dans Les Blocs. Socrate enfin libéré de son agressivité, ils avaient 55 56 franchement décidé des prochains rendez-vous. Ils avaient parlé d’ascensions qu’ils désiraient entreprendre. Ils en avaient de communes et un jour ils étaient partis ensemble. Tout s’était merveilleusement passé. Ils avaient à tour de rôle conduit la cordée, grimpant selon l’expression en réversible. L’un et l’autre, habitués à être leader ils avaient trouvé amusant une longueur sur deux de laisser la responsabilité de mener la course à un autre. L’ascension qu’ils avaient réussie, considérée comme extrêmement difficile, comme leur entente parfaite, les avait encore rapprochés. C’est ce jour là que Socrate avait lâché : - Tu vois mec, l’amitié, pour tous les connards de la ville, ça se traduit par le plaisir d’aller ensemble boire un coup au bistrot, de discutailler sur les match de foot ou les courses de vélo, mais, pour des barjots comme nous, par le plaisir d’aller se foutre dans des situations pas possibles. Et Beussa avait approuvé, appréciant sous la brutalité de l’argot et la trivialité du discours, la délicatesse du sentiment caché. Et, avec émotion, il avait pensé que l’action dangereuse partagée était une excellente manière pour combattre l’agressivité. Ils avaient ensuite continué de sortir ensemble. En deux cordées de deux parfois, lorsque Socrate emmenait Rague et Beussa sa Griotte. Les souvenirs s’estompent, Beussa reporte son attention sur Socrate. Celui-ci poursuit son poème en mimant l’action avec une fougue amusée. Ceux de l’assemblée qui le connaissent reprennent chaque strophe avec enthousiasme. Socrate se laisse tout à coup tomber sur son siège. Son visage radieux illuminé par la satisfaction de ceux qui viennent de réussir un travail fatigant. Il s’affale sur l’épaule de Litote exagérant sa lassitude. Et Beussa les observant se dit : « Quel étrange couple. Elle trop raisonnable, trop spectatrice. Et lui l’indépendant, le solitaire, épanoui au milieu de ce public. Aussi à l’aise dans cette étrange atmosphère que dans un difficile passage d’escalade. » Le chant terminé, une accalmie succéda au tumulte. Des spectateurs rejoignirent leur place dans la grande salle. Beussa en profita il s’infiltra à contre courant. Parvenu au premier rang il appela, fit des gestes. C’est la fille à droite de Socrate qui le vit. Elle tira avec insistance sur la manche de Socrate, il résista, elle insista, irrité il se tourna vers elle. Il suivit son geste. Alors son regard passa de la réprobation à l’étonnement, de l’étonnement à l’incompréhension, de l’incompréhension à la stupeur. Il sortit de son apathie, se redressa, se mit à hurler : - Nom de Dieu. Il repoussa la fille, se serra contre Litote, libéra une place : 56 57 - Nom de Dieu, Beussa, Babar ! Qu’est-ce que tu fous là ? Pamplemousse ripe-toi, fais une place à mon pote. Beussa exécuta une série de gestes de refus en répétant : - Viens. Il faut que je te parle, c’est sérieux. - Déconne pas, viens t’asseoir, insistait l’autre. Il s’excitait, débordant de gentillesse, ne sachant pas comment manifester sa joie. Il bramait, bafouillait, s’adressait à tous : - C’est mon pote, Babar. Celui du Dièdre gris, celui du sauvetage dans la Nord-Est, celui de l’Himalaya. Les paluches gelées ! Oui, c’est lui. C’est un bon. Vous… vous… n’êtes que des minables. Des culs au raz du sol. Mais vous ne pouvez pas comprendre : C’est mon compagnon de… l’insaisissable. Il marqua un temps d’arrêt, étonné par ce mot qu’il avait prononcé. Beussa cria : - Viens, des choses importantes... Mais l’autre tout à sa joie décuplée par l’ivresse : - Pamplemousse. Pousse toi. Pamplemousse c’est bien trouvé pensa Beussa. La fille était calme et ronde et lisse. Elle avait un corps plein, habillé avec recherche. Une jupe étroite et courte dénotait son non conformisme. Elle avait un visage à l’expression naïve et gourmande. Des yeux noirs qui s’offraient, un beau sourire franc. Bonne à croquer se dit Beussa. Litote s’était levée, elle tentait d’entraîner Beussa : - Viens, sortons, ton ami a des choses à te dire. Hélas Socrate restait sourd. Une nouvelle fois il tenta de faire partager sa joie et sa fierté au public : - Mon pote, le prof ! Un vrai ! Après l’expression de l’admiration vint la critique pour le public : - Vous n’êtes que des minables, des sols au ras du cul, des sols au ras du cul… Il répétait son hypallage. Il est vraiment saoul, se dit Beussa. Qu’a-t-il bu pour être dans cet état ? Beussa s’assit entre Pamplemousse et Socrate, mal à l’aise, se demandant ce qu’il devait faire. Se tournant vers Pamplemousse, il lut dans son regard un intérêt affirmé. Trop sérieux pour envisager une liaison durable, insuffisamment hypocrite pour se masquer le désir qu’il éprouvait, il pensa : « les femmes sont ainsi et c’est aussi ce qui nous différencie d’elles, nous recherchons la beauté alors que pour elles une laideur corrigée par des mérites est attrayante. » Il lissa son nez entre ses doigts, jeta à Socrate : - La Tête blanche, la face nord, les Dalles luisantes… Dans un grand hoquet Socrate éructa : 57 58 - Ah ! Ah ! Une sacrée vacherie, mais on ira Babar, on ira. - Viens. Ton outré de Socrate: - Hé ! Tu déconnes mec, pas maintenant. Et avec un sourire niais : - On niquera les Bleausars. Il s’affala à nouveau sur Litote. L’assemblée qui avait suivi la discussion, voyant le désintérêt de Socrate tenta de le récupérer : - Le serrurier, le serrurier… Socrate regardant Beussa, s’excusa : - Je suis obligé mec, regarde. Il montrait les spectateurs. Un autre hoquet, un rire gras, il commença : Au plus haut d’une haute tour … Beussa est sorti. Le voilà dans un autre monde. La brume l’enveloppe dans ses linges glacés, le froid l’enserre comme un liquide. Il frissonne. Il s’aperçoit dans le miroir du piédroit de la porte. Visage rougi, ingrat, silhouette pensive d’homme désabusé. Puis il pense à des montagnes sous l’éclairage irréel de la lune, sur la vire minuscule d’une de ces montagnes, un homme assis. - Allons dit-il. Retour vers l’alpiniste dans la face nord de la Tête blanche. Evidemment l’homme dans la voie des Dalles luisantes de la face nord de la Tête blanche est Chtuc, ce garçon que Beussa et ses compagnons ont rencontré dans Les Blocs à la fin de l’automne. Il a rejoint la flamme de pierre. Nouvelle dépense d’énergie dans cette descente incertaine. Le dynamisme qui depuis trois jours l’a conduit là s’est éteint. Aucune volonté ne commande plus à son corps meurtri. Il ficelle son corps à la flamme, s’installe à côté de son sac. Il admet l’échec. Une descente en rappels demande des efforts réduits, il l’envisage. Il chiffre le nombre de rappels, la face est si raide qu’il ne peut espérer descendre la moindre partie en désescalade. Il s’oblige à effectuer des calculs, à compter le nombre de pitons qui lui 58 59 restent. Intelligence engourdie, les chiffres s’embrouillent. Il pose la tête sur son sac, se laisse aller à des pensées sombres. De nouvelles images de la mort se dévoilent. Celles d’une mort par usure. Il est immobile, en repos, pourtant des choses sournoises grignotent sa vie. Elles touchent l’extrémité de ses membres, gagnent fibre après fibre le centre vital de son corps pour le contraindre à se résigner, à s’éteindre. Elles l’entraînent vers une démission de vivre. Sans forte douleur, par une simple corrosion qui se répand, s’infiltre, anesthésie. Alors peut être dans un dernier moment de lucidité, il percevra que la vie l’abandonne. Il pense : « En bas, la mort est liée à des images de silhouettes silencieuses autour d’un cercueil de bois précieux. Ici elle ne sera qu’une forme disgracieuse, momifiée, plaquée sur un parement vertical. L’immense sommeil, l’indifférence à tout, l’insensibilité, auront absorbé ma vie. » Il murmure : Ma vie ! Ce mot résonne en lui, il devient énorme bourdonnement. Qu’importe le sort des milliards d’êtres humains qui s’agitent en bas. Il est, il est. Influence du décor ! Sous ses pieds, le granit projette vers le glacier ses verticales figées. Maintenant il imagine non l’état de mort lui-même mais les instants qui le devancent. Il imagine une chute, les fractions de seconde qui précèdent l’impact. L’effroi et la vitesse qui effacent toute autre forme de pensée. Quelle immensité dans cette minime portion de temps. Dans cette période y aurait-il place pour un défilé du temps passé ? Pour la lucidité ? Des réflexions, des souvenirs en fulgurances ? Il doute. Certains individus quand ils désespèrent cherchent l’apaisement dans des souvenirs. Quelle chance possède celui qui a un ami fort. Ah ! Le bonheur de l’enfant qui, dans un moment de crainte court se réfugier dans le giron de sa mère, qui dans un temps de frayeur prend la main de son père ! Ah ! La chance du croyant qui peut invoquer Dieu, l’appeler à son secours. Tout à coup il pense à ces alpinistes qu’il a rencontrés dans les blocs et avec lesquels il a grimpé. Leurs noms : Beussa, Rague, Socrate. Il n’a rien oublié de leur conversation. Le vieux a dit : « La grande solitude, la véritable solitude c’est celle qu’on ressent au moment de peurs éprouvées dans un milieu hostile. Voilà un des points communs que nous avons avec les marins solitaires.». Ce vieux, se dit-il, ressemble à Danton mais à un Danton bronzé. L’autre, Socrate, est un truculent, c’est une figure. Quel personnage ! Que 59 60 d’originalité en lui ? Le troisième, Rague, est d’un genre plus banal. Chtuc prend son piolet caresse la panne, un effleurement de l’index lui montre que la pointe est bien émoussée. Il le replante dans la neige mais garde une main sur lui. Il lui parle : « Je suis sensible à ton état, toi aussi tu as souffert, la glace au fond des fissures était dure et peu épaisse. J’ai de l’amitié pour toi. ». Il love la corde, lui dit : « Tu prends plaisir à t’emmêler, à te coincer, tu es bien à l’image de l’animal qui a causé le malheur de l’homme ! Tu en as la flexibilité sinueuse. Es-tu vraiment mon alliée ? » Alors il pense que parler ainsi à des choses est une faillite. Le langage est fait pour s’adresser à des êtres vivants. L’amitié est humaine, au plus large elle s’étend au monde animal, jamais aux choses. Les autres ! En ce moment il n’est rattaché à eux que par des souvenirs dans lesquels saillent quelques rires clairs, quelques déceptions, des tristesses si vives hier mais qui semblent cicatrisées. Le plus fort car il est récent, celui de ces jeunes skieurs qui l’ont transporté et avec lesquels au refuge il a, plus spectateur qu’acteur, partagé la débauche de gaieté et d’insouciance. Il revoit la fille au visage pensif. Elle l’observe avec une curiosité d’oiseau, à la dérobée au début puis avec plus d’insistance. A la fin de la soirée elle accompagne ses regards de sourires timides qui sont de longs discours. Il s’est refusé ! Quelle stupide force lui a interdit de s’abandonner au simple courant de la vie ? Son projet en lui l’asservissait. Le lendemain, alors qu’ils étaient arrivés au carrefour du vallon principal avec le vallon suspendu, celui qui dirigeait le groupe lui a dit : « Nous ne savons rien de toi, pourtant je te dis : Viens avec nous. Avec tes raquettes tu iras moins vite, mais nous t’attendrons. Regarde, il montrait la fille, elle serait heureuse. » Lui, qui traçait de la pointe de son bâton des rayures sur la neige, a levé la tête, offert une esquisse de sourire, a refusé d’un mouvement de tête. Il les a laissé filer ne sachant pas s’il devait être honteux. La réalité reprend corps. Quelle stupidité de revoir ce passé. D’imaginer la présence d’autres vies. L’univers vertical et glacé était un désert pour l’amitié. Il ressentit une autre forme de solitude que celle ressentie lors de l’escalade des trois jours précédant. Il récapitula. Il revit les passages essentiels de son ascension. Les difficultés du pilier ne l’ont pas troublé. Il a appris ce lent enchaînement de tâches : laisser le sac au point d’assurage, escalader une longueur, fixer la corde, redescendre au sac, remonter la longueur en s’aidant de la corde, et en récupérant les pitons. Son premier bivouac il l’a fait sur le glacier. Après 60 61 avoir équipé une centaine de mètres du pilier, il est redescendu. Le deuxième bivouac a eu lieu sur la pointe du pilier sur une belle vire. En haut du pilier, quelle joie il a éprouvée à découvrir les miraculeuses fissures qui striaient le mitan de la face. Invisibles du bas, elles sont apparues comme un merveilleux cadeau. Par endroit leur fond était tapissé de glace noire. Alors il a mis les crampons. La glace s’est effritée sous les coups de ses crampons et de son piolet, des écailles ou des coupelles détachées se brisaient dans leur chute avec des tintements de moulins à musique d’enfants libérant des notes claires. Mais cette glace a permis une escalade rapide, pas de gestes à calculer, pas d’hésitations, pas de mouvements incertains. Une progression obtenue grâce à une succession de gestes mécaniques fort simples. Certes, lorsque la glace n’était pas assez épaisse l’escalade était difficile, très difficile même parfois, mais la présence de deux parois proches bridant l’imagination, atténuait la sensation de vide, enlevait à l’escalade cette part d’angoisse qui fait que l’on exagère parfois les efforts à exercer pour progresser. Sur le pilier, à difficultés égales, l’escalade aurait dû être bien plus éprouvante avec ce vide qui l’entourait. Des flux d’air glacé descendant entraînent des paillettes de neige et des aigrettes de glace. Elles tombent en poussière de froid, silencieuses, ou se brisent sur les saillies émaillant le silence de crépitements. Ces poussières, ces aigrettes de glace pénètrent dans le col de sa veste en duvet, heurtent son visage, frappent ses yeux derrière ses lunettes de myope. Ses yeux ! Lui si peu sensible à la souffrance éprouve pour ses yeux une de ces craintes qui peuvent conduire aux lâchetés, peut être même aux trahisons. Ses doigts tuméfiés se glissent derrière les lunettes, les caressent pour les apaiser. Il enfonce le bas de son visage dans le col de sa veste, ses lèvres s’appuient sur la pellicule de glace déposée sur le tissu formée par la buée s’échappant de sa bouche. Les courants d’air diminuent, se calment. Il sort son visage de son abri. Dans cette ambiance sinistre on aurait pu s’attendre à voir surgir un visage rugueux et brutal de condottiere et non ce visage d’adolescent fragile au regard de myope sous des cheveux curieusement lissés en un casque sans défaut - Plus tard quand les autres le connaîtront mieux ils le chahuteront sur la finesse de ses traits. « Un visage de gonzesse dira Socrate. » Beussa, lui, jettera un jour de grand vent : « Il n’y a que toi qui reste bien coiffé avec tes cheveux d’Asiatique blond.» Bien plus tard encore quand ils seront dans le monde terrifiant d’une tempête himalayenne, engloutis dans leur duvet, apeurés, terrés dans leur tente secouée par les mains meurtrières de mille démons à la 61 62 méchanceté inépuisable, assourdis par leurs hurlements, leurs imprécations, leurs lamentations, Beussa dans une accalmie lui dira : « C’est étonnant tu n’as jamais le visage des situations dramatiques, Quel mauvais acteur de films d’aventure tu aurais fait. » Regardant l’extrémité de ses chaussures, il perçoit soudain le vide avec un nouveau regard. Ce vide, c’est lui qui l’a créé, par mille gestes enchaînés, parfois hésitants, parfois redoutés, alourdis qu’ils étaient par la difficulté, l’incertitude ou la peur. Il ferme les yeux, tente d’échapper à sa misère en oubliant ce qui l’entoure. Beussa est retourné chez lui. Il parle avec sa femme Griotte. Souvenirs : leur première rencontre. Décision de Beussa : il ira seul au pied de Tête Blanche. Beussa est de retour chez lui, il pénètre dans le coin travail. Griotte est là, studieuse, absorbée, hors du temps comme toujours. Elle s’applique à tracer un liseré d’une couleur foncée en bordure d’une figure claire. Le trait terminé elle dit doucement et sans lever la tête : - Est-il nécessaire d’accentuer ? Quelles sont les limites de perception d’un enfant ? Puis fort : - Alors ? Il avance vers son bureau, reste debout : - Impossible. Les écoutilles fermées… Elle pose le pinceau dans un verre, lève la tête, le regarde. Mélange de moquerie et d’affection. - Socrate ! Quel curieux surnom pour un alpiniste. Oui, je devine : celui qui se proclame différent, celui qui mène une vie fruste en opposition aux puissants et riches sophistes… Philosophie de collégien, quand même ! Manque de maturité ! Que de surnoms dans votre minuscule milieu. Surnom affectueux, le mien Griotte. Surnom féroce, Panse-bête. Surnom moqueur, Babar. Surnom humoristique, Litote. Et jusqu’à celui de ce nouveau : Chtuc, un qualificatif ? Petit ? Menu ? Dans quelle langue ? Un argot ? Bien de lui, il ne répond pas tout de suite, cherche des mots, les propose. Image : un marcheur sur un sol incertain pose ainsi ses pieds. 62 63 - Pour les surnoms, si tu le dis … Moi je crois qu’ils traduisent une volonté de se démarquer des autres, de créer un esprit de famille. Peu importe. Socrate ? Tel que je l’ai découvert : un acteur ! Et l’alcool… Entouré d’une foule d’admirateurs. Il pense : « dois-je décrire ce conglomérat exubérant, ces spectateurs exagérant leur gaieté, s’exaltant jusqu’à la bêtise ? Et lui vient le souvenir de Pamplemousse. Lui parler d’elle ? De cette victoire sur lui-même qui est un gage de solidité de leur couple. Mais il se tait. La peur de ne pas trouver les mots justes ? Parce qu’il ne veut pas ajouter à leur malaise ? » - Il boit beaucoup ? Comment va-t-il vieillir ? Il aime sa perspicacité, sa manière de pénétrer dans une discussion, d’aborder un problème, d’analyser une situation en allant au-delà du présent. Une autre question suit, immédiate : - Pourquoi ne serait-il pas guide ? - Il lui faudrait suivre les stages, se plier à une discipline. Il hait les institutions et les choses imposées. Et pour lui la montagne est domaine sacré. Il dit : « La montagne transformée en lieu de travail ? Etre un salarié de la montagne ? Je me frotterais les mains, je dirai : Ce mois-ci je me suis fait tant. » - Dénaturer le rêve par des obligations ! Je comprends. - Il a pour l’alpinisme un regard de romantique. Et la montagne est pour lui un antidote. - Ne pourrait-il pas se faire sponsoriser ? - Verbe contre lequel il s’insurge : « Etre transformé en homme sandwich de la verticale… ! » Elle prend une feuille blanche, croque un alpiniste debout sur un rocher, les bras en l’air, victorieux. Il est vêtu à la manière des coureurs automobiles d’une salopette sur laquelle sont plaquées de nombreuses publicités. Des billets de banque sortent de ses poches. Au pied, une foule applaudit. Elle dit : - Cela viendra peut-être. Il ne relève pas, il poursuit : - Tout cela dénote quand même un certain courage. - Quel besoin d’héroïsme en vous ! Ce mot courage est agaçant dans vos bouches. Gide affirmait que Platon et Aristote plaçaient cette qualité au dernier rang des vertus. - Ce qu’il y d’emmerdant avec toi c’est que quand on parle courage tu fais référence à Platon, si on parle sexualité tu dissertes sur Reich, si on parle rêve, tu cites Freud, si on parle cassoulet tu invoques Epicure. Elle sourit, néglige et : - Pour eux, la mort ne devait pas être perçue de la même manière qu’aujourd’hui. Elle ne devait pas avoir la même densité. Cela est connu : la vie plus facile, une espérance de vie plus longue… 63 64 conduisent à une peur de la mort que nos anciens n’éprouvaient pas… Mais il y a tant de définitions du courage. - Pour moi, homme de sciences alpiniste le courage est lié à un coefficient de sécurité qui inclut la difficulté intrinsèque de l’escalade, la hauteur de la chute, la résistance de l’ancrage et du matériel, le degré d’entraînement dont dépendent les forces musculaires disponibles au moment où on escalade le passage. Au fond, une équation à écrire. - Tout ce qui est dû aux conséquences de l’attraction terrestre. Mais il faudra intégrer dans ton équation, avec des coefficients d’intensité variables, l’attitude de chacun face aux dangers extérieurs à l’escalade : les risques d’avalanches, de chutes de pierres, de sérac, de mauvais temps… - Ce que Socrate, le mien, affirme être une manière d’optimisme. Il explique : « Ce sérac est peu sûr, mais je pense qu’il tiendra le temps que je passe dessous. » Remarque, il accorde aussi de l’importance à l’optimisme dans l’action de grimper. Il a expliqué à Rague : « Ce passage est difficile, je suis à la limite de l’équilibre, mais je continue parce que je pense qu’il y aura de bonnes prises au dessus. Toi tu n’es pas courageux parce que tu es un pessimiste. Tu imagines le pire, avant d’attaquer le passage tu te vois bloqué au milieu. C’est pourquoi il te faut un premier de cordée, même sans tirer sur la corde il t’insuffle des forces ascendantes. Il faut parfois oser. ». Ce à quoi Rague répond avec logique : « Je ne suis pas sur terre pour passer mon temps à me botter le cul. De plus, mon personnage n’est pas dépendant du seul alpinisme, j’existe aussi sans lui. » Cette réponse réjouit Griotte : - Rague a raison, il ne passe pas en tête, soit, mais ce n’est pas pour autant un pauvre type. Il n’y a que des manichéens comme ton Socrate pour tout ramener à l’alpinisme. Mais faut-il le prendre au sérieux ? Ce n’est qu’un enfant. Comme toi Babar. Heureusement, ta profession t’évite une part de ridicule. Griotte réfléchit, sourit et, fixant Beussa. - Que de courages dans la nature humaine qui font oublier le vôtre. Le plus admirable est pour moi celui des pauvres, celui des serfs, celui des sans grades. Le plus admirable mais aussi le plus stupide est celui des croyants qui font pénitence. Babar aurais-tu le courage du saint, celui du guerrier ? - Notre arène est déserte, je revendique celui du solitaire. - Vite dit mon Babar. Dans l’action peut-être, mais tu me l’as appris le jour où nous avons fait connaissance, votre solitude n’est pas absolue. Vous faites partie d’un milieu. Vous rendez compte à des tiers, ne serait-ce que par le bouche à oreilles. De plus il y a une histoire de l’alpinisme, il y a les topo-guides qui 64 65 indiquent les noms des premiers ascensionnistes. Il y a les journaux. Tu me parles souvent de cette cordée qui, dès qu’elle a réussi une première, téléphone à un journaliste. - La solitude du premier de cordée n’est pas de l’esbroufe. Il est seul face aux difficultés et surtout au danger. La corde et les pitons ne sont qu’une sécurité dont on ne sait pas s’ils seront efficaces. Socrate a conscience de cela, il tire d’ailleurs une fierté de son état de solitaire, il répète souvent : « Dans la vie comme en escalade, je refuse le groupe qui influence, qui impose. Je me fais seul, je ne compte sur personne…> - Il pourrait citer Sartre et dire : « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » - Ce n’est pas un intellectuel de salons, de salles des profs, un de ceux qui ne pensent qu’à étaler leur culture en verroterie. Seronsnous un jour capables d’admettre qu’un raisonnement de qualité peut-être prononcé par des personnes qui n’ont pas effectué un long parcours universitaire, qui ne sont pas sortis d’une grande école ? Toutes les vérités ne sont pas dans les livres. D’un mouvement de la tête elle manifeste qu’elle accepte la critique, qu’elle admet son erreur. Mais elle ajoute : - Son manichéisme n’arrange pas les choses. - C’est un manichéisme verbal volontairement exagéré qui masque certaines finesses de raisonnements. Et il a son humour. Il dit : « Tu es autodidacte, tu écris un bon livre : Bah ! dit le milieu. Tu es docteur en psychologie, tu écris un livre sur les coléoptères : Génial, crie la famille des intello. Et le milieu répète : Vous n’avez pas lu le livre de … Ah ! Il faut le lire, il est super génial. Son intelligence… » - Attend. Griotte se lève, cherche un livre, le cache, le feuillette, dit : - Qui va te mettre en colère Elle lit : « Le rôle de l’intelligence est de présider à des actions or dans l’action c’est le résultat qui nous intéresse, les moyens importent peu pourvu que le but soit atteint.» A toi maintenant. - Napoléon ? - Bergson. - Tu m’emmerdes avec tes Bergson. Je ne crois pas que notre Socrate puisse un jour être influencé par lui. La définition de victoire ne lui est pas indispensable. Pour qu’il y soit sensible, il faudrait qu’il place la considération qu’il a des autres au-dessus de tout. Or c’est un idéaliste non pas avec le sens : lié aux choses de l’esprit mais avec le sens : indifférent à l’opinion d’autrui, aux choses matérielles, à la possession. En admettant que la célébrité soit une forme de possession. Il a son éthique. Celle s’appliquant à notre sport qui n’est pas exprimée par quelques interdits mais 65 66 par des exigences. Tu sais l’importance que j’accorde au mot éthique. Je l’écoute sans sourire quand il m’affirme qu’une éthique devrait inspirer les règles de la vie sociale, le comportement des gens… - Ethique! maître mot, éthique texte de loi virtuel de l’esthète. Ce n’est pas Socrate qui parle, c’est monsieur Beussa. Il l’applique à tout, à la politique, au sport, il en fait la base du comportement de toutes les actions, de toutes les morales. Alors quand il trouve quelqu’un qui raisonne comme lui il devient liquide, il s’extasie, il l’encense. - Sur quoi s’appuyer quand il n’y a pas de règles écrites ? L’alpinisme est le domaine de l’informulé. L’éthique c’est la règle du jeu pour les alpinistes exigeants. Même si elle est changeante, elle définit, dans une période donnée, la qualité, elle précise les limites des interdits, du toléré. - Tous, chacun à votre manière vous êtes des adolescents. Des enfants ! Avec toutes les exagérations et l’importance qu’a le rêve pour eux. Je te le répète, toi aussi Beussa, tu es un adolescent. Tu en donnes la preuve en accordant de l’importance au discours de tes amis. Et tu es passionné comme un adolescent ! Un être équilibré ne peut rester longtemps un passionné. Comme elle le voit hocher la tête en signe d’acceptation, elle rajoute moqueuse : - Mais tu l’es moins que les autres et il t’arrive d’avoir des pensées et des comportements d’adulte. Cela, grâce à ton caractère et au fait que tu es ambivalent. Un sourire : - Tu portes suivant les circonstances ta veste à boutons dorés ou ton pull-over que dédaignerait un clochard. - Serge et moi… Elle lui coupe la parole : - Serge, Socrate : une confrérie de barjots ! Beussa leur complice ! Ceci dit, Serge n’a jamais eu deux costumes en même temps. - Ils ont beaucoup de choses en commun avec Socrate. Serge se flatte d’avoir beaucoup bu ! Socrate boit. Peu souvent mais chaque fois avec excès, avec une sorte de frénésie. - Explication simple : compensation à une vie pleine de rigueur, d’austérité. Un ascète qui en a raz le bol, qui interrompt les épreuves des mortifications pour un moment de débauche. J’associe toujours le mot débauche aux moines de jadis : le jour, des pénitences, la nuit, rideaux fermés, des orgies. Mais alpinisteascète, le mot me plaît. Allez Babar, ne fais pas la gueule, je l’aime bien ton type bien qu’intellectuellement je le trouve un 66 67 peu rustique. Quelle famille d’anormaux quand même ! Les marginaux se contentent en général de manifester leur refus d’intégration par des postures, une façon de s’habiller, de se coiffer, un langage. Vous, vous le faites en prenant des risques extrêmes, en acceptant des fatigues extrêmes. Au fond il n’y a, dans votre groupe, que Rague qui soit normal… - Son but majeur est la réussite sociale. Mais lui aussi vient de découvrir un motif de révolte : l’écologie. - Forme de contestation moderne inspirée par une déception. Ce qui ne devrait être que le point d’un programme s’est retrouvé placé au premier plan. Une politique de gauche repeinte en vert. Elle change de ton : << Je reviens à ton Socrate, a-t-il beaucoup d’ennemis ? - Ce qui est certain c’est qu’il ne fait rien pour en diminuer le nombre. Avec tous ceux qu’il juge cupides, sans vergogne, bavards, sans pudeur, avec ceux qui s’affirment par le seul discours. Avec tous ceux-là il est détestable. Il les griffe de réflexions acides, de réparties fulgurantes, il les écrase de ses silences, de son dédain, de son mépris. De son refus de dialogue. Il les ignore. Pour répondre à ta question : Oui il a des ennemis. Sont-ils nombreux ? Non, le milieu est un microcosme. Les principaux tu les connais. - L’éminence grise et le média-rapporteur. Tu peux le vérifier, je suis attentive à tes discours. Et je les retiens. - C’est un caractère, oui, c’est un révolté, oui, il a parfois des raisonnements primaires, oui. Mais avant de le juger n’oublie pas ce que sont ses parents, de pauvres immigrés qui vivent dans un environnement de gens aisés. Socrate et je l’admire aussi pour cela est un être qui ne se moque jamais de sa famille. Par contre Rague qui symbolise les autres devient son souffre douleur. Pourtant il souffre de sa situation. Un jour qu’ils parlaient église et sincérité, à une réflexion maladroite de l’autre, il a répondu brutalement : « Un connard comme moi peut imaginer la part de rêve qu’il y avait chez les premiers catholiques, les premiers communistes. Et cela me suffit pour les comprendre, pour leur pardonner le ridicule de leur foi, les admirer. Mais toi, tu ne connaîtras jamais ça, il te manquera toujours quelque chose. Tu n’as jamais été élevé dans la loge de la concierge d’une copropriété de nantis. Là, quand tu croises la belle fille qui habite au-dessus (note la métaphore), elle est pour toi la fille du seigneur, pour elle tu n’es qu’un manant. Fils de concierge il n’existe pas, alpiniste reconnu il a droit au regard de la fille. Un psychologue… Griotte sourit, lui coupe la parole: 67 68 - Expliquerait pourquoi un individu court volontairement au danger. Pour uniquement plaire à la bourgeoise du dessus ? Non, évidemment. Pour être, simplement être, exister dans son environnement : why not ! Mais j’espère qu’il y a autre chose. Pourquoi ne l’avez-vous pas surnommé Spartacus ? Vous êtes des gladiateurs… volontaires. La douce ironie inscrite sur le visage de Griotte s’est estompée. Elle murmure : - C’est tout simplement un exclu de la société. - Dire qu’il refuse la société est un euphémisme. La société il la hait. Et cela intervient dans son choix de pratiquer un alpinisme extrême. - Curieux la cordée qu’ils forment avec Rague. Des compagnons de combat toujours en train de s’engueuler. - Rague n’est pas un imbécile, il subit avec patience. Grimper avec Socrate le place dans la catégorie des très bons alpinistes de la ville ce qui lui permet de briller dans le milieu d’alpinistes timorés qui est le sien. Celui du M.A.S. Dans ce milieu curieusement peu d’alpinistes de haut niveau... Il réfléchit : - Je te dirai pourquoi un jour. Il enchaîne : - Et Rague sait profiter du peu d’intérêt de Socrate pour la publicité. Rague, que de fanfares il mettrait en route s’il préparait une expédition dans l’Himalaya. - Hi-ma-la-ya ! Elle décompose le mot. Elle reste songeuse, baisse la tête. Il s’est tu, il va reprendre la parole, vite elle dit : - Non ne dis rien. La montagne, l’Himalaya tes amis. Babar, quand je te vois parler avec Socrate et Serge tu es un autre. Un être plus jeune, plus gai. Un homme sans incertitude. Il t’arrive même d’être loquace. Alors tu vois, Babar, dans ces moments, je suis jalouse. D’eux, de la montagne qui vous lie. - Ce sont des amis. Ils m’apprécient pour mes qualités d’alpiniste. Songeuse : - Il n’y a pas d’amitié s’il n’y a pas intérêt de l’un pour l’autre. C’est cela qui donne de la force à votre rapprochement. La compréhension, l’admiration viennent ensuite la renforcer. Beussa se met à rire : - Ecoute encore Socrate, il dit : « Il y a peu de véritables amis dans une vie. Tu vois on devrait créer un V.D.Q.S. de l’amitié, jeter les bases d’une A.D.Q.S, ça éviterait les ersatz. Au M.A.S., si tu les écoutes ils sont tous amis, en réalité ils se jalousent, ils ne sont liés que par les choses qu’ils partagent. Le club qui les coiffe. Ce que dis Serge m’amuse : « L’amitié c’est comme le 68 69 pinard, ça se dilue pas. Quand tu dilues, tu obtiens de la piquette d’amitié. » - Amitié, grand mot. L’amitié en montagne ! La corde racine de combien de métaphores ! Frison Roche pas loin, le tambour non plus. - Tu préfères qu’elle soit causée par des partages d’opinions xénophobes, des souvenirs de guerre ? De beuveries ? De partouzes ? Son visage s’éclaire, elle ajoute : - Des motifs de broderie ? Des recettes de cuisine ? La moquerie pèse son poids, Griotte est incapable de préparer un repas correct. Elle sourit à peine : - J’adopte l’amitié de guerriers. Le langage kaki vous l’avez : Ils ont vaincu…, bataille pour…, nous attaquons le…, victoire sur…, X, ce héros ! - Les mots guerriers n’indisposent que les contestataires en chambre. Est-ce notre faute s’il n’y a pas de qualificatifs s’appliquant à la seule action sportive ? - Demandez à l’Académie française d’en créer. Mais je ne me moque qu’un peu, votre G.H.M.* dégage un parfum d’élitisme vieillot. - Une énorme différence : les membres qui en font partie se sont au moins une fois dans leur vie élevé au-dessus de l’ordinaire Elle le regarde, éloigne le sujet d’un revers de main, et dit avec tristesse : - As-tu remarqué ce sont toujours les hommes qui partent. Encore aujourd’hui ! Imagine l’invraisemblable : une femme qui dirait à son mari : « Je vais passer deux mois en Papouasie. Garde les enfants, prends soin de la maison. » Impossible, ce sont les femmes qui gardent le foyer, qui s’occupent des enfants. Elle baisse les yeux : - Je ne puis que garder que le foyer. Nous n’avons pas d’enfants. Quand tu seras parti dans ton Himalaya, j’attendrai. Seule. La nuit, j’étendrai mon bras il n’y aura à ta place qu’un drap silencieux et froid. Alors je m’éveillerai complètement. Je te verrai là-bas, je t’imaginerai là-haut. Si loin si haut et j’inventerai le pire. Alors pour me calmer, je dessinerai des visages d’enfants ! Il murmure : - Des enfants ! Nous avons été victime d’une mode. Nous disions : « « Il n’est pas besoin de rajouter des malheureux sur terre » ». Griotte tu te souviens ? 69 70 Griotte, ce mot s’est imposé à lui le jour où ils se sont connus. Elle était menue, elle avait la peau blanche ! Et elle était si blonde. Manière de dérision, il avait pensé à ces cerises oubliées que l’on cueille séchées sur les arbres. Il repense au pourquoi des surnoms. Quel besoin d’éliminer le sérieux d’un prénom par un surnom contraire à la réalité ? Pour affirmer sa possession ? * Groupe de haute montagne, club académique, les membres, tous alpinistes de haut niveau, sont cooptés. Il parle : - Je suis arrivé sur la prairie sommitale. Vous étiez tous assis… Elle enchaîne, songeuse : - Devant nous la falaise, le vide ! Tu m’as appris plus tard le mot synclinal perché et qu’il y avait plusieurs sortes de vide. Que les faces calcaires étaient souvent verticales, parfois en surplomb. Ce vide nous avions tenté de l’approcher, les plus courageux étaient allés à quelques mètres, d’autres accroupis un peu plus près. Il déclanchait en nous des terreurs. C’était une chose indéfinissable, une sorte de gueule de monstre ne dormant que d’un œil. Cette interdiction d’avancer était imposée par notre corps et non par notre esprit. Nous avons reculé, nous sommes allés nous réfugier à quelques mètres. Sur une bosse, comme sur un îlot inaccessible au flot. Le calme en nous revenu, la terreur oubliée, nous parlions, rions tranquillement et voici que des fragments de vie venant de ce trou angoissant se manifestaient. Des cliquetis, d’étranges bruits de pièces métalliques entrechoquées. Tout à coup une silhouette est apparue, celle d’un diable tirant derrière lui une corde. J’ai pensé : ils sont deux. Mais non ce diable était seul. Il s’est découpé sur le ciel, image irréelle. Le temps que nous réalisions il était à côté de nous. Il nous a salué tout en se débarrassant de son matériel. Des gestes larges pour lover sa corde, des gestes lents pour trier et classer son métal. Il a fourré le tout dans le sac, puis il s’est assis. C’est ainsi que je t’ai vu la première fois et j’ai pensé : on pourrait se dire qu’un être capable de gravir une telle paroi est à l’image de la grâce et de la légèreté or celui qui débouche est un démon pataud. Tu n’étais pas beau. - Euphémisme ! Elle sourit, poursuit : - Ceux qui savaient transmettaient à voix basse. J’entendais murmurer : « C’est une voie extrême. », « La plus difficile du massif. » Les moins timides te questionnaient. Tu ne parlais pas, 70 71 tu arrachais des mots de ton silence, tu les assemblais en courtes phrases. Tu étais poli mais lointain. Nous le devinions tu étais encore dans ta verticale, tu étais encore plaqué sur le rocher. Voyant que tu ne mangeais pas certains t’ont offert de la nourriture, du vin. Tu as accepté sans manière. D’autres, en te posant des questions précises tâchaient d’affirmer leurs compétences. Ils parlaient degrés, artificiel, je ne savais rien du sens de ces mots. Tu étais assis à mon côté, compact, silencieux, aussi peu galant qu’il soit possible de l’être et je me disais : « Qu’a ce type à exprimer qui l’entraîne à accomplir de telles actions ? Dans quelle catégorie classer un type qui pousse aussi loin le goût du risque ? » Alors je t’ai questionné : « Comment est-on un jour conduit à faire de pareilles choses ? Car je suppose qu’une telle ascension est une étape dans une carrière. » J’ai ajouté avant que tu ne répondes : « Une motivation sportive ? L’obligation de compétition dans un milieu ? » Tu as souri et répondu : « Oui et non. » Puis, alors que je croyais que tu ne dirais plus rien, tu as ajouté laissant de longs silences entre tes phrases : « Il y a de multiples réponses, chaque grimpeur a les siennes. Ont-elles un tronc commun ? Il faudrait réfléchir, réunir, classer, différencier… Le verbe s’élever s’applique aux actions mais aussi aux motivations… Et puis il y a le tempérament, les aspirations, les capacités physiques de chacun… Et l’ambition, il y a toujours de l’ambition dans la recherche de la difficulté. Y être soumis signifie que l’on est sensible aux autres. Le milieu est attentif, curieux, prompt à juger, à critiquer… Il n’y a pas d’homme seul. Un homme seul sur une île déserte gravirait une montagne pour voir ce qu’il y a derrière elle, pas par plaisir. Et il la gravirait par sa voie la plus facile… Mais il n’y a pas qu’un alpinisme extrême, il y a un alpinisme ludique, il y a un alpiniste pour esthètes. Ceux qui sont sensibles aux beautés, à l’originalité du cadre, à ses lumières, ses éclairages, à la simple beauté de l’escalade. Pour eux la beauté du geste prime la difficulté. Des gens raisonnables. Je crois quand même que pour tous il faut rajouter aux mots danger, sauvagerie, le mot propreté. » Tu as dis ce mot avec force et c’était la première fois que je te voyais sûr de toi. Tu as confirmé : « oui, la montagne est un monde propre. L’homme en société ne l’est pas souvent. » J’ai risqué la question : « Grimpez-vous pour fuir quelque chose ? » Tu as souri, tu as réfléchi puis tu as répondu par deux questions : « Le refus d’un milieu ? », « Le refus de soi-même ? ». Alors que je croyais le sujet épuisé tu as ajouté : « On peut grimper pour fuir ou pour trouver. Pour oublier aussi. ». Je m’exprime mal. Quand 71 72 on grimpe on oublie ce que l’on est, on oublie sa gueule. ». Tu souriais en disant cela et ton sourire m’a troublé. J’ai découvert ta dentition parfaite. Tu n’avais pas terminé, tu allais encore : « Il y a la difficulté. Lorsqu’on réussit on apprend la mobilité des limites, quand on subit un échec on apprend le doute. Mais l’ambition gagne toujours. Tant qu’on est jeune au moins, après…». Puis est venu : « L’alpinisme de difficulté est un sport de jeunesse. Il est vite délaissé par un individu normal, équilibré. Je ne dois pas être équilibré. A mon âge, c’est grave ! » Tu as ri franchement, je me suis dis : « Ce type est fou mais il est honnête. » Puis nous sommes descendus ensemble, côte à côte quand le sentier l’autorisait. Je t’ai demandé : « Et quand on ne fait pas des choses comme ça, que fait-on ? ». Tu m’as répondu : « J’enseigne. » La façon dont j’ai perçu ces mots m’a montré que je n’étais pas étrangère à ce que tu étais, enfin nous avions un point commun. Je t’ai dis : « Je suis prof. moi aussi. ». Notre premier lien ! Tu m’as regardé, remarqué vraiment pour la première fois. Ils restent un moment silencieux. Elle, les yeux baissés, lui rêveur. Emus tous les deux. Elle prend un pinceau le trempe dans l’eau : - Je crois avoir trouvé, une image explosive sur une demie page. Des couleurs vives. La transition entre les deux actions sera bien marquée. Si les enfants étaient capables de dire… - Ils seraient adultes. - A quel âge est-on adulte ? - Soixante-dix-sept ans et une seconde. Pure et ridicule question d’intellectuel. - Je dirai : Quand sa conscience ne se disperse pas dans le futile. Quand il n’est préoccupé que par le concret. - Socrate te dirait que le mot concret est un mot d’hommes d’affaires et que les Rague sont adultes. - Pourquoi ne pas demander à Rague de t’accompagner ? - Tu m’imagines arrivant chez eux pendant les fêtes. Ils m’accueilleraient avec une politesse huilée. Lui, le père, sous une attitude parfaitement lisse, cacherait son étonnement, mais je lirai dans son regard : « Comment osez-vous ? Il dirait : Je comprendrais s’il était prouvé qu’une vie humaine soit en danger. Mais il est vrai que dans ce cas vous préviendrez les secours officiels ! ». Il me parlerait de l’alpinisme, me dirait : « Si nous reconnaissons en lui une activité éducative certaine nous pensons qu’elle doit être bornée. L’alpinisme, bien que nous ne soyons 72 73 jamais allés aussi loin que vous dans la difficulté, nous le connaissons. Nous le pratiquons encore en gravissant l’été de beaux sommets ou à skis, au printemps. Et il y a mon beau-père qui a été un très grand alpiniste. Il a beaucoup d’estime pour vous et je crois savoir que vous l’appréciez. » - Sa femme est sympathique mais nous avons peu de points communs. Elle est de celles qui sont raccompagnées jusqu’à la porte de la banque par le directeur. Moi, je n’ai droit qu’à un signe de la main de la guichetière. Elle change de ton : - Babar, va préparer ton matériel. Vite, l’amitié encore, l’amitié toujours! - Grand mot. Ce garçon je ne l’ai rencontré qu’une fois. Elle pose son pinceau, dit moitié amusée moitié sérieuse : - Il y a peut-être des coups de foudre en amitié. Lui fermé à toute diversion : - Ses qualités de grimpeurs m’ont impressionné. Mais c’est surtout son comportement qui m’a intrigué. Un mélange de discrétion, de politesse, de force et de faiblesse. Il m’a semblé être coupé du réel. - Comment sais-tu qu’il est sur une face difficile ? - Je le suppose, des élèves sont allés à skis à la Tête blanche, au versant Sud de la Brèche luisante. Ils l’ont pris dans leur voiture, il faisait du stop. Ils ont passé la nuit ensemble au refuge. Son sac était énorme et lourd. La face nord de Tête blanche, on l’appelle les Dalles luisantes, n’a jamais été gravie. Elle est très dure, extrême sans doute. Si c’est là qu’il est allé, c’est un projet fou. - C’est toi qui parles de projet fou ! Elle le regarde fixement : - Je t’attendrai Beussa, je t’attendrai. Pour oublier le temps je dessinerai un enfant. Il aura un visage d’ange. Je le regarderai. Je lui parlerai de toi Beussa. Un couple ne se survit pas dans des ascensions extrêmes ou des livres pour les enfants il se survit dans une descendance. Beussa baisse la tête. Elle : - Nous approchons de l’automne Babar, tu dis souvent que l’automne est sagesse, que c’est la saison des nuances et de la patience, que l’hiver est vieillesse, que le printemps est jeunesse, fougue et impatience, que l’été est maturité. Babar je n’ai pas peur de ton secours d’aujourd’hui, j’ai peur de l’automne de l’année prochaine et je le vois arriver avec angoisse. C’est la première fois que j’ai peur. Babar, cette expédition me fait peur. Il l’observe. Elle s’est levée, elle fixe un dessin à un fil tendu devant une étagère. Une montagne sombre sous un ciel d’orage, lugubre. Il la sent proche des larmes, alors il essaye de plaisanter 73 74 comme il le fait souvent lorsqu’ils se chamaillent gentiment. Il lui dit moqueur : - Tricote un nouveau dessin Pénélope, gomme la nuit ce que tu as tracé le jour. Quand le dessin sera terminé je serai de retour. Elle répond, fermée à la plaisanterie : - Ne tire pas sur le fil, c’est à moi de le faire. En attendant va à ton secours, deux jours passent vite. Va. Il se lève, baisse la tête : - Je prépare le matériel, je monte au refuge demain. Après demain j’irai au pied de la face Nord. J’observerai la neige, elle est un livre merveilleux à qui sait le lire. Je saurai. Si je ne vois rien je traverserai sous la face Nord et une fois flanc Sud je monterai vérifier s’il y a des traces à la Brèche Luisante. Ne m’attend pas avant deux, trois jours. Elle se tait. Elle paraît occupée par l’observation d’un nouveau dessin. Elle a posé son pinceau dans un verre d’eau. Elle l’écrase plusieurs fois avec lenteur sur les bords du verre. Beussa, silencieux, observe le nuage gris qui se forme et s’épanouit dans le liquide. Les volutes sombres salissent la transparence de l’eau. Il imagine un paysage de montagnes, des lumières s’éteignent, des nuages d’orage venus on ne sait d’où se nourrissant d’eux même, poussés par des vents qu’ils engendrent masquent les montagnes, submergent les collines. Fasciné il fixe ce spectacle. L’eau, maintenant, a pris une teinte glauque. Il lève les yeux, Griotte le regarde, il n’y a aucune critique dans son regard mais une grande lassitude. Il lui sourit timidement en se traitant de salaud. Retour vers Chtuc dans sa face. Misère de l’alpiniste solitaire. Chtuc frémit. Le froid ! Ses grelottements l’agacent. L’agacent les petits cristaux de glace qui se forment dans ses narines et le piquent comme des grains de sable lorsqu’il fronce le nez. « Auraient-ils froid ? » Sa pensée revient à ces compagnons entrevus à l’école d’escalade. Il se souvient de certains moments, de certaines questions, de conversations. Elles viennent à lui avec une précision qui l’étonne. Un moment, le Danton bronzé l’avait regardé sans parler, les sourcils froncés, caressant la courbure de son nez, puis il l’avait questionné de sa voix douce et calme : 74 75 - Il y a longtemps que tu grimpes ? » ». Que signifiait une telle question ? Il avait répondu que c’était la deuxième fois qu’il venait ici mais qu’il avait fait ces deux dernières années quelques ascensions. Il avait ajouté : « intéressantes mais pas difficiles. » Danton avait eu un geste de gifle légère du dos de la main pour désigner les hautes montagnes lointaines. - Lesquelles, avait demandé le costaud. Il avait cité quelques noms d’itinéraires. Les sourcils du vieux s’étaient soulevés, était-ce de l’étonnement ? - Avec qui ? Le costaud poursuivait son interrogatoire. Avant de répondre il avait enlevé de sa bouche l’ongle qu’il était en train de ronger et avait précisé : - J’étais seul. J’ai toujours été seul. Et comme pour se disculper : - Je ne connais personne qui fasse de l’alpinisme. Le vieux avait murmuré un : « Oui bien sûr. ». Et son regard était resté longtemps posé sur lui. Mal à l’aise, il s’était dit : « Il me juge. » - Et tu n’as trouvé personne dans ces voies ? Le costaud semblait sceptique. Il avait réfléchi, s’était souvenu et avait répondu : - Dans la Ouest, j’ai doublé une cordée qui venait de bivouaquer. Ils ont eu l’air étonné de me voir. Et le costaud enchaînait d’autres questions : - Comment s’appelait-il ? Que faisait-il ? Etait-il étudiant ? Habitait-il la ville ? Quel âge avait-il ? Il n’avait répondu que brièvement et à quelques unes de ces questions seulement : « On m’appelle Chtuc par dérision, pour se moquer de mon physique. Je suis un peu étudiant, j’étais, car j’ai décidé d’arrêter. J’ai pensé commencer des études de lettres. Je loue une chambre chez une vieille dame. Avant de pratiquer l’alpinisme j’ai fait de la course à pied et de la gymnastique sur agrès. - Quel genre de course à pied ? Les grandes distances ? Pourquoi avoir changé de sport ? Le costaud insistait. Mais à ce moment celui qu’ils nommaient Socrate s’était mis à crier. - Tu l’emmerdes Rague. Fous lui la paix, qu’est-ce que ça peut te foutre ce qu’il était, ce qui compte c’est ce qu’il est. Et d’après ce que j’entends c’est un putain de sacré grimpeur. C’était un compliment. Il était marrant ce type, remuant sans cesse, sautillant d’un pied sur un autre. Son regard n’était plus 75 76 celui qu’il avait au début. Il lui avait dit avec une soudaine chaleur : - Nous sommes des minables. Si ça te dit un jour tu viendras grimper avec nous. Moi, on m’appelle Socrate je suis pas un mec bien recommandable. Lui c’est monsieur Beussa, un professeur d’Université. C’est un grand de l’alpinisme mais quand il grimpe c’est un mec comme nous. Il pète comme nous. Tu peux l’appeler Babar. L’emmerdeur, l’inquisiteur c’est Rague. Le meilleur de nous trois sur les blocs. Rague c’est un nom de notable dans notre ville. A les écouter, il avait deviné que Les Blocs étaient leur domaine, leur quartier général, que la haute montagne était leur chose. Ils n’en tiraient aucune fierté sauf le costaud à la voix forte qui parfois se laissait aller à pontifier. Celui qu’ils nommaient Socrate chahutait toujours. Il se moquait du vieux par touches discrètes, du costaud avec insistance et par des mots féroces. Il avait une propension à rire de tout. Il se moquait d’ailleurs souvent de lui-même, de ses échecs. Il trouvait dans les conversations le détail qui permettait d’en briser le sérieux. Au milieu d’un dialogue grave il proférait une insanité, pétait, chantait ou récitait des vers de sa composition. Danton avait dit : « Notre philosophe compose des chansons et des vers ils sont davantage destinés à des corps de garde qu’à des pensionnats de jeunes filles. » C’est ce jour là qu’il avait appris la possibilité d’ouvrir un nouvel itinéraire dans une paroi très raide. Cette directissime ils l’avaient décrite, nommée : Les Dalles luisantes de Tête blanche. Le vieux, rêveur, avait prononcé : « Qui en fera la première ? Les Bleausars ? Les Marseillais ? Il avait ajouté en regardant Socrate : « Nous ? » Et tous les trois avaient échangé des regards. Et maintenant il était engagé dans cette face. Sa solitude lui inspirait des mots merveilleux de simplicité : « S’ils étaient là. » Il imaginait des situations : il était encordé avec eux. Certes eux aussi étaient chargés d’inquiétude, on ne pouvait rester longtemps dans une telle ambiance sans éprouver la peur, mais il imaginait des comportements. Après son échec sur l’écaille ils auraient eu pour lui des attentions, des prévenances, des gestes chaleureux. Il imaginait leurs paroles d’encouragements, des mots qui dédramatisent, qui atténuent les déceptions. Socrate aurait dit : « Tu as assez donné, je vais devant. » Et il passerait en tête, tournerait la plaque, terminerait le passage. Chtuc avait deviné que ce grimpeur truculent cachait sous des propos futiles 76 77 ou acides, un grand sérieux, une grande compétence et une grande gentillesse. Il abandonne ses rêveries, il prend une décision. Non ! Il ne descendra pas. Il doit tenter à nouveau. S’il réussit il peut atteindre aujourd’hui le sommet du dièdre. La partie haute fracturée ne lui demandera que quelques heures. Sinon… ! Il se dresse, enfonce son sac derrière la flamme, les entoure de sa corde. Il met de l’ordre dans ses pitons. Puis il monte sur la flamme. Comme avant chaque départ il frappe ses pieds contre la paroi pour faire tomber de ses chaussures la neige qui s’est encastrée entre les reliefs des semelles. Il reprend l’escalade. Se faisant léger, en s’aidant de la corde, il rejoint rapidement la plaque décollée. Il donne quelques coups de marteaux sur le piton placé sous elle et s’installe. Il a repris la même position que celle qu’il avait. Il se repose un moment, défait le nœud du piton, vérifie son encordement puis il se décide. Il traverse, va à gauche de l’écaille. Il retrouve la prise minuscule. Comme lors de sa tentative précédente il remet un piton dans la fissure bouchée puis un autre mince sur lui, plat sur plat pour augmenter l’épaisseur. Il frappe, un son mat, tant pis, il met un mousqueton, glisse la corde. Sa main gauche cherche une autre protubérance ou un creux pour ses doigts. Rien, alors elle revient à la prise minuscule. Il tente. Les muscles de ses doigts, de ses bras, répondent mollement à ses sollicitations. Alors, conscient qu’insister le conduirait à la chute, découragé, avec les mêmes précautions que la fois précédente, il redescend à la flamme de pierre. Assis, prostré, il subit une nouvelle vague de désespoir. Il découvre tout à coup que les enthousiasmes qui tout en bas l’ont submergé et qui l’ont conduit ici lui ont masqué les réalités. Ses membres ne sont pas assez résistants, le gel a détérioré ses doigts. Il suffit d’une erreur minime dans l’exécution d’un mouvement pour qu’il soit précipité dans le vide. Incapacité : poids de l’aléatoire, fatigue paralysante. Et s’ajoute le subjectif informulé. En lui, des mots résonnent, accroissent son sentiment de défaite. Le doute, au-delà de la raison, s’est installé dans ses fibres, il lui déconseille de poursuivre. Il avait crû en bas qu’il n’aurait à livrer que des épreuves difficiles et non ce combat désespéré. Les enthousiasmes qui l’ont conduit ici, il s’en souvient. Ils sont venus comme une énorme vague qui a submergé son ennui. Ont bousculé sa mélancolie en confirmant le ridicule de son inutilité. En quelques minutes, au fur et à mesure que prenait 77 78 corps son projet, les incertitudes et les tristesses disparaissaient. La pensée de quitter la ville, de s’attaquer seul à une chose dont il avait du mal à estimer les dimensions le stimulait. L’aventure était là qui allait gommer le monotone. Rapidement, l’idée de gravir cette face lui apparaissait comme un acte obligé et évident dont il ne pouvait reculer l’échéance. Dès les premiers jours des vacances il avait rejoint sa mère dans la grande station de ski où elle possédait un appartement. Il avait effectué quelques descentes sur les pistes mais vite il s’était senti étranger dans cette foule de skieurs à comportement de citadins. Lorsque son projet se dévoila à lui il en parla à sa mère. Elle tenta de le dissuader par quelques paroles plates qui montraient son incompréhension et, plus grave, son absence d’intérêt. Il avait compris qu’il n’était pour elle qu’une entrave à sa tranquillité et il n’avait pas insisté. Elle était enfermée dans son égotisme de belle femme réalisant que la vieillesse était aux portes de sa vie. Elle lui avait conseillé d’aller retrouver son père, de faire repentance. Il serait prêt à l’accueillir, il créerait pour lui un poste de directeur. Il travaillerait à son côté. Il lui achèterait une belle voiture, celle qu’il voudrait. Il lui avait répondu, assez brutalement pour qu’elle en fût vexée, qu’il haïssait les activités de son père, qu’il ne tenait pas à travailler à son côté et qu’il pensait avoir assez de force en lui pour n’avoir aucun besoin de grosse voiture. Curieusement, dès qu’il eut pris sa décision, et cette remarque montre combien était grande son indépendance vis-à-vis des autres, il n’avait pas imaginé les joies nées de sa fierté s’il réussissait une telle course. Il ne faisait partie d’aucun milieu, d’aucun club, il ne connaissait personne qui portait un intérêt au monde étrange de l’alpinisme. La décision de partir prise il redescendit en ville. Dans sa chambre retrouvée une sorte de frénésie l’envahit. Il s’était plongé avec ravissement dans la préparation de son projet. Toute une après-midi il avait calculé des temps, dressé des listes de matériel, de nourriture, consulté des cartes et des topos sur la montagne. Son inexpérience l’handicapait. Que de questions s’étaient posées auxquelles il n’avait pu répondre ! Combien de cartouches de gaz, combien de pitons à rocher, combien de broches à glace, combien de mètres de cordelette pour les rappels devait-il prendre ? Sa corde de soixante mètres en 9 millimètres était-elle suffisante ? Devait-il, pour aller au pied, 78 79 utiliser des skis ou des raquettes ? Une fois qu’il eut fait ses choix et tout rassemblé il s’aperçut qu’il ne pouvait tout mettre dans un seul sac et que le poids serait énorme. Il avait alors effectué une sélection jetant au sol sans trop réfléchir ce qui instinctivement lui semblait superflu. Le matériel choisi bourré dans son sac une sorte d’apaisement avait succédé à la ferveur et aux tumultes déclenchés par ses enthousiasmes. Cet apaisement durait encore lors de son attente d’une voiture qui veuille bien le conduire jusqu’au terminus de la route. Et il se poursuivit au cours de la soirée passée au refuge. Il était même présent dans la première partie de la marche d’approche. Mais dès qu’il se fut séparé de ses compagnons occasionnels cet apaisement fit place à la sérénité. Il était seul et tout un vallon s’offrait à lui. Un bonheur ténu succédait à sa quiétude. Il se laissa envelopper dans la joie de l’action. Certes son sac était lourd mais il sentait son corps avide d’efforts. En lui, en ce moment, aucune trace de pessimisme. Même la défection au pied de la voie ou en cours d’escalade qu’il envisageait ne se présentait pas en échec mais en chose qu’il faudrait accepter loyalement. La part de tout ce qui avait été une fuite devenait soumission à un appel. Et la mer de nuage, immense rideau tiré sur les monotonies et les médiocrités de sa vie, tirait un voile sur sa vie passée. Plus haut, quand la face était apparue, il avait ressenti un choc. Quelle masse ! Quelle puissance ! Il ne l’avait pas imaginée aussi raide ni aussi haute. Il l’avait cru matérielle et elle était vivante. Elle l’observait, le regardait approcher. Il resta un moment à brasser cette impression. Etait-elle méchante ? Indifférente ? Simplement curieuse ? Il allait jusqu’à lui prêter des sentiments humains ! Il lui parla doucement comme on le fait à un animal dangereux que l’on veut amadouer. Mais elle était restée muette, figée dans son silence géologique. Alors, elle redevint une simple masse de roches métamorphiques. Arrivé à son pied, levant la tête, le point d’attaque découvert, il n’avait vu que quelques dizaines de mètres de roches énigmatiques. La première anxiété née de son doute sur sa capacité à vaincre s’était greffée sur son enthousiasme. Mais elle était plus un avertissement de prudence qu’un blocage. Aucun appel intérieur ne commandait le retour. Il comprit qu’il s’agissait d’une incertitude venue du fond de son corps et qu’elle était une normale manifestation de la peur. Il s’était ébroué de tout pessimisme et avait attaqué. Les premières longueurs ne furent pas les plus agréables ses gestes étaient lents, ses membres gourds. Il lui fallut apprendre à 79 80 enchaîner les allers et retours nécessaires pour aller chercher son sac laissé au relais, récupérer les pitons. Ce n’est qu’après quelques longueurs que le bonheur revint en lui. L’escalade était dure mais belle, les pitons solides, le rocher magnifique. Quand la fatigue fut en lui et qu’il sentit la nuit proche, il redescendit bivouaquer au pied du glacier laissant la corde en place. Le lendemain il bivouaquait au sommet du pilier. Du pied, il avait observé les dalles de la partie médiane de la face. Il avait été impressionné par leur raideur. Arrivé en haut du pilier il était allé au bout de la vire le chapeautant. Et là, il découvrait qu’un réseau de fissures les découpait. Il chantonna. Pourtant il lui fallut toute la journée du lendemain pour les gravir. Mais le soir il était sur la petite vire à la flamme de pierre, au pied de l’immense dièdre. Là, assis, il n’y avait pas assez de place pour s’étendre, il dormit mal. A chaque endormissement son buste était entraîné dans le vide. Ces chutes vite arrêtées par la corde avaient sur lui des effets de cauchemar. Il remua des pessimismes. Il récapitula : il avait été successivement l’homme de la ville qui, exagérant ses problèmes avait idéalisé ce projet d’ascension, puis l’homme du refuge spectateur d’un bonheur collectif, intense, attrayant, mais ressentit comme trop fade. Il avait été le montagnard heureux de posséder un vallon pour lui seul, puis l’alpiniste au mieux de sa forme aplanissant l’une après l’autre, les difficultés. Il était maintenant l’homme de la solitude engagé dans une lutte interminable. Il était usé et sa lucidité entrouvrait la porte des angoisses. Réflexions inachevées, il posa ses coudes sur ses genoux, sa tête dans ses mains. Il s’installa dans une attitude d’enfant attentif le regard appuyé sur cette mer de nuages boursouflée sorte de grand large soumis à une tempête silencieuse. Le silence de la face n’était perturbé que par les fins et soyeux froissements d’air de brises intermittentes. Ils étaient souvent audibles sauf lorsqu’ils étaient masqués par les étranges acouphènes. Il les percevait comme un bourdonnement permanent, une sorte de chant de cigale en notes de brouillages d’ondes lointaines d’une radio mal réglée. Il pensa : la face respire. Ces perceptions s’éteignirent. Il prit son piolet, sa main glissa le long du manche, ses doigts s’enroulèrent et caressèrent le bois. Son autre main serra la panne elle se colla à l’acier. Alors il mit ses gants, replanta le piolet dans la neige. Il vérifia son attache à la montagne. Il s’oublia. S’était-il endormi ? Un fracas épouvantable le fit sursauter. Tout l’espace était bruit. Des cascades puissantes s’écrasaient sur 80 81 des replats Des sifflements, des chuintements, des bruits d’impact de blocs énormes se fracassant sur le roc s’emparaient de l’espace. Mille chiens au paroxysme de la fureur aboyaient des clameurs furieuses. Terrorisé il se leva, fit face à la paroi, son visage chercha le contact du rocher, se plaqua, s’écrasa contre lui. Il tenta d’encastrer les saillies de son corps dans la masse indifférente. Il risqua un regard par-dessus ses bras placés sur sa tête. Instinctive et illusoire protection. Il voulait déceler sous quelle forme se présentait la mort qui venait ainsi. Où étaient les blocs qui allaient l’écraser, le précipiter dans le vide ? Alors il vit et immédiatement disparut sa terreur. De derrière l’arête sommitale, minuscule brillance tirant quatre fils vite cotonneux, un avion venait d’apparaître. Calmé il imagina des hommes et des femmes diserts ou assoupis. Des hôtesses élégantes empressées, s’approchaient d’eux. Elles apportaient leur disponibilité, des boissons, leur sourire. Il pensa tout à coup qu’il n’avait pas bu depuis le matin. Il s’assit, il fouilla dans son sac. Les vivres étaient rares. Il prit le réchaud, la minuscule gamelle, il la remplit de neige. Le réchaud allumé et calé entre ses pieds il grignota. Son repas terminé avec mille précautions il étala son matériel sur la neige. Il refit son sac, vérifia son encordement, classa pitons et mousquetons en ordre sur son baudrier. Il vérifia que la corde se déroulerait sans entrave. Avait-il dormi longtemps ? Les boursouflures de la mer de nuages avaient encore augmenté. Il les observa un moment puis il saisit la première prise. Beussa se dirige vers le pied de la face nord de Tête Blanche. Il subit un choc. Puis il va vers la face sud : allégresse. Il n’y avait personne sur la route mais Beussa ne pouvait rouler vite, le brouillard réduisait trop fortement la visibilité. La voiture avançait, hésitante, dans un crissement doux et monotone des pneus chassant les gravillons ou écrasant le bourrelet de neige glacée sinuant au bord de la chaussée. Quand il atteignit les gorges profondes et étroites les brumes avouèrent leur impuissance à masquer les rochers enneigés des flancs escarpés, les ruisselets glacés et les épicéas sur leur vire, recouverts de 81 82 givre, figés dans leur rigidité militaire. Plus loin, au-dessus des gorges la masse du brouillard se disloqua, des lueurs apparurent. Plus haut, cette masse devint mouvante, elle bouillonnait avec lenteur. Elle se formait, se disloquait, se reformait, voluptueuse, paresseuse et indolente. Brutalement au-dessus d’un virage une explosion de lumière aveugla Beussa. La voiture, ainsi qu’un sous marin sortant d’une mer sombre, faisait surface. Le paysage somptueux se jeta aux yeux de Beussa dans sa réjouissante et vivifiante lumière. Beussa éperonné par cette débauche de brillances accéléra. Il n’était pas parti très tôt et quand il gara sa voiture à la sortie du village, contre le talus de neige, là où était le départ du sentier enneigé, le soleil commençait déjà à décliner. Lentement, avec le soin qu’il apportait à chacun de ses gestes, il tria le matériel, remplit son sac, équipa ses skis du matériel de montée. Puis il mangea, laissant son regard errer sur les pentes boisées ou les sommets qui, par-dessus les toits, semblaient proches, trop proches. Le mauvais temps pensa-t-il. Un autochtone passa, visage connu. L’homme lui dit : - Je vous connais, vous. Beussa sourit, le salua, le questionna : - Vous n’avez pas vu un jeune alpiniste avec des raquettes ? L’homme répondit : - Il y a quelques jours un groupe de jeunes skieurs est monté au refuge. Mais maintenant ils sont descendus. Vous montez au refuge ? Vous arriverez à la nuit. Il montra les cirrus en voile qui striaient le ciel. - Descendez demain ou après-demain, faudra pas traîner… Beussa opina, il savait aussi lire le ciel. Après un échange de saluts, il partit pour sa longue marche. Les bruits monotones et parfaitement rythmés des skis nivelant la neige et la plainte aiguë des bâtons cisaillant sa surface feutrée lui inspiraient des mots ou de courtes phrases. Ils s’inscrivaient un instant dans sa tête puis étaient chassées par d’autres. Il se surprit à fredonner une des chansons de Socrate. Puis vint le crépuscule, il ne durait pas longtemps à cette époque de l’année. Puis la nuit. Mais sous ce ciel aux millions d’étoiles jetant leur scintillement, avec la clarté d’une demi-lune, réverbérée par ce revêtement d’une planéité presque parfaite et d’une blancheur sans défaut, il n’eut pas besoin d’allumer sa lampe. A marcher ainsi dans une apaisante atmosphère, sous ce ciel immense dominé par des pentes mystérieuses, dans ce silence de planète, il retrouva les sensations exaltantes qu’il avait jadis éprouvées lors de ses premières sorties en montagne. Alors qu’après une rude montée il débouchait sur un replat baigné d’une étrange lumière, il se 82 83 souvint. C’était dans une telle ambiance qu’il s’était demandé si ce que l’homme appelle immatériel n’était pas inspiré par de telles visions. Arrivé au refuge, ouvrant la porte, il fut envahi comme à chaque fois qu’il arrivait de nuit dans un abri par le même sentiment d’apaisement. Il redécouvrit le parfait équilibre qui régnait entre son corps et son esprit. Il récita plus qu’il n’exécuta les gestes habituels : il rangea les skis derrière la porte, il chercha une bougie dans son sac, il l’alluma. Puis il vida son sac. Il classa méticuleusement ses affaires sur la table. Il déroula son sac de couchage sur le bat-flanc. Enfin il fit fondre de la neige sur son réchaud. En attendant qu’elle boue il nettoya et rangea le refuge. Tout l’indiquait, des hommes étaient passés récemment. Ils avaient festoyé. Les casseroles étaient tapissées de graisse figée. Des bouteilles s’étalaient sur la table. Deux d’entre elles étaient encore coiffées d’une bougie. La cire avait dégouliné sur leur jupe en stalactites de marbre blanc. Econome, pensant aux visiteurs futurs, il ne les alluma pas et les rangea sur l’étagère. Il mangea ensuite puis se coucha. Et des pensées rêveuses vinrent à lui. Un vent se leva. Il se manifesta par vagues troublant le silence obsédant. Il fit vibrer une tôle. Il parla. Il modula quelques plaintes, murmura des mots indistincts à travers les interstices de la fenêtre et de la porte. Beussa savait que de tels sons devaient être pour des hommes primitifs le langage d’êtres invisibles venant d’un monde indéfini. Apaisement, il se dit : Je suis un peu de la préhistoire, étant seul, ils ne parlent que pour moi, je n’ai pas à partager. Avant de s’endormir, il imagina, au milieu d’étudiants joyeux, une solitude silencieuse se refusant au groupe. Distante, non par fierté, mais parce que sa pensée était toute à son immense projet. Un projet si lourd qu’il le coupait des autres et lui interdisait de s’intégrer à ce collectif de joie, de bonne humeur et d’insouciance. Seule la politesse qui était en lui l’obligeait à offrir quelques mots, quelques menus sourires, miettes de courtoisie en guise de réponses. Mais ces réponses étaient trop brèves et ses sourires trop fugaces pour que les autres n’en soient pas gênés. Alors ils l’oublièrent. Et le sommeil engloutit Beussa. Il s’enfonça dans une totale perte de conscience. Bien avant le jour pourtant il se réveilla : des titillements venus de l’habitude ! Sa lucidité encore engourdie exécutant ses actions sans les dominer entièrement : il était long à s’éveiller et il s’émerveillait toujours de la vivacité d’un Socrate 83 84 qui, dès les premiers instants de son réveil, s’agitait, frétillant, tous ses sens en éveil, exprimant d’une voix claire des idées vigoureuses, capable de chahuter ou de chanter comme au milieu du jour. Il remplit son sac, rangea le refuge, chaussa ses skis et commença sa marche lente. Il alla, d’un pas tranquille et patient de paysan. Ses enjambées régulières scandaient le temps. Dans le fond du vallon il retrouva la même neige feutrée que celle de la veille. Il perçut les mêmes soupirs qu’émettaient les vaguelettes de neige écrasées, les mêmes gémissements de la neige durcie en surface cisaillée par les bâtons. Il marcha plusieurs heures. Défilèrent dans le halo de sa lampe des formes et des reliefs fantomatiques : des brusques ressauts, des creux incertains, des blocs coiffés de neige, des corniches soudainement dévoilées qui l’obligeaient à incurver sa route. Et vinrent les premières lueurs. Elles ne furent au début que des transparences, mais elles permirent de déceler à l’avance les reliefs. Il avança encore puis éteignit sa lampe. Dans le ciel, des lividités mauves succédèrent aux transparences. Sur elles se dessinèrent des silhouettes de montagne. Et l’éclairage s’accrut, les montagnes soumises au dichroïsme de cette lumière changeante apparurent. Les faces Nord et Ouest maussades. Sur elles subsistaient les couleurs d’hiver à dominante de gris et de noir. Elles semblaient découpées dans des plaques rigides. Mais celles qui étaient orientées au levant rosirent et dévoilèrent quelques reliefs de leur peau. Le soleil vint qui toucha leur cime, les teinta de rose. Ce rose gagna, supplanta le sombre, descendit les faces, s’élargit. Il atteignit les pentes de neige les faisant exister. Enfin, toutes les montagnes furent là, distinctes dans leur formidable assemblage. Tout à coup à quelques mètres devant Beussa encore dans l’ombre s’engagea une lutte entre le clair et l’obscur. Le front de cette bataille était un trait incertain. Audessus de ce trait la lumière sous lui l’ombreux. Au-dessus de lui la vie puissante avec son décor extravagant, sous lui le fond du vallon en sommeil. Un immense drap de lumière était tiré vers le bas par des mains invisibles. Quelques pas encore et brutalement devant les skis le trait explosa en mille cristaux qui jetèrent leurs cris de joie. La vie ! Alors, levant la tête, Beussa aperçut les lances victorieuses du soleil. Elles giclèrent au-dessus d’une brèche en arrosant l’espace. Le froid devint plus vif, un air glacé frappa son visage mais qu’importe, de la lumière forte venait un optimisme neuf. Beussa, qui tant de fois avait vécu cela, fredonna. 84 85 Il marcha encore deux heures. Il avait atteint le pied du petit vallon suspendu et pranait pied sur sa rive droite. Il savait qu’après un léger coude la face allait apparaître. Cette face il la connaissait. Plusieurs fois au retour de courses il s’était arrêté pour l’observer ? Enorme et minérale elle assujettissait de ses huit cent mètres de hauteur le fond du vallon et lui imposait une ombre permanente. Quel silence ! Les eaux étaient figées par le gel intense. Le vallon semblait s’exprimer par des soupirs, ceux du petit vent qui prenant naissance dans l’ombre, glissait par-dessus les saillies puis ruisselait en nappe vers la vallée principale comme un fluide. Il entraînait un voile de neige qui recouvrait à neuf les surfaces. Le glacier au pied de la face, minuscule, mal nourri par cette paroi trop raide, mais très crevassé, ne se distinguait des pentes environnantes que par les fissures coupant sa glace et quelques embryons de séracs. Sous la face un bassin d’alimentation rayé par une rimaye en bouche édentée dont la lèvre supérieure surplombait : un profil d’agnate. Beussa observa la face. Combien de fois avait-il envisagé son ascension ? Tracé sur elle un cheminement virtuel ? Avec Socrate, un week-end d’automne, ils s’étaient décidés pour tenter une reconnaissance. Mais la veille du départ Socrate était venu s’excuser : « Je ne peux pas. Une occasion formidable, un petit boulot assuré, une bonne paye, et l’hiver est là. Babar, tu me comprends ? » Beussa n’avait pas dramatisé, ils avaient le temps. Les concurrents étaient peu nombreux, bien peu connaissaient cette face, bien peu étaient capables de la gravir. Certes il y avait cette cordée de Bleausars mais la marche d’approche était longue pour eux et ils avaient suffisamment à faire du côté du massif du Mont Blanc où la gloire se magnifiait dans la foule des rues grouillantes et les bistrots de Chamonix. Maintenant, Beussa progressait rapidement. Les couteaux de ses skis pénétraient dans la neige feutrée et il éprouvait le même sentiment de sécurité que l’on a quand on chausse des crampons sur une pente de neige raide et dure. Tout au plaisir physique de sa progression, il oublia pourquoi il était là. Plein d’allant et d’allégresse il enchaînait lignes droites et virages sans presque ralentir. Mais il s’arrêta soudain, le bruit d’un craquement sinistre, une impression de tassement du sol se firent sentir. Comme il arrivait dans la zone d’ombre de la face, une plaque à vent faisait entendre son soupir. Il envisagea de quitter ses skis, de progresser à pied en marchant tout droit dans la pente. Non, ce n’était pas utile, quelques mètres à peine au-dessus la neige 85 86 devint poudreuse. Et tout à coup il se souvint, il repensa à Chtuc, il ralentit, s’arrêta. Il chercha des traces dans la neige, râlant contre sa mauvaise vue, regrettant l’absence de Socrate avec son regard d’aigle. Il s’arrêta, suivit des yeux l’itinéraire bien des fois imaginé. Aucun signe de vie. Il se décida à appeler. Avec honte. Il n’aimait ni siffler ni crier. L’aurait-il voulu, il en aurait été incapable. Ne sortaient de son corps massif que des sons minuscules. Il ressentait les paroles fortes, les hurlements en montagne comme des agressions, des inconvenances. Il était en cela comme Socrate, oui, l’exubérant Socrate, qui se révoltait contre les braillards et affirmait : « Il n’y a que les mecs d’une grande ville pour brâmer ainsi. C’est le seul moyen qu’ils ont pour se distinguer des autres.». Rague, lui en bon citadin, en être sûr de lui, n’hésitait jamais à signaler sa présence, à interpeller un quidam d’une rive, d’un vallon à un autre. Alors qu’il scrutait la face une tâche étrange apparut dans le sombre d’une anfractuosité. Il devina une silhouette humaine. La fixant intensément il la vit s’animer, changer de forme. Alors il appela plus fort. Mais il ne décela aucun nouveau mouvement et aucun écho ne répondit à ses appels. Il tenta d’évaluer quelle pouvait être la hauteur d’un homme à quelques mille mètres audessus de lui il n’y parvint pas. Il se déplaça, observa à nouveau, la silhouette avait disparu. Il essuya la buée sur ses lunettes, plissa les yeux, à sa place était une zone claire, une plaque de lichens ou une protubérance rocheuse sans doute. Une joie vint en lui, personne n’était en danger, il pouvait apprécier la beauté de sa balade. Il poursuivit sa montée avec allégresse pensant aux beaux virages qu’il allait enchaîner à la descente. Mais, alors qu’il procédait à un changement de direction délicat dans la neige devenue profonde, il vit à ses pieds un trou, un simple trou que les neiges chassées par les vents n’avaient pu combler. Pour un alpiniste possédant son expérience ce signe ne pouvait tromper. Ce trou était celui laissé par le manche d’un piolet. Fébrile tout à coup, son cœur se mit à battre. Il chercha mais n’en vit aucun autre. Il avança encore et tout à coup il en vit un puis un autre superposés. Un étonnement énorme l’envahit. Il marcha vite jusqu’à ce que l’essoufflement l’oblige à ralentir. Il était proche de la rimaye quand tout à coup, sous elle, il perçut plus qu’il ne vit une chose bouger. Etait-ce un corps ? Il tenta d’activer son allure mais l’émotion l’asphyxia, il ralentit. Arrivé à quelques pas, il comprit : sur un minuscule replat de neige tassée, les sangles jaunes d’une paire de raquettes fixées à des bâtons de ski plantés à l’envers dans la 86 87 neige flottaient au vent de l’ombre. Il arracha les bâtons, prit les raquettes dans sa main resta là écrasé d’étonnement bouleversé d’émotion. Il pensa : Il a bivouaqué là. Il est dans la face. Il a laissé là ses raquettes, s’est allégé au maximum. Mais pourquoi est-il silencieux ? Alors il imagina des drames. La paroi, étant donné sa raideur, ne devait pas garder les corps. Il chercha des traces autour de lui. Rien. Peut-être était-il mourant recroquevillé sur une vire, ou mort, son corps fracassé retenu par la corde fixée à quelque saillie rocheuse, un piton. Il appela sans honte cette fois mais ses minuscules appels se heurtèrent à l’indifférence du mur de granit. Il se dit qu’il était peut être tout en haut de la face ou déjà engagé sur l’autre versant et que cela expliquait ses appels sans réponse. Vite, il quitta ses skis enleva les peluches et les couteaux, remit les skis. Il traversa, longea le pied de la face Nord. Il se dirigea vers l’assise de l’arête Est pour atteindre dans leur mi-hauteur les pentes sud de la montagne. Là, il retrouva le soleil. Et la face Sud apparut, magnifiquement éclairée. Combien elle lui parut débonnaire ! Il avait encore en lui inscrite la verticalité de la face Nord. Neigeuse, d’une pente régulière elle méritait bien sa réputation de belle course à ski. Il rejoignit rapidement de vieilles traces, il remit peluches et couteaux et les suivit. Se remémorant ce qui l’avait fait douter il se répétait : « Je vais savoir. » Alors que, lors d’un arrêt, il observait les pentes supérieures de la montagne, il vit un point noir sur les vires inférieures de la rive droite du couloir de la Brèche luisante. Un être vivant se déplaçait. Est-ce un chamois ? Rague, grand observateur du monde animal ne lui avait-t-il pas affirmé que certains animaux, au plus fort de l’hiver, refusaient de gagner les basses terres. Il s’arrêta pour mieux observer, nettoya les verres de ses lunettes. La silhouette semblait plus large que haute, elle allait de gauche à droite, remontait parfois, allure habituelle d’une bête en quête de nourriture. Il l’abandonna. Tout à coup il en devina une autre. Il s’arrêta une nouvelle fois. Celle-ci ne flânait pas. Curieux, elle était verticale mais diminuait tout à coup de hauteur pour ensuite se redresser. Alors il pensa à la neige croûtée qui ne pouvant longtemps supporter le poids d’un homme casse brutalement. Il se dit : « Sans raquettes, sans skis, après ce qu’il vient de faire, ce doit être terrible. » La certitude était acquise, c’était bien un homme. Et cet homme ne pouvait être que Chtuc. Une explosion se produisit en lui. Il admit l’inconcevable : Oui, c’était lui, oui il avait réussi. Alors 87 88 sa respiration redevenue normale, tout à coup impatient, il repartit. Changeant de rythme, sa trace devint plus raide, ses virages plus nombreux. Il prit l’allure régulière des skieurs de montagne qui connaissent l’art d’aller aux limites de l’essoufflement sans jamais s’épuiser. Il acceptait enfin ce que sa raison lui avait si longtemps refusée d’admettre. Et des pensées brouillonnes s’enchevêtraient dans sa tête : « dans quel état estil ? Et je disais cela impossible à un homme seul. Vanité ! Incompétence ! Que de merveilleux dans l’homme ! ». Puis il pensa à Socrate, regretta son absence. Qu’il serait exaltant de partager avec lui de tels instants. Il alla jusqu’à imaginer la série de jurons que prononcerait un Socrate médusé. Chut et Beussa : la rencontre. Chtuc descendait. Il avait immédiatement reconnu en Socrate un skieur qui progressait. Un solitaire, pensa-t-il, un type comme moi, moins fou quand même. Où va-t-il ? A la Brèche luisante bien sûr. Etonnant, il est bien tard ! Un amateur de bivouac ? En hiver ? Bizarre ! Nos routes vont se croiser. Aura-t-il envie de me parler ? Moi je me libérerai du bonjour que je porte en moi depuis des jours. Il ne saura jamais le bonheur que j’aurai à lui offrir ce simple mot. S’il me donne le sien en retour je le recevrai avec mon cœur mais il n’en saura rien. Et nos routes se sépareront… Mais peut être sera-t-il curieux voudra-t-il savoir d’où je viens. Quelle grande chose si je puis lui raconter. Mais serai-je capable ? Tout lui dire sera impossible, il faudrait que je sois capable d’abréger. D’ailleurs, me souviendrai-je de tout ? Je ne suis qu’une mécanique usée. Je ne suis qu’un corps chargé d’un siècle de lassitudes. Et du poids de ce sac ! Ces fatigues se plaquent sur mon corps enlacent mes muscles, tentatrices, elles me commandent le repos. Elles éteindront mes envies de parler. Ce sont elles qui me répètent : « Assied-toi sur cette bosse, sur ce caillou dégagé, dans cette cuvette de neige. La chaleur est là, prends là. Demain la neige sera gelée tu descendras sans fatigue. Il en sera fini des épuisements. ». Pourtant une injonction me commande : « Ici n’est pas ta place descends, descends, fuis. Que sais-tu de demain ? » D’autres pensées vinrent au skieur : « « S’il a envie de m’écouter je lui dirai : « Voyez-vous monsieur j’a laissé mes grandes ambitions dans la face qui est derrière. Elle est raide et 88 89 difficile. Je l’ai gravie mais maintenant je ne suis qu’un pauvre type qui rêve d’inaction. Arrivé en bas, dans la vallée, même avant le refuge si je ne puis l’atteindre aujourd’hui, sous le ciel devenu complice, je m’étendrai sur la neige. Je vivrai ce repos comme une convalescence. Fini mon état de moribond. Finies les contraintes, les incertitudes, les peurs. Je poserai mon matériel n’importe où. Le désordre sera mon complice, je m’abandonnerai au laissez aller que le vide m’interdisait. Qu’importe si mon duvet est lourd de sa carapace de glace il sera suffisant pour m’abriter des froids. Je m’endormirai sans cette chape d’angoisse qui m’a étreint pendant quatre jours et quatre nuits. Bonheur suprême, je me réveillerai dans la nuit, j’observerai le ciel, ce qui m’entoure, apaisé je compterai mes bonheurs. Et tout à coup l’homme fut près de lui. Il ne vit d’abord qu’une tête coiffée d’un horrible bonnet. Une face large masquée en partie par des lunettes de soleil. Puis se montrèrent les épaules puis le torse épais puis les jambes et les skis. Cet homme le fixa longuement dans une attitude interrogative, un étrange sourire sur les lèvres. Ils s’arrêtèrent quand ils furent à se toucher. - Salut dit l’homme. - La Brèche luisante ? Questionna Chtuc. Il n’attendit pas la réponse posa son sac s’affala dessus : - On remet toujours la halte à plus tard… L’homme posa aussi son sac mais avec des gestes lents, retenus, huilés. - Salut Chtuc. Qui pensa : Il me connaît. Il s’étonna : - Vous emportez des bâtons et des raquettes de secours ? L’homme quitta son bonnet enleva ses lunettes, son visage apparut : - Les tiens. Ce doit être affreux dans cette neige croûteuse. Prends… Il ouvrit son sac, lui tendit une gourde. - Dans la descente je prendrai ton matériel lourd. Avec mes skis…. Alors les idées s’ordonnèrent dans la tête de Chtuc. Il reconnut Beussa. Il cacha sa tête dans ses mains. Beussa regardait cette forme recroquevillée agitée de légers soubresauts. Il se taisait, regardait au loin, attendait. Quand l’autre fut calmé, se fut redressé, il vit un Beussa observant le ciel qui murmurait : - Les cirrus sont là, immense voile, le mauvais temps est proche… Chtuc dit : 89 90 - Je suis lamentable. Je n’étais pas à la hauteur… C’était trop long, trop dur… Plusieurs fois j’ai pensé à faire demi-tour… Je l’aurais fait d’ailleurs si j’avais eu assez de matériel. Il laissait entre chaque phrase un long silence comme si après le dernier mot tout avait été dit. Le Beussa des analyses, des raisonnements et des compréhensions regrettait que les mots pour décrire une telle aventure soient les mêmes que ceux que l’on utilise au quotidien. Les sanglots de Chtuc se calmèrent. Beussa vidant d’autorité son sac, dit : - Tout sera facile maintenant. Il lutta pour dominer les effets de sa sensiblerie qu’il avait ramenée de ses expéditions et qu’il n’arrivait pas toujours dissimuler. Quand cela se produisait devant Griotte, perspicace, elle lui disait : « Quelle stupidité en vous les hommes ! Vous considérez comme ridicule faiblesse ce qui est la marque d’une des plus belles expressions de la sensibilité. » Il dit : - J’ai remarqué que l’intensité dramatique d’une situation n’était pas toujours perçue immédiatement. Tu comprendras… Chtuc ne comprit pas. Il regarda Beussa sourire et il ne vit dans ce sourire que la réaction d’un homme fort toisant une faiblesse. Il dit pour se disculper : - Il y avait un passage très dur. Une plaque incertaine. Et j’étais si fatigué. Dans un soupir : - Je l’ai utilisée à la fin, je l’ai utilisée, je me suis tiré sur elle, j’ai pris appui sur elle, je suis monté sur elle. Que de moments de peurs. Elle a tenu ! Je le sais maintenant elle tiendra des siècles encore. C’était ma dernière carte, ne pas la jouer c’était mourir làhaut. Beussa murmura : - L’alpinisme extrême, une forme de roulette russe, une forme de suicide que l’église n’a jamais condamné ! Chtuc n’entendit que les mots « alpinisme extrême. ». Il dit : - C’était extrême pour moi. Et il y avait mes mains ! Beussa se pencha, observa. Il vit sur leurs dos les griffures des coincements désespérés et les marques du gel sur l’extrémité des doigts. Ils étaient boudinés, blanchâtres, crevassées. - De bonnes gelures, j’ai eu les mêmes là-bas. Emmerdantes mais sans gravité. Par contre, tu auras des séquelles, longtemps, toujours peut-être. Les médecins te parleront d’ischémie, te feront avaler des vasodilatateurs. Tu prendras de l’aspirine on dit qu’elle liquéfie le sang ou de l’ail qui a la même vertu et qui en plus est un bon test pour évaluer la force de l’amitié de tes amis. 90 91 Chtuc inclina la tête, la plaisanterie ne pouvait franchir la carapace de fatigue qu’il portait en lui. - C’est à cause de vous… Beussa lui jeta un regard interrogatif : - Dans Les blocs, vous savez, ce jour… Le ton n’était pas critique : - Vous avez parlé de cette face. Alors au cours des vacances, un désir est venu en moi… Tout était si bête… Il porta instinctivement un ongle à sa bouche, tenta de le ronger, la douleur le fit abandonner. - Je n’étais pas à la hauteur ! Beussa agita la tête. Une alternance de oui exécutés lentement, ainsi que l’on fait pour effacer une incertitude d’enfant. Il affirma : - Tu n’étais pas à la hauteur pourtant tu as réussi, la chose est faite. Une grande chose. Sans bavure, sans aucune place pour les insinuations, les médisances et les doutes des médiocres. Maintenant il te faudra assumer. Chtuc ne comprenant pas, Beussa ajoutait : - Les autres ! Beussa expliqua la place que cette ascension aurait dans l’histoire de l’alpinisme. Il conclut : - Et le monde des critiques ! Des peuso-spécialistes ! Le visage de Chtuc refléta l’incompréhension alors Beussa pensa à Griotte. Voilà qui la faisait mentir quand elle prétendait que l’alpinisme extrême n’existait que parce qu’il existait un public, elle ajoutait indirect, un public indirect, susceptible de le valoriser. Beussa tête au ciel poursuivit : - Certains voudront tout connaître. Lesquels ? Ceux qui s’intéressent à l’alpinisme. Une part de son élite sera jalouse mais te reconnaîtra comme un des siens. Des envieux minimiseront l’exploit. Des médisants tenteront de dénigrer. Des bâtisseurs d’idoles édifieront pour toi une publicité imbécile. Ils sont nombreux ceux-là, qui, tels des planètes gravitent autour des étoiles. Il resta songeur puis, amusé, ajouta : - Ceux pour qui raconter est un gagne pain. Sans oublier les techniciens qui parleront stratégie et tactique corrigeront ton ascension avec quelques : « Il aurait été mieux si…, plus rapide, plus sûr de… » Bien peu applaudiront avec leur cœur. Je le sais, Socrate sera de ceux-là. Tu le connais peu mais… Parler de Socrate suffit à réjouir Beussa. A ramener sur son visage la lumière de son sourire. Il murmura : - Je ne connais rien d’équivalent à ce que tu viens de faire. 91 92 L’émotion l’envahit, pour la cacher il traça avec un bâton des traits dans la neige. Chtuc toujours absent dit lentement : - En bas c’était nul. J’avais une amie, nous nous sommes séparés. Elle s’ennuyait avec moi. Cette séparation était une chose insupportable… Maintenant… Il eut un geste d’impuissance. Beussa lovant la corde : - Il y a toujours des motivations à nos actes, certains sont clairs, d’autres peu perceptibles. Certains sont comme des détonateurs… - Il m’est arrivé de sourire au début de l’ascension quand je regardais la corde derrière moi. Je pensais à ces types qui traversent la ville, seuls sur un tandem. Beussa laissa fuser un rire qui secoua son corps. Griotte lui avait dit un jour : « Une goutte d’humour suffit à diminuer le trop sérieux ou l’intensité d’une situation dramatique. » Il eut soudain envie de parler du projet d’expédition dans l’Himalaya. Il le décrivit, parla bonheur de la marche d’approche, découverte de la face à gravir. Réalisant l’absurdité de son discours : - Le mythe encore ! Et après un silence : - Etonnant que des hommes puissent accorder tant d’importance à ce genre de choses. Chtuc ne comprenait pas. Beussa haussa les épaules. Il finit de remplir son sac avec les affaires de Chtuc : - Quel con je suis ! Met tes raquettes. Je t’attendrai. Nous arriverons de nuit au refuge mais qu’importe. Demain il y aura la voiture. Après ce que tu as fait une voiture c’est un salon. Un confort. La sécurité surtout ! Etait-ce le thé qu’il avait bu ? La présence de Beussa ? L’ambiance ? La perte d’altitude ? Son sac presque vide ? La volonté de Beussa se substituant à la sienne ? Chtuc commença la descente avec des forces neuves. Il se sentit bien dans sa lassitude et murmura : - Qu’importe demain. Et il murmura trop bas pour que l’autre l’entendit mais avec chaleur : - Merci Beussa. Nous sommes au printemps. Deussain-Brun, président du M.A.S. demande à Beussa d’assister à une réunion du bureau dont le but est de préparer l’expédition dans l’Himalaya. Beussa cherche Chtuc. Portrait, qualités et défauts du président. La réunion. Description de quelques membres 92 93 dont Milassi l’envieux et Motheux le sympathique vieil alpiniste humoriste. Déception de Beussa. Le printemps a massé ses troupes mais l’hiver occupe encore fermement le terrain. Il ne cède pas, il se contente d’esquiver. Pourtant les jeux sont faits. Mille signes attestent sa défaite. Les jours s’allongent, les plantes ternes, flétries, couchées, se redressent, verdissent, les êtres aussi se métamorphosent, ils sortent de l’engourdissement qui étreignait leur dynamisme. Ils redeviennent entreprenants. Des projets germent dans leurs têtes. Dans la musculature des sportifs viennent des impatiences, des désirs de fatigue, d’épreuves. Le ciel aussi bien sûr évolue, les nuages changent de nature. Ce ne sont plus ces masses stagnantes, assujettissant les soleils, ces voiles figées formant des ciels de deuil, les voilà devenues protubérances lumineuses. Qui crient : Nous ne sommes qu’un décor, nous ne faisons que passer Les neiges combattues par les chaleurs du jour perdent leur matité et jettent au soleil des brillances de vernis. En une seule journée un regard averti voit changer l’aspect des montagnes. Alors qu’il était à sa table, cherchant quelques énigmes scientifiques à faire résoudre par ses élèves Beussa reçut un appel téléphonique. Deussain-Brun le prévenait : - Demain six heures a lieu la réunion. Son ton s’amplifiait : - Soyez-là je vous prie. Vous expliquerez aux membres du bureau l’originalité du projet d’expédition en gestation. J’aimerais aussi présenter à tous le garçon qui cet hiver a gravi cet itinéraire si difficile. Pouvez-vous le prévenir ? L’amener avec vous ? Beussa avait donné son accord sur le premier point. A l’énoncé du second il avait fait la grimace. Il avait répondu qu’il allait chercher à joindre Chtuc mais qu’il n’était pas certain de le trouver. Il ne pouvait pas non plus s’engager sur son désir de venir, précisant : - Président, vous connaissez les jeunes d’aujourd’hui ! Le président s’était écrié : - Allez au diable avec vos surnoms. Les noms de famille ont une histoire, les prénoms apportent la personnalisation, une note de familiarité sinon d’amitié. Quel besoin d’en ajouter ? Et pourquoi ne viendrait-il pas ? Veut-il comme l’autre, que le M.A.S. lui apporte sur un plateau une place dans l’expédition ? Les mots : comme l’autre choquèrent Beussa, mais il ne dit rien. Il se rendit à l’adresse de Chtuc. Une petite villa pâlotte, inscrite entre deux autres plus opulentes. Deux noms sur la boite 93 94 aux lettres. Madame X. et rajouté sur un bout de carton : Pierre Dubois. C’est vrai pensa Beussa il a un nom, un prénom, comme tout le monde. Pourtant, lié à Dalles luisantes, Chtuc ça sonne mieux que Pierre. Il appuya sur le bouton de la sonnette. Une vieille dame entrouvrit la porte : une partie de silhouette limitée par deux verticales. Une voix de mâle bougonne un brutal : - Que voulez-vous ? La porte tenue par une chaîne reste entrebâillée. Beussa demanda si Pierre était là. La vieille, sourcils froncés et sans quitter son air bougon jeta un : - D’abord qui êtes vous ? - Je suis un ami de Pierre. - Vous n’êtes pas de sa famille ? Je dis ça parce qu’il ne m’en a jamais parlé. Mais comme il paye bien… Elle répéta : - Que lui voulez-vous ? - Nous avons une réunion de montagne, nous aimerions qu’il y assiste. - Ah ! Une réunion ? Qui êtes-vous ? Que faîtes-vous ? Beussa déclina : - Je suis un ami, je suis professeur. La chaîne quitta son ancrage. La silhouette est entièrement visible : un corps effondré, un visage mécontent avec une expression méfiante, interrogative. L’homme avait l’air sérieux. La voix s’éclaira : - Aujourd’hui, avec toute cette délinquance ! Ces étrangers ! Beussa questionna : - Il n’est pas là ? - Non. Il n’est pas là. Haussement d’épaules : - Il est toujours parti. Solitaire par méfiance, rendue curieuse par sa solitude, elle devina une occasion d’apprendre. - Que fait-il sinon ? Et comme Beussa levait un bras sans répondre : - Un garçon tranquille, allez ! Calme, peu bavard, un peu triste. Au début une jeune fille venait le voir. Depuis qu’elle ne vient plus, il semble plus triste encore. Problème de jeunes hein ! Sa mère est passée une fois. Je crois qu’elle était venue le raisonner. C’est une dame, quelqu’un de bien, nous avons parlé cinq minutes. J’ai deviné que son époux avait une belle situation. Oui, des gens bien. Avec mon pauvre mari nous étions commerçants alors pensez, nous avons l’habitude de juger. Mais vous n’êtes pas commerçant vous ne pouvez pas savoir. 94 95 Beussa mal à l’aise tenta de se défaire de cette curiosité en toile d’araignée. - Je vais lui laisser un mot. La vieille maintenant était loquace, Beussa était une personne de confiance. - Voulez-vous un café ? Elle voulait apaiser sa solitude. Beussa refusa, écrivit un mot, s’esbigna, mal à l’aise. Le lendemain matin Chtuc vint le voir à l’Université. La chaleur de leur rencontre les étonna. Il venait s’excuser : - Tu es passé hier. Il expliquait : - Je ne pourrais pas assister à la réunion. Je dois aller voir mon père. J’aurais pu reporter mais je suis bien peu motivé pour assister à une telle réunion et avec des inconnus. Et puis avec mon père, mieux vaut en finir. Beussa indiqua d’un hochement de tête qu’il comprenait et acceptait cette explication. De toutes façon il serait à la réunion, parlerait en leur nom et rendrait compte ensuite. Il était pressé, il expliqua : - Je suis en retard, une réunion avec des collègues… Ils se quittèrent complices, en souriant, accompagnant leur sourire d’un geste joyeux de la main. Fin d’après-midi, l’heure de la réunion était proche, pourtant Beussa discutait encore avec un collègue. Lorsque celui-ci le quitta il se rendit compte qu’il allait être en retard. Je me prends sur le fait pensa-t-il. J’ai inconsciemment reculé l’heure de mon départ. Cette réunion m’agace. Il se hâta, se disant : Y aurait-il en en moi du Socrate ? Non, j’admets la nécessité et l’efficacité des associations. Le Club assure la formation des jeunes, il est un lieu d’information, de discussion, de savoir. Plus encore, il défend le milieu contre toutes les formes et forces d’agression. Socrate schématise toujours et il n’est pas de bonne foi quand il assène : L’alpinisme façon soviet est contre nature. La beauté d’une ascension ne se partage pas. Une belle fille qui s’offre à tous est une catin. Créer des refuges en montagne est affaire d’aubergistes. Quant à la défense de la montagne elle n’est pas dans le discours mais dans l’acte. D’ailleurs le groupe avec ses concentrations humaines est en lui-même source de pollution… Chaque fois qu’il disait cela, Beussa haussait les épaules, répétait : - Tu ne vois qu’un aspect des choses. 95 96 Et reprenant à son compte en la modifiant une phrase de Griotte : - Les membres du club constituent un public d’initiés, or s’il n’y avait pas un public d’initié tu ne ferais, toi Socrate, que des voies à vache, et toi dans des voies à vache, laisse-moi rire ! Beussa pénétra dans la salle du M.A.S. Il se souvint tout à coup : ne voulait-il pas parler, avant la réunion, en aparté avec le président ! Depuis plusieurs jours il réfléchissait à ce qu’il devait lui dire. Il avait choisi pour l’exprimer des phrases toutes simples. La présence de Chtuc à l’expédition étant acquise il devait concentrer ses efforts sur celle de Socrate. Son but ne serait pas de le défendre, en tant qu’individu il était indéfendable, mais il expliquerait au Président que seul devait primer la réussite du projet. Il lui dirait : Accordez-moi le libre choix de la composition de l’équipe. Arrivé le dernier, il s’aperçut que son échafaudage d’arguments était inutile. Une dizaine de visages bronzés étaient déjà là qui se tournèrent vers lui quand il entra. Il avança, serra quelques mains. Ils étaient comme toujours assemblés par affinités et parlaient entre eux vivement. De montagne ! L’alpinisme était leur chose. Beaucoup étaient simplement issus d’une famille de montagnards, certains fréquentaient la montagne régulièrement, d’autres de manière irrégulière. Ils étaient plus gestionnaires que passionnés, c’est pourquoi, rares étaient ceux qui avaient réussi des escalades difficiles. Ils choisissaient un alpinisme de voix normale et quelques uns se contentaient de gravir un sommet. Un seul sommet qu’ils gravissaient une fois par an. D’autres offraient leur expérience aux débutants, jouant les professionnels, ils les conduisaient sur des itinéraires faciles. D’autres enfin géraient un refuge. Ceux-là, que Socrate nommait : les compteurs de fourchettes, s’élevaient, grâce à cette activité, au-dessus de la masse des simples alpinistes. N’étaient-ils pas responsables d’un lieu de concentration de montagnards, et ainsi spécialiste d’un vallon avec l’ensemble des escalades qu’il contenait. Mais presque tous étaient de fanatiques skieurs de montagne. Beussa les observant, les écoutant eut envie de sourire. Il pensa que Socrate n’a pas toujours tort de se moquer d’eux et de prétendre que leur dévouement était fictif. Avec quoi, sinon, occuperaient-ils leurs moments de loisirs ? Puis il raisonna et conclut à nouveau que Socrate manquait de nuances, qu’il avait un sens trop aigu de la critique. Ces hommes étaient-ils différents de ceux qui composent la société ? Ne retrouvait-on pas chez eux ce besoin de faire partie d’une famille ? Un jour ils étaient venus 96 97 s’inscrire pour bénéficier de quelque avantage financier, pour respecter une tradition familiale, pour honorer la mémoire d’un de leur parent qui s’était fait un nom dans l’alpinisme. « Vous êtes parent avec… ? Ah ! Nous l’avons bien connu. Ensemble nous avons gravis… ». Pour apprendre les rudiments de l’alpinisme souvent Ou pour meubler leur désoeuvrement, parce qu’ils cherchaient une compensation à la monotonie de leur vie familiale, à des ambitions professionnelles déçues. Une faible part se retrouvait un jour parmi les dirigeants. Il est vrai que l’originalité, la richesse d’idées, l’efficacité intervenait peu dans la sélection. C’est l’assiduité aux réunions qui ouvrait la porte à la nomination. Pour être élu, la modestie, fausse ou réelle, restait un critère conseillé. Aussi, peu nombreux étaient les postulants à une fonction. Il était banal d’entendre au cours d’une élection une voix lancer : « Et pourquoi pas X. » X bien sûr était de ceux qui, en aparté, avait critiqué certaines façons d’agir des dirigeants du moment, ou un de ceux qui avait affirmé : « Ce problème est facile à résoudre, voilà ce qu’il faudrait faire. » A l’énoncé de son nom, X évidemment se récriait, jouait la surprise. Mais il finissait par accepter, ravi au plus profond de lui et expliquant : « Si vous pensez que je puis être utile. » Il allait ensuite répétant, englobant neuve fierté et fausse modestie : « Ils ont voulu, ils m’ont demandé, pouvais-je refuser ? » Mais, pensa Beussa, tout cela est de l’homme et ces hommes aiment la montagne, sincèrement, et, parmi eux, certains sont des gens de bonne volonté, des gens modestes et désintéressés. Le président était différent. Frais débarqué en province, arrivant de la capitale avec l’arrogance, l’habitude de s’imposer par le discours qui n’est pas rare chez ceux qui habitent dans les grandes villes, bien que nouveau membre, dès la deuxième assemblée générale, il avait déclaré que, sous sa forme actuelle, le club était un vieil organisme condamné à végéter puis à s’éteindre. Mais qu’ayant des idées pour le régénérer la présidence l’intéressait. Sa fonction de directeur général de société industrielle puissante, son titre d’ingénieur grande école, l’énoncé de quelques courses qu’il avait réussies dans le massif de Chamonix, sa sûreté de soi, cette brutalité dans le discours qui plaît à ceux qui n’ont pas une personnalité affirmée, le firent élire. En réalité, l’assemblée se donna à lui par désir de voir le club subsister. Même Milassi, l’éternel intrigant, n’osa pas mener une de ces sournoises campagnes de dénigrement dont il était coutumier. Et Deussain-Brun faisant appel à l’intérêt des personnes, à leur 97 98 compétence, en créant des commissions valorisantes, en organisant des sorties et des cours d’escalade dirigés par un guide dans Les Blocs, en réussissant à faire octroyer une aide financière par le Ministère de la jeunesse et des sports pour remettre en état les quatre refuges dont le M.A.S. avait la gestion, avait réussi à redonner au club un renouveau et une vitalité tels que le nombre de membres avait doublé en trois ans. Maintenant il ouvrait le volet Expéditions, persuadé de l’intérêt pour le club d’avoir des membres sur un sommet de l’Himalaya. Beussa passa à côté du vieux Motheux, vieil et sympathique enseignant à la retraite qui, à chaque élection, s’étonnait d’être réélu et qui allait répétant : « Moi qui n’ait jamais été capable de conduire en tête de cordée une course difficile, me voilà parmi les dirigeants d’un club de montagne ! » Il racontait avec humour ses déboires en montagne. Engagé dans une course trop difficile pour lui, au pied d’un passage, conscient que s’il poursuivait la chute devait être envisagée, il avait décidé la retraite. Mais au dernier rappel alors que son compagnon était arrivé sur le glacier, il avait jugé l’appui de la corde peu sûr et il avait décidé de le changer. Et c’est en la déplaçant que cette corde lui avait échappée et était tombée dans la rimaye. Son compagnon était descendu au village où il avait prévenu les secours. Trop tard pour qu’ils arrivent le jour même. Motheux avait donc passé la nuit, couché sur la vire. Beussa, prévenu, était monté avec les secouristes. Il l’avait récupéré, les os glacés, confus mais souriant, s’accusant, remerciant tous les sauveteurs avec effusion. Par la suite il s’était plu à raconter sa nuit en concluant que lui aussi avait un jour fait la une des journaux. Cet incident avait été le début d’une amitié avec Beussa. Beussa le soupçonnait, parlant ainsi, de vouloir ridiculiser ceux qu’il savait être de sa force mais qui péroraient, racontaient, se racontaient, décrivaient avec minutie leurs pseudos exploits. Motheux lâchait ses boutades à travers les jets de fumée de sa pipe qu’il bourrait avec un tabac pour sapeur – la haine du tabac et des fumeurs n’avait pas encore atteint la société toute entièreCar il était fumeur de pipe. Il expliquait qu’elle était pour lui plus que le symbole de l’alpiniste ou du montagnard calme et réfléchi, imperturbable en toutes circonstances, qu’elle était en réalité une compensation. Il expliquait qu’elle était nécessaire à son équilibre psychologique. Et à ceux qui ne comprenaient pas, en riant il ajoutait : « C’est le seul outil de l’alpiniste que je manie à la perfection. » Sur ce point aussi il se moquait des autres. C’était un assidu des collectives. Il accompagnait parfois des enfants. Il avait pour eux de ces attentions inquiètes que l’on a 98 99 pour les choses fragiles exposées en milieu dangereux. Il aimait les femmes. A son âge il ne pouvait plus leur porter que cette forme d’intérêt que l’on accorde aux complices. Il les observait à leur insu, souriait en lui-même, moins naïf qu’il n’en donnait l’impression. Elles lui disaient : « Professeur nous vous aurions aimé si nous vous avions connu quand vous étiez jeune. » Il répondait que trop de choses arrivaient trop tard. Il avait toujours le mot pour rire, il les amusait, leur cueillait des fleurs, leur récitait de vieux poèmes et pourvu que l’ambiance s’y prêta leur chantait des vieilles chansons nostalgiques ou cocasses ou coquines, parfois à la limite du convenable. Beussa, en passant, tapa sur son épaule d’une main complice. Il se dirigea vers le président en grande conversation avec son trésorier Rague. Tous deux debout à l’extrémité de la longue table. Le président salua Beussa avec cette effusion pleine de réserve imitée de la gent britannique qui juge peu digne une trop grande familiarité. Après avoir récité les formules d’usage Beussa s’apprêta à s’éloigner quant Dessain-Brun le retint d’un : - Restez avec nous ami, placez vous à mon côté, vous êtes tout ce soir. Ayant dit, il eut un geste de la main exprimant la patience et poursuivit sa conversation avec Rague : « Il a vu juste. Quelle vision ! Ne disait-il pas : Les tentatives modernes de collectivisme humain n’aboutissent qu’à un abaissement des consciences. » Rague d’un air méditatif : - Je me souviens, vous m’avez dit un jour : Je suis étonné par la pertinence de ce philosophe. - Philosophe, scientifique, prêtre et presque aventurier. Dit-il cela pour m’intriguer se demanda Beussa ? De qui parlent-ils ? Amusante cette citation, elle pourrait être de notre Socrate. Il regarda Rague, celui-ci hochait la tête. Il avait, inscrite sur son visage, la joie d’un disciple choisi comme complice par le maître. Rague dit enthousiaste : - Et le pape a ensuite admis son erreur. De qui peuvent-ils parler se redemanda Beussa. Deussain-Brun ajoutait : - Quant à l’autre si l’on ne peut mettre en doute la justesse de certaines de ses analyses il faut admettre qu’il n’a fait qu’exposer les mécanismes d’une société industrielle à ses débuts. Industriellement primitive si je puis ainsi m’exprimer. Il a décrit le phénomène social revendicatif en faisant croire qu’il s’expliquait scientifiquement, alors qu’il n’est créé que par un simple phénomène humain : la jalousie ! Il n’a de plus rien prédit de l’évolution qui en même temps que le capital fait croître le 99 100 niveau de vie. Et le pire, il a mélangé capital et production. Qui sont les véritables décideurs aujourd’hui ? Il accentua l’intensité de son regard vers Rague : - Vous le savez vous qui êtes le médecin des chiffres d’une entreprise. Il se tourna vers Beussa et changeant de ton : - Nous vous ennuyons mon cher Beussa, nous ressassons, mais, voyez-vous il nous arrive d’être las. Nos interlocuteurs, nos collaborateurs, nos ouvriers ne sont pas de simples étudiants dociles et nous ne sommes pas, ainsi que l’on nous peint, des truands avides de gains. Il eut un geste demandant la patience : - Je le sais, votre milieu a ses problèmes mais… Il leva la main en signe d’impuissance. Beussa réprima un sourire. Il pensa à Socrate qui lui avait dit un jour : « Babar tu es plus près d’un Deussain que d’un Rafaello. Vos divergences d’opinion comptent peu. Vos hautes études vous lient, vous lisez la presse nationale, les grands hebdo. La mama, elle regarde les images de Mon cœur, Rafaello, il essaye de lire le Quotidien des Alpes, quelquefois l’Humanité. Quand il fait mauvais temps vous parlez basses pressions, Rafaello et la mama disent que c’est la bombe atomique qui a tout faussé. Et c’est pour cela que je vous critiquerai toujours. » Deussain-Brun se tourna soudain vers les membres du bureau et lança de sa voix forte : - Beussa à ma droite, Rague à ma gauche. Tous s’assirent sauf le président qui, après un silence dont la durée était psychologiquement calculée, annonça : - Messieurs, nous ne sommes pas là pour refaire le monde. Nous sommes rassemblés pour dire quelques mots de la vie du club et définir notre projet d’expédition. Le président exposa alors les derniers événements du M.A.S. Il cita avec fierté les changements qu’il avait imposés. Puis il laissa la parole au trésorier Rague qui parla subventions obtenues, travaux dans les refuges, énuméra quelques chiffres. Beussa n’écoutait pas. Il pensait à la conversation entre Deussain-Brun et Rague qu’il avait interrompue. C’est évident, le président avait voulu lui montrer qu’il n’était pas qu’un simple dirigeant de société, qu’il s’intéressait aux théories, aux phénomènes sociaux, aux hommes. Mais de qui parlaient-ils ? Pour le deuxième la réponse semblait simple, il parlait de Marx. Mais qui était le premier ? Et tout à coup, alors que le président parlant de l’expédition disait quelques mots sur l’individualisme, il trouva : Teilhard de Chardin. Ils parlaient de Teilhard de Chardin. N’étaitil pas prêtre scientifique, philosophe, baroudeur presque. Ils 100 101 avaient aimé un de ses livres. Le pape l’ayant condamné, le défendant, ils s’étaient considérés comme des hérétiques. La réhabilitation ultérieure de l’ouvrage par le souverain pontife les avait remplis de fierté. Beussa revint à la réunion, le président expliquait : - Ce projet d’expédition se veut un nouveau chapitre dans l’histoire de l’alpinisme et de l’himalayisme. Il succède à celui de la conquête des grands sommets. Les grandes expéditions nationales ont fait leur temps celui des expéditions légères commence. Nous voulons démontrer qu’un petit club comme le M.A.S. est capable d’innover, de laisser une trace. Nous parlerons de l’équipe plus tard. Le financement, n’ayons pas peur d’user des mots d’aujourd’hui, est affaire de sponsors. Grâce à mes relations professionnelles, grâce à d’anciens camarades d’école qui sont eux aussi à la tête de groupes importants, je me fais fort de rassembler la principale partie du budget. Pour le solde nous mettrons sur pied une collecte et je vous propose d’organiser une conférence à entrée payante. Elle sera animée par notre irremplaçable Beussa. Milassi, grâce aux bonnes relations qu’il entretien avec la presse, nous assurera un bon support publicitaire. Il se pencha vers Beussa, et d’un ton presque confidentiel : - Dîtes-m combien contient le grand amphi. de votre université ? Votre président le mettrait-il à notre disposition ? Il eut un geste coupant : - Mais cela est un point que nous éclaircirons ultérieurement. Allons à l’essentiel. Ami Beussa, expliquez-nous. Le président s’assit Beussa se prépara à prendre la parole. Comme certains profitaient du changement d’orateur pour papoter Deussain-Brun réclama le silence en tapant dans ses mains et en s’écriant : - Mon cher Motheux finissez ! De quelle gaminerie êtes vous en train d’accoucher ? Quand serez-vous adulte ? Motheux prit l’air d’un gamin fautif, dit un dernier mot à son interlocuteur qui s’esclaffa. Le président se tourna vers Millassi - Shut up Milassi ! Prenez des notes. Il fronça les sourcils : - Ce qui va se dire vous concerne particulièrement, vous devrez établir un compte rendu pour la presse. Allons, messieurs, au travail. - Nous parlions de l’Envers du Mont Blanc* s’excusa Milassi… Je n’ai rien fait là, je voudrais y aller et… 101 102 * « L’Envers du Mont Blanc signifie pour les Français, de l’autre côté du Mont Blanc, le versant italien donc où se trouvent des itinéraires de grande ampleur. Quelques regards se dirigèrent vers Beussa, des sourires se dessinèrent sur des lèvres. Beussa se souvint que Milassi lui avait un jour dit : « J’ai gravi La Poire* dans l’Envers du Mont Blanc. ». Mais son visage ne trahit aucune moquerie. Le président tapota avec vigueur la table du bout de son stylo en prononçant les mots au rythme des impacts : - E-cou-tons notr’-ami Beu-ssa Plus calme : - Il va vous exposer notre projet d’expédition. Tous les regards convergèrent vers Beussa qui commença à expliquer. Il raconta la conquête des plus hauts sommets des Alpes, indiqua l’évolution qui avait ensuite orienté les grimpeurs ambitieux vers la difficulté, celle-ci devenant pour ces grimpeurs le critère majeur de qualité d’une ascension. Il parla technique, niveau d’entraînement, évolution du matériel, degrés de difficulté, les situa dans l’échelle Welzenbach en six degrés**. Il transposa à l’Himalaya l’évolution alpine. Il fit ensuite circuler quelques photos de sommets du Népal et du Pakistan sur lesquels figuraient des tracés d’itinéraires existant en trait continu et des projets en pointillés. Il commenta : - Voici quelques photos, le choix d’itinéraires à ouvrir est infini sur ces grandes montagnes. Nous en sommes au stade de la découverte. Des centaines de sommets sont à gravir, des centaines d’itinéraires sont à ouvrir. Lequel choisirons-nous ? Rien n’est encore figé. Les montagnes himalayennes du Népal ne sont pas d’accès libre. Des questions sont à poser au Ministère du tourisme népalais. Parallèlement aux démarches en cours je réfléchis à la constitution de l’équipe. Faites-moi confiance. Le président regarda Beussa, il secoua la tête pour montrer son désaccord. Il compléta : - L’équipe n’est pas encore connue. Ce qui est certain c’est qu’il s’agira d’une équipe légère, quatre grimpeurs, deux cordées de deux, semble être un chiffre raisonnable. Beussa, cela ne se discute pas en sera le chef. Le fils de notre trésorier serait un 102 103 membre idéal, hélas, bien que nous le comprenions, il donne la priorité à ses études. Ce jeune garçon qui vient de réussir cette hivernale exceptionnelle me semble intéressant. Milassi est sur les rangs… Voilà. * Itinéraire de grande ampleur. ** Six degré dont les chiffres vont de 1 à 6 et qui s’écrivent aussi : Facile (F), Peu Difficile (PD), Assez Difficile (AD), Difficile (D), Très Difficile (TD), Extrêmement Difficile (ED). Beussa d’une voix de tête : - Vous oubliez Beloni, président. L’éliminer serait une faute. Le président eut le geste du bras qu’ont les policiers arrêtant un véhicule. Il marquait la fin de cette discussion. Il conclut d’un ton dans lequel perçait l’agacement - Si vous avez des questions à poser, c’est le moment. Beussa répondit à quelques questions, donna quelques détails puis, déçu, énervé, il prétexta une obligation et s’esquiva. Arrivé chez lui, Griotte remarqua sa mauvaise humeur. Elle le questionna. Mais il ne répondit que par quelques mots sans phrases et un haussement d’épaules. Elle eut un sourire moqueur qui l’énerva. Il s’enferma dans un mutisme. Beussa vient présenter Chtuc au président du M.A.S. Deussain-Brun dans son usine. A quelques jours de la conférence. Beussa alla présenter Chtuc au président dans ses bureaux. L’entrevue, aux dires ultérieurs du président, se passa fort bien. Le président félicita chaleureusement Chtuc. Il lui dit : Glad to meet you, please accept my warmest congratulations. Excusez-moi, j’adore l’anglais j’ai pour son peuple, qui a été un des plus grands peuples du monde, qui a été à l’origine de l’alpinisme et de l’himalayisme, une grande admiration. Je n’oublie jamais que cette langue sera demain, dans les domaines du savoir, de l’expression, du commerce..., la langue internationale. Ceci étant posé, j’ai aperçu un jour la paroi que vous avez gravie mais je 103 104 n’en ai pas gardé un souvenir très net. Par contre j’ai vu une photo que m’a montrée notre ami Beussa et j’ai été troublé. Je réalise mal qu’un homme seul ait pu la gravir. Et en hiver qui plus est ! Félicitations. Beussa m’a parlé des gelures que vous avez subies mais il m’a dit qu’elles n’auraient pas de conséquences sérieuses. Il affirme qu’une personne qui a fait ce que vous avez fait peut tout réussir et qu’il faut vous incorporer dans l’équipe de l’expédition que nous préparons, que vous y serez the right man at the right place. Je dois vous dire que je n’ai rien contre cette proposition. Vous devrez préalablement accomplir une formalité : prendre la carte de notre club. Cette expédition est une expédition M.A.S. Changeant de ton : - Ah ! Si je n’avais pas cette entreprise à diriger ! Quel plaisir j’aurais eu à vous accompagner. J’aurais pu diriger l’intendance au camp de base, j’aurais fait quelques portages au camp I et II… Et qui sait… Son regard alla vers un sous verre, une photo de montagne plaquée au mur : - J’ai grimpé dans ma jeunesse ! La photo était celle d’un alpiniste debout sur un sommet, anneaux de corde dans une main, piolet dans l’autre main, regard dirigé vers les montagnes situées de l’autre côté de la vallée. Il cita quelques courses de neige, quelques escalades rocheuses. Beussa baissa la tête, Chtuc opina poliment. Puis, se rendant compte que ses interlocuteurs n’entraient pas dans son rêve, sans doute par désir de compensation ou simple désir de briller devant eux, il demanda à sa secrétaire d’appeler successivement au téléphone quelques personnalités du monde industriel et politique dont le nom était connu. Puis, après quelques généralités il leur parla de l’expédition. les priant de ne pas oublier que ce projet était un projet M.A.S. Lorsqu’il eut terminé il résuma les conversations : - Tout se présente bien. Nous aurons de sérieuses complicités, d’excellents patronages, de bons sponsors. Et l’équipe sera bonne. Beussa, croyez-moi Beussa, je m’y connais en hommes. Que veut-il dire exactement pensa Beussa qui, avec franchise, lui demanda où il en était de ses décisions. Mais le président, avec la grossièreté et l’adresse que possèdent les hommes d’affaires et les politiciens esquiva. Il fallut que Beussa lui pose la question directe : - Acceptez vous que Socrate soit le quatrième membre ? Pour qu’il réponde : - C’est exclu ami Beussa. Je n’ai rien contre votre protégé. J’admets même qu’il possède des qualités d’alpiniste 104 105 exceptionnel qui peuvent nous accorder une victoire, mais ce type ne me plaît pas. I hate people trying to get in without paying*. Je ne suis pas le seul, il a tout le monde contre lui. Beussa, mon ami, si vous saviez le nombre de Socrate que j’ai croisé dans ma vie. Quand j’étais étudiant ils pullulaient autour de moi. J’en vois encore aujourd’hui. J’en ai dans mon usine ! These kind of people always complain, ils râlent sans cesse. * Je déteste les gens qui essayent d’entrer sans payer. Ils veulent tout réformer. Si je les laissais faire ils changeraient même la composition des alliages, ajouteraient du fromage pour les rendre comestibles et les distribuer aux pauvres. Et bien sûr ils diminueraient les cadences. Ils supprimeraient les patrons, les banquiers, les actionnaires et la bourse ! Dans le domaine de l’alpinisme ces contestataires ne brillent qu’un moment. Peu nombreux sont ceux qui par leur constance et la force de leur passion arrivent à une indéniable célébrité. Quelque Terray, quelque Rébuffat, un Lachenal… Il disserta un moment sur ce thème. C’est après ces paroles que, dans le moment de silence qui avait suivi, après un geste de politesse demandant la parole, Chtuc s’était exprimé. Il l’avait fait clairement et simplement et son propos quoique fort bref dessinait fermement sa pensée. - Monsieur, avait-il dit, tout ce que vous avez dit sur moi me fait grand plaisir. Il est possible qu’en gravissant cette face en solo j’ai accompli un exploit. Même Beussa l’affirme et j’ai confiance en lui. Mais je dois vous dire qu’au cours de cette ascension je suis allé aux limites de mes possibilités physiques et morales. Je ne suis donc pas un surhomme. Vous me proposez une place dans une expédition, évidemment je suis attiré par un tel projet. Mais, après ce qui vient d’être dit je ne puis accepter. Je serais une personne qui en bousculerait une autre pour prendre sa place. C’est le sentiment que j’éprouverais. Je ne me sentirai pas à ma place dans une aventure où la notion d’amitié, si ce mot est prématuré je choisis celui d’équipe, est si importante. Beussa était resté abasourdi. Dessain-Brun n’avait pas répondu tout de suite. Fixant Chtuc de son regard sévère, il avait dit : - Evidemment je suis étonné. Je parlerai d’éthique périmée si le motif de votre refus ne confortait pas l’idée que j’ai de vous. Je répète : « Mon jeune ami, pour moi, you are a right man. » Peu nombreux seraient ceux qui auraient votre attitude. La courtoisie, l’honnêteté, le fair-play ne pèsent guère aujourd’hui ni dans la société ni même en montagne. J’y vois les 105 106 conséquences des dernières révoltes d’étudiants qui ont balayé les valeurs humaines de notre société. Après avoir fait mine de réfléchir il dit : - Big problem ! Mais les problèmes posés doivent être résolus. Nous allons étudier celui-là. En attendant nous ne changerons rien à nos plans. Faites-moi confiance. Et il avait conclu : - Je compte sur vous pour notre soirée sponsoring. Ils s’étaient quittés sur ses paroles avec un peu de gène. Chacun portant en lui ses déceptions. Lorsqu’ils furent dehors Beussa dit : - Situation confuse, c’est mal barré, dirait Socrate. En général une équipe décide un projet, elle s’active ensuite pour trouver le financement. Dans notre cas le financement est assuré mais c’est la composition de l’équipe qui achoppe. Il réfléchit à haute voix : - Le président veut-il placer Milassi ? Je ne le crois pas. Se servir de lui ? C’est presque certain. Et comme ils arrivaient au carrefour où leurs chemins divergeaient. Il s’arrêta et pensif : - Chtuc, à chaque jour suffit sa peine. Voilà une corvée de faite. Il en reste encore une, celle de la conférence. Pour moi rien de difficile. Je suis le principal acteur mais je connais mon texte et mon métier m’a habitué à parler dans un amphithéâtre. Je rajoute que les spectateurs qui viennent assister à ce genre de conférence sont toujours attentifs. Il s’arrêta, fixa Chtuc quelques secondes, puis : - Pierre, cette conférence peut avoir du positif. Devant tous j’indiquerai combien la présence de Socrate est nécessaire. J’attends beaucoup de l’effet de la foule. Les étudiants seront nombreux, Socrate y a une cour. Je veux placer le président et lui face au public. L’ambiance sera favorable. Toi, tu n’auras à jouer qu’un rôle de figurant… - Michel, coupa Chtuc, lui aussi l’appelait par son prénom, je vais te décevoir : je n’ai pas envie d’assister à la conférence. Ou du moins pas comme une potiche exposée. Anonyme et perdu dans la salle peut-être. D’ailleurs ma présence n’est pas obligatoire et elle n’apportera rien de plus. J’ai peu de goût pour la société de consommation. Je n’aime ni le factice, ni les moyens utilisés par le commercial. Je connais trop bien par mon père ces milieux où seul le but est pris en compte, où les moyens utilisés ne le sont jamais. Pour les gens que fréquente mon père l’homme n’est 106 107 qu’un objet qu’on utilise. Bien que différent de Socrate je suis souvent bien proche de lui. Mais je ne m’insurge pas physiquement, simplement je m’éloigne des conflits. Beussa sourit : - Une éthique dans les valeurs humaines ! Je ne peux qu’apprécier. Et cela d’autant plus que je m’aperçois que le refus de notre société peut s’appuyer sur la dérision et non uniquement sur le combat. Chtuc haussa les épaules : - Est-ce vraiment une attitude positive ? Je vois dans la mienne une désertion. Il m’arrive de penser que mon comportement est inspiré par un manque de courage ! Une incapacité de me mêler à un mouvement… Je suis un type assis le cul entre deux chaises. Socrate lui est un homme d’action, ce sont les gens comme lui qui bousculent l’immobile. A mon actif, un seul geste, j’ai rompu avec mon père, j’ai refusé la solution facile. Son visage s’éclaira : << Pourtant je serai hypocrite si je déclarais être indifférent aux manifestations de reconnaissance de ma valeur d’alpiniste. Ainsi j’accepte que ma logeuse me considère maintenant avec respect. Et je suis au fond fier que le président, un homme si haut placé dans la hiérarchie de la ville soit acheteur du produit que je suis. Beussa lâcha quelques notes de son rire grave : - L’humour te va bien. Quant au fond, il est bien qu’il y ait des personnes qui atténuent les exagérations. Mais il ne faut pas oublier que le refus d’exagérations conduit à l’inaction. Dans mon cas aussi l’incapacité à prendre position ou du moins à accepter un rôle actif me conduit à l’impuissance. Je me dis parfois, honte incluse, que je suis un peu attentiste et qu’ainsi par certains côtés je suis un incapable, un inutile. Socrate lui grâce à son manichéisme est un type efficace. Dans d’autres circonstances ce serait un véritable révolutionnaire. Beussa souleva ses épaules. Chtuc d’un air amusé : - Notre président n’est pas un révolutionnaire, il déteste les exagérations. Il apprécie peu notre Socrate ! - Notre, j’apprécie que tu utilises ce possessif, le président est un homme intelligent. Il possède de nombreuses qualités. Celles qui l’ont conduit à intégrer son école, celles qui sont indispensables pour conduire un groupe de plus de mille personnes… Oui, on peut parler d’absence de scrupules, de trop forte intégration, de myopie face à certaines misères, malgré cela je ne le considère pas comme un homme mesquin. Ma femme Griotte…, Sourire : 107 108 -un surnom encore ! serait capable d’expliquer cela mieux que moi. Elle dirait : Il tourne le dos à la bassesse de son environnement. Chtuc énuméra : - Un membre du bureau, un journaliste, si j’ai bien compris. Socrate m’en a parlé. Au contraire de lui qui les combat je pense qu’il faut les négliger. Il changea de ton : - As-tu remarqué qu’au cours d’une ascension lorsque l’on pense à eux la stature des grands hommes diminue. Qu’on sourit du comportement des types peu intéressants au lieu d’en être agacé. Que l’importance que l’on accorde aux problèmes n’est plus la même, que les plus énormes deviennent ridiculement petits. Le comportement des hommes, leurs travers, apparaissent dérisoires ! Par ailleurs, lorsqu’on est en ville les problèmes d’une ascension apparaissent minuscules. Lorsqu’on est dans une face on découvre leurs dimensions réelles. Il fixa un point au loin : - La nuit, dans la face, je me réveillais souvent. La mer de nuages ne bouillait plus elle s’aplatissait et mon regard se posait sur elle. Un couvercle ! Je pensais il y a des hommes qui vivent làdessous. Ils ont trop, ayant trop ils agissent pour avoir plus encore, et naît de cela l’absence de scrupules. Moi j’ai trop peu. Il faudrait qu’ils puissent venir ici pour prendre conscience de leur richesse et modifier leur comportement… Le bonheur … Il chassait le mot d’un mouvement de tête corrigeait : - Non l’équilibre d’un individu… Nouveau mouvement de tête : - Merde, non, tout cela me dépasse je suis incapable d’expliquer. Au fond, le président par rapport à mon père est un type bien. Il a suivi jusqu’au bout un difficile parcours scolaire, il possède de sérieuses connaissances scientifiques. C’est un meneur, un créateur. Mon père n’est qu’un parasite, un portefeuille profitant d’une conjoncture… Chtuc regarda Beussa, peut être attendait-il des questions mais celui-ci se contenta de dire : - As-tu remarqué le numéro de séduction qu’il a joué devant toi ? Chtuc grignotait un ongle : - Les coups de téléphone ? Oui, j’ai remarqué. - Il n’y a pas d’adultes, nombreux sont les écrivains qui ont écrit cela. Et les vrais adultes, j’aimerai en être un, sont rarement écoutés. Par certains aspects, être adulte conduit à l’immobilisme. Déjà dit sous une autre forme. Ils regardaient un vieillard s’efforçant de traverser la rue au plus vite. Le conducteur d’une puissante voiture, outré qu’un 108 109 simple piéton l’oblige à ralentir, klaxonnait avec fureur. Chtuc enleva l’ongle de sa bouche : - Je me sens souvent bien proche de Socrate. - Il est naïf parfois. - Oui, mais je me crois sur le même chemin que lui. Je suis de ceux qui n’ont pas besoin de famille sociale. Il changea de ton : - Je suis ridicule, hein ! Je ne suis pas fait pour expliquer. Alors, devant un public ! C’est pourquoi je ne serai pas acteur dans cette conférence. Beussa le regarde longuement, pensif, puis il dit : - C’est bien sûr pour moi une grosse déception. J’aurais aimé nous voir tous les trois réunis. Devant tous, y compris les médiocres, les médisants et les calculateurs. Il eut un sourire à lèvres fermées : - Mais je comprends… Je fréquente depuis longtemps l’école de Socrate. Sa bouche s’ouvrit, ses dents apparurent, il parut gai tout à coup et plus jeune : - Je ferai sans toi. Je suis prof. Etre prof. c’est jouer tous les jours une pièce de théâtre devant un public quelquefois bien peu attentif. J’ai une carte à jouer si elle n’est pas bonne on l’abandonne. J’en ai une autre dans mes réserves. Si Socrate n’est pas choisi nous quitterons l’expédition M.A.S. Nous en discuterons avec Serge. Tu ne connais pas Serge, le grand-père de Rague ? Tu le rencontreras. C’est une figure de l’alpinisme. C’est une figure, tout simplement. Les dents de Beussa se remirent à briller. Chtuc sourit aussi. Ils se séparèrent. Beussa dans son milieu professionnel. L’après midi précédent la conférence Beussa assista à un jury. Un peu absent, sa conférence le préoccupait, il peaufinait ce qu’il dirait au président lors de la petite entrevue qu’il voulait avoir avec lui. Il choisissait les mots qu’il prononcerait. Ses collègues parlaient. Il les regarda. Il y avait parmi eux des Motheux, des Milassi, des Bedain. Il se souvint de paroles de Socrate : « S’ils ne font pas partie d’un groupe les hommes ne sont rien. C’est le groupe qui leur apporte leur pitance intellectuelle, leur opinion. Ensuite ils se situent dans le groupe. Prends des mecs partageant 109 110 la même religion, les mêmes idées politiques, la même profession, la même activité, que ce soit de purs intellos, des joueurs de pétanque à Bormes les mimosas, des fanas du dérailleur, des nostalgiques de Verdun… Et ben ils sont tous semblables. Une fois réunis ils créent une hiérarchie. Ils élisent un bureau, un président, un secrétaire, un trésorier. Ce président joue les modestes mais il est heureux si on l’appelle : « Monsieur le président. » Le secrétaire au cours des assemblées passe son temps à fouiller dans des dossiers. Le trésorier qui a toujours une gueule de croque-mort ne se réveille que quand il entend le mot actif, passif, bilan. Puis tu as les membres. Là, tu rencontres la strate des anciens : « j’ai ma carte depuis… », celle des fils à papa : « mon père déjà faisait partie du club. », celle des membres actifs qui ont toujours un exploit à raconter : « Hier j’ai fait la fissure X, pas facile, pas facile du tout. », celle des jaloux, des sérieux, celle des dédaigneux qui cachent leur médiocrité derrière un mutisme en granite. Il y a ceux qui ont une grosse voix et qui s’en servent pour poser les mêmes questions toutes plus connes les unes que les autres, ceux qui ont une petite voix et qui posent des questions parfois pertinentes mais que personne n’écoute parce qu’ils ont une petite voix et que pour être écouté dans un groupe il faut une voix forte. Et tu as le troupeau passif qui attend que le mouton dominant se foute à l’eau pour s’y foutre à son tour. » Il fronça les sourcils, il pensa « Il est trop sévère, il y a aussi des Motheux et des tas de silencieux qui aiment la montagne et sont là parce qu’on parle montagne, parce qu’on défend la montagne. » - Notre ami Beussa n’est déjà plus parmi nous il est à sa soirée. Beussa leva son regard. Décidément se dit-il en regardant le président d’un air navré les raisonnements de Socrate me poursuivent. - A ce sujet mon cher confrère n’oubliez pas : Dans quelle mesure l’Université est-elle habilitée à prêter son grand amphi. ? Quoiqu’il en soit vous devrez veiller à l’application des règles de sécurité. Ne dépassez pas le nombre de places autorisées. Pas de spectateurs assis dans les escaliers ou dans les allées. - La sécurité, oui… évidemment murmure Beussa. Un collègue gloussa : - Le mot sécurité adressé à Beussa m’amuse. Quand je pense que pendant ses jours de loisirs il ne fait que la narguer Quel est le sens de ce mot pour un alpiniste ? Le président sourit et dit : 110 111 - Il a hélas un sens bien net pour nous. Ce mot est à l’origine de textes, de règlements, d’interdictions. Il fait le bonheur des législateurs en faisant notre malheur. Dis-moi Beussa : Y aura-t-il un jour des législateurs de la montagne ? Des spécialistes du droit en montagne ? - Je le crains, ils s’éveillent, dit Beussa. Conférence qui a pour but déclaré de présenter à un large public le projet d’expédition. Chtuc a été invité par le président du M.A.S. Deussain-Brun mais il n’est pas venu. Le président refuse toujours d’entendre parler de Socrate. Déception finale de Beussa. Après la réunion à l’Université Beussa passa chez lui. Griotte n’était pas là. Il lui avait écrit un mot : « Si ça te dis… » La réponse était rajoutée en biais : « Hum ! Bonne chance, ne faiblis pas, défend tes amis. Noublie pas les valeurs éternelles de la Haute montagne, les vertus éternelles du montagnard. » Humour Griotte pensa-t-il. Il trouva facilement sa veste bleu nuit et son pantalon gris mais il s’aperçut que ce pantalon était tout froissé. Puis-je y aller en jean ? se demanda-t-il. Non. Alors fébrile il chercha le matériel de repassage et se mit à la tâche. Spectacle de qualité : gestes gourds, maladresse innée, incompétence. Enfin le résultat fut là. Loin de la perfection mais admissible. Il prit son panier de diapositives, sauta dans sa voiture. Un embouteillage l’arrêta, il murmura : « Là où il n’y en a jamais ! C’est bien ma chance. » Arrivé, sa voiture garée, il courut vers l’amphi., mais quand il arriva le hall d’entrée était presque vide. Il monta quatre à quatre l’escalier qui donnait accès à la salle de projection. Le projectionniste l’attendait, inquiet de son retard. Il lui laissa ses diapositives, lui glissa quelques instructions redescendit rapidement, gagna la grande salle. Elle était incroyablement pleine. Le MAS avait bien fait les choses : « Une bonne campagne de presse, de nombreuses affiches. » avait préconisé le président. Les deux choses avaient été parfaitement comprises et exécutées. Milassi avait convaincu Panse à l’aise, plusieurs articles dans le Quotidien des Alpes avaient informé les habitants de la ville. Des affiches avaient été collées. Par des membres du MAS, du bureau, par Deussain-Brun lui-même. Maniant pot de colle et pinceau il avait dit à ceux qui 111 112 l’accompagnaient : « Je vais vous faire un aveu when I was young, j’ai collé des affiches. C’était il y a vingt ans. J’étais quelque chose au syndicat d’étudiants ! » Il avait ironisé : « Les idées qui motivent les individus varient avec le milieu dans lequel ils s’agitent, la fonction qu’ils exercent. Puis l’intérêt prend le relais. L’intérêt, triste mot ! Maître mot pour ceux qui ne rêvent pas ! » Les étudiants étaient nombreux. Si Beussa était une sorte de célébrité au Campus, Socrate y avait de nombreux amis. De plus, l’escalade et le ski de montagne dans cette ville proche des sommets, étaient des activités pratiquées par de nombreuses personnes. Toutes à l’affût d’une soirée au cours de laquelle on parlait, on projetait des photos d’alpinisme. Beussa pénétrait enfin dans l’amphi. Lourd et lent, indifférent à la foule, à l’intérêt qu’il suscitait. Il chercha Socrate. Il vit Rague accourir. Ils échangèrent quelques mots. Rague lui montra Socrate et Litote au bout d’une travée près d’une sortie tout en haut. Beussa gravit l’escalier et s’approcha du couple. Socrate, sans un mouvement, le regarda arriver et quand il fut tout prêt récita : Ah ! Seigneur te voilà mon intérêt s’éveille Tu es là devant moi comme un porte drapeau Simple et vrai et si fort que je m’en émerveille Je vais être attentif à tes moindres propos. Puis : - Je viens d’assembler ça en t’attendant. Tous tes pairs sont là et tes vassaux, tes supporters, tes admirateurs. Que des costards Beussa ! Toi aussi t’es beau, au fond c’est quand tu es en montagnard que tu es déguisé. - Viens avec moi, ta place est en bas. - Pas question, coupe Socrate d’une voix si forte que même des spectateurs du premier rang l’entendirent et se retournèrent. A voix plus basse, il explosa : - Rien à foutre de tes conneries. Va… Beussa feignit de l’ignorer, il s’adressa à Litote : - Ce n’est pas la peine que je lui parle il est dans son bathyscaphe et a resserré tous les boulons. Dis lui que vers la fin de la séance lorsque les gens n’auront plus de questions à poser il me rejoigne, je vais… Tout à coup il se tourna vers Socrate et dit : - Michael… 112 113 L’appeler par son prénom était venu sans préméditation à son esprit. Le résultat fut étonnant. L’autre se calma aussitôt. Il le regarda gentiment, se mit à bafouiller : - J’apprécie Babar, j’apprécie ce que tu fais, tu es un bon mec Babar… Va, fais ton numéro, après… Beussa descendit. Le président derrière la chaire, sous le tableau, l’attendait avec impatience, vexé de la priorité accordée à Socrate. - Ah ! Enfin, j’ai eu peur. Et votre protégé ? Votre Chuc je ne sais plus. Déplorable cette habitude d’attribuer des surnoms. Bah ! Une mode ! Bref je le veux à côté de nous. Je veux en une soirée assurer sa célébrité. - Il ne viendra pas murmura Beussa. - Merde ! Empêché ? Beussa ne répondit pas. - Refuser la célébrité ! Le motif doit être important. - Un problème d’éthique. - Ethique ? - Difficile à expliquer. - Merde des modes et des mots, vous êtes emmerdants à force de… Les mots grossiers étonnèrent les spectateurs des premiers rangs. Il dit furieux : - Commençons. Il se leva prit une craie et, tout à coup calmé et presque joyeux, il écrivit sur le tableau : « Silence, expédition MAS, on tourne. » Pendant que la salle se calmait, revenu sur son siège, il dit à Beussa : - Amusant d’écrire sur un tableau. Vous, les profs, vous avez un métier agréable, votre clientèle ne peut se défiler, vous vendez tout au long de l’année une année après l’autre le même produit. Votre magasin n’est ouvert que quelques heures par semaines. Si vous êtes mauvais prof vous dîtes que vos élèves ne travaillent pas assez. Si vos élèves ont de bons résultats vous dîtes que le mérite vous en revient. Vous n’avez aucun investissement à faire, on vous fournit sans redevances, clientèle, locaux, machines et matériel. Et quel sentiment de puissance il procure ! Il ajouta dans un rire : « Quant à votre salaire, eu égard au nombre d’heures que vous faites… » Beussa ne releva pas, il pensa : « Il n’a jamais donné de cours dans un amphi bondé, un lundi matin de printemps succédant à un week-end ensoleillé. Malgré les nombreux soucis qu’il a, il peut, quand il le veut, fermer la porte de son bureau et interdire qu’on le dérange. » 113 114 - Toi, le freluquet, arrête de tchatcher. A toi Babar, cria un étudiant dans la salle. Beussa tenta d’atténuer l’injonction en disant au président : - Babar, un de mes surnoms. Ils se moquent de moi, même pendant les cours. Mais j’apprécie : un bon prof. doit être aussi un homme de théâtre… Beussa, de sa main levée apaisait les rires et les chahuts… Succéda à son geste, une sorte de grondement qui alla grossissant submergea la salle. Résultat imprévisible Dessain-Brun applaudit. Il se pencha vers Beussa : - Voilà qui me rappelle les chahuts de ma jeunesse. Moi aussi j’ai été, permettez-moi, l’expression : un semeur de merde. Il prit le micro, leva un bras de Beussa , cria : - Admirez-le, admirez-le. - Babar, Babar, Babar… cria la salle. Une voix forte : - Il est beau ! Puis de l’immense chœur jaillirent ces paroles en décibels de plus en plus aigus : - Il est beau, il et beau, il est beau… Le président sourit. Cette ambiance le rajeunissait. Combien d’adultes austères ont été des étudiants rebelles ! Il jeta en l’air ses deux bras tel un champion, puis reporta le micro à ses lèvres : - Que de monde, que de monde ! Il baissa les bras, une main désigna le nombreux public, les spectateurs assis sur les escaliers, debout contre les murs. - Voici les résultats d’un heureux mariage entre un club dynamique et une personnalité de premier plan, tous deux associés dans un projet grandiose. Monsieur Beussa, notre camarade Beussa sera le chef de l’expédition que nous préparons. Dois-je vous le présenter ? Non. Lequel ne le connaît pas ? Allons au but, le thème de cette conférence : « L’himalayisme dans l’histoire. Evolution vers la difficulté. » Précisons notre projet : Envoyer une petite équipe vaincre non pas un des grands de la planète mais un sommet de moindre envergure. L’itinéraire devant par contre être très difficile. Je répète : très difficile, T.D. Fini est le temps des expéditions mammouth à gros budget, fini est le temps des voies normales faciles, fini est le temps de l’utilisation de cordes fixes, fini est le temps de l’utilisation de l’oxygène, fini est le temps des équipages nombreux, des cohortes de porteurs d’altitude. Une voix : - Finissons en monsieur Fini. 114 115 Quelques rires ponctuèrent cette sortie qui resta sans échos. La salle s’était apaisée. Le président poursuivit : - Nous ne dirons aujourd’hui que peu de choses sur la composition de l’équipe. Elle est en cours de sélection. Permettez-moi quand même de vous dire que nous aurions aimé qu’un membre bien connu de notre club, un alpiniste brillant, solide, exceptionnel à ski, en soit. Mais ce jeune alpiniste est un sage il sait l’importance qu’ont les hautes études pour acquérir une position dominante dans notre société. Il n’est pas de ces alpinistes marginaux à la vue courte qui, à seule fin d’attirer sur eux l’attention des foules, critiquent sans relâche toutes les institutions humaines, salissent avec acharnement ses représentants. Mais qui, par ailleurs, seraient prêts à toutes les compromissions pour être choisis comme membre d’une expédition. Ces paroles firent sursauter Beussa. C’est foutu pensa-t-il. Il n’osa pas lever la tête dans la direction de Socrate. Il l’imagina, face fendue par un sourire de loup, disant à Litote : « C’est de moi qu’il s’agit. Ce mec est un vrai con ! » Ayant enfoncé sa pique le président poursuivit : - Mais voici qu’est apparu un étrange garçon, celui qui vient de gravir cette face extrêmement difficile de la Tête Blanche. Une incroyable première réussie seul et en plein hiver ! Vous ne le verrez pas ce soir des raisons importantes l’ont empêché de venir. La presse a peu parlé de lui, de son ascension. Cela tient au fait que les journalistes sont parfois mal informés. Des bruits ont couru, il a été dit que ce garçon était seulement allé au pied de la face, puis s’étant détourné, avait gravi la voie normale, était resté deux jours au sommet… Médisances… Beussa regarda Milassi. Il s’était placé au premier rang, à l’extrémité du groupe formé par les membres du bureau. Toute sa physionomie indiquait la décontraction mais Beussa le remarqua il était trop attentif. Ses doigts pianotaient ses genoux trop nerveusement. Et tout à coup, son regard qui jusque là était resté fixé sur celui du président, dériva l’espace d’un éclair vers celui de Beussa, qui le capta avant qu’il ne s’enfuit et rapide ne revienne sur celui du président. Tu t’es trahi pensa Beussa et Deussain-Brun semble au courant. Mais il te ménage, ce président n’est pas un imbécile. Deussain-Brun changea de ton : - Acceptez l’expression : J’ai jusqu’à maintenant mené la course, permettez-moi de laisser à Beussa l’honneur de vous guider. C’est un grand, un grand alpiniste, un des grands de l’alpinisme, c’est un maître… de conférences. 115 116 Il laissa un temps pour que tous apprécient son mot, puis : - Messieurs, silence. Monsieur Beussa, Michel, mon ami, à vous. Les applaudissements crépitèrent les étudiants trépignèrent, scandèrent : A toi Babar, à toi Babar, à toi. A toi Babar, à toi Babar, à toi. Beussa fit un signe au projectionniste, la première image apparût sur l’écran. Puis d’autres. Beussa parla latitude, longitude, climat, sommets et altitudes. Il décrivit aussi des hommes de là-bas de leur coutume, de leurs religions, de leur condition. Puis sur de vieilles images il traça l’historique des premières expéditions. Il dit la fascination qu’exerçaient sur les alpinistes occidentaux les sommets de plus de 8000 mètres, mais il insista : l’altitude, qui était la motivation première ne devait plus être le critère de choix. L’himalayisme moderne de qualité se trouvait aujourd’hui soit dans la recherche de sommets ou d’itinéraires esthétiques, soit dans la recherche de la difficulté pure. Il expliqua l’enracinement des habitudes, l’influence des modes, de la mauvaise information. Prononçant ces mots il n’osa pas chercher le regard de Socrate qui, il en est sûr lui dirait un jour : « Beussa, tu as été presque bon mais tu aurais pu viser le centre de la cible dire que monsieur Panse bête était aussi con qu’une poubelle vide, que son conseiller en himalayisme, Malassi, espérait être sélectionné, le but étant une voie d’altitude élevée mais facile et qu’il agissait en conséquence. » Beussa resta un moment silencieux puis fit un nouveau signe au projectionniste. Les deux dernières photos étaient celles de Socrate et de Chtuc dans Les Blocs. Cherchant dans la pénombre le regard du président il les présenta comme ses deux compagnons qui allaient l’accompagner. Il parla d’eux avec admiration. Il dit de Chtuc que c’était un grimpeur fantastique, de Socrate qu’il était l’alpiniste le plus complet, le compagnon le plus fabuleux et le garçon le plus généreux qu’il ait jamais côtoyé. Gardant son regard dirigé vers le président il murmura, mais le micro transmit à la salle ses paroles : - Cher président, les généraux ne doivent s’attacher qu’à la victoire, aux capitaines revient le choix des hommes. Beussa leva un bras, la lumière revient. Alors que les spectateurs applaudissaient, il chercha Socrate du regard. Où était-il ? Sa place et celle de Litote étaient occupées par d’autres personnes. Descendait-t-il ? Non, aucun mouvement n’était perceptible. Il était parti ! Il était bel et bien parti. Alors 116 117 brusquement il se vit dans cette salle, piètre comédien entouré d’acteurs prétentieux, jouant devant un public peu exigeant une pièce médiocre. Le président jouait la décontraction. Il avait hoché la tête aux derniers propos de Beussa. Il était debout maintenant et saisissant le micro, il lança joyeusement : - Magistral, voilà magistralement exposé un aperçu de l’himalayisme et de son évolution. Pour conclure cette superbe soirée je dois préciser qu’il est encore trop tôt pour parler du choix des troupes. Il lança du même ton enjoué : - Et maintenant, aux questions. Et Beussa répondit aux questions. Elles se succédèrent. Questions techniques, questions de connaisseurs, questions d’incompétents, questions stupides, questions de ceux qui veulent briller devant un auditoire… Puis les questions se tarirent. Les spectateurs ayant eu leur content d’informations, lassés de leur position assise, pensèrent au sommeil. Ils se levèrent, se dirigèrent vers la sortie avec la nonchalance de ceux qui quittent la table après un bon repas. Le président et les membres du bureau s’étaient groupés devant la porte de sortie pour les saluer et se faire saluer. Lorsqu’il ne resta plus que quelques personnes le président proposa à Beussa qui était resté à l’écart : - Allons boire un verre. Nous le méritons, vous le méritez. Mais Beussa, tête baissée, répondit : - Une autre fois président. Et d’une voix sourde : << Accepez Béloni, vous savez l’importance que j’accorde à sa présence. Je le sais, il est agaçant par sa causticité, mais c’est un garçon de valeur… Le président prenant à témoin les membres du bureau : - I have my doubts. Il n’est pas indispensable. Il fait partie de ces garçons qui ne sont pas uniquement arrogants mais qui sont exécrables par leur désir de tout détruire. Vous connaissez ce mot : « Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, ils ne savent pas ce qu’ils veulent. » Permettez-moi de parler encore anglais ça m’évitera d’être ouvertement grossier : they deserve a kick up their backside* En attendant, ils sèment le trouble là où ils sont. Ce sont des personnes qui rient de notre société mais qui n’hésitent pas à en tirer tous les avantages. J’affirme que ce sont des gros malins. Enfin, ami Beussa, vous oubliez que cette expédition est placée sous le signe du M.A.S., un de ces clubs que votre ami ne cesse de dénigrer. Et que ce club possède de nombreux alpinistes, il n’a pas besoin de mercenaires. 117 118 D’un ton las Beussa répliqua : - Oubliez son discours. Ne considérez que sa valeur alpine. Je le connais c’est le meilleur de nous tous : technique, courage, résistance, pugnacité, qualités humaines, il est toujours à sa place. Sur la glace, le rocher pur, dans le mixte. La tempête survient il chante, il faut gravir une dalle exposée il prétend avoir toujours été attiré par ce genre de passage, il n’y a plus de pitons il déclare : « amusant c’est justement à moi de passer en tête. », son compagnon est épuisé il vide son sac dans le sien en lui disant : * Ils méritent un coup de pied au derrière. « Gaffe, c’est un placement une autre fois tu feras de même. » Il fait froid, il offre sa cagoule, les vivres sont épuisés, il sort de son sac de misérables restes, les partage et garde pour lui la part la plus petite… Quel débit, quelle passion il mit à dire cela. Les membres du bureau ne l’avaient jamais vu dans cet état. Ils regardèrent Deussain-Brun. Celui-ci fit mine de ne pas prendre au sérieux cette colère : - Allons, ami, pas de gaminerie. Vous savez bien que personne n’est indispensable… Beussa répliqua : - Je ne le suis pas non plus président. Il salua le groupe d’un geste de la main et se dirigea tête baissée vers la sortie. Voilà ! C’est ainsi. Je laisse tomber, se dit-il. Traversant le hall d’entrée il aperçut Milassi et Panse-bête dans un recoin. Ils parlaient à voix basse. Ils n’eurent pas le temps de changer leur physionomie, la duplicité et la satisfaction étaient inscrites sur leur visage. Beussa était dehors, une silhouette vint lui barrer le passage. C’était le vieux Motheux qui l’attendait et lui murmura : - Ami, je ne vous savais pas naïf. N’avez-vous rien appris sur les hommes ? Beussa le regarda, ému, il posa une main affectueuse sur son épaule : - C’est vous qui devriez être président. Le vieux hocha la tête, amusé : - Beussa, les gens comme vous et moi ne sont jamais présidents, ils sont tout au plus membres d’un bureau. Et dans un sourire : - Les Socrate, eux, ne seront même pas membres d’un bureau. Il ne faut pas qu’ils s’en étonnent, quand on va à contre courant on ne gagne jamais une course. Ami Beussa ne désespérez pas, vous 118 119 le savez, quand dans une face un passage conduit à une impasse, on en cherche un autre, ou on capitule. Mais vous n’êtes pas de ceux qui descendent en rappel à la première difficulté. A l’Intello est ouvert. Ce n’est pas un bistrot pour nos amis du bureau. Socrate y sera. Le vin blanc stimule l’optimisme, fermente l’imagination, venez, ce sera ma tournée. Beussa chez lui. L’après-conférence. Beussa prit le téléphone, il écouta et répondit : - Oui, bonjour. Et sans enthousiasme : - Oui la conférence a été un succès. Non, l’équipe n’est pas encore figée. Non l’expédition n’est pas annulée. Il écouta encore puis : - Entendu, mais Milassi vous en parlera aussi bien que moi. Il reposa le combiné et dit à Griotte qui le regardait : - Panse-bête ! Avec Milassi ils jubilent mais voudraient savoir. - Que comptes-tu faire ? - Rencontrer Serge. Elle sourit : - Invite-le un soir. J’ai un lourd passif avec lui. Si je pouvais lui servir au moins une fois un repas réussi Beussa raconte à Griotte sa visite avec Chtuc au président du M.A.S. Deussain-Brun. Nouvel éclairage de ce personnage. Beussa quittait le Campus, il rentrait chez lui en se hâtant, le vieux Serge venait dîner. Quand il arriva Griotte lisait. Elle lui tendit une enveloppe. Il parcourut le mot, haussa les épaules : - Déçu ? - Je me croyais capable d’influencer les hommes. J’avais combiné un scénario. Les acteurs se sont révoltés. L’un n’est pas venu, il ne veut pas jouer dans ce genre de pièce, l’autre est venu en spectateur mais il n’a pas voulu monter sur la scène. Quant au 119 120 metteur en scène il est outré que des acteurs débutants puissent le défier. J’étais le seul acteur et mon jeu a été minable. Il leva son regard : - Il y avait pourtant une ambiance formidable. Je l’imaginais assez forte pour modifier les esprits. Je me suis trompé. J’ai ensuite écrit un mot au président. J’ai pesé mes mots. Voici sa réponse : Ami, vous êtes un gentleman, mot désuet que j’apprécie, mais vous ne connaissez rien au fonctionnement de la société, vous ne connaissez rien aux hommes. On peut être un alpiniste médiocre, se contenter de diriger un petit club et avoir sa fierté. Un homme ne se réalise pas uniquement par des réussites sociales, des ascensions exceptionnelles, il est parfois obligé de le faire par des choix qu’il impose aux autres. J’ai choisi la partialité pour combattre l’agressivité. Je place ma fierté au-dessus d’une éventuelle réussite. L’alpinisme n’est pas le foot ball. Et puis, personne, je vous le répète, n’est irremplaçable. Ma décision est prise. Ceci dit, Beussa je voudrais garder votre amitié. C’est l’homme qui parle, non le directeur général, ni le président du club. Revenez parmi nous, je vous attends et je puis vous assurer que votre place sera toujours à mon côté. D.B. P.S. Sachez que je ne tiens jamais compte des désirs des envieux et des médiocres. Griotte questionna : - Millassi et Panse-bête ? Il opina d’un hochement de tête sans sourire, elle : - Ce D.B. a tristement raison, mon Babar est un naïf. Elle pensa : « Depuis plusieurs jours il ruminait ses déceptions. Si certains s’expriment spontanément, lui, s’enferme dans le mutisme. Mais je le connais, il est transparent. Je devinais ses préoccupations. Je savais qu’un événement fissurerait son mutisme. Il y a quelques jours il m’a laissé entendre que l’expédition M.A.S. se ferait sans lui. Il a parlé de la rigidité de certains hommes, de leur absence de scrupules, des méthodes qu’ils utilisaient. L’écoutant, j’ai vérifié que la volonté de défendre ou de combattre des causes était, et en cela les femmes sont différentes, durcie par leur désir de détruire l’autre. La cause défendue ou combattue devenant vite secondaire. Etendant son raisonnement, elle s’était demandée s’il fallait trouver là une explication à l’attrait exercé par l’alpinisme sur certains timides et solitaires qui, refusant tout affrontement, fuyaient tout ce qui 120 121 est grégaire. Les cas les plus graves se réfugiant dans la misanthropie. Elle se dit : accordons-lui quelques instants. Elle posa son livre en signe de disponibilité. Il s’assit. - Raconte. - Tu veux vraiment savoir ? Elle se dit qu’il était amusant avec sa bouille pensive et son air ennuyé. Je suis sans doute trop pessimiste sur nous ou trop exigeante. Combien de vieux couples peuvent parler comme nous le faisons. La jalousie c’est évident nourrit mes mauvaises humeurs, active mes révoltes. Dans les premiers temps elle était masquée par l’intensité des sentiments. En réalité il n’a pas changé. Sa passion le place quand même au-dessus des maris qui, tous les dimanches, allument la télé pour regarder un quelconque match, trépignent, s’extasient, critiquent, puis ensuite commentent, dissertent indéfiniment sur la précision de quelque coups de pied. Qu’il me prenne pour confidente, qu’il ait besoin de mon jugement est une preuve que j’existe encore pour lui. - Retourne à ton livre. Il regarda le titre : - Tiens tu lis ça ? Il lut : « faire et ce faisant se faire et n’être rien que ce qu’on fait. » Ce que l’homme peut être con, s’extasier sur de telles banalités ! Et à l’échelle d’une génération ! - Une forme de pensée simplifiée par des médias et un milieu, par là dénaturée. Simple effet de mode. Ce qui est intéressant c’est de savoir pourquoi ce fragment de texte d’un ensemble écrit pour une minorité a pu être vulgarisé et adopté par la masse. - Je ne suis qu’un pauvre scientifique c’est pourquoi je me contente de dire : Etre, c’est quelquefois réussir ce qu’on a envie de faire… Je n’ai pas besoin de cinq cent quatre-vingt pages pour le dire. Il émit un doux ricanement : - Je n’ai jamais réussi à lire un de ces bouquins jusqu’au bout. Il y a des subtilités et des nuances que je ne puis comprendre. Elle le regarda d’un air moqueur - Tu te sous estimes Babar, réussir est un verbe de sportifs, comprendre est un verbe pour enseignants et pour intellectuels. - Les intellectuels comprennent toujours avant les autres et quand ils n’ont pas compris ils expliquent pourquoi ils n’ont pas compris… Moqueuse : - Tu as raison, tu n’es qu’un tacticien, ton président lui, est un stratège. Tu voulais empiéter sur son pouvoir il te rappelle à l’ordre. 121 122 - Tu m’emmerdes avec tes digressions. Pour le comprendre il faut le voir dans son cadre de travail. C’est un empereur. Tu connais son usine… - Vu du dehors, un vaste ensemble industriel. Une enfilade de toits en sheds ! - Un petit monde ! Nous sommes arrivés avec Chtuc dans le grand hall d’accueil du bâtiment de bureaux. Deux secrétaires sont là derrière une banque. Belles filles, tenues strictes. L’une se débat pour tenter de calmer plusieurs sonneries de téléphones. L’autre nous questionne du regard. Fardée, sourire de coiffeuse. Nous lui disons être attendus par Dessain. Changement d’attitude. Elle est avertie. Elle s’empresse. Elle questionne : Vous êtes les alpinistes n’est-ce pas ? Elle minaude en regardant Chtuc avec insistance. Son visage est quand même plus intéressant que le mien. Elle appuie sur une touche. Voix suave : « Ces messieurs sont arrivés. » Après quelques minutes arrive une autre secrétaire. Age indéfinissable, élégante mais sans recherche. Elle nous demande de la suivre, ajoute : - Cela ne vous ennuie pas si je vous fais prendre un raccourci. Nous la suivons. Elle a de gros mollets, Chtuc murmure : « La première est là pour la décoration, ils cachent le solide. ». Nous la suivons, passons deux portes, suivons un long couloir. Nous arrivons dans un hall immense : l’entrée principale ! Dehors, la vieille cour d’honneur. Au milieu du hall, un escalier : une colossale spirale de marbre. Côté jour un garde-corps en fer forgé dont les supports verticaux reproduisent l’emblème de la maison : un dragon tordant dans sa gueule un lingot de métal en fusion. Au centre du giron, un tapis maintenu par des barres de laiton. Nous arrivons au premier étage, pénétrons dans un salon d’attente, traversons ce qui doit être le bureau de la dame aux gros mollets. Encore une porte, matelassée celle-là, digne d’un bureau de notaire et nous voici dans le temple de l’empereur. Une immense pièce, de grandes et hautes fenêtres donnent sur la cour d’honneur. Un immense bureau à droite, une banquette et des fauteuils entourant une table basse à gauche. Sur le mur, face à l’entrée, une magnifique photo. Un alpiniste corde nouée autour de la taille, pantalons de golf très larges, grosses chaussures à semelles crantées, c’est notre homme. On le voit de profil dans un passage d’escalade. La corde pend derrière lui. Le passage a l’air raide, mais si on observe la photo attentivement, on se rend compte que la corde n’est pas verticale, que les montagnes en arrière plan, sont trop raides. L’appareil a été incliné au moment de la prise de vue. De plus on devine dans l’angle supérieur une sorte de bombement, c’est le pied de son premier de cordée. Puérilité charmante, je me dis que sa réussite professionnelle ne 122 123 lui a pas fait oublier son désir d’être considéré comme un bon alpiniste. Il est derrière son bureau dans un de ces fauteuils qui semble plus fait pour la lecture près d’un feu de bois que pour le travail. Il ferme avec hâte un dossier, se lève avec empressement, nous accueille d’un : - Bonjour mes jeunes amis. Comme il voit Chtuc regarder la photo, il dit : - Ne soyez pas sévères, j’étais jeune, serais-je capable aujourd’hui ? Pour gravir des parois difficiles on dit qu’il faut avoir le moral ! Je sais aujourd’hui qu’avoir le moral est subordonné à l’absence de soucis quotidiens. Avec le travail qui est le mien, ma volonté se disperse dans mille activités, décisions à prendre, ordres à donner. Un emploi du temps infernal et que de choses à étudier, de problèmes à résoudre… Il montrait une petite table contre un mur chargée de nombreux dossiers, de plans. - Pour parler clair, j’ai trop d’emmerdements. Il m’arrive de regretter de ne pas être resté simple ingénieur. Directeur d’un projet. J’aurais pu continuer à pratiquer un alpinisme difficile et, qui sait, partir un jour moi aussi dans l’Himalaya. Le rêve de tout alpiniste. Il s’est tourné vers Chtuc : - Combien de fois m’arrive-t-il de rêver à des maisons isolées dans un environnement de montagnes, n’ayant à surveiller que des animaux paisibles ? Griotte sourit : - Je crois entendre Serge : « Quand on est déçu par son travail, et on l’est un jour ou l’autre dans une période de sa vie, on se rêve berger. Mais on ne voit que les aspects plaisants de la situation. On ne pense pas à la fuite d’eau du toit qu’il faut réparer, à la fumée du feu de bois qui rend l’atmosphère irrespirable et brûle les bronches, à l’éloignement du médecin qui est cause de la persistance de la douleur. Ce type ne voit que l’aspect désagréable de sa situation il ne dit rien de la fierté ressentie par ceux qui comme lui, tout en haut de l’échelle sociale, imposent leur volonté à des centaines d’hommes. La misère du manoeuvre vient aussi de ce qu’il n’est salué que par quelques uns des siens et négligé par les autres. Mais comment a-t-il été avec Chtuc ? - J’y viens, il s’est d’abord tourné vers moi et a dit sans moquerie en le regardant : « Qui a dit que l’alpiniste devait être un colosse ? » Il s’est ensuite tourné vers lui : « Je suis content de vous connaître, votre ascension m’a fortement impressionné. Je vous félicite. Il faut pour réussir une telle course des moyens physiques exceptionnels mais aussi une force morale et un équilibre intérieur que bien peu possèdent. Il faut aussi un grand 123 124 orgueil ce qui, pour moi, n’est pas un blâme, au contraire. Mais permettez-moi quelques observations qui frisent la critique : « Il y a dans votre attitude un mépris de la vie trop accusé et aussi une indifférence au collectif qui me choque. Tenez compte que je suis président d’un club de montagne. Je le sais, l’alpinisme est un sport d’individualistes mais la gloire contenue dans une telle ascension ne pouvait-elle se partager ? Et que devient le mot amitié si fortement lié aux valeurs de notre sport ? Une autre observation se fonde sur l’absence de publicité de votre ascension et là, c’est le chef d’entreprise qui parle. Votre volonté de rester dans l’ombre est coupable. Pour être reconnu il faut parler haut et fort. Mettez-vous en avant, la modestie est ridicule aux gens de valeur. Ou alors, pratiquez la fausse modestie, c’est un art merveilleux. Préparez un discours quelque peu jésuitique qui laisse entendre à vos interlocuteurs que vous êtes sans orgueil. A quoi sert la valeur si elle n’est pas exprimée ? Exprimez ! Vous êtes peintre, vous réussissez un tableau de grande classe, vous le déposez-le dans un galetas, il n’est rien, vous n’êtes rien. Montrez le à des critiques spécialisés, n’ayez pas peur de demander leur opinion, ils ont l’habitude d’être sollicités. Une seule ligne dans un de leur article vous apportera la gloire. Savez-vous que certains grimpeurs célèbres ont une personne qui est chargée des relations avec la presse ? Retenez : le copinage existe dans l’information. J’ajoute encore qu’une réputation ne se bâtit pas en une seule ascension. Etre reconnu du grand public est une œuvre de longue haleine, soyez patient. N’oubliez pas : ne commettez aucune faute, chaque journal a une clientèle et son rôle consiste à l’amadouer, à la flatter en la caressant dans le sens du poil. Enfin, ne restez pas seul, intégrez une famille, un clan. Il y en a de plusieurs sortes, le club de montagne en est un, c’est le plus logique pour vous. Mais il y en a d’autres dont ceux offerts par la politique. Suivant votre discours vous perdez quarante pour cent de supporters d’un bord mais vous en trouvez quarante pour cent de l’autre qui vantera sur tous les tons vos mérites. Vous devez savoir l’importance des choses murmurées. Le : « Il est des nôtres. » est d’une efficacité surprenante. Ne pas affirmer son choix a pour résultat de faire naître l’indifférence dans les deux camps. Triste ? C’est ainsi, la société, l’homme sont ce qu’ils sont. Et puis il y a l’argent. Aujourd’hui la tradition veut que l’alpiniste dédaigne la chose, mais demain ? Avez-vous remarqué que les alpinistes de premier plan sont de plus en plus nombreux à être conseillers techniques. Cherchez à être conseiller technique de quelque produit. Une marque de rouge à lèvres s’il le faut. Publicité gratuite : votre nom sera accolé à celui du produit. De plus vous percevrez des royalties. Demain, un jour, je 124 125 vous le prédis l’alpinisme sera un sport d’argent. L’ancienne formule : on ne prête qu’aux riches s’écrit : « On prête à ceux qui disent haut et fort vouloir être riches. » Griotte émit un - Beurk, de dégoût. Puis : - Il y a hélas du vrai. Et : - Ton Chtuc devait être consterné ? - Il n’a pas dit un mot, il… Beussa n’eut pas le temps de terminer sa phrase la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre. - C’est Serge, dit Griotte atterrée, j’ai encore oublié de me mettre aux fourneaux Serge chez Griotte et Beussa. Talents de cuisinière de Griotte. Au cours du repas, il est bien sûr question d’expédition. Le vieux Serge pénétra dans la pièce, il prit joyeusement Griotte par les épaules, la poussa à bout de bras, la regarda : - Il a de la chance ce Babar. Mais, dites-moi, en est-il conscient ? - Pas toujours, il lui arrive de jouer les solitaires. Le vieux hocha la tête en signe de critique, puis il alla vers Beussa, posa une main sur son épaule : - Vieux Babar, je suis content de te voir. L’amitié entre Serge, Beussa et Socrate était une de ces amitiés particulières qui lient trois personnes de générations différentes. Un jour, Beussa avait dit à Serge : « Je veux te faire connaître un jeune grimpeur. Il devrait te plaire. Tu en as peut-être entendu parler, il grimpe avec ton petit fils. On l’appelle Socrate. » - Bernard m’en a parlé avait bougonné le vieux, mais qu’ai-je à faire d’un grimpeur philosophe Il avait néanmoins accepté. La confrontation de ces deux personnages avait été un moment étonnant. Evidemment, ils avaient parlé de montagne. Serge questionnant, Socrate répondant avec sa franchise brutale. Une fois que chacun avait été à même de situer l’autre dans le domaine de l’alpinisme, ils avaient cherché à savoir ce qu’ils étaient vraiment. Socrate avait apprécié le côté non-conformiste de Serge. Ce dernier s’était retrouvé dans le caractère, l’intransigeance du jeune garçon. Le premier verre de vin blanc n’était pas terminé que déjà l’ambiance était aux rires, aux tutoiements, aux moqueries. Ces moqueries s’adressaient à quelques alpinistes, à quelques dirigeants, à quelques célébrités. Puis vint le moment où Beussa fut la cible de leurs plaisanteries. Ils se gaussèrent de son physique, de ses 125 126 lourdeurs, de sa fonction dans l’université. Beussa s’était faiblement défendu, heureux de voir la tournure qu’avait pris cette rencontre. Avec Griotte aussi l’amitié avait été immédiate. Un soir Beussa l’avait avertie : « Demain, Serge vient dîner. Je lui ai dis que tu n’étais pas une fine cuisinière. Essaye quand même de ne pas l’empoisonner, un vieux c’est fragile. » Etait-ce par défi ? Elle avait tenté de préparer un plat original. Hélas ! Malgré un essai d’attention constante elle avait été distraite au moment de la cuisson par un article dans une revue et elle avait sorti du four une monstruosité boursouflée coiffée d’une croûte craquelée ressemblant fort à de la lave refroidie. Elle avait alors préparé en catastrophe des pâtes et une omelette, mais même ces plats étaient lamentables. Les pâtes s’agglutinaient en un étrange magma, l’omelette avait sur sa périphérie la consistance et la couleur d’une feuille de carton brûlé. Un autre que Serge aurait gardé un honnête silence et poliment avalé l’effroyable tambouille. Mais Serge s’était esclaffé. Quand il eut sa part dans son assiette il dit : « Madame, vos recettes me semblent originales. Sont-elles déduites de la fabrication des mortiers et des bétons ? Etes-vous géologue ? Vulcanologue ? Etes-vous inspirée par la cuisson des roches quand vous préparez vos repas ? Je suis pourtant habitué à une nourriture sommaire et frugale, mais j’avoue que vous êtes arrivée à m’étonner. Dès la deuxième bouchée il avait annoncé dans un fou rire : « Griotte, permettez moi de vous appeler ainsi, votre père était-il charbonnier ? Cherchez vous à mettre au point un nouveau procédé de lyophilisation ? Avalant sans broncher nouilles et omelette il avait ajouté : « « Beussa m’a dit que vous écriviez des livres pour enfants, persévérez, refusez d’écrire des livres de cuisine. Il avait bu une gorgée de vin et s’adressant à Beussa : « Etesvous de connivence ? Ce repas est-il une mise à l’épreuve pour tester la force de mon amitié ? Ton vin n’a rien d’un grand crû, l’as-tu acheté chez un apothicaire ? De fait ni Griotte ni Beussa ne se préoccupaient de gastronomie. La distraction de Griotte n’était pas feinte, elle mettait un aliment à cuire puis pensait au détail d’un dessin, à un mot de répartie, à une phrase de dialogue. Alors, elle courait à sa table pour les croquer, les noter. Pendant ce temps les calories poursuivaient leurs méfaits. Combien de fois l’avait-il surprise l’aspirateur à la main, un livre dans l’autre repassant dix fois l’ouverture goulue du tube dans le même recoin d’une pièce. Souvent, c’était Beussa, il avait le nez fin, qui arrachait la casserole à son martyr. Il la jetait sous le robinet. Un sifflement et 126 127 une fumée âcre emplissaient l’espace. « Que fais-tu encore criait Griotte, ne touche à rien je prépare le repas » L’un et l’autre, peu intéressés par ces choses riaient. Ce soir là, l’humour de Serge loin de vexer Griotte l’avait amusée. Elle avait immédiatement accepté la franchise, l’esprit caustique, la truculence de ce vieux bonhomme. Plus tard, l’ayant écouté, elle avait dit à Beussa : « C’est un de ces hommes rares qui place au premier plan la recherche de la vérité. C’est un homme vrai. C’est aussi un type qui sait relativiser le sérieux, tempérer l’amusant. Il n’est pas comme certains de tes amis qui parlent alpinisme avec des intonations d’ecclésiastique. A chaque nouvelle rencontre, elle lui disait : « Serge, vous n’avez aucun tact, vous êtes un type insupportable, mais dans votre genre vous êtes un honneste homme et c’est pourquoi j’ai de l’estime pour vous. » Le vieux répliquait : « Brillat-Savarin en jupon, docteur es décoctions et tambouilles, vous faites avec Babar, grand sommelier des cimes, un couple remarquable. Que n’ouvrez-vous un restaurant ! » Elle, remplissant son verre malgré ses gestes de refus : « Votre réputation de grand buveur est surfaite. Quel énorme vide entre vos discours et la réalité ! » Serge renvoyait la balle : « Vos talents de psychologue sont indéniables, vous savez, il levait la main, doigts écartés, lire entre les lignes, bien peu y parviennent. Mais les hommes sont des êtres fragiles, ils se croient obligés de dissimuler. Je plains mon ami Beussa condamné à la transparence. Elle riait en disant : « Mon Beussa n’a rien à cacher, il est clair et limpide. Est-ce un signe de force ou de niaiserie. Je ne sais pas encore. » Ce jour là, après avoir épuisé leur stock habituel de plaisanteries, elle annonça solennellement : - Serge, je vais aux cuisines, occupez-vous de mon Beussa, il est désemparé. Il se croyait diplomate ! Il est malheureux, je vous le laisse. Beussa dans un minuscule sourire expliquait : - J’ai tout essayé Deussain est un type qui possède de multiples qualités mais quand on lui parle de Socrate son intelligence se fige. - Intelligence murmura le vieux. Je n’aime pas ce mot au singulier. Mon pauvre Beussa il n’y a que les intellectuels pour utiliser ce mot avec ce ton. Y a-t-il une intelligence universelle qui permette de résoudre tous les problèmes rencontrés dans une vie ? Un philosophe a-t-il l’intelligence des maths, un scientifique a-t-il celle du philosophe ? Einstein avait-il l’intelligence des 127 128 gestes du cordonnier ? Celle qui est nécessaire pour dévisser un boulon grippé ? Travaux manuels dis-tu, alors je rajoute : celle du sportif ? Celle de l’artiste ? Du poète ? De l’homme d’église ? De l’homme en groupe qui doit en quelques secondes trouver le discours qui apaisera une situation conflictuelle ? Pascal avait-il l’intelligence des affaires ? Ami Beussa, l’efficacité d’un être vivant n’est pas uniquement liée à la faculté de comprendre et à celle de retenir, ni d’ailleurs à la profondeur de la réflexion. Les autodidactes manichéens, je suis l’un d’eux et je m’en flatte ne possèdent qu’une forme d’intelligence, celle imposée par l’exercice de leur profession. Mais attention ils peuvent avoir des opinions sur bien des sujets et être même dotés de bon sens et d’un sens subtil de l’adaptation… Griotte passa une tête souriante dans l’entrebâillement de la porte : - Votre Socrate a-t-il du bon sens ? Le vieux lui fit signe de venir. Elle obéit. Il poursuivit : - C’est un garçon subtil et délicat, trop honnête pour notre société. Son manichéisme est une façade. Vous connaissez ses origines familiales ? Beussa vous en a parlé mais écoutez ce souvenir de jeunesse. Il ne l’a raconté qu’à moi, parce qu’il savait que je comprendrais avec mon coeur : « Il arrive en France, il est enfant. Rafaello son père baragouine un horrible sabir de français. Fin d’année, réunion de parents d’élèves, Rafaello met les habits du dimanche et il demande à son fils de l’accompagner. Il est fier. Au cours de la réunion, il veut s’exprimer, il a quelque chose à dire. Il commence à parler, personne ne comprend, il reprend, il répète, il insiste. Tous se sont tus. L’assemblée est captivée. L’hilarité la gagne. Des fous rires fusent, étouffés. Ils s’amplifient, éclatent. Même les prof. ne peuvent se retenir. » - Je savais, dit Beussa, par un collègue qui m’a raconté la fin : Socrate a pris la main de son père, l’a entraîné vers la sortie, et ils sont passés devant tous rigides, silencieux. Griotte hocha la tête : - Horrible ! - C’est beau un fils qui guide son père pour qu’il soit hors d’atteinte du ridicule, mais c’est terrible. Quant aux traces qu’elles doivent laisser !… Beussa regarda Serge sans sourire : - Tu m’as appris que l’alpinisme de haute difficulté pouvait être la manifestation d’une révolte intérieure. - Serge, commença Griotte je crois… Elle s’arrêta brusquement, sur le visage de Serge elle lut une stupéfaction ravie. Il humait l’air de toutes ses rides. Beussa 128 129 comprit aussi, se met à rire. Griotte courut à la cuisine, Serge lui lança : - Griotte, y a-t-il une intelligence des casseroles ? Pendant que Griotte s’activait à réparer l’irréparable, Serge et Beussa parlèrent expédition. Ils l’analysèrent point par point : choix du sommet, situation, montant des droits à payer, coûts, moyens de réduire ces coûts… Serge avec son esprit pragmatique, Beussa avec son esprit de synthèse, chacun avec ses connaissances sur le sujet. Ils arrivèrent à la conclusion que le montant des débours d’une expédition légère était à la portée d’une budget modeste et qu’il l’était même à celui d’un jeune lui consacrant toutes ses économies. L’été est là. Regard vers les personnages, que font-ils ? Eté, saison des couleurs vives, de l’exubérance, des plénitudes, des sensations puissantes, des révélations, de la maturité. Plantes, animaux et hommes sont épanouis. Les hommes ! Volonté d’épanouissement, cris d’exigences de leurs corps qui crient des désirs d’action. Paradoxe, ce corps alangui par la chaleur, normalement aspiré vers des actions douces se déroulant dans des campagnes paisibles, des forêts, des étendues d’eau calme, est parfois entraîné dans des actions audacieuses. Le corps, alors, rejette l’émollient court à l’aventure. La montagne, terre de fraîcheur sinon de froid, attise l’intensité de cet appel, incite à quitter au plus vite la plaine. L’alpiniste sait cela. Ceux qui sont restés en ville sont oppressés, la ville emprisonne la chaleur. Ceux qui continuent à y travailler cachent leur malaise et leur inefficacité. Parmi eux il en est qui, pour justifier leur présence quand ils se rencontrent, parlent fièrement d’impossibilités, de devoir, d’obligations qui les lient à leur tâche. Deussain-Brun n’a pris que quelques jours de vacances. Des visites obligées à la famille là-bas dans l’Ouest du pays. Il y a laissé sa femme et est vite revenu. Il l’a laissée avec une sorte de soulagement. Mais une femme chez soi, même si sont détendus les liens affectifs, est, pour l’équilibre physiologique, une nécessité. Célibataire maintenant, son regard s’attarde sur des silhouettes que les vêtements d’été, le hâle, l’abstinence surtout, font paraître plus belles qu’elles ne le sont en réalité. La beauté 129 130 est une notion subjective, nombreuses sont les femmes qui l’hiver passent inaperçues mais qui, en été, deviennent désirables. Paul Rague aussi est resté en ville. Il se rend tous les jours à son bureau. Il explique à ses interlocuteurs d’un ton de componction affligée son surcroît de travail. N’a-t-il pas vingt dossiers à examiner ! Des dossiers dont l’analyse est si délicate, qu’il ne peut la confier à personne. En réalité il profite de sa solitude pour se pencher sur ses affaires personnelles. Il consacre toute l’année à l’intérêt des autres, ne doit-il pas se consacrer un peu aux siens ? Mais le père de Rague est un pragmatique qui a un sens commercial développé, Fonderie et aciers spéciaux est un client de choix, comme il sait que Deussain-Brun traîne à moitié inactif dans son usine presque déserte, il l’appelle au téléphone. - Aurez-vous le temps ? Nous parlerons de nos affaires communes et ensuite nous pourrions retourner où vous savez… La blonde oh ! Oui, sans doute, sinon… Y a-t-il des saisons pour Griotte ? Elle est en vacances. Elle a commencé un nouveau récit pour enfant. Ce sera une histoire simple. Elle murmure : - Le génie de Saint-Exupéry s’exprime plus dans Le petit prince que dans Vol de nuit. Le petit prince est vide, ses sentences sont ridicules, pourtant il est lu avec plaisir par les enfants et les adultes. Ecrire un texte illustré qui plaîrait aux adultes et aux enfants ! Elle a griffonné des esquisses, jeté quelques phrases, des réparties. Tracé des silhouettes. L’idée : des enfants se préparent à quitter la plaine; ils vont gravir une montagne. Elle a dessiné une montagne aux formes acérées, aux mille pics, aux mille vallons. Couleur sombre, ambiance lugubre sur fond de ciel orageux. Cette montagne abrite un méchant dragon. Les enfants sont sensibles aux ambiances, ils aiment avoir peur. Les hommes dans la plaine craignent d’aller chasser la vilaine bête alors ils parlent ils parlent. Les enfants ont comploté et aujourd’hui ils disparaissent. Ils sont allés tuer le dragon. Ils sont courageux les enfants. Ils franchissent l’une après l’autre des difficultés terribles. Crevasses, avalanches, chutes de pierres, passage d’escalade difficile, rien ne leur est épargné. Ils arrivent enfin sur la cime. Et là ils trouvent le méchant dragon. Corps recouvert d’écailles, feu sortant de la gueule. Mais celui-ci, à leur vue, se transforme soudain. Ce n’était qu’un enfant transformé par une vilaine sorcière jalouse de sa jeunesse. Elle se dit : c’est un peu simpliste, éculé mais si ça plaît aux enfants. La pointe de ses crayons trace le visage de cet enfant. Elle le dessine, le redessine, gomme un anguleux, le transforme en arrondi. Sa main s’attarde 130 131 sur un détail, le contour d’un front, le profil d’un nez, la couleur des yeux, la forme d’un sourire. Elle le colorie en tons pastel. Elle met trop de tendresse dans ce travail. En réalité, elle rêve Griotte. Tout à coup elle réalise que cet enfant ressemble à ce Chtuc dont Beussa lui a montré une photo dans la revue du M.A.S. Alors, elle déchire le dessin avec honte. Quand Beussa vient l’embrasser avant ses départs en montagne elle le regarde sans tendresse. Elle lui dit tout bas : - Bonne balade mon ami, sois prudent. Et elle pense : c’est ce qu’on dit toujours : Sois prudent. Que fait serge ? Il lit. Il a toujours aimé la lecture. Il a abandonné depuis longtemps celle des livres d’alpinisme. Sa boulimie de romans, de nouvelles, de poésies s’est apaisée. Depuis quelques mois il a découvert l’intérêt des mémoires et des biographies des grands hommes. Des grands hommes ! Il sait Serge qu’il n’y a pas de grands hommes. Sa vie d’alpiniste lui a tout appris. Et il a la modestie de ceux qui ont exercé un travail manuel. Il sourit même de la notoriété que lui ont apporté ses exploits sportifs. Mais il s’intéresse au grandiose, aux choses exaltantes ou tristes. Il cherche à vérifier les constantes de l’individu : qu’il soit ouvrier, philosophe, homme d’affaire, intellectuel, alpiniste, l’homme est fait de la même substance. Il est mû par les mêmes motivations. Il recherche les indices de l’unicité de la pâte humaine, les analogies dans les réactions, dans les actes, les agissements. Il conclut parfois que seules les faiblesses des hommes sont attachantes. Que ce que l’on appelle la force d’un individu n’est trop souvent que la manifestation d’un entêtement, d’une volonté de paraître indices d’une stupidité bornée. Il a l’âge des lucidités, le vieux. Pour déjouer la duplicité des auteurs il compulse, étudie, achète plusieurs livres dans lesquels se manifeste le personnage. Procédant ainsi, par recoupement, il cherche à comprendre, il recherche la vérité. Alors, lorsqu’elle s’est révélée à lui, il reste longtemps la tête relevée, son regard fixant sans le voir un meuble, un bibelot, le ciel à travers la fenêtre. Et il sourit parfois. C’est l’indulgence qui le fait sourire. Indice de grande force, il n’y a pas de médiocrité en lui. A travers sa bouche ne passe jamais cette mauvaise haleine des vieillards aigris. Le vieux a été homme d’action et il n’y a aucune bassesse en lui. Beussa profite de ses longues vacances. Serge l’a convaincu, une expédition légère sans sponsors est concevable. Les jours de 131 132 repos, il cherche des photos de sommets himalayens, y trace des itinéraires virtuels. Socrate, Chtuc et quelquefois Rague viennent le voir. Parlottes d’alpinistes. Ils partent souvent courir la montagne. A chaque retour il retrouve Griotte penchée sur ses dessins. Il remarque que seule la présence de Chtuc la fait sourire, il en est troublé. Eté, ce qui semblait impossible se réalise. Conséquence du vieillissement des couples ses membres desserrent leurs liens. Marie, la mère de Rague, s’est rendue seule à Ville les sables où les Rague ont une solide villa dominant la mer. Elle aussi s’est crue obligée de justifier son attitude, elle a parlé de jardin à refaire, d’aménagements intérieurs à modifier. Son mari ne peut vraiment pas l’accompagner, il est trop occupé, elle ira seule ! D’ailleurs pourquoi resterait-elle ? Bernard n’est jamais avec elle, il suit un stage dans un important cabinet de la grande ville voisine et dès qu’il est libre il part avec Socrate et Beussa en montagne. Avec un peu de honte elle découvre qu’en elle sommeille des désirs de solitude et de voyage. Elle est arrivée dans la villa a ouvert les volets. La lumière qui s’est jetée dans la pièce l’a éblouie et elle s’est sentie envahie d’une nervosité joyeuse et d’un immense désir d’entreprendre. Tout de suite, elle a téléphoné à une entreprise que des amis lui ont recommandée. La secrétaire lui a expliqué : il vous faut une étude, elle lui a communiqué le téléphone d’un cabinet d’études paysagistes. « Le patron est un véritable artiste qui a de réelles connaissances pratiques. » Et elle a ajouté : « et il est amusant. » Maintenant les travaux sont terminés. Elle flâne dans le jardin, dans la maison, étonnée. Il est vrai qu’une chose extraordinaire s’est produite. Doit-elle regretter ? Elle ne peut pas répondre. A-ton le temps de réfléchir quand on est pris par un courant trop puissant ? Y a-t-il eu une part de folie ? Non, elle se veut lucide. Avec lui, tout était évident. Elle songe : pourtant il n’est même pas beau, mais il a un charme, une décontraction nonchalante, la sûreté que donne la possession de connaissances professionnelles. Dès la première visite il lui a expliqué sur des croquis les travaux et les plantations qu’il fallait entreprendre. Avec quelle rapidité il dessinait. Elle riait de sa dextérité. A la deuxième rencontre il la chahutait. Il croquait une silhouette dans l’allée : majestueuse disait-il, telle vous serez dans ce nouveau décor. C’était bien elle sur fond de mer. Il la faisait rire et pourtant tout ce qu’il proposait était sérieux. Puis les choses avaient évolué, très vite. Trop vite ? Il y avait eu ce repas dans ce restaurant baptisé : Le bistrot aux 132 133 murmures. Elle n’avait pu refuser, il restait quelques détails à mettre au point et il n’était libre que le soir. « Vous comprenez hein ? avait-il demandé en ajoutant : « Des clientes exigeantes, des mégères lugubres, bougonnes et laides. Vous... » Le bistrot était un de ces faux bistrots de marin que fréquentent les vacanciers. Il avait dit : « Je viens ici parce que les nappes sont en papier, je ne puis rester cinq minutes sans dessiner. Sur la nappe, au cours du repas, il avait refait des croquis : l’allée, les bosquets, puis en riant il avait croqué une forme fuyant entre les arbres. C’était elle à nouveau mais entièrement nue ! Elle avait caché le dessin de sa main et lui avait posé sa main sur la sienne. Alors il lui avait dit gentiment : « Ne fuyez pas voulez-vous. Me suis-je trompé dans les proportions ? Votre corps n’est-il pas à l’image d’une statue de Maillol affinée ? N’a-t-il pas la densité des statues antiques ? » Et maintenant le départ est proche. Elle est seule, petite fille à la fin des vacances, abasourdie, étonnée, heureuse, un peu triste, ravie quand même. Ainsi, Bernard Rague effectue un stage dans un grand cabinet d’études et d’investissements immobiliers. Chaque fois qu’il le peut il se joint à ses compagnons qui eux partent régulièrement en montagne. Beussa, Socrate et Chtuc alternent en effet les courses extrêmes avec ce que Socrate nomme les courses d’agrément. Ce sont des escalades qui ne sont jamais extrêmement difficiles mais qui ont une histoire et qui sont toujours esthétiquement belles et dénuées de réels dangers. Quand ils sont trois ils grimpent en flèche, le premier attaché au milieu d’une corde de rappel de soixante et dix mètres. Les deux autres, à chaque extrémité des brins libres, progressent en même temps. Quand ils sont quatre, ils forment deux cordées de deux, Beussa et Chtuc, Socrate et Rague. Ces derniers, entraînés à lier leur sort par la force de l’habitude. Mais quelquefois Chtuc a pitié de Rague malmené, moqué par Socrate, il l’encorde avec lui. Il y a en Chtuc une gentillesse spontanée qui étonne Beussa et Socrate. Socrate, lui, est toujours dans une forme éblouissante, il chante ses chansons, récite des vers de sa composition, improvise, se moque, critique, pète, chahute. Et ses rires fusent et se répercutant sur les parois. Il déride parfois Beussa qui joint alors son rire de basson à ses trilles. A les voir ainsi, Chtuc perd de sa réserve. Il s’imprègne, s’imbibe de l’étrange harmonie que dégage la cordée Beussa Socrate. Il participe. Il lui arrive même de raconter. Il décrit sa famille, il explique pourquoi il a arrêté ses études. Il dit ses espoirs déçus, ses interrogations. Et les autres l’écoutent avec attention. S’il s’intéressait à son moi il percevrait l’intensité de leur curiosité. Il est pour eux, qui croyaient avoir 133 134 tout vu, celui qui a réussi une incroyable ascension, celui qui est toujours à l’aise, celui qui peut tout. Il y a entre Socrate et lui l’entente, l’amitié de personnes d’une même génération. Tous deux aiguisent leur complicité contre le vieux Beussa, qui, bonne pâte, heureux de les voir ainsi, se prête à leurs jeux, à leurs piques, à leurs critiques. Parfois ils parlent de montagnes lointaines, de cet Himalaya mystérieux que connaît Beussa. Ils lui posent des questions. Alors, lui, explique. Il parle démesure, dévoile des inconnus, détaille le folklore, décrit les natifs. Il affirme parfois qu’il ne faut pas idéaliser mais les autres ne sont pas prêts à accepter cette forme de lucidité. Ils se taisent et longtemps après ils rêvent encore. Une course en montagne réalisée par l’équipe au complet. Qui démontre que l’alpinisme n’est pas toujours une chose sérieuse. Des alpinistes parlent. Beussa explique à Chtuc le nouveau visage de l’expédition. L’été va son chemin, il vieillit. Il transforme les paysages, dans les verts déjà viennent des jaunes. En montagne les blancs s’atténuent, la neige a perdu de sa brillante blancheur, elle est salie et a changé d’état. Les glaciers se déshabillent de leur neige d’hiver et ils se rident. Dans leur lit inférieur ils sont gris ou presque noirs, des cailloux de toute taille les parsèment et des graviers qui roulent sous les pieds. Des crevasses les déchirent qui ont des bords francs et nets. En surface courent de petits ruisselets, ils émettent des gargouillis, des fragments de mélodies, des complaintes, qui se perdent avec des bruits de borborygmes et d’étranges échos dans des insondables cavités bleues de la glace. Plus bas encore leur extrémité rongée par la chaleur semble une langue de lave. Percée parfois en gueule béante elle dégurgite un torrent déjà puissant. Dans les hauts, dans les changements de pente, les blocs des séracs dégagés de leur neige exhibent leur âge en strates couleur d’azurs. Masses instables ils s’acheminent vers le bas en glissement et chutes retardées par la cohésion. Le blanc des glaciers s’est réfugié dans le haut des bassins d’alimentation. Dans leur cours médian quelques taches de neige subsistent, souvent en bandes, le long des crevasses bouchées. Au pied des faces nord d’altitude faible des névés jouent les glaciers. Leur surface n’est plus de neige blanche et lisse elle est 134 135 de neige grisâtre plissée de fins sillons. Quelques découpures y jouent les crevasses. Les faces aussi sont plus sombres. Les neiges sur les vires se sont amenuisées. Les couloirs qui les strient sont revêtus de glace noire, brillante, dure. C’est Socrate qui l’a proposé, il a dit : « Ce long week-end Rague est libre partons tous les quatre. Je propose une course dans le vallon du Démon. Personne n’y va, le nom fait peur. On refait Les Accents graves dans le Doigt du Démon. C’est une voie ouverte par le Serge. Comme le vent du Sud-ouest n’a pas l’air de faiblir, prenons des vivres pour trois jours. Nous bivouaquerons sous La Pierre à Giro. Si le vent passe au nord, direction les Accents, si le vent d’ouest persiste, direction les dents du Démon. J’aimerai refaire la Sud de la Dent de lait, courte mais T.D., belle, granit parfait, descente rapide. Ce sera une récréation. Pour gagner le pied il faudra traverser le glacier dans le sens des crevasses mais nous aurons piolets et crampons… La voie des Accents graves est un grand itinéraire mixte qui, encore aujourd’hui, a gardé sa réputation de course sérieuse. Elle est composée d’une paroi coupée par deux névés très raides en forme de demi-lunes* Le vallon est bordé sur sa rive gauche par des aiguilles de faible hauteur qui semblent jaillir du glacier. Elles sont nommées les Dents du Démon. Les alpinistes ont baptisé du Sud au Nord la Molaire, la Canine et la Dent de lait qui est la plus difficile. La rive droite du vallon est composée d’une succession de pentes de caillasses et d’herbe, très raides, interrompues par des barres rocheuses. Elles sont, quelquefois au printemps, descendues par d’excellents skieurs de montagne. A son pied, à la partie supérieure de la moraine latérale, est un vaste surplomb sous lequel est aménagé un bivouac. Il est nommé La Pierre à Giro, du nom d’un vieil alpiniste ayant assidûment chassé le chamois dans ce vallon. Le sol a été aplani, une murette l’abrite des vents. Un filet d’eau ruisselle à quelques mètres dans un couloir proche. Les trois autres avaient accepté. Beussa, en technicien expérimenté appréciant la présence d’une course de repli. Rague, avec enthousiasme, espérant le beau temps, il était à l’aise dans les voies mixtes. Chtuc, indifférent à la nature de la course et à ses difficultés, toujours heureux de s’adapter au désir des autres. Lorsqu’ils furent réunis sous le surplomb-bivouac, chacun, ayant trouvé où installer sa couche, commença à vider son sac. Socrate, lui, avait posé le sien contre la murette et s’activait à 135 136 stabiliser quelques blocs à l’équilibre douteux puis tourné vers les autres il commença à déclamer : Je n’ai point de chalet, Ni d’maison de campagne, De luxueux palais, Dans les belles montagnes, … * Voir croquis en fin de texte - C’est parti dit Rague, voilà le gueux qui donne de la voix. Chtuc ! Connaissais-tu celle-là ? As-tu retenu quelques vers de notre poète des cimes ? Mes amis je dois le dire, Socrate vieillit… Socrate imperturbable enchaînait : Je suis pour presque tous, Un chenapan, un gueux Un vilain polisson dont personne ne veut Alors, lorsque me prend un désir de maison Je viens tout seul ici et j’écris des chansons. Rague poursuivait et sa voix grave résonnait sous la voûte. Puis il dit : - Socrate vieillit, je lui ai mis deux minutes dans la vue. Rague et Socrate se livraient à un jeu. Au cours d’une marche d’approche, en général lorsque le temps ne leur permettait pas d’attaquer une face, ou lors d’une descente, l’un lançait tout à coup un défi à l’autre : « A trois : le premier à la touffe de gentiane. » ou « le premier au bloc. » ou « le premier en haut du ressaut.»... A la montée, à même poids de sac, les chances de gagner étaient partagées, Rague, bénéficiant d’une forte musculature, gagnait peut être plus souvent; mais à la descente c’était toujours Socrate qui arrivait le premier. Quelle que soit la nature du terrain, il s’élançait droit dans la pente, courait, sautait, allait de bonds en bonds, bondissait, faisant rouler des cailloux, des blocs, soulevant la poussière, lâchant des bordées de joyeux rugissements. Lorsqu’il était avec eux, Beussa ne se mêlait jamais à ces jeux. Il continuait de son pas égal et, lorsqu’il les rejoignait, il les regardait avec commisération. Il hochait la tête et son regard traduisait l’inquiétude que leur état lui inspirait. 136 137 Socrate ayant fini de dégoiser sa stance romantique, indifférent aux propos de Rague, il sortait une bouteille de son sac, puis s’adressant à Chtuc : - Handicap de un kilo. Emballage plastique. Il récita : Le pinard du père Socrate, N’est pas le plus cher des picrates, Mais vous n’en serez pas déçus, Là où il passe y’a plus d’sangsues. Beussa souriait, Chtuc riait. Le crépuscule n’en finissait pas de s’éteindre, ils s’étendirent. Beussa et Chtuc se glissèrent dans leur pied d’éléphant*. Rague s’était fait faire un mini sac sans fond, il l’enfila comme une jupe jusque sous le bras en déclarant : - J’ai inventé ce modèle. Avant d’avoir froid aux genoux on a froid au dos. Quand il fait très froid les pieds ont droit au sac. C’est suffisant pour eux. - Judicieux dit Beussa. Socrate restait assis, les bras autour des genoux . - Qu’as-tu fais de celui que je t’ai donné ? Questionna Beussa. - Je l’ai prêté à mon voisin de galetas. Quand il regarde la télé sur son fauteuil il a froid. Les vieux, ça n’arrive jamais à se réchauffer, ça produit pas assez de calories. Te fâche pas Babar, une nuit c’est vite passé. Je suis bien. Il ne me manque que ma petite Litote. - C’est qui Litote ? Questionna Chtuc. Rague répondit goguenard : - Une poupée non gonflable à visage de rhétorique. Mais une poupée qui ne se dégonfle jamais. Il faut être ainsi pour vivre avec Socrate… - Mon amie, coupa Socrate laconique. - Un surnom dont l’origine est étonnante de simplicité commenta Rague qui poursuivit : Je t’explique. Il y a deux ans Socrate vient me voir au campus. Je suis avec deux camarades qui sont ravis que je leur présente notre gloire locale. L’un dit : « Voilà donc le Socrate qui aime la montagne plus que tout. » Socrate répond : « La montagne je ne déteste pas. » Le deuxième copain remarque : « Belle litote.» juste au moment où vient nous saluer une fille splendide. Les camarades qui la connaissent disent à la fille : « Connais-tu Socrate, le philosophe alpiniste ? Et Socrate tout à coup intimidé 137 138 murmure : « C’est vrai que tu es belle, Litote. » Explications, tout le monde s’esclaffe. Quelques banalités puis Litote regarde Socrate et lui demande sérieusement : « Et toi, pourquoi t’appelle-t-on Socrate ? Je te demande ça parce que je suis étudiante en philo. » C’est ainsi que tout a commencé. - Sympathique et marrant pour un intello. Une philosophe, quel choix magnifique pour un Socrate ! dit Chtuc. Rague d’un ton moqueur : - Socrate a tous les talents, c’est un fin grimpeur mais c’est aussi un solide don Juan. Avant de connaître Litote il ne faisait pas de long cours, il ne faisait que du cabotage. * Sacs de couchage courts. Il laisse un temps pour que les autres apprécient et : - Combien de jeunes filles qui ont accepté de partir avec lui ont perdu au cours de leur premier bivouac le droit au port de vieille fille. Ce n’est pas un don Juan c’est un don Pénis. - J’ai la quéquette cyclothymique dit Socrate modeste. Parfois elle est calme et parfois elle est agitée, turbulente, insupportable. … - Ah ! Ah ! Dit Beussa, s’intéressant à la conversation. - A ce sujet dit Rague, stimulé par l’intervention de Beussa, qui pourrait me dire ce qu’il y a vraiment eu entre la femme du président et Socrate. Tant de choses se racontent. - J’aimerai aussi savoir, j’ai également entendu des bruits dit Beussa. - Babar, je te croyais mon pote mais tu n’es qu’un salaud. - On dit que l’histoire a commencé dans Les Blocs… - Pas dans Les blocs dans la petite barre de quarante mètres, qui les domine. - Des grimpeurs en difficulté je crois ? - Je vous emmerde tous les deux, dit Socrate. Chtuc je vais te raconter : « C’est une des premiers fois que je venais grimper dans Les Blocs. Une fin d’après midi, je me faisais les doigt sur des grattons, quand j’entends des appels. Je vais dans leur direction. Une voix aiguë braillait : « Quelqu’un peut nous aider ? » Et une voix grave et mélodieuse : « Peut-on nous lancer une corde du haut ? » Je m’approche encore et je vois au pied de la barre trois ou quatre gamins qui regardent en l’air. L’un me dit : « Ils sont coincés. » A ce moment là, la voix de fausset crie : « Nous n’avons pas de pitons, on nous avait dit que la voie était équipée. » Je leur crie : « Ne bougez pas. Je viens. » Le flûtiau 138 139 dit : « Sans corde ? vous êtes fou ! » Le basson ajoute : « C’est très difficile. » Je monte et me voilà à côté de mes deux apôtres. Je défais leur encordement, ils sont encordés à double, je m’attache en flèche je termine le passage et je les fais venir. Voilà l’histoire.» - C’est quand même du V sup dit Rague. - L’histoire s’arrête là ? Questionne Beussa perfide. - Clapet à médisance La suite ? Tu la veux ? Il n’y a pas plus simple. Pour descendre ça a pris du temps ils étaient encore sous le choc. Au moment où nous avons retrouvé la prairie il faisait presque nuit. Une femme vachement élégante était là, pas contente, elle a engueulé le basson : « Tu as un repas, tout le monde téléphone, te cherche, vite il faut aller te changer. » Le basson lui a fermé le caquet d’un : « Tais-toi, je descends avec Milassi, raccompagne ce jeune homme qui nous a dépanné en prenant des risques fous. » Et voilà ! Au passage, notez que votre président me connaît depuis longtemps, il a la mémoire courte ou l’oubli facile. La jolie maman m’a ramené en ville. Les vipères, gardez votre venin. Fin de l’histoire. - Non, fin de la première partie, susurre Rague Après, commence la romance. A l’époque Socrate faisait du cabotage. Ils ont parlé, elle lui aurait dit : « Prince des verticales, roi des glaciers, empereur des grattons, tu as sauvé mon mari, je ne puis te laisser aller ainsi. Allons dans la taverne de ton choix. » Ils sont allés A l’Intello. Alain m’a questionné ensuite : « D’où sort la belle femme qui était l’autre jour avec Socrate ? Il donne dans le mondain maintenant ? » Ensuite il m’a dit : « Ils ont parlé à voix basse. ». J’ai donc mené une enquête, j’ai appris qu’elle s’était approchée tout près de son chevalier. Elle aurait murmuré : « Mon héros, laisse moi humer ton odeur sauvage. » Il faut que tu saches Chtuc que dans la piaule où habite Socrate il n’y a pas d’eau, le robinet est sur le palier. La dame aurait également dit en quittant la salle : « Géant des monts -peut-être démon, on ne sait pas- mais elle a prononcé ce ou ces mots, de cela on est sûr : « Je vous raccompagne chez vous. » On ne sait rien sur la suite mais connaissant don Pénis on peut imaginer qu’une histoire commencée verticalement s’est terminée horizontalement. - Con. - Suggéré dans l’action dit Beussa. - La petite maman m’a simplement raccompagné. On a causé… - De quoi, dit Rague - Causé ou murmuré, demande Beussa ? Hilarité générale qui fait dire à Socrate : 139 140 - Son mec c’est pas un marrant. Sa vie on croît que … Les mecs, en réalité… je l’ai fait rire. - Avec des guili-guili sous les aisselles? Des papouilles sur le guili guili ? Beussa perfide : - Sérieusement, de quoi avez-vous parlé ? Socrate se laisse prendre au ton : - Des tas de choses, même du bon dieu si tu veux le savoir. - Dieu soit loué ! Dit Rague. - Combien ? Dit Chtuc. Socrate réalisant soudain la traîtrise de Beussa. - Hippopotame simplet, buffle castré, couilles de lézard. Je lui ai appris une chanson, un duo. Il change de ton, sourit, entame : L’habitat de l’esprit, je vous le dis madame L’habitat de l’esprit ? Ah ! Dîtes-moi monsieur Il est fort bien caché, je vous le dis madame Et où est-il caché ? Dîtes le moi monsieur Il habite les cieux, en doutez-vous madame ? Mais vous savez donc tout, expliquez moi monsieur Il est près du seigneur, retenez ça madame Près du petit Jésus ? J’en suis ravie monsieur Puis, en cœur, nous avons chanté : Vérifions tous deux que l’esprit qui m’habite Au septième ciel se prélasse amoureux Allons–y de ce pas et chantons tous les deux : L’habitat de l’esprit… Beussa : - Pan sur le bec dirait le Canard. Tu marques un point. Reprenant son ton inquisiteur, il insinue : - Elle a pas voulu à cause du bon dieu ? Rague : - Si c’est à cause de ça à bas la calotte - Non à bas la culotte Le moment était au rire, ils s’esclaffèrent et Socrate se laissant prendre au jeu lâcha : - C’est encore une belle viande. ! Les rires se mélangèrent, Socrate brailla : - Je n’ai rien dit, n’imaginez rien … - Voilà qui explique bien des choses, murmura Beussa. L’animosité de Milassi, la suspicion du président. Après le 140 141 sauvetage, ils ont appris que tu étais le Socrate connu dans les milieux de montagne. Y a-t-il du prémédité dans tout ça ? Le crépuscule n’en finissait de s’éteindre, il était pourtant poussé par les nuages de plus en plus denses. Des mots encore, quelques rires, flammèches d’un feu de gaieté laissé à l’abandon. Puis pas à pas vint le silence, total. Socrate tomba dans le sommeil. Il possédait la faculté de s’endormir n’importe où, quand il le voulait. Et de se réveiller sans temps mort, parfaitement lucide, l’esprit vif, le discours prêt, la chanson aux lèvres. Beussa lui, était de ceux qui mettent beaucoup de temps à s’éveiller. Qui, l’heure du réveil venue, retardaient au maximum leur lever, restent longtemps vaseux, indécis. Il admirait la capacité de Socrate à changer d’état rapidement. « Tu es un anxieux. » lui disait Griotte, « Tu es de ceux qui ont peur de la mort, tu assimiles le sommeil à une forme de mort. Curieux pour un homme d’action, l’insomnie parait plus logique aux inactifs. » Beussa répondait : « Je suis simplement une nature pessimiste, dans la pénombre du sommeil je ressasse des pensées inquiétantes ou moroses. » Il pleuvinait le lendemain matin. Ils se levèrent tard sauf Socrate debout dès l’aube qui prépara du thé au lait. Quand il fut prêt il brailla : - Aboulez vos gamelles. Cette nuit j’ai fait un rêve plaisant, une succube m’a réveillé : - Une quoi ? demanda Chtuc - Une succube, écoute : Une démone aux nez pointu Elle était toute dévêtue Tétins à l’air et le cul nu Elle m’a dit de sa voix aiguë Ou est Rague ce parvenu Elle l’a trouvé, elle l’a mordu Elle a coupé ses attributs. - Ferme ta gueule. Mais qu’il est con ce mec ! C’est pas possible ! brailla Rague. Beussa s’assit, sourire indulgent, il secoua la tête en signe de commisération. Socrate commençait à démolir la murette, expliquant : - Il y a longtemps que cette murette m’emmerde, elle branle, je vais la refaire costaud. 141 142 Et, aidé par Chtuc qui s’était levé, ils se mirent au travail. La murette était terminée quand Rague et Beussa se levèrent. Socrate commenta : - Le vent ne passera plus. Cet ouvrage sera pour les générations futures le Mur de Socrate. Les jeunes lycéens des siècles à venir venant l’admirer liront une plaque et diront : « Quel mec ce Socrate, il était tout, alpiniste, philosophe, tailleur de pierres, poète. » Calmé, riant, il s’installa à côté des autres. Alors, ils firent ce que font les alpinistes inactifs, ils parlèrent : de montagnes, d’itinéraires, de passages, des autres alpinistes. Des oreilles sifflèrent dans le massif, les autres massifs, dans des villes. A chaque interruption de la pluie ils allèrent grimper sur les blocs éparpillés sur la moraine. L’après-midi la pluie s’installa. Ils revinrent sous la Pierre à Giro. Ils reprirent leurs commentaires, leurs analyses, leurs jugements, les assaisonnèrent de nouvelles médisances. Dans un silence, Rague dit : - Jouons à raconter « Comment je suis venu à la montagne. » - Jeu de salon, lança Socrate méprisant. Rague ne tint pas compte de l’objection : - On s’emmerde. A toi Babar, raconte comment une sommité intellectuelle est arrivée à briller dans l’alpinisme. Rague ne pût s’empêcher d’ajouter : - Chtuc, il est intéressant le cas Babar. Un type qui brille dans plusieurs domaines, celui de l’encéphale et celui du biscoto c’est rare. Note quand même que dans les deux, ce n’est pas un rapide. Socrate rentrant dans le jeu, bougon un peu quand même : - C’est même, on peut l’affirmer un lourdingue. Beussa, sourire rentré, leur souriait affectueusement. Il commença en haussant les épaules : - Pas grand-chose à dire. Chtuc écoute moi, les autres savent. J’ai commencé à grimper quand j’étais étudiant, en école d’escalade. Mes parents n’étaient pas riches mais sur Les Blocs il ne fallait pas beaucoup de matériel : des grosses chaussures suffisaient. Puis un ami m’a entraîné vers l’escalade des falaises du Vercors et de Chartreuse. Il avait du matériel, il savait et il était bien plus fort que moi. Au début je grimpais en second puis rapidement je suis passé en tête. Progressivement nous avons augmenté le niveau des courses. Ensuite j’ai découvert la haute montagne, le ski de montagne. J’ai trouvé une place de pion, il me fallait peu, j’avais de nombreux jours de vacances. En montagne j’étais bien, j’étais heureux. A cause du besoin de solitude qui est en moi, et 142 143 aussi je crois parce que l’alpinisme c’est la démesure, le combat d’un homme contre la nature pas contre d’autres hommes. Il y a du misanthrope en moi. Je n’ai jamais réussi à être moi-même dans un groupe. Il raconta qu’un jour qu’il disait cela à Griotte, elle s’était moquée de lui : « Tu es modeste Babar, tu es simplement comme Schopenhauer qui rattachait amour de la solitude et qualité intellectuelle. » Il ajouta, se moquant de luimême : Griotte trouve toujours une citation, elle n’est pas comme moi, elle est très cultivée. Elle pense qu’il y a autre chose qui m’a entraîné vers l’alpinisme. Mais ça, vous le lui demanderez. Ensuite, j’ai toujours recherché la difficulté. Aujourd’hui la charge devient lourde, l’âge est un fardeau, il fait tout pour désamorcer l’envie. Et il y a les charges professionnelles, les heures de cours ne sont pas grand-chose dans un emploi du temps ! Et il me faut supporter Socrate ! Et on parle d’aller ensemble en Himalaya ! Mais nous parlerons de cela un autre jour. A toi Rague. Rague avait un discours tout prêt, il l’exposa plus qu’il ne raconta. Il prit son temps, se glissa dans son pied d’éléphant et enfin commença : - Atavisme. Mon grand père, Le Serge comme l’appellent Beussa et Socrate a été un des grands alpinistes de son temps. Il a réussi des courses qui depuis sont devenues classiques. - Tu le connaîtras dit Socrate à Chtuc, vous vous apprécierez. C’est lui qui a ouvert les Accents graves. En 1938 ! Beussa expliqua : - Aujourd’hui, on ne se rend pas compte, on dit : bah ! Une petite T.D. ! Mais il faut se souvenir du matériel que les alpinistes utilisaient alors : des chaussures à clous et des espadrilles, une corde en chanvre nouée autour de la taille, quelques mousquetons en acier, un seul modèle de piton, pas de casque. Grimper des longueurs de vingt mètres en IV sup. sans mettre de pitons était classique. Le V alors était sérieux, le VI exceptionnel. Au bivouac, pas de doudounes, pas de polaires. Et il faut parler de ses autres qualités. Il fait partie de ceux qui ne sont pas enfermé dans leur réussite. Il est lucide, il voit la prétention, les mérites, le ridicule de chaque époque. Il dit, parlant des alpinistes de la génération précédente : « Ils n’étaient pas moins bons que nous, simplement le matériel avait évolué et nous bénéficions de leur expérience. De la même manière les alpinistes qui nous suivront feront plus difficile que nous, ils ne seront pas meilleurs pour autant. » J’ajoute que c’est un caractère ! Quelle jeunesse en lui ! Quelle curiosité ! … Beussa demanda à Rague de bien vouloir l’excuser : 143 144 - A toi, dit-il, poursuis. - Donc, mon grand-père a été un grand alpiniste, ma mère, sa fille non, mais mon père est trésorier du club de montagne M.A.S. Il fait une ou deux courses de neige par an, beaucoup de ski de montagne. Je suis né avec un piolet et des skis sur l’oreiller. En ski, je vais bien… Socrate lui coupa brutalement la parole : - A ski il est bon comme un fils à papa qui a un studio à T…, comme un type qui peut se payer autant de fois qu’il le veut dans une journée tous les tire-culs d’une station. En école d’escalade aussi il est bon. Tu l’as vu. Quel dommage qu’il y ait la montagne! Je vous en raconte une. L’autre jour on est allé au pilier Médian. Jolie escalade calcaire T.D. Un surplomb pas commode avec un vide direct jusqu’au pierrier ! Bon. Mais audessus du surplomb il y a un assurage fabuleux, une lame calcaire, point haut d’une strate, qui retiendrait une locomotive. Un point idéal pour assurer. Arrivé là, j’ai envie de poser culotte. Faire dans le vide est exclu, notre aristocratus est dessous, bouche ouverte comme toujours. J’avertis donc notre apôtre qu’il doit attendre un moment. Je me décale vers la gauche. Et c’est alors que je vois une cheminée facile de quelques mètres qui donne accès à une vire superbe. Je descends la cheminée, je suis presque au niveau de la partie inférieure du surplomb qui est, je le vois en me décalant, bien visible. Je fais mes petites affaires, je me rebraille. Puis, retournant à droite, j’observe Rague. Il ne dit rien. Il examine le surplomb les sourcils froncés. Je crie dans ma main : - Oh, oh ! et je tire sur la corde. Il commence à monter. Bien. Il est à l’aise sur des grattons. Il arrive sous le surplomb et là, ça se déglingue. Il regarde le vide et commence à gueuler : - Tu assures sec ? Moi, je ne dis rien. Je l’épie en ne laissant dépasser que mon front et mes yeux. Il attend. Brutalement je tire sur la corde, alors il commence à chercher des prises. Il monte. Mais dès qu’il est en plein surplomb au-dessous d’un piton, je relâche un peu la corde. Quel spectacle ! L’aristo. s’arrête de grimper, il regarde en dessous, à droite, à gauche, il prend des prises, en change, regarde à nouveau le vide, sans doute estime-t-il la chute. Puis il rugit : - Sec, nom de dieu, assure sec. Alors je tire la corde à le soulever. Il se prépare à monter. Je continue à tirer très fort. C’est au moment où il arrive au niveau du deuxième piton que je relâche la corde. Dix centimètres pas plus. Bon Dieu il part en arrière, mais il a eu le temps de passer 144 145 deux doigts dans le mousqueton et il se tient sur ce doigt, les pieds en opposition sur le rocher. Alors il s’égosille : - Qu’est ce que tu fous, bordel. J’étais très près de lui mais il était trop occupé pour me voir. Je l’écoutais. A voix basse : « Nom de Dieu.», en gueulant : « Tire la corde. » A voix basse : « Connard. » En gueulant : « Avale le mou. » Moi, je ne réponds toujours pas. Je le regarde suspendu par son doigt au moustif. Quel spectacle ! Il trie des qualificatifs, commence des monologues : « Sale con, merdeux. Pourquoi il tire pas la corde ? Qu’est-ce qu’il fout ? » De temps en temps le silence, puis il redonne de la voix : « Tire. Tire. Avale le mou. » Et fallait voir les yeux qu’il roulait ! Je les voyais quand il regardait par en bas. Moi, à chaque hurlement je lâchais la corde, deux à trois centimètres pas plus, mais vu sa position ce devait être affreux. Je pensais qu’il allait lâcher et bien non il a tenu. Il est fort comme un gorille ce type. Alors j’ai remonté la cheminée à toute vitesse tout en tirant la corde. Je suis arrivé au relais avant lui. Je l’ai assuré proprement. Quand il a été à mon côté j’ai joué les distraits, je lui ai dis : - Tu es bien lent aujourd’hui. Il m’a regardé d’un drôle d’air… - Sale con ! Coupe Rague - Il y en a dit Socrate. - Connard obtus ! - Préciser la valeur angulaire, dit Beussa. - Et ce type dit aimer la montagne ! - Il l’aime dit Beussa. Dit dans un sourire : - Il n’est pas orophobe il est simplement acrophobe il a peur du vide, des hauteurs, des précipices. En cela c’est un type normal c’est nous qui …. - D’accord Babar-Jojo-la-sapience, mais arrête, tu n’es pas en cours. Chtuc, écoute encore celle-là. C’est quand Beussa m’a convaincu que l’école d’escalade était utile. Au début je ne passais rien. Je ne suis pas doué comme toi Chtuc ou même comme ce gros cul de Rague. Rague m’amenait toujours au plus dur. Bien sûr il escaladait tous les passages alors que moi je ne dépassais pas deux mètres. Alors, dès la fin de la saison, sans le dire, chaque fois que j’ai pu, même pendant l’hiver, je suis allé me faire les doigts. Et un jour je suis arrivé à tout passer. Tu sais que quand tu as réussi un passage une fois, tu l’escalades ensuite sans difficultés. Quand le printemps est arrivé on s’est retrouvé dans Les Blocs. Alors j’ai dit : - Perdons pas de temps sur des trucs faciles, allons au plus dur. Au pied j’ai joué les naïfs : 145 146 - Rague, vas-y, montre moi... J’ai fais semblant de m’extasier : - Qu’est-ce que tu es fort. Puis j’essayais, j’arrivais en haut, facile. Gueule du mec, douce vengeance. - Et ils peuvent grimper ensemble dit Chtuc. - Nous ne grimpons jamais ensemble, corrigea Socrate, je grimpe d’abord et ensuite je fais monter un gros sac dénommé Rague. - Salaud, dit Rague. - Rague, ne te laisse pas influencer, continue, dit Beussa. - J’ai donc été attiré par l’alpinisme. Dans les courses mixtes, les courses de glace, je suis à l’aise. Mais Socrate a raison, dès qu’il y a du vide je suis mal à l’aise, lent. Il faut, pour passer en tête, un optimisme que je n’ai pas. Le pessimiste envisage la chute. Il pense : « Le pied va glisser, au-dessus je ne trouverai pas de bonne prise, le piton est dix mètres au-dessous, quelle chute si je dévisse ! » Voilà j’en ai fini, à toi Socrate. Socrate se tourna vers Chtuc. - Un psy. te dirait en parlant de moi : « C’est un type fier, mais ses parents sont des ritals, des immigrés. De plus il a arrêté ses études après quelques semaines en fac. C’est donc un raté. La montagne le valorise. Grâce à elle il est quelqu’un. A l’Intello surtout. Voilà j’ai tout dis. » Il ricana : - Oui, je sais, je pourrais être guide. Mais imagine : tous ces gestes, ces équilibres, ces peurs, ces fatigues, je les fais gratuitement. S’ils étaient payés ils seraient étalonnés sur une échelle de valeur établie par la société. Or la société je l’emmerde. Il changea de ton, - Je vais te dire comment je suis venu à l’alpinisme. Il se tourna vers Beussa : - Babar tu te souviens ? Il y a quatre ans ce gamin qui avait disparu au dessus de M… C’était un week-end de fin d’automne, il avait neigé dans la semaine. Un vent d’ouest soufflait entraînant des nuages bas. J’avais été à l’école avec le frangin du gamin. Il vient me voir le lundi. Il me raconte la disparition. Il m’explique que l’hélico est cloué au sol par le mauvais temps. Il cherche des bénévoles. Il m’emmène au village. Là, grand rassemblement, la gendarmerie est là. Il me présente un gradé qui dit à un gendarme dit à un type du village : « Prenez-le avec vous. » Je me retrouve avec deux balèzes, des guides sans doute, bûcherons peut être aussi, des bracos certainement. Un a les cheveux noirs, l’autre gris. Tous les deux ont des peaux en terre 146 147 cuite. Ils me reluquent. Je porte bleue jean et basquets. Eux ils ont des grosses et un bleu de travail. Le Noir dit : - Petit, suis-nous, si on va trop vite, si c’est trop dur fais demitour. On part, eux devant, moi derrière. Putain d’allure. Je l’ai deviné ils allaient plein pot, exprès. On marche, ou plutôt on court. Moi silencieux, eux échangeant quelques mots. Après deux heures, on arrive à un sentier qui court au pied d’une barre rocheuse. Une fissure cheminée mène à une large vire d’herbe, un sangle ils l’appellent. Là le Noir dit : - L’automne on passe, mais aujourd’hui avec la neige tintin. Je lui dis : - On pourrait essayer. Le même, il répond : - Petit, le caillou, on connaît, c’est notre métier tout l’été. Je leur dis : - Cassez la croûte je vais voir si ça passe. Si ça passe, je fouine un peu. Ils se fâchent, le Gris dit : - Pas question de te laisser seul, y’a déjà un accident, ça suffit. Le Noir : - Montre tes mains. Je les montre, le Noir, il rajoute : - Petit t’as des mains à réparer des montres. Regarde les nôtres. Ils me tendent les leurs. Le Noir, des trucs comme du bois sec, avec des veines sous la peau comme des vers de terre, des creux et des bosses et des choses qui bougent sous la peau comme des baguettes. Le Gris des trucs énormes, des doigts en boudin qu’on dirait collés au bout des paumes. Je leur dis : - C’est des paluches, pas des mains. Propres elles feraient moins peur. Le Noir a un mouvement vers moi, le Gris se met entre-nous et dit : - Si on te dit que c’est pas possible, faut nous croire. Je reste calmos : - Rien que pour voir, ça ne coûte rien. Si je passe vous venez. J’attends pas la réponse, je monte vers le pied de la barre, ils me suivent en râlant. Je vais vers la fissure et sans attendre je m’engage dans le passage. J’entends : - Arrête, avec tes chaussures tu vas te casser la figure… Eux, ils ont des grosses. Mais il n’a pas fini que je suis déjà en haut. Ils me rejoignent furieux. - T’as pensé à la descente me dit le Gris ? Si on avait pas de corde ! Petit, en montagne faut avoir une tête. 147 148 On a cherché sur la vire, on n’a rien trouvé. Pour la descente à la corde ils m’ont montré. C’était mon premier rappel. Après pour redescendre au village on a pris tout droit dans la forêt. A la course j’ai toujours été bon. Et puis, ils m’avaient énervé ces types, j’ai voulu leur montrer qu’un type qui avait des doigts à démonter les montres et qui était chaussé de basket pouvait être plus rapide qu’eux. A un moment y’a eu un petit ressaut comme on en trouve dans les couloirs calcaires. J’ai pas réfléchi, j’y suis allé : mi-chute, mi-descente contrôlée j’ai été vite en bas. Eux ils sont allés faire un détour dans la forêt. Une nouvelle fois ils m’ont engueulé. On est allé sans plus se parler. Mais en bas ils s’étaient calmés, le Gris a dit : - T’es quand même un bon. Viens au bistrot petit. On y est allé, y’avait plein de monde, des gens du village, des secouristes d’ailleurs, les gendarmes. On nous a dit que l’enfant avait été retrouvé. Il avait son chien attaché par une laisse à son poignet. Qui a entraîné l’autre ? Après, tout le monde est parti, mais nous on est resté, on a cassé la croûte. J’ai bu de leur picrate. C’est là que j’ai appris qu’en montagne la qualité comptait peu. Songeur : - Fernand et Jean ils s’appellent, on est amis. Des fois je vais faire une course dans leur coin. J’ai une fois rencontré Jean en montagne, il était avec un client, il faisait une voie normale moi un pilier à côté, on s’est crié des choses. Au refuge, au retour, on a pas eu besoin de le dire aux autres, notre amitié elle se voyait. Je n’étais plus le mec instruit, le gars de la ville, j’étais un type qui savait marcher, qui n’avait pas peur, j’étais un mec du dehors comme eux, pas un mec de la ville qui vit dedans et ne vient chez eux que le dimanche. - Amitié de picrate dit Rague. On dit que le soir du sauvetage, il était tellement ivre qu’il est resté au bistrot endormi sur un banc… - Non, il était trop tard pour descendre. J’ai dormi sur une table. Le laitier m’a descendu le lendemain. Socrate se tût, il resta songeur un moment, puis se tournant vers Chtuc, il lui dit : - Raconte-nous, on te connaît peu. - Mon nom est Pierre Bois, commença Chtuc. Je n’ai pas grandchose à dire. J’étais sportif. J’aimais ce qu’il y a d’inhumain dans le marathon mais je n’y ai jamais brillé, j’avais les pattes trop courtes. Je faisais aussi de la gymnastique sur agrès. L’allemande, le soleil… C’est sur les stades qu’on m’a surnommé Chtuc, mon gabarit évidemment. Pour mes vacances 148 149 je montais dans l’appartement de ma mère dans la station. Moi aussi j’ai eu la chance de pouvoir utiliser les remontées mécaniques. L’été, je faisais des balades, des sommets faciles. Avec une amie. Mais un jour elle m’a dit : - Je ne viendrais plus, on s’emmerde avec toi. Je la croise, elle s’est intégrée dans un groupe. Ils font la fête, ils dansent. Je me suis de plus en plus intéressé à la montagne. En montagne j’étais différent, apaisé, gai presque. J’ai commencé à acheter des livres sur l’alpinisme. Lire, c’était oublier que j’étais en ville. J’ai presque par hasard acheté le topo-guide du massif. Une révélation ! J’ai appris les différentes difficultés. Je suis vite allé acheter du matériel. Quelques grands sommets pour me tester. J’avais quand même peur des crevasses. Après, j’ai essayé plus difficile, des courses rocheuses, c’était bien aussi. Je choisissais des courses sans glacier sur la descente. Puis je vous ai connus en fin d’automne dans Les blocs. Et il y a eu les Dalles luisantes. Et aujourd’hui je découvre avec vous une nouvelle façon de pratiquer. Avant, la montagne était pour moi une chose sérieuse… Il resta silencieux, pensif, le regard au loin, souriant dans le vague. - Tes études ? demanda Beussa. - J’ai arrêté. Mon père voulait que je fasse du droit ! Je me suis fâché avec mon père… Rague le coupa : - Mon père le connaît, chaque fois qu’il parle de tours de table, il cite son nom. Chtuc fit une moue de rejet. Il les regarda : - Vous m’avez beaucoup appris. Tourné vers Socrate et pensif : - Tu m’as fais découvrir. Rague faussement solennel déclama : - Le groupe est chaleur, la solitude est froide. Socrate haussa les épaules. Ils restèrent silencieux. - Voilà la nuit dit Socrate, quand le ciel est bouché elle arrive avec deux heures d’avance. Le vent d’ouest a pris, peu de chances pour demain. - Peut-être la neige. - Non, la pluie, il fait trop chaud. S’enchaînèrent : - La pluie dame toilette de la nature. - Neige, la nature thésaurise de l’eau. - Flocon et goutte d’eau, il est question de déguisements. - D’avatars. - Les flocons sont des gouttes d’eau qui ont pris froid. 149 150 - Qu’importe le flocon pourvu qu’il soit de neige. La voix calme de Beussa : - Tout cela sera à classer. La clarté est la politesse de l’homme de lettres. Chtuc en regardant Beussa: - N’est-elle pas celle de l’homme de sciences ? Rague : - La précision est la politesse du militaire. Socrate : - Nous fais pas chier avec tes militaires. Pour Rague je vous propose : Le bavardage est la politesse du connard. Beussa : - Ce Connard est partout, il est doué d’un don d’ubiquité. Rague leva les bras au ciel, Socrate siffla, Chtuc sourit. Beussa annonça : - Demain on est bon pour la Dent de lait. Il expliqua : Le temps s’améliore mais il ne faut pas espérer un beau temps qui dure. Il montra les cirrus en voile qui blanchissaient les parties de ciel visibles entre les stratus. : - Ils annoncent une nouvelle perturbation. Avez-vous remarqué cet après-midi les fils brillants que laissaient les réacteurs de l’avion à haute altitude ? Il affirma que le lendemain ils auraient le temps de gravir la Dent de lait. Il proposa : - En deux cordées nous serons rapides et la voie est courte. Il s’étendit, plaça ses chaussures comme oreiller, se recroquevilla : - Dodo les enfants. - Au plumard papy. Le lendemain ils escaladèrent la Dent de lait et ce fut une journée joyeuse. Au matin, le temps n’était pas encore parfaitement dégagé mais Beussa affirma qu’il n’y aurait pas d’orages et Socrate ajouta que l’escalade méritait que l’on se fasse arroser pendant la descente. Rague présenta bien sûr quelques objections, elles firent sourire les autres, alors, résigné, il se tu. Sur le glacier ils ne firent qu’une cordée, ils ne se disputèrent pas pour prendre la première place. Beussa s’y installa d’office. Ce vieux renard savait trouver le meilleur cheminement dans les pires champs de crevasses et les chaos de séracs. Mais cette année là, à part quelques ponts de neige incertains demandant l’assurance et un sérac à l’équilibre douteux imposant une rapide traversée, le parcours était simple. En une heure et demie ils 150 151 furent rendus. Au pied de la facette, ils refirent les encordements. Socrate, pour agacer Rague, proposa de grimper sans corde. Mais, à l’annonce de cette proposition, Rague jeta une série d’objections. Il déclara que s’il en était ainsi il préférait refaire seul la dangereuse traversée du glacier. Chtuc, gentiment lui tendit l’extrémité de la corde à laquelle il s’était attaché : - Grimpons ensemble. Nous laisserons les ténors ouvrir la voie. Nous irons à notre allure. - Voilà qui me convient dit Socrate, je vais être dégagé d’un souci majeur. Babar nous allons grimper en réversible. A toi la première longueur. Veille à ne pas laisser traîner tes grandes oreilles, elles feraient tomber des pierres instables et tu as sous toi un capital de soixante-cinq ans Ne le gaspille pas. L’attaque se situait sur la partie droite d’une dalle aux prises minuscules au-dessus d’une zone presque horizontale du glacier. L’escalade était tout de suite aérienne, « légère » affirma Socrate, elle ne nécessitait aucun effort musculaire important. Socrate ajoutait : « une escalade toute en finesse. » Mais l’itinéraire venait buter sous un surplomb bien marqué. Beussa y arriva rapidement. Socrate avec sérieux expliqua : - Le surplomb se passe avec un étrier. C’est un bon V sup A1. Je connais bien la voie, j’ai amené plusieurs copains… - Et des copines, Rague tranquillisé par la proposition de Chtuc se moquait. Ils se turent, Beussa avait commencé l’escalade du surplomb. Socrate soudain sérieux surveillait sa progression. Il lui cria : - Le piton est à droite derrière le feuillet. Beussa mit en place deux mousquetons et une sangle*, glissa la corde dans le mousqueton inférieur. - Socrate se mit à déclamer : Les oreilles de Babar sont de vrais parachutes C’est pourquoi quand il grimpe il ne craint pas la chute. Puis : - Faut que je termine cette poésie, je l’appellerai l’Hymne au Grand Babar. Plus tard quand nous serons tous morts, les jeunes alpinistes grimpant tout nus, n’utilisant que les index des mains et les pouces des pieds se la réciteront des larmes dans la voix. Tout à coup, à voix basse, il commanda : - Silence il ne met pas d’étrier. Influence d’un bon public ! Tous les trois observèrent la progression. Beussa ne grimpait jamais avec désinvolture. Que le terrain fut facile ou difficile il 151 152 exécutait un travail. Non pas un travail fastidieux mais un travail noble, un travail d’artisan qui procure autant de plaisir physique qu’intellectuel. Il enchaînait ses mouvements avec une lenteur précautionneuse mais sans marquer de temps d’arrêts. A peine lui arrive-t-il de s’arrêter pour observer la suite du passage, de taper du plat de sa main à plat ou de la pointe de sa chaussure sur une prise pour en éprouver la résistance. Mais ces interruptions n’étaient jamais des hésitations. Il était maintenant engagé dans le surplomb. Socrate murmura : - Une lèvre supérieure, une dalle en dessous, un profil d’agnate. Puis sentencieux : Le vide est le ciel des surplombs. Comme Chtuc sifflait en signe d’admiration. Socrate lui dit : * Les dégaines, ensemble formé par deux mousquetons et un bout de sangle n’existaient pas en ce temps là - Regarde Babar, il est toujours comme ça. Pas d’esbroufe, jamais. Depuis le temps que je grimpe avec lui je ne lui ai jamais vu faire un faux pas. Que ce soit en rocher pur, en mixte, en glace. Même en rocher pourri… Toujours la même vitesse. Tu crois qu’il va doucement, c’est une erreur, il va vite. Ce type il ne s’agrippe jamais, il effleure les prises. Si tu veux connaître la qualité d’un grimpeur au retour d’une course difficile regarde ses mains. Si elles sont griffées c’est qu’il n’était pas à l’aise. Chtuc tapa sur l’épaule de Socrate : - Si tu avais vu mes mains au retour des Dalles luisantes tu aurais compris que je n’étais pas toujours à l’aise. Rague : - C’est pourquoi je n’irai pas faire la seconde en solo, j’aurais trop peur d’abîmer mes mains. Ils rirent, continuant à observer Beussa : Beussa avait glissé sa main gauche sous une lame, il posait sa main droite à plat sur le flanc d’une saillie, il monta ses pieds, les plaqua sur une partie lisse puis lentement sans interrompre son mouvement d’élévation, équilibré par la seule main gauche exerçant une traction opposé à celle des pieds, il monta sa main droite. Elle glissa sur le rocher puis elle s’immobilisa. Elle avait trouvé une prise invisible du bas. La main gauche sortit alors de sa niche, le bras gauche décrivant un cadran de cercle. La main effleurait le rocher, elle vint se loger près de la droite. Le corps se déplia, le pied droit quitta la dalle vint se plaquer à plat sur la partie supérieure du surplomb. Beussa effectua un rétablissement, il ne fut plus visible. 152 153 - Sans étrier, va pour du VI dit Socrate. - Oh ! Oh ! Beussa prévenait qu’il était prêt à assurer. Mais Socrate était déjà parti. Dans la partie la plus raide du surplomb il se retourna, dit : - Peut-être un VI sup. Et à Chtuc : - Je laisse les mousquetons, Rague les récupère. S’il les oublie je m’en fous ce sont les siens. Je les ai pris dans son sac et les ai passés à Babar. - Salaud dit Rague. Lorsqu’ils furent tous les quatre au dessus du surplomb, sécurisés par deux pitons, au pied de dalles striées de cannelures, Rague dit à Chtuc : - Tu as remarqué que pour un second un premier c’est une paire de semelles. Socrate : - Et pour un premier, un second c’est un crâne et un sac sur des épaules. Une chose que je ne connaîtrais jamais c’est le cul de Rague vu de dessous. Dommage, des semelles de godasses sous un gros cul débordant, le spectacle doit valoir le coup. Il poursuivit : - Rague a un gros cul c’est connu. Mais il y a aussi les moyens, les petits culs. Chacun a son langage. Je travaille en ce moment sur ce qui aura pour titre : L’Ode aux croupions. C’est une sorte de cantique, un chant dédié aux trous de balle. Il attaqua d’une voix geignarde : Priez pour moi mes compagnons Excusez si je suis grognon Je ne suis qu’un pauvre croupion Un simple objet de dérision Je vais tout seul sur la falaise Ah ! Que solitude me pèse. Les mamelons eux sont à l’aise Loin des miasmes de la plaine Sur le granit, sur le calcaire Ils sont heureux ils vont par paire Ah ! Que solitude me pèse. Voyez-vous mes amis, écrire des poésies c’est ouvrir les portes d’un monde neuf, c’est oublier le caca qui nous entoure tous les jours. Par la poésie on fait du sérieux avec des rires, de la joie 153 154 avec des larmes. La poésie est à la prose ce que la montagne est à la plaine. Les autres se regardèrent, montrèrent par des hochements de tête et des airs consternés qu’ils appréciaient tristement. Puis ils rirent en coeur. – A moi dit Socrate, vous m’emmerdez. J’ai envie d’être seul. Il commença l’escalade de la longueur suivante. Il grimpait moins liquide, c’était son expression, que Beussa. Ses mouvements étaient plus heurtés, pourtant ses gestes ne dénonçaient aucune incertitude, ils étaient évidents, ils s’enchaînaient, logiques. Quand ses doigts refusaient une prise pour en prendre une autre, il monologuait, expliquant le motif de son refus, les espoirs qu’il espérait trouver dans la nouvelle. Beaussa, alors lui criait : « Bavard. » Au relais il leur dit : - Ce granit est magnifique. Voyez-vous mes amis, les géologues sont des nullards. Ils vous parlent de roches métamorphiques, de roches sédimentaires, de degré de cuisson… Ce sont des cuisiniers. Ils ne parlent jamais du langage du rocher. Il y a celui qui t’appelle, celui qui crie des mots pour te faire fuir. Regardez celui-ci, il le caressait du plat de sa main : il parle d’amitiés. Et s’enchaînèrent dans la joie les longueurs de corde suivantes. Ils arrivèrent vers la fin de la matinée sur une terrasse de pierrailles. Au-dessus d’eux un nouveau surplomb. Ils se regroupèrent. - A toi Chtuc, dit Beussa, tu vas conclure en beauté, c’est un très beau passage. Autre surplomb, autre technique. Tu lui fais le coup du mépris : tu montes sous lui, puis, alors qu’il ne s’y attend pas, hop, tu traverses à droite et tu montes tout droit. Il y a deux clous, la dalle est belle. Il est côté VI mais certains disent que c’est un bon VI sup. Le relais sur l’arête est royal, aérien, le vide sur trois faces. Ensuite, l’escalade est facile mais toujours très aérienne, tu brodes autour de minuscules gendarmes. L’assurance est parfaite. Comme dans la première longueur ils avaient observé Beussa, ils regardèrent grimper Chtuc. Ainsi des hommes de l’art s’émerveillent sans jalousie de la dextérité d’un autre. Si Beussa donnait l’impression de grimper lentement, si avec des gestes précis reflétant la fougue, le plaisir d’agir, Socrate donnait l’impression d’être tiré par une volonté venant du haut, ils vérifièrent l’élégance de Chtuc. Beussa murmura : - Il récite, il danse, il ne saisit pas les prises. 154 155 Et Socrate : - Quel salaud ! Après ça… Lorsqu’ils furent regroupés sur l’arête Beussa observant le ciel dit aux autres : - Pari gagné, mais ne traînons pas. Allons ensemble nous gagnerons du temps. Quand ils arrivèrent au sommet les nuages masquaient la voie des Accents graves. Ils emplissaient le vallon et ses vagues commençaient à se briser sur la Molaire et la Canine. Le vent se levait, Socrate cria : - Désencordez-vous, passez moi les deux cordes, je les attache, on fera un seul rappel de soixante mètres. Chtuc tendit l’extrémité de sa corde en demandant : - Décorder ou désencorder ? Beussa répondit : - Décorder, mais j’avoue que je me désencorde souvent. Si on grimpait avec des chaînes à la place de corde on dirait désenchaîner. Je dis ça en pensant à Socrate qui est toujours déchaîné. - Pauvres cons, ricana Socrate, arrêtez vos conneries, maniezvous. Feu aux culs ! Beussa dit aux autres : - Sans doute le début de quelques vers dans son Ode aux croupions. Socrate haussa les épaules, il commanda : - Rague, passe moi un anneau de cordelette, celui qui est en place est bien mince et bien vieux. Rague tendit un anneau en maugréant : - Rague tu as un gros cul, Rague tu es nul, Rague tu es un aristocrote… mais quand il faut du matériel, on entend : « « Rague passe-moi ci, Rague passe-moi ça. Rague j’ai pas beaucoup de matos, Rague, j’ai oublié les mousquetons… - Tu veux que j’attache le rappel avec ma chemise ? Ok mais alors tu passes le premier. Beussa remarqua : - La chemise serait préférable à l’anneau en place : brrr, une boucle en sept millimètre en simple ! Il y a eu pire, Serge me disait qu’au début il utilisait des anneaux de cinq millimètres en chanvre ! Socrate rajouta : - Ils se brûlaient les miches quand ils descendaient en rappel, le huit* était inconnu. Chtuc dit aux autres : - Les miches en feu, un autre poème ? 155 156 - Toi aussi, cria Socrate avant de disparaître absorbé par le vide. Quand ils furent regroupés sur le névé, ils plièrent les cordes et se répartirent le matériel. Rague, Beussa et Chtuc, bons skieurs, glissèrent sur la neige en belles ramasses, mais ils ne purent semer Socrate alternant immenses bonds et glissades courtes et poussant des cris de fureur. Quand ils atteignirent la vallée principale, les nuages s’étaient réfugiés contre les sommets. Rague et Socrate partirent devant, alternant rythme normal et mini courses. Chtuc et Beussa suivirent, marchant tranquillement. Côte à côte lorsque le sentier s’élargissait. S’arrêtant parfois pour échanger quelques mots : - J’ai beaucoup aimé dit Chtuc. * Pièce métallique qui permet de descendre en rappel sans se brûler. Beussa sourit mais ne répondit pas. Ils restèrent un moment, arrêtés, silencieux. Chtuc ajouta : - Surtout l’ambiance. Un autre silence suivit que Beussa se garda de troubler. - Avant que je vous connaisse je liais le mot alpinisme au mot sérieux, dans mon escalade solitaire j’ai même pensé aux mots sinistre et dramatique. Chtuc souleva ses épaules. Il reprit la descente, s’arrêta à nouveau, attendit que Beussa soit à son côté et lui dit avec un sourire d’excuse : - Et même inhumain. Aujourd’hui je découvre un autre aspect de l’alpinisme. C’est un alpinisme… Il chercha le mot : - Heureux. Beussa, le regard au loin, ses doigts caressant son nez : - Socrate t’expliquera que la ville a tué le chant et le rire mais qu’ils sont dans l’homme, cachés ne demandant qu’à sortir. Il a raison. En montagne le naturel de l’homme revient. Il fixa Chtuc : - As-tu remarqué que Socrate aime jouer les bouffons mais qu’en réalité c’est une personne d’une grande sensibilité. C’est aussi un type généreux et d’une honnêteté irréprochable. C’est aussi un type qui a de la consistance. Beussa de la pointe de son piolet s’était mis à tracer des lignes sur le sable du sentier : - Une belle nature qui sait démystifier. Mais il faut trier dans ses excès : attitudes, langage, toujours il va aux extrêmes. Il ne sera 156 157 jamais un personnage de club. Et il hait l’immobile, c’est un hyperactif… - Je me sens en phase avec lui. - Vous avez tous les deux un grand besoin d’action et un besoin de solitude. La cordée vous suffit, vous n’aurez jamais besoin de collective, la foule… Ils gardaient la tête baissée. Beussa ajouta : - Et vous avez besoin d’exister, l’alpinisme vous fait exister. Tête baissée : - Par rapport aux autres j’entends. Comme moi. Sans hypocrisie : l’alpinisme nous place sur un piédestal. Absorbé : - Il y a Rague, un type sympa, mais bien différent. Chtuc : - Je sors d’un milieu analogue au sien. Plus critiquable encore car chez le père de Rague il y a un savoir qui atténue la totale soumission à l’argent. Chez mon père les manières sont brutales et sans masque, sans aucun regard vers l’humain Il dit et l’image fit sourire Beussa : - Il est de ceux qui achètent une toile de maître parce qu’elle est chère. Crispé sur la formulation de ce qu’il voulait exprimer il s’acharnait à rogner une extrémité d’ongle. Beussa dit : - Notre sport se prête aux partages. Il se pratique dans la durée… Il sourit : - Le temps c’est de l’argent. Les autres sports sont dirigés par le chrono., c’est pourquoi l’argent y est si important. La vitesse et le temps tuent le partage. Deussain-Brun pense qu’il y aura un jour un chronomètre en montagne. Et, acide, il récite l’enchaînement : « « sport, chrono, argent, sponsor, médias » ». - Quand nous nous sommes engueulés mon père m’a dit : Tu m’amuses avec ton alpinisme, c’est un sport comme les autres. Il suffit de voir l’attitude des médias. Un alpiniste est un homme et tous les hommes sont à acheter il suffit d’y mettre le prix. Tu verras demain. Aujourd’hui vous n’êtes que des gagne petits. Un rien suffirait. Chtuc maintenant attaquait l’ongle d’un autre doigt : - Je suis peut être venu à l’alpinisme par dégoût. Puis changeant encore de doigt : - C’est la station de ski qui m’a conduit à la montagne De l’appartement de ma mère on voit le massif. Je me suis dis, il y a quelque chose là-bas. Ici sont le bruit, la foule, les mentalités de citadins. Là-bas est le silence, un coin du monde encore désertique. J’intégrais la difficulté à la propreté. C’était une attirance, puis c’est devenu un appel. Je me sentais solide, la 157 158 pratique des agrès, le footing, j’avais un peu d’expérience, à ski j’étais bon,. Et j’ai toujours eu en moi le goût de l’effort. Une intransigeance me poussait à ne pas fuir le risque. Quand je me suis testé sur quelques voies T.D., j’ai vite ressenti qu’il y avait dans l’alpinisme une dimension qui n’était pas ailleurs. C’était une activité en dehors de la société, au-dessus d’elle. Et aujourd’hui je découvre que l’alpinisme peut créer une harmonie entre les hommes. Après cette course que nous venons de réussir je vois en lui un moyen d’épanouissement. C’est ridicule ? Beussa réfléchit puis il dit - Non j’ai parcouru un chemin analogue. Mais ma femme, Griotte, pense qu’il faut ajouter à cela, le refus de ce que je suis. Il resta un moment silencieux, puis : - On dit que quand je grimpe je suis élégant. Il rit franchement : - On ne voit pas la gueule d’un mec qui vous tourne le dos. Chtuc oublia son ongle : - L’amitié, on en rit aujourd’hui, en ville surtout, c’est un mot un peu con, pourtant… Beussa : - Et tes études ? Tu veux vraiment tout arrêter ? - L’impasse. Je ne suis vraiment plus motivé, les règles du jeu sont trop contraignantes et le résultat trop lointain et trop aléatoire. Et j’ai trop de vie en moi. Quelle docilité, quelle vie passive elles imposent ! Ils reprirent le sentier. Beussa restait rêveur. Il s’arrêta. Chtuc qui était devant, n’entendant plus le bruit de ses pas, se retourna et le voyant arrêté fit demi-tour. - Il y a l’Himalaya… Tu sais… Beussa parla de ses expéditions, puis tout à coup il dit : - L’expé. M.A.S., c’est cuit. J’ai rêvé. Le groupe est ce qu’il est. Le solitaire ne peut rien contre lui… Il y a un moment que je réfléchis. J’ai eu une conversation avec Serge, il m’a conforté dans mon opinion. Je pense qu’il est possible de partir tous les trois. Serge aurait aimé que Rague vienne mais il est trop dépendant de son milieu. Evidemment il y a l’énorme barrage du financement mais seules les expéditions sur les plus de 8000 sont chères. J’ai repéré une belle face dans le G…, il cita un nom inconnu de Chtuc… Il la traça de ses mains… - Je te montrerai des photos. Le matériel, on l’aura à l’œil, la nourriture d’altitude aussi. Nous prendrons sur place celle de la marche d’approche, on mangera local. Pas de sherpas d’altitude. 158 159 - J’ai une petite somme dit Chtuc, ma mère… Je puis en disposer…. Il y a une part pour Socrate. Ils reprirent la marche, lorsqu’ils furent à l’entrée du village ils virent Rague et Socrate assis dans l’herbe. Socrate leur dit : - Vous ressemblez à deux vieilles filles à la sortie de la messe…. - C’est un peu ça, on a parlé expé. avec dévotion, dit Chtuc. - Vous laissez tomber le M.A.S. ? Questionna Rague. - C’est le M.A.S. qui nous laisse tomber dit Beussa, qui ajouta en regardant Socrate : - Pas des vieilles filles, des mousquetaires. Il expliqua, se caressant le nez : - Je vais écrire au ministère du tourisme*, il n’y aura aucun problème pour l’autorisation. Et les royalties ne doivent pas être très élevées. * népalais. Il restèrent silencieux, puis ils se mirent à rire ensemble. Il y a toujours de l’enfant dans l’homme. Plus peut-être chez l’ alpiniste que chez les autres sportifs, à cause du dramatique qui l’enserre si souvent et dont ils ont besoin de se dégager. Ils pénétrèrent dans le village en se donnant de grandes claques sur l’épaule. Les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le pare brise de la voiture de Beussa quand ils commencèrent la descente. Une ascension à laquelle Beussa ne peut assister. L’automne est terminé, l’hiver est là. Beussa est plongé dans ses activités universitaires. Socrate vient le voir alors qu’il est dans son bureau. Comme il s’étonne de le voir penché sur des dossiers Beussa lui explique le paradoxe de l’enseignement français : - On forme des ingénieurs qui, une fois diplômés, oublient au plus vite les techniques pour exercer, dans une entreprise, des fonctions commerciales ou de gestion. Les gros salaires vont aux commerciaux ! Dans l’enseignement ce n’est pas meilleur, on occupe les membres à s’enliser dans des tâches administratives. Socrate répond : 159 160 - Il n’y a que les militaires de hauts grades qui soient toujours bien utilisés, en temps de paix ou en temps de guerre ils sont toujours dans des bureaux à élaborer des stratégies. Il change de ton, prends l’air ennuyé, cherche ses mots : - Beussa, je vais te faire un aveu. Tu te souviens de la question que tu m’avais posée dans Les Blocs... ? Cette histoire de flic... ? En réalité ce n’était pas un flic, c’était un gendarme. Beussa, inquiet, fronce les sourcils, il observe Socrate qui baisse la tête d’un air fautif, puis tout à coup jette son puissant rire : - C’est qu’il est inquiet le type ! Babar, ce gendarme, tu le connais bien, c’est Jean-Jacques* Il est sur l’affaire K., ce grimpeur soupçonné du meurtre de sa femme. Il poursuit son enquête, il récolte des témoignages. Il sait que j’ai grimpé avec K., il est venu me demander mon opinion. * Lire : Nouvelles abruptes, du même auteur. J’ai aussi rencontré une juge vachement gironde. Hélas elle n’a pas voulu m’inculper. J’aurais aimé l’amener en montagne, la justice en montagne sous cette forme je suis pour. Les traces d’inquiétude disparurent du visage de Beussa. Socrate continua : - Je ne suis pas venu te parler de ça. Je suis venu te proposer une course. Avec Chtuc on vient de terminer un job terrible : on a nettoyé une falaise. Un jeu d’enfants ! Tu joues à balancer en bas le plus grand nombre de blocs. On a assez de fric pour les fêtes. On part faire une hivernale, viens avec nous. Beussa montra les liasses de documents sur sa table, parla retard dans la rédaction d’un rapport. Alors ils parlèrent courses. Quelques jours plus tard, Beussa trouva un mot dans sa boite aux lettres : « J’ai cherché à te joindre. On part avec Chtuc, un truc costaud une arête rocheuse, une descente, une arête mixte, un truc long, long… S’il fait beau on enquille jusqu’au sommet. Versant italien, versant français. Tu as deviné ? C’est bien… Reste pas à rien foutre, bosse sur l’expé. Et merde à Nichons bronzés, ceux de sa femme je puis te le dire maintenant sont très blancs. Sur une autre page il avait écrit : « « J’ai écrit cette petite poésie pour toi et Serge. Depuis le temps que je t’entends dire que mes poèmes sont des trucs pour troufions, j’ai écris celui-ci avec de 160 161 l’encre rose. J’y ai mis un peu de nostalgique, les vieux comme vous ça aime le mélancolique. J’espère qu’il vous plaira, sinon qu’il vous fera marrer. Si non, foutez-le au chiotte. Ode aux vieux cons, il se nomme. Où êtes vous mes paysages Support de mes folles passions Là, mes désirs en perditions Tissaient actions à leur image Où êtes-vous mes paysages ? Où êtes-vous fines cascades Au cours des bivouacs longs d’ennui J’écoutais vos longues tirades Car les ruisseaux parlent la nuit. Où êtes-vous fines cascades ? Où êtes-vous mes longs voyages Sur raides parois de roc nus Ployés sous de lourds équipages Nous dévoilions leurs inconnues Où êtes-vous mes longs voyages ? Ici tout n’est que verbiage Vers où sont allées nos passions Le métal pur n’est qu’alliage La couleur vraie coloriage Le chiffre tue l’évocation. Serrés dans des immeubles cages Sous des ciels sales et assombris Bloqués en stupides clivages N’ayant pour but que des mirages L’homme moderne est sans abri. Nous faudra-t-il tourner la page Frappés d’une triste amnésie Laissant là tous nos héritages N’emporter dans un paquetage Que cette triste poésie. 161 162 Beussa sourit, plia les feuilles les mit dans sa poche, appela Serge au téléphone. Beussa dans un jury de professeurs Des portraits d’enseignants. Un litige : deux conceptions opposées du rôle de l’école. Un collègue de Beussa apporte un journal. Beussa le parcourt : la foudre tombe sur lui. Temps couvert, ciel bas, vent du Sud-Ouest. Beussa regarde ses collègues. Ils sont assis derrière des tables disposées en U dans une classe transformée en salle de réunion. Sur la courte branche centrale du U le président et le secrétaire, sur les branches latérales les enseignants. Beussa les observe se souvient que Socrate lui a souvent répété : « Tu fais toi aussi partie d’une caste ». Il pense : oui nous faisons partie d’une caste. Certes, par de nombreux aspects elle est imparfaite, lourde, tentaculaire, elle porte en elle trop d’imbrications, mais elle est propre. Ici, les querelles ne sont engendrées que par des problèmes de caractère, de promotion ou de hiérarchie, l’argent n’a aucun pouvoir. Mais Socrate a un peu raison quand il dit : « « C’est un truc élitiste, réac. géré par des réac. » ». Oui, c’est un truc figé, fermé sur luimême. Une hiérarchie, un processus, y imposent une forme particulière de droit, écrase le mérite, l’originalité, la créativité. Mais son immobilisme n’est pas plus rigide que celui qui règne dans la société. Et Socrate met sur le même plan primauté de l’intellect et puissance de l’argent ce qui est contestable. La question qu’il pose: « « Les hautes études vous ont-elles donné des vertus particulières ? » », est ridicule. Le savoir dans un milieu et la vertu dans une société sont deux choses distinctes. En bout de table, il est proche du président, un des professeurs s’insurge. Petit gabarit, corps sec, visage impassible, expression distante, cheveux courts, verres des lunettes sans montures qui accentuent la fixité et la froideur du regard. Un étrange nœud papillon clame un désir d’originalité vestimentaire. Il a demandé la parole, il ne s’adresse pas à des collègues, il sermonne. Il souligne une faute, explique pourquoi le laxisme est inacceptable, précise la nécessité d’une sanction : - Pouvons-nous tolérer… ? Un collègue, en face, visage rond, nez fort, étalé, à la sous face plate comme en ont les statues de l’Ile de Pâques, plaide : 162 163 - C’est un garçon intelligent mais fantasque… Beussa écoute. Il pense : Chtuc et Socrate sont des garçons intelligents et fantasques. Ils ont été rejetés par le système. On ne leur a présenté aucune autre voie. Pourtant que de courage en eux, de force, de pugnacité, d’originalité, de capacité de création… Socrate a raison quand il dit : « Le système est ce qu’il est, je le comprends, il est difficile de le modifier, mais pourquoi n’existe-t-il pas une voie parallèle, plus longue mais qui conduirait au même but. Un système qui attribuerait des qualifications par degré. Immorales sont vos qualifications attribuées à vingt-cinq ans pour toute une vie. Beussa, un homme est-il terminé à trente ans ? Beussa, quand je vois tous ces pauvres types qui s’emmerdent au travail pour cause de monotonie, je me dis qu’ils apprécieraient un système leur permettant de rallumer leur intérêt éteint, de ranimer leur dynamisme. Je te vois bien commencer des certifs de philo., tu pourrais tenir tête à ta Griotte.» Beussa regarde ses collègues, il pense : combien d’entre-nous sont cristallisés, ont donné le meilleur d’eux-mêmes pendant leurs études. Combien parmi eux auraient le courage, la résistance, la pugnacité pour réussir une ascension ordinaire. Il pense : je mélange tout, choses de l’esprit, exercices physiques. Il revient aux critiques de Socrate : « Vos critères de sélection sontils irréprochables ? Sur quoi sont-ils basés ? Sur des modèles figés, des épreuves codifiées, un certain savoir. Mais que valent les modèles et les épreuves au cours de l’incroyable diversité des épreuves et des changements que l’on traverse dans une vie ? » Il se rappelle d’autres phrases de Socrate jetées dans leurs conversations : « Que de ridicule dans vos tests et programmes ! Dis Beussa St Ex. éliminé d’un concours pour sa faiblesse en français, Malraux simple autodidacte ! Dis moi, c’est un drôle d’enseignement démocratique celui qui classe définitivement des individus à la sortie de l’adolescence. Avec votre système, un type, s’il réussit, portera toute sa vie une casquette à liseré en or. Même dans l’armée que l’on dit corps obsolète, les dorures des képis se gagnent au fil des ans. ». Beussa se souvient également que plusieurs fois Socrate lui a dit : « « Vos révoltes ne sont que verbales. Dans votre milieu, vous êtes des juges. Vous êtes de ceux qui ont pouvoir de modifier le cours d’une vie. Beussa tu es un nanti, un nanti du savoir, tu es un aristocrate du savoir. Tu fais partie d’une catégorie de types qui savent discuter littérature, théâtre. Tu peux dire comme Deussain-Brun : « C’est normal que nous soyons mieux payés puisque nous avons fait de longues études ! » Est-ce logique Beussa ? Que faisaient les sous-hommes pendant que 163 164 vous faisiez vos longues études ? Du ski ? Non c’est vous qui faisiez du ski pendant vos longues vacances. Eux, ils trimaient, à l’usine, sur un chantier, dans les champs. Ils aiguisaient leur rancœur contre la société sur les marches d’un escalier d’immeuble de banlieue. Beussa, tu ne peux pas discuter plus de dix minutes avec Rafaello ou avec mes amis paysans-guidesbûcherons sans être mal à l’aise » ». Une autre fois il avait dit : « Babar change le diamètre du tube avec lequel tu observes la société.» et : « Vos larmes d’apitoiement sur les pauvres sont des larmes de crocodiles. » - Quant à moi, je suis pour une exclusion immédiate. Beussa observe le jeune maître assistant. Oui, c’est un type brillant. Et qui se flatte d’idées progressistes. Mais c’est un esprit sec et Beussa réalise la primauté des qualités humaines sur celles de la pensée ou du discours. Il comprend que dans les tribunaux de l’inquisition il devait y avoir au milieu de juges débonnaires, compréhensifs, un de ces juges dogmatique, intolérant, et fermé à toute pitié, et que c’est celui-là qui les influençait tous. Son collègue philosophait maintenant : - Ce n’est pas nous qui avons édicté les règles et notre système éducatif est démocratique … Un collègue en retard pénètre silencieusement dans la salle. Il s’excuse de son retard en prenant un profil de coupable, la tête enfoncée dans les épaules, par des mouvements de la main, des sourires navrés. Il vient s’asseoir en bout de table à côté de Beussa. Il le regarde soudain d’un air interrogatif, il sort un journal de sa serviette, plaque un doigt sur un article, pose une main affectueuse sur son bras. Beussa lit : Deux alpinistes disparaissent dans le massif du Mont Blanc. Il lit et soudain son intérêt est bousculé et tout se fige en lui. Il poursuit sa lecture : « Un scooter au bout d’une piste… Des papiers dans le coffret, un nom : Beloni… Un témoignage de skieurs…» ». Il murmure à son collègue : - Je les croyais rentrés. Une fulgurance douloureuse déchire sa sensibilité. Prise de conscience. Il reprend le journal, il lit, des mots coupant comme des lames : « Il semble qu’ils ont décidé de poursuivre malgré le temps incertain ! » « L’hélicoptère n’a pu décoller… » Il se lève, un étrange sourire aux lèvres, le regard perdu, il parle : - Président gardez-le. Sommes-nous certains de… ? L’inquisiteur ne le laisse pas terminer sa phrase : 164 165 - Arrête de rêver Beussa. Pouvons-nous nous adapter à tous les cas difficiles ? Non. Ce sont les cas difficiles qui doivent s’adapter à nous. Il y a pléthore de prétendants … Beussa ne répond rien, il se dirige vers la porte, il s’arrête pour dire : - Il est bien jeune. Le verdict modifie le cours de sa vie, il le relègue dans les … Il fait un geste qui indique un horizon … Il sort sans attendre la réponse. Griotte, Beussa. Beussa raconte sa tentative de sauvetage. Tristesse de l’alpinisme. Il pleut. Tombe une de ces pluies d’hiver qui ne cesse jamais. Griotte est près de la fenêtre, cafardeuse. Des milliers de petites barrettes d’eau strient son champ de vision. Il pleut depuis l’aube et Griotte attend depuis l’aube. Depuis l’aube ? Elle a si peu dormi cette nuit. Aujourd’hui elle n’a pas eu de cours pourtant elle n’a pas dessiné. Son besoin d’écrire lui a paru puéril. Elle a plusieurs fois pris dans sa main les dessins des petits anges blonds qui jouent et chantent et rient et crient. Elle les a trouvés mièvres, factices, sans dimension, sans âme. Ils n’avaient plus la grâce qu’elle leur accordait. Elle est restée inactive traînant sa distraction comme une lassitude. Elle va, elle vient, se dirige à nouveau vers la fenêtre, observe la pluie et pensive murmure : « « Pauvre Babar » ». Il est parti avant-hier. Des millions de barrettes d’eau explosent dans les flaques et leurs impacts forment de minuscules et éphémères collerettes autour d’un cratère. Elle répète : « « Pauvre Beussa » ». Et pense : « Dans quel état doit-il être ? » Mais ce n’est pas aux conséquences de la pluie, de la neige qui doit tomber là-haut qui lui inspire cette pensée. Elle tambourine sur la vitre et sa mélancolie s’agace de ce rythme répété. Son chagrin nourrit son impatience, la renforce, il dérive, devient indulgence. Elle culpabilise, se condamne même. Il faut se dit-elle qu’à l’avenir je sois compréhensive. Elle va à sa table, voudrait exprimer par écrit ce qu’elle ressent mais ne parvient qu’à tracer des signes hiéroglyphiques qui traduisent son trouble. Elle pense : Beussa, vieil ami, j’accorde trop d’importance au fait que tu me trompes avec tes montagnes. Même si cela est, ces montagnes, elles, te trahissent plus durement. Moi aussi je te trompe avec mon inertie qui me fait 165 166 réfugier dans mes dessins, mes livres, mes lectures. Combien de fois ai-je fait semblant de t’écouter alors que je ne pensais qu’à l’histoire que j’imaginais, qu’à un détail, un point de couleur, une répartie. Combien de fois me suis-je défilée quand tu me proposais de partir avec toi pour une ascension facile, une balade ! Tant de choses nous lient. Beussa, mon Babar, mon vieil ami ! Ne serait-ce que ce que tu appelles moqueur nos connivences d’intellectuels. Tu as raison quand tu dis que nous ne sommes pas comme ces milliers de couples vieillissants repliés sur leurs égoïsmes reliés par la seule force de l’habitude. Des êtres fermés à l’autre, qui ne découvrent la force de leur attachement que le jour de la mort de l’un d’eux. Tant de femmes de ma génération schématisent leur condition et se peignent en femmes brimées, reportent tous les torts sur le mari alors qu’elles ne devraient être révoltées que contre la vieillesse. Tant d’hommes, même parmi les intellectuels se laissent porter par des routines, des médiocrités, s’esquivent dans leur égoïsme, s’enferment dans des mensonges. Il y a une intransigeance, une recherche de la vérité dans la pratique de l’alpinisme difficile qu’on ne trouve pas ailleurs. Elle pense à Beussa avec un mélange de pitié et de tendresse rajeunie. Elle le revoit sortant de sa face, maladroit avec les autres, bourru, absorbé, si plein encore de sa vie incertaine. Et si laid ! Elle se souvient qu’elle a pensé qu’un type conduit à faire de telles choses pour donner un sens à son existence ne pouvait pas être un type heureux. Elle est revenue près de la fenêtre. Elle songe : un couple vieillissant ne peut-être fortement lié que par un enfant. Nous avons été victime d’une mode, d’un de ces raisonnements de génération qui, ridiculement, s’impose, devient évidence, modifie des millions de vie puis disparaît, balayé par les évidences et la force du naturel… Non, il ne viendra pas aujourd’hui ! Et tout à coup, inespérée, la délivrance est là qui s’annonce par un soupir connu : celui des charnières de la porte. L’esprit est lent à comprendre lorsqu’il est englué dans une rêverie Alors, quand elle réalise, il est devant elle, hirsute, sale, trempé, froissé, défait, silencieux. Elle le connaît trop, elle devine à son attitude, à son regard, à son faux sourire qui traîne sur ses lèvres comme une demande d’excuse à son état. Elle se dit : « Et encore la fatigue a absorbé une part de sa tristesse. » Il reste là, les bras ballants, inutiles, avec les doigts de ses mains qui parfois s’écartent de son corps puis reviennent s’y plaquer. Le voilà qui va à la fenêtre, regarde, se retourne, lui jette 166 167 un regard fugace, misérable. Elle a envie de le toucher pour lui témoigner son affection. Puis elle pense qu’elle ne doit pas bouger, qu’une nouvelle forme de désespoir né de sa nouvelle situation se met en place, qu’il s’organise pour l’absorber et qu’il faut attendre qu’il dresse le nouveau bilan de son énorme faillite. Tant de sentiments ont disparus qui laissent un vide que seul le temps pourra combler. Tant de choses sont devenues inutiles qui étaient prépondérantes, comme cette part de disponibilité, de générosité qui allait à un autre et qui tout à coup sont sans objet. La tristesse se nourrit même de souvenir joyeux. Pour l’autre tout est fini, ce mélange de situations, de découvertes, d’actes, de pensées, celles qui s’enchaînaient au fil des jours et constituent la trame d’une vie. Et s’ajoute l’égoïsme qui fait que l’on pense à soi, à ce que l’on vient de perdre, à ce qu’on sera demain. Elle se contente de le regarder avec tendresse. Il se retourne, revient vers le centre de la pièce. Voilà, se ditelle, c’est le moment : - Alors ? Il reste immobile, donne l’impression de n’avoir pas entendu, puis esquive : - Il pleuvait, il neigeait plus haut. Un mètre d’épaisseur ! Que faire ? A ski ? A la première pente nous aurions été emportés. Et ses mains qui toujours s’ouvrent et se ferment, frappent les jambes. Elle devine qu’elle aussi va perdre pied, alors elle se crispe : je dois me durcir car tous les deux, sinon, nous allons être emportés par une énorme vague. - Nous en parlions souvent. Une grande hivernale, tous les trois… Ses avant-bras se soulèvent et s’ouvrent les mains, ouvertes comme pour recevoir - Ils parlaient de la mort… Socrate disait : « homme d’action je souhaite une mort en montagne. » Beussa regarde enfin Griotte : - Il l’aura eue, le froid, l’humidité… Une mort lente. Ou peut-être un engloutissement brutal, le corps qui se débat…. Griotte écoute, elle essaye de mesurer la part d’incommensurable stupidité qu’il y a dans l’alpinisme et plus encore dans l’alpinisme hivernal. Sa pensée erre, lui vient : quel animal irait par plaisir aux limites de l’attraction terrestre ? Courir sur des abîmes cachés par des voiles ? Absurdité suprême de la roulette russe ! Il n’y a aucune grandeur dans ces suicides incertains ? Non elle va trop loin, il faut nuancer, chercher à comprendre jusqu’où peut conduire l’optimisme, la force que l’on sent en soi, l’envie de se mesurer à toujours plus difficile, le désir de montrer sa valeur aux autres. Faut-il simplement regretter que la société n’offre pas aux intrépides d’autres 167 168 manières d’agir dans l’utile. Certes, si je lui dis ça il me parlera de ridicule effacé par la gratuité. Curieusement, Beussa va sur des chemins analogues: - Ils n’étaient pas dupes. Ni l’un ni l’autre…Socrate se rendait compte de la part d’absurde qu’il y a dans une mort en montagne. Un jour il m’a dit « Nous n’avons pas eu la chance d’avoir une grande cause à défendre. » Quand il m’a dit cela j’ai senti qu’il y avait chez lui comme un regret et qu’il considérait l’alpinisme comme un hersât. Il se demandait aussi, naïvement, mais son incertitude avait de la grandeur, s’il aurait été courageux dans d’autres circonstances. Il eut un geste de dérision et dit d’un ton moqueur : - Il a bu sa ciguë Il faut qu’il parle encore, pensait Griotte. Ah ! S’il était de ceux qui savent critiquer ! Trouver un coupable diminue la peine. Mais il est trop honnête pour cela. Alors elle relançait la conversation : - Et Chtuc ? - C’était un adulte Et comme elle indiquait par une moue qu’elle ne comprenait pas ce qu’il entendait par là. - Il existait par lui-même. Les enfants, les faibles, ont besoin d’une autorité qui les coiffe, les dirige, leur dicte les connaissances à acquérir, leur dise comment agir, penser... - Le président est un adulte dit dans un sourire neutre Griotte… Voyant le déplaisir que ces mots lui causaient : - Un journaliste de Libé. a appelé. Tu le connais, j’ai oublié son nom. Il m’a dit de te dire que dès que tu aurais des renseignements sur ta future expé. tu l’appelles. Il m’a dit qu’il était au courant de tout. Par contre… Elle prit sur sa table un numéro du Quotidien des Alpes, elle lut : « Michael Béloni, celui qu’on appelait Socrate et Pierre Bois surnommé Chtuc ont disparu alors qu’ils tentaient l’intégrale de Peuterey, cette longue et difficile ascension. Béloni doté d’un caractère ferme, rugueux, était connu pour ses jugements catégoriques et son intransigeance. Il s’imaginait grand révolutionnaire. C’était le compagnon de cordée de Bernard Rague. Jean Milassi nous disait … - Les sophistes et la pudeur ! Mais nous, les intellos qui nous flattons d’avoir l’art de la litote, avons hélas, aussi, l’art du sophisme. Nous sommes plus encore que lui des révolutionnaires de papier, des hâbleurs. Plus grave, si les révolutions sont inspirées par des gens comme nous, ce sont toujours des gens comme lui qui les font. - Et les Chtuc ? 168 169 - Ils vont aussi à l’action mais avec regret. Non par manque de courage, mais parce qu’ils n’aiment pas la violence. Il sourit : - Mais les vainqueurs sont toujours les Rague. Elle ne répondit pas, hésita à lui poser une nouvelle question. Elle baissa la tête. Elle se disait : je vais craquer. Et lui, livrait ses réflexions, les répétait, décousues, redondantes, puériles : - Avec Chtuc ils avaient découvert que leur désertion les liait plus fortement que la pratique de l’alpinisme. Ils étaient interdits de hautes études, interdits de grégaire, condamnés à des situations inférieures, sans avenir. Et ils se trouvaient là sur les rives du savoir, en marge des troupeaux, trop instruits pour être des manuels, pas assez pour être considérés comme des intellectuels ou des scientifiques… Ils avaient les pensées et les actions qu’ont les membres des minorités d’opposition… Socrate s’affirmant marginal se moquait du troupeau, des moutons de Panurge… Chtuc aussi était un marginal… mais du genre poète. Ridicule ce mot ? Je n’en trouve aucun autre. Pourtant… Mais ils se moquaient aussi d’eux-mêmes, parlaient en riant des grandeurs et des misères du solitaire. C’est l’alpinisme qui les avait réunis mais je me disais que c’était la société qui les avait jetés dans l’alpinisme. L’alpinisme c’était pour eux la « chose au-dessus », la planche de salut, le grand large face à l’ennui…, il dit le mot en levant ses épaules : l’étriqué. Socrate allait jusqu’à dire qu’il avait valeur de religion. Chtuc, plus lucide le situait à sa place : une somme d’actes gratuits donc ridicules dans une société industrielle, urbanisée, ne reconnaissant que la richesse comme valeur réelle. Le ton monocorde, les temps morts faisaient oublier la banalité des propos, ne laissaient apparaître que la tristesse. Griotte s’abandonna. Elle vint près de lui, il lui prit une main. Ils regardèrent par la fenêtre, le vent s’était levé, des gouttes de pluie frappaient les vitres. Kathmandu 2007 169 170 LES CHANSONS DE SOCRATE. Pour ne pas alourdir le texte, pour éclairer le personnage et non pour leur qualité littéraire, nous reproduisons ci-dessous quelques poésies et chansons de Socrate qui ne sont pas citées en totalité dans le texte. LES MONTS Deux grands monts rebondis dominant le trou noir Ecoutent s’exprimer les longs réquisitoires Les récits exaltants des grands faits de l’histoire Des grands anus bruyants, merveilleuse mémoire Et des fourbes anus les soupirs dérisoire. Moi, le manard, j’suis sans manière Je pète sans faire de façons Et quand je pousse ma chanson Issue de mon joyeux derrière Les autres chantent à l’unisson « « Ils filtrent leurs sons tous ces vieux cochons Leur cul loufe en douce jamais ils ne toussent » » LA FEMME BRUNE. L’avait dit-on une femme brune Qu’avait les miches couleur de prunes Les cheveux dans le même ton Elle s’était mise à croupetons Et lavait la tignasse hirsute De son pubis et je suppute Que ce n’était pas sans raison. VENT DU CORPS SOUS LE TOIT Ah ! Que le chant du corps est triste sous le toit Quand il chante les pleurs de Rague aux abois Il résonne en sortant mais en sortant nettoie Ce cul bien triste et las qui ne voit dans les livres 170 171 Que simples troches cul. Basse pensée d’infirme. Je le déplore fort et ce faisant j’affirme Qu’il manque ce corps là du moindre savoir vivre. LE CROUPION Priez pour moi passants pressés Je ne suis qu’un pauvre croupion Un simple objet de dérision Les mamelons eux sont à l’aise Loin des miasmes de la plaine Ils sont heureux ils vont par paire Ah ! Que solitude me pèse. LE CHARPENTIER C’était un jour sous la futaie Une voix se mit à chanter Viens charpentier prends ta cognée Tes coins massifs, ton herminette Sors tes outils de ta musette Ne traîne pas vois je suis prête Toute heureuse et guillerette. Et dans mon bois neuf et si tendre Viens mon ami et sans attendre Charpentier planter ta cognée. LES CLEFS DE LA JOUISSANCE Au plus haut d’une haute tour Vêtue de ses plus beaux atours Elle appelait à son secours. Il répondit : Je viens, j’accours J’affrète mon cabriolet J’ouvre la porte toute grande Puis je quitte ma houppelande Mon justaucorps et mon gilet. Graisse le gond, graisse le pêne Pour que la clef entre sans peine Oui mes outils sont bien huilés Oui mes outils sont bien huilés. 171 172 TETE BLANCHE. FACE NORD VOIE DES DALLES LUISANTES. - 1. VOIE DES DALLES LUISANTES. - 2. POSITION DES BIVOUACS. - 3. PILIER D’ATTAQUE. - 4. ZONE FISSUREE. - 5. DIEDRE. - 6. BRECHE LUISANTE 172 173 VALLON DU DEMON. - 1. BIVOUAC DE LA PIERRE A GIRO. - 2. DOIGT DU DEMON, VOIE DES ACCENTS GRAVES. LES DENTS DU DEMON. - 3. LA MOLAIRE. - 4. LA CANINE. - 5. LA DENT DE LAIT. 173